Curiosités DES NOMBRES PREMIERS JUMEAUX, COUSINS ET SEXY
Hypothèse de Riemann LA QUESTION À 1 MILLION DE DOLLARS
Records de calcul DES FORMULES QUI DONNENT LES NOMBRES PREMIERS
LES NOMBRES
PREMIERS
ÉDITO
INSAISISSABLES NOMBRES PREMIERS
L Philippe Ribeau
Responsable éditorial web
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es nombres premiers sont on ne peut plus simples à définir : il s’agit des nombres entiers qui ne peuvent être divisés sans reste que par eux-mêmes ou par 1. Soit la suite dont le début est bien connu : 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, etc. (1 n’est pas considéré comme un nombre premier). Ce sont en quelque sorte les briques élémentaires des nombres : chaque entier peut en effet être décomposé de façon unique en un produit de nombres premiers. Partant, ceux-ci interviennent dans à peu près tous les domaines des mathématiques. Mais ils incarnent aussi l’irrégularité : leur répartition au sein des nombres entiers semble n’obéir à aucune loi. Difficiles à appréhender, ils excitent d’autant plus la curiosité des mathématiciens, comme celle des amateurs. Le préalable est… de les découvrir. Le plus grand nombre premier connu à ce jour est le nombre dit « de Mersenne », 282589933 – 1. Il comporte 24 862 048 chiffres ! Peut-on trouver mieux ? Et existe-t-il des formules pour calculer tous les nombres premiers ? En 2019, une nouvelle méthode a engendré une séquence de 100 nombres premiers – un record – mais la question reste ouverte. De nombreuses autres questions aux énoncés élémentaires restent également sans réponse. Par exemple : existe-t-il une infinité de nombres premiers jumeaux, c’est-à-dire de paires de nombres premiers séparés de 2 (comme 5 et 7) ? Si on intervertit des chiffres d’un nombre premier, sous quelles conditions obtient-on un autre nombre premier ? Tout entier pair au-delà de 4 est-il la somme de deux nombres premiers ? Et bien d’autres… Une des questions les plus fondamentales à propos des nombres premiers est celle de leur répartition au sein des nombres entiers. Elle est intimement liée à l’une des plus célèbres conjectures des mathématiques, l’hypothèse de Riemann. Celle-ci porte sur la répartition des valeurs pour lesquelles la fonction zêta de Riemann s’annule. Sa démonstration, mise à prix à 1 million de dollars, offrirait un aperçu direct de la distribution des nombres premiers… C’est à travers ces questions, ludiques et profondes à la fois, que ce Thema vous invite à un voyage dans l’univers fascinant des nombres premiers. Bonne promenade !
Thema / Les nombres premiers
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SOMMAIRE
P/4/L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN P/4/ PETER MEIER ET JÖRN STEUDING
P/17/ P/17/L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN VACILLE SEAN BAILLY P/20/UNE RÉGULARITÉ CACHÉE P/20/ DANS LES NOMBRES PREMIERS SEAN BAILLY
P/24/ P/24/UN RECORD DE CALCUL DES NOMBRES PREMIERS SIMON PLOUFFE
P/31/ P/31/DES NOMBRES PREMIERS JUMEAUX, COUSINS ET SEXY BRUNO MARTIN
P/4
P/42/ CONJECTURE P/42/LA DES NOMBRES PREMIERS JUMEAUX DÉMONTRÉE SUR LES CORPS FINIS LUCAS GIERCZAK
P/46
P/46/ P/46/MAÎTRISER LES NOMBRES PREMIERS JEAN-PAUL DELAHAYE P/57/ P/57/DES NOMBRES PREMIERS ROBUSTES OU DÉLICATS JEAN-PAUL DELAHAYE
P/20
P/67
Thema / Les nombres premiers
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P/67/ P/67/COURSES-POURSUITES DE NOMBRES PREMIERS JEAN-PAUL DELAHAYE
L’hypothèse de Riemann PETER MEIER ET JÖRN STEUDING Thema / Titre thema
© J.-F. Colonna, CMAP/École Polytechnique, www.Lactamne Polutechnique.fr
La conjecture de Riemann affirme que les zéros non triviaux de la fonction z définie sur le plan complexe sont tous situés sur la droite de partie réelle égale à 1/2 (la verticale au centre de la page). Leur répartition est intimement liée à celle des nombres premiers. Les couleurs codent ici l’argument des valeurs complexes de la fonction z.
