POUR LA SCIENCE #567 • JANVIER 2025

Page 1


CHROMOSOMES X ET Y

Pourquoi femmes et hommes sont inégaux face aux maladies

Programme pour les chercheurs en sciences de la vie en France

Lauréats 2024

De gauche à droite :

Elisa Gomez Perdiguero, Institut Pasteur, Paris

Maxime Gauberti, GIP Cyceron, Caen — Nicolas Minc, Institut Jacques Monod, Paris

Anja Böckmann, Institut de Biologie et Chimie des Protéines, Lyon

Jérémie Barral, Institut de l’Audition, centre de l’Institut Pasteur, Paris

Stéphane Bugeon, Institut de Neurobiologie de la Méditerranée, Marseille

Gianni Liti, Institut de Recherche sur le Cancer et le Vieillissement, Nice

© William Beaucardet

MENSUEL POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef : François Lassagne

Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier

Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly

HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe

Directeur marketing et développement : Frédéric-Alexandre Talec

Chef de produit marketing : Ferdinand Moncaut

Directrice artistique : Céline Lapert

Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande

Réviseuses : Anne-Rozenn Jouble, Maud Bruguière et Isabelle Bouchery, Marie-Louise Desfray

Assistant administratif : Thomas Petrose

Directrice des ressources humaines : Olivia Le Prévost

Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho

Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon

Ont également participé à ce numéro : Alexandre Aubry, Pascale Aussillous, Joris Bertrand, Frédéric Gazeau, Chong-Wei Hong, Jean-Christophe Komorowski, Frédéric Lasserre, Luca Scotto Lavina, Marie Manceau, Franco Tapia, Sebastian Volz, Charline Zeitoun

PUBLICITÉ France stephanie.jullien@pourlascience.fr

ABONNEMENTS https://www.pourlascience.fr/abonnements/ Courriel : serviceclients@groupepourlascience.fr

Tél. : 01 86 70 01 76

Du lundi au vendredi de 8 h 30 à 12 h 30 et de 13 h 30 à 16 h 30

Adresse postale :

Service abonnement groupe Pour la Science 20 rue Rouget-de-Lisle 92130 Issy-les-Moulineaux.

Tarif d’abonnement Formule Intégrale 1 an (12 numéros du magazine + 4 numéros Hors-Série + accès au site) : 99 euros Europe / Reste du monde : consulter https://www pourlascience fr/abonnements/

DIFFUSION

Contact réservé aux dépositaires et diffuseurs de presse – TBS SERVICES

Tél : 01 40 94 22 23

DISTRIBUTION

MLP

ISSN 0 153-4092

Commission paritaire n° 0927K82079

Dépôt légal : 5636 – Janvier 2025 N° d’édition : M0770567-01

www.pourlascience.fr

170 bis boulevard du Montparnasse – 75 014 Paris

Tél. 01 55 42 84 00

SCIENTIFIC AMERICAN

Interim Editor in chief : Jeanna Bryner

President : Kimberly Lau 2025. Scientific American, une division de Springer Nature America, Inc. Soumis aux lois et traités nationaux et internationaux sur la propriété intellectuelle. Tous droits réservés. Utilisé sous licence. Aucune partie de ce numéro ne peut être reproduite par un procédé mécanique, photographique ou électronique, ou sous la forme d’un enregistrement audio, ni stockée dans un système d’extraction, transmise ou copiée d’une autre manière pour un usage public ou privé sans l’autorisation écrite de l’éditeur. La marque et le nom commercial «Scientific American» sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science SARL». © Pour la Science SARL, 170 bis bd du Montparnasse, 75014 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).

Origine du papier : Autriche

Taux de fibres recyclées : 30 %

« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,007 kg/tonne

Imprimé en France

Maury Imprimeur SA Malesherbes

N° d’imprimeur : 281 780

DITO

DIFFÉRENCES ET CONSÉQUENCES

Pendant des décennies, la recherche médicale a traité les femmes comme de simples versions réduites des hommes, entraînant notamment des effets secondaires imprévus et des diagnostics tardifs Les différences entre femmes et hommes ne se limitent pourtant pas à la physiologie La prédisposition à de nombreuses maladies comme à leur évolution est aussi biaisée selon le sexe. C’est le cas des dix principales causes de décès recensées par l’Organisation mondiale de la santé, parmi lesquelles les accidents vasculaires cérébraux, les infections aiguës des voies respiratoires inférieures, la maladie d’Alzheimer… En cause : l’environnement et l’influence des hormones sexuelles, mais aussi l’expression différenciée de nombreux gènes portés par les chromosomes sexuels, comme le détaillent dans ce numéro Edith Heard, directrice générale du Laboratoire européen de biologie moléculaire, titulaire de la chaire Épigénétique et mémoire cellulaire au Collège de France, et ses collègues Aujourd’hui, en reconnaissant l’impact des différences entre sexes jusque dans la cellule, la science ouvre la voie à une médecine réellement personnalisée, capable de réduire les inégalités entre femmes et hommes face aux maladies Les astrophysiciens aussi sont aux prises avec de subtiles différences porteuses de très importantes conséquences Comme l’explique le cosmologiste Vivian Poulin, de légers écarts dans la mesure de la constante de Hubble, récemment constatés, remettent en question le modèle du Big Bang. Faudra-t-il intégrer des concepts exotiques, comme l’énergie noire précoce, au modèle standard de la cosmologie ? Dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’océan s’affirme comme un allié majeur Depuis la révolution industrielle, il a absorbé environ 25 % des émissions de CO2 d’origine humaine. Serait-il judicieux d’intervenir sur sa chimie ou sa biodiversité pour pousser plus avant cette capacité ? C’est la question que pose l’océanographe Jaime Palter. Qui, tout en rappelant que l’effort doit d’abord porter sur la réduction des émissions, montre que la géo-ingénierie marine ferait, au mieux (c’est-à-dire déployée à une échelle planétaire), une petite différence dans la concentration en CO2 dans l’atmosphère, et au risque d’effets non maîtrisables sur les environnements marins

En science comme dans nos choix collectifs, tout est affaire de précision : ce sont souvent de petites différences, susceptibles d’avoir de grandes conséquences, qui façonnent l’avenir. n

ACTUALITÉS GRANDS FORMATS

P. 6

ÉCHOS DES LABOS

• La conjecture du lit superposé est fausse

• L’origine des météorites se précise

• Sur la trace de la première membrane

OMMAIRE

CAHIER PARTENAIRE PAGES I À III (APRÈS LA P. 31)

Parrainé par De nouvelles sentinelles de l’environnement

AUTORITÉ DE SÛRETÉ NUCLÉAIRE ET DE RADIOPROTECTION

LETTRE D’INFORMATION

NE MANQUEZ PAS

LA PARUTION DE VOTRE MAGAZINE

GRÂCE À LA NEWSLETTER

• Notre sélection d’articles

• Des offres préférentielles

• Nos autres magazines en kiosque

Inscrivez-vous www.pourlascience.fr

• Des signes protocunéiformes dans les sceaux

• Des phonons à sens unique

• Endosymbiose artificielle

P. 16

LES LIVRES DU MOIS

P. 18

DISPUTES

ENVIRONNEMENTALES

Génétique, enjeu géopolitique

Catherine Aubertin

P. 20

LES SCIENCES À LA LOUPE

Quand la méthode prend le pas sur l’objet Yves Gingras

P. 36

COSMOLOGIE

CONSTANTE DE HUBBLE : LA TRAQUE DES TENSIONS COSMIQUES

Vivian Poulin

La mesure de la constante de Hubble est la source d’une importante tension entre le modèle du Big Bang et les observations. Faut-il modifier la théorie, par exemple en ajoutant un nouvel ingrédient, l’énergie noire précoce ?

P. 48

ÉCOLOGIE

En couverture :

© Science Photo Library/ Biophoto Associates

Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot.

Ce numéro comporte un encart Pure Pepper / First Voyage posé sur le magazine et diffusé sur l’ensemble des abonnés et un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés.

L’ART DE RÉGÉNÉRER LES RIVIÈRES POUR AMPLIFIER LA VIE

Entretiens avec Baptiste Morizot et Suzanne Husky

Le philosophe Baptiste Morizot et l’artiste Suzanne Husky montrent qu’il y a tout à gagner à une reconnexion des cours d’eau à leur environnement

P. 58

TECHNOLOGIE

GÉO-INGÉNIERIE : STOCKER LE CO2 DANS L’OCÉAN ?

Jaime B Palter

La modification de la composition chimique et biologique de l’océan pourrait renforcer sa capacité à extraire le CO2 de l’atmosphère. Avec quelle efficacité, et à quel prix ?

P. 66

BIO-INGÉNIERIE

COMMENT SOIGNER AVEC LES NEUROTECHNOLOGIES ?

Entretien avec Stéphanie P. Lacour

Restauration du mouvement chez des personnes paralysées, rétablissement de l’audition dans certains cas de surdité…

Les neurotechnologies ont franchi la porte des laboratoires

Au point de s’inscrire dans l’éventail courant des thérapeutiques ?

P. 72

HISTOIRE DES SCIENCES

L’ÂGE « D’OR » DE LA RECHERCHE ARCTIQUE

Paul Bierman

Du métro atomique à la ville sous la glace, la guerre froide a donné naissance à d’étranges projets militaires voués à l’échec Florilège en images.

P. 22 MÉDECINE

CHROMOSOMES X ET Y

POURQUOI FEMMES ET HOMMES SONT INÉGAUX

FACE AUX MALADIES

Agnese Loda, James Cleland et Edith Heard

Au-delà de la détermination des gonades, les chromosomes sexuels se révèlent contribuer largement aux différences entre hommes et femmes dans chaque parcelle du corps et influer ainsi sur la prévalence, la progression et la sévérité de nombreuses pathologies.

RENDEZ-VOUS

P. 80

LOGIQUE & CALCUL

À LA RECHERCHE DE BATAILLES INFINIES

Jean-Paul Delahaye

Le jeu de la bataille française recèle des subtilités insoupçonnées. En particulier, la question de l’existence ou non de parties infinies en fonction de la stratégie des joueurs se révèle étonnamment difficile.

P. 86

ART & SCIENCE

Le jeune homme à la perle

Loïc Mangin

P. 88

IDÉES DE PHYSIQUE

Bouger plus pour gagner plus… de masse

Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik

P. 92

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

Le facétieux palais des oiseaux

Hervé Le Guyader

P. 96

SCIENCE & GASTRONOMIE

L’ADN des terroirs fromagers

Hervé This

P. 98

À PICORER

Chromosomes X et Y acteurs clés des inégalités de sexe face aux maladies

Au-delà de la détermination des gonades, les chromosomes sexuels se révèlent contribuer largement aux différences entre hommes et femmes dans chaque parcelle du corps et influer ainsi sur la prévalence, la progression et la sévérité de nombreuses pathologies.

Depuis longtemps, on sait que les hormones et les chromosomes sexuels influencent profondément l’anatomie, la physiologie et le comportement humains Mais depuis quelques années, on s’aperçoit aussi que les hommes et les femmes ne sont pas égaux face aux maladies Nombre de pathologies présentent un biais en faveur d’un sexe ou de l’autre sur le plan de l’incidence, de la gravité ou de la réponse au traitement, et aucun domaine n’est épargné, qu’il s’agisse de maladies cardiovasculaires, neurologiques, auto-immunes ou de cancers (voir l’encadré pages 26-27). Or, jusqu’à récemment, malgré l’importance évidente pour la santé publique de prendre en compte les biais liés au sexe, l’écrasante majorité des efforts déployés pour comprendre et traiter toutes ces pathologies se sont focalisés sur les hommes Ce biais n’est pas récent. Pendant des siècles, la biologie et la santé des femmes ont été négligées Mais ces dernières années, cette lacune a suscité un regain d’intérêt et les femmes sont enfin de plus en plus incluses dans les études

biomédicales On s’aperçoit ainsi que presque tous les processus biologiques diffèrent d’un sexe à l’autre, dans chaque parcelle du corps Et que ces différences sont non seulement dues aux hormones sexuelles, mais aussi à la disparité des gènes des chromosomes sexuels que chaque cellule de l’organisme exprime.

UN UTÉRUS QUI A BON DOS

Dans l’histoire de la médecine , des Égyptiens aux Grecs anciens, dont Hippocrate, l’élément central de la physiologie des femmes et de leurs maladies était l’utérus. Les Grecs évoquaient souvent un « utérus vagabond » responsable de tous les maux féminins, comme Platon, qui écrivait dans le Timée que lorsque l’utérus « est demeuré stérile longtemps après avoir dépassé l’âge propice, alors cet organe s’impatiente […] et, parce qu’il se met à errer de par tout le corps, qu’il obstrue les orifices par où sort l’air inspiré et qu’il empêche la respiration, il [ ] provoque [des] maladies de toutes sortes ». En fait, jusqu’au

XXe siècle, pour des raisons religieuses et sociales, les femmes étaient rarement bien

L’ESSENTIEL

> Pendant longtemps, on a étudié les maladies seulement chez les hommes.

> Or les statistiques sont claires : hommes et femmes ne sont pas égaux face aux maladies.

> Depuis quelques années, on s’aperçoit même que les

di érences entre sexes sont bien plus profondes qu’on ne le pensait.

> Les chromosomes sexuels influent sur le fonctionnement tant physiologique que pathologique de chaque cellule, chaque tissu et chaque organe.

examinées par les médecins De nombreuses idées fausses circulaient et l’on utilisait souvent des pratiques douloureuses voire mortelles pour les soigner en attribuant leurs maux à leurs organes sexuels ou à des troubles mentaux Encore au début du XXe siècle, on continuait à voir dans l’utérus la source de leurs affections physiques et mentales (comme l’hystérie, dont le nom provient du mot grec hystera signifiant « utérus »).

