Les Génies de la Science n° 9 | Les Curie (Extrait)

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LES GÉNIES DE LA SCIENCE

LES GÉNIES DE LA SCIENCE Deux couples radioactifs

Les Curie POUR LA SCIENCE

par Pierre Radvanyi M 5317 - 9 - 39,00 F - 5,95 E - RD

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Trimestriel Novembre 2001 – Février 2002 FRANCE FRANCE METRO METRO 39 39 FF/ FF/ 5,95 5,95 €, €, DOM DOM 39 39 FF FF // 5,95 5,95 €, €, LUX LUX :: 273 273 LUF LUF // 6,77 6,77 €, €, BEL BEL :: 273 273 FB FB // 6,77 6,77 €, €, PORT.CONT. PORT.CONT. 1300 1300 ESC ESC // 6,48 6,48 €, €, CAN CAN :: 8,75 8,75 $, $, CH CH :: 10,80 10,80 FS FS

N°9


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LES CURIE,

par Pierre RADVANYI

3. La découverte d’un nouveau monde Marie et Pierre 4. Genèse d’un physicien Que ferai-je plus tard? s’interroge Pierre Curie au matin de sa vie. Il choisit en 1875, à 16 ans, d’étudier la physique et découvre, très jeune, la piézo-électricité et certaines lois fondamentales du magnétisme.

12. Maria Sklodowska, une jeune femme de caractère Marie Sklodowska, décidée à poursuivre des études supérieures, quitte la Pologne en 1891 pour Paris. Elle s’y passionne pour la physique et se lance, avec Pierre, dans l’étude d’étranges rayonnements.

22. Dernières années côte à côte Pierre et Marie Curie participent activement à la révolution de la physique du début du XXe siècle. Leurs travaux sur la radioactivité sont couronnés par le prix Nobel de 1903, mais leur bonheur est de courte durée.

34. Marie reprend le flambeau Après la mort de Pierre, Marie se consacre à l’enseignement et à la recherche. En 1911, son travail sur le radium est récompensé par un deuxième prix Nobel et la construction de l’Institut du radium.

44. Une figure nationale Pendant la guerre de 1914-1918, Marie Curie crée un service radiologique de secours aux blessés ; la paix revenue, elle poursuit activement ses recherches sur les propriétés des radioéléments. 2 encarts d’abonnement entre les pages 0 et 1, encarts commande de livres et abonnement entre les pages 96 et 97. Carte T sur les exemplaires KIOSQUE.


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N°9 • Novembre 2001

Frédéric et Irène 52. Deux jeunes gens complémentaires Irène Curie se passionne très tôt pour les sciences. À 23 ans, elle entreprend son premier travail scientifique à l’Institut du radium, où elle rencontre, en 1925, Frédéric Joliot, préparateur de Marie Curie.

58. La radioactivité artificielle Irène et Frédéric manquent de peu la découverte du neutron, puis travaillent sur le rayonnement du polonium. Ils découvrent, en 1934, la radioactivité artificielle, ce qui leur vaudra un prix Nobel en 1935.

70. De la fission nucléaire à la réaction en chaîne À la veille de la Seconde guerre mondiale, les Joliot-Curie se mobilisent. Irène met les scientifiques de Berlin sur la piste de la fission et Frédéric pense à l’énergie nucléaire.

82. Les années sombres Sous l’occupation, Frédéric mène une double vie : scientifique omniprésent et résistant actif, il consacre moins de temps à la recherche. Irène, malade, s’exile dans les Alpes françaises, puis suisses.

86. Responsabilités Nommé à de hauts postes de responsabilités, Frédéric, savant engagé, développe l’énergie nucléaire à grande échelle. Directrice du laboratoire Curie en 1946, Irène poursuit son activité.