La fonction zêta de Riemann concentre en elle de nombreux résultats importants de la théorie des nombres, concernant notamment les nombres premiers. Mais ils dépendent d’une conjecture qui, depuis 150 ans, constitue l'un des plus grands défis lancés aux mathématiciens.
L
e mathématicien allemand Bernhard Riemann (1826-1866) accomplit durant sa courte vie une multitude de prouesses. Il impressionna même le « prince des mathématiques » Carl Friedrich Gauss (1777-1855) par les nouvelles méthodes de nature topologique qu’il introduisit en analyse complexe et par la géométrie qu’il développa, aujourd’hui nommée « riemannienne » en son honneur. À cela s’ajoutent
des travaux remarquables de géométrie différentielle et sur les équations différentielles (au rôle si important dans les sciences de la nature), des mémoires de physique mathématique, une fondation théorique de la notion d’intégration et bien d’autres choses. Un seul article de la plume de Riemann concerne la théorie des nombres : « Sur le nombre des nombres premiers inférieurs à une quantité donnée ». Ce texte aussi
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témoigne du génie de son auteur. Il contient de nombreuses conjectures qui n’ont été prouvées que plusieurs décennies plus tard. Ainsi qu’une autre que Riemann commente de façon lapidaire : « Il serait à désirer sans doute que l’on eût une démonstration rigoureuse de cette proposition; néanmoins, j’ai laissé cette recherche de côté pour le moment après quelques rapides essais infructueux, car elle paraît superflue pour le but immédiat de mon étude.» La démonstration que Riemann avait laissée « de côté pour le moment » continue à faire défaut. Mais ce qu’il voulait prouver est devenu célèbre sous le nom de conjecture ou hypothèse de Riemann. Lors du Congrès international des mathématiciens, à Paris, en 1900, sur la liste des 23 problèmes alors irrésolus par lesquels David Hilbert voulut montrer à ses collègues la voie vers le xxe siècle, la preuve de l’hypothèse de Riemann figurait à la huitième place. Et un siècle plus tard, l’Institut Clay de mathématiques a inscrit ce défi dans la liste des « 7 problèmes du millénaire » et proposé un prix de 1 million de dollars pour cette preuve toujours manquante.
SEAN BAILLY Thema / Titre thema
© wikimedia/J. Homann
L’hypothèse de Riemann vacille
Pour tenter de démontrer cette célèbre conjecture de la théorie des nombres, des mathématiciens ont réexploré la piste dite des « polynômes de Jensen », délaissée car jugée trop difficile, et ont obtenu un résultat important.
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’hypothèse de Riemann est l’un des problèmes ouverts les plus importants en mathématiques. Formulée en 1859 par l’Allemand Bernhard Riemann, cette conjecture n’a toujours pas été démontrée. Et si de nombreux indices suggèrent qu’elle est vraie, les chercheurs n’en ont pas encore la certitude. De nombreuses pistes ont été explorées pour tenter de la prouver, mais sans succès. Ken Ono, de l’université Emory, à Atlanta, aux États-Unis, Don
Zagier, de l’institut Max-Planck de mathématiques, à Bonn, en Allemagne, et deux collègues ont retenté une approche qui avait été plus ou moins abandonnée et sont parvenus à démontrer un résultat général qui s’applique bien au-delà de la seule hypothèse de Riemann. Le point de départ de l’hypothèse de Riemann est une fonction d’une variable s définie comme la somme infinie des inverses des entiers positifs où chaque
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terme est élevé à la puissance s. Cette fonction se prolonge aux valeurs complexes de s, c’est-à-dire aux nombres de la forme s = a + ib, a et b étant des nombres réels et i le symbole vérifiant i2 = – 1 (a est la partie « réelle » de s et b sa partie « imaginaire »). La fonction obtenue, notée ζ(s), est la fonction zêta de Riemann. Cette fonction a un intérêt majeur en théorie des nombres. Elle est reliée à la façon dont sont répartis les nombres premiers, ces entiers positifs n’ayant pas d’autres diviseurs que 1 et eux-mêmes, comme 2, 3, 5, 7, 11, 13… La fonction zêta de Riemann, et notamment la répartition de ses zéros, c’est-à-dire les valeurs de s pour lesquelles ζ(s) = 0, offrirait une bonne estimation de cette distribution si l’hypothèse de Riemann est vraie. Celle-ci affirme qu’à l’exception des zéros dits triviaux (les nombres pairs négatifs : – 2, – 4, – 6, etc.), les zéros de la fonction zêta ont tous pour partie réelle a = 1/2. Ainsi, dans le plan des nombres complexes (où a est représenté par l’axe horizontal et b par l’axe vertical), les zéros seraient tous alignés sur une droite verticale coupant l’axe
SEAN BAILLY Thema / Titre thema
© Anna Kova/Shutterstock.com
Une régularité cachée dans les nombres premiers
La répartition des nombres premiers semble aléatoire. Mais une propriété qui avait échappé jusqu’ici aux mathématiciens vient d’être mise en évidence : deux nombres premiers successifs se terminent par le même chiffre plus rarement qu’attendu.
