Thema Cerveau & Psycho n°28 : art et cerveau

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ART

ET CERVEAU Musique

Littérature

Arts graphiques

PRATIQUER UN INSTRUMENT REND-IL INTELLIGENT ?

COMMENT LES ROMANS DÉVELOPPENT L’EMPATHIE

UNE CLÉ POUR RÉCONCILIER RAISON ET ÉMOTION


ÉDITO

L’ART FAIT DU BIEN AU CERVEAU

À

Philippe Ribeau

Responsable éditorial web

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quoi sert l’art ? Entre les tenants de l’utilité sociale et les défenseurs de l’art pour l’art, la question déchire les philosophes depuis l’Antiquité. Une modeste contribution au débat pourrait être apportée par les neurosciences : l’art fait du bien… au cerveau ! Prenons par exemple la musique. Écouter un morceau allume dans notre cerveau une véritable symphonie neuronale, activant, au-delà du seul cortex auditif, de nombreuses régions impliquées dans l’action, les émotions et l’intellect. Sans compter la libération d’hormones du plaisir et du « bonheur » (dopamine et ocytocine). Ainsi, une musique adéquate peut réduire la douleur et l’anxiété liées à une intervention médicale, augmenter les performances sportives – à tel point qu’elle est prohibée dans certains marathons ! – ou rendre des partenaires potentiels plus attirants… Mieux : la pratique d’un instrument développerait l’intelligence des enfants et facilite la lecture ou la pratique des langues étrangères ! Quant au chant en groupe, il développe le sentiment d’appartenance, l’estime de soi et la confiance. La pratique de la musique renforce également la mémoire et la plasticité synaptique, de quoi retarder le vieillissement cérébral. Discipline exigeante tant sur le plan cognitif que physique, la danse est également très bénéfique pour le cerveau. Elle améliore l’humeur, diminue le stress et restaure la connexion avec son propre corps et avec les autres par le biais des contacts tactiles. La littérature et le théâtre développent pour leur part l’empathie et les compétences sociales. Lire des romans nous aide en effet à mieux comprendre les autres en adoptant le point de vue des personnages et modifie notre personnalité en nous rendant plus ouvert à la nouveauté. Mêmes bénéfices pour le théâtre, avec ceci en plus que les actions sur scène « résonnent » physiquement chez le spectateur en stimulant le système psychomoteur. Quant à la contemplation d’une œuvre d’art, elle synchroniserait l’activité des aires visuelles avec celles impliquées dans les souvenirs, l’émotion et le raisonnement. Une alchimie à la base du sentiment du beau. Alors, pratiquant ou simple spectateur, découvrez dans ce Thema les bienfaits de l’art à la portée de tous !

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Pour la Science 170 bis boulevard du Montparnasse - 75014 Paris

Tél. : 01 55 42 84 00

Directrice des rédactions : Cécile Lestienne Pour la Science Rédacteur en chef : François Lassagne Rédacteur en chef adjoint des Hors-Série : Loïc Mangin Rédactrice en chef adjointe : Marie-Neige Cordonnier Rédacteur : François Savatier, Sean Bailly Conception graphique : Pauline Bilbault Directrice artistique : Céline Lapert Maquette : Raphaël Queruel, Ingrid Leroy Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Marketing & diffusion : Stéphane Chobert Chef de produit : Eléna Delane Community manager et partenariats : Aëla Keryhuel aela.keryhuel@pourlascience.fr Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot Publicité France Stéphanie Jullien stephanie.jullien@pourlascience.fr Tél. : 06 19 94 79 25 © Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). © Dimair / Shutterstock EAN : 9782490754137 Dépôt légal : février 2022


SOMMAIRE

P/4/ P/4/QUAND L’ART RÉPARE LE CERVEAU

FABRICE CHARDON ET HERVÉ PLATEL

P/16/ P/16/RENCONTRER LE BEAU À L’ÉCOLE OLIVIER HOUDÉ P/20/LES ROMANS RENFORCENT P/20/ L’EMPATHIE KEITH OATLEY P/28/POURQUOI UN BON ROMAN P/28/ CHANGE VOTRE CERVEAU SÉBASTIEN BOHLER

