MATIÈRE NOIRE
Particules
Dynamique
Détection
UNE MATIÈRE INVISIBLE QUI DÉFIE TOUS LES MODÈLES
COMMENT LA MATIÈRE NOIRE SCULPTE LES GALAXIES
LES CHASSEURS SONT À L’AFFÛT... SOUS TERRE
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LA GRANDE ÉNIGME DE LA COSMOLOGIE
ÉDITO
UN PROBLÈME QUI RESTE OBSCUR
L Philippe Ribeau
Responsable éditorial Web
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es astrophysiciens ont un problème : 80 % de la matière dans l’Univers manque à l’appel. L’ensemble des étoiles, du gaz et de la poussière ne constitue qu’une petite fraction de la masse qui emplit le cosmos. Le reste, invisible et de nature inconnue, est appelé matière noire. Soupçonnée dès les années 1930, l’existence de la matière noire a été définitivement mise en évidence dans les années 1970. Une masse supplémentaire à celle de la matière visible est nécessaire pour expliquer la vitesse des étoiles des régions périphériques des galaxies. On a montré depuis que cette masse invisible explique aussi la dynamique des amas de galaxie, la formation des grandes structures de l’Univers, et même certains motifs du fond diffus cosmologique, cette lumière fossile du Big Bang. Mais la matière noire se manifeste uniquement par ses effets gravitationnels et ne semble quasiment pas interagir avec la matière ordinaire. Quelle est sa nature ? Tout un bestiaire de particules exotiques sont candidates au titre de matière noire. Les principales sont les wimps, des particules prédites par les théories de supersymétrie. L’axion, une particule plus légère, a aujourd’hui la cote. Certains imaginent même tout un monde de matière noire, avec ses propres forces « noires ». Mais, pour le moment, toutes les tentatives pour créer des particules de matière noire dans les collisionneurs de particules ou les détecter dans des expériences cachées au cœur des montagnes n’ont livré aucun indice convaincant. Devant ce blocage, certains pensent que c’est loi de la gravitation qu’il faut revoir. Ou que la matière noire serait une manifestation de la nature quantique de l’espacetemps, ou un résidu des trous noirs formés juste après le Big Bang. Bref, le problème de la matière noire reste obscur… et donc passionnant !
Thema / Matière noire
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SOMMAIRE
P/4/L’INSAISISSABLE MATIÈRE NOIRE
BOGDAN DOBRESCU ET DON LINCOLN
P/15/LES DIFFÉRENTES PISTES PASSÉES AU CRIBLE BENOÎT FAMAEY
P/26/UN UNIVERS CACHÉ MARC TRODDEN ET JONATHAN FENG
P/38/LA MATIÈRE NOIRE EST-ELLE UNE ILLUSION ? SEAN BAILLY
P/4
P/47/LE CÔTÉ OBSCUR DE LA VOIE LACTÉE LEO BLITZ
P/58/LES GALAXIES SPIRALES DÉFIENT LA MATIÈRE NOIRE SEAN BAILLY
P/62
P/62/LES CHASSEURS SOUTERRAINS RICHARD TAILLET
P/73/LA COTE DE L’AXION MONTE LESLIE ROSENBERG
P/26
P/85
Thema / Matière noire
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P/85/LA PISTE DES TROUS NOIRS
JUAN GARCÍA-BELLIDO ET SÉBASTIEN CLESSE
BOGDAN DOBRESCU ET DON LINCOLN Thema / Matière noire
© 2002 R. Gendler/ESA
L’insaisissable matière noire
Pourquoi n’a-t-on toujours pas détecté la matière noire, censée être majoritaire dans l’Univers ? Parce qu’elle n’existe pas ? Ou bien parce qu’elle est bien plus complexe qu’on ne le pensait, comme le proposent de nouveaux modèles ?
