POUR LA SCIENCE #566 • Décembre 2024

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OBJECTIF LUNE

La science expliquée par ceux qui la font

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Édition française de Scientific American

MENSUEL POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef : François Lassagne

Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier

Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly

HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe

Directeur marketing et développement : Frédéric-Alexandre Talec

Chef de produit marketing : Ferdinand Moncaut

Directrice artistique : Céline Lapert

Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande

Réviseuses : Anne-Rozenn Jouble et Maud Bruguière

Assistant administratif : Thomas Petrose

Directrice des ressources humaines : Olivia Le Prévost

Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho

Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon

Ont également participé à ce numéro : Jean-Christophe Cassel, Alain Goriely, Gerhard Krinner, Mathieu Langer, Clémentine Laurens, David Renault, Thomas Rey, Michel Thiebaut de Schotten

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DIFFUSION

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Tél : 01 40 94 22 23

DISTRIBUTION

MLP

ISSN 0 153-4092

Commission paritaire n° 0927K82079

Dépôt légal : 5636 – Décembre 2024 N° d’édition : M0770566-01

www.pourlascience.fr 170 bis boulevard du Montparnasse – 75 014 Paris Tél. 01 55 42 84 00

SCIENTIFIC AMERICAN

Editor in chief : Laura Helmuth

President : Kimberly Lau 2024. Scientific American, une division de Springer Nature America, Inc. Soumis aux lois et traités nationaux et internationaux sur la propriété intellectuelle. Tous droits réservés. Utilisé sous licence. Aucune partie de ce numéro ne peut être reproduite par un procédé mécanique, photographique ou électronique, ou sous la forme d’un enregistrement audio, ni stockée dans un système d’extraction, transmise ou copiée d’une autre manière pour un usage public ou privé sans l’autorisation écrite de l’éditeur. La marque et le nom commercial «Scientific American» sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science SARL». © Pour la Science SARL, 170 bis bd du Montparnasse, 75014 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).

Origine du papier : Autriche Taux de fibres recyclées : 30 % « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,007 kg/tonne

Imprimé en France

Maury Imprimeur SA Malesherbes N° d’imprimeur : 281 265

DITO

LA LUNE, SI LOIN, SI PROCHE U

n équipage de quatre astronautes aurait dû décoller en cette fin d’année à destination de la Lune, selon le planning initial du programme spatial américain Artemis. Cette mission, Artemis II, a finalement été reportée au mois de septembre 2025. Un délai, un de plus, dans le projet de retour sur la Lune. Un délai minime, certes, si l’on se souvient qu’aucun humain n’a posé le pied sur la surface lunaire depuis la mission Apollo 17, en décembre 1972. Mais ce n’est pas le premier report. Les retards accumulés mettent en lumière la difficulté à renouveler un exploit technique après cinquante ans d’une politique d’exploration spatiale louvoyante, qui semblait avoir fini par se désintéresser de l’objectif Lune. Pourquoi notre satellite naturel s’est-il finalement imposé, à nouveau, sur l’agenda des agences spatiales, celui de la Nasa, mais aussi ceux de la Chine, de l’Europe… et d’un acteur désormais incontournable du domaine spatial, Space X ? Il semble bien que le programme américain Artemis – auquel l’Europe contribue –, les réussites des missions chinoises Chang’e 4 et Chang’e 6, comme les efforts considérables de Space X, mandatée par la Nasa pour développer des technologies inédites, font désormais de l’orbite lunaire bien autre chose qu’un objectif symbolique. Le temps est révolu où un aller-retour suffisait à signer une domination technique et stratégique. L’orbite lunaire s’est muée en « un point de transit et un lieu d’expérimentation entre la Terre et la Lune », comme le souligne Dimitri Chuard, responsable scientifique des projets de prospective à l’Institut des hautes études pour l’innovation et l’entrepreneuriat.

À travers le projet de station Lunar Gateway, intégré à Artemis, la Nasa maintient officiellement sa vision de la Lune comme une étape vers Mars, l’objectif ultime. Les déclarations grandiloquentes d’Elon Musk, fondateur de Space X, vont dans le même sens. Mais l’intérêt pour l’orbite lunaire dépend-il vraiment de cet horizon autrement lointain ? Les efforts qui lui sont aujourd’hui consacrés favorisent le développement des compétences et des technologies spatiales et promettent, par là, de soutenir l’extension des activités en orbite basse, qui se manifeste déjà avec la multiplication des constellations de satellites. Viser la Lune c’est, aussi (surtout ?), intensifier la conquête de l’espace… proche. n

s

OMMAIRE

566 / Décembre 2024

ACTUALITÉS GRANDS FORMATS

P. 6

ÉCHOS DES LABOS

• Les cellules souples envahissent le plan et l’espace

• Le « fantôme du Mékong » réapparaît

• Les débuts d’un Antarctique vert ?

• Les plus anciens paysans du Maroc

• Un jet cosmique record

• La mécanique des Nobel

P. 18

LES LIVRES DU MOIS

Spécial Noël

P. 22

DISPUTES

ENVIRONNEMENTALES

Les jeux sont faits, rien ne va plus Catherine Aubertin

P. 24

LES SCIENCES À LA LOUPE

Quand le néoromantisme s’invite en science

Yves Gingras

DOSSIER SPÉCIAL – L’OCÉAN EN SURCHAUFFE : QUEL AVENIR

P. 40

OCÉANOGRAPHIE

LA DYNAMIQUE DE L’OCÉAN SOUS PRESSION

Guillaume Massé

L’océan modère les effets du dérèglement climatique. Mais son réchauffement accélère et bouleverse les mécanismes physicochimiques qui le régulent.

P. 54

PALÉOANTHROPOLOGIE

P. 46

ÉCOLOGIE

DES ÉCOSYSTÈMES MARINS EN SURSIS

Sylvie Dufour et Marina Morini

Depuis quelques années, on mesure l’étendue des effets du dérèglement climatique actuel sur la biodiversité dans l’océan

P. 62

PHYSIQUE

LETTRE D’INFORMATION

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En couverture : © Mondolithic Studios

Chris Wren et Kenn Brown

Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot

Ce numéro comporte un courrier de réabonnement posé sur le magazine sur une sélection d’abonnés.

PARENTS OU ENNEMIS, QUI MANGEAIT-ON AU PALÉOLITHIQUE RÉCENT ?

Bruno Boulestin

Le cannibalisme préhistorique a pu se rapporter à la guerre, ou du moins constituer un aspect des hostilités entre groupes, comme l’attestent trois sites au moins de façon convaincante et convergente.

INTERACTION FORTE : LA CONSTANTE ENFIN DOMPTÉE

Stanley J Brodsky, Alexandre Deur et Craig D. Roberts

La constante de couplage de l’interaction forte augmente avec la distance, et les premiers calculs lui attribuaient une valeur infinie au-delà du rayon du proton ! Expérimentateurs et théoriciens ont uni leurs forces pour résoudre ce problème

POUR LES SYSTÈMES MARINS ?

P. 50

ARCHÉOLOGIE

« IL Y A UN HIATUS ENTRE LES VISIONS

ACTUELLE ET PASSÉE DES POPULATIONS DE POISSONS »

Entretien avec Philippe Béarez

Que nous enseignent les pêcheries du passé sur l’évolution des effectifs de poissons et de coquillages ?

P. 72

HISTOIRE DES SCIENCES

AFFAIRE GLOZEL, CENT ANS DE FRAUDE ARCHÉOLOGIQUE

Claudine Cohen

Une supercherie archéologique centenaire illustre de façon frappante les relations intimes entre les connaissances et l’imaginaire d’une époque. Elle met aussi en lumière les modalités de la preuve et de la fabrication du faux

P. 26

INGÉNIERIE SPATIALE VERS LA LUNE…

À PAS PRUDENTS

Sarah Scoles

Le programme Artemis de retour sur la Lune fait face à des défis différents de ceux que son prédécesseur Apollo a relevés en son temps.

P. 34

PROSPECTIVE STRATÉGIQUE

« LE RETOUR SUR LA LUNE EST SURTOUT UNE QUESTION

D’AMBITION COLLECTIVE » Entretien avec Dimitri Chuard

Pourquoi retourner sur notre satellite naturel, alors que la « course à la Lune » a été gagnée il y a des décennies par les États-Unis ?

RENDEZ-VOUS

P. 78

LOGIQUE & CALCUL

PROGRAMMER

AVEC DES ORIGAMIS

Jean-Paul Delahaye

La mise au point de portes logiques à base de pliages de papier permet de concevoir des « ordinateurs origami »

P. 84

ART & SCIENCE

Grandeur et décadence de l’atome

Loïc Mangin

P. 88

IDÉES DE PHYSIQUE

Du grain de pollen aux anticyclones

Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik

P. 92

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

Voyage climatique au Phanérozoïque

Hervé Le Guyader

P. 96

SCIENCE & GASTRONOMIE

Cœur tendre, peau craquante

Hervé This

P. 98

À PICORER

LA MÉCANIQUE DES NOBEL

L’analyse statistique des prix Nobel montre que les délais d’attribution sont souvent très longs, et les prix de plus en plus collectifs. HISTOIRE

Le météorologue Syukuro Manabe a reçu le prix Nobel de physique en 2021, qu’il partagea avec deux colauréats, pour ses travaux des années 1960 de modélisation du mouvement des gaz dans une colonne d’air atmosphérique. Ses recherches, vieilles de soixante ans, se sont avérées fondamentales pour les modèles informatiques que les scientifiques utilisent aujourd’hui pour interpréter et prévoir l’évolution de notre climat.

L’attente de Syukuro Manabe a été particulièrement longue, mais il y a souvent un écart important entre l’attribution d’un prix Nobel et les premiers travaux qu’il récompense – en moyenne vingt ans dans toutes les catégories, selon une analyse conduite par la rédaction de Scientific American. « Il faut du temps pour prouver qu’un résultat scientifique a un impact », explique John Ioannidis, professeur à l’université Stanford, qui a étudié la distribution et l’influence des prix Nobel. Bien que les prix ne soient pas représentatifs de l’ensemble de la science, ils révèlent les tendances et les incitations qui façonnent ses principaux domaines

À l’occasion de la remise des prix Nobel 2024, la rédaction de Scientific American a souhaité identifier quels sous - domaines scientifiques avaient été les plus célébrés et si le temps écoulé entre les travaux de recherche et leur reconnaissance par l’attribution d’un prix Nobel suivait une tendance Elle a pour cela analysé les résumés et les déclarations officielles des prix Nobel pour classer les récompenses en sous - domaines de recherche et pour associer les dates des travaux de recherche les plus importants et celles de l’attribution d’un prix.

La tendance la plus claire est celle de l’augmentation du nombre de lauréats par prix. Une des règles d’attribution du comité Nobel prévoit que chaque prix peut être réparti entre un maximum de trois chercheurs vivants, mais cette règle est de plus en plus contraignante à mesure que la science devient plus collaborative Pour John Ioannidis, cette règle est même susceptible, à l’avenir, de biaiser l’attribution des prix en défaveur de certaines recherches pourtant importantes, si le comité Nobel ne parvient pas à les attribuer à seulement trois personnes responsables d’un résultat. n

CHIMIE

Date de la plus ancienne publication principale

Année du prix

Nombre de lauréats par année

Nombre total de lauréats par sous-discipline

Biochimie

Chimie organique moléculaire

Chimie organique

Chimie inorganique moléculaire

Chimie inorganique

Physicochimie quantique

Physicochimie

Chimie analytique

PRIX COLLECTIFS

Jusqu’à trois lauréats, ayant travaillé sur le même thème, peuvent être choisis dans chaque catégorie. Dans la moitié des cas environ, les lauréats conjoints ont publié des travaux essentiels la même année, soit de manière indépendante, soit lors de collaborations directes. Dans d’autres cas, des percées récentes ont attiré l’attention sur des recherches fondamentales menées dans le passé. C’est le cas, par exemple, du prix de chimie décerné en 1997 par Paul D. Boyer, John E. Walker et Jens C. Skou sur le thème de l’adénosine triphosphate (ATP).

