Pour la Science n°535 - Mai 2022

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ANTHROPOCÈNE Une notion utile mais controversée

L’analyse de

Luc Semal

POUR LA SCIENCE

écologue

Biologie animale

DES MICROLABOS AU SECOURS DES SOLS

Génétique

AUX ORIGINES DES CHROMOSOMES SEXUELS

05/22

Édition française de Scientific American – Mai 2022 - n° 535

LE DINGO, ENTRE CHIEN ET LOUP

Géosciences

L 13256 - 535 - F: 7,00 € - RD

DOM : 8,50 € - BEL./LUX. : 8,50 € - CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 $CA – TOM : 1 100 XPF

MATHÉMATIQUES L’humain bientôt dépassé par les machines ?


Samedi 21 mai 2022 TRIBUNE JUNIOR De 10h à 12h Ménagerie, zoo du Jardin des Plantes

TRIBUNES De 15h à 17h Amphithéâtre Verniquet

Gratuit - Information et réservation : mnhn.fr/planete-en-tension

MNHN - 2022 © iStock.com/SA Images/sam_ding/mishkom/milalala/FrankRamspott

Planète en tension


É

Groupe POUR LA SCIENCE Directrice des rédactions : Cécile Lestienne

DITO

POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef : François Lassagne Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly Stagiaire : Élisa Doré HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Community manager et partenariats : Aëla Keryhuel aela.keryhuel@pourlascience.fr Conception graphique : William Londiche Directrice artistique : Céline Lapert Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble Assistante administrative : Doae Mohamed Marketing & diffusion : Stéphane Chobert Chef de produit : Eléna Delanne Direction du personnel : Olivia Le Prévost Secrétaire général : Nicolas Bréon Fabrication : Marianne Sigogne et Zoé Farré-Vilalta Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot Anciens directeurs de la rédaction : Françoise Pétry et Philippe Boulanger Conseiller scientifique : Hervé This Ont également participé à ce numéro : Yoann Arribat, Matthieu Autier, Isabelle Bouchery, Maud Bruguière, Vincent Corbel, Patrick Cordier, Mathieu de Naurois, François Gauer, Olivier Legros, Elisabeth Lojou, Sébastien Merkel, Pierre Jouventin, Hugues Sana, Jean-Marie Volland PUBLICITÉ France stephanie.jullien@pourlascience.fr ABONNEMENTS www.boutique.groupepourlascience.fr Courriel : serviceclients@groupepourlascience.fr Tél. : 01 86 70 01 76 Du lundi au vendredi de 8h30 à 12h30 et de 13h30 à 16h30 Adresse postale : Service abonnement Groupe Pour la Science 235 avenue Le Jour se Lève 92 100 Boulogne-Billancourt Tarifs d’abonnement 1 an (12 numéros) France métropolitaine : 59 euros – Europe : 71 euros Reste du monde : 85,25 euros DIFFUSION Contact kiosques : À Juste Titres ; Alicia Abadie Tél. 04 88 15 12 47 Information/modification de service/réassort : www.direct-editeurs.fr www.pourlascience.fr 170 bis boulevard du Montparnasse – 75 014 Paris Tél. 01 55 42 84 00 SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Laura Helmut President : Stephen Pincock Executive vice president : Michael Florek

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Origine du papier : Autriche Taux de fibres recyclées : 30 % « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,007 kg/tonne

François Lassagne Rédacteur en chef

EN BONNE INTELLIGENCE

I

l n’y a pas si longtemps, les êtres humains ont pu se croire au centre de l’Univers, s’imaginer devoir régner sur la nature. L’astronomie a finalement ramené la Terre à sa condition de planète rocheuse parmi tant d’autres, et la biologie a fait comprendre à sapiens qu’il n’était pas l’acmé de l’évolution. L’histoire est connue. La science n’est pas seulement un outil de compréhension du monde ; elle façonne, aussi, notre rapport au monde. Quelle place doit prendre l’humanité ? Aujourd’hui, la puissance d’agir des civilisations industrielles, fruit des progrès de la connaissance, nous fait à nouveau nous interroger. Précisément : quelle juste place doit prendre l’humain sur la seule planète qui lui assure vivre et couvert, à l’heure où ses actes menacent, justement, vivre, couvert et, au-delà, l’existence même des autres autres espèces ? Deviendronsnous des « jardiniers de la biosphère », repoussant toujours plus loin le domaine de la domestication, ou choisirons-nous de piloter notre développement en respectant le devenir des autres êtres vivants, par-delà nos propres intérêts ? Les écologues François Sarrazin et Jane Lecomte explorent ces horizons, dans notre dossier spécial, en partenariat avec le Muséum national d’histoire naturelle, consacré aux limites et perspectives de l’anthropocène. La question de sa juste place dans le monde est posée à l’être humain comme être vivant, mais aussi comme être pensant, à présent que nous créons des machines aptes à accomplir des tâches cognitives toujours plus complexes – jusqu’à la découverte de conjectures mathématiques. « Quel serait l’intérêt pour l’humanité d’avoir des machines capables d’énoncer des conjectures et d’autres en mesure de les prouver, le tout sans intervention humaine ? », demande le mathématicien Michael Harris. Parions, au moins, que la créativité humaine n’en aurait pas moins toute latitude à s’exercer. Nous voilà au défi d’évoluer avec notre environnement global : celui qui nous est donné, celui que nous modifions et celui que nous créons. Saurons-nous le faire en bonne intelligence ? n

POUR LA SCIENCE N° 535 / MAI 2022 /

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s OMMAIRE N° 535 / Mai 2022

ACTUALITÉS

P. 6

ÉCHOS DES LABOS • À l’origine des chromosomes sexuels • Des boîtes quantiques pour panneaux solaires • Fourmis renifleuses de cancer • Le record de la nova RS Ophiuchi • Le moustique voit rouge • Listeria hypervirulente • Momies voyageuses • Dennis Sullivan, prix Abel 2022 • Suggestion hypnotique

P. 18

LES LIVRES DU MOIS

P. 22

DISPUTES ENVIRONNEMENTALES

On a soif d’idéal Catherine Aubertin

P. 24

CAHIER PARTENAIRE

LES SCIENCES À LA LOUPE

PAGES I À IV (APRÈS LA P. 59)

La distribution électrique face au dérèglement climatique

Quand la guerre détruit les coopérations

GRANDS FORMATS DOSSIER SPÉCIAL

P. 36

P. 42

DE QUOI L’ANTHROPOCÈNE EST-IL LE NOM ?

ÉNERGIE, MATIÈRES PREMIÈRES : UNE HISTOIRE SANS TRANSITION

SCIENCE ET SOCIÉTÉ

Luc Semal

Il ne fait aucun doute que les changements globaux intenses que connaît la Terre sont dus aux activités humaines. Mais le mot choisi pour les décrire porte plusieurs ambiguïtés scientifiques et politiques…

HISTOIRE DES TECHNIQUES

Jean-Baptiste Fressoz

Omniprésente dans les discours, la transition est remarquablement absente dans l’histoire matérielle de l’humanité. Les matières premières ne deviennent jamais obsolètes.

Yves Gingras

Parrainé par

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POUR LA SCIENCE

Géosciences

DES MICROLABOS AU SECOURS DES SOLS

Génétique

AUX ORIGINES DES CHROMOSOMES SEXUELS

05/22

Édition française de Scientific American – Mai 2022 - n° 535

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Biologie animale

LE DINGO, ENTRE CHIEN ET LOUP

MATHÉMATIQUES

DOM : 8,50 € - BEL./LUX. : 8,50 € - CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 $CA – TOM : 1 100 XPF

LETTRE D’INFORMATION

L’analyse de

Luc Semal

écologue

L 13256 - 535 - F: 7,00 € - RD

fr

ANTHROPOCÈNE Une notion utile mais controversée

PLS0535-couverture.indd 1

L’humain bientôt dépassé par les machines ?

