POUR LA SCIENCE
ÉCOLOGIE Les forêts sont-elles trop sollicitées ?
Cosmologie
Évolution
LE CHROMOSOME HUMAIN QUI AVAIT FUSIONNÉ
Nicolas Viovy bio-informaticien
Technologie
LES PÉROVSKITES, L’AUTRE VOIE DE L’ÉNERGIE SOLAIRE
VITAMINE D un supplément vraiment indispensable ?
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Édition française de Scientific American – Février 2024 - n° 556
DES VIDES COSMIQUES PLEINS DE PROMESSES
L’analyse de
02/24
Marie-Aline a aidé Boris à former 43 demandeurs d’asile au maraîchage biologique.
Marie-Aline verse chaque année 1% de son chiffre d’affaires à des associations agréées 1% for the Planet dont La Terre en Partage.
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MENSUEL POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef!: François Lassagne Rédacteurs en chef adjoints!: Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier Rédacteurs!: François Savatier, Sean Bailly
É DITO
HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef adjoint!: Loïc Mangin Développement numérique!: Philippe Ribeau-Gésippe Chef de produit marketing!: Ferdinand Moncaut Directrice artistique!: Céline Lapert Maquette!: Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande Réviseuses!: Anne-Rozenn Jouble, Maud Bruguière et Isabelle Bouchery Assistante administrative!: Finoana Andriamialisoa Responsable marketing!: Frédéric-Alexandre Talec Directrice des ressources humaines!: Olivia Le Prévost Fabrication!: Marianne Sigogne et Stéphanie Ho Directeur de la publication et gérant!: Nicolas Bréon Ont également participé à ce numéro!: Gwenaël Hervé, Philippe Lanos, Clémentine Laurens, Frédéric Restagno, Bernard Schmitt PUBLICITÉ France stephanie.jullien@pourlascience.fr ABONNEMENTS www.boutique.groupepourlascience.fr Courriel!: serviceclients@groupepourlascience.fr Tél.!: 01 86 70 01 76 Du lundi au vendredi de 8!h!30 à 12!h!30 et de 13!h!30 à 16!h!30 Adresse postale!: Service abonnement groupe Pour la Science 20 rue Rouget-de-Lisle 92130 Issy-les-Moulineaux. Tarifs d’abonnement 1 an (12 numéros) France métropolitaine!: 59 euros – Europe!: 71 euros Reste du monde!: 85,25 euros DIFFUSION Contact kiosques!: À Juste Titres!; Alicia Abadie Tél. 04 88 15 12 47 Information/modification de service/réassort!: www.direct-editeurs.fr DISTRIBUTION MLP ISSN 0 153-4092 Commission paritaire n°!0927K82079 Dépôt légal!: 5636 – Février 2024 N° d’édition!: M0770556-01 www.pourlascience.fr 170 bis boulevard du Montparnasse – 75!014 Paris Tél. 01 55 42 84 00 SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief!: Laura Helmuth President!: Kimberly Lau
2023. Scientific American, une division de Springer Nature America, Inc. Soumis aux lois et traités nationaux et internationaux sur la propriété intellectuelle. Tous droits réservés. Utilisé sous licence. Aucune partie de ce numéro ne peut être reproduite par un procédé mécanique, photographique ou électronique, ou sous la forme d’un enregistrement audio, ni stockée dans un système d’extraction, transmise ou copiée d’une autre manière pour un usage public ou privé sans l’autorisation écrite de l’éditeur. La marque et le nom commercial « Scientific American » sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science SARL ». © Pour la Science SARL, 170 bis bd du Montparnasse, 75014 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).
Origine du papier!: Autriche Taux de fibres recyclées!: 30!% «!Eutrophisation!» ou «!Impact sur l’eau!»!: Ptot 0,007 kg/tonne Imprimé en France Maury Imprimeur SA Malesherbes N° d’imprimeur!: 275 564
François Lassagne Rédacteur en chef
À CONSOMMER AVEC MODÉRATION
L
a vitamine D est un don du Soleil. Notre corps la produit naturellement, dès lors que notre peau y est suffisamment exposée. Et elle nous est absolument indispensable!: elle aide – entre autres – à absorber et à retenir le calcium et le phosphore, deux éléments jouant un rôle essentiel dans la formation de nos os. Qu’on en manque, et l’ostéoporose ou le rachitisme guettent. Le nom même qu’elle porte, choisi par le chimiste allemand Adolf Windaus, qui reçut en 1928 le prix Nobel pour la mise en évidence de sa synthèse dans la peau, lui confère une aura de santé et de sécurité. Dans les années 2000, les études se sont accumulées, qui suggéraient qu’un taux trop faible de vitamine D dans le sang était associé à des risques de cancer, de maladies cardiovasculaires, de démence, de dépression… Dès lors, il semblait judicieux d’augmenter le taux sanguin de cette précieuse alliée, d’autant que sa production est maîtrisée depuis longtemps – savez-vous que la plus grande partie de la vitamine D contenue dans les suppléments alimentaires est obtenue en irradiant de la lanoline, une graisse imprégnant la laine de mouton!? Sauf que… Non seulement la panacée n’en était pas une – les supposées vertus de la supplémentation en vitamine D se sont avérées infondées –, mais, surtout, sa consommation, mal avisée, n’est pas sans danger. Il y a un an, l’Anses, l’agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation, préconisait de ne pas administrer de vitamine D sans avis médical, après avoir établi qu’un surdosage, lié à l’utilisation de suppléments achetés sur internet, était la cause de trois cas d’hospitalisation de nourrissons. À doses trop élevées, notre précieuse alliée devient néfaste. Si les cas de carence existent, ils restent limités à certaines populations et conditions de vie, et leur prévention doit s’en tenir aux recommandations de la communauté médicale, qui sait aujourd’hui dire quand, et en quelle quantité, la générosité du Soleil nécessite un coup de pouce. n
POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024 /
3
s OMMAIRE N° 556 / Février 2024
ACTUALITÉS
GRANDS FORMATS
P. 6
ÉCHOS DES LABOS • Un peu d’aléa dans la gravité$? • «!La mort est un processus qui prend son temps!» • Le lierre et l’ADN du hêtre • Le prédateur «!géant!» du Cambrien • Mémoire sociale des singes • Comment les nanofibres déclenchent une fibrose • Du vent, partout$!
P. 16
LES LIVRES DU MOIS
P. 18
DISPUTES ENVIRONNEMENTALES
Décarbonons les esprits!! Catherine Aubertin
P. 34
P. 46
EN DEMANDONS-NOUS TROP À NOS FORÊTS ?
SCHIZOPHRÉNIE : LA PAROLE QUI SOIGNE
ÉCOLOGIE
Nicolas Viovy
Les forêts, poumons verts et puits de carbone, souffrent des effets du changement climatique. Comment favoriser leur adaptation et leur contribution au bilan carbone$?
PSYCHIATRIE
Matthew Kurtz
De nombreux patients schizophrènes ne trouvent plus aucune motivation au quotidien… Les thérapies cognitivo-comportementales, ou TCC, les aident à reprendre leur vie en main.
P. 20
LES SCIENCES À LA LOUPE
Qui paiera la «!science ouverte!»!?
P. 43
P. 54
LES PLANTES DEVRAIENT POUVOIR S’ADAPTER JUSQU’EN 2100
PÉROVSKITES : LE FUTUR DU SOLAIRE ?
BIOPHYSIQUE
fr LETTRE D’INFORMATION
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4 / POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024
POUR LA SCIENCE
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12/01/2024 11:20
En couverture!: © Hekla/Shutterstock Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot Ce numéro comporte un courrier de réabonnement posé sur le magazine sur une sélection d’abonnés.
Entretien avec Matthias Cuntz Les plantes absorberaient plus de dioxyde de carbone atmosphérique qu’on ne le pensait. Tant mieux$! Mais ce résultat reste à confirmer, prévient Matthias Cuntz, et il impacte peu le réchauffement global.
TECHNOLOGIE
Mark Peplow
Un nouveau type de cellules photovoltaïques, dites «$tandem$», alliant le silicium et la pérovskite, fait miroiter des records d’efficacité et promet de réduire le prix de l’électricité solaire. Réussiront-elles à se faire une place à côté de la technologie au silicium, parvenue à maturité$?
RENDEZ-VOUS
P. 78
LOGIQUE & CALCUL
P. 22
MÉDECINE
VITAMINE D : UN SUPPLÉMENT P. 62 VRAIMENT LES VIDES COSMIQUES : UNE FENÊTRE INÉDITE INDISPENSABLE ? SUR L’UNIVERS COSMOLOGIE
Michael Lemonick
Le cosmos est rempli de vastes régions dénuées de galaxies et de matière. Grâce à des relevés toujours plus riches, l’étude des vides est sur le point d’entrer dans le domaine de la cosmologie de précision.
AVANTAGE POUR LA BASE SEIZE
Jean-Paul Delahaye Le binaire est trop bavard, le décimal malcommode$: et si l’hexadécimal était la solution optimale$?
P. 84
ART & SCIENCE
Planctonus plasticus Loïc Mangin
Christie Aschwanden
Pourquoi les inquiétudes concernant les carences généralisées en vitamine D – et les allégations de plusieurs bienfaits pour la santé – sont exagérées.
P. 88
IDÉES DE PHYSIQUE
Les soulèvements de la terre gelée Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik
P. 92
CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION
Le chromosome 2 humain, une histoire fusionnelle Hervé Le Guyader
P. 70
HISTOIRE DES SCIENCES
LA PRINCESSE ET LE PHILOSOPHE
Dana Mackenzie
René Descartes serait sans doute passé à côté de son théorème sur les cercles sans l’aide de son élève, Élisabeth de Bohême.
P. 31
P. 96
SCIENCE & GASTRONOMIE
MÉDECINE
Éviter le ton vert au thon
« EN EUROPE, TROP DE PERSONNES PRENNENT TROP DE VITAMINE D »
P. 98
Entretien avec Roger Bouillon
Hervé This
À PICORER
Manquer de vitamine D entraîne des faiblesses osseuses$; en avoir trop facilite les fractures, ou pire… Dès lors, faut-il se supplémenter$? L’éclairage de Roger Bouillon, un expert européen de ces questions.
POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024 /
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DISPUTES ENVIRONNEMENTALES
La chronique de
CATHERINE AUBERTIN
DÉCARBONONS LES ESPRITS ! Dans la lutte contre le réchauffement climatique, se concentrer sur les seuls gaz à effets de serre occulte nombre d’autres problèmes.
L
a question climatique telle que traduite en 1992 par la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques repose sur une seule variable. La concentration croissante dans l’atmosphère de gaz à effet de serre (GES) a été traitée comme un problème de pollution. Cette présentation physicochimique a retardé l’implication de la société civile et celle des pays en développement. Elle continue de verrouiller les débats et de discréditer les COP, tant la polarisation sur les courbes des émissions marginalise toute autre approche. La définition d’un problème implique sa solution. Celle-ci ne pouvait donc qu’être technique comme l’a formulé le protocole de Kyoto(: atténuer à moindre coût les émissions par un système de marchandage de droits à polluer (les crédits carbone). Cette financiarisation des symptômes – les GES – a occulté les causes(: le modèle de croissance indissociable de l’exploitation et de la consommation des énergies fossiles. 18 / POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024
Dès 1972, Indira Gandhi affirme que la protection de l’environnement passe par la lutte contre les inégalités.
Mesurée en tonnes d’équivalent carbone, elle n’a pas permis d’examiner les conditions de production des GES comme le méthane, lié en grande partie à l’extraction des hydrocarbures et responsable de 30(% du réchauffement, ou le protoxyde d’azote
La pire pollution est la pauvreté Indira Gandhi
lié à l’utilisation d’engrais par l’agriculture. Il a fallu bien des COP pour que la sobriété et le commerce international (les émissions d’un Français doublent allégrement si on considère la teneur en GES de ses importations) soient évoqués. Pourtant, pour beaucoup, le changement climatique n’a jamais été un simple calcul scientifique, ni une défaillance de marché, mais bien un problème politique et moral. Dès la première conférence sur
l’environnement en 1972, Indira Gandhi dénonçait le conflit entre l’environnement et l’exploitation inconsidérée de l’homme et de la Terre, «(la pire pollution étant la pauvreté(». Un an avant le sommet de Rio, où seront signées les conventions climat et biodiversité, Anil Agarwal et Sunita Narain, deux écologues indiens, dénonçaient la domination occidentale dans «(Le réchauffement climatique dans un monde inégalitaire(: un cas de colonialisme environnemental(». En 2009, à la COP15, «(l’échec de Copenhague(» a tiré la sonnette d’alarme. Les pays en développement y ont remis en cause l’objectif d’atténuation, frein à leurs économies, alors qu’ils subissaient en première ligne les dommages du réchauffement dont ils sont les moins responsables. En réclamant justice, ils ont imposé le thème de l’adaptation en même temps qu’il devenait évident que «(l’objectif ultime(» d’atténuation ne se ferait pas «(au rythme de l’adaptation naturelle des écosystèmes au changement climatique(». L’équité, les inégalités, la réparation des pertes et dommages, sujets fortement politiques, prennent une part croissante dans les négociations, et malgré toutes les critiques que mérite la COP28, qui vient de s’achever, on peut se réjouir qu’enfin le climat soit désormais abordé dans ses interdépendances avec l’exploitation des énergies fossiles, les systèmes alimentaires (un tiers des émissions), la santé, les droits des peuples autochtones, les forêts, les océans… Le rapport d’Oxfam «(Égalité climatique, une planète pour les 99(%(» le confirme(: dérèglement climatique et inégalités galopantes sont inséparables. Il ne s’agit pas de se résigner, mais de faire renoncer les élites à leur course au profit pour assurer à tous «(une adaptation efficace, transparente, inclusive et juste(» et les moyens de sortir de la dépendance à l’égard des énergies fossiles. Ne penser qu’en molécules carbonées ne garantira pas l’habitabilité de la planète, pensons aussi en termes d’équité et de bien-être. Merci Indira(! n
© meunierd/Shutterstock
économiste de l’environnement, directrice de recherche à l’IRD et membre de l’UMR Paloc au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris
La base de données qui rassemble toutes les femmes scientifiques de renommée internationale
AcademiaNet offre un service unique aux instituts de recherche, aux journalistes et aux organisateurs de conférences qui recherchent des femmes d’exception dont l’expérience et les capacités de management complètent les compétences et la culture scientifique.