Temps entre la plus ancienne publication principale et la remise du prix

Ensemble des prix

Biochimie

Chimie organique moléculaire

Chimie analytique

Physicochimie

Chimie inorganique moléculaire

Chimie organique

Chimie inorganique

Physicochimie quantique

0 Années : 30 60

Sarah Lewin Frasier
CHIMIE

PHYSIOLOGIE OU MÉDECINE

Date de la plus ancienne publication principale

Année du prix

Nombre de lauréats par année

Nombre total de lauréats par sous-discipline

Biochimie/biochimie moléculaire

Biologie cellulaire

Organes et systèmes

Génétique

Neurosciences

Immunologie et maladies

Médecine appliquée

Ethnologie

LES PLUS GRANDS

INTERVALLES

Le prix 2012 de physiologie ou de médecine a célébré « la découverte que les cellules matures peuvent être reprogrammées pour devenir pluripotentes », et faisait référence à des travaux ayant fait l’objet d’une publication clé quarante-quatre ans auparavant. Les découvertes de Shinya Yamanaka, en 2006, s’appuient sur les travaux de John Gurdon de 1962. Le prix de physique 1986 a récompensé des travaux conduits une cinquantaine d’années plus tôt. Ernst Ruska a mis au point le premier microscope électronique en 1933 ; Gerd Binnig et Heinrich Rohrer ont mis au point le microscope à e et tunnel en 1981.

Organes et systèmes

Génétique

Biochimie/biochimie moléculaire

Immunologie et maladies

Neurosciences

Médecine appliquée

Biologie cellulaire

Ethnologie

PHYSIQUE

Date de la plus ancienne publication principale

Année du prix

Nombre de lauréats par année

Nombre total de lauréats par sous-discipline

Nucléaire et particules

Atomique et moléculaire

Matière condensée

Physique quantique

Astronomie, astrophysique et cosmologie

Physique appliquée

Physique classique

Optique

Chaos

LA PLUS LONGUE ATTENTE

Les recherches menées par Syukuro Manabe dans les années 1960 sur les systèmes complexes caractérisés par le hasard et le désordre ont influencé les modèles climatiques actuels. Une soixantaine d’années se sont écoulées entre ses premiers travaux sur les modèles physiques du climat de la Terre et le prix Nobel qu’il a reçu en 2021, conjointement avec Klaus Hasselmann et Giorgio Parisi.

Nucléaire et particules

Atomique et moléculaire

Matière condensée

Physique quantique

Optique

Astronomie, astrophysique et cosmologie

Physique appliquée

Physique classique

Chaos

PHYSIQUE

HERPÉTOLOGIE

Venimeuses beautés

Pour mieux connaître les vipères et cohabiter avec elles, rien de mieux que d’en apprécier la beauté.

Comment distinguer les vipères des couleuvres ? Il suffit de savoir que les premières ont la tête triangulaire et couverte de petites écailles alors que celle des secondes est arrondie et couverte de grosses écailles ; et aussi que les vipères ont la pupille fendue et verticale, tandis que les couleuvres ont la pupille ronde…

L’autrice, herpétologue au Muséum national d’histoire naturelle, est une grande médiatrice scientifique, qui se dévoue pour que les plus mal-aimés des animaux soient mieux compris

COUP DE CŒUR DE LA RÉDACTION

Des vipères et des hommes Françoise Serre Collet

Quæ, 2024

136 pages, 26,50 euros

Son œuvre en faveur d’une meilleure acceptation par les humains de ces discrets habitants de la Terre se traduit par ce rare et beau livre faisant le point sur les vipéridés, soit 383 espèces dans le monde, toutes venimeuses, dont notre vipère aspic ou encore les crotales américains. Les magnifiques images vous permettront d’apprécier sans risque leur beauté, et d’apprendre à les apercevoir avant de leur marcher dessus, soit l’essentiel pour que règne la paix entre les vipéridés et nous ! Quand une vipère mord pour se défendre, c’est que nous avons commis

une erreur, et, en France, les envenimations, très rarement mortelles, peuvent être traitées Alors, il est temps de revenir de l’influence durable qu’a exercée l’appel à l’extermination des vipères lancé au XIXe siècle par des autorités savantes et politiques françaises, alors peu versées en écologie Ce livre et la passionnante culture naturaliste qu’il apporte sur ces petits prédateurs si utiles à leurs écosystèmes est une occasion unique de sortir enfin de notre ignorance herpétologique. FRANÇOIS SAVATIER

ÉCOLOGIE

DÉSERTS.

VIVRE EN MILIEU EXTRÊME

Ouvrage collectif

MNHN, 2024

168 pages, 19 euros

Cetouvrage sur les déserts s’appuie sur les travaux de l’équipe du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), qui a conçu l’exposition Déserts (ouverture le 2 avril 2025). Ses membres sont en majorité des chercheurs du MNHN (huit sur quatorze), et pour moitié des anthropologues. Il est bon que le MNHN, qui compte parmi ses missions l’éducation populaire, outre les expositions publie des livres qui en sont le prolongement : il s’élargit ainsi au grand public de tout l’Hexagone et au-delà, et ne se cantonne pas aux enseignements parisiens, à la recherche fondamentale et à la systématique sur ses collections. Il remplit ainsi une fonction pédagogique essentielle, complémentaire de celle de l’université. Abondamment illustré, l’ouvrage contient plus de photographies et de cartes que de pages écrites. Trois intéressantes parties le composent : après une présentation des déserts et de l’adaptation du vivant à leurs conditions de vie extrêmes, vient une troisième partie dans laquelle des spécialistes parlent de déserts qu’ils connaissent intimement L’accent est mis sur les relations entre les humains et ces milieux variés mais tous difficiles : on devine chez ces amoureux des déserts et de leurs habitants la nostalgie d’équilibres remarquables remis en question par le monde moderne, tout juste après avoir été mis en évidence… Spécialiste pour ma part de l’Antarctique, j’ai été surpris que le plus grand désert du monde – en outre encore intact et réservé à la science –ait été traité en à peine plus de lignes que les déserts martiens Conçu pour le grand public, ce livre qui traite pourtant de milieux ingrats s’avère très plaisant à feuilleter. Rédigé dans un style à la fois simple et précis, il peut constituer un excellent cadeau de Noël. PIERRE JOUVENTIN CNRS (émér.)

BOTANIQUE

L’ODYSSÉE DES GRAINES

Cruschiform

Gallimard, 2024

152 pages, 27 euros

Voilà un ouvrage jubilatoire. Destiné à tous les curieux de nature, jeunes et moins jeunes, le livre est beau, précis dans le trait, poétique et passionnant. Cent cinquante exemples y forment une collection à la manière de planches botaniques anciennes, classées par vecteur de dispersion (air et vent, eau, feu et chaleur, simple gravité, animaux à poils, à plumes, à antennes, humains) et on y croise des exemples aussi bien locaux qu’exotiques, issus de tous les continents. Les textes sont courts et percutants, instructifs et succulents. Si le botaniste averti reste un peu sur sa faim, le parti pris de l’autrice est justement d’émerveiller par l’incroyable profusion de stratagèmes permettant le voyage des semences. Même les noms des plantes sont un voyage en soi ! Si le latin est bien là pour les puristes, les noms français sont savoureux (du rince-bouteille au bois feu ou de fer, du bonnet d’évêque à la monnaie-du-pape et la bourse-àpasteur, etc.). Chaque plante est affublée par l’autrice d’un surnom drôle, comme la « pochette-surprise » de l’arille de l’if, la « salière des champs » du fruit du coquelicot ou la « baie de minuit » de la myrtille, dont la couleur noir bleuté réfléchit les ultraviolets et la rend lumineuse la nuit pour les oiseaux. On apprend ici et là que les graines ont servi de monnaie (le grain de maïs des Incas, la fève de cacao des Aztèques ou la graine de caroubier, dont le poids constant, 1 carat, est l’unité de mesure de l’or et des pierres précieuses), que certaines donnent dans le biomimétisme, car elles ont inspiré les ingénieurs des premiers aéroplanes ou l’inventeur du Velcro, ou encore que d’autres sont les portes de paradis artificiels (l’opium du pavot) ou du paradis tout court (le poison du ricin), jusqu’aux instruments de musique pour y parvenir en fanfare (la calebasse). Une odyssée, en vérité. Laissez-vous emporter et prenez-en de la graine !

Vers la Lune… à pas prudents

Le programme « Artemis » de retour sur la Lune fait face à des défis différents de ceux que son prédécesseur « Apollo » a relevés en son temps.

L’ESSENTIEL

> Le programme « Artemis » vise à renvoyer des humains sur la Lune, mais fait face à des retards et dépassements de budget importants.

> Ces di cultés s’expliquent par un contexte di érent des années 1960 : budgets plus restreints, coopération internationale accrue,

exigences de sécurité renforcées et nécessité d’adapter d’anciennes technologies.

> La conduite du programme spatial, plus prudente et collaborative que par le passé, joue en faveur de son image auprès du public.

L’AUTRICE

SARAH SCOLES journaliste scientifique, éditrice à Scientific American, autrice de The blinding future of nuclear weapons (Bold Type Books, 2024)

Ce texte est une adaptation de l’article Back to the Moon, publié par Scientific American en octobre 2024.

Lorsque l’équipage d’Apollo 17 est revenu de la Lune en 1972, il ignorait qu’il serait le dernier à voyager aussi loin dans l’espace pendant plus de cinquante ans En effet, depuis, aucun astronaute ne s’est aventuré sur une orbite aussi lointaine Les présidents américains George W. Bush, Barack Obama, Donald Trump et Joe Biden ont certes tous planifié des missions lunaires, mais elles ne se sont pas concrétisées… Jusqu’à présent La mission Artemis II, de la Nasa, prévoit un retour vers la Lune en 2025 : à l’automne devrait décoller la nouvelle fusée Space Launch System (SLS), coiffée de la capsule spatiale Orion Cette nouvelle mission est similaire au vol Apollo 8 de 1968, au cours duquel trois personnes ont fait le tour de la Lune sans se poser,

puis sont revenues sur Terre Artemis II enverra en orbite lunaire quatre astronautes pour un voyage de dix jours, lors du premier vol habité du programme Artemis. Bien que les États-Unis aient eu des décennies pour progresser dans le domaine des vols spatiaux habités, le voyage à venir ressemble à son cousin du milieu du siècle précédent : il sera loin d’être facile Décider de faire les choses « non pas parce qu’elles sont faciles, mais parce qu’elles sont difficiles » était l’une des raisons invoquées par le président John F. Kennedy, dans un célèbre discours prononcé en 1962, pour inciter l’opinion publique à soutenir le programme Apollo Ce qui était vrai alors l’est toujours aujourd’hui. Et même davantage, peutêtre : atteindre la Lune pourrait être encore plus difficile qu’il y a quelques décennies

Le programme Artemis a été marqué par de longs retards, des dépassements de coûts et des problèmes inattendus Comment expliquer ces difficultés, alors que l’exploit fut accompli il y a un demi-siècle ?

Si la prochaine étape d’Artemis consiste essentiellement à rejouer le scénario d’Apollo 8, il n’en a pas moins des ambitions qui dépassent le simple retour sur la Lune « Notre objectif final est Mars », affirme Matthew Ramsey, responsable de la mission Artemis II « Mais accéder à Mars, et s’y maintenir, sera vraiment difficile, c’est pourquoi nous procédons par petites touches. »

DIFFICILE RÉPÉTITION

Lors de la première mission du programme, Artemis I, le vaisseau Orion sans équipage a effectué un vol circumlunaire et est revenu sur Terre, en novembre 2022. Après Artemis II, les missions III à VI doivent acheminer des hommes sur le sol lunaire, puis mettre en place des éléments de la « passerelle lunaire » (Lunar Gateway), une station spatiale en orbite autour de notre satellite naturel. Des missions ultérieures sont également prévues afin d’établir une base habitable sur la surface lunaire. Les difficultés et retards émaillant le programme se sont manifestés dès ses débuts, et ont été exposés dans un récent audit du bureau de l’inspecteur général de la Nasa. Celui-ci relève que le budget atteindra 93  milliards de dollars d’ici à 2025 – des milliards de plus que prévu. Il souligne par ailleurs que la mission Artemis I a mis en lumière « des problèmes critiques qui doivent être résolus avant d’envoyer un équipage sur la mission Artemis II ». Le bouclier thermique de la capsule Orion, par exemple, s’est endommagé différemment de ce que les ingénieurs avaient prévu, pour des raisons qu’ils ne comprennent pas encore Les boulons du vaisseau spatial ont subi « une fonte et une érosion inattendues » Et le système d’alimentation a connu des anomalies – le terme utilisé par les spécialistes de l’espace pour désigner les problèmes sérieux – susceptibles de priver le futur équipage d’énergie et de redondances adéquates, voire de propulsion ou de pressurisation. Ces « anomalies posent des risques importants pour la sécurité de l’équipage », selon le rapport Elles s’ajoutent à d’autres points de vigilance liés au matériel, aux données et aux communications En outre, l’inspecteur général a constaté que le lancement initial avait causé des dommages inattendus au système, entraînant des réparations d’un montant de plus de 26 millions de dollars, soit une facture bien plus élevée que celle que prévoit le budget du programme Cela fait beaucoup de difficultés et d’argent dépensé pour une mission qui n’accomplira guère de « premières » qui n’aient été déjà acquises dans les années 1960.