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Genèse d’un physicien Que ferai-je plus tard? s’interroge Pierre Curie au matin de sa vie. Il choisit en 1875, à 16 ans, d’étudier la physique et découvre, très jeune, la piézo-électricité et certaines lois fondamentales du magnétisme.

ar cette claire après-midi parisienne du jeudi 20 avril 1995, une foule considérable s’est massée tout le long de la rue Soufflot, dans les rues avoisinantes et, en haut, sur la place du Panthéon. De vastes tribunes ont été édifiées des deux côtés de la place ainsi que deux petites estrades audessus des marches accédant au monument. Un grand voile tricolore drape en écharpe la façade du fronton jusqu’au sommet des portes. Dans la crypte du grand édifice, construit par Soufflot et Rondelet au XVIIIe siècle, reposent les grands hommes auxquels la Nation rend hommage, de JeanJacques Rousseau à Émile Zola, de l’abbé Grégoire à Victor Hugo, de Gaspard Monge à Jean Perrin et Paul Langevin. Sous le grand dôme, sur le large fronton se détache l’inscription «Aux grands hommes, la patrie reconnaissante.» Le Président de la République, François Mitterrand, a voulu qu’à quelques jours de la fin de son mandat, les cendres de Pierre et de Marie Curie soient transférées au Panthéon. Rejoint par le Président de la Pologne, Lech Walesa, le Premier ministre, et la famille des deux grands savants, autour d’une dame aux cheveux blancs, leur fille cadette Ève, François Mitterrand monte sur l’une des estrades placées sous la colonnade. L’autre est occupée par l’orchestre de la garde républicaine. Sur le tapis blanc déroulé le long de la rue, approchent lentement les deux cercueils, portés par des étudiants de l’Université Pierre et Marie Curie. Ils sont suivis par des lycéens qui brandissent de grandes lettres blanches, bleues et rouges, symboles des rayonnements α, β et γ des corps radioactifs et des deux éléments, le polonium et le radium, découverts par Pierre et Marie Curie. Devant le Panthéon, les étudiants sont relayés par les gardes républicains. Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique 1992, directeur de l’École supérieure de physique et de chimie industrielles (ESPCI), où Pierre et Marie Curie ont découvert le radium, rappelle l’œuvre des deux scientifiques. Les deux chefs d’État prennent ensuite la parole. Dans son hommage à «Pierre et Marie, qui symbolisent dans la mémoire des peuples la beauté de chercher jusqu’au sacrifice de soi, ces deux noms qui unissent deux peuples, deux peuples amis», François Mitterrand explique : En transférant les cendres de Pierre et de Marie Curie dans le sanctuaire de notre mémoire collective, la France n’accomplit pas seulement une œuvre de reconnaissance, elle affirme sa foi dans la science, dans la recherche et son respect pour celles et ceux qui y consacrent, comme naguère Pierre et Marie Curie, leurs forces et leurs vies. La cérémonie d’aujourd’hui prend un éclat particulier puisqu’entre au Panthéon la première femme de notre histoire honorée pour ses propres mérites. […] Il est un autre symbole qui retient l’attention de la Nation et que j’ai l’honneur d’exprimer devant vous : celui du combat exemplaire d’une femme qui a décidé d’imposer ses capacités dans une société qui réserve aux hommes les fonctions intellectuelles et les responsabilités publiques. Désormais, parmi les grands hommes, il y aura aussi des femmes.

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Marie et Pierre Curie en 1904. Plaque commémorative posée à l’entrée de l’ESPCI (anciennement l’école municipale de physique et de chimie industrielles de Paris) en l’honneur de Marie et Pierre Curie.

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ARCHIVES CURIE ET JOLIOT-CURIE

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LE PARISIEN

Une famille alsacienne de médecins

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La cérémonie du transfert des cendres de Marie et de Pierre Curie au Panthéon, le 20 avril 1995, a été largement couverte par la presse. Dans la tribune officielle on distingue au premier rang de gauche à droite, Danièle Mitterrand, Lech Walesa, Président de la Pologne, François Mitterrand, Président de la République, Édouard Balladur, Premier ministre, et Ève Curie. Au deuxième rang, on aperçoit Pierre Joliot et Hélène Langevin, petits enfants de Pierre et de Marie Curie.

