Thema N°3 L'intelligence animale _ extrait gratuit _ semaine du cerveau

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La psychologie du chien KLAUS WILHELM Shutterstock.com/Igor Normann

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Les chiens interprètent mieux les gestes humains, que nos plus proches cousins, les chimpanzés. Depuis 15 000 ans, nos ancêtres ont sélectionné des gènes qui les aident à nous comprendre.

L

e psychologue canadien Stanley Coren raconte volontiers cet épisode de son enfance : un jour, sa chienne fut surprise en train de lécher le rebord d’un verre de whisky, ce qui lui était formellement interdit. La mère de Stanley jeta alors son trousseau de clés sur l’animal, qui courut se réfugier derrière une armoire. En quittant la pièce, Stanley remarqua que la chienne contournait soigneusement le trousseau de clés, puis elle fit demi-tour pour le prendre dans sa gueule et aller le cacher sous le canapé du salon. Avait-elle compris que cet objet était synonyme de danger et

de colère, et qu’il fallait mieux le faire disparaître ? Les chiens auraient-ils des capacités de raisonnement comparables aux nôtres ? D’innombrables anecdotes ont été rapportées à propos des exploits des chiens ; le grand écran et la bande dessinée en ont souvent fait des personnages à l’intelligence et à la psychologie presque humaines. Ces qualités leur sont-elles attribuées abusivement ? Dans cet article, nous découvrirons qu’elles ont été obtenues au prix d’une sélection génétique plusieurs fois millénaire. Des hommes préhistoriques capturèrent des loups et ne gardèrent de leur

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progéniture que les jeunes qui savaient interagir avec eux. D’étape en étape, en plaçant la barre toujours plus haut, ils aboutirent à des compagnons dévoués, et parés des qualités que nous allons exposer. Les spécialistes du comportement ont, pendant près d’un siècle, dénié au chien toute faculté de discerner les intentions de l’homme ou d’établir des relations de causalité entre les événements. On privilégiait le modèle d’apprentissage pavlovien : quand on présente de façon répétée une écuelle de nourriture à un chien, tout en lui faisant entendre une sonnerie, l’association entre l’écuelle et la sonnerie s’ancre si profondément dans ses connexions neuronales qu’il finit par saliver rien qu’en entendant la sonnerie. Longtemps on admit que tous les comportements appris par les chiens procédaient de la même association conditionnée, mais cette vision est aujourd’hui remise en cause. Dans certains tests, le chien obtient de meilleurs résultats que le chimpanzé ou le gorille, et son talent de communication est remarquable. Selon Vilmos Csanyi, spécialiste de la psychologie


des chiens à l’Université Eötvös-Lorand de Budapest, chaque animal met en œuvre, dans son environnement naturel, un comportement intelligent qui lui est propre ; or, l’environnement naturel d’un chien, c’est précisément celui des hommes.

Du loup au chien

Sylvio Tüpke / MPI für evolutionäre anthropologie

Les capacités du chien se manifestent dans toutes les situations où il « dialogue » avec l’homme. Pour s’en apercevoir, on dissimule un morceau de viande dans un récipient situé à 1,5 mètre d’un chien. S’il regarde avec insistance, on ouvre le couvercle et on le laisse se régaler. Puis, on laisse le chien ouvrir lui-même le récipient.

Il a appris à repérer la source de nourriture, et à se servir. Si l’on ferme ensuite le couvercle à clé, le chien s’obstine sans résultat à vouloir l’ouvrir. Il lève alors les yeux vers son maître, d’un air de dire : « Qu’est-ce qui se passe ? Aide-moi ! » Les loups sont incapables de ce type d’interactions : dans une étude comparative, on a soumis neuf loups élevés par des hommes à la même expérience. Contrairement aux chiens, presque aucun des loups apprivoisés ne regarda son maître dans les yeux : ils ignoraient sa présence, bien qu’ils aient été habitués aux hommes dès leur naissance. Ce comportement n’est donc pas acquis.

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Ce test est réalisé avec des chiots âgés de quelques mois, ayant eu peu de contacts avec l’homme. Les animaux comprennent d’emblée les gestes montrant quel gobelet recouvre une friandise. Ils comprennent de façon innée les signes des humains.


Comment le chien a-t-il inscrit dans ses gènes et dans son cerveau la capacité de capter le regard de l’homme et de le déchiffrer ? Le chien, espèce ramifiée en centaines de variétés au fil des sélections, est apparu au terme d’un processus de domestication commencé avec des loups. Les capacités cognitives des chiens ont été sélectionnées, puis fixées en retenant à chaque génération les louveteaux-chiots qui avaient des capacités identiques, voire supérieures à celles de leurs parents. Grâce à la variabilité génétique naturelle, un individu présente parfois une propriété nouvelle et intéressante que l’éleveur repère.