P/16

P/31/ THÉÂTRE : UN STIMULANT P/31/LE CÉRÉBRAL GABRIELE SOFIA P/38/LE CERVEAU ENTRE DANS P/38/ LA DANSE JULIA F. CHRISTENSEN P/49/NOUS NAISSONS P/49/ AVEC UN CERVEAU MUSICIEN ISABELLE PERETZ

P/56/ P/56/JOUER D’UN INSTRUMENT REND-IL INTELLIGENT ? FRANK LUERWEG

P/56

P/64/ MUSIQUE CONTRE P/64/LA LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE H. PLATEL, M. GROUSSARD ET B. FAUVEL

P/74/ P/74/COMMENT LES CHANSONS NOUS MANIPULENT NICOLAS GUÉGUEN

P/31

P/64

Thema / Art et cerveau

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P/81/ P/81/COMMENT CHASSER UN AIR QUI NOUS TROTTE DANS LA TÊTE ? ECKART ALTENMÜLLER


FABRICE CHARDON ET HERVÉ PLATEL Thema / Titre thema

© BSIP/UIG via Getty Images

Quand l’art répare le cerveau


Dépression, AVC, Alzheimer, fin de vie… Les effets thérapeutiques de l’art sont de mieux en mieux établis. Les dernières études montrent même qu’il a le pouvoir de stimuler la neuroplasticité.

C

amille, 13 ans, souffre de troubles cognitifs. Adrien, 17 ans, est violent et manque de confiance en lui. Handicapé par les séquelles d’un accident de la route, Dominique, 44 ans, a développé une dépression. Bernard, 75 ans, souffre de la maladie d’Alzheimer. Jean, 41 ans, est entré en unité palliative, en raison de son cancer en phase terminale.

Leur point commun? Tous ont été inclus dans un protocole d’art-thérapie. Et tous ont vu leur état physique, cognitif ou émotionnel s’améliorer. Nul besoin toutefois d’être victime d’une pathologie lourde pour bénéficier des bienfaits de la pratique artistique: les recherches montrent que de simples séances de dessin ou de coloriage, que chacun peut pratiquer, diminuent le stress.

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Pour le psychologue israélien Son Preminger, l’art est une expérience totale, à la fois perceptuelle, émotionnelle et personnelle. Il agit alors à plusieurs niveaux. D’une part, il stimule les sensations et les émotions, ainsi que la motricité (quand on danse, que l’on dessine, que l’on modèle de l’argile…). Ensuite, il encourage à aller vers les autres, pour élaborer une œuvre avec eux, ou tout simplement pour leur montrer les œuvres que l’on a soi-même exécutées. Il aide aussi à restaurer la confiance en soi, grâce à la satisfaction de réaliser une belle chose, ainsi que la « saveur existentielle » (le plaisir de vivre l’instant présent). De ce fait, l’art-thérapie, définie comme la valorisation du potentiel et des capacités préservées d’une personne en souffrance grâce à une pratique artistique, permet d’assister des patients victimes de pathologies très variées. Une enquête réalisée en 2015 par l’école d’art-thérapie de Tours (Afratapem) montre à quel point elle a pénétré le milieu du soin en France: plus de 92% des structures d’accueil (hôpitaux, centres médico-sociaux…) déclarent en proposer. Si de façon générale, elle n’est pas remboursée par la


OLIVIER HOUDÉ Thema / Titre thema

©Kuttelvaserova Stuchelova/Shutterstock

Rencontrer le beau à l’école


Dessin, peinture et musique sont les parents pauvres de l’enseignement. Ils représentent pourtant des stimulants inégalables pour exercer les capacités émotionnelles et cognitives du cerveau des enfants.