Le jeune Pierre Curie à l’âge de 19 ans.

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Pierre Curie est né rue Cuvier, à Paris, le 15 mai 1859, près du Jardin des Plantes et du Muséum d’Histoire naturelle où son père, Eugène, faisait alors des recherches. Ce dernier est médecin, comme l’était son grand-père. Eugène Curie, né à Mulhouse en 1827, est l’aîné des cinq enfants de Paul et d’Augustine Curie. Il soutient sa thèse de docteur en médecine en 1852, aidé par Duvernoy dont il devient ensuite préparateur au Muséum, avant de poursuivre des recherches comme assistant de Louis Gratiolet, professeur d’anatomie comparée. Eugène Curie est passionné par les sciences naturelles et, sur les traces de son père, il s’intéresse à l’homéopathie. En 1854, il épouse ClaireSophie Depoully, née à Lyon d’une famille d’entrepreneurs du textile, ruinés à la suite de la révolution de 1848. Bien que d’origine protestante, Eugène Curie est anticlérical et profondément républicain ; il aime la nature et croit en la science. Ce sont ces valeurs qu’il inculque à ses deux fils, Jacques, né en 1855, et Pierre, de quatre ans son cadet. Peu après la naissance de Pierre, Eugène Curie s’installe dans le VIIe arrondissement, près de la rue du Bac, pour ouvrir un cabinet médical. Désintéressé et courageux, il n’hésite pas à porter secours aux blessés pendant la Révolution de 1848 et, lors des combats de la Commune au printemps 1871, avec l’aide de ses deux fils, il ramène chez lui les blessés d’une barricade proche pour les soigner. Mal considéré par la société à cause de ses sympathies pour la Commune, il quitte Paris, en 1883, pour Fontenay-aux-Roses, où il est médecin scolaire au lycée Lakanal, puis s’installe dans une petite maison de Sceaux entourée d’un jardin. Le milieu familial de Pierre et de Jacques est donc modeste, mais l’atmosphère en est paisible et empreinte d’affection mutuelle. Pour des yeux modernes, leur éducation est originale. Jacques va au lycée très irrégulièrement, tandis que Pierre demeure dans sa famille, ne fréquentant aucun établissement scolaire. Souvenons-nous que l’enseignement primaire ne devint public, laïque et obligatoire qu’en 1881/1882. Marie Curie témoigne en 1923, se souvenant de ses conversations avec Pierre et puisant dans les souvenirs de Jacques : Son instruction première lui fut donnée d’abord par sa mère, puis par son père et son frère aîné, lequel d’ailleurs n’avait pas non plus suivi d’une manière complète l’enseignement du lycée. Les qualités intellectuelles de Pierre Curie n’étaient point de celles qui permettent d’assimiler rapidement un programme d’études scolaires. Son esprit rêveur ne se soumettait pas à la réglementation de l’effort intellectuel imposée par l’école. En revanche, il a un contact intime avec la nature. Marie Curie se souvient : Guidé par son père, il apprit à observer les faits et à les interpréter correctement ; il apprit aussi à bien connaître les animaux et les plantes des environs de Paris. En toute saison, il savait quels étaient ceux qu’on pouvait découvrir dans les forêts et dans les prairies, dans les ruisseaux et dans les mares. À l’âge de quatorze ans, Pierre est confié à un excellent professeur, A. Bazille, qui lui enseigne les mathématiques et l’aide pour l’étude du latin. Marie Curie précise :

LE PROGRÈS

ARO LE FIG

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LE PARISIEN


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Maria Sklodowska, une jeune femme de caractère Marie Sklodowska, décidée à poursuivre des études supérieures, quitte la Pologne en 1891 pour Paris. Elle s’y passionne pour la physique et se lance, avec Pierre, dans l’étude d’étranges rayonnements.