Partenaires
www.academia-net.org
AcademiaNet, base de données regroupant toutes les femmes scientifiques d’exception, offre: • Le profil de plus des 2.300 femmes scientifiques les plus qualifiées dans chaque discipline – et distinguées par des organisations de scientifiques ou des associations d’industriels renommées • Des moteurs de recherche adaptés à des requêtes par discipline ou par domaine d’expertise • Des reportages réguliers sur le thème »Women in Science«
LES SCIENCES À LA LOUPE
La chronique de
YVES GINGRAS professeur d’histoire et sociologie des sciences à l’université du Québec à Montréal, directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies, au Canada
QUI PAIERA LA « SCIENCE OUVERTE » ? Si l’idée de rendre gratuit l’accès aux données scientifiques est louable, reste à savoir qui réglera la facture.
L
e mouvement pour le libre accès aux publications scientifiques a donné lieu, depuis la fin des années 1990, à la mise en place de dépôts institutionnels qui rendent gratuitement accessible la version finale d’un article qu’une revue scientifique évaluée par les pairs a accepté. On a aussi assisté à la création de revues d’accès gratuit fondées sur le principe «#auteur payeur#». Généralement acceptée, même si pas toujours pratiquée, l’idée du libre accès a maintenant fait place à celle moins bien définie de «#science ouverte#», qui veut lui ajouter l’accès libre aux données et aux codes utilisés pour les analyses. Les promoteurs de la science ouverte semblent ne voir que des vertus à ce libre accès généralisé. Selon l’Unesco, elle est supposée permettre «#aux données et aux résultats scientifiques d’être plus largement accessibles (accès ouvert), d’être exploités de manière plus fiable (données ouvertes), avec la participation active de toutes les parties prenantes concernées
20 / POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024
(ouverture vers la société)#». Elle augurerait «#un véritable changement de cap vers la réalisation du droit à la science et la réduction des écarts entre les pays et au sein de ceux-ci en matière de science, de technologie et d’innovation#». En
Il est probable que les grands groupes d’édition scientifique offriront de prendre en charge les données des chercheurs en imposant des frais importants France, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche affirme que ce mouvement «#vise à construire un écosystème dans lequel la science sera plus cumulative, plus fortement étayée par des
données, plus transparente, plus rapide et d’accès universel#». Ce qui frappe dans toutes ces prédictions générales et généreuses est l’absence totale d’analyse des réalités concrètes. Qui a vraiment besoin de l’accès aux données de recherche#? Sûrement pas les «#citoyens#», qui n’ont pas l’expertise nécessaire pour comprendre la plupart des publications scientifiques, devenues hyperspécialisées et fondées sur l’usage d’instruments rares et coûteux. Quant aux scientifiques, il est admis depuis longtemps qu’ils peuvent contacter leurs collègues pour avoir accès à leurs données et en vérifier la reproductibilité. Certains sont réticents à accepter, mais de plus en plus de revues exigent un tel consentement à toute demande légitime. Surtout, quels sont les coûts associés à une telle mise à disposition universelle de données de recherche très diverses#? Qui les assumera#? Les laboratoires déjà sous-financés#? Aucune étude ne semble répondre à ces questions. On le voit, les différents promoteurs de la «#science ouverte#» auraient intérêt à revenir sur terre et à réfléchir aux effets pervers de leurs injonctions. Car tout comme le modèle «#auteur payeur#» défavorise les chercheurs des pays les moins développés, qui n’ont pas les moyens de payer les frais élevés que les revues les mieux cotées exigent, il est difficile d’imaginer que la science «#ouverte#» puisse diminuer les écarts entre pays, «#démocratiser#» la science et avoir plein d’autres effets miraculeux. Il est en revanche très probable que les grands groupes privés d’édition scientifique offriront de prendre en charge les données des chercheurs – en imposant là aussi des frais importants tout en tirant profit de cet accès privilégié – et qu’ils les exploiteront ensuite à leur propre bénéfice grâce à des algorithmes de fouilles de données. Il existe sûrement des façons moins coûteuses et plus conformes à la dynamique contemporaine de la recherche d’assurer l’accès aux données quand cela est nécessaire. n
MÉDECINE
ROGER BOUILLON endocrinologue, professeur émérite de médecine à l’université KU Leuven, en Belgique, est un spécialiste du métabolisme du calcium, de la formation et de la minéralisation des os, lesquels dépendent intimement de la vitamine D.
En Europe, trop de personnes prennent trop de vitamine D © Roger Bouillon
Manquer de vitamine D entraîne des faiblesses osseuses ; en avoir trop facilite les fractures, ou pire… Dès lors, faut-il se supplémenter ? L’éclairage de Roger Bouillon, un expert européen de ces questions. POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024 /
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MÉDECINE « EN EUROPE, TROP DE PERSONNES PRENNENT TROP DE VITAMINE D »
6,% de la population américaine présente une grave carence en vitamine D. En Europe, le pourcentage équivalent est de 13,%. Par ailleurs, si l’on place le niveau à partir duquel on considère qu’un sujet manque de vitamine D à 20 nanogrammes par millilitre de sérum sanguin, comme le préconise la Société d’endocrinologie, alors 30,% des Américains sont carencés, et en Europe le pourcentage correspondant est plutôt de 40,%.
Les résultats des études Vital et Vida relativisent les bénéfices de la supplémentation en vitamine D dans la prévention des maladies chroniques. Comment sont-ils reçus en Europe ? Vital et Vida ont mis en évidence que la prise de vitamine D par des sujets ayant une concentration de cette molécule dans le sang supérieure à 25 nanogrammes par millilitre de sérum ne diminue ni l’incidence des maladies cardiovasculaires ni celle du cancer. Les chercheurs font la même observation s’agissant du sous-groupe de participants ayant les taux sériques de vitamine D les plus bas, mais cela ne suffit pas à en tirer des conclusions claires quant aux patients, qui eux, sont vraiment carencés en vitamine D. En Europe, ces résultats sont pris avec prudence. Sur ce continent, les taux sériques de vitamine D sont nettement plus bas que ceux que l’on rencontre couramment en Australie, en NouvelleZélande – révélés par l’étude Vida – et aux États-Unis – révélés par l’étude Vital. Cela implique que les conclusions tirées dans ces pays ne sont pas directement applicables à la plupart des Européens, et elles ne peuvent certainement pas l’être aux 13,% d’entre eux dont la concentration sérique est inférieure à 12 nanogrammes par millilitre, bref à ceux qui sont sévèrement carencés en vitamine D,! Pourquoi les taux de vitamine D sont-ils plus bas en Europe qu’aux États-Unis ? La plupart des Américains vivent sous des latitudes plus basses que celles de l’Europe, de sorte que dès qu’ils sortent, ils sont exposés à davantage de lumière solaire et synthétisent de la vitamine D. En outre, de très nombreux produits alimentaires américains sont enrichis en vitamine D. Cela explique que le taux sérique moyen des Américains de cette molécule est bien plus haut que celui des Européens. D’après l’Enquête nationale américaine sur la santé et la nutrition, 32 / POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024
EN CHIFFRES 40!% des Européens et 29!% des Américains ont moins de 20 nanogrammes de vitamine D par millilitre de sérum sanguin, ce qui est insuffisant. 40 unités internationales (UI) équivalent à 1 microgramme de vitamine D. 300 à 600 UI En France, où l’apport quotidien moyen de vitamine D par l’alimentation est de 125 UI, on recommande un complément quotidien de 300 à 600 UI de vitamine D suivant l’âge. La dose maximale quotidienne admise internationalement est de 4!000 UI. 23 minutes C’est le temps qu’il faut passer au soleil à midi en hiver, à Boston, dans le Massachusetts, avec 25!% du corps exposé, pour synthétiser la quantité de vitamine D nécessaire quotidiennement. Une durée comparable est donc attendue à Toulon, située à peu près à la même latitude.
La Société d’endocrinologie considère aujourd’hui qu’un taux de vitamine D de 20 nanogrammes par millilitre de sérum sanguin est insuffisant. Que se passe-t-il en deçà de ce seuil ? Les carences légères en vitamine D – celles qui correspondent à un taux compris entre 10 et 20 nanogrammes par millilitre – entraînent une hyperparathyroïdie compensatoire à l’origine de l’ostéoporose, car cette réaction du corps se traduit par une accélération du renouvellement osseux, dont le bilan entre résorption et formation osseuse entraîne une perte progressive de la substance des os. Leur porosité augmentant, ils deviennent fragiles, ce qui est souvent le cas chez les personnes âgées dont le taux de vitamine D dans le sang est trop faible. Le rachitisme – une maladie de la croissance des os – et l’ostéomalacie – un ramollissement des os – résultent pour leur part des carences sévères en vitamine D, correspondant à un taux inférieur à 10 nanogrammes par millilitre. Quelle est la situation de la supplémentation en vitamine D en Europe ? Trop de personnes prennent trop de vitamine D. Trop de personnes qui en auraient besoin n’en prennent pas régulièrement. Trop de laboratoires poussent à la consommation en indiquant que les taux sériques de vitamine D doivent être compris entre 30 et 100 nanogrammes par millilitre, alors qu’un taux compris entre 20 et 50 nanogrammes par millilitre est normal et ne rend aucune supplémentation nécessaire. Dans la vision médicale européenne, quelles populations cibles devraient bénéficier d’une supplémentation en vitamine D ? De façon systématique, tous les nourrissons et les jeunes enfants et toutes les personnes âgées, particulièrement les octogénaires vivant en institution et peu exposés au soleil, doivent être supplémentés en vitamine D. Il en est de même pour tous les sujets atteints d’ostéoporose ou présentant un risque élevé de développer cette maladie comme ceux qui reçoivent un traitement contre elle. Les personnes souffrant d’une insuffisance rénale chronique, les sujets qui ne l’absorbent pas bien, les patients qui ont subi une chirurgie de l’obésité, les sujets obèses,
© New Africa/Shutterstock
La Société d’endocrinologie – l’organisation internationale pour la recherche dans cette discipline – devrait renouveler bientôt ses recommandations pour la supplémentation en vitamine D. Pourquoi les endocrinologues sont-ils si concernés par cette molécule ? La molécule que mesurent dans le sang les tests standard, la 25-hydroxyvitamine D, est inactive, mais au cours d’une production hautement régulée par le foie et les reins, elle est transformée en une forme métabolisée et active. Le métabolite produit – la 1,25-dihydroxyvitamine D – est une hormone similaire à la testostérone ou aux hormones thyroïdiennes. Doté de son propre récepteur sur le noyau des cellules, il régule des milliers de gènes chez le poisson, la souris, l’humain, etc. La forme active de la vitamine D est donc une hormone, ce qui en fait une affaire d’endocrinologue.