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ujourd’hui, l’éducation artistique et culturelle est encouragée à l’école, de la maternelle au lycée, par les textes officiels. Mais, dans la réalité, les parents sont parfois surpris que le cours de dessin de leur enfant soit supprimé ou réduit à la portion congrue. Le français et les maths dominent… Tout se passe comme si l’art et

le beau étaient une variable d’ajustement dans l’agenda scolaire. Déjà Jules Ferry (1832-1893), bien qu’en charge des Beaux-Arts, avait introduit le dessin et la musique en dernière position des programmes de l’école primaire. Mais des voix se sont toujours élevées contre ce sort réservé à la beauté. L’écrivain Champfleury

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soulignait, dès la fin du xixe siècle, que « la plus petite parcelle de beau perçue par l’enfant prédispose à la délicatesse et à la formation du goût ». À la même époque, l’architecte Violletle-Duc, citant Schiller, recommandait de décorer avec soin les écoles de Paris afin que les enfants aient des œuvres d’art sous les yeux car « le beau, parce qu’il est harmonieux, aide à la construction morale ». Hélas, de nos jours, on trouve encore beaucoup de cours d’écoles grises et bétonnées qui consacrent l’austérité davantage que la beauté. Mais, scientifiquement, la beauté est-elle si importante pour le cerveau des élèves ? Rencontre-t-elle une réalité biologique dans leurs neurones, leur matière grise ? C’est le sujet du dernier livre du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, La Beauté dans le cerveau, qui ébauche une véritable neuroscience de l’art. On y découvre comment la contemplation d’un dessin ou d’une peinture par l’œil et l’écoute de la musique par l’oreille correspondent à des phénomènes physicochimiques : des communications


KEITH OATLEY Thema / Titre thema

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Les romans renforcent l’empathie


La lecture de romans renforce les liens sociaux et peut même faire évoluer la personnalité.

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ous connaissons Long John Silver, le héros de Robert Louis Stevenson. Nous savons qu’il est unijambiste, autoritaire, stoïque. Ou du moins nous croyons connaître cette canaille de Silver, mais nous savons aussi que les personnages de roman n’existent pas. Stevenson lui-même disait que les personnages de roman sont comme

des cercles, c’est-à-dire des abstractions : les scientifiques utilisent les cercles pour résoudre des problèmes de physique, de même, les auteurs et les lecteurs utilisent des personnages de fiction pour réfléchir aux personnes qu’ils côtoient tous les jours. Les psychologues ont longtemps dédaigné la lecture des romans quand

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il s’agissait de réfléchir à la psychologie humaine, car tout y serait inventé. Mais depuis vingt-cinq ans, les psychologues s’intéressent à la signification des histoires. Tout comme les simulations sur ordinateur nous ont aidés à comprendre la perception, l’apprentissage et la mémoire, les histoires sont des simulations susceptibles d’aider les lecteurs à comprendre non seulement les personnages des romans, mais la psychologie de l’homme en général. En 1986, le psychologue Jérôme Bruner, à la faculté de droit de l’université de New York, soutenait de façon convaincante que la narration est une forme de pensée importante. Elle participe à l’élaboration de notre conception de l’être humain et nous permet d’explorer comment les intentions de personnages sont ou non réalistes. Divers travaux de recherche récents montrent que loin d’être un moyen d’échapper au quotidien, lire des romans peut améliorer nos habiletés sociales en nous aidant à mieux comprendre autrui. Entrer dans les mondes imaginaires des romans améliore notre empathie et notre capacité à adopter le point de vue d’autrui.


SÉBASTIEN BOHLER Thema / Titre thema

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Pourquoi un bon roman change votre cerveau


Une étude montre que la lecture d’un roman captivant augmente les connexions internes du cerveau.

connexions internes que le cerveau renforce au cours de cette période.

Qu’est-ce que la connectivité fonctionnelle ?

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n livre peut changer votre vie. Des écrivains ont même dit que l’on reconnaît un bon livre au fait qu’on en ressort différent. Ils avaient raison ! Ce changement, on le voit désormais dans le cerveau : la lecture d’un roman modifie les connexions internes entre neurones, y imprimant une trace que les techniques d’imagerie cérébrale peuvent aujourd’hui deviner.

