LE
MULTIVERS EXISTE-T-IL ? Cosmologie
Biophysique
Probabilités
DES UNIVERS-BULLES ENFANTÉS PAR L’INFLATION
LA VIE EST-ELLE POSSIBLE DANS D’AUTRES UNIVERS ?
LA STRATÉGIE DE LA ROULETTE RUSSE QUANTIQUE
ÉDITO
LE MULTIVERS, IDÉE FÉCONDE OU SPÉCULATION STÉRILE ?
D Philippe Ribeau
Responsable éditorial web
ans le film Spider-Man: No Way Home, sorti sur les écrans début 2022, le superhéros est confronté à d’autres versions de lui-même et de ses ennemis venus d’univers parallèles. Si l’existence d’une multiplicité d’univers différents du nôtre, ou « multivers », sonne ici comme un prétexte scénaristique, la question se pose très sérieusement en cosmologie. Une des acceptions les plus partagées du multivers découle de la théorie de l’inflation cosmique, selon laquelle notre univers a connu à ses débuts une brève période d’expansion vertigineuse. Or cette inflation s’est peut-être déroulée dans une région limitée au sein d’un univers plus vaste, où d’autres régions se dilatent en permanence, donnant ainsi naissance à des myriades d’univers-bulles, chacun possédant ses propres propriétés… Un autre concept, encore plus déroutant, découle d’une interprétation atypique de la mécanique quantique. En physique quantique, un système est dans une superposition d’états jusqu’à ce qu’une mesure le force à prendre une des valeurs possibles. Mais dans la théorie «des mondes multiples», toutes les valeurs possibles se réalisent effectivement, donnant naissance à autant d’univers parallèles qui évoluent ensuite indépendamment! Quelle que soit sa nature exacte, le multivers a pour ses partisans de nombreux atouts, au premier rang desquels celui de résoudre le «paradoxe des conditions initiales». Les lois et les paramètres de notre Univers semblent en effet très précisément ajustés pour que la vie soit possible. Avec le multivers, plus besoin de cet argument anthropique: tous les univers possibles existent, avec des propriétés différentes – la plupart sont d’ailleurs inhospitaliers! Néanmoins, l’existence du multivers est loin de convaincre tous les scientifiques. Le principal écueil, selon ses détracteurs, est que ces univers parallèles ne seront jamais observables et que ces hypothèses sont donc invérifiables. Qui plus est, si toutes les possibilités se réalisent, aucune observation n’est plus discriminante. De quoi remettre en cause le principe même de la démarche scientifique… Le multivers suscite ainsi chez les physiciens des débats animés, dont ce Thema vous donne un aperçu haletant.
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Thema / Le multivers
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Pour la Science 170 bis boulevard du Montparnasse - 75014 Paris
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SOMMAIRE
P/4/DE L’UNIVERS AU MULTIVERS P/4/ MAX TEGMARK
P/17/ VIE EST-ELLE POSSIBLE P/17/LA DANS D’AUTRES UNIVERS ? ALEJANDRO JENKINS ET GILAD PEREZ
P/32/LE MULTIVERS EXISTE-T-IL ? P/32/ GEORGE ELLIS
P/43/ P/43/DES NEUTRONS POUR SONDER LES UNIVERS PARALLÈLES SEAN BAILLY
P/47/LE MULTIVERS QUANTIQUE P/47/ P/17
YASUNORI NOMURA
P/59/ PAYSAGE DE P/59/LE LA THÉORIE DES CORDES
RAPHAEL BOUSSO ET JOSEPH POLCHINSKI
P/74
P/74/ P/74/L’ORIGINE DE L’INFLATION COSMIQUE CLIFF BURGESS ET FERNANDO QUEVEDO
P/87/ ROULETTE RUSSE P/87/LA QUANTIQUE JEAN-PAUL DELAHAYE
P/47
P/87
Thema / Le multivers
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P/99/ P/99/LES NOMBREUX UNIVERS DE HUGH EVERETT PETER BYRNE
MAX TEGMARK Thema / Titre thema
© Alfred T. Kamajian
De l’Univers au multivers
Les caractéristiques de notre Univers s’expliquent bien si l’on suppose que toutes les versions imaginables de la réalité existent « quelque part ». Aussi étonnant que cela paraisse, les théories contenant de tels univers parallèles sont soutenues par le principe de parcimonie scientifique.