Il peut sembler étrange que les missions lunaires d’aujourd’hui soient si difficiles, au regard des réussites du passé Mais les circonstances ne sont pas les mêmes, explique Scott Pace, directeur de l’Institut de politique spatiale de l’université George-Washington : « l’Environnement mondial est très différent » Les États-Unis ne sont plus engagés dans une course à l’espace qui s’apparenta par le passé à une bataille existentielle pour devancer les communistes et être les premiers à revendiquer des accomplissements techniques audelà de la Terre À l’époque, la dynamique de la guerre froide était à l’œuvre et les pays nouvellement indépendants décidaient du système de gouvernement à suivre, une décision qui pouvait (théoriquement) être influencée par la capacité d’une nation démocratique à explorer l’espace . Ce soft power , pensait- on alors, devait montrer que la voie américaine était la meilleure, tout en suggérant la domination militaire des États-Unis, par l’emploi de fusées ressemblant fortement aux missiles de l’arsenal militaire Compte tenu de ces enjeux, le gouvernement américain était prêt à consacrer d’énormes sommes d’argent à Apollo en peu de temps.

UN BUDGET MOINDRE

Les projets de vols spatiaux établis par un président sont souvent annulés par un autre, pour ressusciter plus tard sous une forme différente

Artemis est cher, mais Apollo était exorbitant : le programme a coûté environ 290  milliards de dollars , en valeur d’aujourd’hui , selon la Planetary Society, contre 93  milliards de dollars pour Artemis À l’époque, la Nasa bénéficiait d’autour de 4 % du budget national Aujourd’hui, elle doit se contenter d’environ 1 %, avec la charge supplémentaire de nombreux autres engins spatiaux , télescopes et projets de recherche à financer, en sus des seuls vols spatiaux habités Selon John Logsdon , professeur émérite à l’université George -Washington et fondateur de l’Institut américain de la politique de l’espace, cette diminution du budget est logique : « Il n’y a aucune raison de dépenser de l’argent comme s’il s’agissait d’une guerre. Il n’y a pas vraiment d’intérêt national ou politique qui justifie un tel engagement économique. »

Dans le contexte contemporain, les budgets spatiaux sont moindres, et placent la planification des missions spatiales sur une voie plus sinueuse. Dans les années 1960, le président Kennedy a déclaré que son pays irait sur la Lune au cours de la décennie, et c’est ce qui s’est produit Aujourd’hui, les projets de vols spatiaux établis par un président sont souvent annulés par un autre, pour ressusciter plus tard sous une forme différente . Par conséquent, la trajectoire vers la Lune (et audelà) n’a plus rien de rectiligne. Avec l’évolution de la distribution des puissances mondiales, les missions spatiales

prennent aussi davantage la forme, désormais, de coopérations internationales, ajoute Scott Pace. Le programme Artemis réunit le Japon, le Canada, les Émirats arabes unis et l’Agence spatiale européenne . Cette participation internationale est même un élément important de son intérêt « Artemis a des objectifs scientifiques – retourner sur la Lune, en premier lieu, détaille Scott Pace Mais c’est aussi un moyen de façonner l’environnement international de l’espace » Un environnement qui tient une place bien plus importante que dans les années 1960, lorsque l’homme dépendait moins des infrastructures spatiales. Aujourd’hui , un très grand nombre de services essentiels reposent sur les satellites en orbite, de la géolocalisation par GPS à l’alerte aux tirs de missiles en passant par les transactions bancaires

FAÇONNER L’ENVIRONNEMENT SPATIAL

Convaincre les autres pays de considérer et de traiter l’espace comme une ressource précieuse, en travaillant avec eux et en établissant des normes de comportement, contribue à assurer la sécurité du milieu spatial et à responsabiliser les acteurs qui s’y trouvent. « Les règles sont établies par ceux qui prennent place dans l’espace », observe Scott Pace.

Structurer l’environnement spatial constitue un objectif plus nébuleux que celui de gagner une course « S’il y avait des motivations claires et précisément définies pour tous, les choses seraient beaucoup plus simples » , abonde John Logsdon. En pratique, travailler avec d’autres pays, dont plusieurs construisent du matériel pour Artemis, prend plus de temps que de faire cavalier seul, tout comme conduire un projet de groupe peut s’avérer plus fastidieux qu’une nuit blanche de travail en solitaire. Selon l’inspecteur général de la Nasa, la nature globale du programme augmente également les coûts, et l’agence spatiale américaine n’a pas de stratégie globale pour traiter avec tous les partenaires qu’elle a intégrés Pour Scott Pace, cependant, aucun de ces facteurs n’est la principale pierre d’achoppement de la trajectoire de retour vers la Lune. Le plus grand défi, selon lui, est le long délai depuis les missions lunaires Apollo : « Nous nous sommes arrêtés, puis nous avons oublié Ce n’est pas parce que vous avez couru le marathon olympique il y a cinquante ans que vous pourriez le refaire demain. »

La capsule Orion subit des tests au centre spatial Kennedy, en Floride, pour la prochaine mission Artemis II

Dans le cas d’Artemis, le marathon implique également la mise en œuvre d’une technologie nouvelle et plus complexe Les fondamentaux des lanceurs n’ont pas beaucoup changé : les grosses fusées sont essentiellement des bombes qui propulsent des objets dans l’espace Et la plupart des acteurs sont les mêmes Boeing a travaillé sur la fusée Saturn V, qui a acheminé les missions Apollo dans l’espace Pour Artemis, l’entreprise a conçu et construit l’étage central du SLS, qui s’élève à plus de 60 mètres au-dessus du sol, pour un diamètre de plus de 8 mètres Cet élément alimente les moteurs qui soulèvent le SLS du sol et l’orientent dans la bonne direction, grâce au système avionique créé par Boeing L’avionneur américain, actuellement en proie à la controverse en raison de nombreux problèmes concernant ses avions et du dysfonctionnement d’un vaisseau spatial (Starliner) ayant bloqué deux astronautes dans la Station spatiale internationale, est également responsable de différents étages de lanceurs pour les missions Artemis ultérieures

Il existe de grandes différences entre l’ancien travail de Boeing sur Saturn V et son équivalent moderne. Cette fois-ci, les étages de la fusée ont été construits à l’aide d’un usinage contrôlé par ordinateur et d’une technique de soudage par friction qui occasionne une fusion et des déformations moindres du métal . L’entreprise utilise également des ordinateurs pour analyser l’état des étages de la fusée et surveiller leur comportement en temps réel –une capacité dont Apollo n’était pas doté

Le constructeur Northrop Grumman, quant à lui, s’occupe des boosters, qui flanquent l’étage

central Ils confèrent au SLS plus de 75 % de sa puissance au moment du décollage. Une grande partie de l’ingénierie des boosters provient du programme de la navette spatiale et, dans certains cas, certaines parties de leur matériel ont même volé lors de missions de la navette. Ces boosters, comme les missiles, utilisent du carburant solide plutôt que liquide. « Le but est de s’éloigner du puits de gravité de la Terre et sortir de la partie épaisse de l’atmosphère, où la traînée est élevée, aussi vite que possible », explique Mark Tobias, ingénieur adjoint du propulseur SLS « C’est ce que permet la propulsion solide C’est de la puissance brute. »

LE DÉFI DES RÉUTILISATIONS

La réutilisation de systèmes développés pour des programmes antérieurs ne va cependant pas de soi Le SLS, par exemple, a été conçu à l’origine pour le programme Constellation, dans le cadre de la stratégie mise en place sous l’administration de George W Bush pour achever la construction de la Station spatiale internationale et rétablir une présence humaine sur la Lune. Le Congrès américain avait alors exigé que la fusée réutilise la technologie du programme – abandonné – de la navette spatiale Mais le président Obama a annulé le programme Constellation en 2010 et, en 2017, le président Trump a inauguré le programme Artemis, avec l’objectif de renvoyer enfin des hommes sur la Lune et d’ouvrir la voie à l’exploration de Mars. Une fois de plus, le nouveau plan exigeait que la Nasa mobilise une partie de la technologie développée pour Constellation, ce qui impliquait la réutilisation de l’ancienne technologie de la navette spatiale Ces mandats ont été imposés par des membres du Congrès représentant des régions qui abritaient des centres de fabrication de pièces pour la navette Mais le transfert et la conversion de ces technologies se sont avérés difficiles Selon un rapport de l’inspecteur général de la Nasa, l’adaptation des pièces de fusée aux normes actuelles – par exemple , le remplacement des pièces en amiante – et à une nouvelle conception de fusée a coûté beaucoup plus cher que prévu. La société aérospatiale Aerojet Rocketdyne construit les moteurs pour la mission Artemis et, de même que pour les boosters, il lui a été difficile et coûteux d’adapter les anciens moteurs de la navette spatiale Le SLS est une fusée beaucoup plus haute que le lanceur de la navette spatiale L’allongement des dimensions a nécessité la modification des moteurs pour faire face à l’arrivée d’oxygène à des pressions plus élevées Les moteurs sont également plus proches des boosters que sur la navette « Il s’agit d’un environnement extrêmement chaud », souligne Mike Lauer, directeur du programme des moteurs, ce qui nécessite une isolation extrême

D’« APOLLO » À « ARTEMIS »

La Nasa se prépare à envoyer des astronautes sur la Lune pour la première fois depuis plus de cinquante ans. La mission Artemis II, dont le lancement est prévu en 2025, acheminera un équipage en orbite lunaire et la suivante, Artemis III, devrait alunir sur notre satellite. À première vue, ces missions ressemblent à des répétitions de ce qui fut accompli lors du programme Apollo Elles comporteront néanmoins des innovations. Les astronautes d’Artemis III, par exemple, seront les premiers humains à explorer le pôle sud de la Lune, susceptible de contenir des ressources utiles, comme de la glace d’eau. Le programme Artemis s’inscrit également dans un contexte très di érent de celui de la guerre froide, impliquant notamment des contraintes budgétaires plus fortes.

BUDGETS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

Le budget spatial américain actuel (en violet) est plus de deux fois supérieur à celui de l’époque d’Apollo (en orange), mais la Nasa en reçoit une part beaucoup moins importante aujourd’hui qu’à l’époque. Tous les chi res sont exprimés en dollars de 2023.

Budget fédéral

total 1960-1972 16 000 milliards

Budget de la Nasa

437 milliards

(2,7 % du budget fédéral)

Budget d’Apollo 291 milliards

(66,6 % du budget de la Nasa)

Budget d’Artemis 93 milliards

(26,8 % du budget de la Nasa)

Budget de la Nasa

347 milliards

(0,9 % du budget fédéral)

Budget fédéral

total 2012-2025 40 000 milliards

Les chi res de ces budgets ont été convertis en valeurs de 2023 par le US Inflation Calculator, à l’exception des chi res du budget Apollo, issus d’une analyse réalisée en 2022 par Casey Drier, responsable de la politique spatiale pour la Planetary Society.

Coûts directs du programme Apollo

233 milliards

58 milliards

55 milliards Missions d’appui complémentaires

Coût estimé du lancement d’Artemis II

PRÉMAQUETTE

LES MISSIONS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

Le programme Apollo (en orange) comprenait plus d’une douzaine de missions distinctes. Dans sa phase initiale, le programme Artemis (en violet) comprend quatre vols principaux : un vol d’essai sans équipage, suivi d’un vol habité en orbite lunaire, puis de deux alunissages avec équipage. Le second vol doit permettre de commencer à assembler des éléments d’une station spatiale lunaire (Lunar Gateway) qui sera utilisée par les futures missions.

L’incendie d’Appolo 1 entraîne la mort de l’équipage et l’annulation des missions 2 et 3.

Premier vol habité o iciel du programme et première di usion TV depuis un vaisseau américain.

Premiers humains en orbite lunaire.

Première séparation et vol indépendant du module lunaire et du module de commande.

Premier survol d’un site d’alunissage et première di usion TV en couleurs depuis l’espace.

Premiers pas humains sur la Lune.

Premier alunissage de précision.

Des di icultés techniques empêchent l’alunissage, seul un survol est e ectué.

Record de distance parcourue à pied sur la Lune (2, 7 kilomètres).

Première utilisation d’un rover lunaire, premier test de la théorie de la gravité dans l’espace.

Première mission dont la durée excède 3 jours à la surface de la Lune.

Sans équipage

1 jour ou moins

EVA en surface EVA

Avec un rover

EVA dans l’espace cislunaire

Les administrations Eisenhower et Trump lancent des politiques d’exploration de la Lune.

Premières annonces publiques des programmes lunaires.

Mission la plus longue sans amarrage à une station spatiale, nouveau record de distance parcourue par un vaisseau spatial conçu pour le vol habité. 30 jours

Plus grande distance atteinte par les humains (objectif : 450 000 km).