Sources de l’encadré En chiffres : Kevin D. Cashman, The American Journal of Clinical Nutrition, 2016 ; Xuefeng Liu et al., British Journal of Nutrition, 2018 ; Anses ; Ucla Health
tous ceux qui voient peu le soleil, ont la peau foncée, et encore plus si les deux sont vrais, doivent aussi en recevoir de façon systématique. De façon plus temporaire, il est aussi nécessaire de supplémenter les femmes enceintes ou la plupart d’entre elles. La prise régulière de fortes doses de vitamine D a-t-elle des effets délétères sur la santé ? Absolument,: les grosses doses accroissent transitoirement les risques de fracture et de chute. S’agissant des fractures, deux grands essais contrôlés randomisés ont mis en évidence que le risque augmente après la prise en une fois de doses importantes de vitamine D, à savoir, dans ces essais, soit 300,000 unités internationales (UI), soit 500,000 UI. Quant au risque de chute, une étude australienne et deux essais de moindre ampleur révèlent que la prise de fortes doses l’accroît aussi, sans doute parce qu’à haute concentration dans le corps, la vitamine D affecte le système nerveux. De plus, l’accumulation de petites doses au point de constituer une grosse dose mensuelle a des effets similaires,: menée depuis 2018, l’«,Étude Calgary de la vitamine D,» met en évidence que la prise de doses quotidiennes comprises entre 4,000 et 10,000 UI entraîne une diminution de la densité osseuse. Depuis que ces résultats sont connus, les experts évitent les prises en une fois de plus de 300,000 UI. En outre, l’Autorité européenne de sécurité des aliments et l’Académie américaine de médecine sont unanimes pour fixer la dose maximale quotidienne vers 4,000 UI. La vitamine D est-elle toxique à certaines doses ? Une supplémentation excessive est susceptible d’entraîner de l’hypercalcémie – trop de calcium dans le sang –, de l’hypercalciurie – une perte trop grande de calcium –, des calculs rénaux, une calcification des reins ou d’autres tissus mous… soit autant de pathologies potentiellement mortelles, ce qui n’est pas étonnant puisqu’on utilise les fortes doses de vitamine D pour empoisonner les rats… Et la prise régulière de petites doses peut-elle aussi avoir des effets délétères ? Non, du moins d’après toutes les études connues. Le mieux est de prendre de petites doses quotidiennes. Et si cela n’est pas possible en pratique, de se rabattre sur des doses hebdomadaires ou mensuelles de 800 à 2,000 UI respectivement. Les dermatologues poussent à protéger les enfants du soleil afin de prévenir les cancers de la peau, mais cela implique moins de synthèse de vitamine D. N’y a-t-il pas là une contradiction ? Quel est le bon compromis ? Tous les médecins pensent que les nourrissons et les jeunes enfants doivent être protégés
de la lumière directe du soleil à tout moment, ce qui implique qu’ils ont aussi besoin de suppléments de vitamine D. Au bout de quelques années – trois ans peut-être –, de courtes expositions au soleil deviendront possibles, car la jeune peau sera devenue plus solide. On se contentera alors de deux fois vingt minutes par jour, ce qui devrait suffire pour engendrer la quantité minimale de vitamine D nécessaire à une santé normale, mais pas plus…
Le mode de vie paléolithique rendait quasi impossible la carence en vitamine D
£
Hormis le rachitisme qui touchait les enfants des grandes villes, nos ancêtres étaient-ils carencés en vitamine D ? Très intéressante question,! Bien entendu, nous n’avons pas de bons échantillons de sang du passé. En 2016, à la recherche d’une alternative, des chercheurs ont dosé la 25-hydroxyvitamine D dans le sang de chasseurs-cueilleurs africains pratiquant un mode de vie a priori proche de celui de nos ancêtres paléolithiques. Il s’est avéré que le taux de cette molécule dans leur sérum sanguin est en moyenne de 45 nanogrammes par millilitre, tandis que quelques valeurs se sont révélées supérieures à 60 nanogrammes par millilitre,! Je ne pense pas que ces chiffres, obtenus chez des Africains passant le plus clair de leur temps au soleil, reflètent le niveau optimal de vitamine D, mais plutôt qu’ils correspondent à la limite supérieure que l’on est susceptible de rencontrer dans les cas extrêmes d’exposition à la lumière solaire. Une observation corrobore cette impression,: les humains et les autres mammifères bénéficient de nombreux mécanismes pour réduire les excès de vitamine D, mais peu pour lutter contre la carence en cette molécule. Cela implique que le mode de vie paléolithique sous les latitudes ensoleillées rendait quasi impossible cette carence, de sorte qu’aucun mécanisme réducteur des niveaux sanguins élevés de cette molécule n’a été sélectionné. n Propos recueillis par François Savatier
BIBLIOGRAPHIE R. Bouillon et al., The health effects of vitamin D supplementation!: Evidence from human studies, Nature reviews endocrinology, 2022. K. Cashman et al., Vitamin D deficiency in Europe!: pandemic!?, The American Journal of Clinical Nutrition, 2016. Janusz W. Krzyścin et al., Dark-skinned huntergatherers may generate 2,000 IU of vitamin D daily, Journal of Photochemistry and Photobiology B!: Biology, 2016.
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TECHNOLOGIE
L’ESSENTIEL > L’association d’un type de matériau nommé «!pérovskite!» avec le silicium dope les performances des cellules photovoltaïques. > Plusieurs entreprises se sont lancées dans la fabrication industrielle de ces cellules solaires «!tandem!», qui
L’AUTEUR promettent une production d’énergie solaire plus efficace. > Des problèmes de stabilité et de déploiement à l’échelle persistent cependant, qui rendent incertain l’avenir des cellules silicium-pérovskite sur le marché de l’énergie solaire.
MARK PEPLOW journaliste scientifique pour Nature.
Pérovskites!: le futur du solaire!?
À
la périphérie de la petite ville de Brandebourg-sur-laHavel, en Allemagne, nichée entre les concessionnaires automobiles et les quincailleries, se trouve une usine de deux étages qui abrite des secrets de l’énergie solaire. C’est là que l’entreprise britannique Oxford PV fabrique des cellules photovoltaïques à usage commercial à partir de pérovskites, des matériaux abondants et bon marché que certains considèrent comme l’avenir de l’énergie verte. Entourée d’une pelouse en friche, l’usine paraît être un bien modeste berceau pour une technologie potentiellement aussi révolutionnaire, mais Chris Case, son directeur technique, est amoureux de l’endroit. «$C’est l’aboutissement d’un rêve$», déclare-t-il. Oxford PV compte parmi la douzaine de sociétés qui ont fait le pari que la technologie des pérovskites est enfin prête pour donner un coup d’accélérateur à la transition vers les énergies renouvelables. Quelques dispositifs 54 / POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024
photovoltaïques de niche à base de pérovskite existent déjà sur le marché, mais les annonces faites cette année suggèrent que beaucoup d’autres devraient les rejoindre bientôt. Selon Chris Case, les panneaux solaires finaux fabriqués à partir des cellules photovoltaïques d’Oxford PV devraient être disponibles vers le milieu de 2024. Et la société coréenne Hanwha Qcells, un fabricant majeur de cellules photovoltaïques au silicium, a prévu d’investir 100 millions de dollars dans une ligne de production pilote de cellules pérovskite-silicium, susceptible d’être opérationnelle d’ici à la fin de 2024. Le silicium constitue le matériau de base de 95$% des panneaux solaires. Plutôt que de chercher une alternative, Oxford PV, Qcells et d’autres entreprises essayent d’améliorer les cellules au silicium en y ajoutant des couches de pérovskite, pour créer des cellules photovoltaïques dites «$tandem$». Étant donné que les pérovskites absorbent l’énergie de la lumière solaire dans des longueurs d’onde
© Wang An Qi/Shutterstock
Un nouveau type de cellules photovoltaïques, dites « tandem », alliant le silicium et la pérovskite, fait miroiter des records d’efficacité et promet de réduire le prix de l’électricité solaire. Mais pourront-elles se faire une place à côté de la technologie au silicium, parvenue à maturité ?
Les cellules photovoltaïques tandem pourraient améliorer la capacité de production d’énergie solaire par unité de surface, un atout dans les zones densément peuplées, où l’espace disponible est rare (ici, des panneaux solaires classiques à Shanghai, en Chine).
TECHNOLOGIE PÉROVSKITES : LE FUTUR DU SOLAIRE ?
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niveau mondial$», estime Jenny Chase, analyste de la société de conseil BloombergNEF, à Zurich. La technologie des pérovskites est donc sur le point de subir sa plus grande épreuve$: une rencontre avec l’économie brutale du marché de l’énergie solaire, notoirement concurrentiel.
RECORDS BATTUS
L’ESSOR ATTENDU DE L’ÉNERGIE SOLAIRE Les projections de croissance de la capacité photovoltaïque mondiale suggèrent que le déploiement de cette technologie est suffisamment rapide pour répondre aux objectifs climatiques, qui requièrent environ 75 térawatts d’énergie solaire d’ici à 2050.
Installation cumulée Historique Installation annuelle Historique
Projetée Projetée
100 10 1 0,1 0,01
2010
2020
2030
2040
2050
2060
© Nature ; Source : N. Haegel et al., Photovoltaics at multi-terawatt scale : Waiting is not an option, Science, 2023.
L’enthousiasme pour les pérovskites a été suscité par des améliorations remarquables de leurs performances depuis leur apparition, obtenues en modifiant leur composition. Le terme «$pérovskite$» désigne la structure cristalline d’un minéral naturel, mais les pérovskites utilisées dans les cellules solaires sont des cristaux synthétiques de structure similaire qui peuvent être construits à partir de nombreux matériaux. En 2009, la première cellule photovoltaïque fabriquée à partir d’une pérovskite simple, nommée «$iodure de méthylammonium et de plomb$», convertissait seulement 3,8$% de l’énergie solaire en électricité. Aujourd’hui, le record d’efficacité d’une cellule à pérovskite seule est de 26,1$%. C’est presque autant que la meilleure des cellules au silicium (voir le schéma page ci-contre). De plus, les cellules à pérovskite ne nécessitent que de très fines couches photo-absorbantes, et les matériaux utilisés sont en général peu coûteux et abondants. Selon les partisans de cette technologie, si les cellules à pérovskite étaient produites à
Ce texte est une adaptation de l’article A new kind of solar cell is coming!: is it the future of green energy!?, publié par Nature le 29 novembre 2023.
Capacité photovoltaïque globale (en térawatts, échelle logarithmique)
différentes du silicium, les cellules tandem ont le potentiel de produire au moins 20$% d’énergie en plus qu’une cellule en silicium seul, voire davantage, selon certains chercheurs. Pour les partisans des pérovskites, ce gain d’efficacité ferait plus que compenser le surcoût de fabrication des cellules tandem, notamment pour un usage dans des zones urbaines denses où la surface est comptée. «$Notre principale demande émane des services publics, qui n’ont pas assez de terrains exploitables$», explique Chris Case. À mesure que les cellules photovoltaïques pérovskite-silicium se rapprochent de la commercialisation fleurissent les titres de presse annonçant qu’un «$matériau miracle$» ou «$révolutionnaire$» est «$sur le point de changer le monde$». En réalité, les cellules tandem sont confrontées à au moins deux défis industriels majeurs. Premièrement, les performances des cellules à pérovskite se dégradent beaucoup plus rapidement que celles qui fonctionnent au silicium lorsqu’elles sont exposées à l’humidité, à la chaleur et même… à la lumière$! Oxford PV affirme avoir effectué des recherches qui ont conduit à des solutions pour contourner ce problème. Mais, «$pour la fabrication commerciale, la stabilité est le principal défi à relever$», déclare Fabian Fertig, qui dirige le développement des cellules pérovskite-silicium de Qcells. Deuxièmement, certains analystes considèrent que les pérovskites n’auront pas d’impact significatif sur la croissance du marché de l’énergie solaire, du moins à court terme. Les panneaux solaires au silicium sont devenus incroyablement bon marché et efficaces durant la dernière décennie, et les entreprises chinoises continuent d’accroître leurs capacités de production à un rythme effréné. En 2022, la capacité de production d’énergie solaire installée dans le monde était d’environ 1,2 térawatt (TW), ce qui représentait environ 5$% de la production mondiale d’électricité. Les spécialistes de l’énergie estiment que les besoins mondiaux pour atteindre les objectifs climatiques sont de 75 TW d’ici à 2050. Cela suppose que le rythme d’installation de panneaux solaires dépasse 3 TW par an d’ici au milieu des années 2030. C’est beaucoup, mais l’industrie photovoltaïque est capable d’y parvenir – c’est même l’une des rares «$technologies vertes$» à être sur la bonne voie (voir le schéma ci-contre). «$La technologie photovoltaïque au silicium actuelle est certainement assez performante pour produire autant d’électricité d’origine solaire que nous pouvons en consommer au
© Nature ; Source : US National Renewable Energy Lab
DES PÉROVSKITES DE PLUS EN PLUS EFFICACES Les cellules photovoltaïques tandem, qui combinent des couches de silicium et de pérovskite, atteignent désormais des rendements de plus de 33!% en laboratoire – des performances cependant limitées à de petites surfaces qui se dégradent rapidement.
40 Record d’efficacité des cellules solaires (en %)
la même échelle que les cellules au silicium, elles auraient ainsi une empreinte énergétique et matérielle plus faible. Ces records d’efficacité ne reflètent toutefois pas la réalité industrielle. Les meilleures cellules à pérovskite fabriquées en laboratoire sont généralement plus petites qu’un timbre postal – le record actuel est obtenu sur une cellule plus proche de la taille d’un grain de riz – et leurs performances se dégradent après quelques jours ou quelques semaines seulement. Les cellules à pérovskite sont souvent confectionnées en déposant des solutions contenant les matériaux sur une plaque tournante, un processus appelé spin coating$ (ou «$dépôt par tournette$»), peu adapté à une fabrication à grande échelle. Et «$la plupart des cellules à pérovskite qui atteignent un rendement très élevé contiennent des composants qui vont clairement entraîner leur instabilité$», explique Henry Snaith, de l’université d’Oxford, cofondateur et directeur scientifique d’Oxford PV. Les aspects pratiques de la fabrication de grandes cellules photovoltaïques et de leur intégration dans des panneaux solaires réduisent encore l’efficacité des pérovskites seules dans le monde réel. De fait, les cellules à pérovskite seule qui ont été commercialisées ont un rendement relativement faible et une durée de vie assez courte. L’entreprise Saule Technologies, à Varsovie, produit des cellules à pérovskite flexibles qui sont utilisées dans des étiquettes de prix électroniques ou dans des stores à récupération d’énergie, offrant un rendement de 10$% en plein soleil et des durées de vie de «$plusieurs années$». Microquanta, à Hangzhou, en Chine, a fabriqué suffisamment de panneaux solaires à base de pérovskite pour produire 5 mégawatts (MW) d’électricité, qui alimentent notamment une ferme piscicole locale. Leur rendement est d’environ 13$% et leur performance se dégrade deux fois plus vite que celle des panneaux au silicium. «$Je dois admettre que la pérovskite n’est pas encore aussi stable que le silicium$», reconnaît BuYi Yan, cofondateur et directeur de la technologie de l’entreprise. Par comparaison, les cellules photovoltaïques au silicium aujourd’hui commercialisées sont en général plus grandes qu’une feuille A5 et sont assemblées en modules de 2 mètres de long – les éléments constitutifs des panneaux solaires et de réseaux plus grands –, affichant un rendement d’environ 22 à 24$%. Ces modules sont usuellement garantis pour conserver au moins 80$% de leur rendement initial après vingt-cinq ans, soit une perte d’efficacité inférieure à 1$% par an.