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es nombres premiers occupent une place particulière parmi les nombres. Depuis des millénaires, les mathématiciens décortiquent les propriétés de ces nombres qui ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes. On les retrouve dans de nombreux domaines des mathématiques, et ils font l’objet de célèbres théorèmes
ou conjectures, telles la conjecture de Goldbach ou l’hypothèse de Riemann. Ils jouent également un rôle clé dans les systèmes de chiffrage utilisés quotidiennement sur Internet. Les nombres premiers, et notamment leur répartition, sont encore entourés de nombreux mystères. Kannan Soundararajan et Robert Lemke Oliver
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de l’université Stanford, aux États-Unis, viennent de découvrir une nouvelle propriété étonnante : il existe des liens entre les nombres premiers consécutifs. 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31… Euclide a montré qu’il existe un nombre infini de nombres premiers, qui se font de plus en plus rares à mesure que l’on avance dans la suite des nombres entiers, mais malgré cette tendance, la répartition des nombres premiers semble à première vue aléatoire. Il n’y a a priori pas de corrélation particulière entre les caractéristiques de nombres premiers voisins. À l’exception de 2 et 5, les nombres premiers ne peuvent se terminer par les chiffres 0, 2, 4, 6, 8 et 5 (sans quoi ils sont divisibles par 2 ou 5). Les nombres premiers se terminent donc par 1, 3, 7 ou 9. Et, a priori, si un nombre premier se termine par 9, il y autant de chance que le nombre premier suivant se termine par 1, 3, 7 ou 9. Mais on sait que la distribution des nombres premiers n’est pas complètement aléatoire : on connaît des régularités, tel le biais de Tchebychev selon lequel il y a plus de nombres premiers de la forme 4k + 3 que 4k + 1.
SIMON PLOUFFE Thema / Titre thema
© Gérald Tenebaum/Éditions Dunod
Un record de calcul des nombres premiers
Depuis des millénaires, les mathématiciens imaginent des formules pour calculer les nombres premiers. En janvier 2019, une nouvelle méthode a engendré une séquence de 100 nombres premiers, un record.
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e 7 décembre 2018, un record été battu, celui du plus grand nombre premier connu. 282 589 933 − 1, qui comporte près de 25 millions de chiffres en écriture décimale. On doit cette performance au Gimps, le Great Internet Mersenne Prime Search. Ce projet fondé par George Woltman réunit des volontaires mettant à disposition leur ordinateur pour un calcul,
distribué, des nombres premiers dits « de Mersenne », c’est-à-dire de la forme 2p − 1, p étant un nombre premier. On disposerait donc d’une formule pour déterminer les nombres premiers ? Ce n’est pas aussi simple, notamment parce que tous les nombres premiers ne sont pas de la forme de Mersenne, tant s’en faut. La question se pose donc toujours : y
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a-t-il une formule pour les nombres premiers ? La réponse est… oui et non. Et d’abord qu’entend-on par formule ? Par exemple, ce peut être une formule dite « close » comme celle trouvée par le Suisse Leonhard Euler en 1772 : p(n) = n2 + n + 41. Pour n entre 0 et 39, elle délivre 40 nombres premiers d’affilée : 41, 43, 47, 53, 61, 71, 83, 97, 113, 131, 151, 173, 197, 223, 251, 281, 313, 347, 383, 421, 461, 503, 547, 593, 641, 691, 743, 797, 853, 911, 971, 1 033, 1 097, 1 163, 1 231, 1 301, 1 373, 1 447, 1 523 et 1 601. De plus, la formule est élégante et simple, mais elle a ses limites. Pour n = 40, on trouve 1 681… qui est 41². En 2010, François Dress et Bernard Landreau en ont trouvé une meilleure, mais plus compliquée : n6 / 72 – 5 n5 / 24 – 1 493 n4 / 72 + 1 027 n3 / 8 + 100 471 n2 / 18 – 11 971 n / 6 – 57 347 Avec ce polynôme, on obtient des nombres premiers pour n compris entre – 42 et 15. La recherche de ce polynôme a tout de même demandé six mois d’efforts avec une batterie d’ordinateurs. Est-ce donc si difficile de produire une formule qui donnerait quantité de nombres premiers? La question a été close une bonne
Des nombres premiers jumeaux, cousins et sexy BRUNO MARTIN Thema / Titre thema
©J. F. Colona (CMAP École Polytechnique)
Sur cette spirale d’Ulam le long de laquelle les entiers se succèdent (le 1 est en rouge), les paires de nombres premiers jumeaux apparaissent en jaune (sombre puis vif).
