Hors-série Pour la Science n°107 - mai/juin 2020

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HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE

LA NOUVELLE RÉVOLUTION QUANTIQUE

MAI-JUIN 2020 - N° 107

BEL : 9,40 € - CAN : 13,20 CAD - DOM/S : 9,40 € - ESP : 8,95 € - GR : 8,95 € - LUX : 8,95 € - MAR : 105 MAD - TOM/A : 2400 XPF - TOM/S : 1 320 XPF - PORT. CONT : 8,90 € - CH : 17,10 CHF

POUR LA SCIENCE - HORS-SÉRIE - MAI-JUIN 2020 - N° 107

HORS-SÉRIE

LA NOUVELLE RÉVOLUTION QUANTIQUE…

GRAND TÉMOIN

Alain Aspect

… va changer notre monde !

INFORMATIQUE DEMAIN, L’ORDINATEUR QUANTIQUE

COMMUNICATION À QUOI RESSEMBLERA L’INTERNET DU FUTUR ?

INTERPRÉTATION LE PROBLÈME DE L’OBSERVATEUR ÉVOLUE

M 01930 - 107H - F: 7,90 € - RD

3’:HIKLTD=UU\^U\:?a@l@a@r@f"; Édition française de Scientific American



Édition française de Scientific American

www.pourlascience.fr 170 bis boulevard du Montparnasse – 75014 Paris Tél. 01 55 42 84 00 GROUPE POUR LA SCIENCE Directrice des rédactions : Cécile Lestienne

LOÏC MANGIN Rédacteur en chef adjoint

HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin Réviseuses : Maud Bruguière, Anne-Rozenn Jouble POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef : Maurice Mashaal Rédactrice en chef adjointe : Marie-Neige Cordonnier Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly Stagiaire : Lucas Gierczak Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Community manager : Aëla Keryhuel Conception graphique : William Londiche Directrice artistique : Céline Lapert Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble Marketing & diffusion : Charline Buché Cheffe de produit : Eléna Delanne Direction du personnel : Olivia Le Prévost Secrétariat général : Nicolas Bréon Fabrication : Marianne Sigogne et Zoé Farré-Vilalta Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot Anciens directeurs de la rédaction : Françoise Pétry et Philippe Boulanger Conseiller scientifique : Hervé This Ont également participé à ce numéro : William Rowe-Pirra PRESSE ET COMMUNICATION Susan Mackie susan.mackie@pourlascience.fr • Tél. 01 55 42 85 05 PUBLICITÉ France stephanie.jullien@pourlascience.fr ABONNEMENTS Abonnement en ligne : http://boutique.pourlascience.fr Courriel : pourlascience@abopress.fr Tél. : 03 67 07 98 17 Adresse postale : Service des abonnements Pour la Science – 19 rue de l’Industrie – BP 90053 67402 Illkirch Cedex Tarifs d’abonnement 1 an (16 numéros) France métropolitaine : 79 euros – Europe : 95 euros Reste du monde : 114 euros DIFFUSION Contact kiosques : À Juste Titres ; Stéphanie Troyard Tél. 04 88 15 12 48 Information/modification de service/réassort : www.direct-editeurs.fr SCIENTIFIC AMERICAN Acting editor in chief : Curtis Brainard President : Dean Sanderson Executive Vice President : Michael Florek Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents contenus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific American », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162 rue du Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris. © Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom commercial « Scientific American » sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à « Pour la Science S.A.R.L. ». En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).

Le pantalon de Schrödinger

E

n juin 2001, un hebdomadaire vantait une invention des laboratoires Haggar, installés à Dallas, aux ÉtatsUnis : le « pantalon de Schrödinger ». L’objet, quantique, serait simultanément un vêtement décontracté et une tenue de soirée. Pratique ! Las, la parution était The Onion, un journal parodique américain. Nos pantalons resteront longtemps classiques. Cependant, qu’un tel média s’empare d’un sujet a priori difficile d’accès en dit long sur les promesses et les attentes que suscite la physique quantique. Et cette fois, elles sont bien réelles. Nous sommes bien à l’aube d’une révolution quantique, la deuxième en fait. La première était fondée sur la meilleure compréhension du comportement des électrons, des atomes, de la lumière… et s’est traduite par la mise au point de toute l’électronique moderne, des GPS, de l’IRM, des lasers et des ordinateurs classiques, et même par la première détection d’ondes gravitationnelles. Un bilan somme toute plus qu’honorable, mais peut-être bien mince par rapport aux espoirs mis en la seconde révolution quantique. Celle-ci se développe sur les propriétés les plus contre-intuitives de la physique quantique, la superposition d’états et l’intrication. Une fois maîtrisés ces phénomènes, et ils le sont de plus en plus, ce numéro en atteste, c’est, entre autres, tout le paysage de nos communications (le pilier de notre civilisation), ordinateurs et internet, qui en sera bouleversé. La face du monde en sera assurément changée. À côté de ces applications annoncées, l’histoire nous rappelle que chaque révolution comporte son lot d’imprévus, de surprises, d’idées folles qui se concrétisent et envahissent notre quotidien. Alors pourquoi pas un « pantalon de Schrödinger »… n

Origine du papier : Italie Taux de fibres recyclées : 0 % « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0.008kg/tonne Ce produit est issu de forêts gérées durablement et de sources contrôlées.

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 107 / MAI-JUIN 2020 /

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SOMMAIRE N° 107 Mai-Juin 2020

La nouvelle

UN MONDE TOUJOURS PLUS RÉVOLUTION QUANTIQUE QUANTIQUE…

Constituez votre collection de Hors-Séries Pour la science Tous les numéros depuis 1996 pourlascience.fr

P. 6

P. 16

Définitions, grands principes, schémas… l’indispensable pour apprécier ce numéro.

Étienne Klein et Carlo Rovelli Centenaire, la physique quantique est au cœur des technologies modernes.

Repères

P. 10

Avant-propos

ALAIN ASPECT

« J’étais loin d’imaginer cette explosion d’idées d’applications autour de l’intrication ! »

Une efficacité déraisonnable ?

P. 26

Pas d’échappatoire pour l’intrication

Ronald Hanson et Krister Shalm Selon Einstein, des variables cachées expliquent l’intrication quantique. Il n’en est rien.

P. 36

Un pont entre deux mondes

Tim Folger On comprend mieux la transition du monde quantique à la réalité classique du quotidien.

4 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 107 / MAI-JUIN 2020


… MAIS UNE RÉALITÉ QUESTIONNÉE

L’ORDINATEUR ULTIME

RENDEZ-VOUS par Loïc Mangin

P. 46

P. 78

P. 110

Antoine Tilloy Et si la gravité n’était pas quantique ? Repensons alors les bases de la physique quantique.

Tristan Meunier Plusieurs types de structures sont en lice pour équiper les futurs ordinateurs quantiques.

Et si la matière noire n’existait pas ? • Collisions, π et ordinateur quantique • Le microbiote, maître ès épigénétique • Le mystère du carbone perdu •

La physique quantique sans gravité

P. 54

La matrice de l’espace-temps

Clara Moskowitz L’intrication quantique de bribes d’information est-elle la matrice de l’espace et du temps ?

P. 60

Le darwinisme quantique à l’heure des tests

Philip Ball Le darwinisme quantique explique le passage du monde quantique à la réalité classique.

P. 66

L’ami de Wigner, un paradoxe mis à l’épreuve

Sean Bailly Une expérience de pensée aide à mieux comprendre le rôle de l’observateur.

La course aux qubits

P. 86

Suprématie quantique : le guide pratique

Kevin Hartnett De quoi parle-t-on vraiment lorsqu’on prétend avoir atteint la « suprématie quantique » ?

P. 92

Une suprématie contestée

Kevin Hartnett Google et IBM s’opposent sur l’idée de « suprématie quantique ». Qui a raison ?

P. 96 Entretien

Inventer l’internet du futur

Stephanie Wehner par Natalie Wolchover À quoi ressemblera le réseau qui reliera les ordinateurs quantiques ?

P. 102 Entretien

« Les Chinois ont mis un grand coup d’accélérateur avec des moyens considérables » Pascale Senellart-Mardon

Rebondissements

P. 114

Données à voir Et au milieu coule un fleuve

P. 116

Les incontournables

Des livres, des expositions, des sites internet, des vidéos, des podcasts... à ne pas manquer.