L
a galaxie d’Andromède, notre voisine céleste, pose problème : elle tourne trop vite sur elle-même ! En effet, les lois connues de la physique sont incapables d’expliquer sa cohésion. La gravité engendrée par la matière visible de la galaxie est trop faible pour retenir les étoiles à sa périphérie qui, filant à toute vitesse, devraient être projetées hors de la galaxie. Si la matière existante se résumait à la matière visible, Andromède, comme presque toutes les galaxies spirales, ne devrait tout simplement pas exister. Pourtant, elle est bien là. Pour l’expliquer, les cosmologistes pensent qu’un
type de matière invisible – la matière noire – entoure et imprègne Andromède et les autres galaxies, apportant le supplément de force gravitationnelle nécessaire pour en maintenir la cohésion. Cette matière noire représenterait plus de 80 % de la matière contenue dans l’Univers. Dans les théories les plus simples, la matière noire est composée d’un unique type de particules, qui reste à identifier, car des décennies de recherche n’ont pas permis sa détection. De plus, quelques désaccords subsistent entre les observations astronomiques et cette théorie simple. Combinés, ces désaccords résiduels et l’échec de la
Thema / Matière noire
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détection conduisent certains à remettre en cause la piste d’un seul type de matière noire. En effet, l’absence de détection est une information en soi, dont on déduit des contraintes sur certaines propriétés de la matière noire. Par exemple, on peut calculer une limite supérieure à la probabilité d’interaction de la matière noire avec la matière ordinaire. Et ces contraintes sont de plus en plus sévères et d’autant moins compatibles avec un modèle de matière noire à un seul type de particules. Certains physiciens explorent des scénarios qui se dispensent de matière noire. Par exemple, ils étudient des théories où les lois de la gravitation sont modifiées et dont le comportement s’écarte de la mécanique newtonienne pour des accélérations extrêmement faibles, comme dans les régions périphériques des galaxies. Cette approche reproduit de façon satisfaisante la rotation des galaxies spirales. Mais elle a ses défauts et requiert, par exemple, l’ajout de matière invisible pour décrire la dynamique des amas de galaxies. De nombreux physiciens restent convaincus par l’hypothèse de la matière
BENOÎT FAMAEY Thema / Matière noire
© Stephen Leshin
Les différentes pistes passées au crible
Peut-on se passer de l’hypothèse de la matière noire ? Sinon, de quoi est-elle faite ? Les récentes observations malmènent les principales pistes suivies pour résoudre cette grande énigme de l’astrophysique. Tour d’horizon du problème avec l’astrophysicien Benoît Famaey.
était prématurée. Cependant, même si on prend en compte le gaz chaud, il faudrait cinq fois plus de matière pour expliquer la dynamique des galaxies au sein des amas. Zwicky avait donc eu une bonne intuition, même si la confirmation n’est venue que bien plus tard.
Jusqu’à quand le problème de la masse manquante est-il resté ignoré ? Pour commencer, pouvez-vous nous rappeler comment le problème de la matière noire est apparu ? On attribue la découverte des premiers indices à Fritz Zwicky, un astronome suisse émigré aux États-Unis. Au début des années 1930, en étudiant la dynamique des galaxies dans l’amas de Coma, il a constaté que la contribution gravitationnelle de la matière visible était très insuffisante pour expliquer les mouvements de ces galaxies. Il a alors parlé du problème de la masse manquante. Mais à l’époque, les astrophysiciens n’ont pas pris cette idée très au sérieux… pour de bonnes raisons.
