POUR LA SCIENCE #565 • NOVEMBRE 2024

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DANS LES PAS DE LUCY

MENSUEL POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef : François Lassagne

Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier

Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly

HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe

Directeur marketing et développement : Frédéric-Alexandre Talec

Chef de produit marketing : Ferdinand Moncaut

Directrice artistique : Céline Lapert

Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande

Réviseuses : Anne-Rozenn Jouble, Maud Bruguière et Isabelle Bouchery

Assistant administratif : Thomas Petrose

Directrice des ressources humaines : Olivia Le Prévost

Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho

Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon

Ont également participé à ce numéro : Thomas Badr, Sylvana Condemi, Pierre Jouventin, Clémentine Laurens, Antoine Lucas, Jean-François Mondot

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DISTRIBUTION

MLP

ISSN 0 153-4092

Commission paritaire n° 0927K82079 Dépôt légal : 5636 – Novembre 2024 N° d’édition : M0770565-01 www.pourlascience.fr 170 bis boulevard du Montparnasse – 75 014 Paris Tél. 01 55 42 84 00

SCIENTIFIC AMERICAN

Editor in chief : Laura Helmuth

President : Kimberly Lau

2024. Scientific American, une division de Springer Nature America, Inc. Soumis aux lois et traités nationaux et internationaux sur la propriété intellectuelle. Tous droits réservés. Utilisé sous licence. Aucune partie de ce numéro ne peut être reproduite par un procédé mécanique, photographique ou électronique, ou sous la forme d’un enregistrement audio, ni stockée dans un système d’extraction, transmise ou copiée d’une autre manière pour un usage public ou privé sans l’autorisation écrite de l’éditeur. La marque et le nom commercial « Scientific American » sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science SARL ». © Pour la Science SARL, 170 bis bd du Montparnasse, 75014 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).

Origine du papier : Autriche

Taux de fibres recyclées : 30 % « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,007 kg/tonne

Imprimé en France

Maury Imprimeur SA Malesherbes N° d’imprimeur : 280624

DITO

François

Rédacteur en chef

PARENTÉS PARTAGÉES

Lucy, découverte un jour de novembre sous le soleil éthiopien il y a tout juste cinquante ans, fut vite surnommée la « grandmère de l’humanité ». Cette aïeule présumée a eu elle-même plusieurs parents, si l’on s’accorde pour attribuer ce titre à ses découvreurs : des paléoanthropologues français et américains ont contribué à mettre au jour, d’abord, un genou, puis un coude, puis finalement 40 % d’un squelette qui marqua officiellement, en 1978, l’entrée d’Australopithecus afarensis dans l’arbre phylogénétique de la lignée humaine. L’année précédente naissait Pour la Science, édition française de Scientific American. Cette parenté-là nous donne la chance, aujourd’hui, de vous proposer le double récit de la découverte qui a bouleversé la paléoanthropologie, par des protagonistes des deux rives de l’Atlantique : l’Américain Donald Johanson, codécouvreur de Lucy, et l’Éthiopien Yohannes Haile-Selassie (son successeur à la direction de l’Institut des origines humaines), d’une part, et la palynologue française Raymonde Bonnefille, d’autre part, qui, à la demande d’Yves Coppens, œuvrait alors à reconstruire les environnements passés de la région où Lucy vivait… avec nombre de contemporains.

Car, au gré des expéditions menées en Afrique jusqu’à très récemment, il est apparu qu’A. afarensis n’était pas la seule espèce hominine à arpenter le sol africain, il y a plus de 3 millions d’années. Aujourd’hui, si Lucy fait figure d’ancêtre « repère », l’arbre généalogique de l’humanité se révèle buissonnant. Si bien qu’attribuer à une seule espèce une parenté qui mènerait directement à sapiens ne tient plus.

Dans ce numéro, c’est la quête d’une autre racine unique, celle de Luca (Last universal common ancestor), ancêtre primordial du vivant, qu’interroge le biologiste Hervé Le Guyader, se penchant sur de récentes modélisations bio-informatiques. Celles-ci dressent le portrait-robot du tout premier organisme vivant. Mais elles supposent acquise l’existence de Luca, faisant fi d’autres travaux, qui concluent à l’apparition de gènes ancestraux partagés entre plusieurs formes vivantes, sans que l’une puisse revendiquer une quelconque ascendance. Les enfants se cherchent toujours des parents… Les sciences de l’évolution, en désessentialisant la quête des origines, à défaut de découvrir d’hypothétiques parentés premières, nous aident à devenir adultes ! n

s

OMMAIRE

565 / Novembre 2024

ACTUALITÉS GRANDS FORMATS

P.

6

ÉCHOS DES LABOS

• L’avalanche qui a fait vibrer la Terre pendant neuf jours

• Un chatbot contre les théories du complot

• Des lymphocytes à l’origine des cancers intestinaux

• Diversité en zones arides

• Un pas vers l’horloge nucléaire

• Plus gros, plus performant, mais plus vulnérable

P. 16

LES LIVRES DU MOIS

P. 18

DISPUTES

ENVIRONNEMENTALES

Le poulpe et le chaman

Catherine Aubertin

P. 20

LES SCIENCES À LA LOUPE

Forme-t-on trop de chercheurs ?

Yves Gingras

P. 42

PHYSIQUE THÉORIQUE

PEUT-ON TESTER

Nick Huggett et Carlo Rovelli

L’idée semblait impossible à mettre en œuvre Pourtant, des expériences ont récemment été proposées Elles sont délicates à réaliser, mais pourraient voir le jour dans les années à venir.

P. 50

ÉCOLOGIE

DES BARBELÉS DANS LA PRAIRIE

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Ben Goldfarb

P. 58

PHYSIQUE

À LA POURSUITE DES SUPERSOLIDES

Lauriane Chomaz

Rigide comme un cristal, mais fluide… et même superfluide ! Ce matériau impossible que les physiciens traquaient depuis longtemps a été observé dans un gaz d’atomes ultrafroids. Les chercheurs commencent à en comprendre les propriétés.

P. 66

SCIENCE & FICTION

CRISTAUX : IL NE LEUR

MANQUE QUE LA VIE

Fabrice Chemla

En couverture : © John Gurche

Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot

Ce numéro comporte un courrier de réabonnement posé sur le magazine sur une sélection d’abonnés.

Si l’on pouvait mettre les clôtures du monde entier bout à bout, sans doute atteindraient-elles le Soleil

Les effets sur la faune sauvage de ces discrètes infrastructures sont peu pris en compte, alors qu’ils sont majeurs.

Le monde cristallin inspire un large éventail d’œuvres de fiction, mettant en scène d’étonnantes créatures aux caractéristiques très éloignées de celles usuellement attribuées au vivant Leurs mœurs et leurs pouvoirs doivent tout à la fascinante physicochimie des cristaux.

P. 22

PALÉOANTHROPOLOGIE

LA GRANDE FAMILLE DE LUCY

Donald C. Johanson et Yohannes Haile-Selassie

Un demi-siècle après sa découverte, ce fossile emblématique reste au cœur de notre compréhension des origines de l’espèce humaine.

P. 34

HISTOIRE DES SCIENCES

DANS LES PAS DE LUCY

Témoignage de Raymonde Bonnefille

La découverte de Lucy il y a cinquante ans n’est pas le simple produit de la chance Elle a résulté indirectement des données collectées au cours des expéditions et missions scientifiques qui étudiaient alors intensément le passé ancien de l’Afrique de l’Est et très directement des initiatives prises par certains de leurs hardis jeunes membres

RENDEZ-VOUS

P. 72

LOGIQUE & CALCUL

L’ALGORITHME

OUBLIÉ

Jean-Paul Delahaye

La découverte d’un nouvel algorithme de comptage, reposant sur des principes élémentaires mais pourtant passé inaperçu jusqu’à récemment, étonne les spécialistes.

P. 78

ART & SCIENCE

La fée hydroélectricité

Loïc Mangin

P. 80

IDÉES DE PHYSIQUE

Halte aux lacets rebelles !

Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik

P. 84

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

Luca or not Luca…

Hervé Le Guyader

P. 88

SCIENCE & GASTRONOMIE

Ce que le bon pain doit à la force

Hervé This

P. 90 À PICORER

ASTROPHYSIQUE

UNE CARTE INFRAROUGE PRÉCISE DE LA VOIE LACTÉE

Pour en révéler certains mystères les mieux cachés, les astrophysiciens scrutent la Voie lactée avec des instruments sensibles au rayonnement infrarouge. Une équipe internationale a utilisé le télescope Vista, situé à l’observatoire du Paranal de l’ESO, au Chili, pour dresser la carte infrarouge la plus précise jamais réalisée, avec 1,5 milliard d’objets répertoriés. Un des avantages des infrarouges est la possibilité de regarder dans des régions riches en gaz et en poussières, des zones qui sont opaques pour la lumière visible. Les astronomes ont ainsi réussi à observer des nébuleuses où naissent des étoiles, comme les trois régions ci-contre sur la ligne du haut et celle à gauche et à droite de la ligne du bas (NGC 3576, NGC 6357, Messier 17, NGC 6188 et NGC 3603). L’image au centre de la ligne du bas, Messier 22, est un amas globulaire, c’est-à-dire un groupe très dense de vieilles étoiles.

Les relevés ont commencé en 2010 et se sont terminés en 2023, totalisant 420 nuits de prises de données et représentant 200 000  images couvrant une partie de la voûte céleste équivalente à la superficie de 8 600  pleines lunes Cela représente 500  téraoctets de données qui seront exploités pendant les décennies à venir n

S. B.

R. K. Saito et al., Astronomy & Astrophysics, 2024.

La chronique de YVES GINGRAS

professeur d’histoire et sociologie des sciences à l’université du Québec à Montréal, directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies, au Canada

FORME-T- ON TROP DE CHERCHEURS ?

Tenues par leurs propres intérêts, les universités se trouvent dans l’incapacité d’apporter une réponse franche à cette question.

La rentrée universitaire fournit l’occasion d’aborder un sujet tabou pour tout président d’université et pour de nombreux enseignants-chercheurs.

Faut-il former « toujours plus » de chercheurs au niveau doctoral ou admettre qu’il y a surproduction dans plusieurs domaines ?

Il y a plus d’une décennie, la doyenne d’une université canadienne se faisait la porte-parole de ses collègues pour se plaindre que le Canada ne formait pas assez de docteurs et que le pays était donc « en retard » sur les États-Unis et d’autres nations. La réalité étant alors, comme aujourd’hui, que les diplômés ne trouvaient pas de poste dans les universités et devaient se rabattre sur des postdoctorats mal payés (Pour la Science n° 547), elle bottait en touche en disant que le problème n’était pas à l’université mais dans les entreprises qui n’embauchaient pas assez de détenteurs de doctorat.