La première comparaison systématique des caractéristiques sexuelles secondaires des hommes et des femmes est parue en 1894. Son auteur, le médecin britannique Havelock Ellis, voulait répertorier les différences pour étudier l’impact du sexe sur la psychologie (il devint un des fondateurs de la sexologie). Néanmoins, pendant la majeure partie du XXe siècle, la recherche biomédicale s’est concentrée sur des cohortes d’hommes sous prétexte que les cycles hormonaux féminins entraîneraient une trop grande variabilité expérimentale. En conséquence, la plupart des médicaments ont été développés et testés uniquement sur des sujets masculins, les femmes étant traitées comme des minihommes, avec des doses de médicaments uniquement adaptées à leur taille et à leur poids Sans surprise, les femmes sont deux fois plus sujettes à des réactions indésirables aux médicaments prescrits et nombre d’entre eux ont dû être retirés du marché en raison d’effets secondaires graves et imprévus chez elles Et on est encore loin de prendre en compte les spécificités de la vie biologique d’une femme, de la prépuberté à la ménopause. Aujourd’hui encore , de multiples études sont réalisées exclusivement sur des hommes Néanmoins, on observe une prise de conscience croissante de l’importance d’y inclure les femmes, tant dans les phases cliniques que précliniques. En 2019, par rapport à 2009, près de deux fois plus d’articles de recherche biomédicale ont adopté une telle pratique Aux États - Unis , cette prise de conscience s’est traduite par des directives rendant obligatoire l’intégration des femmes dans les études Ainsi, en 1993, les Instituts

LES AUTEURS

AGNESE LODA chercheuse en postdoctorat au Laboratoire européen de biologie moléculaire (EMBL), à Heidelberg, en Allemagne

JAMES CLELAND chercheur en postdoctorat à l’EMBL et au Centre allemand de recherche sur le cancer, à Heidelberg

américains de santé (NIH) ont mis en œuvre une « politique d’inclusion des femmes dans la recherche clinique » – et aujourd’hui , elles comptent pour environ la moitié des participants aux études cliniques de ces instituts. Puis, en 2016, face au retard de la recherche préclinique sur modèles cellulaires et animaux, les NIH ont introduit une « politique sur le sexe en tant que variable biologique », qui impose aux chercheurs d’inclure –  et de comparer explicitement – les hommes et les femmes dans toutes les études précliniques, sauf s’il existe une très bonne raison de ne considérer qu’un seul sexe. En Europe, ce n’est pas encore obligatoire, mais les directives de la Commission européenne et de diverses agences gouvernementales, dont la Haute Autorité de santé en France, suggèrent que ce sera bientôt le cas

LE SEXE SE REFLÈTE

DANS CHAQUE ORGANE

De fait, à mesure que l’on se penche sur les différences physiologiques entre hommes et femmes, on s’aperçoit qu’elles sont bien plus profondes qu’on ne le pensait On connaissait depuis longtemps celles des gonades – les ovaires et les testicules –, de l’appareil génital et des autres caractères sexuels secondaires. Mais ces dernières décennies, on en a identifié dans tout le corps à l’échelle moléculaire, avec des implications pour le fonctionnement des tissus et des organes. En fait, en grande partie grâce aux nouvelles technologies génomiques, il apparaît que la plupart des organes – sinon tous – diffèrent dans une certaine mesure entre les sexes au niveau de l’expression des gènes Et comme chaque organe est, de façon directe ou indirecte, couplé fonctionnellement au reste du corps, il n’est pas surprenant que les fonctions physiologiques associées présentent un fort dimorphisme sexuel. Par exemple, les hommes ont tendance à avoir une tension artérielle plus élevée, une masse musculaire plus importante et une plus grande capacité respiratoire,

EDITH HEARD professeure au Collège de France et directrice générale de l’EMBL, où elle dirige aussi l’équipe « Mécanismes épigénétiques dans le développement et la maladie »

QU’EST-CE QUE LE SEXE ?

Il est particulièrement important de définir le sexe et le genre lorsqu’on s’intéresse aux biais physiologiques et pathologiques liés au sexe. Le genre est une construction socioculturelle humaine qui définit les individus comme des hommes, des femmes, des personnes non binaires, trans ou d’autres identités. Le sexe se réfère au sexe biologique. Dans sa définition la plus stricte, il dépend du type de gamètes (ovules ou spermatozoïdes) produits par un individu. En pratique, le terme « sexe » est souvent utilisé de manière plus large pour distinguer les individus en fonction de caractéristiques anatomiques comme leurs gonades (testicules ou ovaires) et les hormones qui en résultent (testostérone ou œstradiol), et pas seulement les gamètes formés. Cependant, il est de plus en plus reconnu qu’au-delà du « sexe gonadique », chaque cellule du corps possède son propre ensemble de chromosomes sexuels (XX, XY ou des variations) et donc un « sexe chromosomique » intrinsèque. Dès le début du développement embryonnaire, le sexe chromosomique détermine si les cellules des gonades indi érenciées se transformeront en testicules ou en ovaires et, par conséquent, le « sexe phénotypique » global d’un individu. Aujourd’hui, il est de plus en plus clair que le sexe chromosomique influence profondément la physiologie des cellules, des tissus et des organes indépendamment du sexe gonadique. En somme, des manifestations chromosomiques, gonadiques et phénotypiques du sexe, distinctes mais étroitement

liées, déterminent si un individu est mâle, femelle ou intersexe. La détermination du sexe est un processus décisionnel : chaque embryon précoce présente tous les organes primordiaux nécessaires pour devenir mâle ou femelle, et seule une des deux voies sera activée. Mais cette décision – peut-être la plus importante de notre vie – ne se joue pas à pile ou face. Si de nombreux détails moléculaires de ce processus ont été découverts ces dernières années, on doit une grande partie de notre compréhension aux travaux fondamentaux que le biologiste français Alfred Jost, professeur au Collège de France, à Paris, a menés dans les années 1940. Jost a observé que l’ablation chirurgicale des gonades d’embryons de lapins au milieu de la gestation produisait une progéniture exclusivement féminine sur le plan phénotypique. Il a ensuite montré que les testicules en développement sécrètent deux hormones clés qui stimulent la formation des canaux reproducteurs et des organes génitaux mâles et répriment celle de l’anatomie femelle correspondante. Ces expériences prouvaient que la détermination du sexe phénotypique est une conséquence directe de celle du sexe gonadique. Aujourd’hui, on sait que l’expression d’un gène du chromosome Y nommé SRY déclenche la di érenciation des gonades en testicules. Jusqu’à ces dernières années, on supposait que les gonades XX adoptaient passivement l’identité ovarienne, mais des preuves récentes suggèrent qu’au moins un facteur analogue à SRY est à l’œuvre dans la di érenciation des gonades en ovaires.

tandis que les femmes résistent mieux aux infections et stockent la graisse plutôt sous la peau qu’autour des organes

Longtemps, on a considéré les hormones que synthétisent les gonades – en particulier la testostérone et l’estradiol –comme les principaux moteurs des différences physiologiques entre les sexes. Mais il est de plus en plus clair que les chromosomes sexuels jouent aussi un rôle important qui dépasse la détermination de la gonade au cours du développement précoce L’un des principaux défis dans ce domaine a donc été de distinguer les contributions des hormones gonadiques et des chromosomes sexuels aux phénotypes liés au sexe

Utile dans de nombreux contextes, l’ablation des gonades – ou gonadectomie – chez des modèles animaux s’est avérée inefficace pour le relever, car les hormones libérées dans la circulation sanguine avant l’opération ont des effets à long terme. En revanche, le modèle de souris FCG, mis au point en 2002, a changé la donne (voir l’encadré page 28). Comme tout modèle animal, on doit l’utiliser avec prudence, car la manipulation génétique qu’il implique est susceptible de produire des effets collatéraux, mais il a mené à des dizaines de découvertes fondamentales En grande partie grâce à ce modèle se dessine une compréhension beaucoup plus globale de la façon dont le sexe influe sur les maladies. Jusqu’à récemment, on se focalisait sur les différences environnementales : les hommes fument davantage que les femmes, boivent plus d’alcool, s’exposent davantage au soleil… Aujourd’hui, on se rend compte que les différences physiologiques entre sexes et face aux maladies sont déterminées par une combinaison de facteurs environnementaux (dont sociétaux), hormonaux et génétiques

Les facteurs environnementaux sont variés Par exemple, l’alimentation et ses effets sur le microbiote intestinal entraînent parfois des réponses différentes aux vaccins selon le sexe Et pour un nombre équivalent de cigarettes fumées, les femmes affichent un risque plus élevé de cancer du poumon et de maladie coronarienne Des études ont même montré que les expériences sociales affectent différemment la biologie selon le sexe Ainsi, des expérimentations sur des rats ont mis en évidence que des femelles ayant vécu isolées plusieurs jours pendant l’adolescence présentent une réponse biologique au stress plus élevée que des mâles ayant subi le même traitement.

L’INFLUENCE CONSIDÉRABLE DES HORMONES

Le rôle des hormones sexuelles, quant à lui, se précise Plusieurs études ont démontré qu’elles contribuent largement au dimorphisme sexuel observé face à de nombreux troubles comme l’obésité, l’hypertension et le

CES GÈNES QUI ÉCHAPPENT

Bien que les cellules des femmes portent deux chromosomes X et celles des hommes, un seul, elles expriment toutes à peu près la même quantité de gènes du X grâce à un processus qui inactive, dans chaque cellule de la femme, l’un des deux chromosomes X. Toutefois, 20 à 30 % des gènes de l’exemplaire inactivé échappent à ce processus. Environ 4 à 11 % d’entre eux résistent dès le début du processus et sont exprimés dans la majorité des tissus, tandis qu’au moins 25 % sont d’abord inactivés, puis réactivés de manière variable selon les tissus et les individus. Dans certains cas, l’échappement est probablement le fruit de l’évolution. Par exemple, les chromosomes X et Y comportent une portion homologue ancestrale – la « région pseudoautosomique » ou PAR –. Les gènes de cette région sont exprimés par tous les chromosomes sexuels, tant chez les femmes que chez les hommes, et sont indispensables à la production

Gènes sujets à l’inactivation du chromosome X

Inactivation biaisée dans toutes les cellules

À L’INACTIVATION DU CHROMOSOME X

des spermatozoïdes. Ils seraient des reliques de réarrangements des chromosomes sexuels survenus dans la lignée des mammifères. D’autres gènes hors de la région PAR, parce que très sensibles aux modifications de leur dosage dans les cellules, ont été conservés sur les chromosomes X et Y au cours de leur évolution et sont aussi exprimés par tous les chromosomes sexuels. Nommés « paires X-Y », ils ont souvent divergé, car ils ne subissent aucun brassage génétique. Ils ont ainsi donné naissance à di érentes isoformes de protéines, aux fonctions parfois distinctes selon les sexes. Ces gènes sont tous impliqués dans des processus essentiels comme la régulation de l’activité d’autres gènes. Leurs di érences d’expression d’un tissu à l’autre selon les sexes sont donc susceptibles d’introduire un biais dans l’expression des gènes. C’est le cas de KDM6A, qui échappe à l’inactivation dans tous les contextes examinés et tend à être davantage

Gènes qui échappent à l’inactivation du chromosome X

Inactivation aléatoire et et et Dans tous les tissus

diabète Dans le cas de l’obésité, les œstrogènes protègent les femmes préménopausées du développement de la maladie, tandis que les femmes ménopausées et les hommes sont plus exposés aux complications métaboliques associées à cette pathologie –  des résultats qu’ont confirmés des études sur des souris, dans lesquelles les mâles étaient davantage enclins à prendre du poids que les femelles, sauf quand ces dernières avaient subi une ovariectomie : la protection spécifique des femelles contre la prise de poids disparaissait alors. Les œstrogènes se sont aussi révélés protecteurs contre les maladies cardiovasculaires,

Dans certains tissus

exprimé dans les tissus des femmes. Ce gène code une enzyme, UTX, qui, par une action épigénétique, régule l’expression de nombreux gènes sur le chromosome X et au-delà, notamment dans des cellules immunitaires. Mais tous les gènes qui échappent à l’inactivation n’ont pas d’homologue ancestral sur le chromosome Y. En fait, la majorité ne sont actifs que dans certains tissus, de façon variable, ou chez certains individus, ou dans des contextes pathologiques. Leur activation confère-t-elle un avantage aux femmes ou est-elle le résultat d’une inactivation ine cace du chromosome X, à l’e et potentiellement néfaste ? La question, toujours ouverte, est de plus en plus étudiée, car le dosage plus élevé de ces gènes chez les femmes est probablement un déterminant crucial des di érences liées au sexe, tant physiologiques que pathologiques, comme cela a déjà été observé dans certaines maladies auto-immunes (voir l’encadré page 29)

Chromosome X actif

Chromosome X inactivé

Cellule

Gène non muté

Gène muté

Gène muté exprimé

En général, l’inactivation du chromosome X (ICX) touche aléatoirement un chromosome X de chaque cellule, si bien qu’un gène muté présent sur l’un d’eux est exprimé ou non selon les cellules A . Mais il arrive que l’ICX soit biaisée et se concentre sur un chromosome. Les femmes expriment alors seulement le gène normal ou seulement le gène muté B . De plus, des gènes mutés sont susceptibles d’échapper à l’ICX. Quand la mutation touche un gène qui échappe toujours à l’ICX, le gène muté est exprimé dans toutes les cellules C . Quand elle touche un gène dont l’échappement varie selon les tissus, celui-ci n’est exprimé que dans certains organes D .

car leur déclin pendant et après la ménopause coïncide avec un risque plus élevé de développer ces pathologies chez les femmes , qui devient similaire à celui des hommes. Toutefois, même s’il a été prouvé que les œstrogènes ont un impact positif – à la fois protecteur et réparateur – sur la fonction cardiaque, d’autres facteurs sont susceptibles de contribuer au biais sexuel de prédisposition aux maladies cardiovasculaires (et, finalement, à un arrêt cardiaque), car la prise d’œstrogènes de remplacement à la ménopause entraîne parfois des effets cardiaques négatifs (en plus d’un risque accru de développer un cancer du sein).