De nombreuses sorties extravéhiculaires sont prévues, sans précisions (le flou indique l’incertitude).

Envisagée dès le premier alunissage en 1972, première exploration du pôle sud lunaire, première femme et première personne de couleur sur la Lune.

Premiers humains à bord de la station orbitale lunaire (Gateway), servant de base aux missions en surface.

Lors de leur vol vers la Lune (et, un jour, vers Mars), les moteurs d’Artemis seront également soumis à des radiations plus intenses que lorsqu’ils étaient en orbite à bord de la navette. Pour faire face à cet environnement plus exigeant, il a fallu modifier l’ordinateur installé sur chaque moteur Les nouveaux ordinateurs, plus performants et mieux protégés, seront capables de surveiller les moteurs en continu, y compris en cas de catastrophe imminente. « Il est désormais possible de corriger ou de sauver la mission et, dans le pire des cas, d’arrêter un moteur avant qu’il n’explose », explique encore l’expert des moteurs. À l’époque d’Apollo, les ingénieurs n’auraient pas pu connaître les problèmes suffisamment rapidement pour les résoudre Aujourd’hui, même si les astronautes voyagent, de fait, à bord d’une bombe, « cette bombe est surveillée de très près ».

La mise à niveau a toutefois été difficile et a nécessité de trouver de nouveaux fournisseurs, car beaucoup de ceux qui avaient travaillé sur la navette spatiale ne fabriquaient plus les pièces concernées Il faut bien le reconnaître : il est parfois plus facile de concevoir et de construire la maison dont on rêve que de rénover une maison de fortune dont la salle de bain se trouve à côté de la cuisine et dont les placards sont situés à des hauteurs peu pratiques…

Parmi les facteurs influençant l’évolution de la conduite des programmes spatiaux, la sécurité des astronautes joue aussi un rôle important. Quand on se penche sur la conception du vaisseau Orion, construit par Lockheed Martin, il apparaît que la Nasa traite les humains avec plus de douceur que dans les années 1960, lorsqu’elle recrutait des pilotes de chasse et les envoyait dans l’espace

LES NOUVEAUX ASTRONAUTES

Blaine Brown, directeur des systèmes mécaniques d’Orion, et son équipe ont conçu les dispositifs dont ils ont la charge de manière à les rendre capables de résister à des contraintes plusieurs fois plus intenses que celles normalement attendues, qu’il s’agisse de températures élevées ou de forces d’accélération Pour améliorer la conception du vaisseau spatial, les ingénieurs continuent d’effectuer des simulations détaillées sur les matériaux qui composent la capsule et les contraintes auxquelles elle sera soumise, entrant dans les détails des faiblesses potentielles avec bien plus de finesse que les règles à calcul des années 1960 ne pouvaient le faire Ils inspectent également aux rayons X les soudures et les blocs formant le bouclier thermique , qui empêche la capsule de brûler lorsqu’elle rentre dans l’atmosphère. L’équipe pourra compter sur bien plus de données que par le passé sur le comportement du véhicule spatial en vol, ainsi que sur une meilleure capacité à communiquer avec lui

« Nous comprenons beaucoup plus de choses que les ingénieurs lors du programme Apollo », affirme Blaine Brown Ce qui n’empêche pas les imprévus, comme l’état dégradé du bouclier thermique d’Orion au retour d’Artemis I : malgré les minutieuses simulations informatiques, il a perdu des fragments lors de sa première rentrée atmosphérique. De fait, même avec la puissance de calcul actuelle, il n’y a aucune garantie de résultats parfaits. Apollo, à l’évidence, a été un succès malgré des ressources analytiques bien moindres. Mais dès lors que de telles capacités prédictives sont disponibles, les ingénieurs sont presque dans l’obligation éthique de les utiliser pour comprendre précisément ce à quoi ils vont soumettre les astronautes

La Nasa traite les humains avec plus de douceur que dans les années 1960, lorsqu’elle envoyait des pilotes de chasse dans l’espace

Selon le bioéthicien Jeffrey Kahn, de l’université Johns-Hopkins, l’attitude de la société à l’égard du risque a changé depuis la course à l’espace. Ce chercheur a fait partie de groupes chargés d’analyser de manière indépendante les dimensions éthiques de la vie d’astronaute pour l’Académie nationale des sciences , et notamment de déterminer quels risques valent la peine d’être courus L’équation coûts-avantages était différente dans les années 1960. La grande récompense potentielle que représentait la victoire dans la course à l’espace contre les communistes était généralement considérée comme valant plus que le risque d’y perdre la vie Aujourd’hui, les motivations des missions sociales sont plus diffuses, les enjeux moindres et les récompenses associées, par conséquent, ne justifient pas de prendre autant de risques qu’il y a cinquante ans À l’époque, les décideurs des programmes spatiaux ignoraient également certains des risques identifiés depuis, l’espace étant alors une authentique nouvelle frontière . Et les astronautes baignaient dans un environnement symbolique différent. Les astronautes étaient non seulement des pilotes d’essai, mais « ils roulaient à moto et conduisaient des voitures rapides », rappelle le scientifique Aujourd’hui, une plus grande diversité de personnes accède à l’espace pour un plus grand nombre de raisons. « Les astronautes ne sont pas une espèce à part », ajoute pour sa part Scott Pace Dès lors, la valeur accordée à leur vie tend à celle que l’on accorde à la vie de tout un chacun Si un accident mortel devait affecter une prochaine mission spatiale, la réaction serait probablement plus véhémente que lorsque, par exemple, trois astronautes ont péri dans l’incendie d’Apollo I en 1967. Après cette tragédie, les demandes d’annulation ou même de report d’une nouvelle mission avaient été minimes Aujourd’hui, selon John Logsdon, le programme Artemis pourrait ne pas bénéficier d’un soutien politique suffisant pour survivre à pareil événement Artemis II et les missions

suivantes doivent donc être aussi sûres que possible pour perdurer.

Le retour sur la Lune n’est pas le seul défi contemporain assailli par les retards et les dépassements de budget De nombreux projets techniques de grande envergure sont devenus plus difficiles et plus coûteux au fil du temps Le métro de New York, par exemple, a été construit en un peu plus de quatre ans et comptait vingthuit arrêts ; la construction d’un une nouvelle ligne de métro, comportant seulement trois arrêts, achevée en 2017, a pris dix-sept ans. Dans les années 1940, les scientifiques ont mis au point des armes nucléaires à partir de zéro en trois ans, pour un coût d’environ 35 milliards de dollars en valeur d’aujourd’hui ; le programme actuel de modernisation des armes nucléaires, aux États-Unis, prendra au moins trente ans et coûtera plus de 1,5 billion de dollars. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis construisaient un porte-avions par mois ; le plus récent a pris plus de dix ans

LE LOT DES GRANDS PROJETS

Les délais affectant les projets d’autoroute et les dérapages budgétaires n’ont pas de secret pour Leah Brooks, professeuse à l’école de la politique et de l’administration publiques Trachtenberg, à l’université GeorgeWashington Ses recherches ont montré que le fait de demander l’avis des citoyens sur les projets – un impératif pour de nombreux projets publics aujourd’hui – est l’une des causes principales des difficultés rencontrées dans le développement des réseaux routiers. La sollicitation du public fait souvent partie de l’évaluation environnementale requise avant le lancement d’un projet La prise en compte de la « voix des citoyens », comme l’appelle la chercheuse, est susceptible de déboucher sur des itinéraires plus coûteux, aux incidences négatives moindres sur l’environnement ou qui perturbent moins la vie des riverains, mais qui peuvent aussi nécessiter des infrastructures d’atténuation supplémentaires, comme les écrans acoustiques Par le passé, les autorités n’avaient pas l’obligation de recueillir l’avis du public (ni de se soucier de l’environnement). Dans les années 1930, par exemple, la Tennessee Valley Authority, une entité créée pour construire des barrages afin de réduire les inondations et de produire de l’électricité « ne consultait personne, elle se contentait de construire les barrages », préciset-elle. La décision du président Kennedy d’aller sur la Lune ne fut pas non plus le fruit d’une consultation citoyenne. Les conclusions de la professeuse sont susceptibles de s’appliquer à tout projet impliquant une étude d’impact environnemental – un document qui détaille les conséquences pour l’environnement naturel et impose une période de concertation avec le public concerné Un

tel document existe pour l’ancien programme Constellation ; il a été reconduit pour le « programme de vols habités post-navette » de la Nasa. Mais selon Leah Brooks, la plus grande différence entre le passé et le présent réside dans le fait que nous construisons mieux aujourd’hui, ce qui est plus coûteux et demande davantage de temps Ce n’est peut-être pas vrai pour les appareils ménagers, par exemple, mais ça l’est pour les murs antibruit des autoroutes et, peutêtre, pour les vaisseaux spatiaux Pour Artemis, disposer d’un lanceur et d’un vaisseau plus sûrs, demander l’avis des personnes impliquées dans le projet, assurer leur sécurité et travailler avec des partenaires mondiaux est probablement le mieux à faire, même si c’est au prix de délais plus longs Cet apparent manque d’efficacité peut même être une bonne chose. Aujourd’hui, note John Logsdon, très peu de gens s’opposent au programme Artemis. En revanche, Apollo n’était pas vraiment populaire auprès du public. En 1961, les opposants aux voyages d’humains sur la Lune, financés par le gouvernement, étaient plus nombreux que les partisans. En 1965, une majorité s’y opposait et, en 1967, l’écart entre les « favorables » et les « opposants » atteignait près de 20 points de pourcentage, selon les recherches de l’historien de l’espace Roger Launius La nouvelle façon d’aller dans l’espace aboutit en fin de compte à un système plus sûr et mieux compris, à même d’être mieux accepté par le public, tant aux États-Unis qu’à l’étranger De plus, il reste vrai que nous choisissons de le faire parce que c’est difficile – alors qu’en est-il si c’est plus difficile ? Et pourquoi se presser ? Ce n’est pas une course n

Des ingénieurs connectent deux parties du vaisseau spatial Orion, le module d’équipage et le module de service, au centre spatial Kennedy.

BIBLIOGRAPHIE

Bureau de l’inspecteur général de la Nasa, Nasa’s readiness for the Artemis II crewed mission to Lunar orbit, 2024.

Le site de la Nasa pour suivre le déroulement de la mission Artemis : https ://blogs.nasa.gov/ artemis/

Un océan en commun

Samedi 7 décembre 2024

TRIBUNES de 15h à 17h Amphithéâtre Verniquet

TRIBUNE JUNIOR de 10h30 à 11h30 Grande Galerie de l'Évolution

Gratuit - I nformation et réservation : mnhn.fr/tribunes

DOSSIER SPÉCIAL

P. 40 OCÉANOGRAPHIE

LA DYNAMIQUE DE L’OCÉAN SOUS PRESSION

P. 46 ÉCOLOGIE DES ÉCOSYSTÈMES

MARINS EN SURSIS

P. 50 INTERVIEW

« IL Y A UN HIATUS ENTRE LES VISIONS ACTUELLE ET PASSÉE DES POPULATIONS DE POISSONS »

L’océan en surchauffe

Quel avenir pour les systèmes marins ?

Depuis plusieurs décennies, l’océan absorbe la majeure partie de l’excès de chaleur que la Terre accumule à cause de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, et près d’un tiers des émissions de carbone dues aux activités humaines. Or, malgré son immensité, cela n’est pas sans effet sur sa dynamique et sur les écosystèmes qu’il abrite. En 2019, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) alertait déjà sur l’impact du changement climatique actuel sur l’océan et exhortait à l’action dès à présent, tant les conséquences pour les côtes, le climat lui-même, la biodiversité marine et les populations qui en dépendent risquent d’être drastiques et de s’installer pour longtemps. Partout dans le monde, des océanologues, écologues, biologistes se penchent sur la façon dont l’océan et le vivant qu’il abrite réagissent au changement climatique. Le présent dossier offre un aperçu de ces recherches et invite à repenser notre rapport au monde marin alors que la France s’apprête à accueillir à Nice, en juin 2025, la prochaine conférence des Nations unies sur l’océan. n

L’ESSENTIEL

> L’océan absorbe près de 90 % de la chaleur accumulée du fait de l’augmentation des concentrations de gaz à e et de serre dues aux activités humaines.

> La fonte des glaces continentales qu’induisent son réchau ement et celui de l’atmosphère ralentit les grands courants océaniques.

> La fréquence et l’intensité des vagues de chaleur marines augmentent, favorisant les événements climatiques extrêmes.

> Le réchau ement de l’océan diminue aussi sa capacité de stockage du dioxyde de carbone atmosphérique.