arie Sklodowska est née à Varsovie, le 7 novembre 1867. Son prénom polonais est Maria (dans sa famille on l’appelle Mania) et ce n’est que plus tard, en France, qu’elle décide de se faire appeler Marie. Varsovie est, à l’époque, sous la rude domination de la Russie tsariste, aussi le sentiment national polonais est-il vif. La Pologne a subi depuis un siècle quatre partages successifs, le dernier dépeçage datant du Congrès de Vienne, en 1815. La Prusse avait reçu la partie occidentale avec Poznan ; l’Autriche avait annexé la Galicie, puis, un peu plus tard, la ville de Cracovie. La partie orientale du pays et la partie centrale avec Varsovie sont passées sous l’autorité des tsars qui pratiquent, après les insurrections de 1830 et de 1863, une politique brutale de répression et de russification. L’enseignement dans les écoles publiques, les seules habilitées à délivrer les diplômes, est entièrement en russe ; seules des écoles privées, étroitement surveillées par la police, dispensent un enseignement en polonais. Obstinément et courageusement, les Polonais s’efforcent de sauvegarder leur langue et leur conscience nationale. Le père et la mère de Marie, Wladyslaw Sklodowski et Bronislawa Boguska, sont tous deux issus de familles de la petite noblesse terrienne appauvrie. Le père de Wladyslaw enseignait en province ; le père de Bronislawa, n’étant plus propriétaire terrien lui-même, administrait des propriétés de familles moins démunies. Les grands-parents donnèrent aux parents de Marie une très bonne éducation. Les Sklodowski font déjà partie de l’intelligentsia qui s’est fixé pour objectifs d’abord la libération nationale et ensuite l’instruction du peuple. Bien entendu, les deux familles souffrirent grandement des répressions qui suivirent les insurrections anti-tsaristes.

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À gauche, les différents dépeçages de la Pologne après les partages de 1772 (en jaune), de 1793 (en rose) et de 1795 (en rouge). À droite, la Pologne reconstituée après le partage du Congrès de Vienne, en 1815. Cette carte indique les limites du «Royaume de Pologne» proclamé après la chute de Napoléon et soumis à l’autorité du tsar russe. C’est dans cette ambiance de russification de la Pologne que Marie Sklodowska naît, en 1867, à Varsovie.

TERRITOIRES RUSSES MER BALTIQUE

TERRITOIRES PRUSSIENS

GALICIE

TERRITOIRES AUTRICHIENS

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À gauche, les enfants Sklodowski : de gauche à droite, Zofia, Helena, Maria, Jozef et Bronia. Maria naquit et grandit à Varsovie, rue Freta, ci-dessous photographiée à la fin du XIXe siècle. La maison des Sklodowski (sur la gauche) sera détruite pendant la Seconde guerre mondiale. Les crevasses de ces ruines serviront de boîtes aux lettres, seul moyen de communication en ces temps bouleversés. Depuis, la maison, rénovée, a été transformée en musée dédié à Maria Sklodowska-Curie.

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Wladyslaw est professeur de physique dans un lycée public de Varsovie. Ce remarquable pédagogue est athée et sa seule foi est le progrès scientifique. En 1860, année de leur mariage, sa femme Bronislawa est nommée directrice de l’école privée de la rue Freta, l’une des meilleures écoles de filles de Varsovie, où elle-même avait été élève ; à l’inverse de son mari, elle est très croyante. Ses cinq enfants naissent rue Freta : Marie est la cadette et a trois sœurs, Zofia, née en 1862, Bronislawa (Bronia), née en 1865 et Helena, née en 1866, ainsi qu’un frère, Jozef, né en 1863. Marie a un an quand son père est nommé directeur adjoint de lycée, bénéficiant ainsi d’un logement de fonction. La famille quitte alors la rue Freta ; la mère de Marie cesse son travail de directrice d’école et donne des cours à ses aînés. Les deux parents veillent avec soin à l’éducation de leurs enfants. Si tous les cinq travaillent bien, très tôt, Marie se distingue par sa remarquable mémoire. D’après les souvenirs de Helena, rapportés par Ève Curie, Bronia était en train d’apprendre à lire et s’efforçait de déchiffrer une phrase compliquée, lorsque sa cadette de deux ans se mit à lire cette phrase avec aisance par dessus son épaule. Les parents, qui n’imaginaient même pas qu’elle sût lire, furent stupéfaits ; Marie, voyant leur mine, se mit alors à sangloter, disant : «Pardon, pardon! ce n’est pas ma faute… Mais c’est tellement facile!»