Lesquelles ? D’une part, les données sur la distribution de vitesse des galaxies étaient très lacunaires. D’autre part, on connaissait mal le contenu en matière des amas. La matière ordinaire composée d’atomes, ou « matière baryonique », n’est pas toujours visible et peut échapper au recensement. On pense aujourd’hui que près de 80 % de la matière baryonique d’un amas galactique est sous la forme d’un gaz chaud, qui n’émet que des rayons X. À l’époque de Zwicky, les instruments d’observation n’étaient pas sensibles à ce rayonnement. De l’avis général des astrophysiciens, l’idée de Zwicky
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La question est revenue sur le tapis à la fin des années 1970 avec l’avènement de la radioastronomie. Les chercheurs ont commencé à mesurer la vitesse de rotation du gaz dans les galaxies spirales. Les travaux d’Albert Bosma, aux Pays-Bas, et de Vera Rubin, aux États-Unis, ont été pionniers. Ils ont clairement montré que le gaz a une vitesse trop élevée dans les parties externes des galaxies compte tenu de la distribution de masse de matière baryonique de la galaxie : la force gravitationnelle exercée par la matière ordinaire est insuffisante pour retenir au sein de la galaxie un gaz qui se déplace aussi vite. Le gaz devrait s’échapper, alors que ce n’est pas le cas.
MARK TRODDEN ET JONATHAN FENG
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J. Hester et P. Scowen, University of Arizona and NASA/ESA
Un univers caché
La matière noire, qui représente un quart du contenu de l’Univers, pourrait former un monde riche et complexe en soi, imbriqué dans le nôtre.
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e 23 septembre 1846, Jonathan Gottfried Galle, directeur de l’Observatoire de Berlin, reçoit une lettre qui va changer le cours de l’histoire de l’astronomie. Elle émane d’un Français, Urbain Le Verrier, qui a étudié le mouvement d’Uranus et en a conclu que sa trajectoire perturbée ne peut s’expliquer que par l’attraction gravitationnelle d’un objet encore non observé. Galle pointe cette nuit-là son télescope dans la région indiquée par Le Verrier, et découvre la planète Neptune. Un scénario semblable, où les astronomes observent des mouvements célestes anormaux, en déduisent la présence de matière inobservée et partent à sa
recherche, se rejoue aujourd’hui en cosmologie. Dans cette version, la planète Uranus est remplacée par des étoiles et des galaxies au mouvement anormal, et des substances qui ont jusqu’à présent échappé à l’observation, nommées faute de mieux « matière noire » et « énergie sombre », jouent le rôle de Neptune. Les anomalies observées fournissent quelques indices sur ces deux acteurs. La matière noire semble constituée d’amas de particules invisibles qui remplissent inégalement l’espace, tandis que l’énergie sombre est uniformément répartie et semble intégrée à la trame de l’espace lui-même. Les scientifiques n’ont pas encore réussi à observer sans ambiguïté ces
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protagonistes invisibles, mais des indices prometteurs, tels que des signaux dans les détecteurs de particules, s’accumulent. Après sa découverte, Neptune s’est révélée être une planète fascinante en ellemême. En sera-t-il de même de la matière noire et de l’énergie sombre ? Les scientifiques envisagent de plus en plus sérieusement que la matière noire, en particulier, ne soit pas juste un paramètre d’ajustement nécessaire pour rendre compte du mouvement de la matière visible, mais bel et bien un pan caché de l’Univers, doté de sa propre et riche « vie intérieure ». La matière noire pourrait être constituée de toute une panoplie de particules inconnues interagissant via des forces nouvelles ; il s’agirait en somme d’un univers entier, discrètement imbriqué dans le nôtre. Ces idées tranchent avec la vision qui a longtemps prévalu, à savoir que la matière noire et l’énergie sombre sont les substances les plus indifférenciées du cosmos. Depuis que les astronomes ont imaginé l’existence de la matière noire, dans les années 1930, ils considéraient qu’elle était avant tout une forme de matière inerte.
SEAN BAILLY PRÉNOM NOM
Thema / Matière noire
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La matière noire est-elle une illusion ?
Le physicien théoricien Erik Verlinde suggère que la gravité est un phénomène émergent et que la matière noire n’existe pas. Cette idée vient de passer un premier test avec succès.
les sources d’arrière-plan – due à la matière noire entourant ces galaxies, mais la théorie d’Erik Verlinde semble être en accord avec ces observations.