LES MALADIES ONT UN SEXE

Les di érences entre les sexes ne se limitent malheureusement pas à la physiologie. La prédisposition et l’évolution de nombreuses maladies humaines sont aussi biaisées. C’est le cas des dix principales causes de décès recensées par l’Organisation mondiale de la santé : cardiopathie ischémique, accident vasculaire cérébral, bronchopneumopathie chronique obstructive, infections aiguës des voies respiratoires inférieures, cancer du poumon, maladie d’Alzheimer, diabète, maladies rénales, tuberculose… Même le Covid-19, la deuxième cause de décès dans le monde

Maladies auto-immunes

Ces pathologies, qui concernent environ 10 % de la population dans les pays occidentaux, sont dues à un dysfonctionnement du système immunitaire. Celui-ci se met à attaquer les cellules saines de l’organisme comme si elles étaient défectueuses ou pathogènes. On en compte quelque 80, parmi lesquelles le diabète de type 1, la sclérose en plaques, le lupus et la polyarthrite rhumatoïde. Toutes maladies confondues, quatre patients diagnostiqués sur cinq sont des femmes. Et dans le cas du syndrome de Sjögren, qui provoque une sécheresse des yeux, de la bouche et des muqueuses, elles constituent même 95 % des personnes atteintes.

Insu isance rénale chronique

Cette altération progressive des reins touche plus de femmes, chez qui elle se manifeste particulièrement à partir de la ménopause. En revanche, le risque que la maladie progresse jusqu’à un stade terminal est plus élevé chez les hommes.

Obésité

En moyenne sur tous les continents, davantage de femmes sont obèses. Au repos, elles stockent plus de lipides que les hommes et ont plus de di icultés à s’en débarrasser en pratiquant un sport. Cette propension à stocker des graisses augmente le risque d’obésité. Dans de multiples pays, l’obésité abdominale associée à un syndrome métabolique touche aussi davantage les femmes que les hommes.

en 2021, est sexué, les hommes représentant environ 55 % des cas confirmés et 57 % des décès en France (chi res de 2022). Les maladies auto-immunes sont particulièrement biaisées, de même que les cancers (voir l’encadré page 30). Les maladies neurologiques n’y échappent pas non plus : de nombreux troubles psychiatriques et neurologiques concernent préférentiellement un sexe, ce qui est peu surprenant compte tenu des nombreuses di érences documentées de structure, de chimie et de fonctionnement du cerveau. Ci-dessous quelques exemples des biais observés.

Troubles anxieux et dépression

Les troubles anxieux et la dépression – les maladies psychiatriques les plus courantes – sont environ deux fois plus fréquents chez les femmes.

Maladie d’Alzheimer

Deux patients sur trois sont des femmes et le risque de développer la maladie est deux fois plus élevé chez elles. Une explication simple est que les femmes ont tendance à vivre plus longtemps que les hommes. Il est aussi possible que les di érences d’éducation entre hommes et femmes aujourd’hui âgés jouent un rôle dans l’écart observé. En revanche, les hommes atteints ont tendance à décliner davantage et à mourir plus vite.

Bronchopneumopathie chronique obstructive

Cette maladie pulmonaire caractérisée par une obstruction chronique des voies respiratoires a ecte plus gravement les femmes, qui sou rent d’une dyspnée (essou lement) plus importante. Historiquement connue pour toucher davantage les hommes, elle entraîne aujourd’hui plus de décès de femmes que d’hommes.

Ostéoporose

Cette maladie métabolique des os caractérisée par une perte de densité osseuse touche davantage les femmes. En revanche, les hommes atteints sont plus fréquemment invalides et en meurent plus souvent.

Accidents vasculaires cérébraux

Deuxième cause non infectieuse de mortalité dans le monde, ils surviennent plus fréquemment chez les hommes, mais ont tendance à laisser davantage de séquelles aux femmes.

Autisme

Trois enfants autistes sur quatre sont de sexe masculin.

Tuberculose

Cette maladie touche davantage les hommes. Ces derniers répondent aussi moins bien au traitement que les femmes.

Maladie de Parkinson

Les hommes ont un risque deux fois plus élevé de développer la maladie de Parkinson, mais celle-ci est plus susceptible d’être mortelle et de progresser vite chez les femmes.

Asthme

Cette maladie est davantage exacerbée et plus fréquente chez les jeunes garçons que chez les jeunes filles, mais cette tendance s’inverse nettement après l’adolescence et à l’âge adulte.

Pneumonie et autres infections respiratoires

Les hommes sont davantage susceptibles de développer une inflammation aiguë à la suite d’une infection des voies respiratoires.

Cardiopathies ischémiques

Dans la plupart des sociétés occidentales, les cardiopathies ischémiques – la première cause de mortalité dans le monde – se développent en moyenne sept à dix ans plus tard chez les femmes que chez les hommes. Avant la ménopause, les femmes ont moins d’hypertension et des niveaux lipidiques plus faibles que les hommes du même âge, mais cela s’inverse à un âge plus avancé.

Stéatohépatite non alcoolique

Cette maladie, due à une surcharge de graisse dans le foie sans rapport avec la prise d’alcool, est la cause principale de maladie chronique du foie (fibrose, cirrhose, cancer…) en Europe. Elle touche davantage les hommes que les femmes.

Diabète de type 2

Cette maladie touche di éremment les hommes et les femmes selon leur stade de vie reproductive. Avant la puberté, davantage de garçons que de filles en sou rent, alors qu’après la ménopause, ce sont les femmes qui sont plus concernées. Le diabète à tendance cétosique, une forme de diabète de type 2 liée à une déficience sévère en insuline, atteint principalement les hommes. Les femmes en développent rarement, à moins qu’elles ne soient carencées en œstrogènes.

À cause de leur rôle important dans la régulation du système immunitaire, les hormones sexuelles interviennent aussi , selon leur concentration, dans la genèse des maladies auto-immunes ou la protection contre celles-ci En particulier, les androgènes – les hormones mâles –, exercent un effet protecteur contre nombre de ces maladies chez des modèles rongeurs Des études ont en effet montré qu’une carence en testostérone est associée à une augmentation de la concentration de marqueurs inflammatoires dans le sang et à un risque plus élevé de développer une maladie auto-immune Toutefois, cette protection semble à double tranchant : d’autres travaux ont rapporté une baisse de la réponse immunitaire , liée à la concentration de testostérone dans l’organisme, lors d’infections bactériennes et virales Une découverte qui expliquerait, dans une certaine mesure, la sensibilité accrue des hommes aux infections, y compris au Covid-19. Les hormones sexuelles interviennent dans d’autres contextes encore. Par exemple, plusieurs études chez l’humain et la souris montrent qu’elles jouent un rôle dans l’augmentation de la vulnérabilité des femmes aux troubles psychiatriques comme l’anxiété et la dépression Et diverses recherches suggèrent aussi que les androgènes favorisent l’apparition d’un cancer du foie, ainsi que les phénotypes agressifs de cette maladie.

DES CHROMOSOMES SEXUELS DÉSÉQUILIBRÉS

Enfin, longtemps négligée à côté des facteurs environnementaux et hormonaux , la contribution des chromosomes sexuels attire désormais l’attention L’humain possède en général, dans chaque cellule de l’organisme, 23  paires de chromosomes Dans chacune, un chromosome est hérité de la mère, l’autre du père C’est également le cas pour la paire de chromosomes sexuels, la seule qui diffère entre les sexes . Chez l’humain , la plupart des hommes portent un chromosome X et un Y et la quasi-totalité des femmes, deux X . Les chromosomes sexuels des humains et, plus largement, des mammifères sont issus d’une paire d’autosomes (les chromosomes non sexuels). Au fil de l’évolution, du fait de la reproduction sexuée, des mutations déterminantes pour le sexe se sont accumulées sur un seul autosome d’une paire ancestrale, dont la version actuelle – le Y – n’est présente que chez les mâles, tandis que les femelles ont conservé la paire originale. Les gènes ainsi apparus sur le chromosome Y ont conduit à la détermination génétique des sexes et à la différenciation des gonades Toutefois, le chromosome Y est devenu si différent du X que cela a entraîné un déséquilibre critique entre les sexes sur le plan de l’expression des gènes du X : avec deux X ,

DEUX MODÈLES, HUIT GÉNOTYPES

Les chromosomes sexuels établissent des di érences entre les sexes de deux façons : en modulant la sécrétion d’hormones dans les gonades et en produisant des caractéristiques spécifiques dans les tissus non gonadiques. Distinguer ces e ets est un défi, car cela nécessite des modèles qui séparent clairement les deux contributions. Le modèle de souris FCG (four core genotypes), mis au point en 2002 par les équipes de Paul Burgoyne, à l’Institut britannique de recherche médicale, à Londres, et d’Arthur Arnold, à l’université de Californie à Los Angeles, répond à cette attente. Les chercheurs déplacent SRY – un gène du chromosome Y qui déclenche chez l’embryon la di érenciation des gonades en testicules – dans un chromosome non sexuel. Par croisement, ils obtiennent ainsi des souris XX et XY avec des testicules (des mâles gonadiques) ou des ovaires (des femelles gonadiques), ce qui permet d’étudier l’impact de la composition des chromosomes sexuels (XX ou XY) indépendamment des gonades. Toutefois, il reste impossible de déterminer si les e ets obtenus sont dus au chromosome X ou au Y. Pour ce faire, on complète l’étude avec le « modèle XY* ». Fondé sur une mutation de la région pseudoautosomale du chromosome Y (PAR, la seule région homologue à une portion du chromosome X), ce modèle donne naissance à des femelles gonadiques XX et XO (avec un seul chromosome X) et à des mâles gonadiques XY et XXY, de sorte qu’on peut étudier l’e et du dosage du chromosome X en comparant des femelles XX et XO ou des mâles XY et XXY, et celui de la présence de Y

Modèle FCG

en comparant XO à XY et XXY à XX. Historiquement, les souris FCG servaient à étudier les di érences sexuelles dans le cerveau et le comportement, mais au fil des ans et couplées au modèle XY*, elles ont conduit à la découverte d’e ets des chromosomes sexuels sur l’auto-immunité, le vieillissement, les maladies cardiovasculaires, le métabolisme et la maladie d’Alzheimer. Dans ce dernier cas, des études ont révélé que le nombre de chromosomes X influe sur la gravité des symptômes : quelles que soient leurs gonades, des souris XY présentent des déficits plus graves que des souris XX, tandis que l’ajout d’une copie du chromosome X confère une résilience à la fois aux mâles XY et aux femelles XO. Bien sûr, les di érences entre hommes et femmes face à la maladie d’Alzheimer sont plus complexes, car interviennent aussi des aspects environnementaux et sociétaux, mais cela montre l’importance de prendre en compte tous ces facteurs. Il est aussi apparu que la composition des chromosomes sexuels contribue à la di érence de stockage des graisses dans le corps entre hommes et femmes : cet e et dépend du nombre de copies du chromosome X et, plus précisément, de l’activité d’un gène qui échappe à son inactivation : KDM5C. Le dosage de ce gène, qui code une enzyme régulant l’activité de nombreux gènes, s’est révélé jouer un rôle critique dans l’expansion du tissu graisseux. Autre exemple, enfin, des études sur la longévité fondées sur le modèle FCG ont montré que les souris XX vivent plus longtemps que les souris XY, quelles que soient leurs gonades.

Modèle XY*

les femelles portent deux fois plus de gènes de ce chromosome que les mâles. Or celui-ci, particulièrement grand , comporte plus de 1 000  gènes, et produire une double dose des molécules qu’ils codent ne serait pas viable Mais l’évolution a fourni une solution : un processus épigénétique – c’est-à-dire qui modifie l’expression des gènes sans changer leur

séquence d’ADN – inactive l’un des deux chromosomes X dans chaque cellule de tous les mammifères femelles

Ce processus , nommé « inactivation du chromosome X » (ICX), survient tôt au cours du développement embryonnaire –  chez les femmes, mais aussi chez les hommes porteurs de plus d’un chromosome X ( comme ceux atteints du syndrome de Klinefelter, qui en ont deux voire plus) et les femmes ayant plus de deux chromosomes X Il permet ainsi aux embryons porteurs de copies supplémentaires de survivre tout au long du développement, ce qui explique pourquoi, chez l’humain, les anomalies chromosomiques dues à un excès de chromosomes sexuels sont les plus courantes et les mieux tolérées

Il n’est cependant pas efficace à 100 % : certains gènes du chromosome X inactivé lui échappent pendant le développement ou plus tard, dans la vie adulte, et restent actifs (voir l’encadré page 25) Ce sont précisément ces processus d’ICX et d’échappement qui, ces dernières années, se sont révélés contribuer largement aux différences tant physiologiques que pathologiques entre hommes et femmes

DES FEMMES MOSAÏQUES

En fait, la façon dont les individus des deux sexes expriment les gènes du chromosome X joue un rôle essentiel dans l’établissement de leurs spécificités face aux maladies Le chromosome X humain porte 867 gènes codant des protéines, dont les mutations sont responsables d’au moins 533  maladies touchant les tissus reproductifs ou non comme le cerveau,

À VOIR

Biais liés au sexe dans la susceptibilité aux maladies : causes génétiques et épigénétiques

Le cours d’Edith Heard au Collège de France en 2023, disponible en vidéo sur le site de l’institution.