Au doigt et à l’œil En plus de leur attirance pour le regard humain, les chiens comprennent mieux que les loups les indications gestuelles. Pour tester cette capacité, on place un chien devant deux récipients, dont l’un seulement contient de la nourriture. On signifie alors au chien, soit en tapotant sur le récipient, soit en le désignant à distance, que la nourriture se trouve dans le récipient. Les chiens comprennent, mais

pas les loups : il faut que la main touche le récipient pour qu’ils réalisent que c’est la source de nourriture. Pourquoi ? Parce que les loups évitent par instinct de regarder le visage de l’homme et que le doigt pointé n’est pas assez incitatif. Cette capacité est gravée dans les gènes, ce qu’ont établi des chercheurs de l’Université américaine de Harvard et de l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutive, à Leipzig. Ils ont montré que des chiots n’ayant jamais vécu au contact de l’homme comprennent le test où l’on désigne du doigt un récipient contenant de la nourriture (voir la figure 2). Selon Adam Miklosi, collègue de V. Csanyi, les gènes sous-tendant cette capacité ont été sélectionnés au fil de la domestication du chien par nos ancêtres préhistoriques. Ceux-ci sélectionnaient les animaux capables de comprendre leurs ordres et leurs signaux, aussi bien verbaux que gestuels. En revanche, toutes les tentatives pour dresser des louveteaux ont échoué, car, selon Michael Tomasello, directeur de l’Institut Max Planck de Leipzig, on ne peut reproduire en accéléré le long processus de

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la domestication des chiens, qui a duré des millénaires. D’après les études hongroises, les chiens comprennent même des gestes complexes, et ils déchiffrent également les indications données du bout du pied : ils ont la faculté de transférer au pied les gestes initialement effectués avec l’index. Les chimpanzés et les gorilles, plus proches parents de l’homme, ne réussissent à aucune des épreuves où les chiens excellent. Ils échouent dans l’interprétation de signes oculaires, alors que les chiens réagissent dès que leur maître porte son regard vers une friandise, soit directement, soit sur un récipient qui la contient. Une expérience consiste à poser de la pâtée sur le sol d’une pièce, en interdisant au chien d’y toucher. On laisse ensuite dans la pièce une collaboratrice adoptant, au choix, trois attitudes : soit elle pianote sur un jeu électronique, soit elle reste assise, les yeux fermés et le dos tourné, soit elle garde en permanence le regard fixé sur l’animal. Tant que l’observatrice garde les yeux rivés sur le chien, l’animal se tient sage. Toutefois, si elle détourne un instant le regard, il essaye de s’approcher de la pâtée.


S’il se sent observé du coin de l’ œil, il s’approche subrepticement, jetant des coups d’ œil furtifs pour être sûr de ne pas être pris. Ainsi le comportement du chien se caractérise par des particularités cognitives liées uniquement à la cohabitation de l’animal et de l’homme depuis des millénaires.

Premiers chiens en Chine L’évolution du loup en chien a duré suffisamment longtemps pour que des modifications cognitives s’ancrent dans le génome, c’est-à-dire que les éleveurs sélectionnaient les animaux à qui leur patrimoine génétique conférait les facultés cognitives recherchées. D’après des découvertes récentes, des hommes d’Asie orientale apprivoisèrent, voici 15 000 ans, des loups. Peter Savolainen et ses collègues de l’Institut royal de technologie de S­ tockholm ont étudié le patrimoine génétique de 654 chiens et de 38 loups, afin de déterminer quand et où vivaient leurs ancêtres. Ils ont étudié un fragment d’adn mitochondrial de chien : l’adn mitochondrial est une partie du patrimoine génétique contenue non pas dans le

noyau cellulaire, mais dans des organites cellulaires, les mitochondries, qui fournissent, notamment, l’énergie aux cellules. L’adn mitochondrial est uniquement transmis par la mère (contrairement aux gènes du noyau transmis par les deux parents). Tous les changements dans cet adn sont dus à des mutations aléatoires, se produisant à une fréquence relativement constante. La comparaison des séquences d’adn permet de tirer des conclusions sur l’arbre généalogique des chiens : plus le matériel génétique de deux chiens est semblable, plus leur parenté est étroite. À partir du nombre de mutations, on peut même estimer à quelle époque ont vécu les derniers ancêtres communs de ces chiens. En outre, la répartition géographique et le degré de parenté révèlent où ils ont vécu. D’après les calculs, l’ensemble de la population canine descendrait d’au moins cinq louves, et 95 pour cent de tous les chiens seraient issus de trois lignées. Selon l’équipe de P. Savolainen, toutes les lignées sont apparues en Chine, où l’homme semble avoir apprivoiser les loups couramment depuis 15 000 ans. Des fouilles