P. 118

Spécimen

Les ultrasons du loris lent

P. 120

Art & Science Église, termites et coquillages

P. 108

À lire en plus

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REPÈRES

Petit guide de survie dans un monde quantique

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En 1871, les physiciens avaient toutes les raisons d’être optimistes. Avec la mécanique classique et la théorie de l’électromagnétisme, ils pensaient décrire la quasi-totalité des systèmes physiques, à quelques petits détails près… où se cachait le diable ! Ainsi, quand ils calculaient le spectre de la lumière émise par un objet chaud (un corps noir) en se plaçant dans le cadre classique, les résultats prédisaient une absurde « catastrophe ultraviolette », une intense émission de rayons ultraviolets et X, susceptible d’aveugler quiconque regarderait, par exemple, un poêle à charbon ! La solution vint près de trente ans plus tard, quand Max Planck donna l’expression correcte du spectre du corps noir. Toutefois, sa démonstration s’appuyait sur une hypothèse tellement étrange que lui-même la renia pendant plusieurs années : il avait dû admettre que son corps noir n’émettait de l’énergie que par petites bouffées, par « quanta ». Cette singulière hypothèse allait se révéler extrêmement fructueuse et donner naissance à la physique quantique. En un siècle, elle est devenue la théorie fondamentale des particules de matière constituant les objets de l’Univers et des champs de force animant ces objets. Pour efficace qu’elle soit, elle n’en met pas moins en scène des idées et des concepts parfois déroutants. Petit tour d’horizon.

DUALITÉ ONDE-CORPUSCULE En s’appuyant sur les travaux d’Einstein sur l’effet photoélectrique, Louis de Broglie a postulé que la lumière est constituée d’ondes lumineuses et de corpuscules (des photons). De là est née la notion de dualisme entre onde et particule : tous les objets physiques présentent des propriétés parfois d’ondes et parfois de corpuscules. Les unes ou les autres se manifestent selon le dispositif de mesure.

SUPERPOSITION Un système microscopique, par exemple un atome – qui est comme la lumière à la fois onde et particule – peut, à l’instar d’une onde, se trouver en plusieurs endroits à la fois ; il peut aussi être en même temps dans des états d’énergies ou de polarisation différentes.

INDÉTERMINISME Conséquence de la dualité ondecorpuscule, la physique quantique est de nature probabiliste. L’onde associée à une particule est en fait une onde de probabilité (la fonction d’onde) : son intensité correspond à la probabilité de trouver la particule en un endroit ou dans un état donné. Plus encore, le principe d’incertitude de Heisenberg édicte que plus notre connaissance d’une certaine propriété d’un système est précise, plus notre connaissance de certaines autres propriétés du même système sera imprécise. La détermination précise de la position d’une particule, par exemple, implique que celle de sa vitesse devient imprécise.

FONCTION D’ONDE Calculée à partir de l’équation de Schrödinger, elle indique la probabilité de trouver une particule en un point. Ce n’est qu’en faisant la mesure que l’on sait où elle se trouve. Outre la position, cette incertitude concerne également d’autres grandeurs physiques comme la vitesse, l’énergie, le moment cinétique, le spin…

EFFONDREMENT DE LA FONCTION D’ONDE, OU DÉCOHÉRENCE Une superposition quantique de multiples états ne peut se maintenir qu’avec un système isolé. Toute tentative d’observation ou de mesure d’une particule entraîne automatiquement son effondrement en un état unique, autrement dit le choix d’une possibilité.

INTRICATION

La dualité onde-corpuscule, ou comment un même objet peut se montrer différemment selon la façon dont on le regarde.

Les parties d’un système quantique ayant interagi, par exemple une paire de photons, restent liées : les mesures faites sur l’une ont un effet immédiat sur les résultats des mesures faites sur l’autre, même quand ces parties sont très éloignées. Les états des deux parties sont corrélés sans qu’aucun signal ne soit échangé entre elles.

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AVANT-PROPOS

ALAIN ASPECT

La physique quantique est sous les feux de l’actualité, avec par exemple, l’équipe chinoise qui a établi une communication quantique entre un satellite et des stations terrestres. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Alain Aspect : Ce résultat démontre une

fois de plus que l’intrication quantique entre photons semble capable de persister, aussi grande soit la distance. Pour atteindre plus de 1 000 kilomètres, l’équipe chinoise utilise une source émettant depuis un satellite pour s’affranchir des problèmes d’absorption, c’est une très bonne idée. Parce que le problème de la portée des communications optiques est celui de l’absorption du signal. Dans les fibres optiques, au-delà de quelques dizaines de kilomètres, il est très atténué. Pour y remédier, dans le domaine des télé-

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BIO EXPRESS 15 juin 1947 Naissance à Agen. 1980 Première expérience montrant la violation des inégalités de Bell. 1992 Directeur de recherche au CNRS, à l’Institut d’optique, à Orsay. 2005 Médaille d’or du CNRS. 2010 Prix Wolf. 2013 Médaille Niels Bohr.

communications optiques classiques, on a d’abord, dans les années 1980, utilisé des répéteurs optoélectroniques qui détectaient le signal optique, le transformaient en signal électronique, le réamplifiaient et le réémettaient sous forme d’impulsion lumineuse. Puis advint une rupture technologique avec l’amplificateur à erbium, où le signal optique est amplifié directement dans la fibre elle-même. Cette innovation a révolutionné le monde des télécommunications classiques. Dans le domaine quantique, on rêve d’une telle avancée. Mais aujourd’hui, aucun équivalent quantique de l’amplificateur à erbium n’existe sous une forme efficace. Pour un signal de cryptographie quantique, a priori à l’abri de tout espionnage, la Chine avait proposé une première solution un peu brutale. Dans une connexion quantique qu’elle avait établie entre Shanghai et Pékin (plus de 1 000 kilomètres à vol d’oiseau), un blockhaus a été bâti tous les 50 kilomètres. À l’inté-

© Institut d’Optique, Orsay

J’étais loin d’imaginer cette explosion d’idées d’applications autour de l’intrication !


rieur de chacun, l’information quantique est convertie en information classique puis à nouveau sous forme quantique. Et pour éviter tout risque d’espionnage lorsque le signal est mis sous forme classique, chaque bâtiment est gardé par un bataillon de l’armée chinoise… Moins gourmande en soldats et plus intéressante est l’idée d’utiliser un satellite, situé à quelque 500 kilomètres d’altitude, de sorte que la plus grande partie du parcours des photons émis vers la terre se fait dans le vide. Seuls les 10 kilomètres d’épaisseur de l’atmosphère donnent lieu à une absorption. C’est à ce jour l’unique méthode pour envoyer deux photons intriqués à 1 200 kilomètres l’un de l’autre d’une traite. Je trouve ça très beau.

Faisons un peu de pédagogie. À quoi cela peut-il servir ? Alain Aspect : À la cryptographie quantique ou à la téléportation quantique à grande distance, dans les deux cas en utilisant une paire de photons intriqués. Pour la cryptographie quantique, il s’agit de distribuer à deux partenaires, Alice et Bob, deux suites identiques de 0 et de 1, qui serviront de clés de cryptage et de décryptage. Les corrélations quantiques entre photons intriqués garantissent que les clés sont identiques, et qu’il est impossible, pour des raisons fondamentales, d’en obtenir une troisième copie. Quant à la téléportation quantique, l’idée – très subtile – est la suivante. L’état d’un objet quantique est décrit, en mathématiques, par un vecteur dans ce que l’on appelle un espace de Hilbert. Cependant, la totalité de l’information sur cet état (disons les composantes de ce vecteur) est inaccessible à la mesure ; seule une partie de l’information (une projection du vecteur sur une base de dimension limitée) est à portée d’instrument. Dans ces conditions, il semble a priori impossible de connaître la totalité de l’état quantique d’un objet et d’envoyer l’information correspondante à distance. Eh bien la téléportation quantique, fondée sur l’intrication, permet de contourner ce problème ! Avec une paire de photons intriqués, on peut d’abord faire interagir le premier photon avec le système dont on veut téléporter l’état. Cet état se trouvera copié sur le second photon de la paire au terme d’une série d’opérations. De la sorte, l’état quantique aura voyagé. Cependant, il y a un prix à payer. L’état quantique du système de départ, téléporté, a été complètement modifié à l’issue des opérations : il a été « coupé-déplacé » sur le second photon

et a été effacé du système de départ. Mais c’est quand même extraordinaire si l’on songe que l’état a été déplacé en totalité alors qu’on ne peut pas le connaître. Cette téléportation rend possible un internet quantique, en tout cas un réseau d’ordinateurs quantiques qui échangeraient des états quantiques. Ce n’est pas la téléportation de matière, à la Star Trek, mais celle d’une information quantique. L’idée est fascinante. Un problème encore mal résolu réside dans la nécessité d’une mémoire quantique, indispensable pour rendre vraiment efficace la téléportation quantique, car il faut garder en attente, jusqu’à la fin du processus, l’information partielle sur l’état quantique transférée « instantanément » lors de l’interaction avec le premier photon. Une mémoire quantique efficace aurait bien d’autres applications : elle permettrait de développer des répéteurs quantiques basés sur des photons intriqués, permettant de régénérer le si-

Michel Devoret, maintenant à Yale. Mais il faut distinguer l’annonce tonitruante de Google de la conférence donnée par John Martinis à l’institut de technologie de Californie, dans un contexte universitaire : il est à juste titre très fier de son résultat, mais il ne le survend pas.