L’AUTEUR

GUILLAUME MASSÉ chargé de recherche au CNRS et chef de la station marine de Concarneau

La dynamique de l’océan sous pression

Depuis des décennies, l’océan modère les effets du dérèglement climatique. Mais son réchauffement accélère, bouleversant déjà les mécanismes physicochimiques qui le régulent.

Près de 1,4  milliard de kilomètres cubes – l’équivalent de 37 000 milliards de piscines olympiques : c’est le volume d’eau présent à la surface de la Terre Seulement 3 % de cette eau se trouve distribuée au sein des calottes et des glaciers, dans les sols, les lacs, et les rivières ou dans l’atmosphère Les 97 % restants sont contenus dans l’océan. D’une profondeur moyenne de 3 800  mètres, cette immense masse d’eau salée recouvre plus des deux tiers de la planète et joue de nombreux rôles essentiels tant pour la préservation des équilibres climatiques que pour le maintien de la vie sur Terre. Longtemps considéré comme un puits sans fond, l’océan donne et régule tout en absorbant nos nombreux excès. Aujourd’hui, cependant, on s’aperçoit qu’il sature Et que, s’il continue à encaisser, c’est dès à présent loin d’être sans conséquences pour sa dynamique, les équilibres biogéochimiques et les écosystèmes marins

Les rapports du Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, sont sans équivoque Le climat se dérègle, les

Anomalies de la température à la surface de l’océan (en °C)

3

températures augmentent et nos émissions de gaz à effet de serre en sont la cause principale. Depuis le début du XXIe siècle, elles n’ont cessé de croître pour culminer à une émission record équivalente à 53 gigatonnes de dioxyde de carbone (CO2) en 2023 (contre 33  gigatonnes en 1990). La concentration en CO2 dans l’atmosphère cette même année a atteint 424 parties par million (ppm). Au cours du dernier million d’années, elle n’avait jamais dépassé 300 ppm Cette augmentation brutale de gaz à effet de serre dans l’atmosphère bouleverse le bilan radiatif de la Terre (voir la figure page 44) Il en résulte que la température à la surface de la planète augmente Les relevés montrent que, pour la période 2011-2020, sa valeur moyenne a été supérieure de 1,1 °C à celle enregistrée entre 1850 et 1900.

Bien que cette hausse des températures soit déjà importante et fort préoccupante, celle-ci aurait été largement supérieure sans la présence de l’océan. En effet, il constitue le puits thermique principal : près de 90 % de l’énergie qui s’accumule sur la planète s’y dissipe jusque dans ses couches les plus profondes En tant que dissipateur thermique, il joue donc un rôle essentiel pour le maintien de conditions favorables à la vie sur le globe. Néanmoins, tout comme notre atmosphère, et même si, pour le moment, les changements sont plus difficilement perceptibles que sur la terre ferme, il se réchauffe. Dans le huitième rapport sur l’état de l’océan du programme européen Copernicus, paru le 30 septembre dernier, des scientifiques du monde entier tirent la sonnette d’alarme Il se réchauffe deux fois plus vite qu’il y a vingt

Cette carte montre les anomalies de la température à la surface de l’océan le 21 août 2023 par rapport à la température moyenne pour ce même jour entre 2003 et 2014. Si le phénomène El Niño est en grande partie responsable des hautes températures dans le Pacifique, d’autres anomalies sont directement liées au réchauffement climatique, en particulier en Arctique, où les hausses de température de l’eau par rapport à la période de référence correspondent à l’impact, de plus en plus tôt, de la saison de la fonte de la banquise.

ans et sa température a déjà augmenté en moyenne de 1,45 °C par rapport aux niveaux préindustriels Ce réchauffement de l’océan, jusque dans ses couches les plus profondes, provoque déjà de nombreux bouleversements avec des effets en cascade qui se révèlent parfois catastrophiques

DES GRANDS COURANTS

DÉJÀ PERTURBÉS

Les grands courants océaniques ne transportent pas que de l’eau ou du plancton. Ils convoient aussi de la chaleur et la répartissent sur toute la planète. Un exemple bien connu est celui de la dérive nord-atlantique dont les eaux chaudes, alimentées par le Gulf Stream, traversent l’Atlantique, réchauffent les côtes du nord de l’Europe et se dispersent ensuite dans l’océan Arctique La plongée d’eaux froides et salées vers le plancher océanique met en marche cet immense fleuve marin. Lié à la différence de salinité et de température entre les différentes masses d’eau, ce phénomène de convection thermohaline est très localisé et n’a lieu qu’en Atlantique Nord et en Antarctique (voir l’encadré page ci-contre) Véritable moteur de la circulation océanique, il influe sur l’ensemble de l’océan en mettant en mouvement toutes les masses d’eau. Or, actuellement, la hausse des températures à la surface de la planète et le réchauffement de l’océan provoquent une accélération de la fonte des glaces continentales (glaciers, calottes groenlandaise et antarctique). D’immenses volumes d’eau douce rejoignent l'océan, en particulier dans les régions polaires, où prend place la convection thermohaline. Et tout comme la hausse des températures, la fonte des glaces continentales s’est accélérée de façon exponentielle durant les dernières décennies et devrait encore s’accentuer dans les prochaines même si nous devenons capables de limiter nos émissions de gaz à effet de serre et de respecter les objectifs les plus ambitieux des accords de Paris (un réchauffement global de la Terre inférieur à 2 °C). L’intensité de la circulation thermohaline étant étroitement liée à la salinité, ces apports croissants d’eau douce risquent fort de ralentir les plongées d’eau, voire de les arrêter et donc d’aboutir à un ralentissement de la circulation des masses d’eau océaniques et des échanges de chaleur sur la planète. Même avec un réchauffement global compris entre 1,5 et 2 °C, la Terre pourrait ainsi dépasser plusieurs seuils d’ici à quelques années selon certains modèles, comme la disparition du gyre subpolaire – un courant du sud du Groenland – susceptible de survenir d’ici à une dizaine d’années, ce qui influerait sur le courant nord-atlantique, réduirait de 2 à 3 °C la température de l’océan Atlantique nord, augmenterait les événements extrêmes en Europe… Le climat

du nord de l’Europe ressemblera-t-il bientôt à celui du nord de l’Amérique ?

L’analyse des données satellitaires a révélé que les calottes groenlandaise et antarctique ont perdu environ 10 000  kilomètres cubes de glace au cours des cinquante dernières années Cela peut paraître négligeable au regard du volume d’eau contenu dans l’océan , mais ces ajouts contribuent déjà de manière très perceptible – y compris sur nos rivages – à la hausse du niveau marin

Le niveau marin devrait augmenter de 28 cm à plus de 1 m d’ici à 2100 selon les scénarios £

TRIBUNES DU MUSÉUM

GUILLAUME MASSÉ

interviendra le samedi 7 décembre de 15 heures à 17 heures lors de la tribune

Un océan en commun du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris.

Événement gratuit, informations sur : mnhn.fr/tribunes

Samedi 7 décembre 2024

Une multitude d’instruments mesurent précisément la hauteur du niveau marin À partir des données de ces marégraphes , les scientifiques ont déterminé qu’au cours du dernier siècle , le niveau moyen des océans a augmenté d’une vingtaine de centimètres , dont 10  pour les seules trente dernières années. Les 10 000  kilomètres cubes de glace perdus par les calottes ces cinquante dernières années ont contribué pour environ 3  centimètres à la hausse du niveau de la mer Le reste – environ la même contribution – est lié à la dilatation thermique de l’océan luimême : il se réchauffe , ce qui entraîne une augmentation du volume de l’eau Si les calottes venaient à disparaître – ce qui heureusement ne devrait pas se produire avant au moins plusieurs siècles –, l’apport d’eau douce resterait négligeable au regard du volume total de l’océan , mais il provoquerait une élévation du niveau marin de plus d’une soixantaine de mètres. Il est difficile de prévoir avec précision à quel rythme et surtout quelle sera la hausse du niveau marin à l’issue des prochaines décennies , car elle dépend surtout de notre capacité à limiter nos rejets de gaz à effet de serre. Les projections les plus optimistes prévoient malgré tout une hausse de 28 à 55 centimètres à l’aube du XXIIe siècle. Les scénarios les plus pessimistes – si nous ne limitons pas nos émissions – anticipent que le niveau de l’océan augmentera de plus de 1  mètre d’ici à  2100. En France , plus de 8  millions

L’EFFET DU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

SUR LA CIRCULATION THERMOHALINE

Mu par les variations de densité des eaux, un immense courant, dit « circumocéanique », parcourt l’ensemble de l’océan, où il constitue une source majeure de vie. Toutefois, le réchauffement actuel de la planète perturbe sa dynamique.

La convection thermohaline est un phénomène thermodynamique qui met en mouvement l’ensemble des masses d’eau océaniques. Grâce à elle, une particule qui plonge en Atlantique nord se retrouvera des milliers d’années plus tard dans le nord du Pacifique ou dans l’océan Indien (voir la figure ci-dessous). Le moteur de cette circulation est la variation de densité des eaux liée à des changements de salinité et de température dans des zones très localisées de l’océan mondial. En Atlantique nord, en mer de Norvège, au nord-est du Groenland, ou encore dans la mer du Labrador, les eaux très salées de la dérive nord-atlantique, un courant alimenté entre autres par le Gulf Stream (un courant chaud de surface qui prend sa source près de la Floride), subissent un brusque refroidissement qui augmente leur densité. Ces eaux plongent alors jusqu’au fond du bassin océanique sous-jacent (Norvège ou Labrador) et forment ainsi une masse d’eau profonde qui s’écoule progressivement vers le sud de l’océan Atlantique.

Elle y rencontre les eaux de fond de l’Antarctique, qui, comme celles du nord, résultent de la plongée des eaux de surface au sein des zones englacées bordant le continent. Bien que liée à des variations

de densité, la formation d’eau de fond dans l’Antarctique ne résulte pas d’un refroidissement des eaux de surface. Elle est due à l’augmentation de la salinité engendrée par la formation de glace de mer sous l’action des vents violents qui balaient la surface de l’océan au bord du continent – les vents catabatiques. Lors de la formation de la banquise, une partie du sel contenu dans

Les plongées d’eau au nord et au sud sont essentielles

l’eau de mer est expulsé de la glace. Froides et sursalées, les eaux aux abords plongent et s’accumulent au fond des dépressions du plateau continental antarctique. Ces eaux rejoignent ensuite la masse d’eau profonde provenant du nord de l’Atlantique.

Ces phénomènes de plongée des masses d’eau au nord et au sud sont essentiels dans le fonctionnement de

la machine climatique. En mettant en mouvement l’océan dans sa globalité, ils contrôlent les transferts de chaleur et d’humidité sur l’ensemble de la planète. De plus, les eaux froides en provenance de la surface oxygènent les profondeurs et permettent le développement de la vie. Leur remontée à la surface en zone tropicale – dans l’océan Indien notamment – des centaines d’années plus tard, chargées de nutriments accumulés en profondeur, favorise en outre le développement du phytoplancton. En accentuant la fonte des glaciers continentaux, et notamment des calottes polaires, le changement climatique actuel diminue la salinité dans les zones de plongée des eaux au nord et au sud, ce qui affaiblit le phénomène et diminue l’intensité de la circulation thermohaline. Les conséquences se manifesteront lentement, mais sûrement : baisse de l’oxygénation des zones profondes et raréfaction des remontées d’eaux chargées en nutriments en zone tropicale – avec pour effet un appauvrissement dans cette région.

La circulation des masses d’eau océaniques et l’impact du dérèglement climatique sur cette dynamique.

Dérive nord-atlantique

Océan Pacifique

1 La hausse des températures à la surface de la Terre entraîne la fonte des glaces continentales.

2 L’apport massif d’eau douce abaisse la salinité des eaux et réduit l'intensité de leur plongée.

3 L’a aiblissement des plongées d’eau ralentit la circulation des masses d’eaux océaniques.

4 Avec la diminution du courant nord-atlantique, les remontées d’eau s’amenuisent dans la zone tropicale, ce qui appauvrit l’océan dans cette région.

Température atmosphérique

Vapeur d’eau

Circulation atmosphérique

Convection atmosphérique

Extrêmes climatiques

Émission de CH4 et de CO2

Étendue du pergélisol

Banquise arctique Inlandsis

Couverture neigeuse

Augmentation

Diminution

Changement

Changement amorcé

Les émissions anthropogéniques de gaz à effet de serre dans l’atmosphère perturbent le bilan radiatif de la Terre, c’est-à-dire l’inventaire de l’énergie que la planète – le sol, l’océan et l’atmosphère – reçoit (majoritairement du Soleil) et perd (réflexion du rayonnement solaire, rayonnement terrestre, évapotranspiration des végétaux, activités humaines…).