01/04/2022 10:08

En couverture : © piranka/GettyImages Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot Ce numéro comporte un encart d’abonnement Pour la Science, broché en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés.

P. 50

P. 64

LA MICROFLUIDIQUE INFILTRE LES GÉOSCIENCES

LE DINGO, ENTRE CHIEN ET LOUP

GÉOSCIENCES

Cyprien Soulaine et Sophie Roman

La microfluidique promet d’améliorer les procédés de décontamination des sols pollués ou le stockage du dioxyde de carbone. Comment ? grâce à des laboratoires géologiques... sur puce.

ZOOLOGIE

Pat Shipman

Ni tout à fait domestiques, ni tout à fait sauvages, les dingos échappent à la classification zoologique.


RENDEZ-VOUS

P. 80

LOGIQUE & CALCUL

BOUGER VITE… JUSQU’À L’UBIQUITÉ ?

Jean-Paul Delahaye

Ces fonctions sont si rapides qu’elles sont présentes partout à chaque instant. Elles sont parfois qualifiées de divines !

P. 46

ENVIRONNEMENT

P. 86

VEUT-ON D’UNE TERRE JARDIN ?

ART & SCIENCE

En attendant Oddo

François Sarrazin et Jane Lecomte Le concept d’anthropocène nous place devant un choix crucial pour l’avenir du monde vivant : continuer de piloter la nature au seul service des humains ou changer notre rapport aux autres espèces.

Loïc Mangin

P. 88

IDÉES DE PHYSIQUE

Voyage au bout de la table

P. 26

Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik

LES MATHÉMATICIENS FACE AU DÉFI DES MACHINES

P. 92

MATHÉMATIQUES

Michael Harris

P. 72

HISTOIRE DES SCIENCES

« L’ARCHÉOLOGIE PRÉVENTIVE A ÉMERGÉ DE L’INDIGNATION DEVANT LA DESTRUCTION DU PATRIMOINE »

Entretien avec Jean-Paul Demoule

Des logiciels capables de vérifier des démonstrations très difficiles, des intelligences artificielles en mesure de formuler des conjectures… Des performances vertigineuses qui amènent les mathématiciens à s’interroger sur la place de l’humain dans leur discipline.

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

Comment les perruches ont eu des (pseudo)dents Hervé Le Guyader

P. 96

SCIENCE & GASTRONOMIE

Les imprimantes 3D sont en cuisine Hervé This

P. 98

À PICORER

Retour sur la montée en puissance d’une pratique à l’origine de la majorité des découvertes archéologiques sur le sol français.

POUR LA SCIENCE N° 535 / MAI 2022 /

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ÉCHOS DES LABOS

GÉNÉTIQUE

À L’ORIGINE DES CHROMOSOMES SEXUELS P. 6 P. 18 P. 22 P. 24

Échos des labos Livres du mois Disputes environnementales Les sciences à la loupe

Les chromosomes sexuels X (en vert) et Y (en bleu) ont des tailles très différentes. Quel mécanisme a conduit à la dégénérescence du second ?

A

u cœur de nos cellules, les chromosomes sont le réceptacle de l’information génétique. Constitués d’ADN et de protéines, associés par paires, ils sont le support des gènes, qui définissent biologiquement les individus. Chez de très nombreuses espèces, le sexe est déterminé par la présence ou non d’un chromosome particulier. Pour les mammifères, et donc les humains, une femelle porte une paire de chromosomes X, tandis qu’un mâle porte un X et un Y. Pour d’autres animaux, où les chromosomes sexuels sont notés W et Z, c’est l’inverse. Chez les oiseaux ou encore les tortues, les mâles possèdent une paire de Z et les femelles sont dotées d’un Z et d’un W. Dans la plupart des cas, ces chromosomes sexuels, ou gonosomes, ont la particularité 6 / POUR LA SCIENCE N° 535 / MAI 2022

d’être différents. Chez l’humain, le Y est bien plus petit que le X, mais aussi plus pauvre en gènes : on le dit « dégénéré ». Deux biologistes du CNRS, Thomas

Le modèle classique souffre d’un manque de preuves empiriques

£

Lenormand, du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive, à Montpellier, et Denis Roze, de la station biologique de Roscoff, ont proposé un nouveau modèle pour expliquer la formation d’un chromosome dégénéré.

Depuis près de cinquante ans, la théorie généralement admise repose sur deux phénomènes particuliers : le dimorphisme sexuel, c’est-à-dire les différences entre des individus mâle et femelle, et la recombinaison génétique. Cette dernière est un mécanisme naturel par lequel les chromosomes s’échangent des fragments d’ADN. Ce brassage induit une plus grande diversité génétique des populations et favorise l’adaptabilité à l’environnement. La théorie propose une évolution en trois étapes. Le protochromosome Y portait un gène déterminant le sexe masculin ainsi qu’un gène impliqué dans le dimorphisme sexuel, qui contribue au succès reproducteur des individus mâles mais pas à celui des femelles. Pour conserver cette association avantageuse, la sélection naturelle favorise un « arrêt de recombinaison », de telle sorte que ces deux gènes restent transmis

© Knorre/Shutterstock

Chez de nombreuses espèces, le sexe est déterminé par des chromosomes sexuels. Une nouvelle théorie se propose d’expliquer l’origine et l’évolution de ces chromosomes très particuliers.


Modèle classique

Nouveau modèle

Protochromosome Y Protochromosome X

Gène déterminant le sexe masculin Gène bénéfique pour les mâles Mutations délétères Région verrouillée Gène codant Régulateur de l’expression du gène

Région verrouillée, empêchant la recombinaison

Boucle de rétroaction

Accumulation de mutations délétères Des gènes deviennent non fonctionnels

© Pour la Science, d’après P. Muralidhar et C. Veller, Science, vol. 375, pp. 616-617, 2022

Des mutations sur le régulateur de l’expression conduisent à une expression plus faible du gène sur le protochromosome Y Le nombre de mutations augmente sur les gènes peu exprimés

Compensation de dosage

ensemble. L’absence de recombinaison entraîne alors une accumulation de mutations délétères dans la région « verrouillée » ; les gènes touchés deviennent non fonctionnels et, progressivement, la taille du chromosome s’en trouve diminuée. Enfin, pour combler ce manque d’expression, les copies fonctionnelles des gènes situées sur le chromosome X sont surexprimées (et l’un des X est éteint chez les femelles) : c’est ce qu’on appelle « la compensation de dosage ». Si cette théorie a pendant longtemps été admise, elle souffre toutefois d’un manque de preuves empiriques, ce qui a progressivement éveillé un certain scepticisme au sein d’une part de la communauté scientifique. Thomas Lenormand et Denis Roze ont donc proposé un nouveau modèle. Ils suggèrent que la causalité est inversée. Selon eux, la dégénérescence découle de l’évolution précoce des régulateurs de l’expression des gènes, qui sont aussi portés par le chromosome Y. Ils proposent que des arrêts de recombinaisons fortuits se sont produits le long du protochromosome Y. Parmi les régions verrouillées, désormais transmises d’un seul bloc, certaines, par chance, étaient relativement dépourvues de mutations délétères, et se sont fixées