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Ci-dessus, les parents de Marie, Wladyslaw (1832-1902) et Bronislawa (1836-1878). Ci-dessous, Maria Sklodowska, en 1883.

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Dernières années côte à côte Pierre et Marie Curie participent activement à la révolution de la physique du début du XXe siècle. Leurs travaux sur la radioactivité sont couronnés par le prix Nobel de 1903, mais leur bonheur est de courte durée.

n 1900, pour mener à bien leurs travaux, Pierre et Marie Curie séparent leurs efforts ; Pierre continue les recherches sur les propriétés du radium, tandis que Marie poursuit les traitements chimiques en vue de la préparation de sels de radium purs. Ernest Rutherford, le jeune physicien néo-zélandais, vient d’être nommé professeur à Montréal. Poursuivant ses recherches sur la radioactivité, il décide de s’intéresser au thorium, mais les sources dont il dispose sont beaucoup moins intenses que celles préparées par les Curie. Néanmoins, en janvier et février 1900, il rapporte, dans le Philosophical Magazine, de surprenantes observations faites à l’automne. L’oxyde de thorium et ses sels semblent émettre en permanence une sorte de vapeur, d’«émanation» radioactive, qui, à son tour, semble produire une radioactivité temporaire sur tout corps placé à proximité, tels une plaque ou un fil métallique. Rutherford ne se contente pas de laver à l’eau ce corps devenu radioactif ; il le frotte énergiquement avec du papier émeri et l’attaque à l’acide sulfurique : la radioactivité disparaît alors complètement! Il conclut qu’il s’agit d’un dépôt actif, une «radioactivité excitée», qui doit correspondre à une quantité infime de matière, extrêmement radioactive. Au moment de publier, il lit la note de P. et M. Curie sur la radioactivité induite ; il pense qu’il s’agit de phénomènes similaires, mais son interprétation n’est pas la même. Les deux explications restent aussi étonnantes l’une que l’autre. En juin 1900, en Allemagne, en suivant la méthode expérimentale de Rutherford, Ernst Dorn découvre que le radium émet lui aussi une émanation (dénommée plus tard radon).

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Caricature de Pierre et Marie Curie.

Controverse sur la nature de la radioactivité

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En mars 1901, Pierre Curie, en collaboration avec André Debierne, reprend les expériences sur la radioactivité induite. Ils observent que celle-ci est beaucoup plus importante quand on opère en vase clos. Ils estiment qu’elle «se transmet dans l’air de proche en proche, de la matière radiante au corps à activer». Ils concluent : La théorie de l’émanation de M. Rutherford permet d’expliquer assez bien ces différents résultats ; mais, comme on peut concevoir facilement d’autres explications satisfaisantes, il nous semble prématuré d’adopter une théorie quelconque. De nouveaux faits sont nécessaires pour élucider la question. Trois semaines plus tard, Pierre Curie et André Debierne constatent que lorsqu’on maintient un très bon vide pendant toute la durée de l’expérience en pompant l’air, il n’y a pas de radioactivité induite ; ils recueillent aussi les gaz occlus dans le sel de radium et observent qu’ils sont fortement radioactifs. En prenant connaissance, en mai, de ces derniers résultats, Rutherford pense que sa manière de voir et celle de P. Curie et Debierne se sont rejointes. Cependant, fin juillet, P. Curie et A. Debierne avancent la théorie suivante : © POUR LA SCIENCE