J’avais répondu que ce type de raisonnement est problématique, car il équivaut à déverser de l’eau sur un terrain saturé en disant que le problème n’est pas le fait de

verser de l’eau sans arrêt mais que le sol ne l’absorbe pas assez La solution pratique paraissait alors évidente : cesser d’arroser un terrain inondé est bien plus simple que modifier sa capacité d’absorption De plus, seuls les besoins du pays comptaient, et dire qu’on formait moins qu’ailleurs n’était donc pas un argument

Les doctorants sont une main-d’œuvre essentielle pour les universités

D’ailleurs, un rapport canadien de 2021 note qu’une part importante des diplômés de doctorat (25 %) émigrent (surtout aux États-Unis) pour trouver un emploi à l’université ou dans le secteur privé De fait, le marché de l’emploi des docteurs dans le privé est limité De nombreuses économies sont dominées par de petites et moyennes entreprises qui n’ont ni les moyens de payer les salaires

associés à un doctorat ni vraiment besoin de ce niveau d’expertise En fait, le master est souvent optimal tant pour l’employeur que pour le diplômé (qui l’atteint plus vite et obtient ainsi plus vite un salaire réel). Pourtant, ce diplôme est socialement peu valorisé comparé au doctorat La survalorisation de ce dernier a d’ailleurs sans doute contribué à la croissance de ce que des instituts de statistique mesurent comme étant une « surqualification » : l’emploi d’individus dont le niveau de formation dépasse celui que requiert le poste occupé. Au Québec, par exemple , des études ont montré qu’entre 1990 et 2013, le taux de surqualification est passé de 18 % à 33 %

Pourquoi donc promouvoir toujours plus de doctorants ? Plusieurs raisons à cela. Dans les sciences biomédicales et de la nature, il est bien connu que les doctorants et les postdoctorants sont une maind’œuvre essentielle pour la réalisation des expériences et pour l’écriture des articles scientifiques C’est beaucoup moins le cas en sciences humaines et sociales, où les projets demeurent plutôt individuels

On comprend dès lors que toute baisse des inscriptions au niveau doctoral dans les sciences physiques et biomédicales diminuerait la productivité des laboratoires et leur compétitivité internationale. Lorsqu’ils sont confrontés à une baisse locale, ils dépendent d’ailleurs de plus en plus des étudiants étrangers, lesquels, en les intégrant, ont parfois la possibilité de profiter d’une voie plus rapide pour émigrer, certains pays favorisant de tels cursus dans les demandes d’immigration L’université devient ainsi intégrée à la politique d’immigration !

Une autre raison importante de la surproduction de docteurs concerne les universités dont les octrois gouvernementaux sont indexés non seulement au nombre d’étudiants , mais aussi à leur niveau d’étude : au Québec, par exemple, les doctorants y rapportent beaucoup plus que les autres. Tous ces facteurs rendent à peu près impossible, au sein de l’université, toute discussion honnête de la nécessité, dans certaines conditions, de cesser de promouvoir les études doctorales n

Entre arts et sciences, l’équipe des conférences de la Cité des sciences et de l’industrie vous donne rendez-vous dans l’espace cet automne !

Embarquez pour votre premier voyage interstellaire en participant à notre conférence scénarisée, découvrez la Terre à travers la caméra d’un astrophotographe et faites le point sur l’exploration martienne avec des chercheurs et artistes.

RENDEZ-VOUS DANS L’ESPACE

En lien avec l’exposition permanente Mission spatiale

Samedi 9 novembre à 17h

Odyssée interstellaire, embarquement immédiat !

Embarquez pour le premier voyage de l’humanité au-delà du Système solaire !

Conférence participative et scénarisée autour de l’utopie d’un voyage interstellaire et multigénérationnel à destination d’une exoplanète. À partir de 10 ans.

Avec Jacques Arnould, chargé d’éthique ; Lucie Leboulleux, astrophysicienne ; Cyprien Verseux, astrobiologiste.

Animation : Florence Porcel, journaliste ; Olivier Parent, prospectiviste.

Direction éditoriale : Le Comptoir Propectiviste.

Dimanche 10 novembre à 14h30

Un jardin pour l’Univers

De la vie d’un jardin aux profondeurs du cosmos, assistez à une épopée cinématographique poétique et pédagogique. Une œuvre entièrement flmée depuis le jardin du réalisateur et qui démontre combien la science est source d’émerveillement.

Projection du documentaire suivie d’une rencontre avec le réalisateur Olivier Sauzereau puis d’une séance de dédicaces.

Samedi 23 novembre à 16h

Mars : retours de missions

La préparation d’une mission habitée fait de Mars le prochain horizon de la conquête spatiale. Qu’avons-nous appris des précédentes missions d’exploration de la planète rouge ?

Accès gratuit

Réservation conseillée

Séance Odyssée payante (billet Rencontres du ciel et de l’espace)

Retrouvez toute notre programmation sur nos pages web et ici :

Avec Francis Rocard, invité d’honneur, astrophysicien ; Philippe Lognonné, géophysicien ; Caroline Freissinet, chargée de recherche ; Antonella Barucci, astrophysicienne ; Vincent Fournier, artiste photographe.

Modération : Gilles Dawidowicz, Société astronomique de France.

Un demi-siècle après sa découverte, ce fossile emblématique reste au cœur de notre compréhension des origines de l’espèce humaine.

La grande famille de

LE TÉMOIGNAGE DE RAYMONDE BONNEFILLE

Biologiste et géologue de formation, Raymonde Bonnefille s’est spécialisée en palynologie, cette discipline de la botanique consistant à identifier une espèce végétale d’après ses pollens (ci-contre, on la voit en 1968 en train d’installer un piège à pollens). Directrice de recherche au CNRS, elle a travaillé au laboratoire de géologie du quaternaire de l’université d’Aix-Marseille, devenu le Centre européen de recherche et d’enseignement des géosciences de l’environnement (Cerege). Jeune chercheuse, elle a participé aux expéditions française et américaine qui ont conduit à la découverte de Lucy. Pionnière de son domaine sur le continent africain, elle a reconstitué avec ses étudiants les flores anciennes de nombreuses contrées.

Le campement de l’« Expédition internationale dans l’Afar » en 1974, sur le cours inférieur de la rivière Awash dans la région nord éthiopienne de l’Afar.

© N. Zuber
(en haut à gauche)
;
© M. Taieb (en bas)

Dans les pas de Lucy

La découverte de Lucy il y a cinquante ans n’est pas le simple produit de la chance. Elle a résulté indirectement des données collectées au cours des expéditions et missions scientifiques qui étudiaient alors intensément le passé ancien de l’Afrique de l’Est et très directement des initiatives prises par certains de leurs hardis jeunes membres.

Lucy, un fossile découvert sur le site de Hadar, en Éthiopie, est immensément célèbre. Lors de la découverte de cette australopithèque du pays Afar, morte il y a 3,2 millions d’années, peu de membres de la lignée humaine – en d’autres termes peu d’hominines – étaient connus, conférant à Lucy le titre de « grand-mère de l’humanité ». Cette interprétation investit deux paléoanthropologues de la notoriété et les carrières auxquelles ils aspiraient Mais, comme toujours en science, la mise au jour d’AL 288-1 – le nom scientifique de Lucy – résulta en fait des efforts de toute une

communauté de chercheurs Leur aventure trouve indéniablement son origine dans les expéditions et missions paléontologiques en Éthiopie des années 1960-1970. C’est à l’ouverture d’esprit et d’initiative d’Yves Coppens (1934-2022) et de Francis Clark Howell (19252007), qui dirigeaient les expéditions françaises et américaines dans la vallée de l’Omo, que je dois d’avoir joué un rôle dans cette saga scientifique, de sorte que le jour où d’audacieux jeunes chercheurs, presque tous issus de ces missions, ont mis au jour Lucy, j’étais là Ma première participation aux expéditions de la vallée de l’Omo remonte à 1968. Alors

Basse vallée de l’Omo

Lac Turkana

Vallée de l’Awash

Olduvaï, Tanzanie

Mission scientifique de l’Omo (C. Arambourg)

au Muséum national d’histoire naturelle, Yves Coppens, qui dirigeait l’expédition française sur le terrain, m’avait invitée à la rejoindre Tout juste recrutée par le CNRS dans le laboratoire de géologie du quaternaire de Bellevue, à Meudon, j’étais en train de commencer une thèse sur la reconstitution d’un environnement ancien, celui du site préhistorique de Melka Kunture, sur le haut plateau éthiopien, ce qui a attiré l’attention d’Yves Coppens. Cette année-là en effet, on avait découvert des restes fossiles d’Australopithèques (des dents, surtout) dans la région, et il souhaitait que soit reconstitué leur environnement végétal. C’est ainsi qu’après avoir mené la première reconstitution d’un ancien milieu tropical d’altitude, j’ai entrepris celle d’un ancien milieu de basse altitude, celui de la basse vallée de l’Omo Ce travail de reconstitution d’un environnement ancien impliquait d’être à la fois versé en géologie – il faut pouvoir comprendre un terrain et ordonner ses strates – mais aussi en paléopalynologie, c’est-à-dire en science des pollens anciens C’était mon cas, puisque, agrégée de géologie, j’avais aussi une double formation de biologiste À l’époque cependant, la végétation de l’Afrique de l’Est ancienne était totalement inconnue et l’exploration botanique de l’Éthiopie actuelle remontait aux cinq ans d’occupation italienne du pays dans les années 1930.

POLLENS FOSSILES

Sur la base des travaux de botanistes, italiens, français et anglais, j’ai décrit le plus systématiquement possible les pollens de la flore de l’Éthiopie et du Kenya, en veillant à bien repérer ceux des plantes caractéristiques de différents milieux végétaux Puis j’ai démontré qu’il est possible de reconstituer des environnements tropicaux du passé lointain en isolant des pollens contenus dans des sédiments lacustres dont les âges se mesurent en millions d’années Sous les tropiques la diversité végétale est étonnamment élevée . Plusieurs années durant , j’ai donc accumulé les recherches botaniques, constituant trois atlas des pollens de plantes et créant une base répertoriant quelque 7 000 espèces africaines. C’est une fois cette base établie que j’ai pu aborder

l’identification des espèces à l’origine des pollens fossiles… Ces travaux pionniers m’ont ensuite permis de diriger les thèses de nombreux étudiants français et africains consacrées aux flores du Kenya, du Sénégal, du Togo, du Mexique, du Congo, du Rwanda, du Burundi et, bien sûr, de l’Éthiopie Des années plus tard, ces données me serviront à établir des relations mathématiques entre pourcentages de pollens et paramètres climatiques. Les premières recherches sur les pollens fossiles des gisements à hominines n’ont pas été faciles, car dans les sédiments très anciens des lacs tropicaux à eau chaude et/ou salée , la conservation des pollens s’avérait aléatoire Mes tentatives pour en isoler ont d’abord été laborieuses, mais grâce à l’acharnement des techniciens passionnés qui m’aidaient, j’ai fini par obtenir plusieurs milliers de grains de pollens fossiles Une victoire ! Bien localisés dans la succession stratigraphique, et maintenant bien datés par les travaux géologiques , les assemblages de pollens et les bois fossiles constituent les seuls documents sur la végétation passée contemporaine des hominines . Des données obtenues ultérieurement avec mes étudiants, sur des échantillons de surface dans différents écosystèmes végétaux ainsi que dans des sondages de lacs et tourbières pour les derniers millénaires constituent encore aujourd’hui une grande partie des informations disponibles sur internet concernant l’histoire de la végétation de toute l’Afrique tropicale. Que disent les pollens d’essentiel sur les environs de l’Omo ? Que pendant près de 3 millions d’années, la végétation de cette grande vallée fluviale et de son delta fut celle d’une plaine alluviale, où des herbivores consommaient les graminées poussant dans une savane arborée et dans une grande forêt riveraine ; la découverte de fruits fossiles d’un arbre bien connu dans les forêts du Cameroun nuance ce tableau d’ensemble Il suggère en tout cas que les hominines de la région ont évolué pendant de longs intervalles au sein d’environnements changeants Toutefois, dans les années 1970, on n’en était pas encore à réfléchir à cela Le seul membre africain du genre Homo alors connu était Homo habilis, la forme humaine fossile découverte par le couple