Région verrouillée, empêchant la recombinaison

Compensation de dosage

dans la population. Toutefois, du fait de l’arrêt des recombinaisons, les régulateurs gouvernant l’expression des gènes sur ces régions ont évolué, dès lors, de façon indépendante pour le X et pour le Y. Selon ce scénario, l’expression du Y a rapidement divergé de celle du X, avec une moindre expression (ce qui a entraîné une compensation de dosage). Les gènes du Y, moins exprimés, ont alors intégré des mutations, avec un impact limité, assurant leur diffusion dans la population. Par ailleurs, la compensation de dosage génère alors des effets antagonistes entre sexes, qui empêchent le rétablissement de la recombinaison. Cette situation conduit de façon inéluctable à la dégénérescence complète du Y, sauf pour les gènes ayant une fonction propre aux mâles. Grâce à des simulations informatiques, les chercheurs ont montré l’efficacité de ce nouveau modèle. Comment tester ce scénario ? Chez les mammifères, le chromosome sexuel Y est très dégénéré et son origine est ancienne. Ces cas ne permettent pas d’étudier comment s’est déroulée la formation des gonosomes. Les biologistes se penchent donc sur des systèmes chromosomiques plus jeunes, où la détermination du sexe a fait très récemment son

apparition, comme chez certaines plantes. Ils se tournent aussi vers des groupes d’animaux, comme certains poissons, chez lesquels les chromosomes responsables du sexe ont changé depuis peu de temps. Ce faisant, ils espèrent observer directement les premières étapes de l’évolution des gonosomes et tester les différents scénarios envisagés par l’ancien et le nouveau modèle. Si les scientifiques veulent élucider l’origine des particularités des chromosomes sexuels, c’est pour mieux comprendre le fonctionnement des génomes, et en particulier étudier plus en profondeur les causes et les conséquences de l’arrêt de la recombinaison, mécanisme essentiel de la reproduction sexuée. Du reste, les monosomies (un chromosome en moins) et trisomies (un chromosome en trop) sont en général létales. Quels mécanismes assurent qu’un chromosome dégénéré n’est pas délétère ? Il s’agit donc aussi d’élucider les effets, peu connus, des variations de dosage et de l’expression sur la santé. n William Rowe-Pirra

T. Lenormand et D. Roze, Science, 2022

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LES LIVRES DU MOIS

ÉCOLOGIE

MATHÉMATIQUES

QU’EST-CE QUE LE CRIME ENVIRONNEMENTAL ? Grégory Salle

LES AVENTURES D’UN MATHÉMATICIEN Stanislaw Ulam

L

V

Seuil, 2022 288 pages, 21 euros

es ouvrages d’écologie politique paraissent à un rythme effréné, car les chercheurs des sciences sociales sont hyperactifs dans ce domaine. L’auteur, directeur de recherche du CNRS et membre du Centre lillois d’études et de recherche sociologiques et économiques, s’intéresse ici à la criminalité environnementale. Personne n’ignore que la délinquance écologique explose mondialement, dans le contexte de la destruction accélérée des forêts primaires (surtout en Amazonie et en Indonésie), laquelle entraîne la disparition des espèces protégées, les trafics d’animaux sauvages et de bois tropicaux, ainsi que des pollutions majeures. L’auteur, toutefois, va au-delà de la question de la pénalisation de crimes environnementaux avérés pour souligner que nos activités économiques légales entraînent, elles aussi, un saccage de la Terre, ce que le traitement juridique de ce qui est illégal tend à faire oublier. Le sujet est si vaste que ce livre ne fait que l’effleurer. Un chapitre entier traite par exemple du sujet méconnu de la « guerre du sable », qui est en train de faire disparaître bien des îles et des plages dans le monde. Saviez-vous que le sable des déserts n’est pas utilisable en construction ? Qu’à Dubaï, le sable marin qui a servi à créer des centaines d’îles artificielles est venu d’Australie ? Le livre se conclut par une citation de Jean-Baptiste Fressoz, défendant « une perspective écosocialiste » : « Ce qu’il faut faire est assez évident : mater les lobbys et les entreprises polluantes et extractivistes, laisser le carbone dans le sol, […] et punir avec une égale sévérité les atteintes à l’environnement [et] les atteintes aux biens et aux personnes. » « Vaste programme ! » comme aurait dit le général de Gaulle… PIERRE JOUVENTIN CNRS (émér.)

Cassini, 2022 400 pages, 18 euros

enez vous asseoir à un banquet de l’esprit scientifique avec des mathématiciens et des physiciens du milieu du xxe siècle ! Vous y dégusterez de délicieuses anecdotes dévoilant les personnalités brillantissimes des collègues de Stanislaw Ulam lors de son épanouissement intellectuel à l’institut polytechnique de Lwów, aujourd’hui Lviv, en Ukraine. Le jeune mathématicien eut alors le privilège de converser d’égal à égal avec les sommités de l’école de mathématique de Lwów (Steinhaus, Kuratowsky, Mazur, Banach…), dont les noms résonnent encore dans nos têtes. Le choix de leurs thèmes de recherche résultait d’une communauté d’intérêts où les percées individuelles répondaient aux questions des membres de la congrégation (de telles conjonctions florissantes d’idées sont apparues régulièrement au cours de l’histoire des mathématiques : à Paris autour des Bourbakistes, à Cambridge avec le tandem Hardy-Littlewood, à Göttingen sous la houlette de Hilbert). Invité aux États-Unis, il poursuivit ses recherches mathématiques, mais s’intéressa à la physique théorique au contact de von Neumann, de Fermi, de Feynman… Espiègle, il confia à un collègue mathématicien qu’il était tombé si bas qu’il avait mis dans son dernier article des nombres décimaux… À Los Alamos, les mathématiques n’étaient plus une échappatoire à la réalité ne relevaient plus de l’abstraction ; Ulam décrit les sentiments, les motivations, parfois les regrets des chercheurs qui ont inventé les bombes atomiques. Pour sa part, il n’avait plus d’états d’âme après avoir vu tant de ses collègues tués par les Nazis, et il craignait que l’Allemagne ou un autre régime dictatorial utilise une telle arme. Lisez ce livre, c’est une page de l’histoire des idées scientifiques relatée par un de ses acteurs. PHILIPPE BOULANGER

Fondateur et ancien directeur de Pour La Science

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GÉOGRAPHIE

HISTOIRE

ATLAS DES GRANDES DÉCOUVERTES – DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS Stéphane Dugast Autrement, 2021 288 pages, 29,90 euros

J

ournaliste indépendant, l’auteur signe ici une somme sur les explorations depuis l’Antiquité, accompagné par le cartographejournaliste Xemartin Laborde, du journal Le Monde. Commençant aux débuts de l’Histoire, il rappelle les explorations des Phéniciens et des Grecs. Les explorateurs incontournables Ibn Battuta ou al-Idrisi et d’autres encore sont évoqués s’agissant de l’Âge d’or arabo-musulman. La place des Vikings est mise en avant : ils abordent plus qu’ils n’explorent des terres du continent américain comme le Groenland et Terre Neuve, le Labrador demeurant hypothétique. Une juste place est accordée à Amerigo Vespucci, le véritable découvreur européen de l’Amérique (qui porte son nom) face à un Christophe Colomb aventureux mais repartant en ignorant à peu près tout des territoires accostés. En plus de ces grandes figures incontournables, faisant de l’ouvrage un récapitulatif assez exhaustif, l’auteur insiste sur des personnalités peu connues mais cruciales dans la découverte de l’Amérique du Nord (Jolliet et La Salle) et dans celle de l’Australie (Baudin). Plusieurs femmes sont mises en avant comme Mary Kinsley, une des premières ethnologues-exploratrices de l’Afrique ou Alexandra David-Néel, grande connaisseuse du Tibet. Lire cet ouvrage, c’est aussi parcourir une histoire bien menée des cartographes, même si les tracés des expéditions se trouvent parfois décalés par rapport au texte. L’approche à la fois chronologique et géographique amène l’auteur à terminer par les expéditions polaires. La conclusion nous oriente vers les derniers horizons que sont les abysses et, surtout, l’espace où la montée en puissance des explorateurs privés rappelle qu’appât du gain et « découvertes » ne vont pas bien ensemble. FARID BENHAMMOU

Laboratoire Ruralités, Poitiers

ET AUSSI

LES DERNIERS PAÏENS Sylvain Gouguenheim Passés composés, 2022 448 pages, 24 euros