https://tinyurl.com/2ea268st

LE GÈNE DU X QUI FAVORISE LE LUPUS

Le lupus érythémateux systémique – ou lupus – est une maladie auto-immune chronique caractérisée par une inflammation qui touche de nombreux organes. Le risque de développer cette pathologie est 9 fois plus élevé chez les femmes que chez les hommes, 15 fois plus élevé chez les hommes Klinefelter (qui ont plusieurs chromosomes X) et 25 fois plus élevé chez les femmes atteintes du syndrome du triple X (qui ont trois X). En revanche, les femmes qui ont un syndrome de Turner (perte d’un X) sont rarement atteintes. Plusieurs indices laissent penser qu’un gène du chromosome X en particulier, TLR7, intervient dans la susceptibilité à cette maladie. Ce gène code un récepteur impliqué dans l’inflammation qui se déclenche en réaction aux infections, mais lorsque son expression est mal régulée, le système immunitaire se retourne contre l’organisme et une inflammation incontrôlée se produit. Or, chez la souris, on observe que la suppression de ce gène entraîne une protection contre les symptômes du lupus. À l’inverse, des souris mâles munies de copies supplémentaires du gène développent spontanément la maladie. De plus, des études ont montré que dans les cellules immunitaires des femmes, mais aussi des hommes Klinefelter et des femmes atteintes du triple X, TLR7 échappe à l’inactivation du chromosome X et que plus il est exprimé, plus la réaction inflammatoire est forte, ce qui suggère qu’un e et de dosage dû à son échappement contribue à la prédisposition au lupus.

le sang, le cœur, le foie, les reins, la rétine, la peau et les dents. Les hommes n’en ayant qu’une copie , les embryons atteints d’une maladie génétique due à une mutation de ce chromosome sont plus souvent non viables s’ils sont mâles et, dans la majorité des cas, les individus mâles sont plus sévèrement touchés car 100 % de leurs cellules expriment les gènes mutés à l’origine de la maladie En revanche, en raison de l’ICX , les femmes sont une mosaïque des gènes de leurs chromosomes X , car dans chaque cellule de leur corps seul le chromosome X hérité de la mère ou celui hérité du père est actif. En général, ce mosaïcisme disparate les protège de l’apparition de maladies liées au chromosome X ainsi que de leurs formes graves, car en moyenne, si la mutation délétère ne touche qu’un chromosome X , au moins 50 % des cellules l’auront inactivée, tandis que les 50 % restants exprimeront la copie normale du gène. Dans de nombreux cas, les cellules dans lesquelles la version normale du gène est exprimée bénéficient même d’un avantage sélectif au cours du développement ou plus tard dans la vie adulte, ce qui conduit à différents degrés de ce que l’on appelle l’« inactivation biaisée du chromosome X », susceptible d’aboutir à la perte totale des cellules exprimant les gènes mutés responsables de la maladie Le degré du biais et le moment où il apparaît dépendent de la gravité de la mutation du chromosome X pour le développement, mais en général ce processus fonctionne comme un mécanisme de sauvegarde qui, chez les femmes, évite la manifestation de la maladie associée à la mutation Ainsi , les femmes porteuses de mutations pathologiques sur un chromosome X ne présentent souvent aucune anomalie clinique

Les mutations responsables de la déficience intellectuelle liée au chromosome X l’illustrent bien. Ces mutations, qui expliquent la plupart des retards mentaux héréditaires, car nombre de gènes de ce chromosome sont fortement exprimés dans le cerveau, frappent plus durement les hommes, car ils n’ont qu’un seul chromosome X Chez les femmes atteintes , en revanche, l’ICX est souvent biaisée : les mutations pathologiques se trouvent davantage sur le chromosome X inactivé, si bien que les cellules expriment plutôt les gènes non mutés de l’autre chromosome X , ce qui les protège.

Il existe aussi des cas où les femmes sont protégées même sans biais de l’ICX , par exemple lorsque les mutations affectent des protéines que les cellules sécrètent, comme dans la maladie de Hunter, où le défaut de production d’une enzyme sécrétée perturbe le fonctionnement des lysosomes, les compartiments qui digèrent et recyclent les molécules de la cellule Dans de tels cas, la production de protéines normales par des cellules portant le

POURQUOI NOMBRE DE CANCERS TOUCHENT DAVANTAGE LES HOMMES

Plusieurs cancers touchant des organes non reproducteurs présentent des di érences selon le sexe. En fait, même si le cancer du sein, qui touche en majorité des femmes, est la forme de cancer la plus répandue dans le monde, les hommes ont un risque 19 % supérieur de développer un cancer et 43 % plus élevé d’en mourir. Plusieurs indices laissent penser que le chromosome X inactivé joue un rôle déterminant dans ces di érences. En 2015, l’équipe de l’une de nous (Edith Heard), alors à l’institut Curie, à Paris, a ainsi montré que chez les femmes atteintes d’un cancer du sein, l’inactivation du chromosome X est instable dans les tumeurs mammaires primaires.

Le cancer du sein frappe en grande majorité des femmes. Seuls environ 0,5 à 1 % des patients sont des hommes.

Le cancer de la thyroïde est environ trois fois plus fréquent chez la femme.

variant normal du gène sur le chromosome X actif suffit à compenser l’effet de la mutation Néanmoins, il arrive que le mosaïcisme confère un désavantage aux femmes C’est le cas avec les mutations à l’origine de la dysplasie craniofrontonasale, une maladie rare où c’est la présence, dans les tissus, de cellules exprimant la protéine mutée et d’autres exprimant la protéine normale qui donne lieu aux manifestations de la maladie plutôt que la perte totale de sa fonction chez les hommes. C’est aussi le cas de l’épilepsie de la femme avec déficience intellectuelle, un syndrome rare dû au fait qu’un des deux chromosomes X produit une version anormale d’une protéine impliquée

Plus récemment, une autre étude a mis en évidence qu’une augmentation de l’expression du gène MED14 – qui échappe parfois à l’inactivation du chromosome X –dans des cellules souches mammaires humaines favorise la tumorigenèse. Une étude américaine chez la souris a par ailleurs montré que la réactivation des gènes du chromosome X inactivé dans le sang des femelles entraîne le développement d’un cancer hématologique. Dans l’ensemble, ces données suggèrent qu’un dosage déséquilibré de l’expression des gènes du chromosome X favoriserait la prolifération de cellules cancéreuses et qu’à l’inverse l’inactivation du chromosome X chez les femmes les protège de certains cancers. En 2016,

une équipe de la faculté de médecine de l’université Harvard, aux États-Unis, a par ailleurs proposé que des gènes qui échappent à l’inactivation les protègent aussi contre les cancers. En examinant les mutations trouvées dans plus de 4 000 cancers de 21 types connus pour présenter un biais lié au sexe, elle a montré que plusieurs a ectaient de tels gènes, par ailleurs connus comme suppresseurs de tumeurs. Chez les hommes, qui n’ont qu’un chromosome X, une mutation de ces gènes – baptisés Exits – serait davantage susceptible de conduire à la perte de leur fonction protectrice et de favoriser la tumorigenèse. Chez les femmes, le risque serait plus faible puisqu’il faudrait qu’un gène Exits subisse une mutation critique sur chacun des chromosomes X.

Le glioblastome multiforme, le cancer cérébral le plus fréquent et le plus agressif chez l’adulte, touche 1,6 fois plus d’hommes et progresse plus vite chez eux. Une étude américaine encore non validée par les pairs suggère que des gènes qui échappent à l’inactivation du chromosome X dans la microglie – une population de cellules qui constitue la principale défense immunitaire du cerveau – favorisent ce biais.

Le cancer du poumon a ecte environ deux fois plus d’hommes et est deux fois plus mortel pour eux.

Le cancer du foie touche environ trois fois plus d’hommes et est trois fois plus mortel pour eux.

Le cancer de l’œsophage est environ trois fois plus fréquent et mortel chez les hommes.

Le cancer de l’estomac est approximativement deux fois plus fréquent et mortel chez les hommes.

Le cancer de la vessie a une incidence et une mortalité environ quatre fois plus élevées chez les hommes.

dans la communication neuronale, qui perturbe celle avec les neurones normaux Malgré tous ces exemples frappants, les chromosomes sexuels ont longtemps été exclus d’une grande partie des études de génétique humaine à cause de la complexité des profils d’expression des gènes des chromosomes X chez les deux sexes C’est le cas des études d’association à l’échelle du génome (GWAS), dont l’objectif est de détecter, au sein des populations humaines, des variants géniques corrélés à des traits humains spécifiques, y compris les maladies. Les scientifiques n’ont commencé à concevoir des études GWAS tenant compte du sexe que récemment Cela nécessite une

taille d’échantillon suffisante pour stratifier l’analyse par sexe , condition que de nombreuses études GWAS antérieures ne remplissent malheureusement pas. Néanmoins, même si l’intégration des chromosomes sexuels dans les études GWAS reste difficile, la nécessité de les inclure fait de plus en plus consensus et a abouti à la mise en œuvre d’outils sur mesure pour leur analyse, qui sont de plus en plus utilisés. Leur usage a conduit à l’identification de plusieurs régions du chromosome X liées à des traits et à des maladies. En particulier, il a mis en évidence, sur le chromosome X , des gènes contribuant à l’héritabilité de traits complexes qui restaient jusqu’alors partiellement expliqués, comme la taille ou le niveau d’insuline à jeun

LA PISTE DU CHROMOSOME X INACTIVÉ

S’il reste beaucoup à faire, le rôle du chromosome X inactivé dans la susceptibilité aux maladies se précise. En particulier, des troubles humains causés par la perte ou le gain de chromosomes sexuels, comme les syndromes de Turner et de Klinefelter, ont déjà clairement démontré le rôle direct d’un ou plusieurs chromosomes X inactifs dans l’établissement des différences entre les sexes. Le syndrome de Turner, qui touche une nouveau-née sur 2 000, résulte de la perte totale ou partielle d’un chromosome X – on note alors le sexe XO . La très grande majorité des embryons XO sont spontanément avortés et les quelques femmes qui survivent avec une seule copie du chromosome X sont très souvent des mosaïques de cellules XX et XO. Elles présentent une petite taille, une insuffisance ovarienne prématurée, une infertilité, des anomalies cardiaques et neurologiques Le syndrome de Klinefelter, qui atteint un nouveau-né masculin sur 650, est dû à la présence d’un, deux, voire trois chromosomes X supplémentaires C’est l’une des causes les plus courantes d’infertilité masculine, mais plusieurs autres caractéristiques sont associées à cette maladie, comme une grande taille, un métabolisme perturbé, ainsi que des déficits d’attention et de compétences sociales Il est cependant très probable qu’elle soit largement sous-diagnostiquée.

Les preuves sont encore rares d’une causalité directe entre l’expression de gènes qui ont échappé à l’inactivation du chromosome X et ces phénotypes, ce qui souligne la complexité du lien entre l’échappement et le phénotype Néanmoins , quelques - unes sont apparues . L’exemple le mieux caractérisé est celui du gène SHOX : des études ont montré que le dosage insuffisant de ce gène est à l’origine de la petite taille des femmes atteintes du syndrome de Turner, tandis que des copies supplémentaires de ce gène chez des hommes atteints

du syndrome Klinefelter sont associées à une taille plus élevée. Le chromosome X inactivé se révèle aussi intervenir dans la susceptibilité aux maladies auto-immunes De fait, comme les femmes dans la population générale , les hommes Klinefelter sont très sensibles à ces maladies Or des études moléculaires à l’échelle de tissus ou de cellules uniques ont montré que le chromosome X est fortement enrichi en gènes liés à l’immunité et que plusieurs d’entre eux échappent à son inactivation, particulièrement dans les cellules immunitaires C’est le cas du gène TLR7, impliqué dans la genèse et la gravité du lupus (voir l’encadré page 29), et du gène KDM6A, dont le dosage contribue aux différences sexuelles dans la prédisposition à la sclérose en plaques Enfin, plusieurs indices suggèrent que le chromosome X inactivé joue aussi un rôle dans la sensibilité aux cancers (voir l’encadré page ci-contre).

LE SEXE, UNE VARIABLE

COMME LES AUTRES

De nombreuses questions sont encore en suspens Par exemple, s’il est clair désormais que tous les biais sexuels face aux maladies ne sont pas dus aux hormones, quel est le poids de la contribution des chromosomes X inactivé et Y à ces biais ? C’est ce que nous étudions dans le cas du cancer du foie induit par l’alimentation, et c’est un véritable défi Une autre question ouverte concerne la fonction des gènes qui échappent à l’inactivation du chromosome X Jusqu’à maintenant, la majorité des études se sont concentrées sur la quantité de gènes échappés, et l’on sait peu de choses sur ce qu’ils font. Ces gènes présents sur les chromosomes X des hommes et des femmes ont-ils des fonctions différentes selon les sexes ? Établir les conséquences d’une mauvaise régulation de ces gènes chez les deux sexes aux échelles des cellules, des tissus et des individus sera une étape indispensable pour le comprendre. Néanmoins, la preuve est là, les maladies ont un sexe et il n’est plus possible de soigner sans en tenir compte Depuis quelques années, nous sommes entrés dans l’ère de la « médecine personnalisée » et, chaque jour, de nouvelles thérapies sont spécifiquement conçues pour des patients atteints d’une maladie rare Pourtant, malgré cette volonté concertée de s’éloigner des approches globales, 50 % de la population mondiale a été systématiquement négligée Il est plus que temps d’y remédier Il incombe désormais aux scientifiques de considérer le sexe comme une variable dans leurs expériences, aux cliniciens de recruter des cohortes équilibrées entre les sexes pour leurs essais et aux sociétés pharmaceutiques de mettre au point de nouvelles thérapies optimisées pour chacun d’eux n

CANCER ET Y

Chez l’homme, la perte du chromosome Y liée à l’âge dans des cellules sanguines non malignes est fréquente. Elle se produit plus vite chez les fumeurs et est associée à un risque environ 3,5 fois plus élevé de développer un cancer non hématologique. En 2023, une équipe américaine a ainsi montré que des cellules issues d’une tumeur humaine de la vessie implantées chez des souris sont davantage agressives si elles ont perdu le chromosome Y. Mais, à l’inverse, une autre étude parue la même année suggère qu’un gène de ce chromosome, KDM5D, rend le cancer colorectal plus invasif chez des souris. Il est donc essentiel de comprendre l’impact de la perte du chromosome Y dans les di érents organes.