Une pionnière ignorée
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’après la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein, la force gravitationnelle est une conséquence de la courbure de l’espace-temps. Malgré les nombreux succès de cette théorie, les physiciens sont confrontés au défi insoluble de la concilier avec la physique quantique. Par ailleurs, de nombreuses observations en cosmologie, non sans lien avec la gravité, ont conduit les chercheurs à supposer que l’Univers contient deux composantes dont la nature reste inconnue, la matière noire et l’énergie sombre. La plupart des physiciens tentent de résoudre ces énigmes en imaginant ce que peuvent être la matière noire et l’énergie sombre, mais d’autres
ont choisi de repenser les lois de la relativité générale. C’est le cas d’Erik Verlinde, qui a récemment proposé un changement radical de définition de la force gravitationnelle. Conséquence spectaculaire : dans sa théorie, la matière noire n’est qu’une illusion, résultant de la dynamique qui lie l’énergie sombre et la matière ordinaire. Reste à mettre à l’épreuve cette nouvelle théorie. Pour cela, Margot Browser, de l’université de Leyde, aux Pays-Bas, et son équipe ont analysé l’effet de « lentille gravitationnelle » lié à près de 30 000 galaxies. Cet effet est habituellement interprété comme la déformation de l’espace-temps – et donc de la trajectoire des rayons lumineux émis par
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L’hypothèse de la matière noire a été émise une première fois dans les années 1930 par l’astronome Fritz Zwicky, puis a été oubliée pendant plusieurs décennies avant de revenir sur le devant de la scène grâce aux travaux menés à la fin des années 1960 par l’astronome Vera Rubin. Cette chercheuse, disparue en décembre 2016, a mené une carrière exceptionnelle dans un milieu masculin plutôt hostile (son inscription dans le cursus d’astronomie à Princeton n’a jamais été considérée, la discipline n’étant pas ouverte aux femmes avant 1975 !). Pour de nombreux physiciens, elle aurait dû recevoir le prix Nobel pour ses travaux pionniers sur le mouvement de rotation des galaxies spirales, qui ont été à l’origine de l’idée de matière noire. Alors à l’institut Carnegie de Washington, elle a mesuré la vitesse des étoiles dans des galaxies spirales en fonction de leur distance au centre de
LEO BLITZ
Thema / Matière noire
©Don Dixon
Le côté obscur de la Voie lactée
La matière noire est l’une des plus grandes énigmes de l’Univers. Mais, plus proche de nous, elle expliquerait également certaines caractéristiques de la Voie lactée et de ses satellites.
astronomes à admettre que non seulement la matière noire existe bel et bien, mais qu’en plus, elle est largement dominante dans l’Univers. Les mesures du fond diffus cosmologique indiquent que la matière noire représente cinq fois plus de masse que la matière ordinaire, ou baryonique (protons, neutrons, électrons, etc.).
L
Un 33 tours oublié sur un radiateur
es astronomes ont mis du temps à se rendre compte de l’importance de la matière noire. Pour ma part, j’en fus convaincu dès mon premier projet en tant que postdoctorant à l’Université de Californie à Berkeley, en 1978. Je mesurais la vitesse des nuages moléculaires géants – où se forment les étoiles – dans les régions externes de la Voie lactée, avec une méthode que j’avais mise au point et qui était alors la plus précise. Deux spécialistes de la Voie lactée, Frank Shu et Ivan King, étaient présents lorsque j’ai commencé à reporter sur un
graphique les vitesses de rotation autour du centre galactique des nuages les plus éloignés. Ces vitesses mettaient en évidence que la Voie lactée regorge de matière noire, en particulier vers l’extérieur. Rappelons que la matière noire est une substance mystérieuse qui n’émet pas de lumière, n’interagit pas avec cette dernière et ne se trahit que par son influence gravitationnelle. Perplexes, nous avons essayé d’imaginer quelle était la nature de cette matière noire. Toutes nos idées se sont rapidement révélées fausses. Cette étude et de nombreuses autres dans les années 1970 et 1980 ont obligé les
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Cependant, on ne sait toujours pas quelle est la nature de cette substance. Disons simplement que, d’après l’hypothèse la plus prudente, la matière noire est formée de particules exotiques qui n’ont pas encore été détectées dans les accélérateurs, prédites par des théories n’ayant pas encore été vérifiées. L’hypothèse la plus radicale est que la théorie de la gravitation de Newton comme la théorie de la relativité d’Einstein seraient fausses, ou tout au moins nécessiteraient des corrections majeures. Quelle que soit sa nature, la matière noire apporte néanmoins des clés pour résoudre des énigmes concernant certaines caractéristiques de la Voie lactée.