Existe-t-il une infinité de paires de nombres premiers séparés par 2, ou nombres premiers jumeaux ? Cette question est l’un des problèmes non résolus les plus populaires en mathématiques. Des progrès extraordinaires ont été récemment accomplis, mais la route vers une démonstration est encore longue…
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etit exercice : recherchez tous les nombres premiers inférieurs à 60. Comment avez-vous procédé ? Peut-être avez-vous testé pour chaque nombre s’il était divisible par un autre nombre que lui-même et 1, en faisant appel aux tables de multiplication ou même en utilisant une calculatrice ? Cela fonctionne, mais c’est long ! Une technique plus rapide
est le crible d’Ératosthène. Elle consiste à éliminer, parmi tous les nombres, les multiples de 2, puis de 3, de 5… afin de ne conserver que les nombres premiers. On peut ensuite visualiser la disposition des nombres premiers au sein des nombres entiers de plusieurs manières, l’une des plus originales et surprenante étant la spirale d’Ulam.
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Grâce au crible ou tout autre moyen, listons les nombres premiers plus petits que 200 : 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31, 37, 41, 43, 47, 53, 59, 61, 67, 71, 73, 79, 83, 89, 97, 101, 103, 107, 109, 113, 127, 131, 137, 139, 149, 151, 157, 163, 167, 173, 179, 181, 191, 193, 197 et 199. Devant cette liste, on peut s’interroger : existe-t-il une règle permettant de passer d’un nombre premier au suivant ? Par exemple, peut-on connaître le nombre premier qui vient juste après 199 sans tester un par un les nombres qui suivent ? Au fait, est-on sûr qu’un nombre premier vient après 200 ? Rien a priori ne permet de l’affirmer. Bien sûr, en testant 201, 202, 203, 204… et on finit par ajouter 211 à la liste des nombres premiers. Le répit est de courte durée, car la question se repose immédiatement : y a-t-il un nombre premier après 211 ? Et ainsi de suite… En d’autres termes, la liste des nombres premiers s’arrête-t-elle à un moment donné ?
Une infinité de premiers La réponse, certaine, est non. On sait prouver, depuis l’Antiquité, que la liste des nombres premiers est infinie. Le réservoir
LUCAS GIERCZAK Thema / Titre thema
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La conjecture des nombres premiers jumeaux démontrée sur les corps finis
Existe-t-il une infinité de paires de nombres premiers séparés par un écart de 2 ? La conjecture des nombres premiers jumeaux tient les mathématiciens en échec depuis plus d’un siècle. Deux mathématiciens viennent de réaliser une percée en la démontrant sur les corps finis.
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es nombres premiers sont un parfait exemple de concept mathématique simple donnant lieu à de nombreuses questions difficiles, voire non résolues. Les nombres premiers sont les entiers positifs qui ont exactement deux diviseurs positifs (1 et eux-mêmes), comme 5, 7 ou 11. On sait, depuis Euclide, qu’il en existe une infinité. Mais qu’en est-il des paires de nombres premiers successifs, qui diffèrent de seulement 2 (comme 3 et 5 ou 11 et 13) ? Une conjecture affirme qu’il existe une infinité de telles paires de nombres premiers jumeaux.