Découverte du Zinjanthrope à Olduvaï, Tanzanie (M. et L. Leakey)

Mission archéologique à Melka Kunturé (J. Chavaillon)

Expéditions paléontologiques de la basse vallée de l’Omo (C. Arambourg, Y. Coppens ; F. C. Howell)

Expédition anglokényane à Koobi Fora (R. Leakey et G. Isaac)

Expédition internationale dans l’Afar (M. Taieb, Y. Coppens, D. C. Johanson)

Mary et Louis Leakey dans les années 1960, dans les gorges d’Olduvaï. Son âge, de 1,8  million d’années, provoqua grand bruit, car on ne connaissait alors de fossiles humains qu’en Europe et en Asie, et ceux-ci suggéraient une origine d’Homo plus récente. La vision dominante à l’époque était celle d’une évolution linéaire, avec des premières formes humaines issues des « australopithèques graciles » C’est pourquoi les découvreurs de Lucy ont d’abord pensé qu’elle était à l’origine des australopithèques, et par là d’Homo, ce qui faisait en effet de Lucy la « grand-mère » de l’humanité Cette vision simple était bien moins nuancée que celle qui prévaut depuis que nous avons identifié, tant chez Australopithecus que chez Homo, une diversité de formes ancestrales bien plus grande que ce qu’on était en mesure discerner dans les années 1970. H. habilis et ses outils, en particulier, ont vieilli de plus de 1 million d’années…

D’HOMO À L’OMO

Pourtant , alors que nous prospections encore la vallée de l’Omo, le tableau se compliquait déjà, et vite j’en ai été témoin ! Ainsi, un jour de 1972, le petit avion de Richard et Meave Leakey a atterri près de notre campement. Alors âgé de 24 ans, le fils de Mary et Louis Leakey – les inventeurs en  1964 du premier fossile d’H habilis – dirigeait avec son épouse Meave et Glynn Isaac de l’université Berkeley, une expédition anglo-kényane installée sur la rive opposée dans la vaste zone fossilifère de Koobi Fora sur la rive orientale du Turkana Le couple venait nous annoncer la découverte du fossile KNM- ER  1470. Il s’agissait d’un crâne reconstitué et remarquablement complet Cette découverte retentit chez les spécialistes et entraîna de longues discussions quant à sa datation C’est trois ans après la découverte, lors d’un colloque à Londres, que paléontologues, géologues et anthropologues se sont finalement mis d’accord pour lui attribuer l’âge de 1,8  million d’années. Identifié comme appartenant au genre Homo , il fut nommé H. rudolfensis, de l’ancien nom du lac Turkana Un bel exemple de résultat scientifique sainement élaboré au sein de la communauté scientifique avant toute communication

1974 1980-2015

Découverte de Lucy, Hadar, Afar, Éthiopie

Prospections à l’est et à l’ouest du lac Turkana (M. et R. Leakey, L. Leakey)

ÉRYTHRÉE

Addis-Abeba SOUDAN

Hadar (Lucy)

Melka Kunturé

SOUDAN DU SUD

1990-2010

Hadar Research Expeditions (D. C. Johanson et B. Kimbel)

Expéditions de la basse vallée de l’Omo

Expéditions de la basse vallée de l’Omo

Expédition anglo-kényane

Expédition anglo-kényane

Lac Turkana

Au cours du XXe siècle, une série d’expéditions en Afrique de l’Est (voir la frise, ci-dessous) ont permis la découverte de plus en plus de formes australopithèques. Des expéditions française et américaine, au début des années 1970, ont été menées près du fleuve Omo, qui se jette dans le lac Turkana, et dans le cours moyen de la rivière Awash, qui se jette dans le lac Abbe. Elles ont rassemblé de jeunes chercheurs français et américains. Parmi eux figuraient les découvreurs de Lucy.

prématurée à la presse et au public. La pratique a bien changé depuis…

La riche moisson d’ossements fossiles de l’expédition anglo-kényane avait de quoi rendre jaloux les membres des expéditions de l’Omo. Eux non plus n’avaient de cesse de rechercher des fossiles hominines, mais la récolte restait maigre Pour autant, les expéditions française et américaine sur l’Omo ont une importance scientifique historique Par la richesse de sa faune , placée dans un contexte géologique remarquablement bien établi et contrôlé par d’abondantes datations absolues, la séquence de l’Omo est devenue la référence sur l’évolution des faunes fossiles africaines Ces travaux ont remis l’Afrique sur le devant de la scène paléoanthropologique Ayant eu le privilège de faire partie de ces deux aventures scientifiques devenues quasi mythiques, je peux témoigner de leurs différences. L’expédition française tenait du village gaulois : parmi les professionnels de la recherche participant à l’expédition régnait une ambiance familiale chaleureuse , qui contrastait avec celle qu’induisait l’organisation à l’américaine de l’équipe de Berkeley, où le gros du travail était assuré par des étudiants avancés. Les camps français et américain ne se trouvant qu’à quelques kilomètres l’un de l’autre , les membres des deux expéditions surent profiter de leurs complémentarités, ce qui induisit des complicités amicales, tout en créant une certaine compétition Un travail en commun dans des conditions difficiles, qui fut

DJIBOUTI
ÉTHIOPIE
KENYA
Omo

riche d’expérience et passionnant pour les jeunes chercheurs que nous étions pour la plupart

La plus grande différence entre l’expédition française et l’expédition américaine était la disproportion des moyens mis en œuvre. J’ai participé deux années de suite à la campagne de l’expédition d’Yves Coppens, mais la seconde année, j’avais dû payer moi-même mon billet d’avion… Lors de la troisième campagne, l’expédition française n’avait plus les moyens de financer ma venue sur le terrain, de sorte que lorsque Francis Clark Howell me proposa de continuer de reconstituer l’environnement local ancien avec son équipe, j’ai accepté avec d’autant plus de plaisir que j’avais une motivation personnelle : ma relation avec le jeune paléoanthropologue Donald Johanson, alors doctorant à l’université de Chicago et le futur codécouvreur de Lucy

PROSPECTIONS COMMUNES

Mes premiers résultats, cependant, avaient été produits avec l’équipe française, ce qui posait un problème de loyauté, dont j’étais alors tout à fait inconsciente Prévenu, Yves Coppens ne s’est pas opposé à mon intégration dans l’équipe américaine et n’a jamais manifesté de mécontentement. Par générosité à l’égard de la jeune chercheuse que j’étais, mais aussi sans doute parce qu’il avait déjà pu mesurer que malgré la

disproportion des moyens, les deux équipes étaient solidaires. Il avait lui même offert à Francis Clark Howell la moitié du terrain de prospection initialement alloué à l’équipe française, lequel était plus étendu du fait de l’antériorité de l’expédition du professeur Camille Arambourg, du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, en 1933. Nous étions en compétition, certes, mais elle était modérée par un énorme désir d’entreprendre en commun. Chez les Américains, le travail était organisé de façon à la fois rigoureuse et pragmatique, et les ressources disponibles énormes Francis Clark Howell avait vu grand. À mon arrivée dans le groupe, j’ai retrouvé plusieurs doctorants, que je connaissais Chacun avait sa spécialité, sa tâche bien définie, et tous les moyens nécessaires pour la réaliser de manière autonome et engagée, notamment des aides locaux et un véhicule pour se déplacer, qu’il lui fallait aussi entretenir. Quelques - uns de ces étudiants eurent du mal à s’adapter aux difficiles conditions africaines. Ceux-là ne vinrent qu’une fois. Les permanents, ceux qui tenaient, étaient des travailleurs acharnés, infatigables et audacieux, et… tous très heureux de ne pas être enrôlés dans l’armée américaine pour combattre au Vietnam Ils acceptaient ma présence avec respect. Ils échangeaient et dialoguaient entre eux en permanence, et, malgré mon anglais encore sommaire, j’apprenais beaucoup à leur contact en dehors de ma spécialité

Raymonde Bonnefille (à gauche) et l’ethnologue africaniste Françoise Le Guennec, épouse d’Yves Coppens, (à droite) photographiées ensemble le jour de la visite des camps français et américain par le médecin volant Anne Spoerry en 1968

Raymonde Bonnefille a montré qu’il est possible de reconstituer des environnements tropicaux du passé lointain en isolant des pollens contenus dans des sédiments lacustres dont les âges se mesurent en millions d’années. Ci-contre, un pollen d’Acacia vu au microscope.

Chaque après-midi, dans la chaleur, nous triions les fossiles tous ensemble afin de les préparer à l’examen de spécialistes. Le registre ainsi collecté révélait une époustouflante diversité animale chez les ancêtres de la faune sauvage africaine actuelle, ce qui alimentait mon travail de reconstitution de la végétation passée Francis Clark Howell était en contact avec des géophysiciens de Berkeley, qui mettaient au point des

© S.
Tornay
(en haut)
;
G. Riollet
(en bas)

Le professeur Camille Arambourg (au milieu avec le chapeau) photographié sur un site de prospection en compagnie d’ouvriers africains. Ce paléoanthropologue fut le premier Français à prospecter dans la basse vallée de l’Omo au cours des années 1930. Alors âgé de 83 ans, en 1968, il visite les prospections qu’Yves Coppens, son élève et chef de mission, dirige sur le terrain.