A
vez-vous un double en train de lire cet article, quelque part ailleurs dans le cosmos ? Une personne qui n’est pas vous, mais qui vit sur une planète appelée Terre, aux montagnes embrumées, aux pâturages fertiles et aux villes tentaculaires, dans un Système solaire comportant huit autres planètes ? Jusqu’à présent, la vie de
cette personne a été identique à la vôtre en tout point, mais peut-être que maintenant, il ou elle va décider d’aller prendre un café, tandis que vous poursuivrez la lecture de ce Thema. Si l’existence d’un tel alter ego semble absurde et contraire au bon sens, elle découle naturellement du modèle cosmologique le plus simple et le
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plus en vogue aujourd’hui : si l’Univers est euclidien et infini, alors vous avez nécessairement un jumeau dans une galaxie située à une distance finie, inférieure à 28 environ 1010 mètres. Cette distance est si grande qu’elle ne relève plus des échelles astronomiques, mais cela n’enlève rien à la réalité de votre double. L’estimation de cette longueur est déduite des probabilités élémentaires et ne réclame aucune hypothèse spéculative sur les lois de la physique. Elle suppose simplement que l’espace est infini (ou au moins suffisamment étendu) et presque uniformément empli de matière, toutes choses que les observations semblent confirmer. Vous ne verrez jamais vos autres vousmêmes. Le point le plus éloigné qu’il nous soit théoriquement possible de voir est la distance que la lumière a parcourue depuis le Big Bang, il y a 14 milliards d’années. Les objets visibles les plus éloignés sont actuellement à 4 × 1026 mètres, distance qui définit notre univers observable, également nommé notre volume de Hubble, notre horizon cosmologique ou, tout simplement, notre Univers. De même, les univers
ALEJANDRO JENKINS ET GILAD PEREZ Thema / Titre thema
© Vchal/shutterstock
La vie est-elle possible dans d’autres univers ?
Une modification des lois de la physique peut conduire à des univers différents et néanmoins habitables. Notre Univers ne serait donc pas un cas exceptionnel.
L
e héros des films d’action hollywoodiens échappe constamment à la mort. Des ennemis lui tirent sans cesse dessus et le ratent de peu. Les explosions se produisent toujours une fraction de seconde trop tard pour le pulvériser. Et un ami survient toujours lorsqu’il est à la merci d’un bandit. À de nombreuses
occasions, il s’en faut de peu que le héros ne meure. Pourtant, même sans avoir vu le film, on devine qu’il s’en sortira. À certains égards, l’histoire de notre Univers ressemble à un film hollywoodien. De nombreux physiciens pensent qu’une minuscule modification d’une seule des lois de la physique perturberait l’évolution de
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l’Univers au point de rendre notre existence impossible. Par exemple, si l’interaction nucléaire forte, qui assure la cohésion des noyaux atomiques, avait été légèrement plus forte ou plus faible, les étoiles auraient fabriqué très peu de carbone et autres éléments lourds qui sont nécessaires à la formation des planètes et, à plus forte raison, à la vie. Si le proton était ne serait-ce que 0,2 % plus lourd, tout l’hydrogène de l’Univers primordial se serait désintégré presque immédiatement en neutrons et aucun atome ne se serait jamais formé. La liste de tels exemples est longue. Les lois de la physique – et en particulier les constantes qui interviennent dans ces lois, comme l’intensité des forces fondamentales – semblent ainsi ajustées avec précision pour rendre notre existence possible. Plutôt que d’invoquer une raison surnaturelle pour expliquer cette troublante coïncidence, les physiciens et les cosmologistes ont imaginé que notre Univers n’est qu’un exemplaire parmi de nombreux autres univers, chacun doté de ses propres lois physiques. Dès lors, selon un raisonnement « anthropique », nous habiterions
© Levi Brown
Le multivers existe-t-il ? GEORGE ELLIS Thema / Titre thema
L’idée d’univers parallèles radicalement différents du nôtre est séduisante, mais excessivement spéculative. Revue des arguments pour et contre l’existence du multivers.