Comment peut-on voir la trace laissée par un livre dans notre cerveau ? Gregory Berns et ses collègues de l’université d’Atlanta ont demandé à des volontaires de lire un gros roman intitulé Pompéi (de Robert Harris, publié en 2003), en répartissant leur lecture sur neuf soirées. Ensuite, ils étaient soumis à des examens cérébraux d’un type particulier, qui permettent d’observer les

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Cette méthode d’imagerie, appelée « connectivité fonctionnelle », consiste à observer l’activité du cerveau point par point, en découpant virtuellement celui-ci en petits volumes d’un millimètre cube environ, qu’on nomme « voxels ». Ensuite, des algorithmes informatiques permettent de détecter quels voxels du cerveau tendent à s’activer au même moment, ce qui est le signe qu’ils sont connectés, même si à ce jour ces connexions in vivo ne peuvent pas être observées au niveau anatomique. L’idée sous-jacente est que l’activité systématiquement corrélée entre deux points du cerveau suppose des connexions physiques, sous forme de « câbles » neuronaux entre les deux (les axones). En procédant de cette manière, les scientifiques ont constaté qu’après la période de lecture, un plus grand nombre de voxels dans le cerveau présentaient une telle connectivité fonctionnelle. Tout


GABRIELE SOFIA Thema / Titre thema

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Le théâtre, un stimulant cérébral


Au théâtre, notre cerveau fonctionne à plein régime : non seulement il entre en empathie avec les personnages, mais il devine leurs pensées et leurs intentions, et reproduit intérieurement leurs actions. Un bon entraînement pour nos capacités sociales !

A

«

vec la découverte des neurones miroirs, les neurosciences commencent à comprendre ce que le théâtre sait depuis toujours ! » C’est par cette citation du metteur en scène Peter Brook que commence l’ouvrage intitulé Les Neurones miroirs, publié en 2006. Ce livre, coécrit par le philosophe Corrado Sinigaglia, de l’université de Milan, et le neuroscientifique Giacomo

Rizzolatti, de l’université de Parme, est le premier à décrire ces étonnants neurones qui s’activent de la même façon quand on réalise une action et quand on la regarde faire. La découverte des neurones miroirs, il y a une vingtaine d’années, a eu un retentissement considérable chez les scientifiques, soulevant de multiples questions et

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inspirant de nombreuses recherches : ontils joué un rôle dans l’apparition du langage ? Sont-ils impliqués dans des troubles tels que la schizophrénie et l’autisme ? Pourrait-on s’en servir pour restaurer des fonctions motrices chez des personnes atteintes de neuropathies ? Dans le monde du spectacle aussi, ces neurones ont suscité l’intérêt. Car « ce que le théâtre sait depuis toujours », c’est que chaque action réalisée sur scène a une résonance physique chez le spectateur. En passant au crible le cerveau et le corps de personnes en train de regarder des spectacles de théâtre ou de danse, les neuroscientifiques ont effectivement trouvé la trace de cette résonance, qui reposerait sur les neurones miroirs, donc, mais aussi sur d’autres mécanismes cérébraux. Les chercheurs commencent ainsi à comprendre pourquoi ces spectacles nous bouleversent En 2010, Marie-Noëlle Metz-Lutz, de l’Inserm, et ses collègues ont réalisé une étude pionnière, en collaboration avec le Théâtre national de Strasbourg. Les participants étaient allongés dans un appareil d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle


JULIA F. CHRISTENSEN Thema / Titre thema

© Kseniia Vorobeva/Shutterstock

Le cerveau entre dans la danse


Pour notre cerveau, danser rime avec bienfaits : il retrouve alors une connexion avec le corps, et avec les autres individus. Le tout en libérant des cascades de molécules du bien-être. Quelques conseils pour s’y mettre… ou s’y remettre.

J

«

e ne sais pas danser ! » Vous vous êtes peut-être dit cela lors d’une soirée où tout le monde s’est mis à bouger en cadence, ou peut-être avez-vous entendu ces mots dans la bouche de vos proches… Beaucoup de personnes, surtout dans les pays du nord de l’Europe, comme au Danemark, en Allemagne ou en Angleterre, dansent très peu parce qu’elles pensent ne pas savoir se

mouvoir harmonieusement. Eh bien, cette crainte n’est pas fondée ! Selon les études scientifiques, la capacité à suivre le tempo est inscrite dans nos gènes et nous naissons avec : même le cerveau des nouveau-nés réagit lorsqu’un morceau de musique est soudainement interrompu, comme l’ont montré en 2009 István Winkler, de l’Académie des sciences hongroise, et ses collègues.