C

e riche ouvrage consacré à un groupe de peuples peu connu du lecteur français, les Baltes, est écrit par un historien médiéviste, notamment auteur de livres sur les chevaliers teutoniques et leur déroute à Tannenberg en 1410. Les Baltes dont il est question ici correspondent aux Baltes dits « orientaux », c’est-à-dire aux Lituaniens et Lettons d’aujourd’hui, auxquels il faut ajouter les Baltes « occidentaux » – les Prussiens (ou Borusses) et les Yotvingiens (ou Sudoviens) –, pour ne citer que les plus connus. Les Baltes occidentaux furent assimilés durant le Moyen Âge par leurs voisins allemands et slaves. Ces peuples ont su garder leur culture originale et leur paganisme jusqu’au XIIIe, voire jusqu’au XIVe siècle, quand ils ont brusquement été portés sur le devant de la scène historique. Cela fut le cas grâce, d’une part, à leur activité politique et militaire qui a abouti à la naissance d’une des superpuissances de l’Europe médiévale : le Grand-Duché de Lituanie (englobant grosso modo la Lituanie, la Biélorussie et l’Ukraine actuelles) et, d’autre part, leur résistance acharnée aux chevaliers croisés teutoniques. En s’appuyant sur l’étude de sources écrites médiévales et sur les recherches récentes des médiévistes et des ethnologues, l’auteur propose une reconstitution fiable de la civilisation des Baltes du Moyen Âge. Une place d’honneur est faite à leur culture spirituelle et à leur religion païenne. Il faut ajouter quelques mots sur l’histoire ancienne des Baltes, connus sous le nom d’Aestii. Il est admis que les ancêtres des Baltes occupaient déjà la région du sud-est baltique, vers le Ier siècle de notre ère. Ainsi, nous ne pouvons plus soutenir la thèse de l’arrivée des ancêtres des Lituaniens sur le Niemen seulement aux VIIe-IXe siècles. Ce point mis à part, le lecteur francophone reçoit avec cet ouvrage un excellent outil pour étudier les origines de la civilisation de ces peuples. MICHEL KAZANSKI

CNRS, Orient et de Méditerranée

TOUTE LA PHYSIQUE SANS ÉQUATIONS Antoine Moreau Ellipses, 2022, 216 pages, 16 euros

Particulièrement clair, le style de cet ouvrage est celui d’un vulgarisateur passionné, physicien, enseignant-chercheur à l’université Clermont Auvergne. L’auteur passe en revue avec aisance les grands pans de la physique : mécanique, mécanique des fluides, ondes, lumière, structure de l’univers, relativité, mécanique quantique. Le physicien lecteur pourra s’étonner de certains choix didactiques, comme la tension électrique devenue une « pression », mais il fallait en faire ! À mettre entre toutes les mains des apprentis physiciens. PRÉHISTOIRE INTIME Sophie Archambault de Beaune Gallimard, 2022, 368 pages, 9,40 euros

Une préhistorienne fait le tour de ce que nous pouvons savoir des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur. Sa critique du manque de nuances qui fait de la chasse une activité forcément masculine tandis que la cueillette n’a pu qu’être féminine est intéressante. Elle réfute l’idée – sexiste peut-être – que l’art préhistorique serait masculin, soulignant la présence d’empreintes de mains féminines dans les grottes. On sent un dialogue constant entre sa pensée et celle du défunt anthropologue social Alain Testart. C’est à la fin une image pointilliste et floue de nos ancêtres qui émerge. Peut-il en être autrement ? HISTOIRES EXTRAORDINAIRES ET INSOLITES D’ASTRONOMES Jean-Pierre Luminet Buchet-Chastel, 2022, 272 pages, 20,50 euros

Les astronomes seraient de grands excentriques. Ne faut-il pas l’être face à l’Univers, les calculs mathématiques parmi les plus ardus, mais aussi la mesquinerie et la jalousie de ses collègues ? L’auteur, astronome lui-même, s’amuse à nous faire découvrir de multiples aventures tragiques, comiques, violentes, tendres, sexuelles… de maints astronomes insignes de France. Ainsi, les frasques de Maupertuis avec « les deux Lapones », la haine de Flammarion pour l’impossible Le Verrier, l’âge de la Terre antédiluvien de Buffon, la tête guillotinée de Bailly…

POUR LA SCIENCE N° 535 / MAI 2022 /

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MATHÉMATIQUES

L’ESSENTIEL > L’histoire des machines en mathématiques est riche et ancienne. > L’utilité des ordinateurs et des logiciels est incontestable. Par exemple, des branches entières des mathématiques n’auraient jamais vu le jour sans les capacités de calcul des ordinateurs. > La réflexion sur le rôle des machines en mathématiques se limite

L’AUTEUR souvent à l’idée d’une compétition entre les humains et les ordinateurs, voire du remplacement des premiers par les seconds, ou d’une quête de performance qui motive en particulier les industriels des hautes technologies. > C’est oublier que certains aspects de la recherche – la créativité, donner du sens aux résultats, etc. – sont des activités purement humaines.

MICHAEL HARRIS professeur à l’université Columbia, à New York, et à l’institut de mathématiques de Jussieu, à Paris

Les mathématiciens face au défi des machines Des logiciels capables de vérifier des démonstrations très difficiles, des intelligences artificielles en mesure de formuler des conjectures… Des performances vertigineuses qui amènent les mathématiciens à s’interroger sur la place de l’humain dans leur discipline.

© piranka/GettyImages

L

e 5 décembre 2020, le mathématicien allemand Peter Scholze a lancé un défi de nature inédite aux chercheurs de son domaine. Avec Dustin Clausen, de l’université de Copenhague, ils venaient de développer une longue démonstration en lien avec leurs travaux sur ce qu’ils nomment « les mathématiques condensées » (voir l’encadré page 29). De l’aveu du chercheur de l’université de Bonn, leur preuve repose sur des notions extrêmement complexes que peu de mathématiciens maîtrisent. Il y a donc peu de chance qu’un spécialiste prenne le temps de vérifier ce résultat. Or, si Peter Scholze est confiant à 99,9 % de la solidité de la démonstration, un passage lui semblait assez épineux. Comme ce théorème établit les bases d’un projet ambitieux de refondation des mathématiques, il voulait avoir la certitude que son résultat était correct. Il a alors proposé à un groupe de chercheurs de vérifier son théorème en utilisant un logiciel nommé Lean, appartenant à la catégorie des « assistants de preuve ». À peine six mois plus

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tard, l’équipe avait formalisé la démonstration et confirmé la justesse du théorème des deux mathématiciens. Quel est le principe des assistants de preuve ? Ces logiciels, à l’image de Lean, traduisent les preuves des mathématiciens, rédigées avec des mots et des symboles formant des phrases respectant les règles de grammaire d’une langue naturelle, dans un langage purement symbolique et formel. Pour les mathématiciens (encore humains pour l’instant), les preuves formelles sont le plus souvent difficiles, voire impossibles à comprendre, à l’instar d’un code de programmation brut. Cependant, l’intérêt d’une telle formalisation est que toutes les définitions sont données avec précision et toutes les preuves sont pratiquement garanties d’être correctes. Un autre ordinateur est capable de lire ce langage formel et peut alors vérifier la validité de la déduction ligne par ligne et rejeter la moindre erreur ou ambiguïté. L’épisode de la formalisation de la preuve de Dustin Clausen et Peter Scholze marque peut-être un tournant historique dans la


relation entre les ordinateurs et les mathématiciens. Ce n’est pas la première fois qu’un assistant de preuve est utilisé, mais c’est la première fois qu’une preuve mathématique (ou, tout au moins, une partie) n’a pas été vérifiée par des humains à l’exception de ses auteurs, mais uniquement par une machine. Cet événement est loin d’être anodin, et son impact a été amplifié par la réputation de Peter Scholze dont la qualité des travaux, à l’interface de l’arithmétique et de la géométrie, lui a valu de recevoir la médaille Fields en 2018, à seulement 30 ans.

UNE COMPÉTITION ?