Peut-on rappeler ce qu’est la suprématie quantique ? Alain Aspect : D’abord, le vocabulaire fait polémique. Le terme « suprématie » implique l’élimination de tous les concurrents. Je préfère parler d’« avantage », c’està-dire une supériorité seulement dans certains types d’applications. Quoi qu’il en soit, avantage ou suprématie, c’est l’idée théorique selon laquelle on pourrait mettre en œuvre le parallélisme massif offert par l’intrication quantique pour réaliser des calculs beaucoup plus vite qu’avec une machine classique. Par « beaucoup plus vite », il faut entendre exponentiellement plus vite, au vrai sens scientifique du terme.

Pour éviter tout risque d’espionnage, chaque bâtiment est gardé par un bataillon de l’armée chinoise gnal quantique atténué dans les fibres optiques sans passer par un signal classique intermédiaire. Avec de tels répéteurs quantiques, on pourrait dépasser la limite des 100 kilomètres sans recourir à des satellites. Mais il n’existe pas encore de très bonne mémoire quantique, bien que sur le plan fondamental, rien ne semble s’y opposer.

L’autre grande information qui fait un peu de bruit est l’annonce de Google sur la suprématie quantique qu’ils auraient atteint. Comment y voir clair ? Alain Aspect : Il faut d’abord dire que l’expérience réalisée est remarquable. On la doit à un scientifique exceptionnel, John Martinis, de l’université de Californie, à Santa Barbara, aux États-Unis, qui a longtemps travaillé avec Daniel Estève, un des leaders des supraconducteurs dans son laboratoire du CEA à Saclay, ainsi qu’avec

Prenons l’exemple de la factorisation des nombres entiers. Pour un nombre de 100 chiffres, un ordinateur classique aura besoin d’un temps T, et ce temps doublera pour un nombre de 101 chiffres, et doublera encore pour 102, etc. Le temps croît de façon exponentielle, et c’est cette croissance exponentielle qui permet de se mettre à l’abri des espions au fur et à mesure des progrès des ordinateurs. Or on peut démontrer qu’en mettant en œuvre un algorithme particulier (celui de Shor) sur un ordinateur quantique, le temps de calcul d’une factorisation croît notablement plus lentement avec le nombre de chiffres. Ainsi, en renversant le point de vue, l’ordinateur quantique va exponentiellement plus vite que l’ordinateur classique. Démontrer l’avantage quantique consiste à pouvoir dire : « J’ai résolu, avec un système quantique, un problème dont >

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UN MONDE TOUJOURS PLUS QUANTIQUE…

© Shutterstock.com/Jurik Peter

Jamais une théorie scientifique n’a été aussi confortée par l’expérience. Centenaire, la physique quantique a maintes fois été poussée dans ses retranchements et a toujours dépassé l’épreuve. Nous vivons dans un monde résolument quantique, et les objets qui nous entourent (ordinateurs, smartphones, GPS…) en sont la preuve. Mais on peut encore aller plus loin. Même l’intrication, l’une des plus étranges propriétés prévues par la théorie quantique, par laquelle deux éléments qui ont interagi sont liés par-delà les distances, est désormais incontestablement confirmée par des expériences. Plus encore, on commence même à comprendre comment on passe du monde microscopique et quantique, où règnent les probabilités, au nôtre, classique et macroscopique, bien plus tangible.

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UN MONDE TOUJOURS PLUS QUANTIQUE…

L’ESSENTIEL ɘ La physique quantique

a démontré son efficacité pour décrire des phénomènes et prédire les résultats d’expériences.

ɘ Mais que dit-elle vraiment

LES AUTEURS ɘ Un autre défi est de

construire une théorie quantique de la gravitation, capable de décrire les premiers instants de l’Univers et le cœur des trous noirs.

du monde ? Son interprétation pose toujours des difficultés, et diverses voies sont explorées pour les résoudre.

ÉTIENNE KLEIN est directeur du laboratoire Larsim du CEA, à Saclay, au sud de Paris.

CARLO ROVELLI est professeur à l’université de la Méditerranée, chercheur au Centre de physique théorique, à Marseille.

Une efficacité déraisonnable ? Centenaire, la physique quantique est au cœur des technologies modernes. Mais malgré sa spectaculaire fécondité, son interprétation garde quelques zones d'ombre.

Le chat à la fois mort et vivant de Schrödinger symbolise tout le caractère contre-intuitif de la physique quantique et les progrès qui restent à faire pour comprendre les lois étranges de cette théorie.

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Une efficacité déraisonnable ?

ans les années 1920, le comportement des atomes et des particules déroutent les physiciens. Pour expliquer certains phénomènes, comme le rayonnement du corps noir, ils développent des concepts radicalement nouveaux qui les conduisent à penser autrement la matière et ses interactions. Une décennie d’effervescence créatrice et d’intense labeur a suffi pour qu’un petit nombre d’entre eux fondent l’une des plus belles constructions intellectuelles de tous les temps, la physique quantique. Celle-ci rencontra rapidement un vif succès, grâce à la confirmation de ses prédictions expérimentales précises. Elle est aujourd’hui omniprésente dans notre quotidien : dans nos ordinateurs, dans nos téléphones, dans nos écrans... Pourtant, malgré son succès incontestable, la physique quantique reste énigmatique par bien des aspects, notamment parce que cet édifice théorique exige un travail d’interprétation, que les physiciens ont les pires difficultés à mener à bien. Il faut dire que la théorie quantique pose des questions à la fois inédites et vertigineuses : comment comprendre son formalisme ? Est-ce un simple outil pour prévoir les résultats d’une expérience ? Quel statut confère-t-elle au hasard qui intervient dans la détermination des résultats ? Donne-t-elle accès à une description de la réalité du monde ?

RENTRER DANS LE RANG

La physique quantique, elle, ne semble pas partager un « engagement ontologique » aussi fort. D’abord, elle n’accorde aux particules ni position, ni trajectoire, ni forme bien déterminées. Ensuite et surtout, elle renonce à faire usage de l’idée, pourtant élémentaire, consistant à attribuer aux particules une réalité qui serait pleinement indépendante des moyens de l’observer. Était-ce le signe que le cadre d’interprétation classique devait être définitivement abandonné ? Ou bien, au contraire, qu’il manquait à cette nouvelle physique des ingrédients dont la prise en compte la ferait « rentrer dans le rang » ? C’est autour de ces questions que les physiciens Niels Bohr et Albert Einstein se sont amicalement, mais fermement, opposés l’un à l’autre (voir la photo page 19). Bohr considérait que la physique quantique obligeait à bouleverser les théories rendant compte du rapport que nous avons avec ce qu’on nomme par commodité (sans en dire davantage) « la réalité ». Einstein pensait, lui, qu’il était prématuré de conclure de la sorte. Le père de la relativité n’a jamais prétendu que la physique quantique fût une théorie fausse, mais, selon lui, une théorie physique ne doit pas être jugée à l’aune de sa seule efficacité opératoire : elle doit aussi dépeindre les structures intimes du réel. Or, à ses yeux, la physique quantique, malgré ses spectaculaires et incontestables succès expérimentaux, ne faisait pas cela de façon satisfaisante. Dans le cadre de la théorie quantique, un système physique est décrit par un objet mathématique, la fonction d’onde. Celle-ci s’écrit, en général, comme la somme de plusieurs fonctions représentant chacune un état particulier, affecté d’un certain coefficient. On est alors face à une « superposition » d’états possibles, une situation sans équivalent en physique classique. La théorie stipule alors que connaissant la fonction d’onde, on ne peut en général pas déterminer le résultat d’une mesure, mais seulement calculer les probabilités d’obtenir tel ou tel résultat. Et parmi tous les résultats possibles a priori, un seul est sélectionné, au hasard, par l’opération de mesure. Cette dernière entraîne une « réduction des possibles » qui s’effectue d’un coup et de façon aléatoire. >

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© Shutterstock.com/Mopic

D

Si la physique quantique troubla tant, c’est parce qu’elle échappait au cadre d’interprétation de la physique classique. À tout système, la physique classique attache des propriétés qui appartiennent en propre au système (par exemple, tel vélo est bleu et roule à 30 kilomètres par heure), et n’attribue pas de rôle fondamental à l’opération de mesure, qui n’est que l’enregistrement neutre et passif de grandeurs existant objectivement (le vélo est bleu, qu’on le regarde ou non).