D
epuis une dizaine d’années, une hypothèse extraordinaire passionne les cosmologistes : l’Univers que nous sommes en mesure d’observer ne serait pas unique, il en existerait des milliards d’autres. En d’autres termes, l’Univers ferait partie d’un « multivers » plus vaste. Certains scientifiques de renom ont parlé de révolution
super-copernicienne. Selon cette idée, non seulement la Terre n’est qu’une planète parmi tant d’autres, mais l’Univers est luimême insignifiant à l’échelle cosmique, un parmi un nombre incalculable d’autres univers régis par leurs propres lois. Le terme multivers a plusieurs significations. Nous pouvons sonder l’espace qui
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nous entoure jusqu’à environ 42 milliards d’années-lumière, distance qui correspond à celle parcourue par la lumière depuis le Big Bang en tenant compte de l’expansion cosmique. Mais il n’y a aucune raison de penser que l’Univers s’arrête à cet horizon cosmologique. Il pourrait se prolonger indéfiniment au-delà, semblable à notre région observable. Seule la distribution de matière différerait d’une région à l’autre, mais les lois physiques seraient identiques. Presque tous les cosmologistes, et j’en fais partie, acceptent cette vision du multivers comme une collection de régions similaires. Le cosmologiste d’origine suédoise Max Tegmark l’a qualifié de « multivers de niveau 1 ». Mais certains vont plus loin. Ils imaginent une infinité d’univers différents, régis par des lois physiques différentes, ayant des histoires différentes, voire des espaces n’ayant pas le même nombre de dimensions. La plupart seraient stériles, mais certains grouilleraient de vie. L’un des principaux partisans de ce multivers de « niveau 2 » est le cosmologiste d’origine russe Alexander Vilenkin, qui dresse le tableau spectaculaire d’un ensemble
SEAN BAILLY Thema / Titre thema
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Des neutrons pour sonder les univers parallèles
Dans certaines théories, notre univers coexiste avec d’autres au sein d’un espace possédant de nombreuses dimensions. Des chercheurs ont estimé la distance qui nous séparerait d’un de ces éventuels univers parallèles en évaluant la probabilité que des neutrons passent d’un univers à un autre par effet tunnel.
C
ombien de dimensions possède notre Univers ? Nos sens nous indiquent de façon évidente qu’il existe trois dimensions d’espace et une dimension de temps. Mais nos sens sont parfois trompeurs. Au cours du XXe siècle, les physiciens ont montré qu’il pouvait y avoir d’autres dimensions supplémentaires imperceptibles, voire
même que d’autres univers à trois dimensions pouvaient exister à côté du nôtre, à jamais inaccessibles. Michaël Sarrazin, de l’université de Namur, Guillaume Pignol, de l’université Grenoble-Alpes, et leurs collègues ont étudié la possibilité que ces univers parallèles communiquent, et plus précisément que des neutrons passent de
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notre univers à un autre auprès d’un réacteur nucléaire de l’institut Laue-Langevin, à Grenoble. Ils en ont déduit une distance minimale qui sépare deux univers parallèles, s’ils existent. Comment est née l’idée des dimensions supplémentaires ? En 1921, le mathématicien allemand Theodor Kaluza a montré qu’il est possible d’unifier la relativité générale et l’électromagnétisme dans une théorie reposant sur un espace-temps à 5 dimensions. Mais pourquoi ne percevonsnous pas la quatrième dimension d’espace ? En 1926, le physicien suédois Oskar Klein a proposé que cette dimension supplémentaire soit enroulée sur elle-même en formant une boucle si petite que nous ne la percevons pas. La théorie de Kaluza-Klein ne permettait pas d’inclure les interactions faible et forte, néanmoins l’idée de dimensions supplémentaires a retrouvé un regain d’intérêt dans les années 1960-70 avec la théorie des cordes. Cette théorie suppose que les particules élémentaires ne sont pas des objets ponctuels mais des petites cordes vibrantes. Dans ce cadre, le physicien
© The Voorhes
Le multivers quantique YASUNORI NOMURA Thema / Titre thema
La cosmologie laisse penser que notre univers n’en serait qu’un parmi d’innombrables autres. Et si cette multiplicité d’univers coïncidait avec l’idée des mondes multiples avancée il y a soixante ans pour comprendre la physique quantique ?
P
our de nombreux cosmologistes, ce que nous pensons être l’Univers dans son intégralité ne serait qu’une infime partie d’un ensemble bien plus vaste : le multivers. Selon ce scénario, il existerait une multitude d’univers, dont l’un serait celui où nous vivons. Et chacun de ces mondes serait régi par des lois différentes ; ce que
nous pensions être les principes fondamentaux de la nature ne serait plus si absolu. Ainsi, les types et propriétés des particules élémentaires et de leurs interactions pourraient varier d’un univers à l’autre. L’idée du multivers émerge d’une théorie suggérant que le cosmos primordial a subi une expansion fulgurante,
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exponentielle. Au cours de cette période d’« inflation cosmique », certaines régions de l’espace auraient vu leur expansion rapide prendre fin plus tôt que d’autres, formant ce qu’on appelle des « univers-bulles », un peu comme des bulles dans un volume d’eau bouillante. Notre univers correspondrait à l’une de ces bulles, au-delà de laquelle il y en aurait une infinité d’autres. L’idée que notre univers ne représente qu’une petite partie d’une structure beaucoup plus vaste n’est pas aussi bizarre qu’il y paraît. Après tout, à travers l’histoire, les scientifiques ont appris à maintes reprises que le monde ne se résume pas à ce qui en est visible. Cependant, la notion de multivers, avec son nombre illimité d’univers-bulles, présente un problème théorique majeur : elle semble supprimer la capacité de la théorie de l’inflation à faire des prédictions sur les propriétés de notre univers, une exigence centrale pour qu’une théorie soit utile. Pour reprendre les mots d’un des pères de la théorie de l’inflation, Alan Guth, du MIT (l’Institut de technologie du Massachusetts), « dans un univers éternellement en inflation, tout ce
RAPHAEL BOUSSO ET JOSEPH POLCHINSKI Thema / Titre thema
Toutes les illustrations sont de Don Foley
Le paysage de la théorie des cordes
Selon la théorie des cordes, notre univers occuperait l’une des innombrables « vallées » d’un vaste paysage de solutions possibles.