Il est probable que l’influence de Peter Scholze, qui admet que la certification mécanique est un complément utile de son intuition, donnera un coup de pouce aux programmes de formalisation. Certains mathématiciens et de nombreux informaticiens se félicitent de cette évolution, qu’ils attendent depuis longtemps. Mais il existe aussi une vision selon laquelle la formalisation fondée sur l’informatique est un premier pas vers une version des mathématiques où les machines rejoignent les êtres humains, d’abord comme collègues, puis finissent par les dépasser. En 2020, lors d’une conférence, Christian Szegedy, chercheur chez Google, a évoqué des projets pour créer « une machine capable d’un raisonnement mathématique du niveau d’un humain d’ici à dix ans ». Et les exemples du superordinateur Deep Blue, champion d’échecs, et plus récemment du programme AlphaGo, qui a atteint un niveau incomparable au jeu de go par autoapprentissage, sont cités comme la preuve que dans la compétition entre mathématiciens humains et mécaniques les premiers seront inévitablement perdants. Ces espoirs et craintes sont-ils réalistes ? Quelle sera alors la place des mathématiciens dans cette nouvelle distribution des rôles ? Depuis longtemps, les machines ont une place importante en mathématiques. Le recours intensif aux systèmes mécaniques comme outil de calcul arithmétique et astronomique est bien documenté depuis l’Antiquité. Les premières machines à calculer modernes ont été inventées au xviie siècle sous l’impulsion de Pascal (avec la « Pascaline ») et de Leibniz (avec sa « machine arithmétique », théorisée mais non fonctionnelle), considérés comme des pionniers à la fois du calcul mécanique et du développement des mathématiques modernes. Ces dispositifs ont facilité la résolution d’opérations complexes, libérant les chercheurs qui consacraient davantage de temps à leurs réflexions plutôt qu’aux fastidieuses lignes de calculs. L’étape suivante a été le développement de la théorie du calcul par ordinateur. Celle-ci est née de façon surprenante durant une période de grande remise en question des fondements des mathématiques. Au début du xxe siècle, David

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DOSSIER SPÉCIAL

SCIENCE ET SOCIÉTÉ

L’ESSENTIEL > Le terme « anthropocène » a émergé au tournant du xxie siècle pour désigner le changement global d’origine humaine que subit la Terre depuis plusieurs décennies. > Si ce qu’il décrit fait consensus, plusieurs controverses entourent le mot choisi, tant

L’AUTEUR sur sa signification scientifique que sur ses sous-entendus politiques. > Il est ainsi invoqué pour défendre des projets aussi différents que la géo-ingénierie ou l’autolimitation.

LUC SEMAL maître de conférences en science politique au Centre d’écologie et des sciences de la conservation, au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris

De quoi l’anthropocène est-il le nom ?

L

e néologisme « anthropocène » est un mot imparfait et discutable apparu à la fin du xxe siècle pour désigner une réalité concrète qui, elle, est malheureusement indiscutable : depuis les débuts de l’industrialisation, et surtout depuis la nette accélération des dynamiques de croissance et de développement qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, les sociétés humaines se trouvent embarquées, à leurs risques et périls, dans « une expérience gigantesque non maîtrisée », selon la formulation de l’historien américain John McNeill dans son ouvrage Du nouveau sous le soleil (2010). Celle-ci consiste en une combustion massive des énergies fossiles à l’échelle planétaire, dont trois conséquences parmi les plus saillantes sont une dépendance massive à des ressources non renouvelables nécessairement destinées à se raréfier, une destruction et un empoisonnement des milieux contribuant à un effondrement de la biodiversité

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et des populations animales, et l’amorce d’un réchauffement global prochainement susceptible de s’autoalimenter. Ces conséquences sont d’une ampleur et d’une rapidité telles qu’il devient possible de comparer l’humanité à une force géologique nouvelle, désormais en mesure d’interférer avec les grands cycles biogéochimiques du globe. Le changement global qui en découle peut sembler lent à l’échelle d’une vie humaine, car il constitue un processus s’étalant sur plusieurs décennies, voire sur plusieurs générations, et façonne donc au quotidien tout ce qui constitue notre « normalité » la plus banale. Mais il se révèle d’une fulgurance catastrophique à l’échelle des temps géologiques ou évolutifs, et se trouve donc porteur d’une réflexion vertigineuse sur le sens et les conséquences de l’aventure industrielle, sinon sur le devenir de l’espèce humaine. Depuis qu’il s’est imposé, le terme choisi pour désigner cette expérience gigantesque et

© Université Paris I - Panthéon-Sorbonne

Il ne fait aucun doute que les changements globaux intenses que connaît la Terre sont dus aux activités humaines. Mais le mot choisi pour les décrire porte plusieurs ambiguïtés scientifiques et politiques…


© creativemarc/Shutterstock

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DOSSIER SPÉCIAL

HISTOIRE DES TECHNIQUES

L’ESSENTIEL > Depuis un siècle, l’éventail des matières premières utilisées s’élargit et leur consommation augmente.

© Ivan Kuzkin/Shutterstock

> De même, les nouvelles techniques de production d’énergie ne se sont pas substituées aux anciennes, mais se sont ajoutées à elles.

L’AUTEUR > Les transitions énergétiques et matérielles invoquées pour lutter contre le changement climatique n’ont encore jamais eu lieu.

Prince Rupert, en Colombie-Britannique, est le principal port maritime d’où partent les granulés de bois produits dans la région pour alimenter les centrales électriques de l’entreprise Drax, au Royaume-Uni. Régulièrement, des silos remplis de granulés déversent leur chargement dans les conteneurs d’énormes cargos (l’un d’eux est visible au premier plan) qui le livrent en Angleterre. En 2012, Drax a en effet décidé de transformer ses centrales pour qu’elles n’utilisent plus du charbon, mais du bois. Est-ce vraiment une transition à l’échelle globale ?

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JEAN-BAPTISTE FRESSOZ historien des sciences, des techniques et de l’environnement au CNRS et à l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris


Énergie, matières premières : une histoire sans transition Omniprésente dans les discours, la transition est absente dans l’histoire matérielle de l’humanité.

N

ombreuses sont les injonctions à amorcer une transition pour sortir de la crise environnementale majeure que connaît le monde aujourd’hui. Mais l’expression « crise environnementale » induit en erreur en suggérant que l’épreuve est brève et l’issue imminente. De ce point de vue, le concept d’anthropocène est plus approprié, car il souligne le caractère irréversible des phénomènes biogéochimiques planétaires enclenchés par les activités humaines. On pourrait croire que, forts de cette prise de conscience, à coups d’innovations et de transitions énergétiques ou matérielles, nous avons effectivement ébauché un changement. Mais

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GÉOSCIENCES

L’ESSENTIEL > Les formations géologiques sont constituées de minéraux entrecoupés de pores micrométriques. Ces derniers abritent des microécoulements, mais aussi des réactions géochimiques et des microorganismes.

LES AUTEURS de véritables laboratoires géologiques sur puce recréent les conditions du sous-sol. > Les premiers résultats expérimentaux ouvrent des pistes pour des solutions efficaces de remédiation des sols pollués.

> Pour étudier ces systèmes et ces processus micrométriques,

CYPRIEN SOULAINE chargé de recherche CNRS à l’institut des sciences de la Terre d’Orléans

SOPHIE ROMAN maîtresse de conférences à l’université d’Orléans

La microfluidique infiltre les géosciences Pour améliorer les procédés de décontamination des sols pollués, exploiter les sources géothermales ou stocker du dioxyde de carbone, il est crucial d’étudier la dynamique des fluides à l’échelle micrométrique dans les roches. Comment? Grâce à des laboratoires géologiques... sur puce.