UN MONDE TOUJOURS PLUS QUANTIQUE…

L’intrication quantique défie l’intuition physique classique. Elle établit un lien instantané entre deux particules (en rouge et en bleu) même si elles sont très distantes l’une de l’autre.

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Pas d’échappatoire pour l’intrication

Pas d'échappatoire pour l’intrication

© Kenn Brown et Chris Wren, Mondolithic Studios

Einstein pensait que l’intrication quantique s’expliquait par l’existence de variables cachées respectant un principe de localité. Il n'en est rien : des expériences récentes le prouvent.

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UN MONDE TOUJOURS PLUS QUANTIQUE…

L’ESSENTIEL

L’AUTEUR

ɘ À quoi ressemble la frontière

ɘ Une troisième, la localisation

ɘ L’une d’elles met au centre

ɘ Des expériences, parfois

entre les mondes microscopique et macroscopique ? Plusieurs théories s’affrontent pour répondre. du jeu l’action de mesurer, et une autre, l’influence de l’environnement.

spontanée continue, suggère que les probabilités quantiques se réduisent aléatoirement pour devenir des certitudes classiques. empruntées aux cosmologistes, aideront à tester ces différentes théories.

TIM FOLGER est journaliste scientifique.

Un pont entre deux mondes

S

imon Gröblacher a la folie des grandeurs. Avec son équipe de l’université de technologie de Delft, aux Pays-Bas, il n’a de cesse de vouloir faire grossir ses créations ! Et il le clame : « Nous essayons de créer des choses grandes, très grandes. » Encore faut-il s’entendre sur le terme… car l’une de ses œuvres ne mesure que

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quelques micromètres de longueur – à peine plus qu’une bactérie – et 250 nanomètres d’épaisseur, soit un millième de l’épaisseur d’une feuille de papier. Et pour ce physicien, « très grand » signifie « 1 millimètre par 1 millimètre ». C’est à peine visible à l’œil nu ! En travaillant à cette échelle, ce scientifique espère répondre à une question extraordinaire : un objet macroscopique peut-il se trouver en deux endroits à la fois ? Cette ubiquité est en fait la norme pour les atomes, les photons et toutes les autres particules. Plus encore, dans ce monde de l’infiniment petit, ce monde où la physique quantique règne, la réalité défie le sens commun : les particules n’ont ni position ni énergie fixe et ne possèdent aucune propriété définie – du moins tant que personne ne les observe. Elles existent simultanément en de nombreux états superposés. Mais pour des raisons encore mal comprises, la réalité que nous percevons est différente. Notre monde semble résolument non >

© Maria Corte

Le monde quantique est un univers bien étrange où règnent en maîtres les probabilités. Pourtant, ce n’est pas le cas de notre réalité quotidienne, apparemment bien loin de ces bizarreries. Comment passe-t-on de l’un à l’autre ? De nouvelles expériences tentent de répondre.


Un pont entre deux mondes

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… MAIS UNE RÉALITÉ QUESTIONNÉE

© Shutterstock.com/Dmitriy Rybin

Certes, la physique quantique décrit parfaitement une très grande variété de phénomènes naturels. Il n’empêche, sa nature essentiellement probabiliste, et les étranges concepts qu’elle véhicule (indéterminisme, superposition, dualité onde-corpuscule, chat de Schrödinger, principe d’incertitude, non-localité, intrication...) posent de sérieux problèmes à qui veut se pencher sur sa signification profonde. De fait, les lois de la physique quantique défient l’idée que nous avons de la réalité physique. Certains ne s’en préoccupent pas, et se satisfont de son extraordinaire efficacité, mais d’autres s’interrogent sur l’interprétation à lui donner. Les hypothèses en lice sont nombreuses, mais comment trancher ? On peut les tester par des expériences de pensée, mais aussi par de vrais montages en laboratoire.

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… MAIS UNE RÉALITÉ QUESTIONNÉE

La physique quantique sans gravité

Et si la gravité n'était pas quantique et restait de nature classique ? Cela expliquerait l'échec des tentatives d’échafauder une théorie quantique de la gravitation. Il faudrait alors repenser les fondements de la physique quantique.

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Dans certaines interprétations de la physique quantique, dites « de réduction dynamique », les particules se matérialisent lors de « flashs ». Dans de tels modèles, on peut inclure la gravitation sans avoir besoin d’en établir une formulation quantique.

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© Shutterstock.com/agsandrew

La physique quantique sans gravité


… MAIS UNE RÉALITÉ QUESTIONNÉE

L’ESSENTIEL ɘ L’espace-temps pourrait être

constitué de minuscules éléments d’information liés par le phénomène d’intrication quantique.

ɘ Des physiciens explorent

cette idée dans le cadre d’un programme de recherche intitulé It from Qubit, qui réunit des spécialistes de

L’AUTRICE l’informatique quantique et des physiciens de la relativité générale et de la théorie des cordes.

ɘ L’objectif, à terme, est

d’obtenir une théorie quantique de la gravitation, compatible avec la physique quantique et avec la relativité générale.

CLARA MOSKOWITZ est rédactrice pour la revue Scientific American où elle couvre l’astrophysique, la cosmologie et la physique.

La matrice de l’espace-temps L’intrication quantique de minuscules bribes d’information est-elle la matrice de l’espace et le temps ? Telle est l’audacieuse hypothèse explorée par le projet collaboratif intitulé « It from Qubit ».

P

our Shakespeare, « le monde entier est un théâtre ». Les physiciens partagent cette idée, mais pour eux, le théâtre est l’espace. Et sur la scène, les acteurs sont les forces et les particules. L’espace, tel qu’on le conçoit le plus souvent, n’est constitué de rien de matériel. Cependant, les chercheurs remettent en question cette vision. L’espace (ou plutôt

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l’espace-temps dans le contexte de la théorie de la relativité générale) pourrait être composé de minuscules bouts d’information. Selon cette approche, ces petits éléments, en interagissant, créent l’espace-temps et font émerger ses propriétés, telles que la courbure – dont découle la gravité. Cette idée, si elle est correcte, n’expliquerait pas seulement l’origine de l’espace-temps. Elle aiderait aussi les physiciens à formuler la théorie quantique de la gravitation qui se fait attendre depuis si longtemps. En effet, les physiciens ont développé au xxe siècle deux théories irréconciliables, la relativité générale, qui décrit la dynamique de l’espace-temps, et la physique quantique, qui régit le monde des particules et de leurs interactions.


© Shutterstock.com/Zita

La matrice de l’espace-temps

Le projet It from Qubit réunit régulièrement une centaine de physiciens pour réfléchir à ces nouvelles idées. Le nom de ce projet résume l’hypothèse qui anime ces chercheurs : le it est ici l’espace-temps et le qubit représente la plus petite quantité d’information – la version quantique du bit informatique. L’idée que l’Univers serait construit à partir d’informations a été popularisée dans les années 1990 par le physicien américain John Wheeler et son expression « It from bit ». Pour lui, toute la physique serait décrite au niveau le plus fondamental à partir d’information. Aujourd'hui, avec les progrès en physique quantique, le bit est devenu qubit et l’idée s’est modernisée. La réunion It from Qubit (IfQ) de juillet 2016 à l’institut Perimeter de physique

théorique, au Canada, illustre l’engouement autour de cet axe de recherche. Les organisateurs attendaient environ 90 personnes, mais ils ont reçu tellement de demandes qu’ils ont finalement accueilli 200 participants et ont animé, en simultané, six sessions parallèles dans d’autres universités. « Je pense que c’est l’une des voies les plus prometteuses, si ce n’est la voie, pour parvenir à la gravité quantique », confie Netta Engelhardt, postdoctorante à l’université Princeton et qui a assisté à plusieurs de ces réunions. « C’est vraiment en train de décoller. » Parce que le projet concerne à la fois la science des ordinateurs quantiques, l’étude de l’espace-temps dans le cadre de la relativité générale, la physique des particules et la >

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… MAIS UNE RÉALITÉ QUESTIONNÉE