À LIRE

Raymonde Bonnefille, Sur les pas de Lucy, Odile Jacob, 2024.

méthodes de datation absolue très novatrices J’assistais à la marche de la science la plus moderne et participais à l’exploration paléontologique d’un territoire jusqu’alors ignoré. Les équipes des deux expéditions ont abattu un énorme travail systématique, qui a joué un rôle majeur dans la restitution de l’Afrique au Pliocène (5,33 à 2,58  Ma) et au Pléistocène (2,58 Ma à 11 700 ans avant le présent), et elles sont indirectement à l’origine de la découverte de Lucy, même si celle-ci ne peut leur être directement imputée. En effet, le premier « père » de Lucy, celui qui a joué un rôle crucial dans la découverte du gisement qui la contient, est indéniablement le géologue français Maurice Taieb Nous appartenions au même laboratoire de géologie du quaternaire et commencions ensemble nos thèses respectives de terrain à Melka Kunture Entre 1968 et 1973, alors qu’il préparait son doctorat, explorant le bassin de la rivière

Awash, qui traverse l’Afar, je participais pour ma part aux expéditions de l’Omo En compagnie d’un contractuel du ministère éthiopien des mines, le jeune géologue américain Jon Kalb, Maurice Taieb multipliait les randonnées dans la région C’est ainsi qu’il a découvert des dépôts géologiques inconnus jusqu’alors, très étendus et très fossilifères, tout particulièrement celui de la formation de Hadar. De retour en France, il a rendu visite à Yves Coppens, une mâchoire d’éléphant à la main, ce qui a convaincu les deux hommes de l’âge ancien de la qualité des dépôts découverts. Maurice a alors décidé de monter une expédition à laquelle il m’a associée Comme il fallait un jeune paléoanthropologue disponible pour arpenter ce terrain difficile, je lui ai présenté mon compagnon Donald Johanson Puisque nous n’avions pas nos thèses, notre directrice a suggéré de nous placer sous l’autorité d’Yves Coppens, devenu célèbre par l’expédition de l’Omo La bande des quatre fut

complétée par Jon Kalb, dont la présence permanente à Addis Abeba était précieuse. En mai 1972, Maurice emmena Donald Johanson et Yves Coppens découvrir le site de Hadar. Émerveillés par la richesse en fossiles qu’ils découvraient , les deux hommes , réalisant l’énorme potentiel du site, créèrent l’International Afar Research Expedition, ou IARE (l’Expédition internationale dans l’Afar en français) afin de pouvoir immédiatement demander un permis de prospection Occupée à terminer ma thèse, je n’avais pas été associée à la fondation de l’IARE, mais j’allais l’être à ses activités

LA RICHESSE DE HADAR

Hors Yves Coppens, l’IARE était en effet une association de jeunes scientifiques aventureux, très audacieux, voire téméraires, mais aussi conscients des dangers encourus dans cette période troublée de l’Éthiopie, qu’ils étaient bien décidés à affronter ensemble Ils avaient des expertises complémentaires, parmi lesquelles… la mienne, puisque je faisais partie de la bande qui entreprenait les missions ! Désirant ne pas être seul et connaissant l’expérience de terrain de sa camarade de thèse, Maurice Taieb m’avait en effet demandé de l’accompagner dans sa première virée en Afar, en décembre 1968, de sorte que, naturellement, il a associé la géologue-palynologue que j’étais à l’étude de la formation de Hadar. J’étais chargée d’en reconstituer l’environnement ancien, mais aussi – et c’était prioritaire – de contribuer à consigner ses séries géologiques Maurice m’avait bien fait signer un vague papier mentionnant ma participation à l’expédition, mais, après la découverte du genou lors de la première expédition fin 1973, l’équipe organisatrice a effectué pour 1974 une nouvelle demande de permis de prospection, sans inclure mon nom Je ne faisais donc pas partie officiellement de l’IARE… fait simplement administratif

pour moi alors, et participant de la confusion des démarches professionnelles et personnelles liée à ma relation avec Donald Johanson Peu consciente de ce qui était en train de se passer, je n’avais pas non plus mesuré quelle pression de réussite pesait sur Donald, tout juste devenu professeur associé d’anthropologie à l’université

Case Western Reserve.

Le premier morceau de Lucy, un genou, fut trouvé par Donald Johanson. Lors de cette découverte de la fin décembre 1973, Tom Gray, alors étudiant, Gudrun Corvinius (une préhistorienne allemande) et moi-même, étions les seuls sur le terrain avec lui, Maurice étant rentré en France La première publication annonçant la découverte du genou à l’Académie des sciences, parue en 1974, fut signée par les noms des quatre fondateurs de l’IARE (M Taieb, D.  Johanson, Y. Coppens, J.  Kalb) et par moi, mais sans Gudrun, qui signa seule son article sur la découverte d’outils taillés. Elle contenait une série géologique, que j’avais dressée : il était en effet essentiel de situer dans le temps la strate dans laquelle se situait le genou Une autre publication à la Société d’Anthropologie de Paris, ne paraîtrait qu’un an plus tard, après la découverte de Lucy, excluant définitivement Jon Kalb du groupe

L’ACTE DE NAISSANCE DE LUCY

Alors que l’annonce de la découverte des fossiles plus tard attribués à Lucy paraît dans la revue américaine Nature en 1976, sous la signature de Donald Johanson et Maurice Taieb, trois ans plus tard, Donald Johanson, Tim White (de l’université de Berkeley) et Yves Coppens décriront ensemble cette nouvelle espèce, lui donnant le nom officiel d’Australopithecus afarensis dans la taxonomie, signant ainsi le véritable acte de naissance de Lucy et de son espèce Il est normal que la description anatomique et l’attribution taxonomique reviennent aux seuls spécialistes compétents

La découverte de Lucy a eu un énorme impact en paléoanthropologie À l’époque de sa découverte, elle était le plus ancien australopithèque connu Sa datation précise fera l’objet d’études par plusieurs géologues avant que l’âge de 3,2  millions d’années attribué à la strate la contenant ne soit accepté par tous ; cette strate se trouve au-dessus d’un niveau de cendre volcanique de la région des lacs éthiopiens. Or ce niveau, daté à 3,4  millions d’années, après de nombreuses recherches, sera retrouvé dans tous les gisements, du lac Turkana à la vallée de l’Awash. Un repère chronologique essentiel ! Il y en aura beaucoup d’autres, et tous sont bien utiles pour comparer aujourd’hui la position temporelle respective des nombreux fossiles découverts depuis cinquante ans. Sur le gisement de Hadar, les prospections menées depuis 1990 et jusqu’à aujourd’hui par

l’Institut de l’origine humaine (Institute of Human Origin) fondé en 1981 au sein de l’université de Californie par Donald Johanson, ont livré de nombreux fossiles correspondant à toute une population d’A afarensis L’espèce de Lucy est désormais connue grâce à plusieurs crânes – celui de Lucy manquait – et de nombreux fossiles qui ont fait apparaître un grand dimorphisme sexuel A afarensis a persisté dans la région de l’Afar pendant plus d’un demimillion d’années, mais a aussi été repéré en Tanzanie par des empreintes de pas et ailleurs par des fossiles plus fragmentaires. Et puis, après cinquante ans de recherches, la diversité des formes ancestrales connues tranche avec ce que laissait supposer la vision linéaire de l’évolution des années 1970, de sorte que l’on parle désormais d’une évolution humaine « buissonnante ». Dès lors , peut- on se demander, quelle importance Lucy a-t-elle encore ? Étant donné ses traits, certains archaïques, d’autres caractéristiques du genre Homo, comme la bipédie accomplie, la plupart des paléoanthropologues continuent à la considérer comme un ancêtre potentiel de deux lignées, celle du genre Homo et celle des paranthropes, les « australopithèques robustes », qui ont côtoyé les premiers humains Si les anciennetés de ces formes sont en ordre et bien établies par les travaux géologiques, leurs dates d’apparition et de disparition demeurent

sujettes aux fluctuations qu’apportent sans cesse de nouvelles découvertes.

Mes études sur les pollens montraient que dans le paléo - environnement du Hadar, les australopithèques de l’Afar vivaient au bord d’un marécage à roseaux massettes et de plantes tempérées, et près d’une forêt riche en arbres du type que l’on retrouve aujourd’hui dans les forêts de montagne De nombreuses évolutions ont eu lieu sur un demi - million d’années : le marécage s’est asséché avant que ne s’installe une végétation afro-alpine adaptée au froid et, ultérieurement une végétation plus herbacée Malgré ces variations, la population de Lucy s’est maintenue. Une question sans réponse demeure : les conditions humides et plus fraîches qui régnaient sont-elles dues à une altitude du site de Hadar alors plus élevée que l’actuelle ? Les tectoniciens ont des méthodes pour déterminer les paléo-altitudes : c’est à eux de répondre !

Et puis, s’agissant de la reconstitution du contexte dans lequel a émergé Homo, dont je suis l’une des pionnières, la correspondance temporelle de sa spéciation avec des évolutions de l’environnement et climatiques importantes est toujours l’objet de nombreuses recherches La série sédimentaire de l’Omo est l’une des rares qui contiennent des dépôts antérieurs et postérieurs à l’apparition d’Homo Potentiellement, elle permettra

Yves Coppens (à gauche) et Donald Johanson (à droite) , devant le site de Hadar en 1972 Avec Maurice Taieb, ils sont les cofondateurs de l’IARE, le groupe de chercheurs autorisé à prospecter ce site. En tant que tel, le premier est considéré en France (seulement) comme l’inventeur de Lucy, tandis que le second l’est dans le monde anglophone.

peut-être de mettre en évidence une évolution en un même lieu, sans avoir à tenir compte de l’influence des variations géographiques Avec son sens bien gaulois des jeux de mots, Yves Coppens parlait à propos de cette possibilité d’« événement de l’Omo (Homo) ». Dès les premières collectes, nous avons constaté sur le terrain que les assemblages de faune présentaient des différences discernables, ouvrant la possibilité de relier évolution de l’environnement et émergence d’Homo

LE RÔLE DES ÉCOSYSTÈMES

BIBLIOGRAPHIE

D. Johanson et al., A new species of the genus Australopithecus (Primates: Hominidae) from the Pliocene of eastern Africa, Kirtlandia, 1978.

M. Taieb et al., Geological and palaeontological background of Hadar hominid site, Afar, Ethiopia, Nature, 1976.

D. C. Johanson et M. Taieb, Plio-Pleistocene hominid discoveries in Hadar, Ethiopia, Nature, 1976.

M. Taieb et al., Hominidés de l’Afar central, Éthiopie (Site d’Hadar, campagne 1973), Bull. et mém. de la soc. d’anth. de Paris, 1975.

M. Taieb et al., Découvertes d’hominidés dans les séries plio-pléistocène d’Hadar (bassin de l’Awash, Afar, Éthiopie), Comptes rendus de l’Académie des sciences D, 1974.

Est-ce parce qu’il a eu la démarche visionnaire d’orienter la recherche vers cet objectif qu’Yves Coppens m’a impliquée dans son équipe ? Attribuant les changements de végétation du bassin de l’Omo aux conditions arides induites par un refroidissement du climat global, j’ai écrit dans ma publication de 1976 qu’ils étaient la conséquence d’un changement climatique lié à une grande glaciation vers 2,6 millions d’années, à la limite Plio-Pléistocène. Une évolution climatique d’ampleur que l’étude des rongeurs a ensuite confirmée. Dans les années suivantes, de nombreuses recherches portant sur les faunes et sur de nouvelles analyses isotopiques ont inondé la littérature, tandis que les variations du climat global se précisaient. Tout, cependant, ne saurait être aussi simple qu’un « événement de l’Omo » induit par le climat Une aridification progressive du climat tropical a-t-elle vraiment eu lieu pendant les étapes successives de la grande glaciation nordique ? Quel rôle a alors joué la baisse du taux atmosphérique de dioxyde de carbone ? Quelle fut l’extension maximale de la glace ? Depuis que cette problématique est apparue à la suite des recherches en quelque sorte stimulées par Lucy, une mandibule fossile datée de 2,8  millions d’années a été découverte à Ledi Geraru, en Afar, et attribuée au genre Homo, même si elle présente quelques traits australopithèques. Étant donné la diversité des écosystèmes de l’Afrique de l’Est, peut-on vraiment s’attendre à ce qu’Homo ait émergé dans un seul environnement ? Nous ne savons pas, car la période allant de 2,9 à 2,6 millions d’années reste trop peu documentée Il n’en demeure pas moins qu’un consensus se dégage pour considérer qu’Homo apparaît dans des milieux plus ouverts que la forêt, du type de savanes plus ou moins arides, comme il en existait en Afrique de l’Est autour de 2,3 millions d’années. On a découvert récemment qu’à l’époque des australopithèques, plusieurs espèces bipèdes coexistaient dans une vallée de l’Awash regorgeant de ressources diverses, intéressantes à exploiter pourvu que l’on sache les dénicher – et marcher ! Et les pollens ne trompent pas, c’est une véritable mosaïque environnementale que l’on a trouvée au pays de Lucy… n

L’ESSENTIEL

> Les théoriciens ont longtemps débattu sur la possibilité d’avoir des systèmes où les atomes sont à la fois localisés, comme dans un cristal solide, et délocalisés, comme dans un condensat de Bose-Einstein, ce qui leur permet d’avoir un comportement superfluide.