E

n 1990, la commune d’Erstein, en Alsace, a essuyé une mauvaise surprise. Dans le cadre de l’installation d’un puits de pompage pour recueillir l’eau de la nappe phréatique, des tests ont été réalisés pour vérifier que l’eau était potable. Mais les résultats ont révélé la présence de tétra­ chlorure de carbone (CCl4), un solvant très toxique dont la concentration, comprise entre 30 et 65 microgrammes par litre, excédait de 15 à 30 fois le seuil de tolérance réglementaire ! Des analyses ont alors mis en évidence une zone polluée d’une dizaine de kilomètres de long pour 1 kilomètre de large. Mais d’où venait la contamination ? Des modélisations ultérieures ont relié cette pollution de la nappe phréatique alsacienne à l’accident d’un camion-citerne qui a eu lieu le 11 décembre 1970, à Benfeld, 6 kilomètres

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en amont d’Erstein, qui en se renversant sur la chaussée a laissé s’échapper près de 4 000 litres de tétrachlorure de carbone. Vingt années et plusieurs kilomètres séparent l’accident de l’émergence de la pollution. Comment expliquer une diffusion aussi lente ? La réponse est liée à la structure du sous-sol et aux processus qui s’y déroulent, mais les mécanismes en jeu restent mal connus. Pourtant, mieux les comprendre est indispensable, car le sous-sol est au cœur de nombreuses activités humaines : exploitation à des fins énergétiques (géothermie profonde, production pétrolifère), extraction de métaux rares, stockage (déchets nucléaires dans les formations argileuses, dioxyde de carbone dans les aquifères salins profonds ou hydrogène dans les cavités profondes). Quand ces interventions ne sont pas parfaitement contrôlées,


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© Benzhong Zhao et al., PNAS, 2016

Un réseau de pores dans la roche est ici simulé avec un ensemble dense de plots pleins cylindriques (vus ici du dessus). Les chercheurs ont étudié comment de l’eau injectée au centre du système déplace de l’huile visqueuse présente dans ce micromodèle. Ils ont analysé le rôle de certains paramètres, comme l’affinité des fluides avec le substrat. Ces phénomènes sont particulièrement intéressants pour identifier les méthodes les plus efficaces afin de nettoyer un sol contaminé.


ZOOLOGIE

Le dingo, entre chien et loup Ni tout à fait domestiques ni tout à fait sauvages, les dingos échappent à la classification zoologique.

P

armi les animaux emblématiques de l’Australie, les dingos figurent en bonne place. On trouve ces « chiens jaunes » dans les textes, les chansons, les poèmes et les danses des Aborigènes, tout particulièrement dans le Dreamtime, le « Temps du rêve ». Cet ensemble de récits mythologiques fondateur de la culture aborigène assimile volontiers les dingos à des humains aux pouvoirs surnaturels, dont les actions illustrent des valeurs morales. Malgré l’importance culturelle des dingos pour les premiers Australiens, leur origine et leur histoire évolutive restent cependant difficiles à saisir. Ce que laissent d’abord transparaître les contes du « Temps du rêve », c’est le rôle important que jouent les dingos dans le paysage australien. C’est par exemple le cas dans Peopling of the Land – le « peuplement de la Terre » –, un récit recueilli en 1949-50 à Oenpelli, dans les Territoires du Nord. Merryl Parker le raconte en 2006 dans sa thèse à l’université de Tasmanie : un vieil homme nommé Ilbad campe avec son fils Aidjumala et sa fille Maidjuminmag. La famille dîne d’un goanna

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– une sorte de lézard –, puis se couche. Ayant toujours faim, les enfants se relèvent pour croquer les os du goanna, ce qui réveille leur père. Agacé, il les gronde et leur lance même un premier bâton de jet (une arme de chasse) ; celui-ci casse le bras de sa fille, qui se met à pleurer ; il en lance un second sur le garçon, qui se met à glapir comme un chien sans que son bras ne soit cassé. Les deux enfants s’enfuient alors ensemble, si vite – ils sont en train de se transformer en dingos –, que leur père ne parvient pas à les rattraper pour leur dire qu’il est désolé. Une fois dans la nature, les enfants sont devenus des dingos. Passant sous un grand banian, ils s’y arrêtent pour creuser à la manière des chiens un grand trou dans la terre. Maidjuminmag y trouve de l’eau. Les enfantsdingos décident alors de laisser ce puits en l’état afin que les humains puissent s’y désaltérer, notamment leur père. Le récit mythique dont fait partie cet épisode se poursuit ensuite au fil des aventures du couple d’enfants-dingos, devenus de puissantes divinités. Ces dernières façonnent le paysage, créent des points d’eau vitaux et tempèrent par de la bonté leur juste


L’ESSENTIEL

> Les plus anciens fossiles de dingo datent d’environ 4 000 ans. Domestication

inachevée, retour à la vie sauvage : leur trajectoire évolutive reste énigmatique. > Le séquençage du génome des dingos confirme un statut intermédiaire entre loups et chiens lupoïdes. De nouvelles études génétiques devraient le préciser.

PAT SHIPMAN professeuse émérite d’anthropologie de l’université d’État de Pennsylvanie

Les dingos sont à la frontière entre le sauvage et le domestique : ils sont à la fois familiers et profondément énigmatiques.

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© Auscape International Pty Ltd/Alamy

> Les traits génétiques et comportementaux des dingos les placent entre chien et loup. Descendentils de canidés sauvages ou domestiques ?

L’AUTRICE


HISTOIRE DES SCIENCES

JEAN-PAUL DEMOULE professeur émérite de protohistoire européenne à l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) et membre honoraire de l’Institut universitaire de France.

L’archéologie préventive est à l’origine de la majorité des découvertes sur le sol français. Ce succès tient notamment à la constitution, il y a vingt ans, de l’Institut national des recherches archéologiques préventives (Inrap). Jean-Paul Demoule en fut le premier président. Il revient sur les étapes qui ont fondé cet instrument clé de l’archéologie. 72 / POUR LA SCIENCE N° 535 / MAI 2022

Avec l’aimable autorisation de J.-P. Demoule

L’archéologie préventive a émergé de l’indignation devant la destruction du patrimoine


Comment définissez-vous l’« archéologie préventive » ?

De quand date précisément le concept moderne d’archéologie préventive en France ?

Il y a trois types d’archéologie : l’archéologie programmée, qui consiste à organiser des fouilles méthodiques sur un site protégé ; c’est typiquement une activité saisonnière d’archéologues d’université, du CNRS ou du ministère de la Culture. Ensuite, l’archéologie de sauvetage, qui consiste à faire fouiller en catastrophe un chantier par des archéologues professionnels ou amateurs, à la suite d’un signalement de vestiges. Finalement, l’archéologie préventive consiste à mener des fouilles programmées en un délai défini afin d’étudier les sols archéologiques d’un terrain avant qu’un chantier n’y commence. Seuls des archéologues spécialisés dans le prélèvement rapide de données archéologiques de toutes sortes peuvent la pratiquer efficacement : typiquement ceux des équipes de l’Inrap. On peut donc dire que l’archéologie préventive est une sorte d’« archéologie de sauvetage programmée ».