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Les bébés âgés de quelques heures seulement ont déjà le rythme dans la peau… En fait, toute personne qui répond par l’affirmative à la question « aimez-vous la musique ? » est capable de danser. Et c’est le cas de la plupart des êtres humains. Seuls 1,5 % des individus considèrent la musique comme une nuisance ou un phénomène aléatoire qu’ils n’écouteraient pas de leur propre initiative ; ces personnes souffrent d’amusie, un trouble neurologique de la perception, congénital ou résultant d’une lésion cérébrale. Aujourd’hui pourtant, 11 % seulement des Français dansent de façon plus ou moins régulière, une proportion encore plus basse dans des cultures non latines comme en Allemagne (3 %). C’est un peu, selon certains spécialistes, comme si nous avions perdu la « culture populaire » du plaisir de la danse, des bals, des fêtes entre amis au rythme de la musique… Or c’est un véritable souci, car la danse est une activité extrêmement saine. Elle stimule le métabolisme (l’activité des cellules et des organes, et la consommation d’énergie), le lien social, renforce le cœur et les poumons et, à long terme, améliore


Interview

« Nous naissons avec un cerveau musicien » ISABELLE PERETZ

Thema / Titre thema


Partout dans le monde, dès la naissance, l’immense majorité des individus sont sensibles à la musique et réceptifs à ses bienfaits. Ce qui suggère que notre « cerveau musicien » aurait été sélectionné par l’évolution, explique Isabelle Peretz, titulaire de la chaire du Canada en neurocognition de la musique.

Considère-t-on aujourd’hui que la musique est présente dans toutes les sociétés humaines ? Isabelle Peretz : Oui, toutes les sociétés connues utilisent la musique et le langage depuis les temps ancestraux. En France, une équipe menée par la chercheuse au CNRS Carole Fritz vient ainsi de découvrir qu’un coquillage vieux de 18 000 ans, conservé dans un musée marseillais, avait en réalité été transformé pour en faire un instrument

de musique ; les chercheurs ont même réussi à reproduire des notes en soufflant dedans ! Et ce n’est pas l’instrument le plus ancien : on a mis au jour des traces fossiles de musique qui remontent à une époque où les derniers Néandertaliens cohabitaient avec les hommes modernes. Nicholas Conard, de l’université de Tübingen, en Allemagne, et ses collègues ont ainsi découvert les vestiges d’une flûte en ivoire datant d’environ 35 000 ans, taillée dans une défense de

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mammouth. La musique a peut-être même précédé le langage, même si c’est bien sûr difficile à établir.

Comment expliquer une telle universalité ? La sensibilité à la musique aurait-elle été sélectionnée par l’évolution ? C’est très possible, car elle procure de nombreux bénéfices. En particulier, elle produit du lien social, ce qui était une des clés de la survie aux époques préhistoriques. Nous avons de plus en plus de données probantes qui montrent que lorsqu’on pratique ou qu’on écoute de la musique en groupe, on se sent plus unis, plus soudés. Des études ont par exemple trouvé que des personnes qui chantent ensemble vont ensuite bien plus collaborer dans des jeux où elles ont le choix entre des stratégies d’entraide ou de trahison. C’est une envie inconsciente, intuitive : on se sent comme une équipe parce qu’on s’est synchronisés sur le même rythme. À ce titre, l’aspect participatif et corporel semble capital, même pour l’écoute. Les preuves sont les plus fortes pour les cas où l’on bouge ensemble,


FRANK LUERWEG Thema / Titre thema

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Jouer d’un instrument rend-il intelligent ?


Les enfants qui jouent d’un instrument ont souvent un QI supérieur à celui des autres et réussissent mieux à l’école. Mais dans quelle mesure leur formation musicale en est-elle responsable ?