35 30 25 20 15 Tandem silicium–pérovskite Silicium* Pérovskite seule
10 5 0 2013
2015
2017
2019
2021
2023
* Données pour les cellules à structure silicium à hétérojonction (par exemple du silicium cristallin combiné à un film mince de silicium amorphe). Les cellules silicium «"multijonction"», plus efficaces, mais trop coûteuses pour un usage à grande échelle, et les cellules «"à film mince"», qui comptent pour une infime fraction du marché, ne sont pas représentées ici.
La plupart des cellules photovoltaïques et la quasi-totalité des plaquettes de silicium qui composent les panneaux sont fabriquées en Chine, où les économies d’échelle et les améliorations technologiques ont réduit le coût d’un panneau solaire d’environ 90$% depuis 2009 (voir le schéma page 58). De fait, l’installation d’un panneau solaire au silicium et son raccordement au réseau électrique coûtent aujourd’hui plus cher que sa fabrication. Le coût moyen de la production d’électricité pendant la durée de vie de ce type de panneau n’est plus que de 0,03 à 0,06 euro par kilowattheure, ce qui en fait la source d’électricité la moins chère dans la plupart des pays suffisamment ensoleillés, affirme Jenny Chase. Comparativement à ce succès du silicium, les cellules à pérovskite ne sont guère susceptibles de bouleverser le marché de l’énergie solaire, selon l’analyste. «$Personne ne veut d’un module photovoltaïque qui ne dure pas vingt-cinq ans. Ça n’en vaut tout simplement pas la peine.$»
LA TECHNOLOGIE TANDEM Mais les partisans des pérovskites n’ont pas dit leur dernier mot$: selon eux, les cellules tandem pérovskite-silicium sont supérieures à celles au silicium seul à plusieurs égards. Les cellules photovoltaïques au silicium ont
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Les autres fabricants n’ont pas encore affiché un tel rendement pour des cellules tandem produites à l’échelle industrielle, mais, en mai 2023, Oxford PV a présenté la cellule pérovskite-silicium la plus performante issue d’une chaîne de production, présentant une efficacité de 28,6$%. Ce dispositif était légèrement plus petit que les cellules au silicium habituelles, mais l’usine de Brandebourg-sur-la-Havel fabrique désormais des cellules tandem plus grandes, qui sont assemblées en modules de taille standard offrant un rendement d’environ 24$%. Et ce chiffre continue d’augmenter. 58 / POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024
Coût des panneaux solaires (en dollars par watt)
Le coût de production des panneaux solaires au silicium a chuté (en haut), entraînant avec lui à la baisse le prix de l’électricité d’origine photovoltaïque (en bas).
15 10 5 0
1990
1995
2000
Panneaux photovoltaïques
2005
2010
2015
Éoliennes en mer
2020
Éoliennes terrestres
0,40 Gamme de prix des énergies fossiles
0,30 0,20 0,10 0 2010
2012
2014
2016
2018
2020
Le processus de fabrication de cellules photovoltaïques tandem d’Oxford PV commence par des plaquettes de silicium. Celles-ci passent par une série de chambres qui ressemblent à des réfrigérateurs reliés entre eux. À l’intérieur, une vapeur d’ions se dépose sur la plaquette pour former les couches successives de la cellule. Ce processus, appelé «$dépôt physique en phase vapeur$» (PVD), est plus lent que les méthodes fondées sur des ions en solution, mais il permet de produire des films de très haute qualité. Une méthode similaire permet de créer la cellule à pérovskite. En 2016, Oxford PV a racheté l’usine de Brandebourg-sur-la-Havel au fabricant allemand Bosch, avec tous les équipements nécessaires à la production de cellules photovoltaïques. «$Au départ, nous avons pratiquement tout acheté aux enchères ou d’occasion$», se réjouit Chris Case. Son approche «$frugale$» remonte aux années 1980$: alors qu’il avait une vingtaine d’années, il avait acheté des stocks de cellules photovoltaïques en solde pour construire des modules pour sa propre «$maison solaire$». Cette approche «$bricolée$» transparaît dans l’usine$:
© Nature ; Source : Our World in Data
UNE APPROCHE FRUGALE
LA CHUTE DES PRIX DE L’ÉNERGIE SOLAIRE
Coût de l’électricité (en dollars par kWh)
presque atteint leur plafond de performance$: la théorie prévoit en effet que leur efficacité ne peut pas dépasser 29$%, et certains modules atteignent déjà une efficacité de 24 à 27$%. «$Nous arrivons à la limite de ce qu’il est raisonnablement possible de faire avec le silicium$», déclare Tonio Buonassisi, chercheur à l’institut de technologie du Massachusetts (MIT). Néanmoins, l’ajout de pérovskite aux cellules au silicium ouvre la possibilité de repousser le rendement théorique maximal jusqu’à environ 45$%. «$De quoi augmenter la puissance des panneaux solaires de 25 à 50$%. C’est une perspective enthousiasmante$», déclare Michael McGehee, spécialiste des pérovskites à l’université du Colorado, à Boulder. Dans une cellule photovoltaïque tandem typique, la cellule en pérovskite est placée au-dessus de celle qui contient du silicium. Chaque cellule est composée de plusieurs couches qui jouent toutes un rôle dans la transformation de la lumière en électricité (voir le schéma page ci-contre). La lumière du soleil frappe d’abord la pérovskite et libère les électrons du matériau, laissant derrière elle des «$trous$» chargés positivement. Les électrons se déplacent dans une couche de collecte de charge adjacente, puis vers une électrode, tandis que les trous migrent dans la direction opposée. Un processus similaire se produit dans la cellule en silicium, qui absorbe les photons de faible énergie laissés de côté par la cellule en pérovskite. Des modifications à l’échelle nanométrique de la partie contenant la pérovskite ont permis d’améliorer rapidement les performances des cellules tandem. En novembre 2023, le géant chinois de l’énergie solaire LONGi a annoncé qu’il avait fabriqué une cellule photovoltaïque tandem de 1 centimètre carré qui a atteint une efficacité record – vérifiée de manière indépendante – de 33,9$%.
© Nature ; Source : L. Duan et al., Stability challenges for the commercialization of perovskite – silicon tandem solar cells, Nature Review Materials, 2023.
HED Stand
Chris Case a par exemple fait fabriquer des cadres spécialement usinés pour que les cellules d’Oxford PV soient compatibles avec l’ancien équipement de Bosch. Les cellules tandem sont livrées aux clients d’Oxford PV, principalement des fabricants européens de panneaux solaires, qui assemblent les cellules en modules plus grands. Pour l’instant, ces fabricants effectuent encore leurs propres tests sur ces modules, mais, d’ici à fin 2024, ces panneaux solaires pourraient être installés chez des utilisateurs finaux, notamment une grande entreprise de construction et une société de production d’énergie qui en ont déjà commandé. À plein régime, l’usine pourrait produire jusqu’à 5 millions de cellules pérovskitesilicium par an, représentant une puissance d’environ 50 MW. Mais il s’agit d’un petit poucet comparativement aux vastes usines de panneaux solaires au silicium chinoises, qui produisent l’équivalent de plusieurs gigawatts (GW) de cellules solaires chaque année. Et en raison de la fabrication à petite échelle, les cellules tandem de l’usine d’Oxford PV coûtent deux fois plus cher à fabriquer qu’une cellule en silicium. Mais si Oxford PV parvenait à augmenter sa production à l’échelle du gigawatt, cette différence de prix diminuerait considérablement, estime Chris Case, ce qui pourrait ramener le coût de l’électricité issue des cellules photovoltaïques tandem à un niveau inférieur à celle que produisent des panneaux solaires au silicium.
LE DÉFI DE LA STABILITÉ À environ quatre-vingt-dix minutes de route au sud de l’usine de Brandebourg-sur-laHavel, à Thalheim, l’un des concurrents d’Oxford PV teste ses propres prototypes de cellules photovoltaïques tandem. Avant que les subventions européennes ne commencent à se tarir et que les entreprises asiatiques ne dominent le marché de l’énergie solaire, Thalheim et ses environs constituaient l’épicentre de la production de panneaux solaires en Europe, la Solar Valley. C’est ici que l’entreprise Qcells dispose d’un énorme centre de recherche sur les cellules photovoltaïques. Chez Qcells, pas de pelouse en désordre, mais des petits robots tondeuses alimentés par l’énergie solaire qui déambulent sur le terrain, gardant l’herbe bien taillée. À l’intérieur de l’un des vastes bâtiments, Qcells effectue des tests de «$vieillissement accéléré$» pour vérifier la robustesse de ses modules photovoltaïques au silicium, en les
ANATOMIE D’UNE CELLULE PHOTOVOLTAÏQUE TANDEM Les cellules photovoltaïques tandem gagnent en efficacité en empilant une couche de pérovskite sur du silicium (l’épaisseur relative des couches n’est pas à l’échelle, et certaines couches ne sont pas représentées).
Lumière solaire
Électrode métallique
Couche conductrice transparente Couche de transport des électrons Pérovskite Couche de transport des trous Couche d’interconnexion Contact sélectif aux électrons Silicium cristallin Contact sélectif pour les trous Électrode arrière
enfermant dans des conditions similaires à celles d’un sauna pendant près de quatre mois, en les exposant à une lumière solaire artificielle intense et en les bombardant de grêlons (ce type de tests est la norme dans l’industrie, mais Qcells se targue d’employer des conditions particulièrement extrêmes). L’entreprise effectue des essais similaires sur les cellules tandem. Leurs résultats permettent de prédire comment la puissance produite par les panneaux solaires diminuera au fil des années d’utilisation en conditions réelles. Les détails des tests de stabilité peuvent faire le succès ou l’échec des cellules tandem pérovskite-silicium. Leurs records d’efficacité font les gros titres, mais ce n’est que ces dernières années que les chercheurs ont commencé à faire des progrès significatifs sur leur longévité. «$La stabilité constitue le vrai goulot d’étranglement$», explique Heping Shen, chercheur spécialiste des pérovskites à l’université de Canberra, en Australie. Bien que les pérovskites aient la fâcheuse tendance à se décomposer au contact de l’air ou de l’eau, cet écueil peut être évité en encapsulant les cellules tandem dans un revêtement imperméable, une tactique courante dans l’industrie photovoltaïque. Mais, contrairement au silicium, la dégradation des pérovskites est
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effectué quelques-uns dans ses installations de Thalheim. En ce qui concerne Oxford PV, Chris Case indique que l’entreprise a effectué des tests de vieillissement accéléré et des tests en extérieur de quelques années. Selon lui, l’ensemble de ces études – dont les résultats n’ont pas non plus été publiés – aurait montré que les meilleures cellules tandem ne perdent qu’environ 1$% de leur efficacité au cours de leur première année de fonctionnement, et que la baisse des performances est plus faible par la suite. Pour l’instant, Chris Case affirme à ses clients que ses cellules tandem devraient avoir une durée de vie opérationnelle similaire à celle d’un panneau en silicium classique. Bien que la présence de plomb, toxique, dans les pérovskites ait suscité des inquiétudes, un nombre croissant d’études suggèrent qu’elle présente un risque très faible dans un panneau bien encapsulé. Certains font remarquer qu’un panneau solaire standard au silicium peut contenir dix fois plus de plomb dans ses contacts soudés qu’un panneau à pérovskite entier. Quoi qu’il en soit, la plupart des entreprises prévoient des programmes de récupération pour recycler les panneaux solaires en fin de vie.
Des cellules solaires tandem pérovskite-silicium produites dans l’usine de la société Oxford PV à Brandebourg-sur-la-Havel, en Allemagne.