> Les arguments qui excluaient leur existence ont vite été abandonnés, laissant entrevoir leur possible production.

> Le défi est alors devenu expérimental. Après l’exploration de nombreuses pistes, les supersolides ont été observés dans des gaz d’atomes ultrafroids.

L’AUTRICE

LAURIANE CHOMAZ professeuse à l’université de Heidelberg, en Allemagne

À la poursuite des supersolides

Rigide comme un cristal, mais fluide… et même superfluide ! Ce matériau impossible que les physiciens traquaient depuis longtemps a été observé dans un gaz d’atomes ultrafroids. Les chercheurs commencent à en comprendre les propriétés.

En  1741, deux explorateurs anglais , William Windham et Richard Pococke, organisèrent une expédition dans la vallée de Chamonix. Ils eurent ainsi l’occasion d’admirer la Mer de glace, un glacier accroché au versant septentrional du Mont-Blanc et s’étendant sur près de 40 kilomètres carrés. Windham raconta le spectacle saisissant qui s’était déployé devant ses yeux : « Il faut s’imaginer un lac agité par une forte bise et gelé d’un coup » L’oxymore poétique joue sur l’idée d’un état de la matière a priori impossible, à la fois solide et liquide Impossible ? Pas si sûr. Depuis près de soixante-dix ans, les physiciens s’interrogent sur l’existence de matériaux qui adopteraient spontanément un arrangement régulier, comme dans un cristal, tout en étant capables, en même temps , de s’écouler, comme un fluide. Encore mieux, grâce aux lois de la mécanique quantique, l’écoulement se produirait sans friction – c’est-à-dire avec une viscosité nulle –, à l’image du comportement superfluide de l’hélium lorsque celui-ci est soumis à des températures extrêmement basses, autour de – 270 °C.

quelles conditions ils pouvaient espérer former ce système de tous les paradoxes. Et récemment, l’existence de cette phase supersolide a bel et bien été confirmée, et cela dans des systèmes où personne ne l’attendait a priori, dans des gaz très dilués d’atomes Maintenant , les physiciens s’attachent à découvrir les propriétés de ces matériaux étonnants. La quête des supersolides a commencé en 1956 et semblait plutôt mal engagée ! Cette année-là, Oliver Penrose (frère du mathématicien Roger Penrose) et Lars Onsager, Prix Nobel de chimie en 1968, sont les premiers à discuter de la possibilité d’un état supersolide. Et leur conclusion laissait peu d’espoir : un tel état est physiquement impossible !

FAUX

DÉPART

Dans le monde surprenant des lois de la mécanique quantique, il n’est pas rare de voir son intuition mise au défi. Avec le supersolide, une phase de la matière à la fois solide et fluide, les physiciens ont eux-mêmes mis de nombreuses années à se convaincre que ce matériau paradoxal pouvait exister.

Grâce à des expériences d’une infime délicatesse, les chercheurs ont confirmé son existence.

L’histoire de ces matériaux « supersolides », à la fois solides et superfluides, a été émaillée de controverses , de rebondissements et d’efforts expérimentaux nombreux Les théoriciens ont mis longtemps à se convaincre que cette phase de la matière pouvait vraiment exister. Pour cela, ils ont dû parfois changer de point de vue pour comprendre pourquoi certains arguments excluant la possibilité de voir des supersolides n’étaient pas valables. Pour les expérimentateurs, le défi a été tout aussi vertigineux

D’échec en échec, ils ont fini par trouver dans

Leur travail précurseur reposait sur une hypothèse fondamentale, qui s’est révélée être contestable. Dans un cristal ordinaire, les atomes sont parfaitement localisés sur des sites régulièrement agencés. Mais en mécanique quantique, un objet (une particule, un atome, etc.) n’est pas toujours bien localisé en un point de l’espace. Il est, en général, mieux décrit par une onde, plus ou moins étalée ; l’objet est alors délocalisé Or il faut un certain degré de délocalisation pour manifester le comportement quantique de la superfluidité Comme ces deux propriétés – les atomes localisés d’un cristal et la délocalisation de la fonction d’onde pour la superfluidité – ne peuvent pas être satisfaites en même temps, les supersolides ne devraient pas être réalisables, selon les deux théoriciens Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée sur ce faux départ. On peut d’abord se demander comment l’idée même de supersolide , qui semble

trivialement absurde , a émergé et conduit Oliver Penrose et Lars Onsager à en discuter la possibilité Il faut pour cela remonter quelques années plus tôt. En 1937, le physicien Piotr Kapitsa découvrit que l’hélium 4 liquide à basse température a une viscosité nulle. Comment expliquer ce comportement de superfluidité ?

Dès l’année suivante, le physicien Fritz London proposa une interprétation ingénieuse en faisant le rapprochement avec un phénomène de condensation prédit en  1924 par Albert Einstein, lequel s’appuyait sur les travaux du physicien indien Satyendranath Bose Einstein étudiait à cette époque le comportement quantique ( on parle de « comportement statistique » ) d’un ensemble de particules sans interaction entre elles Pour des particules d’une certaine famille, nommées aujourd’hui « bosons » (définis par leur spin entier, comme c’est le cas du photon, mais aussi de l’atome d’hélium 4), Einstein suggéra que, dans un système à basse température, un grand nombre de ces particules se retrouvent dans le même état quantique et adoptent une dynamique singulière : les bosons se comporteraient à l’unisson et seraient délocalisés sur l’ensemble du système, conférant à ce dernier des propriétés très particulières On parle de « condensat de BoseEinstein » (voir l’encadré page ci-contre). Longtemps, les physiciens ont pensé que ce phénomène de condensation des bosons dans un seul état quantique était un concept presque purement théorique ne correspondant pas à une réalité expérimentale En particulier, cette phase

L’argument de Penrose et Onsager réfutant

les supersolides a vite été contredit £

de la matière étant prédite uniquement pour des systèmes sans interaction, elle devait être inexistante dans des systèmes réels où les interactions entre particules ne peuvent être négligées. En effet, la présence d’interactions engendre un coût énergétique à la formation du condensat qui favorise l’éjection des particules hors du système, qui se retrouve dépeuplé. Dès lors, en proposant d’expliquer la superfluidité de l’hélium 4 par la condensation des bosons, Fritz London

suscita de nombreuses objections au début des années 1940, surtout de la part de l’influent Lev Landau Ce dernier développa d’ailleurs sa propre théorie de la superfluidité. Celle-ci reposait sur une description de la façon dont les atomes du superfluide peuvent être excités de façon collective, ce qu’il nomma de façon générique des « quasi-particules », et qu’il différencia dans le cas de l’hélium superfluide en deux types d’excitations spécifiques à basses énergies – les « phonons » et les « rotons » – qui auront, comme on le verra, un rôle crucial dans notre histoire. Ici, nul besoin de condensat de Bose-Einstein

VISIONS RÉCONCILIÉES

En 1946, le physicien et mathématicien russe Nikolaï Bogoliubov accomplit un premier pas vers la réconciliation des points de vue de London et de Landau Il considéra théoriquement un ensemble dilué de bosons qui étaient autorisés à interagir, mais faiblement du fait de la densité réduite du système Supposant que le phénomène de condensation se produit dans ce système comme le proposait London, Bogoliubov retrouva par le calcul les propriétés que Landau avait intuitivement supposées pour expliquer le comportement de l’hélium superfluide. Bien que l’approximation d’interactions faibles ne s’applique pas exactement au cas de l’hélium, les travaux de Bogoliubov fournirent la première méthode pour étudier le comportement quantique d’ensembles de particules en interaction

Spécifiquement, ce formalisme a tracé un premier lien direct entre la superfluidité et la condensation en présence d’interactions. Dit autrement, la superfluidité ne se manifeste que dans un système dont les atomes forment une onde quantique macroscopique et sont délocalisés sur l’étendue de cette onde Cette observation, qui s’oppose aux atomes localisés des cristaux, a conduit Penrose et Onsager, dix ans plus tard, à conclure que les supersolides ne pouvaient pas exister

Mais cet argument devait être vite contredit

Dès 1957, dans la continuité des travaux de Bogoliubov, Eugene Gross, alors à l’université Brandeis, aux États-Unis, considéra aussi les systèmes condensés , c’est- à - dire où les atomes partagent un même état, et où les particules interagissent faiblement. Mais, alors que Bogoliubov avait étudié le cas général d’interactions entre particules, sans spécifier comment la force varie avec la distance entre les particules, Gross s’intéressa à un cas particulier, où les particules interagissent à longue distance et s’attirent.

Un point crucial est que si les particules interagissent à distance, l’énergie associée à l’interaction des particules pour une fonction d’onde qui décrit un état quantique du système dépend de la longueur d’onde de cette fonction d’onde Gross fait l’hypothèse que l’énergie

DU GAZ THERMIQUE AU SUPERSOLIDE

Dans un gaz thermique, les particules (atomes ou molécules) se comportent comme de petites billes classiques A .

D’après la dualité onde-corpuscule de la mécanique quantique, ces particules peuvent aussi être représentées par des paquets d’ondes. Si la température est élevée, les paquets d’ondes sont si peu étendus qu’ils ne se recouvrent pas et l’approximation classique est valable. Mais quand on baisse la température, les paquets d’ondes s’étendent, se recouvrent et interfèrent de sorte qu’ils produisent une onde macroscopique sur l’ensemble du système ( B , courbe verte). Les particules sont délocalisées sur l’ensemble du système, qui présente des comportements

d’interaction peut prendre des valeurs négatives pour certaines longueurs d’onde, ce qui signifie que l’interaction est attractive pour ces longueurs d’onde Dans cette situation, il a découvert que l’amplitude de la fonction d’onde de l’état condensé peut devenir spatialement modulée. Cela signifie que la probabilité de détecter les particules suit une périodicité spatiale, elle est importante en certains points et très faible ailleurs En d’autres termes, l’arrangement favorisé des atomes (là où on a le plus de chance de les trouver) est similaire à celui d’un cristal solide (voir l’encadré ci-dessus)

Gross a ainsi prédit l’existence d’un solide condensé, avec la possibilité d’avoir un comportement superfluide Un aspect central dans ce solide condensé est que les atomes, peuplant le même état quantique, ne sont pas fixés en des points précis, mais ils sont bien délocalisés sur tout le système, contrairement au cas considéré par Oliver Penrose et Lars Onsager

DES TROUS MOBILES

Ce nouveau départ pour les supersolides a été décisif À partir de la fin des années 1960, il a été renforcé par des travaux plus concrets, sur l’hélium Des physiciens se sont intéressés à la transition à basse température de l’état solide à l’état liquide superfluide sous l’effet d’un changement de pression. Dans ce cas, le cristal d’hélium proche de la transition présente de nombreux trous, c’est-à-dire des sites cristallins inoccupés, qui sont très mobiles Cela le différencie donc des cristaux considérés par Penrose et Onsager En 1969, Alexander Andreev et Evgueni Lifshitz, et indépendamment Geoffrey

superfluides (la viscosité est nulle). On parle alors de « condensat de Bose-Einstein ». Si les particules présentent également des interactions particulières, attractives à petites longueurs d’onde (comme c’est le cas dans les interactions dipôle-dipôle, représentées par les flèches dans la figure C ), l’onde macroscopique du condensat de Bose-Einstein peut être modulée ; on obtient alors un supersolide. Les particules sont bien délocalisées sur l’ensemble du système, ce qui confère un comportement superfluide, mais la probabilité de présence des particules est très forte dans des régions régulièrement espacées, rappelant la structure cristalline d’un solide.