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Université McGill

Archives Curie et Joliot-Curie

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À gauche, Pierre et Marie Curie vers 1900, dans leur laboratoire. À droite, Ernest Rutherford, en 1905, dans son laboratoire de l’université McGill à Montréal. Alors que Pierre Curie pense que les atomes radioactifs puisent l’énergie qu’ils dégagent dans des sources inconnues qui les entourent, Rutherford soutient que la radioactivité est une propriété intrinsèque des atomes radioactifs. Les Curie mettront plusieurs années à accepter l’interprétation de Rutherford.

André Debierne (1874-1949) en 1899.

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On peut admettre que chaque atome de radium fonctionne comme une source continue et constante d’énergie radioactive sans qu’il soit nécessaire, d’ailleurs, de préciser d’où vient cette énergie. L’énergie radio-active accumulée […] tend à se dissiper […] 1° par rayonnement ; 2° par conduction, c’est-à-dire par transmission de proche en proche […] (radioactivité induite). En janvier 1902, Pierre et Marie Curie publient une note méthodologique dans laquelle ils écrivent : [Quant à] l’origine de l’énergie de radioactivité, on peut faire […] deux hypothèses très générales : 1° chaque atome radioactif possède, à l’état d’énergie potentielle, l’énergie qu’il dégage ; 2° l’atome radioactif est un mécanisme qui puise à chaque instant en dehors de lui-même l’énergie qu’il dégage. [Pour] la première hypothèse, […] les expériences de vérification, faites jusqu’à présent, ont donné des résultats négatifs. […] [Dans la seconde hypothèse], cette énergie […] pourrait encore être empruntée à des sources inconnues, par exemple à des radiations ignorées de nous. Il est vraisemblable, en effet, que nous connaissons peu de choses du milieu qui nous entoure, nos connaissances étant limitées aux phénomènes qui peuvent agir sur nos sens, directement ou indirectement. Dans l’étude de phénomènes inconnus on peut faire des hypothèses très générales et avancer pas à pas avec le concours de l’expérience. Cette marche méthodique et sûre est nécessairement lente. On peut, au contraire, faire des hypothèses hardies où l’on précise le mécanisme des phénomènes ; cette manière de procéder a l’avantage de suggérer certaines expériences, et surtout de faciliter le raisonnement en le rendant moins abstrait par l’emploi d’une image. En revanche on ne peut pas espérer imaginer ainsi a priori une théorie complexe en accord avec l’expérience. Les hypothèses précises renferment presqu’à coup sûr une part d’erreur à côté d’une part de vérité. Cette dernière partie, si elle existe, fait seulement partie d’une proposition plus générale à laquelle il faudra revenir un jour. Ces dernières phrases, expliquera Marie, sont de la main de Pierre. Pierre Curie préfère la seconde hypothèse, à laquelle il reste attaché, avec obstination, pendant encore un an et demi. Il pense probablement qu’elle est à même aussi d’expliquer d’autres phénomènes comme le mouvement brownien, ou même des expériences de spiritisme qu’en compagnie d’autres savants de l’époque il cherche à expliquer scientifiquement. Il ne répétera les expériences de Rutherford qu’en juin 1903. Ce dernier, en revanche, est d’un pragmatisme total ; il considère les faits expérimentaux sans aucun a priori, vérifiant systématiquement, avec beaucoup d’intuition, toutes les explications possibles. Les deux physiciens réalisent des expériences d’une remarquable simplicité. P. Curie, en novembre 1902, observe que l’activité des parois de l’enceinte fermée que l’on isole du flacon de sel de radium décroît beaucoup moins rapidement que lors d’une désactivation à l’air libre. Il remarque au passage que


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