BIBLIOGRAPHIE

A. Hauth et al , Escape from X inactivation is directly modulated by levels of Xist non-coding RNA, bioRxiv, 2024.

B. R. Migeon, X-linked diseases : susceptible females, Genet. Med., 2020.

M. Oliva et al., The impact of sex on gene expression across human tissues, Science, 2020.

B. J. Posynick et C. J. Brown, Escape from X-chromosome inactivation : An evolutionary perspective, Front. Cell Dev. Biol., 2019.

A. Dunford et al., Tumor-suppressor genes that escape from X-inactivation contribute to cancer sex bias, Nat. Genet., 2017.

P. S. Burgoyne et A. P. Arnold, A primer on the use of mouse models for identifying direct sex chromosome e ects that cause sex di erences in non-gonadal tissues, Biol. Sex Di er., 2016.

L’art de régénérer les rivières pour amplifier la vie

B. Morizot et S. Husky, Rendre l’eau à la terre. Alliances dans les rivières face au chaos climatique, Actes Sud, 2024.

Entre inondations et sécheresses à répétition, l’eau n’en fait qu’à sa tête. C’est peut-être parce que nous avons trop voulu la contrôler en canalisant les rivières désormais coupées des milieux qu’elles traversent pour y implanter villes et cultures. Dans leur livre Rendre l’eau à la terre. Alliances dans les rivières face au chaos climatique, le philosophe Baptiste Morizot et l’artiste Suzanne Husky montrent qu’en regardant vers le passé, en enquêtant sur le temps profond, on comprend que le vivant, humanité incluse, a tout à gagner à une reconnexion des cours d’eau à leur environnement. Un animal est ici une source d’inspiration, le castor. L’enjeu ? Faire face au dérèglement du climat. Mais il y a bien plus…

maître de conférences en philosophie à

LES RIVIÈRES, COMME LES CORPS, ONT UNE SANTÉ

Le livre ressemble à une rivière, avec ses méandres, ses bras multiples qui se croisent et se recroisent, et nous allons en suivre quelques-uns. Mais, auparavant, essayons de qualifier l’ouvrage de façon générale.

C’est une enquête, dans les savoirs et sur le terrain. Le livre est réalisé à quatre mains, avec l’artiste Suzanne Husky (voir son interview page 54) J’ai conçu le texte et elle a créé les aquarelles, mais ce n’est pas un manuel de philosophie illustré, c’est l’association de deux formes de pensée qui se croisent : l’une en concepts et l’autre en images. Les deux voies d’exploration contribuent, ensemble, à montrer l’invisible.

Cette enquête fait du castor une figure centrale, mais l’animal est surtout un ambassadeur pour ouvrir sur un champ plus large. Est-ce qu’on peut dire que l’enjeu est de retisser des liens avec le vivant et même de redonner la vie à la vie ?

Cette question des liens avec le vivant, omniprésente de manière diffuse dans mon travail, est bien là, mais de façon un peu singulière, car le vivant est pris sous l’angle de l’eau, l’eau continentale, l’eau douce, l’eau des rivières… pas celle

qui court dans des tuyaux, mais celle que j’appelle « eau vivante ». Cette expression n’est pas à comprendre en un sens mystique, où l’eau aurait des intentions, car on parle bien de molécules H2O, mais au sens où, et c’est la thèse forte qui émerge à la fin du livre, l’eau terrestre, l’eau que l’on boit, l’eau des rivières, s’entrelace tellement avec des dynamiques biotiques qu’elle en devient elle-même vivante, parce que son comportement n’est intelligible que dans des interdépendances avec des forces de vie, celles du végétal avec l’évapotranspiration, celles des communautés d’espèces associées aux rivières, et avec le castor, évidemment Donc en effet, une ambition de ce livre est bien de nous amener à renouer avec l’eau vivante

Commençons donc avec le castor. Est-ce qu’on peut présenter un peu l’animal ?

On sait que les deux espèces, Castor fiber, en Europe, et Castor canadensis, en Amérique du Nord, se sont séparées il y a environ 7,5  millions d’années et que les deux manifestaient des comportements de construction . On en déduit qu’un castor constructeur existait il y a 8  millions d’années , mais peut- être bien avant Ce qui m’intéresse ici n’est pas tant d’estimer l’apparition d’un

BAPTISTE MORIZOT
l’université d’Aix-Marseille
Propos recueillis par Loïc Mangin

rongeur que celle d’un comportement d’aménagement, de transformation des milieux : un animal très ancien a façonné les continents dans l’hémisphère Nord durant des millions d’années

On a oublié qu’à une époque, en Europe, il y avait des millions de castors !

À mon sens, c’est une de nos amnésies environnementales les plus profondes. Quand Homo sapiens sort d’Afrique il y a quelque 60 000 ans et débarque en Europe puis s’y répand, il arrive dans un monde qui est à beaucoup d’égards façonné par un « architecte pharaonique » qui a créé des lacs, des étangs, des marécages, des tourbières… Et la cohabitation va durer des millénaires En 2024, Shumon Hussain et Nathalie Brusgaard, de l’université d’Aarhus, au Danemark, ont montré qu’au début de l’Holocène, au sortir des grandes glaciations du Pléistocène, il y a 12 000 ans, les chasseurs-cueilleurs d’Europe du Nord ont tiré parti des écosystèmes nés de l’édification d’ouvrages par le rongeur : poisson, gibier d’eau, plantes comestibles, bois « prédécoupé »…

En Perse ancienne, sa mort était punie d’un châtiment hyperbolique, mille coups de bâton Cela semble indiquer, mais les données sont très fragmentaires, une conscience très claire de son rôle écologique. Celui-ci a également été reconnu dans certaines cultures américaines, chez les Blackfeet par exemple. Mais du fait de la quasi-éradication du castor il y a quelques siècles, on a complètement oublié son pouvoir de transformation du milieu Il a disparu dans les oubliettes du temps

Venons-en à l’effet de sa présence dans un cours d’eau. Schématiquement, il construit un ouvrage qui ralentit et retient l’eau, ce qui crée un bassin de rétention, où il sera protégé des prédateurs, où il construira sa hutte et d’où il pourra aller chercher sans trop de danger de quoi se nourrir.

C’est la partie visible. Mais j’ai l’impression qu’on peut aussi le décrire sans s’appesantir sur l’arbre qui cache la forêt, à savoir l’ouvrage En fait, l’essentiel est dans le rapport à l’eau, à son ralentissement dynamique Le castor accomplit une diversité d’aménagements, des écluses, des canaux, des chenaux… qui, ensemble, fonctionnent comme un système dont l’originalité est de contribuer au ralentissement complexe de la fuite de l’eau et donc à augmenter son temps de résidence dans le milieu, ce qui profite à la globalité des formes de vie. Le castor a ce comportement pour ses seules fins, mais simultanément, sur un

malentendu, et c’est toute la beauté de l’affaire, il crée de l’habitat pour une très grande diversité d’espèces

Pour en finir avec l’animal, on distingue celui des petites rivières, mais on le rencontre aussi dans les grands fleuves, par exemple dans la Loire, où il aurait du mal à édifier quoi que ce soit. Qu’est-ce que ça raconte ?

L’histoire est encore plus complexe, et elle implique à nouveau une amnésie environnementale D’abord, les castors ne construisent que quand ils en ont besoin Quand le cours d’eau est suffisamment profond et qu’il prodigue assez de ressources, ils n’ont aucune raison de le faire, du moment qu’ils disposent d’au moins 60 centimètres de profondeur pour ennoyer l’entrée de leur hutte

Ensuite, on oublie que les « grands fleuves » ne ressemblent plus à ce qu’ils ont été pendant des centaines de milliers d’années La Loire comme le Mississippi et bien d’autres étaient anabranches , c’est-à-dire que des bras s’en écartaient pour les rejoindre plus en aval, ce qui créait nombre de chenaux, et donc autant de zones humides vivantes, un habitat extraordinaire pour les castors

Sécheresse et inondation ne sont intelligibles que comme les deux faces d’une même pièce

Là, pas besoin de transformer, ils amplifiaient simplement les propositions de la rivière. Et sur les bras des grands fleuves, ou quand un méandre a été coupé du lit principal, on a toutes les raisons de penser qu’il y avait des castors, et des castors constructeurs qui augmentaient le temps de résidence de l’eau par leurs constructions

Vous parlez de « constructeurs », est-ce à dire qu’il y en a d’autres qui ne le sont pas ?

Cette hypothèse, proposée par Rémi Luglia , président de la Société nationale de protection de la nature, qui m’a beaucoup inspiré là - dessus , n’est pas partagée par tout le monde Ainsi, les spécialistes avec qui j’ai beaucoup travaillé, Joe Wheaton, géomorphologue à l’université d’État de l’Utah, qui préface

notre livre, ou Damion Ciotti, de l’U S Fish and Wildlife Service, à Washington, ne sont pas convaincus J’ai quant à moi l’impression qu’elle a pour elle la logique darwinienne, à savoir que dans la mesure où le comportement de construction n’est pas une création culturelle, mais qu’il a une base génétique et donc héritable, on a toutes les raisons de penser qu’il peut y avoir des variations d’un individu à l’autre. Et puisque dans l’histoire de l’éradication, on a systématiquement mis à mort ceux qui construisaient parce qu’ils nous disputaient l’usage de la terre, on peut imaginer que le variant que j’appelle « constructeur » a été contre-sélectionné au profit du variant « discret » Métaphoriquement, le castor est entré en clandestinité pendant quelques siècles parce qu’on lui refusait d’exercer son art en public

Durant cette période, on l’a chassé pour sa fourrure, pour son castoréum (une sécrétion huileuse et odorante) et ses prétendues vertus médicinales… Mais selon vous, on l’a aussi exterminé parce qu’il se permettait de transformer l’environnement à la place des êtres humains ?

Oui, à mon sens, ces deux dimensions se sont croisées, et elles sont intéressantes parce qu’elles concourent à la même histoire, celle d’un métabolisme économique qui apparaît et se structure. Au départ, c’est très clair aux États-Unis, il y a une sorte d’alliance objective terrible entre le castor mort et la naissance de l’économie capitaliste À la fin du XVIIIe siècle, John Jacob Astor devint le premier multimillionnaire de l’histoire des États-Unis grâce au commerce de fourrures, de castor essentiellement Dans son livre Once They Were Hats, la journaliste Frances Backhouse raconte que derrière la plupart des grands événements fondateurs de l’Amérique aujourd’hui mythifiés (la guerre d’indépendance, la cession de la Louisiane, la guerre franco-anglaise au Canada…) se cache le même personnage, le castor, à cause du rôle déterminant du commerce de sa fourrure

Le deuxième moment de l’histoire qui se noue, et là-dessus le travail de la spécialiste en hydromorphologie Élise Catalon est extraordinairement éclairant, tient de l’émergence de ce qu’elle appelle, avec d’autres, la « pensée aménagiste ». Au XIXe siècle, après la Révolution française, parce qu’il refuse désormais de s’inféoder à des puissances théologiques, l’humain se persuade d’être seul responsable de l’habitabilité du milieu. Disparaît alors l’acceptabilité sociale des crues, des inondations, des événements

météorologiques… et il s’ensuit une frénésie du contrôle des milieux, associée à des formes d’émancipation politique , caractéristiques des Lumières Schématiquement, avant, une crue était attribuée à la Nature ou à Dieu, et désormais, c’était la faute des pouvoirs publics.

Des logiques économiques se sont structurées autour de cette « dictature de la ligne droite », comme le dit Damion Ciotti, qui est le régime sec auquel on va mettre progressivement tout l’hydrosystème français Les rivières ont été assimilées au trait bleu des cartes, alors qu’il n’est qu’un produit historique, le fruit d’une politique systématique de leur corsetage pour les maintenir dans leur lit mineur, essentiellement parce qu’on voulait des terres plates, riches et alluviales, en oubliant que cette fertilité provenait justement de l’activité des cours d’eau À cela se sont ajoutés des enjeux de prise de terre et de pression foncière qui ont poussé les castors dans les oubliettes. Le souci est que ces rongeurs et nous, les humains, aimons les mêmes milieux. Simplement, comme dit Kevin Swift, expert en régénération des milieux humides, et mon mentor en matière de castors, ceux-ci les aiment un peu plus humides que nous. Le cœur du conflit est là

La conséquence est cette « ère du drainage » : on a coupé la rivière de l’éponge que constitue la plaine sur ses flancs ?

Oui, ces sols, normalement connectés aux rivières et riches d’une végétation et d’une faune, captent l’eau. Avec le drainage, on accélère le parcours de l’eau qui doit rejoindre le plus vite possible la mer, on assèche les terres pour l’agriculture

Parallèlement, les usages du sol éliminent son couvert végétal ainsi que sa matière organique et contribuent à ce que les éponges ne puissent pas se recharger

On crée une sécheresse structurelle en favorisant les forces de ruissellement contre l’infiltration Les premières, tendanciellement abiotiques, s’opposent à une force de la vie sous ses différents visages (arbres, prairies, champignons, faune du sol, castors…) qui font tout pour retenir l’eau pour leurs propres besoins et, plus largement, forger l’habitabilité de nos milieux

C’est une terraformation pour la vie ?

Exactement . Cette idée clé dans mon travail, qui relève de l’écologie du temps profond, a des impacts directs sur nos vies d’humains, puisque sécheresse et inondation ne sont intelligibles que comme les deux faces d’une même pièce Évidemment amplifiés par le changement climatique, ces épisodes résultent de cette déconnexion entre les rivières et la terre : puisqu’il n’y a plus d’eau dans les sols, les sécheresses frappent directement la végétation sauvage et domestique ; et lors de grosses pluies, le sol ne peut plus ralentir l’eau ni dissiper les vagues de crue qui déferlent alors en aval sur les

infrastructures humaines, avec les catastrophes qu’on connaît

Vous utilisez l’expression « temps profond », un concept important, surtout lorsqu’on parle d’amnésie, on a oublié notre passé, notre histoire évolutive et celle de la vie. Pouvez-vous développer ?