Chester, ont montré théoriquement que l’ensemble de ces trous pouvait être assimilé à un fluide de bosons. Ce fluide condense à basse température et donne des propriétés superfluides au cristal d’hélium.

Le point de vue de ces nouveaux travaux, d’un état solide se délocalisant sous l’effet des fluctuations quantiques (les atomes sautant d’un trou à un autre dans le cristal), semble très éloigné des travaux de Gross avec un condensat de Bose - Einstein adoptant une structure cristalline Ces deux résultats se réconcilient cependant comme les deux faces d’une même pièce, l’un approchant le supersolide en partant d’un solide normal, l’autre en partant d’un fluide quantique cohérent.

Alors que l’existence de solides condensés semblait s’imposer théoriquement, la possibilité qu’ils présentent un caractère superfluide restait incertaine. Or, en 1970, le Prix Nobel de physique Anthony Leggett a établi qu’un tel solide pouvait bien être superfluide. Une façon de le mettre en évidence consisterait à soumettre le solide à une torsion et de mesurer son moment d’inertie Cette grandeur caractérise l’inertie d’un système vis-à-vis d’un mouvement de rotation, il dépend de la masse, mais aussi de sa géométrie. Si le moment prend une valeur plus petite que celle prévue par la mécanique classique, il faut conclure que tout ou une partie du solide ne se met pas en mouvement sous la sollicitation extérieure, en d’autres termes les frictions sont réduites : tout ou une partie du solide serait donc superfluide Pendant longtemps, les expériences sont restées infructueuses Mais en 2004, Eun-Seong

Kim et Moses Chan, de l’université d’État de Pennsylvanie, ont réalisé l’expérience d’Anthony Leggett En mesurant la période d’oscillation de l’hélium solide soumis à une torsion, ils ont observé un comportement anormal à basse température qu’ils ont interprété comme un changement non classique du moment d’inertie de l’hélium solide ; une fraction du solide serait superfluide Cette conclusion, contestée, a motivé l’élaboration de nouvelles expériences Avec des résultats contradictoires Avait - on enfin observé un supersolide ? Quelques années plus tard, Moses Chan, avec son collègue Duk Y. Kim, a dû reconnaître que cela n’était pas le cas Le comportement qu’il avait observé était lié à une dépendance en température de certaines propriétés structurelles de l’échantillon et non à un comportement superfluide, mettant un terme à la controverse qu’il avait suscitée

Alors même que les chances d’observer un supersolide d’hélium semblaient perdues, une note d’espoir renaissait du côté des gaz d’atomes extrêmement dilués, avec des densités un million de fois plus petites que l’air qui nous entoure Ces gaz sont refroidis à des températures très basses de quelques milliardièmes de degrés au-dessus du zéro absolu, de telle sorte que les propriétés quantiques s’y révèlent à une échelle macroscopique

GAZ ULTRAFROIDS

Réaliser de tels systèmes gazeux ultrafroids a été un des grands défis scientifiques de la seconde moitié du XXe siècle. Ces gaz quantiques ont d’abord suscité l’intérêt de la communauté scientifique par la possibilité de matérialiser la proposition originale d’Einstein de 1924, et créer un condensat de particules pratiquement sans interaction entre elles, formant une nouvelle phase de la matière par le simple effet de la statistique quantique En essayant d’atteindre un tel état, les chercheurs espéraient éclairer la superfluidité de l’hélium d’un jour nouveau. Après plusieurs décennies d’effort, en 1995, des équipes du MIT (institut de technologie du Massachusetts) et du JILA (l’ancien laboratoire d’astrophysique de l’université du Colorado, à Boulder) ont créé des condensats gazeux de quelques centaines de milliers d’atomes, soit de rubidium, soit de sodium Depuis lors, les expériences de gaz ultrafroids se sont révélées être une plateforme remarquable – simple, pure et flexible – pour repousser les frontières de notre compréhension de la matière quantique, dressant également des analogies avec de nombreux autres systèmes, des noyaux atomiques aux étoiles à neutrons.

Bien qu’extrêmement dilués, les gaz ultrafroids ne sont pas dénués d’interactions. Ils réalisent en fait un système très proche de la théorie originelle de Bogoliubov et, même si leurs

Pour produire un supersolide, il faut utiliser des techniques d’optique laser très avancées. La photographie montre un banc optique où un gaz d’atomes est contrôlé très finement. Dans une première étape, le gaz est refroidi jusqu’à typiquement une température de quelques microkelvins par « refroidissement évaporatif ». Cette méthode consiste à créer un piège optique dans lequel les atomes échangent de l’énergie par collisions. Ceux qui acquièrent beaucoup d’énergie lors d’une collision s’échappent du piège. En baissant progressivement la profondeur du piège, on ne garde que des atomes de très faible énergie, il en résulte un système de très basse température. La géométrie du piège optique est ensuite modifiée pour lui donner la forme de cigare ou de crêpe, appropriée pour créer le supersolide. Enfin, l’amplitude du champ magnétique est modifiée, ce qui altère les conditions d’interaction dans le gaz et permet de croiser la transition entre le superfluide et le supersolide.

interactions sont faibles, un grand nombre de leurs propriétés sont marquées par la présence de ces forces Un point important est que les atomes alcalins, qui ont été d’abord utilisés pour ces expériences, interagissent entre eux très simplement à basse température, essentiellement par contact Il n’y a donc pas d’interactions à distance et, a fortiori, pas de possibilité de rendre ces interactions attractives pour certaines longueurs d’onde, le point clé du modèle de supersolide, que Gross avait formulé en 1957. L’éventualité d’un supersolide dans ces systèmes semblait donc, à première vue, bien mince Cependant, du fait de la possibilité de modifier les paramètres de ces systèmes gazeux, les chercheurs se sont vite demandé s’il était possible d’introduire des interactions plus complexes entre les atomes de ces gaz, notamment de la forme imaginée par Gross. Certaines propositions ont été faites dans cette direction, en utilisant par exemple des atomes ou des molécules que l’on peut voir comme de petits aimants (comme le chrome, un élément de la famille de transition, mais aussi le dysprosium ou l’erbium , deux éléments de la famille des lanthanides) et qui présentent des interactions dipôle - dipôle magnétiques D’autres pistes, hybrides, s’appuient sur des couplages entre les atomes et de la lumière laser qui créent des interactions e ff ectives entre les atomes , médiées par la lumière De tels systèmes ont vite été réalisés expérimentalement, le phénomène de condensation quantique y a été observé et les effets des interactions à distance mis en évidence. Tous les éléments semblaient donc en place pour réaliser des états supersolides : des systèmes gazeux malléables avec des interactions qui peuvent être quantitativement et qualitativement façonnées grâce à des champs extérieurs Il suffirait, suivant les prescriptions de Gross, de trouver un système où les interactions à distance deviennent attractives sur une certaine plage de longueurs d’onde.

© Lauriane Chomaz

LES INGRÉDIENTS D’UN SUPERSOLIDE

Lorsqu’un gaz d’atomes (de bosons, des particules de spin entier) est refroidi à une température proche du zéro absolu, il forme un condensat de Bose-Einstein et peut manifester un comportement superfluide. Mais cela ne suffit pas pour en faire un supersolide. Pour cela, le physicien Eugene Gross avait suggéré dès 1957 qu’il fallait des atomes présentant une interaction à longue distance avec des propriétés particulières. On réalise une telle phase de la matière en combinant les quelques ingrédients suivants.

UNE INTERACTION DIPÔLE-DIPÔLE (IDD)

Pour les espèces atomiques dites « magnétiques », les atomes sont dotés d’un moment magnétique, représenté par une flèche, et se comportent, de ce fait, comme de petits aimants. Ainsi deux atomes interagissent à distance, et de façon anisotrope : l’interaction est répulsive (ci-contre, en bleu) si les aimants (les flèches) des deux atomes sont l’un à côté de l’autre et orientés dans le même sens (cela est imposé par un champ magnétique extérieur et les interactions des aimants n’a ectent pas cette orientation) ; elle est attractive si les aimants sont pôle sud contre pôle nord (en rouge)

UN CONFINEMENT

Attractif

Quand un gaz fait d’atomes magnétiques est confiné dans un piège très étroit dans une ou plusieurs directions de l’espace, tel un piège en forme de tube, de cigare, ou de crêpe, et que les moments des atomes sont orientés (par le champ magnétique extérieur) dans une direction de confinement étroit, cette géométrie fait dépendre le comportement de l’IDD de la valeur de l’impulsion k (cette grandeur, inversement proportionnelle à la longueur d’onde λ, est à voir ici comme un paramètre libre qui décrit toute excitation hypothétique du gaz quantique). À faible impulsion k1 (grande longueur d’onde), les dipôles sont en moyenne côte à côte, l’IDD est répulsive. À impulsion élevée k2 (faible longueur d’onde), les dipôles sont en moyenne alignés, l’IDD est attractive.