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archéologiques, ayant mis au jour des os de chiens, indiquent également que l’homme et le chien vivaient ensemble il y a 14 000 ans. À cette époque, l’homme s’habillait encore de peaux de bêtes, mais s’apprêtait à devenir sédentaire et à pratiquer l’agriculture. Le chien devait se révéler un partenaire précieux dans cette transition. M. Tomasello propose un scénario en trois étapes, selon lequel l’homme aurait d’abord élevé des loups dont le comportement lui paraissait intéressant, individus non agressifs et à qui l’on pouvait faire confiance. Il en résulta les « chiens de cités » préhistoriques, qui se nourrissaient des déchets consommables abandonnés par l’homme. Les plus confiants de ces chiens se multiplièrent au voisinage des zones habitées par les hommes. Les chiots devinrent compagnons de jeux des enfants, mais aussi des gardiens nocturnes. Durant la seconde étape, les hommes jugèrent que le chien pouvait servir à garder les moutons et à le seconder dans la chasse. Les animaux apprirent en quelque sorte à obéir aux ordres d’un nouveau « chef de meute » humain.


Au cours des 500 dernières années, l’homme a produit à partir de ces animaux polyvalents 400 variétés, pour ses besoins ou pour son plaisir. Ainsi apparut le « parasite » social (au sens où il vit dans une relation de dépendance vis-à-vis de l’homme) le plus réussi de tous les temps. Alors qu’aujourd’hui plusieurs centaines de millions de chiens peuplent la planète, l’avenir est plutôt sombre pour le loup, qui ne compte plus que 170 000 individus dans le monde.

Vue de profil

Mikhail Sablin / Russian Academy of Science, St Petersbourg/Martin Street

Une relation « parent-enfant » Prédisposé aux interactions sociales et vivant en hordes hiérarchisées, le chien est devenu, au cours de sa domestication, une espèce de plus en plus « humaine » : aucune autre espèce domestique ne rivalise à cet égard avec lui, qu’il s’agisse du cheval, du mouton, de la chèvre, du chat ou de la vache. Un test met en lumière une caractéristique de cette relation particulière. Ce test (en anglais, Strange Situation Test) est souvent utilisé pour évaluer la force du lien qui unit un bébé à sa mère. Si un nourrisson et sa mère explorent un nouvel environnement, une nouvelle pièce, par exemple, l’enfant se

Vue de dessus

Vue de dessous

Des fossiles canins indiquent que l’homme et le chien cohabitent depuis au moins 14 000 ans. Des fragments de mâchoire supérieure de chien sont ceux d’un animal enterré il y a 14 000 ans environ avec un homme, à Bonn-Oberkassel (ci-dessus). Le plus ancien crâne de chien (–14 750) a été découvert à Eliseevici I, en Russie (ci-contre).

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sent en sécurité (puisqu’il est avec sa mère) et observe le nouvel environnement avec curiosité. En revanche, si la mère quitte la pièce, l’enfant panique et pleure, mais se laisse en général plus ou moins calmer par une personne étrangère présente dans la pièce ; quand sa mère revient, l’étranger est aussitôt ignoré. Des essais réalisés avec plus de 50 chiens ont montré que le schéma comportemental des canidés ressemble à celui des bébés. Selon Jozsef Topal, auteur de cette étude, les chiens sont aussi liés à leur maître qu’un nourrisson à sa mère. Lorsque le maître disparaît, les chiens sont inquiets, se mettent à aboyer et attendent près de la porte. Cela explique pourquoi les chiens obtiennent généralement de p ­ iètres résultats au cours des expériences cognitives de psychologie animale, car ils subissent en général les tests en l’absence du maître. On a même cru les loups plus intelligents à cause de ce biais expérimental. Ainsi, dans les années 1980, le biologiste américain Harry Frank mentionna un loup qui avait découvert comment manœuvrer le verrou d’une porte rien qu’en observant un de ses


congénères. La conclusion de cette étude était que, même si les chiens apprennent à obéir et peuvent être dressés, lorsqu’il s’agit de résoudre un problème, les loups ont plusieurs longueurs d’avance. Ainsi, la domestication aurait fait régresser le chien par rapport à son ancêtre.