Il faut se souvenir que 99 % de l’histoire de notre espèce, c’est avant l’Histoire, née avec l’écriture. Et plus encore, l’histoire réelle du monde dans lequel on vit, c’est-à-dire du monde vivant, remonte à 3,8 milliards d’années, c’est ça le temps profond Alors, on n’est pas toujours obligé de remonter aussi loin, mais là, typiquement, quand on se penche sur les rivières, on va s’intéresser au rapport entre la vie et l’eau dans les milieux continentaux, à ce grand événement de la sortie des eaux par la vie multicellulaire et à la manière dont l’écologie historique de ces milieux s’est constituée en tissant ensemble des forces vivantes et des forces abiotiques. Et mon hypothèse dans le livre, c’est qu’il y a quelque chose comme une tendance convergente de la vie terrienne pour garder l’eau sur la terre, la retenir, la freiner, parce que toute vie vient de l’eau et qu’elle en a fondamentalement toujours besoin. Mais de fait la vie terrienne a multiplié les expériences pour « labyrinthiser » l’eau : une série de dispositifs évolutionnaires et écologiques ont alors été inventés, maintenus et favorisés tout simplement parce qu’ils amplifiaient la vie La graine végétale,

Baptiste Morizot (à droite) et Suzanne Husky (au centre) participent à l’édification d’un « ouvrage castor ».

l’amnios animal, les systèmes racinaires, les plantes vasculaires peuvent être pensés sous cet angle Cette idée philosophiquement décisive a aussi pour vocation de perturber l’imaginaire de la biologie de la conservation orientée sur la biodiversité pour qui la vie n’est qu’une liste d’espèces ou de fonctionnalités écologiques traduisibles en services écosystémiques

On imagine souvent que la manifestation la plus représentative du vivant est la prédation, la compétition ou même la symbiose En fait non, on a oublié quelque chose : l’agentivité, la manière d’agir la plus fondamentale du vivant , c’est sa capacité à produire des effets d’habitabilité pour d’autres formes de vie Et c’est particulièrement explicite sur les terres émergées, où la vie des uns aménage le monde pour celle des autres, même si ces effets d’habitabilité en arrivent aussi à exclure certaines espèces

C’est l’histoire de la grande oxygénation, quand, il y a 2,8 milliards d’années, les cyanobactéries changent complètement la chimie de l’atmosphère, l’emplissant d’oxygène, à l’origine un déchet toxique. Une cohorte colossale d’êtres vivants ne s’en est pas remise et, pourtant, ce bouleversement a rendu le monde habitable pour nous, les autres animaux, les végétaux…

Cette capacité de la vie à aménager le monde pour la vie se manifeste tout le temps, et partout C’est explicite avec le castor parce qu’il est une espèce ingénieure, mais j’évoque tous ces exemples de grenouilles africaines qui ne vivent que dans les empreintes de pas des éléphants, de crocodiles considérés comme des machines de mort qui sont en fait des ingénieurs majeurs de hotspots de biodiversité en creusant des mares… La vie en sortant des eaux pour s’établir sur les continents a multiplié les inventions pour rendre le désert habitable, en labyrinthisant l’eau autour d’elle et en elle. Et finalement, vu sous cet angle, l’ère du drainage qui a accéléré et évacué l’eau des continents n’est pas juste un problème d’aménagement du territoire un petit peu mal pensé, c’est une politique systématique qui a fait violence à la capacité des milieux vivants de terre ferme, dont les rivières, à aménager le monde pour la vie – depuis 400 millions d’années

Et donc la question qui se pose, c’est celle de la santé des rivières.

C’est important, et je voudrais dire un mot en particulier aux lecteurs de Pour la Science sur la question du rapport aux sciences. Beaucoup de scientifiques

pourraient voir trop rapidement dans cette idée de « santé des rivières » une simple métaphore, voire une complaisance mystique. Or il s’agit d’une construction de concepts philosophiques basée sur des savoirs scientifiques, et notamment un corpus en écohydrologie et en hydromorphologie qui formule depuis vingt ans le problème en ces termes

Dans la tradition occidentale, le concept de santé a été indexé fondamentalement

Un des symptômes majeurs de la dégradation des cours d’eau est la simplification de leurs verbes

Après avoir passé tant d’heures avec les rivières et à apprendre les sciences qui les décrivent, je me suis dit : « pensées comme des milieux tissés avec la communauté biotique et les dynamiques vivantes, ces rivières n’ont-elles pas elles-mêmes une santé au sens fort du terme ? » Et à l’aboutissement d’une enquête conceptuelle vraiment serrée qui m’a littéralement bouleversé philosophiquement, je suis désormais convaincu qu’il est pertinent de penser que les rivières, comme les corps, peuvent avoir une santé Certes en un sens élargi, mais qui permet de repenser la restauration des rivières non plus comme la réparation d’une machine cassée, mais comme la réactivation de processus d’autoguérison, les milieux étant capables de travailler eux-mêmes à leur régénération dès lors qu’on leur restitue les conditions nécessaires.

Avant d’explorer plus avant ce sujet, pouvez-vous expliquer comment vous définissez cette santé des rivières ?

sur le corps organique : seul un individu qui peut mourir ou être malade peut avoir une santé, à l’inverse des milieux, uniquement constitués de matière. Longtemps, j’ai appartenu à cette école, et je mobilisais parfois l’idée de forêt en pleine santé, mais à des fins plus politiques que scientifiques Joe Wheaton parle de « santé des rivières », mais, dit-il, uniquement en tant qu’analogie à but pédagogique

Le philosophe et médecin français Georges Canguilhem a été une immense inspiration Dans Le Normal et le Pathologique, paru en 1966, il affirme que la santé n’est pas quelque chose de quantifiable, qu’elle correspond plutôt à une trajectoire, un ensemble d’allures vitales Dans ce contexte, être malade, c’est ne pas pouvoir aller travailler, ne pas pouvoir se lever… La gamme de verbes que l’on peut

exprimer est réduite Or une rivière aussi a des verbes : accélérer, ralentir, s’infiltrer, percoler, se ramifier… Et l’un des symptômes majeurs de la dégradation des cours d’eau, c’est la simplification de leurs verbes Maintenant, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est couler droit comme une autoroute

Un aspect fascinant est que les verbes d’action de l’eau, associés à des types de flux, ne sont pas seulement des réalités physiques relevant de la mécanique des fluides, ce sont des habitats Les espèces vivantes habitent dans un verbe, et même plusieurs selon l’étape de leur cycle de vie. Par exemple, à un moment donné, les truites ont besoin du verbe « accélérer », parce qu’il est synonyme d’oxygénation de l’eau, et à un autre, c’est le verbe « freiner » qui importe, parce qu’il autorise la formation d’un substrat poreux nécessaire pour frayer. Les verbes, quand on regarde bien, ne sont pas une métaphore

D’ailleurs, dans le calcul de l’indice biologique global normalisé (ou IBGN), utilisé pour déterminer la qualité biologique d’un cours d’eau en matière de biodiversité d’arthropodes , on instrumente des stations choisies sur la base de couples vitesse/substrat (il faut aussi tenir compte de la profondeur). C’est une manière de dire qu’on a bien compris que

la vitesse de l’eau, c’est-à-dire le type de flux, est corrélée à des habitats spécifiques Et on constate hélas que la biodiversité se simplifie , s’homogénéise , car des verbes d’action disparaissent : les rivières sont en mauvaise santé.

Qui dit santé, dit médecine. Comment restaurer les capacités d’autoguérison des rivières ?

L’enjeu est de réactiver les processus par lesquels les milieux, les rivières, peuvent se raviver d’eux - mêmes Mais lesquels ? Dans une rivière, des myriades de processus enchâssés sont à l’œuvre, d’ordre hydromorphologique, écohydrologique , hydraulique , géomorphique… Et là , les scientifiques américains qui m’ont inspiré et formé se remémorent le temps profond des rivières et s’interrogent : par quelles forces ont- elles été façonnées ? Et ils vont imaginer le concept extraordinaire de processus clés de voûte (en particulier le géomorphologue fluvial Joe Wheaton).

De même que l’on parle d’« espèce clé de voûte » sur laquelle s’appuie un écosystème, il y a des processus clés de voûte qui, lorsqu’ils sont mutilés, entraînent la simplification à outrance d’un système, de sorte qu’il ne peut pas se régénérer. Et ces processus, lorsqu’ils sont réactivés, raniment en cascade une très grande diversité d’autres dynamiques qui donnent de la robustesse au milieu rivière. La question est alors d’identifier les processus clés de voûte d’une rivière dans l’hémisphère Nord Eh bien ce sont les dynamiques végétales autour de l’eau et, dans l’eau, le castor

On a ainsi une « force castor » et une « force forêt », qui spontanément, lorsqu’on les laisse se déployer dans un milieu rivière, font renaître une diversité de verbes d’action de l’eau.

Le temps profond est ici les 400  millions d’années de coévolution entre les forêts et les rivières dans l’hémisphère Nord, et les 8  millions d’années au moins de coévolution avec le castor Le temps profond devient un guide pour nous dire non pas que le passé est un idéal, mais sous quelles forces le monde s’est fait et donc peut se régénérer Le temps profond nous raconte la bonne histoire et pointe du doigt les processus clés de voûte à réactiver

Reste à les mettre en œuvre, à les réactiver… par la « médecine castor »

J’ai d’abord pisté pendant dix ans le castor, l’animal, qui me fascinait comme toutes les formes de vie, mais je ne voyais pas l’essentiel, parce que je ne regardais

pas les choses sous le bon angle En vérité, je n’ai commencé à comprendre ce qui se jouait que lorsque j’ai interrogé ses actions sous le prisme de l’hydromorphologie En fait, et c’est amusant, on ne voit ses capacités à hydrater les milieux et à amplifier la vie qu’en cessant de porter attention à l’animal lui-même ! Il faut se concentrer sur ses effets

Par exemple , où installe - t- il ses ouvrages ? C’est une immense question qu’au début on ne se pose pas, quand on a un œil seulement naturaliste Mais en pensant le problème sous les enjeux de la restauration des milieux, on se rend compte que ce rongeur, avouons-le, certes sympathique et mignon mais guère charismatique, a un génie hydraulique Il « sait » très bien ce qu’il fait, d’une manière ou d’une autre, et il construit souvent ses ouvrages aux endroits pertinents pour hydrater un maximum d’espace, de volume, et ça devient vraiment fascinant.

Finalement, vous dites que vous êtes « plus entré en conversation avec la rivière qu’avec l’animal » ?

Disons que je suis entré en discussion avec le milieu, la rivière, et en compréhension avec l’animal comme force écologique, et c’est vraiment un point clé. En tant qu’héritiers de la tradition moderne, nous sommes obsédés par l’échelle individuelle Et même quand on aime les animaux, c’est ce que l’on projette sur eux La personne étant la valeur politicojuridique absolue chez les humains, on a le sentiment que la meilleure façon de faire honneur aux autres animaux est de les penser comme des individus Ce faisant, on occulte que les autres animaux et les autres vivants en général sont beaucoup plus importants à l’échelle de la vie en tant que forces écologiques et maillons dans une lignée évolutive

Dès lors, c’est bien comme force écologique que le castor prend une importance colossale qui exige des transformations de notre compréhension des milieux et de notre action sur eux.

Est-ce qu’on ne retrouve pas là le « temps mythique » que vous développez dans L’Inexploré, à savoir ce temps, vécu par les peuples autochtones et étudié par les anthropologues, où tous les liens avec les autres vivants, qu’on croyait solidement établis, sont bousculés à cause du réchauffement climatique et de l’érosion de la biodiversité, et qu’il convient de restabiliser pour rendre le monde habitable ?

Le service Gemapi de Valence Romans Agglo installe un « ouvrage castor » sur la Lierne, dans la Drôme.

L’âge « d’or » de la recherche arctique

Du métro atomique à la ville sous la glace, la guerre froide a donné naissance à d’étranges projets militaires voués à l’échec.

Florilège en images.

L’Arctique n’a pas toujours été le témoin numéro un du changement climatique que l’on sait. Bien sûr, ces dernières années, il rassemble surtout le monde de la recherche au chevet de sa calotte glaciaire en état de fonte avancé Mais au plus fort de la guerre froide, des scientifiques et des ingénieurs « idéalistes » le considéraient tout autrement… Dans les années 1950, alors qu’une menace d’apocalypse nucléaire planait côté américain comme soviétique, la vaste région arctique est ainsi apparue comme un mirifique terrain d’expérimentation au potentiel illimité En particulier le Groenland Partenaires de l’armée américaine, ces savants ont concocté une flopée de projets audacieux et parfois novateurs… mais rapidement abandonnés, pour la plupart Leurs brillants scénarios ? Éliminer les déchets nucléaires en les laissant s’enfoncer dans la glace fondante Mettre en service un métro – éventuellement à énergie atomique – pour transporter passagers, missiles et autres matériels Tester des aéroglisseurs pour survoler d’infranchissables crevasses. Utiliser un mélange de glace et de terre pour fabriquer des meubles Ou encore construire sous la calotte glaciaire une ville alimentée par énergie nucléaire. La majorité de ces idées baroques n’existe plus que dans d’obscurs rapports techniques de l’armée américaine et dans les pages jaunies de revues vintage comme Real, « l’excitant magazine pour les hommes ». Voici un aperçu de ces projets et de leurs promesses d’avenir radieux

Ce texte est une adaptation de l’article The golden age of o beat Arctic research, publié par Undark en septembre 2024. https://s.42l.fr/Arctique

© Archives Robert W. Gerdel, université d’État de l’Ohio

L’AUTEUR

PAUL BIERMAN

professeur en sciences de l’environnement à l’université du Vermont, aux États-Unis

Son dernier livre s’intitule When the Ice Is Gone. What a Greenland Ice Core Reveals About Earth’s Tumultuous History and Perilous Future (W. W. Norton & Company, 2024).

Le plus grand et le plus fou des projets de recherche militaire américains au Groenland était Camp Century, une « ville » creusée à partir de 1959 sous la calotte glaciaire et dont on voit ici une des larges artères.