C’est majoritairement l’océan qui absorbe l’excès de chaleur accumulé. Les chiffres indiqués correspondent à la période 1971-2020

Forçage climatique d’origine anthropique

ADIATIFDELATERRE

B I L A N R

Déséquilibre énergétique de la Terre

Le déséquilibre énergétique de la Terre est estimé à 0,48 watt par mètre carré sur cette période, avec une nette augmentation les dernières années : il atteint 0,76 watt par mètre carré entre 2006 et 2020. Respiration du sol

Gain total de chaleur (381 zettajoules)

Stockage de chaleur

Atmosphère

Océan Cryosphère

IMPACTSSURLE

Glaciers

Sol

Température à la surface du sol

Eau du sol

Évapotranspiration

Subsidence (a aissement du sol)

Stockage de chaleur

SYSTÈME CLIMATIQUE

Masse océanique

Absorption du carbone par l’océan

Température de l’océan

d’habitants résident dans les communes littorales Dans le monde, ce sont plus de 1 milliard d’individus , dont environ les deux tiers vivent à moins de 10  mètres au - dessus du niveau marin actuel . Parmi eux , 230 millions d’habitants qui sont installés en dessous de 1 mètre de ce niveau , dans des régions pour la plupart localisées en Asie , au sein de pays en voie de développement déjà exposés à des inondations côtières récurrentes

DES VAGUES DE CHALEUR MARINES PLUS FRÉQUENTES

Tout comme le niveau marin, température et salinité de la mer sont étroitement surveillés Aux nombreuses stations de mesure installées par les pays riverains s’ajoutent plus de 3 000 flotteurs dérivant en permanence en tout point de l’océan, qui effectuent des profils de température et de salinité de la colonne d’eau Les données enregistrées depuis bientôt deux

Inondation et érosion

Niveau marin

Volume de l’océan

décennies par cet effort d’observation international permettent aux scientifiques de suivre en temps réel l’état de santé de l’océan. Une des conclusions du dernier rapport indique que la fréquence et l’intensité des vagues de chaleur marines augmentent En août 2022, les températures de surface en Méditerranée ont atteint des records avec plus de 29 °C Ces anomalies se sont étendues en profondeur avec des valeurs jusqu’à 6 °C supérieures à la normale pendant plusieurs mois. En juillet 2023, une des stations de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA) a enregistré 38,4 °C au large de la Floride Outre le fait que ces températures extrêmes créent des conditions favorables pour la formation de cyclones qui inondent ou dévastent régulièrement les États bordant la zone, des effets en cascade, incluant des épisodes de mortalité massive de la faune et de la flore marine, résultent de ces événements qui ont tendance à se généraliser (voir

Schuckmann et

Des écosystèmes marins en sursis, Sylvie Dufour et Marina Morini, page 46). En sus de son rôle de puits de chaleur, l’océan est un immense puits de carbone grâce aux nombreux organismes photosynthétiques qui y vivent. Les zones littorales regorgent d’algues et de plantes marines qui forment des champs, herbiers ou forêts pour les plus grandes espèces Sources de nourriture, frayères, ou refuges pour de nombreux animaux marins, ces habitats stockent du carbone, stabilisent les fonds et limitent l’érosion côtière Les récifs coralliens eux-mêmes abritent dans leurs tissus des algues photosynthétiques, les zooxanthelles, avec lesquelles ils vivent en symbiose C’est cette symbiose que détruisent les hausses de température de l’eau en poussant les coraux à expulser les zooxanthelles, ce qui condamne les deux symbiotes Enfin , la zone photique , une couche de quelques dizaines de mètres d’épaisseur à la surface de l’océan, où pénètre la lumière, héberge de grandes quantités de phytoplancton Constitué d’organismes microscopiques, algues et bactéries, le phytoplancton est à lui seul responsable d’environ la moitié de l’oxygène produit sur Terre.

UN PUITS DE CARBONE MENACÉ

Qui dit photosynthèse dit fixation du CO2 atmosphérique En effet, les gaz sont solubles dans l’eau et, par le biais d’échanges avec la surface, une grande quantité du CO2 présent dans l’atmosphère se retrouve dans l’océan et devient donc disponible pour les organismes marins photosynthétiques, qui le transforment en carbone organique À la base de tous les réseaux trophiques (l’ensemble des chaînes alimentaires), le phytoplancton sert ensuite de nourriture aux échelons trophiques supérieurs ou rejoint les profondeurs sous forme de neige marine, dont une partie est stockée dans les sédiments, où elle se transforme lentement en dépôts fossiles

La dissolution du CO 2 atmosphérique dans l’océan , aussi appelée « pompe physique », lui permet donc de stocker le carbone et contribue à limiter le réchauffement climatique. À lui seul, l’océan fixe près de 30 % des émissions anthropogéniques de carbone depuis les années  1870. Toutefois , ce n’est pas sans conséquence : une partie du CO2 dissous dans les eaux marines se transforme en ions hydrogénocarbonates ( HCO 3 – ) – une réaction qui libère des ions hydrogène (H+), ce qui augmente l’acidité de l’océan Le pH des eaux de surface est passé de 8,2 à 8,1 depuis le début de la révolution industrielle, ce qui peut paraître négligeable , mais ces changements touchent déjà de nombreux organismes marins.

EN CHIFFRE

400

Avec l’augmentation de gaz à e et de serre dans l’atmosphère, le système Terre a accumulé une quantité d’énergie équivalente à près de 400 zettajoules (400 × 1021 joules) au cours des cinquante dernières années. Un peu comme si, pendant ce demi-siècle, nous avions oublié d’éteindre un gigantesque radiateur de quelque 5 milliards de kilowatts (la puissance moyenne d’une chaudière domestique est d’une vingtaine de kilowatts).

De plus, le fonctionnement de la pompe physique est lui - même menacé , car s’il est étroitement lié à la concentration en CO2 dans l’atmosphère, il dépend aussi de la température de l’océan : plus l’eau est froide, plus la solubilité du CO2 y est élevée. La pompe physique est ainsi particulièrement active dans les zones de hautes latitudes, où les eaux sont froides La hausse actuelle de la température de l’océan contribue donc à limiter sa capacité de stockage du carbone et pourrait restreindre son aptitude future à réduire l’impact de nos émissions de gaz à effet de serre sur la planète Sans compter que cette hausse de température affecte aussi la solubilité d’autres gaz comme l’oxygène, avec des impacts importants sur les écosystèmes marins

BIBLIOGRAPHIE

Collectif, Manifeste du Muséum. Un océan en commun, MNHN, à paraître le 28 novembre 2024.

K. von Schuckmann et al., The state of the global ocean, State Planet, 2024.

K. von Schuckmann et al., Heat stored in the Earth system 1960 – 2020 : Where does the energy go ?, Earth Syst. Sci. Data, 2023.

D. I. A. McKay et al., Exceeding 1.5°C global warming could trigger multiple climate tipping points, Science, 2022.

D. Notz et J. Stroeve, Observed Arctic sea-ice loss directly follows anthropogenic CO2 emission, Science, 2016.

En quelques décennies, nous sommes passés de l’Holocène, une époque géologique tempérée couvrant les douze derniers millénaires durant laquelle l’espèce humaine a connu un accroissement démographique exponentiel, à une période – nommée « anthropocène » –où l’humain est le principal moteur des changements qui bouleversent les équilibres planétaires Empreinte écologique , jour du dépassement, points de rupture, limites planétaires… cette récente prise de conscience s’est accompagnée d’un florilège de nouveaux concepts pour appréhender les frontières audelà desquelles la planète basculera dans un état très probablement défavorable à l’humain L’océan est le siège de nombre de ces limites comme l’érosion de la biodiversité, l’acidification, la fonte de la banquise, la hausse des températures marines… Il apparaît aussi très clairement que le franchissement ou non de ces limites est directement lié à nos émissions de gaz à effet de serre et donc à la mise en œuvre d’une politique de développement durable, voire de frugalité, à une échelle planétaire La responsabilité de cette mise en œuvre incombe pour une large part aux décideurs politiques, mais la réduction de notre empreinte carbone dépend aussi fortement d’une prise de responsabilité individuelle. En France, l’empreinte carbone par personne s’est maintenue à environ 11  tonnes d’équivalent CO2 par an entre 1995 et 2005 avant d’amorcer une décroissance. On estime qu’en 2022, elle s’élevait à 9,2 tonnes d’équivalent CO2 par habitant (dont plus de la moitié due aux émissions associées aux importations). C’est un début. On est encore loin des 3 tonnes d’équivalent CO2 par an et par habitant attendues sur 2018-2100 pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris (+ 2 °C maximum en 2100), mais il n’est pas trop tard pour agir. Selon une étude parue en 2016, chaque tonne de CO2 émise fait fondre 3 mètres carrés de la banquise arctique de septembre Chacun de nous peut contribuer à la protéger. n

Affaire Glozel Cent ans de fraude archéologique

Une supercherie archéologique centenaire fascine encore, en ceci qu’elle illustre de façon frappante les relations intimes entre les connaissances et l’imaginaire d’une époque. Elle met aussi en lumière les modalités de la preuve et de la fabrication du faux.

«Une irritation du cerveau qui n’épargne personne, et qu’on pourrait appeler glozélite » : c’est en ces termes qu’un journaliste décrit en 1928 la fièvre qui s’est emparée des scientifiques et du public à propos des découvertes de Glozel : depuis quatre ans, ce hameau de la commune de Ferrières-sur-

Sichon, située à 20 kilomètres de Vichy, dans l’Allier, est devenu l’épicentre de débats passionnés portant sur d’étranges vestiges archéologiques Aujourd’hui, cent ans après leur mise au jour, les multiples rebondissements de cette histoire rappellent à quel point, au début du XXe siècle, les sciences de la préhistoire reposaient sur un socle fragile. C’est en défrichant un champ à Glozel qu’un jour de mars 1924 le jeune Émile Fradin et son grand-père Claude Fradin mettent au jour une fosse renfermant des ossements, des pierres et des objets de terre cuite

Ils alertent la Société d’émulation du Bourbonnais, qui envoie sur place Benoît Clément, un instituteur local féru de préhistoire. Celui-ci participe à la mise au jour de plusieurs objets, mais, faute de moyens, finit par se retirer. Fasciné par les trouvailles, le médecin vichyssois Antonin

Morlet , archéologue amateur, intervient alors Il loue le terrain de Glozel et, avec sa femme, se livre à des fouilles assidues : jour après jour sort de terre une abondante moisson de vestiges d’allure préhistorique Certains semblent paléolithiques – os taillés en harpons, silhouette de renne gravée sur un caillou, figurine féminine –, d’autres néolithiques – outils de pierre polie, céramiques de facture grossière, vases anthropomorphes, statuettes bisexuées… Des fragments de squelettes humains et des récipients de terre cuite, interprétés comme des urnes funéraires ou des vases d’offrandes, font conclure à l’existence d’une véritable nécropole. Le lieu des trouvailles, le « champ Duranthon », est rebaptisé par

La réalisation de fouilles par une « méthode rigoureuse » – en réalité très sommaire – sur le lieu-dit Glozel, près de Ferrières-sur-Sichon, dans l’Allier, en 1927.

© Bibliothèque nationale de France

L’ESSENTIEL

> En 1924, une famille paysanne découvre un curieux site archéologique dans l’un de ses champs.

> Les artefacts mis au jour suggèrent d’abord l’existence passée d’une énigmatique civilisation

paléolithique occidentale ayant inventé l’écriture…

> Dans les années 1930, des préhistoriens identifient un faux. Leur avis est contesté, l’a aire devient une querelle… qui rebondit jusqu’à la fin du XXe siècle.

L’AUTRICE

CLAUDINE COHEN Philosophe, historienne des sciences, EHESS/EPHE

Antonin Morlet « Champ des Morts » Parmi les quelque 3 000  objets exhumés, plusieurs centaines sont gravés de signes évoquant l’alphabet phénicien ; des plaquettes d’argile cuite portent aussi ces mêmes symboles énigmatiques. Antonin Morlet conclut qu’il s’agit des reliques d’une civilisation jusque-là inconnue, qui aurait prospéré dans ce coin de France à l’aube du Néolithique (8000 à 3700 avant notre ère en Europe). Dans son esprit, les « signes » de Glozel témoigneraient d’une précoce invention de l’écriture alphabétique, très antérieure à celle de la toute première plus ancienne écriture connue, le cunéiforme mésopotamien (vers 3500 avant notre ère). Mêlant objets paléolithiques et néolithiques, reculant l’origine de l’alphabet et de la poterie à un passé profond, Glozel semblait ainsi fortement brouiller les repères de la chronologie préhistorique, quant aux origines de l’alphabet et de la poterie. Pour ses inventeurs, le site ouvrait de nouvelles perspectives sur l’origine de nos civilisations.