Le darwinisme quantique à l'heure des tests Le darwinisme quantique est une des pistes explorées pour expliquer le passage du monde quantique à la réalité objective classique. Trois expériences récentes soutiennent le bien-fondé de cette idée.

a physique quantique dépeint un monde étrange et contre-intuitif. De fait, il ne ressemble en rien à celui dont nous faisons l’expérience au quotidien, au moins mécaniquement parlant. Jusqu’au xxe siècle, tout le monde pensait que les lois de la physique classique formulées par Isaac Newton et d’autres s’appliquaient à toutes les échelles. Dans ce cadre, n’importe quel objet a une position et des propriétés bien définies à tous moments. Ce n’est pas le cas. Max Planck, Albert Einstein, Niels Bohr et leurs contemporains ont découvert que, à l’échelle des atomes et des particules subatomiques, cette loi de bon sens disparaît, engloutie dans un océan de possibilités. On ne peut pas, par exemple, assigner une position définie à un atome : on peut à peine calculer la

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LA SURVIE DU PLUS APTE

Dans ce cadre, l’une des idées les plus intéressantes est que les propriétés classiques des objets (comme la position et la vitesse), résultent d’une sélection au sein d’un champ de possibilités quantiques selon un processus analogue à la sélection naturelle dans le monde vivant. Les propriétés qui survivent sont, en quelque sorte, les plus « adaptées ». Ce sont elles qui génèrent ensuite le plus de copies d’elles-mêmes pour qu’en fin de compte de nombreux observateurs indépendants puissent mesurer un système quantique et se mettre d’accord sur le résultat. On retrouve alors une caractéristique du monde classique. >

© Olena Shmahalo/Quanta Magazine

L

probabilité de le trouver en tel endroit. La question devient alors : comment des probabilités du monde quantique peuvent-elles se métamorphoser en la réalité tangible du monde classique ? À propos de ce phénomène, les physiciens parlent de « transition quantique-classique ». Toutefois, on découvre depuis peu qu’il n’y a pas de raison de penser que les règles changent selon les échelles, petite ou grande. En d’autres termes, aucune transition soudaine ne marque le passage entre les deux. Ces dernières décennies, des chercheurs ont mieux compris comment la mécanique quantique devient classique lorsqu’une particule, ou un autre système microscopique, interagit avec son environnement.


Le darwinisme quantique

L’ESSENTIEL ɘ La transition quantique-

classique intrigue les physiciens depuis le début du xxe siècle. Comment les propriétés contre-intuitives du monde quantique disparaissent-elles à l’échelle macroscopique ?

ɘ Pour l’expliquer, les physiciens Dieter Zeh et Wojciech Zurek ont développé une théorie, le darwinisme quantique.

L’AUTEUR ɘ Elle stipule que des copies de l’état quantique d’un système sont transférées à l’environnement et que seules les plus robustes, les plus aptes, peuvent être observées. ɘ Ces idées ont récemment été testées par trois expériences distinctes.

PHILIP BALL est journaliste scientifique. Il contribue régulièrement à Quanta Magazine, mais aussi à Nature, New Scientist…

Cet article a d’abord été publié en anglais par Quanta Magazine, une publication en ligne indépendante soutenue par la Simons Foundation afin de favoriser la diffusion des sciences : http ://bit.ly/QM-QDarwin

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… MAIS UNE RÉALITÉ QUESTIONNÉE

L’ESSENTIEL ɘ La physique quantique est

bien embarrassée par le rôle à attribuer aux observateurs.

ɘ Plusieurs expériences de

pensée poussent dans leurs retranchements les différentes théories en lice.

L’AUTEUR ɘ Elles obligent à renoncer

à certaines hypothèses a priori raisonnables de la physique quantique : l’universalité, la cohérence et l’unicité du résultat d’une mesure.

ɘ Des versions expérimentales de ces raisonnements existent désormais.

SEAN BAILLY est journaliste au magazine Pour la Science.

L’ami de Wigner, un paradoxe mis à l’épreuve

E

n 1935, Erwin Schrödinger, l’un des fondateurs de la physique quantique, imaginait sa célèbre expérience de pensée du chat dans sa boîte. Aujourd’hui, cette histoire est utilisée pour illustrer auprès du grand public certains des aspects les plus surprenants et contre-intuitifs de la physique quantique : le chat, exposé à un

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dispositif mortel au déclenchement aléatoire (de nature quantique comme la désintégration d’un atome radioactif), est à la fois « vivant » et « mort » dans la boîte fermée. Mais cette expérience de pensée souligne aussi certaines des questions fondamentales de la physique quantique qui sont encore aujourd’hui sans réponses. L’« ami de Wigner » est une sorte de version revisitée du chat de Schrödinger avec des chercheurs qui font des expériences de physique quantique dans leurs laboratoires (l’équivalent de la boîte du chat). En 2016, Daniela Frauchiger et Renato Renner, de l’école polytechnique fédérale de Zurich, ont proposé une nouvelle expérience de pensée inspirée de celle de Wigner, mais plus subtile, qui permet de sonder les fondements des diverses interprétations de la physique quantique. Lorsque les deux physiciens ont soumis leur idée, les réactions ont été vives au sein de la communauté des chercheurs. En effet, cette >

© Gettu Images/ Paolo Carnassale

En physique quantique, le rôle attribué à l’observateur varie de simple figurant à acteur central selon les diverses interprétations de la théorie. Comment y voir plus clair ? Grâce à une version améliorée de l’expérience de pensée « l’ami de Wigner ».


L’ami de Wigner, un paradoxe mis à l’épreuve

Cette particule est dans un état quantique particulier. Quel sens donnerez-vous à sa mesure ?

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L’ORDINATEUR ULTIME

© Google

Les propriétés des systèmes quantiques (intrication, superposition, indéterminisme…) en feraient des composants de base parfaits pour concevoir une nouvelle génération d’ordinateurs qui surpasseraient de très loin nos machines classiques actuelles. La course aux qubits (l’équivalent quantique des bits classiques) est lancée et de nombreuses technologies prétendent au titre de support idéal de l’information quantique. Des annonces retentissantes quant à des records atteints se succèdent et sont vite controversées. Qu’en est-il vraiment ? Et à quoi ressemblera un éventuel internet quantique, un réseau reliant de tels ordinateurs quantiques ?

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L'ORDINATEUR ULTIME

L’ESSENTIEL ɘ La brique élémentaire des futurs ordinateurs quantiques est le bit quantique, ou qubit.

ɘ Plusieurs technologies sont sur les rangs pour obtenir les meilleures performances.

L’AUTEUR ɘ Cependant, selon

le profil de machine souhaitée (LSQ ou NISQ), on privilégiera certaines propriétés des qubits.

ɘ Et rien ne dit qu’un seul type de qubit remportera la mise ni ne suffira.

TRISTAN MEUNIER est chercheur CNRS dans l’équipe Circuits électroniques quantiques (Alpes), à l’institut Néel, à Grenoble.

Pour cet article, l’auteur remercie Maud Vinet (CEA), Antoine Browaeys (CNRS, IOCF, Pasqal), Sébastien Tanzilli (CNRS) et Mazyar Miharrimi (Inria).

La course aux qubits L’ordinateur quantique ne deviendra une réalité qu’après la mise au point de bits quantiques performants, rapides, robustes et intégrables à grande échelle. Plusieurs candidats sont en lice. Sans compter les outsiders venus du diable Vauvert.

L

e record actuel est à… 53 et il date d’octobre 2019. Ni température extrême en France métropolitaine ni vitesse (en nœuds) d’une planche à voile, nous parlons ici de qubits. Plus précisément, il s’agit du nombre de qubits qui équipent l’ordinateur quantique avec lequel Google a proclamé avoir effectué un calcul bien

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plus rapidement que les meilleurs supercalculateurs classiques. Contestée sur plusieurs points, cette annonce n’en est pas moins révélatrice d’une course effrénée que disputent acteurs académiques et privés, de la multinationale installée à la jeune start-up. Mais qu’entend-on par qubit (voir les Repères, page 6) ? Schématiquement, il s’agit de l’équivalent quantique d’un bit classique. Alors que ce dernier peut prendre comme valeur 0 ou 1, un qubit, jouant avec les propriétés étranges du monde quantique, est une superposition de 0 et 1. Un qubit peut alors représenter deux états, deux qubits correspondre à quatre… et ainsi de suite, N qubits équivalant à 2N états, soit pour les 53 qubits de l’ordinateur de Google, plus de 9 x 1015 états 0 et 1 ! >


E. Edwards/JQI/NIST

La course aux qubits

Les qubits (ici une vue d’artiste) seront les briques de base des futurs ordinateurs quantiques dans lesquels ils seront manipulés et lus, comme le sont les bits classiques dans nos ordinateurs actuels.