BEAUCOUP DE SI Jenny Chase reconnaît que si les espoirs placés dans les pérovskites se concrétisent, la puissance plus élevée par unité de surface offerte par les cellules tandem pérovskitesilicium pourrait séduire les consommateurs. «$Si on parvenait à mettre au point des modules
© Oxford PV
aussi inhérente à leur fonctionnement, ce contre quoi la protection ne peut rien. Certains des ions de la pérovskite peuvent se déplacer ou s’échapper dans les couches adjacentes, créant alors des défauts qui permettent aux électrons et aux trous de se recombiner avant d’avoir atteint les électrodes, gaspillant ainsi l’énergie lumineuse qui les a engendrés. La lumière et la chaleur ont tendance à exacerber ce mécanisme de dégradation. Pour maintenir les ions des pérovskites au bon endroit, les chercheurs ont affiné leur composition et ajouté des couches protectrices d’une épaisseur de l’ordre du nanomètre dans les cellules photovoltaïques. Prouver l’efficacité de ces mesures est un des objectifs du projet européen Pepperoni, un partenariat entre le monde académique et l’industrie lancé en novembre 2022 et doté de 19 millions d’euros, auquel participe Qcells. D’une durée de quatre ans, il vise à mettre au point des modules photovoltaïques tandem affichant une efficacité de 26$%, fonctionnant de manière fiable pendant plus de trente ans et se prêtant à une fabrication de masse. Si de tels modules pouvaient être produits à grande échelle, Fabian Fertig estime qu’ils permettraient de produire de l’électricité à un coût de l’ordre de 0,025 euro par kilowattheure, un prix compétitif par rapport aux cellules photovoltaïques au silicium. «$Les matériaux, les ingrédients, les processus, tout va dans le sens d’un passage de la technologie à très grande échelle dans un avenir proche$», déclare Steve Albrecht, qui dirige une équipe du centre Helmholtz pour les matériaux et l’énergie, de Berlin, et qui participe au projet Pepperoni. Bien que les tests de vieillissement accéléré donnent des résultats prometteurs, le meilleur test pour un module photovoltaïque pérovskite-silicium est de l’installer à l’extérieur et de surveiller ses performances pendant des années. Jusqu’à présent, seuls les résultats de quelques études en extérieur ont été publiés, et la plupart d’entre eux proviennent d’équipes universitaires plutôt que des entreprises qui commercialisent des cellules tandem. «$Il y a encore peu de données disponibles$», déclare Stefaan De Wolf, chercheur en photovoltaïque à l’université King Abdullah, en Arabie saoudite, dont l’équipe a publié en février un rapport sur la dégradation rapide d’une cellule pérovskite-silicium dans l’environnement exigeant du pays. Qcells ne communique pas de détails sur ses tests en extérieur, bien qu’elle en ait
photovoltaïques puissants, pas trop chers en termes de matériaux et de processus de fabrication, ce serait très intéressant, car on obtiendrait probablement des modules solaires bon marché et de plus grande valeur. Mais il y a beaucoup de “si”…$» Les partisans des pérovskites sont convaincus qu’ils peuvent transformer ces «$si$» en réalité. Selon eux, les propriétaires sont prêts à tout pour tirer davantage d’énergie des panneaux installés sur leurs toits et pourraient payer un peu plus cher pour des panneaux solaires tandem capables d’alimenter les pompes à chaleur, les véhicules électriques et autres dispositifs dans des foyers amenés à consommer de plus en plus d’électricité. «$La surface des toits est souvent trop petite pour satisfaire les besoins des ménages avec des panneaux solaires. Pouvoir produire plus de watts par mètre carré est donc un grand avantage$», explique John Iannelli, président et fondateur de Caelux, une entreprise californienne qui développe des cellules photovoltaïques tandem. Certains chercheurs et entreprises estiment que les cellules à pérovskite n’ont peutêtre pas besoin d’égaler la durée de vie garantie de vingt-cinq ans des panneaux au silicium. Selon eux, la technologie des pérovskites fait des progrès si rapides que, si les performances d’un panneau solaire tandem diminuent trop durant ses quinze premières années de vie, il pourra simplement être remplacé par un nouveau module plus efficace. Cette stratégie de remplacement est d’ores et déjà de plus en plus courante pour les anciennes fermes solaires, à mesure que les bénéfices économiques d’une technologie plus efficace l’emportent sur les coûts de dépose et de remplacement des panneaux vieillissants. Des considérations politiques stimulent également l’investissement dans les pérovskites. En Europe, accroître la part des énergies renouvelables signifie diminuer la dépendance au gaz russe, et les États-Unis tentent de réduire celle qui les lie aux fournisseurs chinois de panneaux solaires, par le biais d’investissements et d’allègements fiscaux (instaurés par la loi sur la réduction de l’inflation de 2022). Certaines entreprises estiment que le meilleur moyen d’y parvenir est d’éviter complètement l’utilisation du silicium. Plusieurs d’entre elles développent des cellules photovoltaïques «$tandem$» entièrement constituées de pérovskites, qui comportent deux couches de pérovskite différentes conçues pour absorber des parties diverses du spectre lumineux. «$Cela permet de simplifier
BIBLIOGRAPHIE L. Duan et al., Stability challenges for the commercialization of perovskite – silicon tandem solar cells, Nature Review Materials, 2023. M. Babics et al., One-year outdoor operation of monolithic perovskite/ silicon tandem solar cells, Cell Reports Physical Sciences, 2023. V. Sivaram et al., Photovoltaïque": le silicium bientôt éclipsé"? Pour la Science, 2015. A. Extance, The reality behind solar power’s next star material, Nature, 2019.
drastiquement notre chaîne d’approvisionnement$», explique Tomas Leijtens, cofondateur de Swift Solar, en Californie, qui travaille sur ces cellules tandem sans silicium. Swift Solar fait également partie d’un partenariat entre industrie et université appelé Tandems for Efficient and Advanced Modules using Ultrastable Perovskites (TEAMUP), qui a obtenu en avril un financement de 9 millions de dollars (8,2 millions d’euros) du ministère américain de l’Énergie (DOE). Dirigé par Michael McGehee, son principal objectif est de mettre au point des cellules tandem pérovskite-silicium d’une efficacité supérieure à 28$% et dont la dégradation des performances est inférieure à 1$% par an. La plupart des entreprises travaillant sur les cellules à pérovskite aux États-Unis font partie soit de ce partenariat, soit d’un autre, qui a également obtenu un financement du ministère de l’Énergie cette année, le projet Accelerated Co-Design of Durable, Reproducible, and Efficient Perovskite Tandems (ADDEPT), dirigé par Tonio Buonassisi, du MIT. Néanmoins, de nombreuses entreprises chinoises travaillent également sur des cellules tandem pérovskite-silicium. Selon Heping Shen, LONGi emploie par exemple plus de 100 personnes pour la recherche et le développement des pérovskites. «$Il me semble imprudent de parier contre la Chine dans le domaine des panneaux solaires$», déclare Jenny Chase. En fin de compte, ajoute-t-elle, l’efficacité des panneaux solaires n’est plus un obstacle au déploiement au niveau mondial de l’énergie solaire. Les goulots d’étranglement sont désormais dus au manque d’infrastructures du réseau électrique et au coût élevé des batteries pour stocker l’énergie solaire excédentaire. Jenny Chase estime que, à l’horizon de la prochaine décennie, le succès ou l’échec des cellules photovoltaïques tandem aux pérovskites n’a en fait pas d’importance, sauf pour les entreprises concernées. «$Je leur souhaite bonne chance, mais le marché de l’énergie solaire va devenir gigantesque, avec ou sans pérovskites$», conclut-elle. Henry Snaith n’est toutefois pas d’accord avec l’idée que les améliorations de la technologie photovoltaïque au silicium ont réduit le marché potentiel des cellules à pérovskite. Selon lui, toute amélioration de la technologie photovoltaïque au silicium profite également aux cellules tandem, ce qui les rend plus intéressantes que jamais. «$Nous construisons littéralement nos cellules sur le silicium. Si la technologie au silicium s’améliore, la nôtre aussi.$» n
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HISTOIRE DES SCIENCES
La princesse et le philosophe DANA MACKENZIE
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© Photo Josse / Bridgeman
Cette scène fictive peinte par Louis-Michel Dumesnil (1663-1739) rassemble plusieurs savants à la cour de la reine Christine de Suède (assise à gauche de la table rouge), dont René Descartes (debout à droite de la table) et Élisabeth de Bohême (assise entre les deux). En réalité, le philosophe a rencontré la princesse aux Pays-Bas, en 1634, quand celle-ci, alors âgée de 16 ans, l’a invité à participer à un débat sur la nature de la vérité. Cette rencontre a débouché sur une relation d’élève à professeur et sur une correspondance intellectuelle fructueuse qui a duré jusqu’à la mort de Descartes, en 1650.
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HISTOIRE DES SCIENCES LA PRINCESSE ET LE PHILOSOPHE
L’ESSENTIEL > La correspondance de René Descartes avec la princesse Élisabeth de Bohême révèle le rôle essentiel qu’elle a joué dans le développement de ses idées en philosophie, mais aussi en mathématiques. > La princesse a poussé Descartes à aller jusqu’au bout de sa résolution d’un problème
L’AUTEUR classique de géométrie remontant à l’Antiquité, ce qui l’a conduit à son théorème sur les cercles. > Philosophe et mathématicienne aguerrie, Élisabeth de Bohême était bien plus qu’une note de bas de page dans l’œuvre de Descartes.
DANA MACKENZIE mathématicien américain devenu journaliste scientifique et auteur
René Descartes serait sans doute passé à côté de son théorème sur les cercles sans l’aide de son élève, Élisabeth de Bohême.
L
’histoire est comme une fractale. Prenez le moindre événement et agrandissez-le, il prend vie et se révèle avoir sa propre histoire. J’en ai pris conscience en creusant une phrase que j’avais écrite dans un précédent article, paru dans American Scientist en 2010, qui explorait l’histoire fascinante et les mathématiques des cercles d’Apollonius, un certain type de mousse… fractale. Cette phrase m’avait interpellé(: «(En 1643, dans une lettre adressée à la princesse Élisabeth de Bohême, le philosophe et mathématicien français René Descartes énonça correctement (mais avec une preuve incorrecte) une belle formule concernant les rayons de quatre cercles qui se touchent.(» Ce commentaire désinvolte n’était pas vraiment faux, mais il n’était pas non plus vraiment juste, et le pire, c’est que j’avais tiré cette idée de publications d’autres chercheurs sans l’avoir examinée de manière critique. En fait, cette phrase soulève toutes sortes de questions. Pourquoi Descartes écrivait-il à une princesse et comment en étaient-ils venus à parler de cercles(? Pourquoi avait-il écrit à elle à propos de ce problème et non aux nombreux autres mathématiciens avec lesquels il correspondait(? Et qui était la princesse Élisabeth(? Les réponses à ces questions révèlent les travers et les personnalités de deux personnes extrêmement fascinantes, René Descartes et la princesse Élisabeth (qui signait son nom avec un s et non un z). La véritable histoire de la formule sur les rayons des quatre cercles est considérablement plus nuancée que son nom conventionnel – le «(théorème de Descartes(» – ne le laisse entendre. Elle fait entrer en jeu une mathématicienne méconnue. Elle amène aussi à réfléchir aux raisons pour lesquelles certains problèmes ou théorèmes deviennent célèbres. Les histoires et les manuels de mathématiques ont tendance à braquer la lumière sur certains
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sujets, mais pour comprendre pourquoi ceux qui y ont travaillé les ont trouvés importants (et pourquoi ils sont susceptibles de l’être encore pour nous), il faut sortir du champ des projecteurs et s’intéresser aux ombres qui les définissent et les délimitent.
LE THÉORÈME PERDU D’APOLLONIUS
De façon inattendue, les mathématiques sont peut-être la partie la moins compliquée de cette histoire. La formule prouvée par Descartes (qui a en fait bien obtenu une preuve correcte, malgré ce que j’ai écrit en 2010) relie les rayons de quatre cercles mutuellement tangents (c’està-dire dont chaque paire se touche en un seul point), quelle que soit leur configuration. Le
Descartes était certain que ce problème ancien se plierait facilement à ses méthodes
£
théorème de Descartes stipule qu’il est inhabituel de pouvoir disposer quatre cercles dans une telle configuration, et que cela est possible si et seulement si leurs rayons satisfont une formule particulière. Par exemple, dans le puzzle page ci-contre, les cercles marqués 11, 14, 15 et 86 sont mutuellement tangents. Les nombres représentent les courbures des cercles, qui sont les inverses de leurs rayons (respectivement 1/11, 1/14, 1/15 et 1/86). Les cercles forment un
quatuor mutuellement tangent parce que ces courbures satisfont la formule au cœur du théorème de Descartes(: (11(+(14(+(15(+(86)2 = 2(112(+(142(+(152(+(862). La découverte de Descartes a fait sensation, car ce théorème était lié à l’un des problèmes les plus célèbres de l’Antiquité grecque. Si l’on dessine trois cercles qui ne se touchent pas, extérieurs les uns aux autres, il en existe toujours un quatrième qui les touche tous les trois. Au IIIe siècle avant notre ère, le mathématicien grec Apollonius de Perge aurait résolu le problème de la construction de ce quatrième cercle à l’aide d’une règle et d’un compas, mais le livre dans lequel il avait écrit sa solution a été perdu. En 1600, ce théorème manquant était le problème le plus recherché en mathématiques en Europe. Cette année-là, le mathématicien français François Viète a publié une solution laborieuse. Quarantetrois ans plus tard, Descartes pensait que sa nouvelle approche de la géométrie (par les coordonnées aujourd’hui dites «(cartésiennes(») était si puissante qu’elle transformerait le problème d’Apollonius de Perge en un problème qu’un étudiant ordinaire serait capable de résoudre. Heureusement, il a eu la chance d’avoir une élève tout sauf ordinaire.