SYMBOLES ÉNIGMATIQUES

Antonin Morlet publie ses trouvailles à partir de 1925, tandis que la famille Fradin aménage dans la ferme de Glozel un petit musée ouvert aux curistes de Vichy. La nouvelle se répand jusqu’aux plus hautes sphères de la science

D’abord sceptique, Salomon Reinach, directeur du musée des Antiquités nationales de SaintGermain-en-Laye, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, se rend à Glozel Il est convaincu que la découverte vient à l’appui de sa critique, publiée en 1893, du « mirage oriental » : pour lui, elle démontre que la civilisation occidentale est née en Europe et non au Proche-Orient Au Collège de France, Joseph Loth, spécialiste d’archéologie celtique, célèbre « la richesse extraordinaire » du site de Glozel et en devient un enthousiaste défenseur Le grand historien Camille Jullian, plus prudent, voit dans cet assemblage disparate une collection réunie par une sorcière gallo-romaine…

Cependant , d’autres autorités savantes nient avec force l’authenticité du site et des inscriptions. Les préhistoriens français , un temps séduits par les trouvailles, les rejettent après examen. L’abbé Breuil, un des plus grands préhistoriens français de l’époque , conclut que « tout est faux ». Cet avis est partagé par le conservateur du musée national de Préhistoire, aux Eyzies, Denis Peyrony et par le médecin et préhistorien Louis Capitan

L’intervention décisive, cependant, viendra d’un éminent spécialiste des premiers alphabets : l’épigraphiste René Dussaud , conservateur des antiquités proche - orientales au Louvre, publie un texte de 57 pages dénonçant les écritures de Glozel comme une supercherie La polémique s’enflamme, jusqu’aux brouilles

et aux invectives Des insultes aux relents antisémites sont adressées à Joseph Loth et à Salomon Reinach Des centaines d’articles de revues et de journaux sont publiés en quelques mois, les uns célébrant l’antiquité des objets et les sites, les autres exposant une critique radicale de ces trouvailles jugées fantaisistes

L’affaire est même portée devant les tribunaux : Émile Fradin, qui fait payer l’entrée de son musée, est accusé d’escroquerie par la Société préhistorique de France, tandis qu’il poursuit René Dussaud pour diffamation. Les juges, se déclarant incompétents à décider de l’authenticité des vestiges, relaxent Émile Fradin et condamnent l’épigraphiste René Dussaud ! De nombreux archéologues s’alarment surtout du fait que les prétendues découvertes sont pour l’essentiel soustraites au contrôle des savants.

UNE ATMOSPHÈRE HOSTILE

Le comte Henri Bégouën, professeur de préhistoire à l’université de Toulouse, réclame avec force une expertise scientifique : la Société internationale d’anthropologie nomme une commission à la fin de 1927. Y participent de grands archéologues et préhistoriens français, tel Denis Peyrony, qui représente le gouvernement , ou étrangers , telle la préhistorienne Dorothy Garrod, professeuse à l’université de Cambridge , et célèbre pour ses fouilles au Levant Cette commission inspecte les fouilles, examine les spécimens, scrute les signes. Ses visites se déroulent dans une atmosphère hostile : Antonin Morlet accuse Dorothy Garrod d’avoir introduit des objets trafiqués sur le gisement pour prétendre ensuite qu’il a été falsifié… Une foule de journaux prennent parti Certains annoncent la confirmation de l’authenticité du

Le jeune agriculteur Émile Fradin dans le musée créé en 1927 par sa famille pour exposer les trouvailles de Glozel.

Des tablettes portant des signes ressemblant à l’alphabet phénicien ont été découvertes à Glozel (en haut). Dès 1927, l’Académie des inscriptions et belles-lettres rassembla un « comité secret » pour évaluer l’authenticité de ces « écrits », ce qui donna lieu à de vives oppositions entre ses membres, notamment entre le linguiste Joseph Loth et l’orientaliste René Dussaud.

site sans attendre le verdict de la commission… Or les conclusions de l’expertise sont résolument négatives Les défenseurs de Glozel s’indignent contre cette condamnation : « Il manquait, à la découverte admirable de Glozel, la consécration la plus haute : celle dont l’Inquisition romaine honora le génie de Galilée », lit-on dans le Figaro du 24  décembre 1927 sous la plume de trois académiciens – Joseph Loth, Salomon Reinach et Émile Espérandieu. À partir de 1930, l’État se désengage de Glozel, au motif qu’il s’agit d’un site privé. Antonin Morlet cesse d’y fouiller en 1936 ; les polémiques restent en sommeil pendant la Deuxième Guerre mondiale et au cours des décennies qui suivent Puis , dans les

1970, la controverse s’enflamme à nouLa datation par thermoluminescence, technique nouvelle à l’époque, donne aux objets de terre cuite de Glozel un âge compris entre avant notre ère et 400 de notre ère, donc du début de la culture de La Tène, à l’époque romaine, tandis que les datations des ossements humains par le radiocarbone les font remonter vers 17000 avant le présent (AP), soit au début du Magdalénien (17000-14000 AP). Les positions sur Glozel prennent alors un tour ouvertement politique : l’authenticité du site et l’ancienneté de ses vestiges deviennent l’un des chevaux de bataille d’un courant de pensée d’extrême droite – la « Nouvelle Droite » –, et se répand dans les colonnes du Figaro littéraire Dans un article d’août 1978, son principal penl’essayiste Alain de Benoist, déclare y voir la preuve d’une origine européenne de l’écriture et défend, contre l’idée d’un berceau sémite, la thèse des racines aryennes de la civilisation occidentale Après pareils propos, la polémique s’enfle à nouveau, et l’affaire devient publique.  1982, les défenseurs de Glozel somment le ministère de la Culture de faire rouvrir les fouilles Jack Lang, alors ministre, nomme une nouvelle commission scientifique chargée d’examiner le site en mobilisant tous les moyens de la science moderne. Coordonnée par Jean Guilaine , éminent spécialiste du Néolithique, cette commission d’experts procède sur le terrain à de nouvelles fouilles, à des enquêtes naturalistes, et à un ensemble d’analyses physicochimiques De cette enquête approfondie il ressort que le site de Glozel ne livre aucune couche archéologique en place. L’environnement que décrit l’étude des pollens n’est ni néolithique , ni postglaciaire Les datations par thermoluminescence

ont sans doute été faussées par la radioactivité naturelle du site, ce qui invite à de nouvelles datations : l’âge des vestiges est alors situé entre le haut Moyen Âge et le XVIIIe siècle… La présence d’objets plus anciens , d’allure paléolithique ou néolithique , résulte sans doute de manipulations récentes. Quant aux « signes » , une analyse informatisée révèle que leur distribution n’obéit à aucune logique permettant de conclure qu’il s’agit d’une écriture. « S’il existe un gisement néolithique ou paléolithique à Glozel , il reste à trouver » , conclut Jean Guilaine Nul doute à ses yeux qu’il s’agit d’un site d’ateliers de verriers de l’époque médiévale et moderne, dans lequel furent introduits des objets falsifiés Un bref extrait du compte rendu de cette expertise fut publié en 1995. La version complète, de plus de 400  pages, attendra trente ans avant d’être publiée dans son intégralité. Ce retard s’explique-t-il par des difficultés techniques, ou par la crainte de raviver la polémique ?

DES MANIPULATIONS RÉCENTES

Quoi qu’il en soit, Glozel garde aujourd’hui un parfum sulfureux et continue d’attirer un public féru de mystères et de parasciences « Il ne passe jamais plus de quelques années qui ne voient paraître de fantasques interprétations impliquant tantôt les extraterrestres, les Indiens hopi, les Celtes, les Hébreux et bien d’autres encore dans d’inévitables “observatoires astronomiques” ou dans de divertissants fantasmes sexuels », écrit l’un des membres de la commission, l’inspecteur général de l’Architecture et du Patrimoine Jean-Pierre Daugas.

Pour les historiens des sciences et les épistémologues, le cas Glozel constitue un passionnant objet d’étude : d’abord parce qu’il engage à réfléchir sur l’existence et l’abondance des faux en préhistoire. Dès 1932, le préhistorien André Vayson de Pradennes (1888-1939) publiait un livre de 600 pages sur le sujet : jamais cité, Glozel était à l’horizon de cette étude magistrale qui entendait dénoncer les procédés des faussaires et analysait en détail les conditions de l’apparition des faux et de leur prolifération Plus largement, l’affaire Glozel conduit à réfléchir sur les relations entre science « officielle » et science « populaire », ainsi que sur les rôles des experts et de la presse dans la diffusion du savoir, mais aussi sur les modalités de la preuve en archéologie préhistorique

Riche en rebondissements et en polémiques, l’affaire Glozel éclaire en effet certaines des spécificités épistémologiques et sociologiques des sciences de la préhistoire Elle met en lumière les fragilités de ce domaine scientifique, et, en premier lieu, le statut de l’objet comme preuve non reproductible , dont la rareté même fait la valeur : un objet ou un site singulier peut conduire à la refonte totale d’un système d’interprétation La fraude scientifique exploite les lacunes de la science à un moment donné de son histoire

Des décennies durant, le Néolithique est resté le parent pauvre des études préhistoriques L’affaire Glozel trouve son origine dans l’exploitation d’un trouble dans la compréhension de la transition entre Paléolithique et Néolithique, qui, au début du XXe siècle, pouvait encore apparaître comme une véritable énigme. Longtemps, À la fin de 1927, la Société internationale d’anthropologie nomme une commission afin d’expertiser le site de Glozel. Cette commission vient sur le site à la rencontre d’Antonin Morlet (tout à fait à gauche) et comprend l’abbé et archéologue Pierre-Marcel Fabret, l’archéologue franco-suisse Robert Forrer, et les préhistoriens Joseph Hamal-Nandrin, Dorothy Garrod, Denis Peyrony et Pere Bosch Gimpera, respectivement belge, britannique, français et espagnol.

cette transition fut en effet décrite comme un hiatus – même si, au début du XXe siècle, la découverte de cultures telles l’Azilien (1200010000 avant notre ère) commençaient à combler cette méconnaissance. En 1905, fut définie scientifiquement la notion de Mésolithique – littéralement « période intermédiaire », qui prit rapidement consistance au cours des décennies suivantes. Les mystificateurs de Glozel ont aussi exploité le flou qui existait encore – dans les représentations populaires, du moins – entre préhistoire et civilisations celtes, auxquelles certaines trouvailles de Glozel ont été rapportées Il n’en fallait pas plus pour susciter des fantasmes, voire une véritable mythologie

INTERPRÉTATIONS HASARDEUSES

L’affaire Glozel met en lumière les conditions sociologiques de la recherche en préhistoire, un domaine dans lequel la professionnalisation fut lente à conquérir : les supercheries étaient grandement facilitées par une large ouverture à des amateurs. Des découvertes fortuites, au hasard des promenades ou des labours n’étant pas rares, elles pouvaient donner lieu à toutes sortes d’interprétations hasardeuses… ou opportunément inspirées.

Vayson de Pradennes a reconnu, dans la silhouette de renne gravée de Glozel, la reproduction d’une illustration publiée dans un ouvrage de vulgarisation du début du XXe siècle, tandis qu’une figurine féminine imite jusque dans le détail de ses cassures la Dame de Brassempouy, statuette datée du Gravettien (29000 à  22000 AP ) … Harpons solutréens

Au début des années 1980, Jack Lang demande à une large équipe de chercheurs français une réétude systématique, par les méthodes modernes, du site et des objets glozéliens. Il charge le néolithicien Jean Guilaine de la coordination de ces travaux, qui durent jusqu’en 1990. Un rapport rassemblant les résultats de ces travaux vient d’être publié par les Presses universitaires Blaise-Pascal (2024).

(23000 à 18000 AP), silex polis néolithiques, vases anthropomorphes ressemblant à ceux de la culture égéenne (du IIIe millénaire à 1400 avant notre ère), tablettes gravées de signes imitant ceux de l’écriture phénicienne maladroitement copiés et qui pourraient bien l’avoir été par un amateur peu scrupuleux… En outre, la plupart des objets « archéologiques » de Glozel (vases en céramique, statuettes) ont été retrouvés intacts , mais un professionnel sait qu’une fouille en préhistoire ne livre le plus souvent que des fragments…

BIBLIOGRAPHIE

J. P. Demoule, Y. Potin, R. Angevin, L’A aire Glozel. Du thriller archéologique à l’imposture politique (titre provisoire), La Découverte, 2025, à paraître.

J. Guilaine et D. Miallier (dir.), Glozel. Résultats des recherches e ectuées entre 1983 et 1990 à la demande du ministère de la Culture, Presses universitaires BlaisePascal, 2023.

D. Sherman, « L’A aire Glozel ». Médias, scandales et fausses nouvelles dans la fabrique de la préhistoire, Politika, atelier Politiques de la préhistoire, 2023.