UN ROTON D’ÉNERGIE CONTRÔLABLE

Dans le gaz, trois facteurs contribuent à l’énergie du système : l’énergie cinétique, l’énergie de contact (due aux collisions entre les atomes) et l’énergie associée à l’IDD. Ils dépendent de l’impulsion (figure du haut, ci-contre). Il est alors possible d’établir la relation de dispersion du système qui relie l’énergie d’une excitation à son impulsion. Cette relation peut présenter un minimum local (en bas, ci-contre, courbe rouge) qui est associé à un mode d’excitation du système, nommé « roton ». Historiquement, le roton avait été proposé par Lev Landau pour expliquer la superfluidité. Le point remarquable des atomes ultrafroids est que la force des interactions de contact est directement ajustable par la valeur du champ magnétique extérieur. Cela permet de contrôler finement l’énergie de l’excitation rotonique et de rendre cette énergie très faible. Cette excitation a été observée pour la première fois dans les gaz dipolaires en 2017 par Lauriane Chomaz et ses collègues. Quand l’énergie du roton est rendue nulle (courbe orange), le roton est le précurseur de l’état supersolide, qui a été observé en 2019 par trois équipes.

d’excitation

Énergie cinétique Impulsion

Impulsion

Répulsif

Mais un obstacle se dressait sur le chemin des physiciens : la « bosenova », dont le nom atteste du caractère spectaculaire, par analogie aux supernovæ , ces explosions d’étoiles visibles à grande distance dans l’Univers La bosenova a d’abord été observée dans le cas de particules présentant une interaction de contact contrôlée par un champ magnétique extérieur Quand la valeur du champ magnétique est ajustée de sorte que les interactions attractives dominent, le système devient instable, le gaz s’effondre puis explose ! Cette instabilité s’applique aussi aux systèmes avec des interactions à distance, et a été observée sur les gaz de chrome Or c’est justement au point où les interactions attractives prennent un rôle dominant dans le gaz et où on attend la formation du supersolide que la bosenova se produit La nature semblait comploter contre la formation de cette phase

BOSENOVA

Redoublant d’ingéniosité, les théoriciens ont proposé différentes astuces pour contrecarrer ces problèmes de gaz qui explosent, en utilisant des mécanismes de stabilisation ou en suggérant des systèmes analogues dénués de l’instabilité. En 2017, des équipes du MIT et de l’ETH (l’École polytechnique fédérale de Zurich), menées par Wolfgang Ketterle et Tilman Esslinger, ont ainsi réalisé pour la première fois des systèmes aux propriétés supersolides Les chercheurs ont utilisé la lumière laser pour modifier certaines propriétés des atomes Le gaz présentait alors spontanément une densité spatialement périodique, on avait donc un solide condensé Un élément important n’a cependant pas été démontré par ces expériences : pour qu’un solide soit un véritable solide, il faut que des vibrations, à l’instar des ondes sonores, soient capables de s’y propager Les vibrations du solide correspondent à des petits déplacements des atomes par rapport à leur position d’équilibre dans le cristal L’existence de telles vibrations est donc équivalente au fait que l’espacement entre les atomes dans un solide n’est pas figé. Dit autrement, un solide est par nature compressible Pour les dispositifs utilisés dans ces expériences, la possibilité de révéler l’existence d’un supersolide compressible par un ajustement des paramètres fait encore l’objet de recherches. Parallèlement à ces travaux sur des systèmes hybrides atomes-lumière, des découvertes importantes se connectant à la quête du supersolide ont été faites dans des gaz dont les atomes présentent un grand dipôle magnétique ( et donc interagissent à grande distance ). En 2015, l’équipe de Tilman Pfau, à l’université de Stuttgart, a étudié le phénomène de bosenova dans un système de quelques dizaines de milliers d’atomes de dysprosium, un élément bien plus magnétique que le chrome En ajustant la valeur du champ magnétique externe,

les physiciens ont conduit le condensat dans un régime où les interactions entre particules étaient globalement attractives alors que la bosenova attendue ne se produisait pas ! Et même mieux, le gaz se réorganisait pour former des structures stables significativement plus denses que le condensat original scientifiques ont nommées « résultat suggérait qu’un mécanisme inconnu stabilisait le gaz magnétique dans le régime supposé de bosenova

Le mécanisme qui sous sation, inconnu à l’époque de ces observations a été vite découvert. Il est subtil mais intéres sant Il provient de l’effet combiné des interac tions de contact et celles entre dipôles point où l’explosion est attendue tions s’opposent et se compensent en moyenne sur l’ensemble du gaz, laissant une composante (faiblement) attractive Cependant sat étant un objet purement quantique limite pas à son comportement moyen et pré sente des fluctuations intrinsèques fie que même si l’interaction en moyenne s’annule, les atomes du condensat peuvent toujours interagir par l’effet de ces fluctuations L’énergie d’interaction résultant de ces fluctuations introduit une répulsion effective à courte portée entre les atomes du gaz condensé dont l’amplitude augmente vite avec la densité du gaz. Cela contrecarre l’effondrement du système et le stabilise (voir l’encadré page 63)

Dans les systèmes d’atomes froids, lorsque le supersolide se forme, il est possible de sonder la densité de probabilité associée à la fonction d’onde du système. Elle est ici reconstruite en envoyant de la lumière laser sur le nuage atomique et en enregistrant l’ombre laissée par les atomes dans le faisceau lumineux avec une caméra. L’image montre une modulation périodique de cette densité comme dans un cristal. Les zones rouges correspondent à des densités fortes.

Les physiciens approchaient du but. Une transition de phase entre le condensat superfluide et un état dont la distribution atomique est modulée, c’est-à-dire un solide, ou supersolide, pouvait maintenant se produire à la place de la bosenova dans le gaz dipolaire stabilisé Il restait à savoir s’il était possible de maintenir la délocalisation des atomes du condensat (c’està-dire sa cohérence) au passage de la transition vers l’état modulé pour former un supersolide et non un simple solide En effet, il restait à savoir si la cristallisation ne risquait pas de localiser trop fortement les atomes en certains points de l’espace, et donc de « casser » la fonction d’onde macroscopique du condensat en sections isolées sur chaque site cristallin, lui faisant ainsi perdre ses propriétés superfluides

Une étape importante a été franchie en 2017 avec l’observation faite au sein du groupe dans lequel je travaillais comme postdoctorante et mené par Francesca Ferlaino, à l’université d’Innsbruck. Nous avons mis en évidence la possibilité de peupler de façon cohérente une excitation de type rotonique dans un condensat fait d’environ cent mille atomes magnétiques d’erbium, proche de son régime de gouttelette. L’excitation de type rotonique est une quasiparticule du superfluide dans la théorie de Landau qui correspond à une onde de densité avec une longueur d’onde courte et une énergie

tique) jusqu’à s’annuler, et devenir un nombre imaginaire pur, et montrait la possibilité de former une onde cohérente de densité, précurseur d’un état supersolide, sur un temps court

L’observation de 2017 a aussi été importante par ce qu’elle mettait en lumière une géométrie jusqu’ici peu considérée, celle d’un gaz allongé axialement, en forme de cigare, les dipôles atomiques étant alignés transversalement grâce à un champ magnétique extérieur. Jusque-là, les physiciens avaient surtout utilisé des géométries en crêpe, plus simples à traiter théoriquement La géométrie en cigare s’est montrée avantageuse : elle permet de mieux favoriser les contributions attractives de l’interaction dipolaire à petite longueur d’onde ( celle d’intérêt pour le roton ) pour une valeur de l’interaction de contact fixé, elle simplifie aussi la géométrie du cristal lié au supersolide qui est dans ce cas unidimensionnel Cette géométrie unidimensionnelle du supersolide permet de le connecter continûment à la structure de l’excitation rotonique dans le système et par là même de rendre la transition entre un état superfluide et supersolide continue et donc favorable à une réalisation expérimentale

En 2019, presque simultanément, l’équipe dans laquelle je travaillais, à Innsbruck, et deux autres à Pise et Stuttgart, respectivement menées

BIBLIOGRAPHIE

M . A. Norcia et al., Two-dimensional supersolidity in a dipolar quantum gas, Nature, 2021.

L. Chomaz et al., Long-lived and transient supersolid behaviors in dipolar quantum gases, Physical Review X, 2019.

L. Tanzi et al., Observation of a dipolar quantum gas with metastable supersolid properties, Physical Review Letters, 2019.

F. Böttcher et al., Transient supersolid properties in an array of dipolar quantum droplets, Physical Review Letters, 2019.

L. Chomaz et al., Observation of roton mode population in a dipolar quantum gas, Nature Physics, 2018.

H. Kadau et al., Observing the Rosensweig instability of a quantum ferrofluid, Nature, 2016.

par Giovanni Modugno et Tilman Pfau, ont réalisé expérimentalement des états aux propriétés supersolides en utilisant des gaz d’atomes magnétiques d’erbium et de deux isotopes différents de dysprosium En contrôlant finement les paramètres des interactions, nous avons produit des états présentant une cohérence de phase globale et une modulation spontanée de la densité atomique persistant de quelques dizaines à quelques centaines de millisecondes. Peu de les trois équipes ont aussi observé des propriétés fondamentales de ces états super-

En particulier, nous avons montré que plusieurs types de sons peuvent se propager dans certains sons étant associés aux vibrations du cristal et d’autres au flux de masse

Ces résultats démontrent l’aspect à la fois compressible du solide spontanément formé et ses propriétés superfluides et illustrent la richesse de la dynamique associée à cette nouvelle phase de la matière.

DES SUPERSOLIDES 2D

Ces premières observations ont soulevé de nouvelles questions. Elles concernent entre autres la compréhension fine du comportement superfluide de ces solides. De façon parala fraction superfluide du système est réduite bien que tous les atomes participent au superfluide puisqu’ils partagent tous le même Par ailleurs, la température a un rôle important et induit des comportements étonnants dans ces systèmes. Par exemple, augmenter la température semble favoriser un état cristallin par rapport à un état gazeux… Finalement, les chercheurs tentent de produire des supersolides à la structure cristalline plus complexe Cela sous-tendrait des comportements dynamiques riches, incluant de nouveaux types d’excitations Les premiers états supersolides avec une extension bidimensionnelle ont été observés à Innsbruck, en 2022, mais leur structure reste encore relativement simple comparativement à la diversité à laquelle on s’attend d’un point de vue théorique. De nouvelles configurations de pièges ainsi que la condensation très récente de particules bien plus fortement dipolaires que les atomes magnétiques, des molécules hétéronucléaires (contenant différents atomes), promettent de nouvelles découvertes à ce sujet Il y a un aspect admirable dans cette quête épique semée d’embûches En voulant absolument comprendre et créer un état supersolide, les scientifiques ont poussé la théorie quantique statistique à son paroxysme et ont ainsi repoussé les frontières de notre connaissance Il est fascinant de voir se matérialiser le supersolide Cet état extrême et paradoxal conduirat-il à des applications ? Il est trop tôt pour le dire, nous n’avons fait que nos premiers pas sur cette mer de glace quantique ! n

LES AUTEURS

JEAN-MICHEL

HALTE AUX LACETS REBELLES !

Lassé des lacets qui se défont ? Pour éviter ce e avanie, rien de mieux que de comprendre la physique qui se cache derrière ce e plaie du randonneur.

Parfaitement équipé, chaussures aux pieds, vous êtes fin prêt pour une promenade des plus réussies Las, après quelques pas, c’est le drame ! Les lacets d’un de vos souliers, pourtant noués avec soin, se défont brusquement, vous obligeant à vous arrêter pour les rattacher Que s’estil passé ? Cette question triviale n’a trouvé son dénouement qu’en 2017 grâce à l’obstination d’Oliver O’Reilly, de l’université de Californie à Berkeley, et de ses collègues Verdict : les lacets se défont, car le centre du nœud se desserre sous l’effet des impacts du pied sur le sol, ce qui permet ensuite à une des boucles de se désengager progressivement du nœud avec les mouvements de balancier de la jambe Le mécanisme semble commun à tous les nœuds. Le délaçage serait-il donc inéluctable ?

BIEN NOUER SES LACETS ?