© Katherine E. Stange et Daniel Martin
LA RENCONTRE DE DEUX ESPRITS
Si j’écrivais cet article en Europe dans les années 1600, la princesse Élisabeth de Bohême et du Palatinat n’aurait pas besoin d’être présentée. Elle était la fille de Frédéric V, l’un des sept électeurs du Saint-Empire romain germanique, et la petite-fille de Jacques VI et Ier, le premier roi qui avait régné à la fois sur l’Écosse et l’Angleterre. Sa patrie, le Palatinat, était un État situé dans ce qui est aujourd’hui l’Allemagne centrale, dont la capitale était Heidelberg. En 1620, deux ans après la naissance d’Élisabeth, sa famille a été contrainte à l’exil à La Haye, aux Pays-Bas, où elle a vécu pendant trois décennies alors que la guerre de Trente Ans – un conflit religieux tentaculaire – ravageait l’Europe centrale. Pour une jeune fille libre-penseuse comme Élisabeth, La Haye était l’endroit idéal pour s’épanouir. Grâce aux relations de sa famille, elle avait accès aux plus grands érudits d’Europe occidentale. En 1634, à l’âge de 16 ans, elle organisa un débat sur les moyens de connaître la vérité et choisit comme intervenants un pasteur écossais nommé John Dury
Ce puzzle illustre le théorème de Descartes, qui décrit les conditions spécifiques requises pour avoir quatre cercles mutuellement tangents, c’est-à-dire qui se touchent deux à deux en un seul point. Il rassemble de nombreux quatuors de cercles vérifiant cette propriété, comme ceux étiquetés 11, 14, 15 et 86. Ces étiquettes se réfèrent à leur courbure, qui est l’inverse de leur rayon (1/11, 1/14, 1/15 et 1/86, respectivement).
et un philosophe français itinérant qui, comme elle, vivait en exil(: René Descartes. Le savant est devenu mondialement célèbre trois ans plus tard avec la publication, en 1637, du Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. La plupart des gens se souviennent de cet ouvrage pour sa citation «(Je pense, donc je suis(». Pourtant, il a aussi marqué un tournant dans le domaine des mathématiques(: Descartes y a inclus un long appendice intitulé «(La Géométrie(», qui introduit l’outil que nous appelons aujourd’hui les «(coordonnées cartésiennes(». Élisabeth et Descartes ont dû rester en contact au cours des années qui ont suivi le débat de 1634, mais la fraction de leur correspondance qui nous est parvenue commence soudainement en mai 1643. Dans un premier temps, Élisabeth interroge Descartes sur des questions philosophiques, mais plus tard dans l’année, leur discussion s’oriente vers les mathématiques. La princesse avait appris la géométrie auprès d’un ami de Descartes, un expatrié italien nommé Alphonse Pollot. Mais elle s’était probablement rendu compte qu’il était plus logique d’apprendre la nouvelle approche de cette discipline auprès de la personne qui en était à l’origine, et Pollot avait été rétrogradé du statut de tuteur à celui de coursier. Au cours de l’automne, Descartes confia à Élisabeth le problème d’Apollonius de Perge, le même qui avait été résolu seulement quatre décennies plus tôt par Viète. La solution de ce dernier reposait sur les outils traditionnels de la règle et du compas, que les Grecs de l’Antiquité auraient approuvés. Mais Descartes voulait qu’Élisabeth utilise sa nouvelle approche algébrique de la géométrie, et non la méthode classique de Viète. Descartes a été le premier mathématicien, voire le premier scientifique, à penser le monde en termes de coordonnées (ce qui est aujourd’hui une seconde nature pour les étudiants). Il était certain que même ce formidable problème ancien de géométrie se plierait facilement à ses méthodes. Il est clair qu’il n’a pas essayé de résoudre le problème lui-même avant de le confier à la princesse – une omission qu’il n’a pas tardé à regretter. Le premier signe de difficulté apparaît dans une lettre de Descartes à Pollot datée du 17 novembre 1643, dans laquelle Descartes craint que le problème ne soit trop difficile. Descartes envoie à Pollot une esquisse de sa solution, mais lui demande de ne pas la donner à Élisabeth au cas où elle voudrait continuer à
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HISTOIRE DES SCIENCES LA PRINCESSE ET LE PHILOSOPHE
travailler sur le problème(: «(Je vous prie de ne lui point donner ma lettre si tôt. Je n’y ai point mis la date.(» La lettre non datée n’est pas une solution complète, mais elle montre comment Descartes pensait résoudre le problème. Il désigne par A, B et C les centres des trois cercles donnés (et les cercles eux-mêmes), et par D le centre du quatrième cercle inconnu (voir l’encadré page 76). Comme les trois cercles A, B et C sont donnés, Descartes suppose que l’on connaît leurs rayons (a, b et c). En revanche, celui du quatrième cercle, que Descartes désigne par x, est inconnu. Le mathématicien a tracé trois droites auxiliaires, BE (perpendiculaire à AC partant de B), DG (perpendiculaire à BE partant du point inconnu D) et DF (perpendiculaire à AC partant de D). Il introduit également deux variables auxiliaires(: y, la longueur de EG, et z, la longueur de EF. Pour un œil non entraîné, l’ajout de ces variables semble être une astuce totalement dénuée de motivation. Mais pour un œil averti, l’histoire est en train de s’écrire. Descartes dessine un système de coordonnées avec E comme origine, EB comme axe des ordonnées et EF comme axe des abscisses. Et les nombres y et z ne sont rien d’autre que les coordonnées du point inconnu D. Trouvez y et z et vous aurez résolu le problème vieux de 1(900 ans.
UNE MÉTHODE QUI DÉRAPE
Pour Descartes, les coordonnées n’étaient pas une astuce non motivée, mais une méthode systématique pour résoudre tous les problèmes de géométrie. Vous introduisez ces nouvelles variables, vous écrivez tout ce que vous savez à leur sujet dans des équations polynomiales, puis vous résolvez les équations(: la géométrie réduite à l’algèbre. Et pourtant, le diable se cache dans les détails – ces détails gênants que Descartes n’a pas pris la peine d’étudier. Il y a une vingtaine d’années, à l’aide d’un programme informatique d’algèbre moderne, l’historien néerlandais des mathématiques Henk Bos a montré qu’il était possible de réduire les trois équations à trois variables x, y et z de Descartes à une seule équation quadratique à une seule variable, mais avec 87 termes(! En pratique, la résolution d’une telle équation serait difficilement réalisable pour un étudiant, voire pour Descartes lui-même. Au moment où il a écrit sa lettre non datée, Descartes s’en est rendu compte. «(Il n’est plus besoin de passer outre(», écrit-il à la princesse. Car le reste ne sert point pour cultiver ou recréer [(amuser)] l’esprit, mais seulement pour exercer la patience de quelque calculateur laborieux. » Un mathématicien qui abandonne les mathématiques(? Que s’est-il passé(? Voici mon 74 / POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024
hypothèse. Pour Descartes, qui avait une vision d’ensemble, la solution réelle du problème n’était pas aussi importante que le fait d’avoir produit un algorithme pour le résoudre. En réduisant le problème d’Apollonius de Perge à des équations quadratiques, il avait démontré en principe qu’il est possible de le résoudre avec une règle et un compas. Son point de vue est étonnamment moderne. À l’ère de l’informatique, un algorithme est très souvent le véritable trophée, car n’importe quel cas particulier du problème est alors soluble(: il suffit d’introduire les données dans l’algorithme et de l’exécuter sur un ordinateur. Bien que j’admire la vision de Descartes, je pense néanmoins qu’il a commis une erreur fondamentale. Oui, les algorithmes permettant de résoudre les problèmes sont importants.
© Katherine E. Stange, université du Colorado, Boulder
Cette figure ressemblant à un mandala, créée par la mathématicienne Katherine Stange, est une interprétation du théorème de Descartes à l’ère informatique. La partie bleu foncé, formée par l’inscription répétée de cercles dans les espaces créés par des cercles mutuellement tangents, est une fractale connue sous le nom de « cercles d’Apollonius ».
Mais parfois, les solutions elles-mêmes aussi sont importantes. Elles sont susceptibles de révéler des phénomènes ou des liens auxquels on ne s’attendait pas et de nous amener à une compréhension plus profonde des problèmes résolus. Si l’on s’arrête à mi-chemin en pensant que l’on sait faire le reste, on passe à côté de ce moment de découverte possible.
DESCARTES AU PIED DU MUR
Pendant que Descartes s’entretenait avec Pollot, Élisabeth travaillait à sa propre solution au problème. Grâce aux lettres de Descartes, on sait en grande partie comment elle a procédé. Notamment, elle n’a pas introduit les variables supplémentaires y et z. Au lieu de cela, elle a essayé de résoudre le problème en ne faisant intervenir que la variable x. Sa
solution s’apparente à une sorte d’hybride qui n’utilise pas les coordonnées cartésiennes, mais qui, néanmoins, réduit le problème à l’algèbre. Elle a manifestement fait davantage de progrès que Descartes ne s’y attendait et ne s’est arrêtée que parce qu’elle ne voyait pas la ligne d’arrivée. «(Car je remarquais bien qu’il y [avait des manquements] à ma solution, n’y voyant assez clair pour en conclure un théorème(», écrit-elle le 21 novembre. Notez la différence entre les points de vue d’Élisabeth et de Descartes(! La princesse veut prouver un théorème, un simple énoncé déclaratif qui commence par «(Le rayon du quatrième cercle est…(». Elle appartient encore à l’école classique, qui considère que l’objectif des mathématiques est un théorème et non un algorithme.
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Pour être juste envers Descartes, je dois dire qu’il comprenait ces deux points de vue. Dans sa réponse à la princesse Élisabeth, quelques jours plus tard, fin novembre, il a écrit(: «(Votre Altesse peut voir ici deux procédures fort différentes dans une même question, suivant les différents desseins qu’on se propose. Car, voulant savoir de quelle nature est la question, et par quel biais on la peut soudre, je prends pour données les lignes perpendiculaires ou parallèles, et suppose plusieurs autres quantités inconnues, afin de ne faire aucune multiplication superflue, et voir mieux les plus courts chemins.(» (Dans ce passage, il est clairement en train de décrire sa propre approche du problème.) «(Au lieu que, la voulant achever, je prends pour données les côtés du triangle [ABC] et ne suppose qu’une lettre inconnue.(» (Ici, il décrit la solution de la princesse Élisabeth.) Vient alors le moment où Descartes m’impressionne le plus. Rappelez-vous qu’il n’a jamais eu de solution algébrique complète au problème original d’Apollonius de Perge. La princesse Élisabeth l’a mis au pied du mur(: elle a voulu savoir ce que le théorème devrait dire, afin d’avoir la possibilité d’essayer de le prouver. D’une manière ou d’une autre, en huit jours (ou
moins, selon la rapidité du service de coursier de Pollot), Descartes a découvert qu’il existe un cas particulier du problème dans lequel les équations se simplifient de manière spectaculaire. En fait, elles se simplifient à un point tel que l’on pourrait à juste titre parler de «(théorème(» (que la postérité a nommé «(théorème de Descartes(»). Dans sa lettre de la fin novembre, le mathématicien lui envoie cette version révisée(: «(Si votre Altesse a désir d’en faire l’essai, il lui sera plus aisé, en supposant que les trois cercles donnés s’entretouchent […].(» (C’est moi qui ai souligné la fin de la citation.) À ce moment, l’histoire revient sur la pointe des pieds par la porte de derrière. Rappelons qu’Apollonius de Perge n’avait rien supposé de tel. Nous voici donc ici devant une nouvelle version du problème, que j’appelle le «(problème apollonien raffiné(». Cette version est plus simple parce qu’elle introduit une hypothèse supplémentaire avec laquelle travailler. Or, paradoxalement, c’est la seule qui intéresse encore les mathématiciens aujourd’hui. La raison en est que le problème apollonien raffiné est infiniment extensible. Après avoir construit le cercle D, vous remarquerez que vous avez créé trois nouvelles «(poches(» triangulaires,
Ce texte est une adaptation de l’article The princess and the philosopher, publié par American Scientist en mars 2023.
Lorsqu’il s’est attaqué au problème d’Apollonius pour guider Élisabeth, à qui il l’avait soumis comme exercice, Descartes a cherché d’emblée à le résoudre à l’aide de sa nouvelle approche par les coordonnées. Il s’agissait de montrer que si l’on dessine trois cercles qui ne se touchent pas, extérieurs les uns aux autres, il en existe toujours un quatrième tangent aux trois. Dans sa stratégie, les
cercles de centres A, B, C sont donnés (voir le dessin en haut à gauche) et il cherche à déterminer le centre D et le rayon x du quatrième cercle à trouver. Il a commencé par tracer la perpendiculaire à AC partant de B, ce qui lui a permis de définir les coordonnées cartésiennes y et z du point inconnu D. Cependant, les équations qui régissent les inconnues x, y et z ne sont pas simples à résoudre à la main.
Les données Trois points A, B, C a, rayon du cercle de centre A b, rayon du cercle de centre B c, rayon du cercle de centre C
B D A
B
x e D z G x x y
a A
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Les constructions Les points E et F, intersections avec AC des perpendiculaire à AC partant de B et D d, distance entre A et E e, distance entre B et E f, distance entre C et E
b
C
d
F zE
Descartes a donc été contraint de chercher une version plus facile du problème pour répondre à la demande d’Élisabeth. Ce coup de pouce de la princesse a abouti à l’élaboration du théorème de Descartes, où les trois cercles de centres A, B, C sont tangents deux à deux – configuration que le mathématicien a résolue en utilisant l’approche d’Élisabeth, à une seule inconnue, x.
c f
C
Les inconnues Les points D, F et G (tel que DGEF soit un rectangle) x, rayon du cercle D y, distance entre E et G ou entre F et D z, distance entre F et E ou entre D et G
© Stacey Lutkoski, adapté de T. Verbeek et al., The Correspondence of René Descartes : 1643, Zeno Institute of Philosophy, 2003
DU PROBLÈME D’APOLLONIUS AU THÉORÈME DE DESCARTES
dans chacune desquelles vous pouvez inscrire un nouveau cercle, dont on calcule le rayon en utilisant à nouveau la formule de Descartes. En répétant ce processus à l’infini, vous obtenez… des cercles d’Apollonius. Ces fractales présentent des symétries remarquables, jamais observées auparavant, qui combinent la géométrie des cercles et l’algèbre reliant leurs rayons (une conséquence directe du théorème de Descartes). Bien qu’il soit difficile de représenter cette symétrie par une image, le diagramme en forme de mandala de la mathématicienne Katherine Stange, de l’université du Colorado, à Boulder, s’en rapproche (voir la figure pages 74-75). Katherine Stange a codé les cercles par couleur en fonction de leur rayon en utilisant une règle algébrique simple qui, à mon sens, transforme un banal diagramme géométrique en art. En d’autres termes, au cours de ces huit jours, Descartes a donné un coup de pioche qui a fait jaillir une pépite d’or. Mais il ne s’est pas rendu compte de ce qu’il avait découvert(! Il a donné la pépite à la princesse Élisabeth sans jamais se douter qu’il avait trouvé un filon qui mènerait directement aux mathématiques du XXe siècle.