Du milieu des années 1970. C’est Jacques Lasfargues, le directeur des Antiquités historiques de la région Rhône-Alpes, qui l’a introduit. À cette époque, la surveillance archéologique était souvent confiée à des professeurs que l’on disait « indemnitaires », car ils touchaient 1 500 francs pour surveiller les chantiers avec l’aide d’un réseau d’amateurs éclairés : des « correspondants des Antiquités ». Souvent, les professeurs indemnitaires, des universitaires habitués aux fouilles programmées et occupés par ailleurs à enseigner, ne faisaient pas de zèle… Jacques Lasfargues, pour sa part, avait plus de temps. Il a commencé à faire le forcing en insistant sur le fait que la loi interdisait les fouilles sans autorisation administrative, et donc, selon une interprétation quelque peu abusive, la destruction de sites archéologiques dès qu’on ouvre la terre. Cette pression n’a pas eu d’effets sur les carriers et les petits entrepreneurs du bâtiment sans gros moyens, mais elle en a eu sur les grands aménageurs qui étaient en train de construire le métro de Lyon et les autoroutes circumlyonnaises. Au début, ils lui répondaient : « Pas le droit de détruire ? Eh bien, fouillez… » Il rétorquait : « Oui, je le ferai dès que j’aurai l’argent pour le faire… » Cela plaçait les aménageurs devant la menace d’un procès pour destruction de sites archéologiques. Comme, pour eux, le coût des fouilles ne représentait qu’une infime fraction de celui des travaux, vite récupéré au péage ou par les tickets de métro, ils se sont mis à payer pour les fouilles. Petit à petit,

© The Picture Art Collection/Alamy Banque d’images

En France, tous les chantiers font-ils l’objet de diagnostics archéologiques ? Oui, la loi prévoit qu’avant tout aménagement ou dès qu’un permis de construire est déposé, le service archéologique de la Drac – la direction régionale des Affaires culturelles – ordonne, si elle l’estime nécessaire, un diagnostic archéologique. Cette recherche systématique d’éventuels vestiges archéologiques par sondages ne porte que sur 5 à 10 % de la surface désignée, mais concerne pas moins de 600 kilomètres carrés de terrain, qui sont « artificialisés » chaque année en France. En fonction du « rapport de diagnostic », la Drac prescrit éventuellement une fouille et l’Inrap monte un « projet d’opération », qui contient une proposition de délai, puis une convention est signée avec l’aménageur. L’archéologie préventive est-elle une nouveauté dans la longue histoire de l’archéologie ? Au sens moderne oui, mais, curieusement, dans un sens plus large, c’est aussi la plus ancienne forme d’archéologie. Puisque son sens est de limiter la perte irrémédiable des enregistrements archéologiques, quand on lit dans un texte mésopotamien que Nabonide, le dernier roi de Babylone [556-539 avant notre ère, ndlr], apprenant la découverte fortuite d’un temple construit dix siècles avant lui par Hammourabi [1810-1750 avant notre ère, ndlr], décida de le faire restaurer « à l’ancienne », on se dit qu’il faisait de l’archéologie préventive… Pour comparaison, les premières fouilles programmées historiques sont celles de l’ingénieur Roque Joaquín de Alcubierre à Pompéi en 1738.

QUELQUES DATES

1738

Premières fouilles programmées à Pompéi.

1913

Loi sur « les monuments historiques ».

1941

Loi « portant réglementation des fouilles archéologiques ».

1975

Premiers conflits entre archéologues et aménageurs dans la région Rhône-Alpes.

2001

Loi sur l’archéologie préventive.

2002

Création de l’Inrap.

À POMPÉI, LES PREMIÈRES FOUILLES PROGRAMMÉES Joaquín de Alcubierre (1702-1780), un ingénieur militaire espagnol, dirigea de 1738 à sa mort les premières fouilles programmées d’Herculanum (1738), de Pompéi (1748) et de Stabies (1749).

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LOGIQUE & CALCUL

P. 80 P. 86 P. 88 P. 92 P. 96 P. 98

Logique & calcul Art & science Idées de physique Chroniques de l’évolution Science & gastronomie À picorer

L’AUTEUR

JEAN-PAUL DELAHAYE professeur émérite à l’université de Lille et chercheur au laboratoire Cristal (Centre de recherche en informatique, signal et automatique de Lille)

Jean-Paul Delahaye a notamment publié : Les Mathématiciens se plient au jeu, une sélection de ses chroniques parues dans Pour la Science (Belin, 2017).

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S

BOUGER VITE... JUSQU’À L’UBIQUITÉ ? Certaines fonctions sont si agitées qu’elles sont présentes partout à chaque instant. Elles sont parfois qualifiées de divines!

i vous avez l’occasion de visiter la cathédrale de Chartres, ne manquez pas d’admirer son labyrinthe (voir l’encadré 1). La mosaïste Béatrice Jouanneau le présente comme « un pèlerinage sur place dont la finalité est d’inviter à la pénitence et à la méditation ». Dans ce labyrinthe, il ne s’agit pas de sortir d’un méandre complexe aux multiples bifurcations, mais seulement de suivre un chemin replié sur lui-même, n’offrant jamais aucun choix, et qui, si vous êtes persévérant, vous conduit au centre. Cette impression de bouger beaucoup sans finalement se déplacer très loin est un phénomène répandu que l’on retrouve par exemple en physique avec le mouvement brownien (voir l’encadré 2). Mais aussi en mathématiques… Les mathématiciens sont d’ailleurs excessifs : ils s’emparent de cette idée simple et la poussent si loin qu’on a parfois du mal à les suivre. Cependant, ils en tirent des théorèmes absolument fascinants. Entre les mains de ces derniers, l’idée de cette agitation presque immobile conduit aux courbes de Peano et aux bijections entre l’intervalle des nombres réels compris entre 0 et 1, noté [0, 1], et le carré plein de côté unité noté [0, 1] × [0, 1]. Les énoncés mathématiques auxquels on est arrivé sont les suivants :

- Il existe des bijections (tous les éléments de deux ensembles sont mis en correspondance un à un) entre l’intervalle [0, 1] et le carré [0, 1] × [0, 1], mais elles ne sont jamais continues. - Il existe des surjections continues p(t) = (x(t), y(t)) où x(t) et y(t) sont les coordonnées du point p(t) à l’instant t de [0,1] vers [0, 1] × [0, 1]. Surjection signifie que tous les points du carré sont atteints par p(t) : pour chaque point P du carré, il existe une valeur de t dans [0, 1] telle que p(t) = P. Si on assimile t au temps, ce sont des cheminements continus passant partout. Le point p(t) se déplace sans saut brusque entre l’instant 0 et l’instant 1, et passe en chaque point du carré. C’est assez étonnant et pourtant le fait que la surjection ne soit pas une bijection signifie que p(t) passe plusieurs fois par certains points P.

PEANO TOUJOURS D’ACTUALITÉ

L’encadré 1 donne des exemples de courbes continues recouvrant le carré et des variantes pour le plan et l’espace. Le mathématicien italien Giuseppe Peano a découvert, en 1890, les trajectoires continues qui passent par tous les points d’un carré, d’où leur nom de « courbes de Peano ». Aujourd’hui encore, elles font l’objet de travaux dont nous


© Zlatko Guzmic/Shutterstock

© Fabrizio Annovi/Shuttestock

Le chemin le plus court n’est A pas toujours le plus intéressant. Celui des écoliers allonge, souvent pour le plaisir de la conversation entre camarades, le trajet pour joindre la maison et l’école. Mieux, les labyrinthes des cathédrales (A) offrent un voyage méditatif : sans repasser deux fois au même endroit et sans jamais laisser aucun choix à ceux qui les empruntent, ils conduisent de la périphérie d’un cercle ou d’un carré à son centre. Plus étonnante, la courbe découverte en 1890 par Giuseppe Peano (B) va d’un point à un autre d’un carré en Cathédrale d’Amiens suivant un trajet continu qui passe B par tous les points du carré. La courbe est obtenue comme la limite de courbes alambiquées aux détours infiniment nombreux. Elle pousse l’art de l’agitation immobile à son comble, mais établit un résultat mathématique surprenant : il existe des fonctions continues, comme la courbe de Peano, qui envoient chaque point de l’intervalle [0, 1] sur chaque point d’un carré [0, 1] × [0, 1]. Elles passent partout. Ce qui choque l’intuition est que chaque courbe de Peano, avant le passage à la limite, a une aire nulle (aucune n’a d’épaisseur), alors que la courbe limite a une aire égale à celle du carré. C’est étonnant, mais possible, et notre intuition est à ajuster. De nombreuses variantes de la courbe de Peano ont été imaginées. Certaines passent par tous les points de l’espace D délimité par le flocon de Von Koch, dont la frontière a une longueur infinie (C). D’autres variantes de la courbe de Peano remplissent le cube (D). On étudie aussi les courbes de Peano qui vont le plus lentement possible : celle trouvée par Yuri Malykhin et Evgeny Shchepin (E) est optimale (voir le texte).