Pour bien comprendre comment un lacet peut se dénouer, commençons par… le lacer. La première étape est d’entrelacer les deux brins du cordon pour faire une demi - clé . Avec un lacet

sans chaussure ou bien avec une simple cordelette , on obtient un demi - nœud ou nœud simple (voir la figure page cicontre) Tant que nous tenons les extrémités du lacet, il est impossible de s’en débarrasser et , si on le serre , il forme un nœud compact qu’il est notoirement di ffi cile à dénouer même en ne tirant plus sur ses extrémités Sur la chaussure cependant, ce nœud se défait toujours très facilement rien qu’en glissant les doigts dessous , entre les deux œillets par où passe le lacet C’est pourquoi il est impératif d’ajouter une seconde demi - clé , inversée dans les positions respectives des deux brins ( nous verrons pourquoi plus loin ) pour obtenir un nœud plat. Celui-là peut être noué très fort sur notre chaussure comme lorsqu’on noue une corde autour d’une boîte Il ne se défait pas en lâchant le lacet et est de plus assez facile à dénouer en desserrant le nœud avec nos ongles par exemple. Cela n’est toutefois pas immédiat et on n’imagine pas devoir refaire cette

procédure à chaque fois que l’on veut délacer nos chaussures Pour nous faciliter le travail, nous gansons le nœud c’està-dire que l’on fait repasser l’extrémité libre au même endroit où elle a traversé le centre du nœud, tout en maintenant le nœud serré : de la sorte nous formons les « boucles » des lacets. Pour dénouer, il suffit de tirer sur l’extrémité du lacet Le nœud – plus précisément la seconde demi-clé se défait complètement

En fait, on a supprimé – au sens topologique – le nœud : on s’en rend mieux compte en gansant un demi-nœud sur une cordelette (voir la figure page ci-contre) En tirant les extrémités, on retrouve une cordelette toute droite Si ce demi-nœud gansé ne se défait pas sans qu’on tire dessus, c’est en raison des forces de frottement solide qui s’exercent entre les différents brins qui s’entremêlent et qui sont pressés les uns contre les autres au moment du serrage. Mais ces forces n’empêchent le glissement de brins qu’en deçà d’un seuil : quand on tire suffisamment fort, le demi-nœud gansé disparaît Le nœud de lacet standard

© Illustrations de Bruno Vacaro

Plus dure sera la chute. Mais laquelle ? Celle d’un skate-board ou celle que l’on doit à un lacet malencontreusement défait ? Attention au nœud de vache que font parfois les enfants : il se défait facilement.

que nous avons appris à faire dans notre enfance n’est rien d’autre qu’un nœud plat doublement gansé, c’est-à-dire un nœud de rosette

QUAND LES BOUTS

BOUGENT

Ainsi chaussé , voyons le scénario de la catastrophe selon les chercheurs californiens ( voir la figure page suivante) Pour faire un pas, nous projetons une jambe en avant alors que nous sommes en appui sur le pied de l’autre, puis la ramenons vers nous au moment du contact du talon avec le sol Lors de ce mouvement , les ganses et les extrémités libres du lacet, les « bouts », bougent à cause de leur inertie : plaquées sur la chaussure quand la jambe avance, elles sont projetées vers l’avant quand la jambe recule Elles tirent sur le centre du nœud et favorisent donc son desserrement

Par ailleurs, lorsque le talon frappe le sol, la force de l’impact se transmet par la languette de la chaussure et les œillets

DES LACETS BIEN FAITS

Tout commence par un nœud simple, ou demi-nœud, fait à partir d’une demi-clé (a) à laquelle on en ajoute une seconde. Le résultat a pour base un nœud plat (c), réputé solide. Ganser un nœud (b) permet de le dénouer. Le nœud de lacet standard est un nœud plat doublement gansé (d).

vers le centre du nœud : les mesures montrent qu’elle correspond à une décélération de 7 fois l’accélération de la pesanteur (7  g !). Tout se passe comme si on tirait sur le nœud avec une force égale à 7 fois son poids Là encore, cela contribue à déformer et élargir le nœud.

Si le centre du nœud se desserre, la force pressante entre les différents brins du lacet diminue de même que la force de frottement qui seule assure l’intégrité des ganses Il est donc possible que les forces d’inertie qui agissent sur les ganses et les bouts lors du mouvement de la jambe dépassent à un moment donné le seuil

de glissement et, par exemple, qu’un bout se mette à glisser à travers le centre du nœud, s’allonge au détriment de sa ganse qui se met alors à rétrécir, jusqu’à finalement disparaître : la deuxième demi-clé gansée de notre nœud de rosette défaite, nos lacets se défont immédiatement.

Les auteurs ont notamment publié : En avant la physique !, une sélection de leurs chroniques (Belin, 2017).

Nœud de vache
Ganse

En réalité, comme le bout libre est dans le prolongement de sa ganse et que les deux bougent simultanément, c’est le déséquilibre entre les forces d’inertie s’exerçant sur chacun d’entre eux qui provoque le glissement du lacet à travers le nœud D’expérience, on constate que c’est plutôt le bout qui s’allonge au détriment de la ganse et non l’inverse, qui reste néanmoins possible. Sans doute est-ce parce que les orientations et déformations que peut prendre la ganse sont plus limitées que le bout libre et qu’il en est de même du registre des accélérations et décélérations qu’elle peut subir Vous pouvez l’expérimenter par vous-même en agitant l’extrémité d’un lacet avec votre main et la ganse de même longueur : elle apparaît beaucoup moins « souple ». On comprend alors le mécanisme d’accélération observé dans les vidéos des expériences Une première phase sans grand mouvement visible sur le nœud suivie d’une seconde où, dès que le desserrement devient manifeste, tout s’accélère et le lacet se défait en quelques foulées

En effet, à mesure que le bout libre s’allonge et que la ganse rétrécit, l’un voit sa masse augmenter au détriment de l’autre, ce qui accentue le déséquilibre des forces d’inertie entre les deux. Le seuil de glissement est donc franchi plus facilement et, pendant le laps de temps où ces forces agissent, toujours le même, la longueur du lacet qui passe à travers le centre du nœud est plus grande Et c’est l’emballement… et le risque de chute pour le marcheur

DES MYSTÈRES

À DÉNOUER

L’étude n’a toutefois pas résolu tous les mystères et reste notamment muette sur l’effet de la nature du nœud sur le délaçage. Les chercheurs ont ainsi mené des expériences sur des lacets noués avec des nœuds de vache, celui que l’on obtient si on est un peu distrait : contrairement au nœud plat, il est constitué de deux demi-clés effectuées dans le même sens. Le résultat est un nœud peu esthétique, qui se met de travers, pratiquement à la perpendiculaire de la position normale sur la chaussure lorsqu’on le serre (voir la figure page précédente, en haut). Tous les scouts et les marins de la Terre savent que ce nœud tient mal. C’est aussi le cas pour nos chaussures et les mesures ont révélé qu’il se défaisait bien plus fréquemment et rapidement que le nœud plat. Est-ce à cause de son orientation sur la chaussure ? En effet, les physiciens se sont rendu compte que si l’impact a lieu

DE GUERRE LASSE

Àmesure des enjambées (en rouge, le mouvement de la jambe quand le talon se pose au sol), plusieurs forces (inertie, impact…) agissent sur le nœud (a), dépassent le seuil de glissement des brins du lacet et entraînent son desserrement. Petit à petit, les ganses rétrécissent (b et c, flèches bleues) tandis que les bouts s’allongent (flèches vertes). En fin de compte, une ganse disparaît (d), et c’est tout le nœud qui est défait.

Nœud plat doublement gansé

Ganse

Rétrécissement d’une ganse

Mouvement de la jambe

Allongement d’un bout

sur le côté, les lacets se défont plus facilement, sans pouvoir l’expliquer

Une bonne tenue des lacets est-elle donc une utopie ? Non, il existe plusieurs pistes pour tendre vers cet idéal. D’abord, pour favoriser les frottements, il convient évidemment de bien serrer le nœud, mais aussi de faire plusieurs tours d’un lacet sur l’autre comme lorsqu’il s’agit d’amarrer un bateau Ensuite , il est possible d’ajouter d’autres nœuds, y compris en nouant les ganses. Cela donne le nœud double ou le très chic nœud Berluti (du nom de la famille de chausseurs de luxe) par exemple

En revanche, la physique ne permet pas de discriminer entre lacets ronds et lacets plats. Même si ces derniers ont une surface de contact supérieure, les forces de frottements n’en dépendent justement pas ! Une autre bonne idée est d’éviter d’avoir des bouts et des ganses trop longs afin qu’ils ne bougent pas trop quand on marche ou quand on court, ou encore d’avoir un nœud bien symétrique avec des ganses et des bouts de même longueur Ces petites précautions éviteront la chute éminemment désagréable qui arrive lorsqu’on marche sur ses propres lacets ! Sinon, prenez des mocassins… n

BIBLIOGRAPHIE

C. Daily-Diamond et al., The roles of impact and inertia in the failure of a shoelace knot, Proc. R. Soc. A, 2017.

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BOSENOVA

C’est la proportion de diplômés de doctorat au Canada qui, faute de débouchés dans leur pays, émigrent – principalement aux États-Unis – pour trouver un emploi à l’université ou dans le secteur privé.

Prenez un gaz ultrafroid d’atomes de chrome – un condensat de BoseEinstein – et plongez-le dans un champ magnétique. Celui-ci contrôle alors les interactions des particules. Ajustez le champ de sorte que les interactions attractives dominent. Le système deviendra instable : le gaz s’effondrera, puis explosera ! Un phénomène nommé « bosenova », par analogie aux supernovæ, les explosions d’étoiles visibles à grande distance dans l’Univers.

£ Les pollens ne trompent pas, c’est une véritable mosaïque environnementale que l’on a trouvée au pays de Lucy £

Le tsunami qui s’est formé, en septembre 2023, dans l’est du Groenland mesurait 110 mètres de haut. C’est la chute d’un massif rocheux de 25 millions de mètres cubes dans un fjord qui l’a causé. Le « splash » initial a probablement culminé à 200 mètres.

XIPÉHUZ

Ces êtres de cristal qui vivaient sur Terre il y a fort longtemps voulaient la conquérir et exterminer les humains. Pour y parvenir, ils tuaient à distance sans discernement au moyen de décharges électriques, vraisemblablement produites par effet piézoélectrique. Quand J.-H. Rosny a imaginé ces envahisseurs dans sa nouvelle éponyme, en 1887, les frères Curie venaient de découvrir cet effet.

NŒUD BERLUTI

Des lacets qui ne se défont pas, une utopie ? Non, plusieurs solutions existent, par exemple en ajoutant d’autres entrelacs au nœud simple réalisé au départ. Quand on forme les ganses (les boucles) d’une certaine façon, cela donne le très chic nœud de Berluti, du nom de la famille de chausseurs de luxe.

4,2 MILLIARDS

Si Luca, l’ancêtre primordial du vivant, a existé, il vivait il y a 4,2 milliards d’années, selon une récente étude. Une date cohérente avec la formation de la Lune (4,5 milliards d’années), due à l’impact d’une protoplanète dont la puissance a stérilisé la Terre, mais antérieure au Grand Bombardement (vers 3,9 milliards d’années), des pluies de météorites auxquelles on pensait que le vivant n’avait pas survécu.

RAYMONDE BONNEFILLE palynologue
p. 58
p. 20

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