À LA FOIS PHILOSOPHE ET MATHÉMATICIENNE
Ces dernières années, des philosophes féministes ont commencé à réévaluer la princesse Élisabeth en tant que philosophe à part entière, et pas seulement en tant qu’acolyte de Descartes. Dans ses lettres, elle n’a cessé d’interroger et de défier son supposé mentor. Descartes, de manière inhabituelle pour lui, reconnaît aimablement la contribution de la jeune femme. En 1644, dans l’épître dédicatoire des Principes de la philosophie, destinée à la princesse, il écrit(: J’ai encore une autre preuve [de l’excellence de votre esprit] qui m’est particulière, en ce que je n’ai jamais rencontré personne qui ait si généralement et si bien entendu tout ce qui est contenu dans mes écrits. […] Je remarque presque en tous, que ceux qui conçoivent aisément les choses qui appartiennent aux mathématiques ne sont nullement propres à entendre celles qui se rapportent à la métaphysique, et au contraire que ceux à qui celles-ci sont aisées ne peuvent comprendre les autres,; en sorte que je puis dire avec vérité que je n’ai jamais rencontré que le seul esprit de Votre Altesse auquel l’un et l’autre fût également facile. Après la mort de Descartes en 1650, Élisabeth est restée en contact avec plusieurs autres mathématiciens. Elle ne s’est pas mariée et est entrée à l’abbaye de Herford, une communauté religieuse luthérienne, où elle est devenue abbesse en 1667. Là, elle a gardé des relations avec la communauté mathématique européenne, transcrivant même les lettres
qu’elle avait reçues de Descartes sur le problème d’Apollonius, pour les partager. Elle est mentionnée avec respect par d’autres mathématiciens de l’époque, dont plusieurs lui ont écrit pour lui demander de les aider à comprendre «(La Géométrie(», de Descartes. En 1657, l’un de ces correspondants, le mathématicien anglais John Pell, a ainsi jeté
Élisabeth a voulu prouver le théorème plutôt que de se contenter d’agiter les mains
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l’opprobre sur un autre érudit qui prétendait être le meilleur mathématicien de Heidelberg(: «(J’espère qu’il ne s’est pas proclamé tel lorsque la princesse Élisabeth était à Heidelberg. Maintenant qu’elle est partie, il peut, peut-être à juste titre, dire qu’il comprend mieux Descartes que n’importe quel homme ou femme de cette université.(» Il est clair que les pairs de la princesse Élisabeth la reconnaissaient et la respectaient en tant que mathématicienne, mais le fait est qu’elle est absente de la plupart des récits sur les mathématiques du début de l’ère moderne. Dans l’œuvre de Descartes, sa contribution est réduite à une note de bas de page, alors qu’elle n’était pas juste une destinataire passive de ses lettres. Sans elle, Descartes n’aurait jamais découvert son théorème en quelques jours, ni même pensé au problème apollonien raffiné. C’est elle qui a tenté l’approche à une variable. Et c’est elle aussi qui a voulu prouver un théorème plutôt que de se contenter d’agiter les mains et de dire que le problème était résolu. Mais au-delà des questions de mérite, l’histoire de la princesse et du philosophe m’interpelle parce qu’il s’agit, au fond, d’une histoire ordinaire qui s’est déroulée dans des circonstances extraordinaires(: une relation élève-professeur parfaite où les termes «(élève(» et «(professeur(» ont disparu pour devenir «(collègues(». Tout comme la beauté du théorème de Descartes apparaît dans les interstices entre les cercles, la beauté de l’histoire – les relations humaines – émerge lorsque l’on scrute les espaces entre les faits bruts. n
BIBLIOGRAPHIE R. Jeffery, Princess Elisabeth of Bohemia!: The Philosopher Princess, Lexington Books, 2018. C. Pal, The Republic of Women!: Rethinking the Republic of Letters in the Seventeenth Century, Cambridge University Press, 2012. E.-J. Bos, Princess Elizabeth of Bohemia and Descartes’ letters (1650–1665), Historia Mathematica, 2010. L. Shapiro (éd.), The Correspondence Between Princess Elisabeth of Bohemia and René Descartes, University of Chicago Press, 2007. T. Verbeek et al., (éd.), The Correspondence of René Descartes!: 1643, Zeno Institute of Philosophy, 2003.
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ART & SCIENCE
L’AUTEUR
LOÏC MANGIN rédacteur en chef adjoint à Pour la Science
PLANCTONUS PLASTICUS
es chiffres donnent le tournis. Chaque année, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), plus de 460 millions de tonnes de plastique sont produites, et près de 80#%, soit 353 millions de tonnes deviennent des déchets (cette quantité devrait tripler d’ici à 2060 si rien ne change). Moins de 10#% de ces derniers sont recyclés, environ 50#% sont enfouis en décharges, 19#% sont brûlés et le reste (22#%) est rejeté dans l’environnement. Plus de 6 millions de tonnes le sont dans les milieux aquatiques, dont le tiers est entraîné jusqu’au littoral par les cours d’eau. Au total, les mers et les océans auraient accumulé plus de 30 millions de tonnes de déchets plastiques. Seul 1#% demeure à la surface, l’essentiel étant rejeté sur les côtes ou tombant au fond. Dans tous les cas, les macroplastiques, comme les emballages, les bouteilles, les filets de pêches abandonnés… sont décomposés inexorablement en microplastiques (leur taille est comprise entre 1 et 5 millimètres) puis en nanoplastiques. Ainsi, en 2021, Atsuhiko Isobe, du Centre de recherches océaniques et 84 / POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024
atmosphériques de l’université de Kyushu, au Japon, et ses collègues ont estimé qu’il y aurait 24,4 milliards de milliards de particules de microplastiques en suspension dans les mers du globe. Quoi qu’il en soit, de la plage jusqu’aux abysses, tout l’écosystème marin est affecté par cette pollution en mouvement et en évolution, au point que «#les scientifiques évoquent désormais un cycle du plastique de la même façon qu’ils parlent du cycle de l’eau#», explique Jean-François Ghiglione, du Laboratoire d’océanographie microbienne (CNRSSorbonne Université) et coordonnateur de la mission «#Microplastiques#» de la fondation Tara Océan en 2019.
L’algue unicellulaire Emiliania huxleyi en vrai (ci-dessous) et en plastique (page ci-contre)
LE CYLE DU PLASTIQUE
Il est possible d’aller encore plus loin et d’inscrire le plastique dans le cycle du vivant, tant il s’immisce dans la vie de nombreux organismes, du plus petit au plus grand, du plancton à la baleine comme le précise un rapport du WWF paru en 2022. De fait, le plastique perturbe tous les écosystèmes, de l’emblématique tortue confondant un sac de plastique avec une méduse jusqu’à des
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© Wikimedia commons/Dr. Jeremy Young, University College London/CC BY-SA 4.0
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Comment alerter sur les dangers du plastique sur les écosystèmes marins!? L’artiste Manon Lanjouère répond en alliant ruse, hommage à une pionnière et clichés saisissants d’organismes «!planctoniques!».
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© ADAGP, Paris, 2023, Manon Lanjouère, Les Particules, Emiliana huxleyi, 20 x 20 cm, cyanotypes sur verre et émulsion vinylique fluorescente
espèces de zooplancton ingérant des microplastiques qu’ils prennent pour des microalgues. Toute la chaîne alimentaire est bouleversée#! Un symbole de cette association contre-nature est la nouvelle espèce d’amphipode (un petit crustacé) découverte en 2020 par le groupe d’Alan Jamieson, de l’université de Newcastle, en GrandeBretagne, entre 6 000 et 7 000 mètres de profondeur dans la fosse des Mariannes, entre le Japon et les Philippines, l’un des endroits les plus reculés de notre planète. Et pourtant, l’organisme recelait des résidus de polyéthylène téréphtalate (PET), le composant des bouteilles d’eau par exemple#: pour cette raison, il a officiellement été nommé… Eurythenes plasticus#!
RUSE ET SUPERCHERIE
Cette espèce pourrait être le totem de l’artiste visuelle Manon Lanjouère, qui explore dans ses derniers travaux les liens entre plastiques et êtres vivants. Intitulé «#Les Particules, le conte humain d’une eau qui meurt#», le projet est né lors d’une résidence artistique sur la goélette Tara en 2021, lors de l’expédition Microbiomes, et a reçu le prix Photographie & sciences 2022, décerné par, entre autres, la Résidence 1+2, l’ADAGP, le CNRS… Il sera visible prochainement au Kiosque, à Vannes, et au Photo Brussels festival. De quoi s’agit-il#? D’une supercherie, comme elle le dit elle-même, ou plus exactement d’une ruse qui amène le public à prendre conscience du danger que représente le plastique pour les océans et la mort qu’il 86 / POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024
entraîne pour leur peuple invisible, ce plancton si vulnérable et dont nous sommes si dépendants, tant il est le premier fournisseur d’oxygène de la Terre et l’un des plus importants puits de carbone. L’étude de ces services rendus était l’objectif de la mission Microbiome, au cours de laquelle l’artiste a découvert l’incroyable diversité des microorganismes marins remontés dans les filets aux mailles très fines par l’équipage, et inva-
Dès 1843, Anna Atkins utilisa le cyanotype pour le premier livre illustré de photographies
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riablement accompagnés de microplastiques en plus de deux cents endroits du globe. Comment en rendre compte#? Prenez sa photo d’Emiliana huxleyi (voir page précédente), une algue unicellulaire et de loin l’espèce de phytoplancton la plus abondante lors d’efflorescences algales, ou blooms, si étendues qu’elles sont visibles depuis l’espace. L’organisme protège sa cellule par des coccolithes, des boucliers plats et ajourés en calcite qui s’assemblent en une coquille. Cette dernière (et des
© ADAGP, Paris, 2023, Manon Lanjouère, Les Particules, Asterionellopsis glacialis, 20 x 20 cm, cyanotypes sur verre et émulsion vinylique fluorescente (à gauche) ; lego 19861111/Shutterstock (à droite)
ART & SCIENCE
© ADAGP, Paris, 2023, Manon Lanjouère, Les Particules, Tubularia indivisa, 20 x 20 cm, cyanotypes sur verre et émulsion vinylique fluorescente (à gauche) ; valda butterworth/Shutterstock (à droite)
milliards d’autres) en sédimentant après la mort de l’algue constituera de la craie. Approchez-vous… ces coccolithes sont en fait ces petites passoires que l’on met au fond des éviers pour éviter qu’ils ne se bouchent#! La ressemblance est frappante avec la véritable algue (voir page 84)#! Voilà l’idée#: reproduire avec des déchets plastiques, collectés sur des plages ou dans des poubelles, des organismes planctoniques et en faire des clichés qui leurrent le spectateur, le conduisant ainsi à un déclic, peut-être mâtiné d’effroi, lorsqu’il découvre l’«#astuce#» et l’obligeant par là même à réfléchir sur le sujet. Ou comment, de façon poétique et esthétique, il devient possible d’alerter sur la santé du monde. On peut y voir à nouveau un grand cycle, le plastique étant issu du pétrole, forme fossilisée d’organismes planctoniques ayant vécu il y a des dizaines de millions d’années. C’est surtout une méthode efficace pour éclairer une catastrophe silencieuse, une sorte de remplacement du vivant par du plastique, alors que l’ONU annonce justement que d’ici à 2050, la mer abritera plus de déchets plastiques que de poissons. Manon Lanjouère a eu recours au même procédé pour une trentaine d’espèces#! Ainsi, des cotons-tiges deviennent la diatomée Asterionellopsis glacialis (voir page ci-contre), des pailles l’hydrozoaire Tubularia indivisa (voir ci-dessus), des flûtes à champagne de plastique le cilié Rhabdonella spiralis, des touillettes à café une autre diatomée, Licmophora flebellata… Pour chaque «#espèce#», l’ancienne technique du cyanotype a été appliquée et
modernisée#: après un travail de sculpture et d’assemblage, la photo de l’objet plastique en négatif est posée sur une plaque de verre enduite d’un produit photosensible, le tout étant ensuite exposé à la lumière. Le sujet apparaît alors en transparence sur un fond bleu.
La diatomée Asterionellopsis glacialis (page ci-contre) et l’hydrozoaire Tubularia indivisa (ci-dessus), à chaque fois en plastique (à gauche) et en vrai (à droite).