UN AÉROGLISSEUR CLOUÉ AU SOL

L’armée américaine avait jeté son dévolu sur le pôle Nord avant même la guerre froide. Cet intérêt engendra en 1943 une créature arctique légendaire : l’oiseau Kee ou Kee Bird, décrit dans un poème publié par l’hebdomadaire Yank, destiné aux recrues de l’armée. Le nom du volatile a ensuite été largement utilisé, notamment pour évoquer un bombardier B-29 qui, en 1947, avait décollé d’Alaska en direction du pôle Nord, s’était perdu et, à court de carburant, avait fini par se poser sur un lac gelé du Groenland. Au milieu des années 1990, un ambitieux projet entreprit de faire redécoller l’appareil, encore presque intact, mais un malencontreux incendie ruina la manœuvre. La lignée Kee était pourtant loin d’être éteinte.

En 1959, le Detroit Free Press s’est ainsi intéressé à un nouveau véhicule sur neige testé par l’armée et qu’il décrit comme un « Kee Bird bizarre et fou, incapable de voler ». Curieuse chimère, mélange de motoneige, de tracteur et d’avion, il devait décupler la vitesse des déplacements sur la calotte glaciaire. Sa conception allait à rebours des bons vieux engins des années 1930 développés dans les plaines centrales d’Amérique du Nord et de Russie, équipés de skis courts, de carrosseries carrées et de propulseurs. Cette nouvelle version à un seul essieu était, elle, profilée pour la vitesse pure… Au centre d’essais de l’armée de Houghton, dans le Michigan, le prototype à hélice frôla les 65 km/h grâce au revêtement en Téflon – garanti « presque sans frottement » – de ses skis de 7,60 mètres de long et à son moteur d’avion de 300 chevaux. Mais l’objectif était d’atteindre les 160 km/h… Après plusieurs couacs et quelques publications techniques, seule

L’armée a mobilisé différents engins volants au service de ses rêves arctiques, comme ce bombardier B-29, posé en catastrophe sur un lac gelé du Groenland en 1947

la journaliste Jean Hanmer Pearson, ex-pilote de la Seconde Guerre mondiale et l’une des premières femmes à poser le pied au pôle Sud, lui fit l’honneur d’un article de presse. On sait aussi qu’à l’époque, le robuste homologue soviétique du Kee Bird, surnommé « Le Voltigeur », exhibait quant à lui une silhouette ramassée et lourdement armée pour le combat, au contraire de l’hétéroclite modèle américain. Un « descendant » du Kee Bird, appelé Carabao, fut ensuite testé en 1964 au Groenland. Développé par Bell Aerosystems Company, il flottait sur coussin d’air au-dessus du sol comme de l’eau ou de la neige, et avait déjà été éprouvé dans des régions tropicales, notamment dans le sud de la Floride. Il pouvait transporter deux individus et 450 kg de chargement, avec une vitesse de pointe de presque 100 km/h. Et en pratique ? Le véhicule à coussin d’air franchissait certes les crevasses. Mais il restait cloué au sol à la moindre brise, même modérée. Soit assez souvent au final… Et puis, l’engin montait correctement les côtes, mais se comportait moins bien dans les descentes. Et pour cause : il n’avait pas de freins. Sans surprise, le Carabao – qui emprunte son nom à une espèce de bu e d’eau philippin – s’est avéré tragiquement inadapté. Le bulletin publié par la New Zealand Antarctic Society avait pourtant assuré en 1965 que ce n’était pas « une simple chimère […] de science-fiction » et que des experts reconnus réfléchissaient « sérieusement à l’utilisation de l’aéroglisseur dans les voyages polaires ». Bilan des courses : les aéroglisseurs n’ont jamais trouvé leur place en Arctique et y sont rarement utilisés, pour le transport comme pour la recherche.

Cet aéroglisseur bien singulier, le Carabao, a été testé avec peu de succès dans les années 1960.

UNE USINE DE TRAITEMENT DES DÉCHETS NUCLÉAIRES

Karl et Bernhard Philberth, deux frères à la fois physiciens et prêtres catholiques, pensaient que la calotte glaciaire du Groenland était le lieu idéal pour stocker les déchets nucléaires. Et ils avaient un plan. Les radionucléides de longue durée de vie, combustible usé issu des réacteurs, seraient d’abord retraités afin d’être recyclés. Ce qu’il en resterait, pour la plupart des radionucléides de courte durée de vie, serait fondu dans du verre ou de la céramique puis cernés de quelques centimètres de plomb pour faciliter leur transport. Ces espèces de medecine balls radioactives d’environ 40 centimètres de diamètre, fondues à plusieurs millions d’exemplaires, seraient ensuite dispersées sur une petite zone de la calotte glaciaire d’à peine 800 kilomètres carrés, loin de la côte.

Brûlantes, ces boules feraient logiquement fondre la glace pour y creuser leur chemin, chacune en dispersant l’énergie d’environ deux douzaines d’ampoules à incandescence de 100 watts. L’estimation était raisonnable selon les travaux de Karl Philberth, expert dans la conception de foreuses thermiques pour les glaciers. Le temps que les boules réémergent sur la côte, des milliers ou des dizaines de milliers d’années après, leur radioactivité ne serait plus qu’un mauvais souvenir, espéraient les deux physiciens. Plus tard, l’un d’eux déclara que Dieu lui-même lui avait sou é l’idée du projet. Dans une vision… Bien entendu, de nombreuses inconnues donnèrent lieu à de vives discussions. Que se passerait-il, par exemple, si les boules étaient écrasées ou entraînées par le courant des eaux

de fonte estivales jusqu’à la base de la calotte glaciaire ? Et si elles réchau aient tant et si bien la glace que cela accélère beaucoup trop leur voyage jusqu’à la côte ? Défis logistiques, doutes scientifiques et tensions politiques firent échouer le projet. La production de millions de billes de verre radioactives n’avait rien de réaliste et les Danois, qui contrôlaient le Groenland, étaient peu enthousiastes à l’idée de faire de leur île un centre de recyclage de déchets nucléaires. Certains esprits chagrins eurent même l’audace de penser que le changement climatique risquait de faire disparaître la calotte glaciaire… Les Philberth visitèrent quand même les lieux. Mais leurs rêves radioactifs dorment désormais dans leurs articles, certes publiés dans d’honorables revues scientifiques.

UN MÉTRO SOUS LA CALOTTE GLACIAIRE

En 1956, l’hebdomadaire américain

Colliers proposa à ses millions de lecteurs un reportage à sensation à propos des activités de l’armée au Groenland. Son titre : « Un métro sous la glace ». Sur la photo d’ouverture, un soldat, pioche à la main, posait devant un tunnel de 76 mètres de long, creusé à la force du poignet et éclairé de simples lanternes. En bonus, une carte avec une vue en coupe montrait l’imaginaire ligne de chemin de fer traversant le nord-ouest du Groenland. Hélas, le terminus de ce métro s’est finalement retrouvé à seulement 300 mètres de son point de départ. Le projet a pris l’eau, condamné à l’échec à cause de la fragilité de ses parois glacées qui s’enfonçaient de plusieurs mètres chaque année. Et faisait inexorablement se refermer les tunnels, comme une plaie en voie de cicatrisation. Cela n’a pas empêché l’armée d’imaginer un autre projet farfelu au plan ultrasecret baptisé Iceworm, « vers de glace »

en français. Son réseau de tunnels devait sillonner le nord du Groenland sur une superficie de la taille de l’Alabama. Le but ? Y faire circuler des centaines de missiles, équipés d’ogives nucléaires, à bord de trains, le tout alimenté grâce à des réacteurs nucléaires portables. Le réseau permettrait ensuite de les faire surgir à la surface en des points cruciaux d’où répondre à une éventuelle agression soviétique, et ainsi anéantir toutes sortes de cibles du bloc de l’Est. Avant-poste plus proche de l’Europe, le Groenland o rait alors à l’Amérique du Nord la possibilité de riposter rapidement. Autre avantage : la neige servirait de couverture pour se cacher et se protéger des explosions, pensait-on. Iceworm serait une sorte de bonneteau géant sous la glace, alimenté grâce à des réacteurs nucléaires portables. Mais ce n’était pas un jeu… L’armée avait engagé la Spur and Siding Constructors Company, société basée

à Détroit, dans le Michigan, pour chi rer le projet. Grâce à cette expertise, l’armée a produit un rapport, avec carte des stations et des voies de stationnement, montrant que la voie ferrée, de 35 kilomètres à la surface et de 222 kilomètres sous la calotte glaciaire, était réalisable pour la modique somme de… 47 millions de dollars (l’équivalent de 470 millions de dollars actuels). Bien sûr, pour éviter de faire fondre les parois des tunnels, il était recommandé d’éviter les moteurs diesel, dégageant bien trop de chaleur, au profit de locomotives à propulsion nucléaire. Peu importe qu’aucun engin de la sorte n’existe. Ni qu’aucune voie ferrée ne se soit jamais risquée dans un tel réseau, gangrené par l’apparition de crevasses intempestives. Ce qu’il reste du projet Iceworm ? Un unique wagon, 396 mètres de rails et un camion militaire abandonné sur une voie de garage.

Creusé dans la glace du Groenland dans les années 1950, ce tunnel était le prototype d’un métro qui n’a jamais vu le jour.

LE PERMACRETE, UN MATÉRIAU PAS

LFANTASTIQUE

a nature versatile du permafrost fut une grande source de frustration pour les ingénieurs de l’armée. En hiver, il est gelé, donc stable mais di cile à creuser. Tandis qu’en été, exposé vingt-quatre heures sur vingt-quatre au soleil, sa couche supérieure fond et devient un bourbier impraticable, pour les personnes comme les véhicules. Résultat : les pistes d’atterrissage se déformaient, créant moult nids-depoule où s’abîmait le train d’atterrissage des appareils. L’armée a donc rusé en peignant les pistes de l’Arctique en blanc. Le raisonnement était simple, en parfait accord avec les lois de la physique : blanchies, les pistes reflétaient plus e cacement les rayons du soleil et devaient par conséquent maintenir le permafrost au frais. Logique. À ceci près que la peinture barbouillée sur le sol entamait lamentablement l’e cacité du freinage des avions sur les pistes… Les ingénieurs militaires n’allaient pas plier bagage pour si peu. Ils eurent d’autres idées, tournées vers les produits locaux, vu les faramineux coûts de transport vers l’Arctique. L’une d’elles était de fabriquer une sorte de permafrost synthétique, surnommé « permacrete » (clin d’œil au mot concrete, « béton » en anglais). C’était un mélange d’eau et de terre sèche, coulé dans des moules, et qu’ils laissaient geler avant de l’utiliser comme matériau de construction. Poutres, briques, revêtement pour les parois des tunnels et même une chaise, le permacrete leur sembla bon à tout faire. Mais le matériau ne s’est jamais imposé. Probablement parce qu’il su sait d’une journée un peu trop chaude pour transformer la plus robuste des constructions en une piteuse flaque de boue.

Les parois de ce tunnel (en haut) ont été recouvertes de tuiles en permacrete, un hasardeux matériau de construction fait d’un mélange de glace et de terre, et testé par les ingénieurs de l’armée américaine. Ils l’avaient même utilisé pour fabriquer une chaise (en bas à droite)

LA CITÉ SOUS LA GLACE

Le plus ambitieux des rêves arctiques de l’armée, Camp Century, est, lui, devenu réalité. Les travaux de cette cité sous la glace ont commencé en 1959. Il fallait emprunter une route gelée de 220 kilomètres vers l’intérieur des « terres » pour rejoindre le camp. Une fois dans ses souterrains, une couche de glace d’encore plus de 1 500 mètres d’épaisseur vous séparait du « sous-sol » rocheux du continent. Camp Century se composait de plusieurs dizaines de tranchées – de plus de 300 mètres de long pour l’une d’elles – creusées grâce à des chasse-neige géants. Celles-ci étaient ensuite recouvertes de tôles métalliques puis de neige en guise de toiture. À l’intérieur, un réfectoire et des dortoirs pouvaient accueillir plusieurs centaines de personnes. Le tout était chau é grâce à une innovante centrale nucléaire

portable assurant des douches chaudes à volonté et de l’électricité en abondance.

Ce ne fut hélas qu’un rêve éphémère. En moins d’une décennie, la « ville » s’est évanouie, écrasée par les lents mais inexorables mouvements de la glace. Les scientifiques et les ingénieurs avaient heureusement eu le temps de forer la toute première carotte de glace profonde du Groenland (à travers toute l’épaisseur de la calotte glaciaire). Lors de la dernière saison à Camp Century, en 1966, ils ont aussi récupéré sous la glace une carotte du sol gelé de plus de 3,3 mètres de long – encore une première.

Peu étudiés, ces échantillons, vestiges de Camp Century, ont disparu des radars en 1993. Mais à la fin des années 2010, ils furent redécouverts à Copenhague par des scientifiques danois dans les

congélateurs où ils étaient restés à l’abri. Leur analyse a révélé d’abondants fossiles de plantes et d’insectes. Ce qui prouve sans le moindre doute qu’il y a environ 400 000 ans, lorsque la Terre avait à peu près la même température qu’aujourd’hui mais que son atmosphère contenait environ un tiers de dioxyde de carbone en moins, une grande partie du Groenland était libre de glace.

Depuis les heures de gloire de Camp Century, le dérèglement climatique a fait fondre des milliards et des milliards de tonnes de glace du Groenland.

Les dix dernières années sont les plus chaudes jamais enregistrées, et la calotte glaciaire rétrécit un peu plus chaque année. Telle est aujourd’hui la triste réalité. Bien loin des étonnants rêves des années « guerre froide » qui voyaient dans la glace un avenir radieux.

Infographie du projet Camp Century publiée dans les années 1960 par le magazine français Pilote.
©

Pose de tôles métalliques sur l’une des tranchées du camp pour en bâtir la toiture.

Ce réacteur nucléaire portable pourvoyait le camp en électricité et procurait des douches chaudes à volonté.