A. Vayson de Pradennes, Les Fraudes en archéologie préhistorique (1932), Jérôme Millon, 2018.

C. Cohen et J. J. Hublin, Boucher de Perthes. Les origines romantiques de la préhistoire, Belin, 2017.

C. Cohen, La Méthode de Zadig, La trace, le fossile, la preuve, Seuil, 2011.

Un autre aspect remarquable de cette affaire est le rôle majeur qu’y joua la presse. Les débats suscités par Glozel ont été fortement attisés et orchestrés par des journaux qui ont prospéré sur la polémique… Certains ont même voulu en faire une affaire comparable à celle qui, un quart de siècle plus tôt, avait déchiré la société française : mais peut-on vraiment parler de Glozel comme de l’« Affaire Dreyfus de la préhistoire » ? Le Journal du 7 janvier 1928 n’hésite pas à titrer en une : « J’accuse Émile Fradin, déclare M Peyrony », attribuant au conservateur du musée des Eyzies (de manière totalement fictive) une formule calquée sur le célèbre titre de l’article écrit par Émile Zola en faveur de Dreyfus D’autres protestent contre cette analogie abusive : « Nous nous sommes battus pour un homme et pour une idée, nous ne nous battrons pas pour des tessons », lit-on le 24  décembre 1927 sous la plume d’un journaliste de L’Œuvre, un journal de gauche de la première moitié du XXe siècle Notons cependant que le débat sur Glozel ne porte pas seulement sur des « tessons » : de forts enjeux idéologiques, voire politiques s’associent bien souvent aux sciences archéologiques…

L’affaire Glozel démontre que, si les faux empruntent les voies de la preuve à un moment donné de l’histoire d’une science, la recherche progresse, et permet de dépasser les errements et les erreurs En préhistoire, les progrès des méthodes (fouilles, datations absolues, techniques d’imagerie, recherches informatisées) et des concepts (Mésolithique, Néolithique, civilisation celtique…), ont permis, par une approche critique du site de Glozel et de ses objets, de récuser définitivement son authenticité

Les débats récurrents suscités par le site de Glozel illustrent le fait que nos conceptions des temps préhistoriques sont habitées par toutes sortes de représentations et de mythes propres à l’époque que nous vivons , projetés dans notre vision du passé profond La question des origines touche à l’identité des peuples et des civilisations Elle rejoint de lourds enjeux idéologiques, politiques, nationalistes… : autant de considérations qui, pour être extérieures à la science, n’en sont pas moins souvent présentes en arrière-plan de la recherche sur le passé lointain n

LES AUTEURS

JEAN-MICHEL COURTY ET ÉDOUARD KIERLIK

professeurs de physique à Sorbonne Université, à Paris

DU GRAIN DE POLLEN AUX ANTICYCLONES

Le mouvement brownien explique les trajectoires erratiques des particules d’un grain de pollen. Une approche analogue explique la variabilité du climat.

L’une des caractéristiques du « temps qu’il fait » est son caractère chaotique qui interdit toute prédiction fiable de la météo au-delà d’une ou deux semaines. Pourtant, aux grandes échelles de temps, disons de l’alternance des saisons jusqu’à une dizaine d’années, le climat présente un comportement prédictible mais toujours associé à une certaine variabilité Quelle est l’origine de cette dernière ? L’océanographe allemand Klaus Hasselmann a montré qu’il s’agit d’une conséquence des variations rapides de la météo Il s’est pour cela inspiré du mouvement brownien et du rôle respectif que jouent les fluctuations et la dissipation dans ce phénomène. Suivons ses traces… En juin  1827, le botaniste britannique Robert Brown examine au microscope des grains de pollen de la fleur Clarkia pulchella , qu’il a plongés dans l’eau Il observe alors que certains de ces grains, d’une centaine de micromètres

de diamètre , libèrent des particules bien plus petites , agitées d’un mouvement rapide et désordonné. Dans l’eau en effet, les grains de pollen se gonflent et explosent sous l’effet de la pression osmotique, expulsant alors des organites et des gouttelettes de 1 à 2 micromètres qui contiennent respectivement de l’amidon et des lipides. Ce sont bien ces petites particules que Brown a vu s’agiter et non les grains de pollen eux-mêmes, comme on le lit souvent

UNE SIGNATURE DU MONDE ATOMIQUE

Il faut attendre Einstein pour interpréter en 1905 ce mouvement qualifié de « brownien » et expliquer qualitativement et quantitativement ses caractéristiques. L’origine se trouve dans les collisions entre la particule et les molécules d’eau qui l’entourent Ces dernières se déplacent très rapidement sous l’effet de l’agitation

thermique, typiquement à des vitesses de quelques centaines de mètres par seconde à température ambiante Chacun des chocs change très légèrement la vitesse de la particule . Cependant , comme une molécule d’eau est près de cent milliards de fois plus légère qu’une particule de taille micrométrique, le changement de vitesse de cette dernière après un choc est inférieur à un centième de micromètre par seconde, qu’on ne peut voir. Mais les collisions sont très nombreuses et même si leur effet moyen sur une particule immobile est nul, il y a des fluctuations importantes à cette échelle, car il n’y a jamais à un instant donné le même nombre de collisions de part et d’autre de la particule En conséquence, le changement de vitesse de la particule devient visible et apparaît aléatoire, ce qui se traduit par des trajectoires erratiques Le résultat macroscopique de ces collisions à l’échelle microscopique

© Illustrations de Bruno
Vacaro

est le phénomène de diffusion : la particule s’éloigne progressivement de sa position initiale avec une distance typique proportionnelle à la racine carrée du temps écoulé.

Quelle est la conséquence énergétique de ces collisions ? Les collisions aléatoires produisent comme pour la position une « diffusion de la vitesse », mais alors que la particule peut s’écarter indéfiniment de son point de départ (tant qu’elle n’arrive pas au bord du récipient), il n’en est pas de même pour la vitesse : sinon l’énergie de la particule augmenterait indéfiniment. Einstein le comprend en rappelant qu’une particule qui se déplace lentement dans un fluide subit une force de frottement visqueux proportionnel à sa vitesse et opposée à celle - ci Il s’agit d’une force à notre échelle Si elle trouve aussi son origine dans les collisions avec les molécules d’eau , ce dont on parle ici n’est pas la

COMME UNE BOULE DE FLIPPER

Une particule (a, en rouge) placée dans un liquide, de l’eau par exemple, est constamment heurtée par les molécules de celui-ci. Cependant, comme ces chocs ne s’équilibrent pas parfaitement, la particule se déplace peu à peu et suit une trajectoire erratique (b)

Particule

a b Particule

Trajectoire

force instantanée due à ces collisions , mais la force moyennée sur des intervalles de temps macroscopiques , car pour une particule en mouvement les collisions de part et d’autre ne se compensent plus en moyenne

PETITES CAUSES, GRANDS EFFETS

L’effet des collisions avec les molécules d’eau est donc à la fois un apport d’énergie par les fluctuations de la force instantanée et une perte d’énergie dû à la force moyennée À l’équilibre thermique, lorsqu’il n’y a pas plus de transfert d’énergie entre solvant et particule, il faut que l’apport et la perte d’énergie se compensent exactement S’il y a des fluctuations, alors il y a de la dissipation (et inversement) et les paramètres pour quantifier ces deux phénomènes de même origine sont nécessairement reliés entre eux : ainsi le coefficient de

En observant au microscope le pollen de Clarkia pulchella, le botaniste britannique Robert Brown se doutait-il qu’il contribuerait indirectement à la compréhension du climat à grande échelle ?

di ff usion qui caractérise l’importance des fluctuations subies par la particule est- il proportionnel à la viscosité du fluide Ce que nous apprend aussi la physique statistique , c’est qu’à l’équilibre thermique, l’énergie cinétique moyenne de la particule, quelle que soit sa taille, est égale à celle des molécules du solvant : la température multipliée par 3/2 de la constante de Boltzmann

Qu’avons - nous appris ? Pour comprendre le mouvement d’une particule dans un solvant, on peut séparer son évolution en une composante lente et une composante rapide, due aux collisions. Il n’est pas nécessaire de connaître le détail

Les auteurs ont notamment publié : En avant la physique !, une sélection de leurs chroniques (Belin, 2017).

Molécule

de cette dernière composante que l’on peut caractériser par une contribution au mouvement lent (la dissipation) et un terme correspondant à un bruit aléatoire (les fluctuations).

Ce qu’a compris Klaus Hasselmann, c’est qu’une telle approche peut aussi s’appliquer à l’étude du climat en séparant les variables lentes qui décrivent le climat et celles, rapides, qui correspondent aux phénomènes météorologiques que sont par exemple les anticyclones et les dépressions La question majeure à laquelle répond cette approche est non seulement de comprendre l’évolution du climat, mais aussi sa variabilité Par exemple l’évolution de la température moyenne de la Terre d’année en année n’est pas une courbe bien lisse avec un réchauffement égal d’une année sur l’autre, mais la superposition d’une croissance continue avec des variations De fait, d’une année sur l’autre, il peut y avoir des augmentations plus ou moins importantes ou un refroidissement ponctuel.

Avant les travaux de l’océanographe, deux raisons étaient invoquées pour expliquer cette variabilité dans le cadre de modèles qui ne considéraient que des bilans d’énergie simplifiés La première était l’influence de paramètres extérieurs tels que l’activité solaire, les paramètres orbitaux de la Terre… La seconde résultait de causes internes provenant d’effets de contre-réactions dus aux couplages entre l’océan, l’atmosphère et la cryosphère Ceux - ci auraient d’une part amplifié la réponse aux changements des paramètres extérieurs et d’autre part introduit des instabilités caractérisées par des basculements « flip-flop » dans la dynamique climatique, en contradiction avec les observations

Dans son article séminal de 1976, Klaus Hasselmann explique la variabilité du climat par l’effet cumulatif des phénomènes météo, rapides et à petite échelle spatiale, sur les variables lentes et à plus grande échelle que sont la couverture de glace, les océans ou encore la végétation à la surface de la Terre Son approche de type « mouvement brownien » – la théorie stochastique du climat – prend en compte l’effet du comportement de la météo aux temps courts sur le climat par un forçage aléatoire (les fluctuations) associé à des effets déterministes (la dissipation) qui limitent notamment l’effet de la diffusion associée aux fluctuations, comme on l’a vu avec la vitesse dans le cas du mouvement brownien

Cette approche, récompensée par le prix Nobel de physique en 2021, s’est

LES ÉCHELLES DU CLIMAT

Le climat, fruit de l’interaction de nombreuses composantes, évolue aussi sous l’e et cumulatif de petites variations, rapides et à petite échelle, comme les dépressions, qui participent à la variation à plus grande échelle de paramètres tels que, par exemple, la surface couverte par les glaces, par la végétation… Ainsi, comme pour le mouvement brownien, de petites fluctuations, ici d’ordre météorologique, ne s’annulent pas mais se répercutent en de plus grandes variations, climatiques cette fois.

Précipitations

avérée depuis très fructueuse, en permettant à la fois de rendre compte quantitativement de l’évolution climatique et de sa variabilité, mais aussi de comprendre nombre de phénomènes

DES JETS PAS PRIVÉS

Un exemple marquant est celui de l’origine des « jets », ces vents moyens d’ouest qui existent aux latitudes tempérées Alors qu’on a longtemps cherché en vain une explication macroscopique (à l’échelle de la Terre) de certains de ces vents, notamment ceux proches de la surface de la Terre, il est apparu que ceux-ci résultent d’un effet cumulatif des perturbations météo. Les phénomènes très rapides à l’échelle du climat que sont les anticyclones et les dépressions conduisent à des échanges d’énergie et de moment cinétique entre les différentes latitudes. Le résultat, c’est l’apparition de forts vents d’ouest vers l’est et d’un flux d’énergie des tropiques vers les pôles. Alors ne pestons plus contre ces maudites dépressions qui nous apportent ponctuellement du mauvais temps ou de ces anticyclones qui maintiennent des conditions caniculaires , car c’est leur e ff et cumulatif à long terme qui nous offre le climat tempéré que nous connaissons en France n

Les auteurs tiennent à remercier Francis Codron et Jean-Louis Dufresne pour leurs échanges éclairants.

BIBLIOGRAPHIE

P. Pearle et al., What Brown saw and you can too, American Journal of Physics, 2010.

K. Hasselmann, Stochastic climate models : Part I. Theory, Tellus A : Dynamic Meteorology and Oceanography, 1976.

A. Einstein, Über die von der molekularkinetischen Theorie der Wärme geforderte Bewegung von in ruhenden Flüssigkeiten suspendierten Teilchen, Annalen Der Physik, 1905.

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