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L'ORDINATEUR ULTIME

L’ESSENTIEL ɘ En septembre 2019, des

chercheurs de Google ont annoncé, brièvement, avoir atteint la suprématie quantique.

ɘ Ce point de bascule

correspond à la mise au point d’un ordinateur quantique pouvant effectuer n’importe quel calcul impossible à réaliser en pratique avec un ordinateur classique.

L’AUTEUR ɘ Nous en sommes sans doute proches, mais plusieurs défis, notamment liés aux taux d’erreurs des ordinateurs quantiques, restent à relever.

ɘ Et reste à savoir ce

que l’on fera vraiment avec ces ordinateurs d’un nouveau genre…

KEVIN HARTNETT est journaliste à Quanta Magazine.

Suprématie quantique : le guide pratique

L

es ordinateurs quantiques ne remplaceront jamais complètement les ordinateurs « classiques », comme celui sur lequel vous lisez peutCet article a d’abord été publié en anglais par Quanta Magazine, être parfois votre magazine préféré. Vous ne une publication en ligne pourrez probablement pas naviguer sur internet, indépendante soutenue par ni écouter de la musique ou regarder des vidéos. la Simons Foundation afin de Ils apporteront beaucoup plus, du moins favoriser la diffusion des sciences : l’espère-t-on ! En l’occurrence, ils offriront la http://bit.ly/QM-SuprQ

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capacité d’effectuer certains calculs de façon fondamentalement différente pour la résolution de problèmes, qui demanderait des milliards d’années à un ordinateur classique. Ils permettront de simuler des systèmes complexes comme des molécules biologiques, ou de factoriser des nombres incroyablement grands, rendant ainsi obsolètes les techniques de cryptage actuelles. Le seuil à partir duquel les ordinateurs quantiques passeront du statut de projets de recherche prometteurs à celui de technologie opérationnelle capable de réaliser des tâches qu’aucun ordinateur classique ne pourra jamais accomplir est appelé la « suprématie quantique ». Dans un article brièvement apparu sur le site de la Nasa fin septembre 2019, des >

© IBM

Des chercheurs de Google auraient atteint la « suprématie quantique », c’est-à-dire mis au point un ordinateur quantique reléguant au rang de vieilleries les ordinateurs classiques. Mais de quoi parle-t-on vraiment ?


Les qubits de Q System One, l’ordinateur quantique d’IBM, doivent être placés dans une enceinte réfrigérée quasiment au zéro absolu afin d'éviter toute perturbation.

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L’ORDINATEUR ULTIME

L’ESSENTIEL ɘ L'ordinateur quantique

Sycomore, de Google, aurait calculé en 200 secondes ce qu'il aurait fallu 10 000 ans à un calculateur classique.

ɘ Cette annonce, signifiant

que la « suprématie quantique » est atteinte, ne fait pas consensus, notamment chez IBM, détenteur du plus rapide supercalculateur classique.

L’AUTEUR ɘ Le débat porte essentiellement sur ce qu'il faut entendre par cette expression, et sur la nature des problèmes résolus. ɘ Il n'empêche, ce n'est de toute façon qu'une question de temps pour que l'ordinateur quantique dame le pion aux machines classiques.

KEVIN HARTNETT est journaliste à Quanta Magazine.

Une suprématie contestée Google et IBM, les deux principaux rivaux dans le domaine des calculateurs quantiques, s’opposent à coup d’annonces spectaculaires et contradictoires. Comment démêler le vrai du faux ?

Cet article a d’abord été publié en anglais par Quanta Magazine, une publication en ligne indépendante soutenue par la Simons Foundation afin de favoriser la diffusion des sciences : http://bit.ly/QM-IBMGOO

P

ar un matin du mois d’octobre 2019, des chercheurs de Google sont officiellement rentrés dans l’histoire de l’informatique. Ou pas… Le géant de la technologie avait annoncé avoir atteint une étape majeure et depuis longtemps anticipée, nommée « suprématie

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quantique ». Il s’agit du tournant décisif à partir duquel un ordinateur quantique devient capable d’exécuter un calcul qu’aucun ordinateur ordinaire ne peut effectuer dans un temps raisonnable.

NON DE CODE SYCAMORE

Dans une étude publiée dans Nature, Google décrit une telle prouesse, accomplie par leur machine quantique dernier cri, au nom de Sycamore. Les ordinateurs quantiques ne sont pas encore développés au point d’être utilisables à des fins pratiques, mais ces résultats montrent qu’ils ont un avantage inhérent par rapport aux ordinateurs normaux pour certaines tâches. Pourtant, IBM, le rival principal de Google dans ce domaine conteste l'annonce et affirme


© Google

Une suprématie contestée

que le seuil de la suprématie quantique n’aurait pas encore été franchi. Dans un article posté en ligne, la société d'informatique avance des preuves montrant que le supercalculateur le plus puissant du monde peut quasiment suivre le rythme de la nouvelle machine quantique de Google. Par conséquent, IBM a fait valoir que la déclaration de Google devrait être reçue « avec une grande dose de scepticisme ». Pourquoi tant de confusion ? Des accomplissements majeurs, comme celui-ci, ne sontils pas censés prendre la forme de succès retentissants et sans ambiguïté ? Cet épisode rappelle que les révolutions scientifiques ne se font pas du jour au lendemain, et que la suprématie quantique, en particulier, implique plus de nuances que ne le laissent paraître les manchettes tonitruantes des médias.

De quoi parle-t-on ? Les calculateurs quan- Sycamore, le calculateur quantique tiques sont en développement depuis des décen- de Google, a-t-il atteint nies. Les ordinateurs ordinaires, ou classiques, la suprématie quantique ? exécutent des calculs en utilisant des bits, chacun prenant une valeur définie, (0 ou 1). Les calculateurs quantiques quant à eux encodent l’information à l’aide de bits quantiques, ou qubits, qui se comportent selon les règles étranges de la mécanique quantique. Ces ordinateurs visent à exploiter ces caractéristiques particulières pour effectuer rapidement des calculs à un niveau dépassant de loin les capacités de n’importe quelle machine ordinaire. Mais, pendant des années, les ordinateurs quantiques parvenaient à peine à égaler la puissance de calcul d’une simple calculatrice de poche. En 2012, John Preskill, chercheur en physique théorique à l’institut de technologie de >

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L'ORDINATEUR ULTIME

L’ESSENTIEL

L’AUTRICE

ɘ Les ordinateurs quantiques

ɘ Ces réseaux quantiques

ɘ Les premières pierres sont

ɘ Garantir la confidentialité

communiqueront via un internet tout aussi quantique qui reste à inventer.

d’ores et déjà posées et l’on imagine de nombreuses applications que l’internet classique n’autorise pas.

reposeront également la question de la sécurité des transmissions.

des communications quantiques impose de réfléchir à de nouveaux protocoles et à de nouvelles hypothèses sur lesquelles les fonder.

NATALIE WOLCHOVER est journaliste à Quanta Magazine.

Inventer l'internet du futur L’internet que nous connaissons depuis quarante ans est fondé sur des machines « classiques ». À quoi ressemblera celui qui reliera les ordinateurs quantiques ? Stephanie Wehner apporte quelques éléments de réponse.

Cet article a d’abord été publié en anglais par Quanta Magazine, une publication en ligne indépendante soutenue par la Simons Foundation afin de favoriser la diffusion des sciences : http://bit.ly/QM-Wehner

C

e soir-là, des informaticiens de l’université de Californie, à Los Angeles, étaient au téléphone avec leurs homologues de l’Institut de recherche Stanford à Menlo Park, situé à quelque 560 kilomètres de là. La conversation était surréaliste se rappelle Leonard Kleinrock, chercheur en informatique à l’université de Californie. « Avez-vous bien reçu le L ? » « Oui », a répondu l’autre équipe. « Vous avez reçu le O ? » « Oui. » De même pour le G… et puis c’est le crash ! Le serveur de l’Institut avait planté.

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C’était le 29 octobre 1969. Les trois premières lettres du mot « LOGIN », tel a été le premier message transmis par l’Arpanet, le précurseur d’une révolution, ce que nous appelons aujourd’hui internet.