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elon les équations de la relativité générale formulée par Einstein en 1915, la gravitation est une manifestation de la géométrie de l’espace et du temps, les deux faces d’un unique concept : l’espace-temps. Ainsi, tout corps massif laisse une empreinte sur la forme de l’espace-temps : la masse de la Terre, par exemple, fait que le temps passe légèrement plus vite pour une pomme suspendue au sommet d’un pommier que pour un physicien travaillant à l’ombre de l’arbre, et lorsqu’elle tombe, la pomme subit cette déformation du temps. C’est la courbure de l’espace-temps qui maintient
la Terre sur son orbite ou qui commande le mouvement des galaxies. Devant les succès de cette théorie qui remplace la force de gravitation par la dynamique de l’espace-temps, il semble naturel de rechercher une explication géométrique aux autres forces de la nature et à l’existence de l’ensemble des particules élémentaires. Cette quête occupa Einstein durant la majeure partie de sa vie. Il s’est notamment intéressé aux travaux de l’Allemand Theodor Kaluza et du Suédois Oskar Klein, pour qui, de même que la gravitation reflète la forme des quatre dimensions
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spatio-temporelles, l’électromagnétisme devait découler de la géométrie d’une cinquième dimension trop petite pour être perçue directement. Les recherches d’Einstein sur une théorie unifiée sont souvent qualifiées d’échec. En fait, elles étaient simplement prématurées : il fallut attendre les années 1970 pour que les physiciens comprennent les forces nucléaires et le rôle crucial de la théorie quantique des champs dans la description des particules. La recherche d’une théorie unifiée est une activité centrale de la physique théorique actuelle et, ainsi que l’avait prédit Einstein, les concepts géométriques y jouent un rôle clé. Depuis, l’idée de Kaluza et de Klein a été développée pour devenir une caractéristique de la théorie des cordes, un cadre prometteur pour l’unification de la mécanique quantique, de la relativité générale et de la physique des particules. Dans la théorie des cordes, comme dans la théorie de Kaluza-Klein, les lois de la physique, telles que nous les observons, sont fonction de la forme et de la taille de dimensions microscopiques supplémentaires. Comment cette forme est-elle déterminée ?
L’origine de l’inflation cosmique © J.F. Podevin
CLIFF BURGESS ET FERNANDO QUEVEDO Thema / Titre thema
L’Univers a connu, à ses débuts, une brève période d’expansion extrêmement rapide. Cette inflation primordiale résulte peut-être de la collision de notre Univers avec d’autres, au sein d’un monde plus vaste et multidimensionnel.
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ifficile de croire que les cosmologistes se sentent à l’étroit dans un univers d’un rayon de 46 milliards d’années-lumière contenant mille milliards de milliards d’étoiles. Et pourtant, il est de plus en plus vraisemblable que l’univers connu, la somme de tout ce que nous voyons, ne représente en fait qu’une minuscule région de l’espace
dans sa globalité. Diverses théories cosmologiques prévoient l’existence d’univers parallèles, dont l’ensemble constituerait un « multivers ». Il y a cependant peu d’espoir d’observer directement ces éventuels univers parallèles, soit qu’ils sont trop distants, soit qu’ils sont dissociés d’une façon ou d’une autre de notre propre Univers.