Cathédrale de Chartres

@ Prokofiev/Wikimedia Commons CC BY-SA 3.0

C

E

Domaine public

1

LABYRINTHES ET COURBES DE PEANO

Giuseppe Peano (1858 - 1932)

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ART & SCIENCE

L’AUTEUR

LOÏC MANGIN rédacteur en chef adjoint à Pour la Science

EN ATTENDANT ODDO

«I

l y a plusieurs explications possibles à ces petites pièces de métal rouge. […] Il a pu s’agir d’un jeu de hasard, […], d’un système de divination… » Celui qui s’exprime ainsi est Jean-Paul Demoule, professeur émérite de protohistoire européenne à l’université Paris I PanthéonSorbonne, ainsi que fondateur et ancien président de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap, voir l’entretien page 72). Il se met dans la peau d’un archéologue du futur ayant à se prononcer, dans mille ans, sur des objets de notre époque, en l’occurrence des plaques émaillées portant le numéro des chambres de ce qui fut un hôtel. Lequel ? La réponse se trouve dans l’exposition « Les fantômes d’Orsay » que proposent Sophie Calle et son invité,

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Jean-Paul Demoule, donc. L’histoire débute en 1978, quand l’artiste, tout juste revenue des États-Unis, entre subrepticement dans l’hôtel de la gare d’Orsay, deux établissements alors désaffectés et promis à devenir le musée que l’on connaît aujourd’hui, conformément au souhait de Valéry Giscard d’Estaing. Pendant un an, alors qu’elle espère intégrer la troupe de Bob Wilson, elle prend ses quartiers, clandestinement, dans la chambre la plus reculée, au dernier étage, ce sera la 501, son refuge (voir la photographie ci-dessus). Après avoir suivi un inconnu jusqu’à Venise, elle y revient en avril 1979. Là, les travaux ont commencé, mais elle passe inaperçue. Durant ses différents séjours, elle photographie chaque recoin et collecte tout ce qu’elle peut, objets (plaques de porte mais aussi trousseaux de clés,

couverts, serrures… et même un manomètre !) et documents comme des factures, des menus, des fiches clients de la fin des années 1930. Ces vestiges resteront enfouis dans des cartons, ensevelis, pendant des dizaines d’années. Ils seront exhumés après une rencontre avec Donatien Grau, conseiller de la présidence du musée pour les programmes contemporains, qui propose d’en faire le matériau d’une exposition, projet qui verra le jour avec la participation de Jean-Paul Demoule. Son rôle ? Écrire les cartels détaillant chaque élément (objet, photo, document…) choisi par l’artiste : une partie correspond à l’analyse, froide et technique, qu’en ferait un archéologue actuel, une autre, plus décalée et humoristique, est celle d’un confrère du futur perdu en conjectures devant ces artefacts

© R. Baltauss © F. Deladerrière © S. Calle © ADAGP, Paris 2022

La dernière exposition de Sophie Calle, au musée d’Orsay, superpose plusieurs époques, et l’on passe de l’une à l’autre avec la complicité de l’archéologue Jean-Paul Demoule.


Sophie Calle, dans la chambre 501 de l’hôtel de la gare d’Orsay, en 1979, dont seule subsiste la plaque. À droite, l’un des nombreux messages destinés à un certain Oddo, homme à tout faire de l’établissement.

témoins d’une lointaine civilisation disparue. C’est ainsi qu’une serrure devient une « arme ancienne de provenance inconnue » et un manomètre un « objet semblant donner l’heure en kilogrammes » ! Le public est convié à une expérience d’urbex, cette pratique d’exploration urbaine en vogue depuis les années 2000 consistant à visiter, sans autorisation, des lieux délaissés ou abandonnés, mais avec un décalage temporel de quelques décennies. Cet empilement d’époques, de – 44 avant aujourd’hui à + 1 000, est propice à l’apparition de fantômes, et ils sont nombreux. Il y a d’abord ceux de l’établissement lui-même, de son personnel, des clients… tous semblant revivre sous nos yeux. Mais il y a plus. Ainsi, sur un plan du cinquième étage déniché dans les archives figurent deux chambres 502,

la 501 n’existe pas ! Aujourd’hui, elle a bel et bien disparu, et laissé la place à un ascenseur. Sophie Calle est elle-même un fantôme du lieu qu’elle a hanté à la fin des années 1970, et également plus récemment quand elle a eu l’occasion de parcourir le musée, seule, dans l’obscurité, pendant le confinement. Un autre spectre hante l’exposition, un certain Oddo (l’orthographe varie), qui apparaît sur de très nombreux messages (voir ci-dessus), et semble avoir été l’homme à tout faire de l’hôtel : « M. Oddo, le lit du 410 est cassé », « M. Oddo, 253 à démeubler », « Oddo, tu avais oublié tes outils au 356 »… Appelé partout et tout le temps, cet individu pouvait sans doute surgir de n’importe où à chaque instant. Fascinée, Sophie Calle a essayé de retrouver sa trace, sans succès.

Entre imaginaire et réalité, plusieurs penseront immanquablement à un certain Hoddor, personnage de la série Game of Thrones, également homme à tout faire, et dont le nom dérive de l’expression « Hold the door », c’est-à-dire « Retiens la porte », sans doute celle de la 501… n « Les fantômes d’Orsay », au musée d’Orsay, à Paris, jusqu’au 12 juin 2022. https://bit.ly/36xkNr2

L’auteur a publié : Pollock, Turner, Van Gogh, Vermeer et la science… (Belin, 2018)

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87


À

p. 64

PICORER p. 22

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11 TONNES

En France, une personne émet en moyenne près de 11 tonnes équivalent carbone par an, en tenant compte des émissions associées à la production des biens et services importés.

p. 18

CHIENS CHANTEURS

Cette espèce de chiens est la plus proche génétiquement des dingos. De même que ces derniers, les chiens chanteurs de Nouvelle-Guinée ont été domestiqués avant de retourner à l’état sauvage, et montrent une grande résistance au dressage et au confinement. Autre particularité : des vocalises atypiques, parfois comparées au son produit par les baleines.

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Les algorithmes de recommandation sociale favorisent les contenus qui nous enferment dans des dynamiques collectives chargées de négativité

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p. 46

0,007

Alors que la biomasse des humains et de leur bétail est estimée à respectivement 0,06 et 0,1 gigatonne, celle des 6 000 espèces de mammifères sauvages n’est que de 0,007 gigatonne. Elle a diminué de 82 % en 15 000 ans.

p. 92

p. 80

DAVID CHAVALARIAS mathématicien à l’EHESS

DIVINE

Le mathématicien John Conway a construit une fonction f(t) qui envoie tout intervalle de l’ensemble des réels sur tout l’ensemble des réels. L’intervalle peut être aussi petit que l’on veut (sans être réduit à un point). Si l’on associe t au temps, on peut dire que la fonction est partout en chaque instant. Pour cette raison, la fonction est dite « divine ».

PSEUDODENTS

Certains oiseaux ont des pseudodents. C’est le cas de Pelagornis mauretanicus, une espèce disparue qui mesurait 5 mètres d’envergure. Sur chaque demi-mâchoire de son bec, on note un motif répété six fois d’une grande « dent » suivie de trois petites, d’une moyenne et de trois petites. Soit près de deux cents dents…

p. 88

15

Après une phase de glissement et avec une vitesse initiale de 4 mètres par seconde, la vitesse de rotation d’une bille de billard atteint 15 tours par seconde.

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal : 5636 – Mai 2022 – N° d’édition : M0770535-01 – Commission paritaire n° 0922 K 82079 – Distribution : MLP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur : 261 985 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot.


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