En 1849, le mathématicien français Alphonse de Polignac formule une version plus forte de cette conjecture : il existerait aussi une infinité de paires de nombres premiers qui diffèrent de 4 (comme 3 et 7), de 6 (comme 5 et 11), et ainsi de suite pour tout écart pair. Peu de progrès ont ensuite été faits sur ces questions, jusqu’en 2013, où le mathématicien chinois Zhang Yitang a montré qu’il existe une infinité de paires de nombres premiers qui diffèrent de moins de 7 × 107. Le résultat a été rapidement affiné, et l’écart a été réduit à 246, mais la conjecture
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de Polignac, ou même la conjecture des nombres premiers jumeaux initiale, pour un écart de 2, sont encore loin d’être résolues. C’est alors que, début septembre 2019, Will Sawin, de l’université Columbia, et Mark Shusterman, de l’université du Wisconsin, à Madison, ont eu l’idée d’étudier le problème en l’appliquant non pas à l’ensemble des nombres entiers classiques, mais à des ensembles de nombres plus exotiques : les corps finis. L’idée n’est pas nouvelle : dans les années 1940, le mathématicien français André Weil a trouvé des façons de traduire des résultats sur les corps finis en résultats sur les entiers classiques, ce qui donne l’espoir de prouver certaines conjectures sur les entiers en les étudiant d’abord sur les corps finis. L’idée de Will Sawin et Mark Shusterman s’est révélée fructueuse. Que sont les corps finis ? Certains d’entre eux nous sont en fait familiers : ils comportent un nombre fini de nombres entiers, en commençant par 0 et en « rebouclant » quand on arrive au plus grand nombre, comme les heures d’une horloge. Ces nombres s’additionnent et
JEAN-PAUL DELAHAYE Thema / Titre thema
Cortexd — Image générée en PHP avec la bibliothèque GD/Wikimedia
Maîtriser les nombres premiers
Comme l’eau et le feu, quand les polynômes et les nombres premiers se rencontrent, ils donnent naissance à un violent bouillonnement mathématique !
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es polynômes, tels n → 2n + 1, n →n2, n → 5n3 → 35n2 + 11, etc., sont les plus simples des fonctions. Ils représentent l’« ordre mathématique » et ce qui se calcule facilement. Parfois, ils servent d’échelle pour mesurer la difficulté des problèmes. Les nombres premiers (2, 3, 5, 7, 11, 13, 17,…) se situent à l’opposé : ce sont des êtres mathématiques délicats, récalcitrants, incontrôlables, et dont la nature ne sera
sans doute jamais entièrement élucidée. Il en résulte que la confrontation entre polynômes et nombres premiers ne peut que produire des idées stimulantes et soulever des problèmes passionnants et difficiles. C’est à ces sujets et à certains résultats nouveaux que nous consacrons cette rubrique. Existe-t-il une formule polynomiale donnant les nombres premiers ? Une telle formule ne peut donner tous les nombres
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premiers, ni même ne donner que des nombres premiers. Les mathématiciens ont en effet démontré que : Si un polynôme P(n) à coefficients entiers n’est pas constant, alors il existe une infinité de valeurs entières de n telles que P(n) n’est pas un nombre premier. Plus puissant, le résultat qui suit, démontré par Robert Buck en 1946, enlève tout espoir de faire produire uniquement des nombres premiers à une fonction polynomiale ou même à un quotient de fonctions polynomiales : Si un quotient de deux polynômes à coefficients entiers P(n)/Q(n) donne des nombres dont la valeur absolue est première pour les valeurs entières de n, alors P(n)/Q(n) est constant… et donc sans intérêt.
Un polynôme qui fait illusion Ces résultats et quelques autres du même type montrent que les polynômes sont trop simples pour engendrer les nombres premiers. Ils ne contredisent pas le résultat suivant : le polynôme P de degré 25 à 26 variables est tel qu’il y a identité entre l’ensemble des valeurs positives qu’il prend pour des valeurs entières de ses
JEAN-PAUL DELAHAYE Thema / Titre thema
© Roland Meertens
Des nombres premiers robustes ou délicats
Manipuler les chiffres des nombres premiers est un jeu stimulant, qui réserve de nombreuses surprises.
nombres est infinie alors qu’on ne réussit pas à trouver un seul de ces nombres. Pour quiconque aime programmer, le sujet est une occasion rêvée de lancer sa machine à la poursuite de tels nombres singuliers, mais si certains apparaissent en quelques secondes, d’autres demandent plusieurs minutes de calcul, voire plusieurs heures.