T

rès concentrée, les yeux mi-clos, Milea Henning est debout derrière son marimba, une sorte de xylophone africain. Dans chaque main, elle tient deux longs maillets avec lesquels elle frappe en rythme les barres en bois de l’instrument – d’abord si vite qu’on peine à suivre ses mouvements, puis plus lentement, pour

finir par les caresser de manière à peine audible. Cette jeune femme de 17 ans fait de la musique depuis son plus jeune âge. Elle étudie actuellement les percussions à l’Académie des jeunes de l’université de musique de Münster, dans le nord-ouest de l’Allemagne, et remporte régulièrement des prix. Elle essaie de pratiquer

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son instrument deux heures par jour, en plus de l’école et des cours de musique. Néanmoins, ses notes à l’école n’en souffrent pas : « Heureusement, je réussis bien dans mes études », confie-t-elle. Elle est loin d’être la seule dans ce cas. De nombreux musiciens excellent dans des domaines qui, à première vue, n’ont pas grand-chose à voir avec leur passion : ils lisent mieux que leurs pairs et ont un vocabulaire plus étendu ; ils mémorisent plus vite les histoires qui leur sont racontées ; ils effectuent plus facilement des rotations mentales de figures géométriques ou des copies de dessins complexes. En moyenne, ils sont également plus intelligents que les non-musiciens – une différence qui augmente avec la durée et l’intensité de leur formation musicale. Pour la neuroscientifique Ewa Miendlarzewska, de l’université de Genève, et sa collègue Wiebke Trost, les conséquences de telles découvertes sont évidentes : « Il est clairement recommandé aux parents et aux éducateurs d’encourager l’apprentissage d’un instrument dans la petite enfance, car cela peut apporter des avantages tout au long de la vie. »


HERVÉ PLATEL, MATHILDE GROUSSARD ET BAPTISTE FAUVEL Thema / Titre thema

©Yamasan0708/Shutterstock

La musique contre les troubles de la mémoire


La musique renforce la mémoire et les réserves cognitives, précieuses pour lutter contre les effets du vieillissement. On a même découvert que des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer peuvent encore mémoriser de nouvelles mélodies.

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n a tous en mémoire une chanson particulière, et l’on se souvient de l’année et des circonstances où on l’a écoutée. Le lien entre la musique et les souvenirs personnels est fréquent et étroit, qu’il s’agisse de chansons, de musique folklorique, de musique classique, de chansons populaires : certaines musiques sont des jalons

de notre mémoire autobiographique, voire de notre identité. Ce n’est que depuis la fin des années 1990, c’est-à-dire tout récemment, que les sciences cognitives et les neurosciences ont commencé à s’intéresser à la mémoire musicale. Or ces recherches présentent un intérêt tant fondamental que

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clinique. Intérêt fondamental, car l’écoute et la pratique de la musique sont des activités qui aident à mieux comprendre la diversité et la spécificité des mécanismes neurocognitifs de la mémoire ; intérêt clinique, car les activités musicales sont de plus en plus utilisées pour restaurer des fonctions cognitives dégradées par certaines pathologies. Cela tient notamment au fait que la mémoire musicale est une fonction cognitive étonnamment résistante aux maladies du cerveau. Qu’est-ce que la « mémoire musicale » ? Bien que la mémoire soit complexe et présente de multiples facettes, plusieurs de ses dimensions sont liées au domaine de la musique. Tout d’abord, elle peut fonctionner selon un mode volontaire, contrôlé, explicite, ou mode conscient, ou selon un mode involontaire, automatique, implicite, ou mode inconscient. En effet, nous mémorisons le monde qui nous entoure soit en faisant un effort mental afin de retenir des informations, ce qui passe par des stratégies de répétitions ou d’associations de ces informations – mode conscient –, soit sans faire d’effort particulier – mode


NICOLAS GUÉGUEN

© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr

Comment les chansons nous manipulent


Que vous écoutiez du rap agressif, de la variété romantique ou de la folk pacifiste, les conséquences ne seront pas les mêmes sur votre comportement. Même dans une salle d’attente de dentiste.