BIBLIOGRAPHIE

G. Swinzow, Preliminary investigations of permacrete, Cold Regions Research and Engineering Laboratory (U.S.), 1965.

E. Clark, Camp Century evolution of concept and history of design construction and performance, Cold Regions Research and Engineering Laboratory (U.S.), 1965.

J. F. Abel, Ice tunnel closure phenomena, U.S. Army Snow, Ice, and Permafrost Research Establishment, 1961.

©

L’AUTEUR

HERVÉ LE GUYADER professeur émérite de biologie évolutive à Sorbonne Université, à Paris

LE FACÉTIEUX PALAIS DES OISEAUX

L’histoire évolutive des oiseaux paraissait bien établie. Pourtant, la structure des os palatins d’un nouveau fossile vient la reme re en cause.

Les serpents sont capables d’ingérer d’énormes proies. Un python birman de 5 mètres de long, par exemple, réussit à avaler en entier un cerf de plus de 50 kilogrammes Leur secret ? Une tête déformable : lorsqu’ils ouvrent la gueule, leur mâchoire supérieure se déplace par rapport à la boîte crânienne, car les os du palais ne sont pas fusionnés : on parle de « kinésie crânienne ». Des oiseaux aussi ont cette étonnante capacité et ils sont même nombreux, puisqu’il s’agit de tous les oiseaux volants actuels, les carinates (oies, perroquets, oiseaux chanteurs…).

C’est le zoologiste britannique Thomas Huxley qui a noté cette curiosité en 1867. Alors à l’école royale des mines de Londres, celui que l’on a surnommé le « bouledogue

de Darwin », tant il était un ardent défenseur de la théorie de l’évolution, observa que l’agencement des os formant le palais des carinates est différent de celui des oiseaux coureurs, les ratites (autruches, émeus, nandous…). Chez ces derniers, le crâne paraît rigide et les os du palais sont fusionnés, alors que chez les carinates, il est dynamique. Les zoologistes avaient séparé et nommé ces deux groupes dès les années 1810 en se fondant sur la forme de leur sternum, mais n’avaient pas repéré cette différence. En 1900, William Pycraft, un jeune collègue du Muséum d’histoire naturelle de Londres, reprit l’idée de Huxley et proposa une nouvelle classification des oiseaux. En effet, on s’était

À la fin de l’hiver et durant le printemps, un tubercule rouge surmonte la base du bec des mâles.

Cet oiseau migrateur est paléarctique : on le trouve en Afrique du Nord, en Europe et en Asie tempérée et froide. Il est présent toute l’année en France, principalement sur le littoral du Nord au bassin d’Arcachon et dans les zones humides méditerranéennes.

Hervé Le Guyader a notamment publié : Ma galerie de l’évolution (Le Pommier, 2021).

Comme tous les oiseaux volants actuels hormis les tinamous, le tadorne de Belon arbore un palais dynamique, dont les os sont mobiles.

EN CHIFFRES

11

195

On recense actuellement 11 195 espèces d’oiseaux dans le monde, contre 5 991 espèces de mammifères.

Tadorne de Belon

(Tadorna tadorna)

Longueur : 49 à 66 cm

Poids : de 1 100 à 1 350 g (mâles) et de 900 à 1 050 g (femelles)

Durée de vie moyenne : env. 16 ans

aperçu entretemps que les tinamous, des oiseaux terrestres d’Amérique du Sud, mais capables de voler, avaient un crâne rigide. Il préconisa donc d’appeler « paléognathes » (« mâchoires anciennes ») le taxon formé des ratites et des tinamous, et « néognathes » (« mâchoires modernes »), le taxon constitué des carinates sans les tinamous. Très controversée pendant un siècle, cette classification fut corroborée par les phylogénies moléculaires – les études des relations de parenté des espèces par comparaison de leurs génomes.

Remarquons que par cette appellation, Pycraft a fait une hypothèse forte sur l’évolution du palais : la structure paléognathe serait ancestrale. En théorie, la

C’est le nombre d’espèces de paléognathes actuels : 2 autruches, 1 émeu, 3 casoars, 2 nandous, 5 kiwis… et 46 tinamous.

67 MILLIONS

Le fossile Janavis finalidens vivait il y a environ 67 millions d’années, soit 1 million d’années avant la terrible extinction dite K-Pg, à la limite du Crétacé et du Paléogène, qui fit notamment disparaître tous les dinosaures non aviens.

C’est le plus grand des canards de surface en France.

paléontologie devrait pouvoir la confirmer ou l’infirmer, mais en pratique les fossiles aviens sont bien rares. Or un spécimen exhumé en 2002 en Belgique et réexaminé récemment apporte une réelle surprise.

UN OS DANS LA PHYLOGÉNIE DES OISEAUX

Nommé Janavis finalidens , ce fossile a été trouvé près de Liège, dans des sédiments fluviaux du Maastrichtien supérieur, le dernier étage stratigraphique du Crétacé, datés entre 67 millions et 66,9 millions d’années. Il paraît proche d’un fossile célèbre, Ichthyornis, un dinosaure théropode volant ressemblant à un oiseau marin, mais pourvu de dents et d’une queue, découvert dans les années 1870. L’étude de 2002, cependant, n’avait pas été beaucoup plus loin. Vingt ans plus tard, une équipe autour de John Jagt, du Muséum d’histoire naturelle de Maastricht, aux Pays-Bas, qui avait participé à l’exhumation des vestiges en 2002, et de Daniel Field, de l’université de Cambridge, en Grande-Bretagne, a d’abord confirmé qu’il s’agissait bien d’un oiseau très proche d’Ichthyornis, qui rejoignait donc le groupe des ichthyornithes, une branche éteinte des ornithurés (oiseaux à queue), le taxon qui regroupe tous les oiseaux modernes (néornithes) et les plus récents dinosaures volants à queue.

Son nom se réfère à Pierre Belon, un naturaliste du XVIe siècle qui publia entre autres plusieurs ouvrages sur les oiseaux.

Les chercheurs ont ensuite analysé avec attention le crâne du fossile, y compris le palais. Ils s’attendaient à trouver une structure fusionnée. Quelle n’a pas été leur stupéfaction en constatant une étrange ressemblance avec le palais des galloansérés, un taxon d’oiseaux modernes rassemblant les galliformes (coqs, pintades, dindons, faisans, perdrix…) et les ansériformes (canards, sarcelles, oies, macreuses, eiders…), le premier à émerger chez les néognathes. Pour affiner cette observation, ils ont fait une étude morphométrique précise du ptérygoïde, l’os du palais le plus postérieur, celui qui entre en contact avec la boîte crânienne chez les paléognathes. Or de manière très claire, les ptérygoïdes des galloansérés ressemblent à celui de Janavis finalidens.

L’équipe de Daniel Field soupçonnait déjà une kinésie crânienne chez Ichthyornis. En 2018, elle avait reconstitué un crâne presque complet de l’oiseau en assemblant par simulation informatique les fragments des quelques spécimens identifiés, tous incomplets. Toutefois, il manquait un os crucial pour le confirmer : le ptérygoïde, qui n’était préservé chez aucun des spécimens. C’est cette lacune que J. finalidens vient de combler. Mais ce n’est pas tout. Les chercheurs se sont aussi aperçus que les ptérygoïdes des paléognathes… ne se ressemblent pas et présentent même une grande hétérogénéité.

ERREUR DE CASTING

Qu’en conclure ? La similitude évidente entre le ptérygoïde de J. finalidens et celui des galloansérés rejette l’hypothèse d’ancestralité de la structure paléognathe, puisque la kinésie crânienne existait déjà chez les ichthyornithes. Contre toute attente, c’est donc la structure paléognathe qui est dérivée de la structure néognathe. Et comme, par ailleurs, la morphologie du ptérygoïde est très hétérogène chez les paléognathes, il est fort probable que la structure paléognathe soit le fruit d’une convergence évolutive : elle serait apparue dans ce groupe plusieurs fois de façon indépendante. La structure crânienne des galloansérés représente ainsi le meilleur analogue chez les oiseaux vivants de la fonction ancestrale et du développement du palais des néornithes. Pour être logique, il faudrait garder la même classification, mais inverser les dénominations en échangeant « paléognathe » et « néognathe ».

Mais alors, pourquoi cette convergence évolutive vers un crâne rigide chez les paléognathes ? Probablement à cause

UN PALAIS MOBILE BIEN PLUS ANCIEN

On pensait que le palais des oiseaux était devenu mobile chez un ancêtre des espèces volantes actuelles. Mais le fait que celui du fossile Janavis finalidens le soit aussi suggère que cette propriété est apparue bien plus tôt, il y a au moins 120 millions d’années, chez un ancêtre commun des ornithurés, le taxon qui regroupe les oiseaux modernes (néornithes) et des dinosaures volants éteints, les ichthyornithes et les hesperornithes.

Perte du palais mobile dans le nouveau modèle

Ichthyornithes

Ornithurés

Hesperornithes

Paléognathes

Nouvelle origine du palais mobile

Néornithes

Origine du palais mobile dans l’ancien modèle

Ichthyornis

Janavis

Hesperornis

Autruche

Tinamou

Émeu

Galloansérés

Néognathes

Néoaves

Galliformes

Ansériformes

Canard

Mésange Faisan

de la levée d’une forte contrainte : la légèreté qu’impose l’aptitude au vol. Les oiseaux volants présentent toujours une stratégie d’allègement de leur organisme. Par exemple, ils possèdent des os pneumatiques dont le cœur est occupé par des sacs aériens. Et un crâne cinétique est bien plus léger qu’un crâne rigide. Or les ratites ont tous eu un ancêtre volant. Le fait de devenir terrestre a fait disparaître l’obligation de légèreté. La rigidité du crâne s’est opérée de manière indépendante chez ces animaux, expliquant l’hétérogénéité des ptérygoïdes.

Les tinamous seront sans doute une clé pour valider cette hypothèse. Constitué de 46 espèces, ce groupe a émergé au milieu des ratites et est le seul dont les membres sont capables de voler. Mais ont-ils cette capacité parce qu’ils l’ont conservée de leur ancêtre volant ou parce que leur lignée l’a perdue, puis acquise à nouveau ? Comprendre quel scénario s’est produit devrait aider à déterminer si le crâne des tinamous s’est rigidifié alors qu’ils savaient déjà voler ou chez un ancêtre terrestre. L’équipe de Daniel Fields est déjà sur le coup. n

BIBLIOGRAPHIE

J. Benito et al., Cretaceous ornithurine supports a neognathous crown bird ancestor, Nature, 2022.

D. J. Field et al., Complete Ichthyornis skull illuminates mosaic assembly of the avian head, Nature, 2018.

S. Gussekloo et al., Three-dimensional kinematics of skeletal elements in avian prokinetic and rhynchokinetic skulls determined by Roentgen stereophotogrammetry, J. of Exp. Biol., 2001.

PICORER À

Retrouvez tous nos articles sur www.pourlascience.fr

PERMACRETE

Dans les années 1950, pour construire des bases au Groenland, des ingénieurs de l’armée américaine ont utilisé des briques composées d’un mélange d’eau et de terre qu’ils laissaient geler. Mauvaise idée : ces briques de « permacrete » (de permafrost et concrete, le mot anglais pour « béton ») avaient tendance à fondre…

£

PSITTACOFULVINE

Les plumes des oiseaux comportent deux types de pigments, la mélanine et des caroténoïdes (que les volatiles trouvent dans leur alimentation).

Les perroquets, eux, produisent un pigment unique, la psittacofulvine, responsable des teintes vives de jaune à rouge. En associant ou non ce pigment aux nanostructures contenues dans les plumes, qui donnent une couleur bleue, dite « structurelle », il est aussi possible d’obtenir plusieurs nuances de vert.

Le comportement de l’eau n’est intelligible que dans ses interdépendances avec des forces de vie, celles du végétal avec l’évapotranspiration, celles des communautés d’espèces associées aux rivières £

BAPTISTE MORIZOT philosophe à l’université d’Aix-Marseille

1 MILLION

L’implant cochléaire est la neuroprothèse la plus employée aujourd’hui. Elle concerne 1 million de patients, dont des nouveau-nés. Ce dispositif pallie le dysfonctionnement des cellules ciliées.

KINÉSIE

CRÂNIENNE

Un python birman est capable d’avaler un cerf de 50 kilogrammes. Il y parvient car sa mâchoire supérieure peut se déplacer par rapport à sa boîte crânienne. Et cela est possible puisque les os du palais ne sont pas soudés. On parle de « kinésie crânienne ». On retrouve cette caractéristique chez la plupart des oiseaux volants.

SIRÈNE STANDARD

Lorsque deux étoiles à neutrons fusionnent, elles émettent des ondes gravitationnelles et des ondes électromagnétiques. En mesurant ces deux signaux, on obtient la distance du système binaire et sa vitesse de récession – une méthode dite des « sirènes standard ». Il est ainsi possible d’évaluer le taux d’expansion de l’Univers.

%

Lorsqu’un astéroïde est détruit dans une collision au sein de la ceinture principale, il laisse un nuage de débris qui continuent d’évoluer ensemble sur la même trajectoire. Les astronomes sont capables d’estimer l’âge de ces nuages, qu’ils nomment « familles ». Par exemple, Massalia a subi une collision il y a 40 millions d’années. Elle serait à l’origine de 36 % des météorites qui arrivent sur Terre.

La science expliquée par ceux qui la font

MAGAZINE / HORS-SÉRIE / DIGITAL / 25+ ANS D’ARCHIVES

Choisissez votre formule d’abonnement pourlascience.fr/abonnements

Édition française de Scientific American

La simulation multiphysique favorise l’innovation

Pour innover, les ingénieurs ont besoin de prédire avec précision le comportement réel de leurs designs, dispositifs et procédés. Comment ? En prenant en compte simultanément les multiples phénomènes physiques en jeu.

scannez-moi pour en savoir plus comsol.fr/feature/multiphysics-innovation

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.