TROP DE CRÉATIVITÉ NUIT

La capacité des réseaux à transmettre des données, ainsi que leur tendance à planter, sinon à se comporter de façon imprévue, a toujours fasciné Stephanie Wehner. « Dans un ordinateur, tout se passe bien et reste ordonné », explique cette physicienne et informaticienne à l’université de technologie de Delft, aux Pays-Bas. « Dans un réseau, en revanche, de nombreux imprévus surviennent parfois. » Et c’est vrai pour deux raisons. D’abord, quand les programmes sur les ordinateurs connectés interfèrent, ce qui engendre des effets surprenants. Et ensuite, lorsque la créativité des utilisateurs de réseaux déborde. Au départ, « les gens pensaient que nous utiliserions internet pour


© Julia Gunther pour Quanta Magazine

Inventer l'internet du futur

envoyer des fichiers un peu partout », remarque la physicienne. Stephanie Wehner s’est connectée pour la première fois en ligne en 1992, quelques années avant que cela ne devienne largement accessible. À l’époque adolescente en Allemagne, elle s’y connaissait déjà en programmation et est vite devenue une pirate informatique sur l’internet naissant. À 20 ans, elle a obtenu un poste de « corsaire », c’est-à-dire de pirate pour le bien : sa tâche consistait à détecter les vulnérabilités du réseau pour un fournisseur d’accès à internet. Puis elle s’est lassée et a cherché à comprendre plus en profondeur les réseaux et les systèmes de transmission d’information. Aujourd’hui, Stephanie Wehner fait partie des meneurs du mouvement visant à créer une toute nouvelle forme d’internet. Elle travaille à la conception d’un « internet quantique », un réseau qui transmettrait – au lieu des bits classiques ayant soit une valeur de 0, soit de 1 – des bits quantiques dans lesquels les deux

possibilités, 0 et 1, coexistent. Ces « qubits » pourraient être faits de photons qui sont une combinaison de deux différentes polarisations. La capacité d’envoyer des qubits d’un endroit à un autre via des câbles de fibres optiques ne bouleversera peut-être pas la société aussi profondément que ne l’a fait l’internet classique, mais elle pourrait révolutionner de nombreux aspects de la science et de la culture, de la sécurité à l’informatique, en passant par l’astronomie.

Stephanie Wehner, à l’université de technologie de Delft, aux Pays-Bas, où elle pose les premières pierres d’un futur internet quantique.

UN ARPANET QUANTIQUE

Stephanie Wehner coordonne la Quantum Internet Alliance, une initiative de l’Union européenne pour élaborer un réseau de transmission d’information quantique à travers le continent. Dans un article paru dans la revue Science en octobre 2018, elle et deux collègues ont dévoilé leur plan pour la création d’un internet quantique en six étapes, chacune d’elle devant se traduire par de nouveaux algorithmes et applications. >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 107 / MAI-JUIN 2020 /

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L’ORDINATEUR ULTIME

PASCALE SENELLARTMARDON

En quelques mots, qu’est-ce qu’un ordinateur quantique ? Pascale Senellart-Mardon : C’est une ma-

chine « intriquante », c’est-à-dire un dispositif qui exploite la possibilité de superposer et d’intriquer les états quantiques de plusieurs systèmes physiques (voir Pas d’échappatoire pour l’intrication, par R. Hanson, page 26) – c’està-dire de les lier de façon très étroite, spécifique à la physique quantique – afin de mettre en œuvre des calculs hors de portée des ordinateurs actuels.

D’où vient la puissance calculatoire particulière que vous évoquez ? Pascale Senellart-Mardon : Pour le faire ressentir, j’aime bien utiliser cette métaphore : rechercher la solution d’un problème revient à essayer de faire traverser un labyrinthe complexe à un personnage. Si c’est un ordinateur classique qui aide

102 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 107 / MAI-JUIN 2020

BIO EXPRESS Pascale SenellartMardon est directrice de recherche au CNRS et chercheuse au Centre de nanosciences et de nanotechnologies du CNRS et de l’université Paris-Saclay. Elle a cofondé la société Quandela (grand prix i-Lab 2018), qui produit des sources de photons pour ordinateur et communications quantiques.

ce personnage, il lui fera, à chaque embranchement, essayer successivement toutes les voies, rebrousser chemin au bout de chaque cul-de-sac, puis recommencer jusqu’à trouver la sortie. Il se peut que, par chance, le personnage trouve vite comment traverser, mais il se peut aussi qu’il meure avant que l’exploration systématique ne lui ait révélé la sortie du labyrinthe… Si c’est un ordinateur quantique qui assiste le personnage, il le « superposera », à chaque embranchement, à un alter ego qui explorera l’autre voie. En d’autres termes, on aura simultanément l’état représenté par le personnage allant à gauche et l’état d’un alter ego allant à droite. Résultat : en une étape, l’ordinateur quantique fait essayer en parallèle toutes les voies au personnage. Il construit ainsi un état qui superpose tous les états d’alter ego effectuant tous les parcours possibles, y compris celui qui permet de traverser. Un témoin présent

© J. Senellart

Les Chinois ont mis un grand coup d’accélérateur avec des moyens considérables


Un grand coup d’accélérateur avec des moyens considérables

à la sortie permettra alors d’extraire, parmi la multitude d’alter ego, celui qui aura traversé le labyrinthe – autrement dit la solution au problème posé.

Cela revient en somme à une forme de parallélisme massif… Pascale Senellart-Mardon : Exactement, un parallélisme massif et inhérent à une propriété subtile du monde quantique : l’existence d’états qui sont des superpositions de plusieurs états quantiques de base d’un certain système physique. Une autre façon de paralléliser consiste à « intriquer » l’état d’un système physique avec celui d’un autre, l’intrication étant un lien spécifiquement quantique, qui subsiste quelle que soit la distance séparant les deux systèmes. J’insiste sur un point : puisqu’il fonctionne sur un principe différent, l’ordinateur quantique ne remplacera pas l’ordinateur classique, mais il le complétera quand un problème sera hors de sa portée… Quels types de problèmes dépassent l’ordinateur classique ? Pascale Senellart-Mardon : Si nous disposions d’un ordinateur quantique, nous pourrions, de manière générale, résoudre bien plus vite tous les problèmes d’optimisation, ceux où il faut rechercher une solution parmi un très grand nombre de possibilités. Par exemple, cette capacité pourrait nous aider à développer bien plus vite des molécules thérapeutiques, à réaliser des simulations pour trouver enfin la formule d’un supraconducteur à vraiment haute température, à faire de meilleures prévisions météorologiques, à optimiser les investissements financiers… Mais l’exemple emblématique est un problème arithmétique : avec un ordinateur quantique, on pourrait décomposer un très grand nombre en ses facteurs premiers beaucoup plus vite. Cela bouleverserait la cryptographie, puisque la sécurité du chiffrement RSA, le plus utilisé aujourd’hui, repose sur l’impossibilité, avec un ordinateur classique, d’effectuer la même tâche en un temps raisonnable. Et où en sommes-nous ? Quels sont les obstacles à surmonter pour construire un ordinateur quantique ? Pascale Senellart-Mardon : Vaste question ! Disons pour commencer que les théoriciens qui développent l’algorithmique quantique supposent de pouvoir disposer d’un certain nombre de bits quantiques, ou qubits (pour quantum bits). Un qubit est l’équivalent concret du

personnage superposable que j’évoquais plus haut. Un bit classique ne peut valoir que 0 ou 1. Un qubit, lui, a deux états de base notés |0> et |1>, et il peut être dans une superposition des deux, c’est-à-dire dans un état de la forme a|0> + b|1>. Ensuite, l’étage de calcul va créer des liens d’intrications multiples entre

on réalise des dispositifs où des champs électriques et magnétiques piègent des ions disposés en série les uns à côté des autres ; chaque ion, via l’état d’énergie d’un électron, constitue un qubit. Une impulsion laser appropriée permet de modifier l’état électronique d’un ion, pour en faire une superposition des états |0> et |1>.

Il faut maintenir la cohérence quantique assez longtemps pour réaliser un calcul différents qubits, liens qui contribuent au parallélisme et permettent d’aboutir au résultat très efficacement.