HOMMAGE À UNE PIONNIÈRE
Pourquoi ce choix#? Pour rendre hommage à Anna Atkins, une pionnière, qui utilisa dès 1843 le cyanotype, inventé en 1842 par John Herschel, pour son célèbre Photographs of British Algae#: Cyanotype Impressions, considéré comme le premier livre illustré de photographies. Pour renforcer l’immersion du spectateur, dans «#Les Particules#», une peinture fluorescente souligne les silhouettes et évoque la bioluminescence de nombreux organismes marins. Par ailleurs, certains êtres hybrides de l’artiste, notamment la touilletto-diatomée, ont bénéficié d’un traitement particulier en ce qu’ils ont été transformés en sculptures grâce à l’impression 3D à partir de matériaux biosourcés. «#Je confie ainsi à l’imagination et la création artistique l’ambition d’exciter le désir d’une transformation de la société#», explique l’artiste. Que du regard naisse l’action est de fait plus que nécessaire alors qu’en novembre 2023 les négociateurs du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), réunis à Nairobi, au Kenya, pour résoudre le problème de la pollution plastique ont échoué à se mettre d’accord sur un traité contraignant… Planctonus plasticus a encore hélas de beaux jours devant lui. n
M. Lanjouère, Les Particules, le conte humain d’une eau qui meurt, The Eyes (56 pages, 35 euros), 2022. L’ensemble du projet (et les autres) ainsi que les informations sur les prochaines expositions sont disponibles sur le site": manonlanjouere.com BIBLIOGRAPHIE A. Isobe et al., A multilevel dataset of microplastic abundance in the world’s upper ocean and the Laurentian Great Lakes, Microplastics and Nanoplastics, 2021. M. Angiolillo et al., Distribution of seafloor litter and its interaction with benthic organisms in deep waters of the Ligurian Sea (Northwestern Mediterranean), Science of The Total Environment, 2021. J. Weston et al., New species of Eurythenes from hadal depths of the Mariana Trench, Pacific Ocean (Crustacea": Amphipoda), Zootaxa, 2020. Fondation Tara": fondationtaraocean.org
L’auteur a publié : Pollock, Turner, Van Gogh, Vermeer et la science… (Belin, 2018)
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CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION
L’AUTEUR C’est en 1956, grâce à une erreur de manipulation, que l’agronome indonésien Joe Hin Tijo a pu distinguer les chromosomes d’une cellule humaine et les compter. Pour les décrire, on fixe des cellules en division cellulaire. Mais les chromosomes sont enchevêtrés et difficiles à observer. Or, à 2 heures du matin, au laboratoire, l’agronome a utilisé de l’eau distillée là où il aurait dû prendre du liquide physiologique. Le choc osmotique a fait exploser les cellules, et les chromosomes se sont étalés. Il en a dénombré 46.
HERVÉ LE GUYADER professeur émérite de biologie évolutive à Sorbonne Université, à Paris
LE CHROMOSOME 2 HUMAIN, UNE HISTOIRE FUSIONNELLE
E
n 1970, l’anthropologue et généticien Jacques Ruffié publiait dans la revue L’Homme, fondée par Claude Lévi-Strauss, un article au titre accrocheur$: «$Le mécanisme chromosomique de l’hominisation$». Il y décrivait les variations du nombre de paires de chromosomes entre espèces de primates et considérait que l’originalité humaine était directement corrélée à son originalité chromosomique$: deux chromosomes séparés chez les grands singes et fusionnés chez l’humain. Aujourd’hui, on sait qu’un tel phénomène ne présente pas d’importantes conséquences génétiques. Néanmoins, connaître les circonstances qui l’ont favorisé reste d’un
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grand intérêt pour comprendre l’histoire de la lignée humaine, et l’on commence à bien les cerner. Reprenons l’histoire un peu plus tôt. En 1921, le zoologiste et généticien Theophilus Painter, de l’université du Texas, pensait avoir trouvé le nombre N de paires de chromosomes humains. Il en avait compté N = 24 dans les cellules dites «$haploïdes$», qui n’ont qu’un représentant de chaque paire, ce qui signifiait que les cellules diploïdes, dont les paires sont complètes, en auraient porté 2N = 48. Comme quelques autres biologistes arrivèrent au même décompte, le monde scientifique avalisa ce nombre… jusqu’à ce que Joe Hin Tijo, un agronome indonésien en visite à l’université de Lund, en Suède, détermine fortuitement, en 1956, le véritable caryotype humain, c’est-àdire le nombre et l’apparence des chromosomes caractéristiques de l’espèce. Il n’en a dénombré que 2N = 46.
Les 23 paires de chromosomes d’un homme sont ici colorées par caryotypage spectral, une technique où l’on attache à chaque chromosome un ou plusieurs marqueurs fluorescents de façon à obtenir autant de nuances que de paires à identifier.
Hervé Le Guyader a notamment publié : Ma galerie de l’évolution (Le Pommier, 2021).
© Avec la permission du National Human Genome Research Institute
Le nombre de paires de chromosomes humains est inférieur d’une unité à ceux des grands singes. Deux chromosomes sont fusionnés en un seul. On commence à comprendre comment, quand et où.
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Avec 6 chromosomes pour les femelles et 7 pour les mâles, le cerf muntjac indien présente le caryotype le plus restreint chez les mammifères. Mais chez d’autres espèces du même genre il est de 8 (femelles) et 9 (mâles), ou de 13 (femelles) et 14 (mâles), voire de 46 pour les deux sexes du muntjac chinois.
66
Bien que phylogénétiquement très proches et interféconds, le cheval de Przewalski possède 2N = 66 chromosomes, alors que le cheval domestique en a 2N = 64.
6,6
En comparant les chromosomes de différentes espèces de primates, des chercheurs ont établi que l’espèce la plus proche de l’humain – le chimpanzé commun – a divergé de la lignée humaine il y a entre 6,6 et 4,7 millions d’années.
Minnesota, ont comparé le caryotype humain avec ceux de grands singes – le chimpanzé commun, le gorille de l’Ouest et l’orang-outan de Bornéo. Le résultat fut sensationnel, car 18 des 23 paires de chromosomes humains trouvaient immédiatement leurs homologues (même taille, même structuration du zébrage) chez les trois singes.
DES ZÉBRURES À LA PHYLOGÉNIE
© Michal Sanca/Shutterstock (picto)
On retrouve aussi les couleurs des marqueurs fluorescents dans ce noyau cellulaire en interphase, où les chromosomes forment une pelote nommée « chromatine ».
Humain (Homo sapiens) Caryotype!: 2N = 46 chromosomes
Cela a été le coup d’envoi de l’étude fine des chromosomes humains. On les a classés suivant leur taille et la situation du centromère, une région étroite du chromosome, ce qui a conduit à l’adoption d’une première nomenclature en 1960. Très vite, à l’aide de techniques dites de «$zébrage$», on a caractérisé chacun d’eux par l’alternance de bandes transversales très ou peu colorées (voir l’encadré page 94). En 1976, une description exhaustive de ces bandes a complété la première nomenclature. Une nouvelle étape a alors été franchie, car dorénavant il était possible de comparer les chromosomes d’une espèce à l’autre. Ainsi, en 1982, Jorge Yunis et Om Prakash, de l’université du
De tels marqueurs signaient une parenté, et les deux chercheurs utilisèrent les légères différences de zébrage pour établir un arbre phylogénétique qui fut plus tard conforté par les phylogénies moléculaires$: dans la lignée, l’orangoutan avait émergé en premier, suivi du gorille, le chimpanzé constituant le groupe le plus proche de la lignée humaine. Le point sans doute le plus intéressant résidait dans le fait que le chromosome 2 humain était homologue non pas d’un, mais de deux chromosomes simiesques, qui avaient donc fusionné dans la lignée humaine. À l’époque, des biologistes ont considéré cet événement comme un marqueur de l’hominisation. Pourtant, les études de chromosomes, qui se sont généralisées, ont peu à peu montré que le nombre de paires de chromosomes n’avait que peu d’influence. Ce qui compte, c’est le nombre et l’ordre des gènes dans la totalité du génome. Le cas emblématique des cerfs
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CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION
VIEILLE DE 900 000 ANS
Même si une fusion de chromosomes a peu de répercussions, elle n’en est pas moins un phénomène évolutif intéressant, car il est possible que des circonstances l’aient favorisée. Celle qui s’est produite pour former le chromosome 2 humain serait-elle le signe qu’il est arrivé quelque chose à l’espèce humaine$? Les recherches pour comprendre comment elle est survenue se sont donc poursuivies. En 1991, une équipe de l’université Yale, aux États-Unis, autour de Jacob Ijdo a démontré que les deux chromosomes réunis ont fusionné par leurs télomères, c’est-à-dire leurs extrémités. En 2002, l’équipe de Barbara Trask, au centre Fred-Hutchinson de recherche sur le cancer, à Seattle, a séquencé l’endroit de la fusion et a expliqué qu’elle s’est produite grâce aux séquences répétées caractéristiques des télomères, facilitée par leur ressemblance d’un chromosome à l’autre. On pouvait alors tenter de calculer l’âge de cette fusion en examinant la phylogénie. Différentes équipes se sont lancées dans ce délicat travail. En 2007, l’équipe de Katherine Pollard, de l’université de Californie à Davis, a estimé un âge de 740 000 ans, mais avec un intervalle de confiance immense de 0 à 2,8 millions d’années. En 2016, Karen Miga, de l’université de Californie à Santa Cruz, a prouvé que cette fusion existait chez les Néandertaliens et les Dénisoviens, et donc qu’elle s’était produite chez un ancêtre commun. Enfin, en 2022, en étudiant la phylogénie des éléments mobiles du génome (transposons), l’équipe d’Anna Gambin, à l’université de Varsovie, a précisé l’âge de la fusion à 900$000 ans, avec une marge d’erreur de plus ou moins 550$000 ans. C’est-à-dire bien avant la séparation des Dénisoviens (il y a 700$000 ans) et des Néandertaliens (il y a 370$000 ans) de la lignée humaine, d’après le séquençage du chromosome Y de ces hominidés fossiles. Très récemment, une équipe italochinoise réunie par Haipeng Li, de 94 / POUR LA SCIENCE N° 556 / FÉVRIER 2024
L’ART DU ZÉBRAGE Identifier des chromosomes à l’aide de marqueurs fluorescents n’est pas simple. Aussi, dans les années 1960-1970, des techniques dites de «"zébrage chromosomique"» se sont développées pour y faire apparaître des bandes. On utilise un colorant qui se lie fortement aux régions condensées des chromosomes (bandes foncées) et plus légèrement aux régions moins condensées (bandes claires). Les bandes ainsi formées ont la même apparence sur des chromosomes homologues. En 1982, en utilisant une telle technique pour comparer les chromosomes d’un homme (H), d’un chimpanzé (C), d’un gorille (G) et d’un orang-outan (O) (ci-contre les chromosomes 1 et 2), on a compris que le chromosome 2 humain est homologue à deux chromosomes simiesques fusionnés.
l’Académie chinoise des sciences, a proposé une nouvelle méthode de modélisation pour calculer la taille des populations humaines ancestrales. D’après elle, la lignée humaine serait passée par un goulot d’étranglement majeur il y a 900$000 ans, avec une population comptant seulement 1 280 individus reproducteurs$! L’article est très controversé, les critiques portant surtout sur la taille de cette population. Oublions cela et remarquons la coïncidence des dates. La génétique enseigne qu’un remodelage chromosomique (fusions, fissions, réarrangements…) se fait dans de petites populations, qui favorisent la mobilité des transposons. Or, indépendamment, la fusion du chromosome 2 et le goulot d’étranglement sont trouvés contemporains. De plus, l’ancêtre de la lignée humaine, avant l’émergence des Dénisoviens et des Néandertaliens, date de la même époque. Tout laisse donc penser que l’on connaît quand et où – très vraisemblablement en Afrique – s’est produite la fusion à la source du chromosome 2. N’est-ce pas un résultat remarquable$? Finalement, cette fusion n’a peut-être pas été essentielle pour l’émergence de la lignée humaine, mais elle conforte l’idée que l’humanité est passée par un goulot d’étranglement majeur avant la séparation des Dénisoviens. Goulot qui a très bien pu être par ailleurs à l’origine de la spéciation des Dénisoviens et puis des Néandertaliens… n
Chromosome 1 H C G O
H
Chromosome 2 C G O
BIBLIOGRAPHIE W. Hu et al., Genomic inference of a severe human bottleneck during the Early to Middle Pleistocene transition, Science, 2023. B. Poszewiecka et al., Revised time estimation of the ancestral human chromosome 2 fusion, BMC Genom., 2022. K. Miga, Chromosomespecific centromere sequences provide an estimate of the ancestral chromosome 2 fusion event in hominin genomes, J. Hered., 2017. J. J. Yunis et O. Prakash, The origin of man": A chromosomal pictorial legacy, Science, 1982.
© J. J. Yunis et O. Prakash, The origin of man : A chromosomal pictorial legacy, Science, 1982. Republié avec la permission de AAAS
aboyeurs de l’Asie du Sud-Est (ou cerfs muntjacs) illustre le fait qu’un changement dramatique du nombre de paires de chromosomes a peu d’effets sur l’organisme. Ainsi, le muntjac indien présente le caryotype le plus restreint chez les mammifères$: 2N = 6 pour les femelles, 7 pour les mâles. Mais il est de 46 pour les deux sexes du muntjac chinois$! Pourtant, à part une légère différence de taille, rien ne ressemble plus à un muntjac indien qu’un muntjac chinois.
14E ÉDITION
du 7 au 10
février 2024
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Avec le soutien des partenaires du Contrat triennal, Strasbourg capitale europeenne
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