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«

enseigne-toi sur les pansements et les poussettes, j’peux t’faire un enfant et t’casser le nez sur un coup de tête. » Ces paroles – et d’autres – ont valu au rappeur français Orelsan une condamnation à 1 000 euros d’amende pour injure et provocation à la violence envers les femmes en 2013. Deux ans et demi plus tard,

il était relaxé. Mais la polémique subsiste : ces textes rendent-ils certains hommes violents et misogynes ? L’affaire n’est pas isolée : on se souvient qu’il fut vivement reproché au rappeur Nekfeu, après les attentats de Charlie Hebdo, les paroles d’une de ses chansons où il réclamait «un autodafé pour ces chiens de Charlie

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Hebdo». Une semaine avant les attentats, un autre rappeur, Médine, mettait en ligne un clip musical où il appelait à « crucifier les laïcards ». La question est alors de savoir si, comme l’avait évoqué le ministre de l’Intérieur au Sénat en février 2013, de telles incitations sont de nature à favoriser les passages à l’acte violent. En fait, les expériences de psychologie ont posé depuis longtemps cette question de l’influence de la musique sur les comportements. Initialement, elles se focalisaient sur les mélodies. Mais peu à peu les paroles sont devenues un objet d’attention pour les scientifiques. Le champ est vaste, car dans une chanson, n’importe quel thème peut être abordé : le bonheur, la solitude, la guerre, le racisme, l’économie, le travail, l’amitié… D’ailleurs, la recherche a confirmé que les textes chantés reflètent souvent les préoccupations des sociétés, politiques et individus, d’une culture donnée à un moment précis. La question des musiques qui incitent à la violence a été posée par deux psychologues, John Mast et Franck McAndrew, du Knox College dans l’Illinois, qui ont monté


ECKART ALTENMÜLLER

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© Scott Legato / GettyImages

Comment chasser un air qui nous trotte dans la tête ?


Certaines chansons peuvent devenir obsédantes. Comment s’en débarrasser ? Il s’agirait d’interrompre la circulation des informations entre l’audition et le chant intérieur. Pour cela, plusieurs méthodes sont à tenter.

C

ela arrive sans crier gare. Le matin, en écoutant la radio, ou en traversant une galerie commerçante où sévit une musique d’ambiance. L’air s’implante dans votre tête et ne veut plus en sortir. C’est parfois amusant, mais d’autres jours vous vous dites: je n’en veux pas! Ces rengaines sont des manifestations de notre mémoire musicale. Lorsqu’on demande à des gens quelles chansons leur

trottent continuellement dans la tête, on s’aperçoit qu’il s’agit généralement d’airs simples et entraînants, faciles à fredonner. Et ce, même chez un amateur de musique classique endurci : une musique pop peut soudain faire irruption et entraîner un véritable supplice. Ce phénomène ne tient pas vraiment compte de vos préférences. Il est subi, sans qu’on ait véritablement le choix.

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Certaines chansons, à en croire une étude réalisée par des psychologues de l’université de Londres, ont un pouvoir de pénétration particulièrement élevé. C’est le cas de Bad romance, de Lady Gaga, ou de Don’t stop believin’, de Journey, ou encore de Can’t get you out of my head, de Kylie Minogue. Mais qu’ont en commun ces hits de starlettes de la pop et de groupes des années 1980? Selon les chercheurs, un tempo rapide, une mélodie agréable, mais aussi des moments de surprise, comme des ruptures rythmiques. La science des rengaines doit malgré tout faire face à une difficulté de taille : son objet est hautement subjectif. À ce jour, on ignore encore pour quelle raison précise une mélodie particulière s’ancre de manière si tenace dans notre mémoire. Ce qu’on sait, c’est que les amateurs de musique y sont plus sujets que les autres. Le fait d’éprouver une émotion intense peut favoriser le phénomène d’ancrage, mais ce n’est pas absolument nécessaire.

Des boucles neuronales circulaires Du côté des mécanismes neurobiologiques, on pense que la « boucle


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