Un saut inattendu
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ue se passe-t-il quand on modifie les chiffres d’un nombre premier ? Il peut rester premier ou devenir composé, mais ce que l’on découvre au cours de ces changements est parfois inattendu. Par exemple, changer l’ordre des chiffres du nombre premier 991 donne toujours un autre nombre premier, car 199 et 919 sont premiers. À l’opposé, d’autres opérations
de changements ne donnent que des nombres composés. Ainsi, il y a 54 façons de changer un seul chiffre du nombre premier 294 001, et tous ces changements donnent des nombres composés. Ces questions sont parfois sans réponse définitive ; et plusieurs découvertes conduisent à une situation étrange où l’on sait démontrer qu’une catégorie de
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Sur la liste de courriels « Math-Fun », les mathématiciens aiment échanger des informations à propos de questions mathématiques amusantes… quoique parfois très difficiles. Le 24 janvier 2003, Bill Gosper, l’inventeur du célèbre lance-glisseur du Jeu de la vie, de John Conway, fit part à la liste de son expérience suivante ayant consisté à lancer un programme de recherche des nombres premiers qui le restent toujours quand on permute leurs chiffres, nombres dénommés « nombres premiers permutables » ou « nombres premiers absolus ». Il obtint rapidement une liste de 22 nombres sur l’écran de son ordinateur : 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 31, 37, 71, 73, 79, 97, 113, 131, 199, 311, 337, 373, 733, 919, 991.
JEAN-PAUL DELAHAYE
Thema / Titre thema
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Courses-poursuites de nombres premiers
Certaines suites de nombres premiers semblent faire la course. Laquelle gagne et pourquoi ? La question est féconde.
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ertaines questions mathématiques restent fermement bloquées malgré tous les efforts faits pour les résoudre. C’est le cas de l’hypothèse de Riemann qui concerne la densité asymptotique des nombres premiers. Énoncée il y a plus de cent cinquante ans, on attend toujours qu’elle devienne un théorème. D’autres questions sont moins abruptes : on n’en a pas de solutions complètes, mais elles s’éclairent lentement, et, de décennie en décennie, on en découvre les clefs et on en ouvre les portes. C’est le cas des
« courses de nombres premiers » dont nous lirons une petite histoire. Les nombres premiers impairs se classent en deux catégories : ceux de la forme 4n + 1 (divisés par 4, ils donnent le reste 1), soit, dans l’ordre, 5, 13, 17, 29, 37…, et ceux de la forme 4n + 3 (divisés par 4, ils donnent le reste 3), soit 3, 7, 11, 19, 23, 31…
Équipes [1 mod 4] contre [3 mod 4] On parlera de l’équipe [1 mod 4] pour la première catégorie de nombres premiers,
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et de l’équipe [3 mod 4] pour la seconde. Notons qu’il ne peut pas y avoir de nombres premiers qui, divisés par 4, donnent le reste 0, car de tels nombres sont multiples de 4, ni de nombres premiers supérieurs à 2 qui, divisés par 4, donnent 2, car de tels nombres sont nécessairement pairs (en effet 4n + 2 = 2 (2n + 1)). Laquelle de nos deux équipes [1 mod 4] et [3 mod 4] gagne ? Cette première formulation est imprécise. D’ailleurs, les deux équipes de nombres premiers sont toutes deux infinies et donc à égalité concernant la taille. Pour donner un sens à la question, il faut voir les deux équipes comme s’affrontant dans une course infinie et comparer les nombres de l’équipe [1 mod 4] inférieurs à n, que nous noterons [1 mod 4 ; n], à ceux de l’équipe [3 mod 4] inférieurs à n, notés [3 mod 4 ; n]. À l’instant n, les deux équipes peuvent être à égalité, ou l’une peut devancer l’autre. Pour n = 20, on a par exemple : [1 mod 4 ; 20] = {5, 13, 17} [3 mod 4 ; 20] = {3, 7, 11, 19}. La seconde équipe mène par 4 à 3. Pour n = 50 :