Une association fructueuse Aujourd’hui, cette thèse est remise en cause, et le cerveau plus volumineux du loup n’est pas une preuve suffisante. De surcroît, bon nombre des expériences passées ne plaçaient pas l’animal dans des conditions naturelles, dans son groupe social : les chiens seraient parfaitement capables de résoudre certains problèmes sans dressage préalable, à condition d’être en présence de leur maître. Ainsi, A. Miklosi et ses collègues ont demandé à 28 propriétaires de chiens de remplir un questionnaire portant sur l’affection portée à leur compagnon : « Autorisezvous votre chien à dormir sur votre lit ? Fêtez-vous l’anniversaire de votre chien ? À quel point pensez-vous être attaché émotionnellement à votre animal ? » Les chiens

devaient ensuite apprendre par eux-mêmes à pousser un levier pour obtenir de la nourriture. On a ainsi constaté que, plus la relation entre le maître et l’animal est étroite, plus le chien est maladroit.  Pourtant, les différences de performances s’estompent

chiens d’aveugles. La formation d’un chien d’aveugle suit le schéma du conditionnement classique : le chien reçoit des ordres et répond par des comportements stéréotypés, qu’il mémorise. Les éthologues hongrois ont filmé des aveugles et leur chien

Même si les chiens apprennent à obéir et peuvent être dressés, lorsqu’il s’agit de résoudre un problème, les loups ont plusieurs longueurs d’avance quand le maître encourage le chien. Pour A. Miklosi, cela signifie que les chiens très attachés à leur maître comprennent le problème, mais dépendent davantage d’eux : des chiens vivant dans le jardin de leur maître résolvent plus rapidement des tests d’accès à de la nourriture que des chiens restant en permanence dans la maison, mais les différences s’effacent quand le maître encourage l’animal. Les chiens vivant à l’intérieur ont manifestement développé une autre stratégie : ils attendent que leur maître résolve le problème à leur place. La relation entre l’homme et l’animal est portée à son paroxysme chez les

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dans la rue, et ont constaté que, lorsque l’aveugle et son chien s’habituent l’un à l’autre, certains aspects du comportement du chien, acquis lors du dressage, se modifient, voire disparaissent. Par exemple, la décision d’emprunter un trajet plutôt qu’un autre n’est presque jamais prise unilatéralement par l’un des deux partenaires. Le moment où le chien et l’homme se mettent à marcher, s’arrêtent ou changent de direction, est décisif : à ces instants-là, le décideur change en permanence ; tantôt l’homme donne l’impulsion, tantôt c’est le chien. Une telle alternance n’est pas enseignée au cours du dressage : la relation


établie entre l’homme et l’animal ressemble beaucoup à une coopération humaine.

Le chien est-il doué de capacité d’abstraction ? On a notamment observé que les chiens auraient la capacité fondamentale de se représenter un objet en son absence. Pour le montrer, un expérimentateur place, sous les yeux du chien, un jouet dans une caisse montée sur roulettes. La caisse passe derrière un écran, qui la dissimule un instant à la vue du chien, puis on rouvre la caisse : si elle est vide, le chien se précipite derrière l’écran, comme s’il avait compris que l’objet y était resté. Toutefois, il arrive aussi qu’un chien fasse douter son maître de son intelligence, car il cherche un objet là où il ne devrait pas être. En fait, les chiens cherchent avant tout à jouer, ce qui montre qu’ils comprennent les règles humaines. Les chiens ne cherchent pas tant à comprendre, qu’à interagir. C’est ce que confirme une autre expérience : les chiens apprennent en observant leur maître qu’une balle sort d’une boîte lorsqu’on pousse sur un levier. L’homme

utilise sa main, mais le chien se sert, non pas d’une patte, mais de son museau. Ce genre d’astuce n’étonne guère S. Coren, persuadé que l ? on découvrira encore bien des aspects cognitifs des chiens, même si l’on est condamné à ignorer à jamais… leurs conceptions philosophiques .

Article publié dans Cerveau&Psycho n° 4 décembre 2003

Klaus WILHEM est biologiste à Berlin. BIBLIOGRAPHIE A. MIKLOSI et al., Wolves do not look back at humans, but dogs do, in Current Biology, vol. 13, p. 763, 2003. B. HARE et al., The domestication of social cognition in dogs, in Science, vol. 298, p. 1634, 2002. J. LEONARD, Ancient dna evidence for old world origin of new world dogs, in Science, vol. 298, p. 1613, 2002. P. SAVOLAINEN et al., Genetic evidence of an east asian origin of domestic dogs, in Science, vol. 298, p. 1611, 2002.

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