Un ordinateur quantique consiste donc en un étage constitué d’un ensemble de qubits et en un étage qui effectue un calcul ? Pascale Senellart-Mardon : Oui, comme dans un ordinateur classique, dans un ordinateur quantique, le calcul suppose l’assemblage d’un certain nombre de portes logiques, mais les portes logiques quantiques intriquent les qubits entre eux… Aujourd’hui, la difficulté technique essentielle à franchir pour obtenir un ordinateur quantique est triple : 1) disposer d’un grand nombre de qubits ; 2) parvenir à les combiner en des états intriqués ; 3) maintenir la cohérence de ces états assez longtemps pour que les calculs puissent aller à leur terme. Ainsi, il faut d’abord avoir des qubits. Par quelles techniques y parvient-on ? Pascale Senellart-Mardon : Il en existe de l’ordre d’une vingtaine, je crois, mais quatre filières font l’objet d’un développement intense. La plus avancée est celle des ions piégés, dans laquelle deux groupes mènent la course en tête : celui de Rainer Blatt, à l’université d’Innsbruck, en Autriche, et celui de Chris Monroe, à l’université du Maryland, aux États-Unis. La technologie des ions piégés est la mise en pratique de nos anciennes expériences de pensée de physique quantique :

Ensuite, l’enjeu est de construire des portes logiques quantiques qui, en pratique, intriquent les états des ions entre eux en jouant sur leurs fréquences d’oscillation dans leur piège commun. Cette filière est très avancée puisque, pour faire des calculs, on dispose de temps de cohérence de quelques minutes, ce qui est très long. En théorie, cela permet d’empiler beaucoup de portes logiques… ce qui veut dire beaucoup d’opérations.

Combien de qubits contiennent les ensembles d’ions piégés que l’on a ainsi obtenus ? Pascale Senellart-Mardon : Des annonces tapageuses dans les médias ont fait état de 70 qubits, mais seul est pertinent le nombre de qubits que l’on peut combiner tout en maintenant la cohérence quantique assez longtemps pour réaliser un calcul. De ce point de vue, le bon chiffre serait plutôt entre une quinzaine et une vingtaine… ce qui est aussi vrai des autres filières avancées d’aujourd’hui, que celles-ci exploitent des atomes ou des atomes artificiels. Des atomes artificiels ? C’est-à-dire ? Pascale Senellart-Mardon : Dans la filière des ions piégés, les qubits sont des états d’énergie d’électrons atomiques. Dans les autres filières dominantes, il s’agit aussi d’états d’énergie d’électrons, mais d’électrons liés à des « atomes artificiels », c’està-dire à de petits dispositifs microscopiques conçus pour lier une telle particule. Dans >

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P. 110 REBONDISSEMENTS DES ACTUALITÉS SUR DES SUJETS ABORDÉS DANS LES HORS-SÉRIES PRÉCÉDENTS

RENDEZ-VOUS P. 114

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DONNÉES À VOIR DES INFORMATIONS SE COMPRENNENT MIEUX LORSQU’ELLES SONT MISES EN IMAGES

LES INCONTOURNABLES DES LIVRES, DES EXPOSITIONS, DES SITES INTERNET, DES VIDÉOS, DES PODCASTS… À NE PAS MANQUER

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SPÉCIMEN UN ANIMAL ÉTONNANT CHOISI PARMI CEUX PRÉSENTÉS SUR LE BLOG « BEST OF BESTIOLES »

ART & SCIENCE COMMENT UN ŒIL SCIENTIFIQUE OFFRE UN ÉCLAIRAGE INÉDIT SUR UNE ŒUVRE D’ART

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REBONDISSEMENTS

Et si la matière noire n’existait pas ? La théorie Mond dispense l’Univers de la mystérieuse matière noire. Une simulation de galaxie à partir d’un simple nuage de gaz accrédite sa plausibilité.

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armi les grandes énigmes de l’Univers, figure notamment la matière noire, décrite dans le Hors-Série n° 106 : « Enquête sur l’Univers noir ». Elle a surgi dans les années 1930 à la suite des observations de Fritz Zwicky montrant des vitesses de dispersion des galaxies bien trop élevées par rapport à ce que laissait supposer la matière visible : il devait donc y avoir une « masse manquante », une matière noire. Celle-ci représenterait quelque 25 % du contenu l’Univers. Problème, on n’a jamais réussi à la détecter ! Est-on si sûr de son existence ? En 1983, le physicien israélien Mordehai Milgrom a proposé de s’en passer avec une théorie de la gravitation modifiée nommée Mond (pour Modified Newtonian dynamics) et selon laquelle sur de grandes échelles, la gravité selon Newton est modifiée : pour de très faibles accélérations comme on les rencontre dans les galaxies, la force de gravitation augmenterait et les empêcherait de se désagréger malgré les vitesses de rotation observées. Mais jusqu’où Mond est-elle compatible avec les observations ? Benoît Famaey, de l’observatoire astronomique de Strasbourg, et deux collègues de l’université de Bonn, en Allemagne, ont publié récemment la première simulation de la formation d’une galaxie selon les principes de Mond

avec un outil informatique spécialement conçu, Phantom of Ramses. C’est une première ! La nouveauté est ici que la modélisation débute dans un nuage de gaz sphérique, en rotation, peu après le Big Bang, dans des conditions bien plus primitives que les tentatives précédentes. Plus encore, le modèle tient compte de l’influence de divers phénomènes stellaires comme le rayonnement des étoiles, le souffle des supernovæ… À mesure des calculs, apparaissent les premières étoiles, puis les caractéristiques connues des galaxies, à savoir un centre plus dense, puis une densité en gaz et en étoiles diminuant vers la périphérie. On distingue également des bras spiralés. C’est un nouveau succès pour Mond, qui expliquait déjà mieux que le modèle standard avec matière noire le disque de galaxies naines autour d’Andromède. Pour autant, est-ce la mort de la matière noire ? Pas sûr, car elle a d’autres arguments, non observationnels cette fois, en sa faveur. Par exemple, grâce à l’étude de la nucléosynthèse primordiale, on sait que la matière ordinaire (dite « baryonique ») ne peut représenter plus de 5 % de l’Univers. Le mystère reste entier… n N. WITTENBURG ET AL., HTTPS://ARXIV.ORG/ABS/2002.01941

Une galaxie née sans matière noire. Les points clairs représentent les jeunes étoiles.

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Coraux profonds australiens Le Hors-Série n° 104 : « Océans. Le dernier continent à explorer » explorait les étonnants récifs coralliens qui, contre toute attente, prospèrent loin de la surface et abritent d’extraordinaires écosystèmes. Une expédition menée par Julie Trotter, de l’université d’Australie occidentale, grâce au véhicule autonome SuBastian, de l’institut Schmidt pour les océans, a découvert de nouveaux coraux des profondeurs dans le canyon Bremer, à la pointe sud-ouest de l’île-continent. Les échantillons prélevés, de 200 à 4 000 mètres de profondeur, ont révélé des espèces inconnues. Selon les explorateurs, la région est d’une importance capitale pour comprendre l’histoire du climat dans la région et au-delà, notamment l’Antarctique. LE COMMUNIQUÉ DE L’INSTITUT SCHMIDT : HTTP:// BIT.LY/SCHMIDT-OCEANS

Plus fort que CRISPR L’outil CRISPR-Cas9 a soulevé de nombreux espoirs quant au développement de nouveaux traitements, le Hors-Série n° 105 : « Qui sommes-nous ? Les nouvelles réponses de la génétique » s’en faisait l’écho. Cependant, l’apparition d’effets secondaires, dus à la nécessaire coupure de l’ADN par CRISPR, dans plusieurs essais a réfréné l’enthousiasme des débuts. Hans Clevers, de l’université d’Utrecht, a utilisé une nouvelle technique plus fiable, dérivée de CRISPR. L’outil en question, dit base-editing, remplace une base de l’ADN par une autre, sans couper la double hélice de l’ADN. Les biologistes l’ont utilisée avec des organoïdes (des structures reproduisant in vitro des organes) pour corriger les gènes impliqués dans la mucoviscidose sans entraîner, les analyses le montrent, d’autres mutations possiblement délétères. La prochaine étape consistera à appliquer la méthode dans des cellules souches. M. GEURTS ET AL., CELL STEM CELL, PRÉPUBLICATION EN LIGNE, 2020

© AG Kroupa/Univ. Bonn

HORS-SÉRIE N° 106 : UNIVERS NOIR


PROCHAIN HORS-SÉRIE en kiosque le 8 juillet 2020

LES FRONTIÈRES DE

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l’inconscient On prête beaucoup à l’inconscient. Choix politiques, achats compulsifs, décisions quant à la destination de nos vacances… l’essentiel de nos actions seraient gouvernées par cette partie immergée de notre cerveau. Qu’en est-il vraiment ? Les recherches les plus récentes en psychologie expérimentale et en neurosciences nous obligent à repenser l’inconscient et son rôle. Pour une plus grande liberté ?

Imprimé en France – Maury imprimeur S.A. Malesherbes – N° d’imprimeur : 244 229 – N° d’édition : M0770707-01 – Dépôt légal : Mai 2020. Commission paritaire n° 0922K82079 du 19-09-02 – Distribution : Presstalis – ISSN 1 246-7685 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot.


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