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Certaines théories cosmologiques construites à partir de la théorie des cordes proposent pourtant que des univers parallèles disjoints du nôtre interagiraient avec lui et que nous serions à même de détecter leurs effets. La théorie des cordes vise à expliquer les lois fondamentales de la nature. Bien que les cordes en question soient des objets extrêmement petits et unidimensionnels, la théorie prédit aussi l’existence d’objets plus grands et possédant plus de dimensions, les membranes, ou « branes ». En particulier, notre Univers est peut-être lui-même une brane tridimensionnelle (une « D3-brane »), plongée dans un espace à neuf dimensions. L’interaction des différentes branes ou la réorganisation des dimensions supplémentaires sont peut-être à l’origine de la période d’expansion accélérée qu’aurait connue notre Univers au début de son histoire. La théorie des cordes a fait l’objet ces derniers temps d’une salve de critiques qui sortent du cadre de cet article. Citons la plus pertinente d’entre elles : cette construction théorique doit encore passer l’épreuve des expériences. Mais ce n’est pas tant une
JEAN-PAUL DELAHAYE Thema / Titre thema
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La roulette russe quantique
On pourrait tester si l’interprétation des mondes multiples de la mécanique quantique est juste en jouant à la « roulette russe quantique » – et par la même occasion résoudre des problèmes de calcul difficiles.
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orsqu’il touche des sujets trop graves, le raisonnement semble outrepasser ses droits et apparaît intolérable. Aux yeux de certains, on n’est pas autorisé à jouer avec toutes les idées. Nous avertissons les lecteurs de cette rubrique que nous allons traiter, en logicien froid et décharné, de thèmes qui peuvent choquer, comme celui
du suicide collectif ou de l’immortalité, et que nous ne nous interdirons aucune considération, même la plus démente. Nous examinerons ici les conséquences d’une idée de science-fiction introduite en physique par Hugh Everett, et nous ferons cela comme nous le ferions pour un jeu abstrait, même si le détachement sera parfois difficile.
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Au fil des années, l’interprétation des mondes multiples de la mécanique quantique gagne des partisans. Plusieurs enquêtes parmi les physiciens ont montré qu’elle arrivait en seconde position derrière l’interprétation classique dite de Copenhague. Selon cette interprétation de Copenhague, élaborée en 1927 par Niels Bohr et Werner Heisenberg, au moment où l’observateur effectue une mesure, les diverses possibilités décrites par la fonction d’onde se « réduisent » à une seule. Cette réduction explique que, contrairement au monde quantique qui accepte l’existence d’états « superposés », le monde de notre expérience quotidienne n’en exhibe jamais de trace. Le célèbre chat de Schrödinger dans sa boîte avant l’observation est à la fois mort et vivant du point de vue de la mécanique quantique, mais une fois la boîte ouverte, nous le trouvons mort ou nous le trouvons vivant. Cette réduction de la fonction d’onde est parfois jugée insatisfaisante, car elle introduit une complication ad hoc, une discontinuité et du non-déterminisme. De plus, elle oblige à faire intervenir de
PETER BYRNE Thema / Titre thema
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Les nombreux univers de Hugh Everett
Devant le mépris rencontré par sa théorie des univers multiples, aujourd’hui célèbre, Hugh Everett abandonna la physique universitaire et se tourna vers la recherche militaire.
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ugh Everett III fut un théoricien iconoclaste de la physique quantique, puis un brillant mathématicien qui travailla pour l’armée américaine, où il eut accès aux secrets militaires les plus sensibles de la nation. Il introduisit une nouvelle conception de la réalité en physique et influença le cours de l’histoire mondiale
à une époque où planait la menace d’une guerre nucléaire. Pour les passionnés de science-fiction, il reste un héros populaire : c’est l’homme qui inventa une théorie quantique des univers multiples. Son côté personnel était moins brillant : c’était un père absent sur le plan affectif, et il buvait et fumait beaucoup.
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Telle est du moins l’histoire résumée d’Everett dans notre branche de l’Univers. Si la théorie des mondes multiples qu’il a développée lorsqu’il était étudiant à l’Université de Princeton, au milieu des années 1950, est correcte, sa vie a pu prendre des tours bien différents dans les innombrables ramifications de l’Univers. L’analyse d’Everett a fait sauter un verrou théorique dans l’interprétation de la mécanique quantique. Bien que l’idée des univers multiples soit loin de faire l’unanimité encore aujourd’hui, les méthodes par lesquelles il parvint à cette idée annonçaient la notion de décohérence quantique – qui explique aujourd’hui pourquoi l’étrangeté probabiliste de la mécanique quantique disparaît dans le monde de notre expérience quotidienne. Peu connaissent l’histoire d’Everett et de ses travaux. Des recherches effectuées par l’historien russe Eugene Shikhovtsev, par moi-même et d’autres, ainsi que des entretiens que j’ai eus avec des collègues et amis d’Everett, et avec son fils musicien, révèlent l’histoire d’une intelligence brillante, trop tôt éteinte par des démons personnels.
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