Les galaxies spirales défient la matière noire SEAN BAILLY
NASA, ESA, D. Calzetti (University of Massachusetts), H. Ford (Johns Hopkins University), and the Hu
Matière noire
De récentes observations sur des galaxies spirales suggèrent une corrélation entre la distribution de la matière ordinaire et celle de la matière noire. Un résultat complètement inattendu.
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tacy McGaugh, de l’université Case Western Reserve, aux États-Unis, et ses collègues ont-ils mis le doigt sur une faille du scénario standard de la matière noire ? Il est beaucoup trop tôt pour le dire. Ce qui est certain, c’est que le comportement de la matière noire dans les galaxies spirales semble bien plus subtil qu’on ne le pensait. Ironie de l’histoire, c’est par l’étude de ces mêmes galaxies spirales que l’idée de matière noire a émergé à la fin des années 1960. À cette époque, l’astronome Vera Rubin, alors à l’institut Carnegie de Washington, mesurait la vitesse des objets dans plusieurs galaxies spirales en observant le décalage de la longueur d’onde de
la lumière émise dû à l’effet Doppler. Ce décalage étant proportionnel à la vitesse de déplacement par rapport à l’observateur, Vera Rubin a ainsi pu établir le profil de vitesse de plusieurs galaxies. Elle a montré que la vitesse devenait constante à une certaine distance du centre galactique, au lieu de décroître selon la racine carrée de la distance d’après les lois de la gravitation de Newton. Les étoiles en périphérie des galaxies spirales tournent trop vite et auraient dû être éjectées. Or la vitesse de rotation des étoiles est déterminée par la quantité de matière contenue dans la galaxie. La masse observée directement (les étoiles et le gaz, ou matière baryonique) ne
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semblait ainsi pas correspondre à la masse déduite de la dynamique. Pour résoudre ce problème, les cosmologistes, dont James Peebles de l’université Princeton, ont fait l’hypothèse dans les années 1970 qu’un vaste halo de matière invisible et n’interagissant pas avec la matière ordinaire englobait les galaxies et contribuait à la majeure partie de leur masse et donc de leur champ gravitationnel. La matière noire est devenue un élément incontournable de la cosmologie. Représentant environ 80 % de la matière de l’Univers, elle explique la dynamique des galaxies spirales, mais aussi le mouvement trop rapide des galaxies au sein des amas des galaxies, une anomalie signalée dès les années 1930 par l’astronome Fritz Zwicky. Elle intervient aussi dans certains phénomènes de lentille gravitationnelle et dans l'interprétation des anisotropies du fond diffus cosmologique. Problème : sa nature reste toujours inconnue… L’approche de Stacy McGaugh et ses collègues pour étudier la dynamique des galaxies est proche de celle de Vera Rubin. Les trois chercheurs ont créé le catalogue
RICHARD TAILLET Matière noire
Carlos H. Faham
Les chasseurs souterrains de matière noire
Les physiciens recherchent les particules de matière noire à l’aide d’instruments installés dans d’anciennes mines. La sensibilité des détecteurs augmente et l’étau se resserre autour de cette composante hypothétique de l’Univers.
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ans de nombreux sites, les physiciens investissent d’anciennes mines pour y installer des détecteurs de particules, parfois à plus de 2 000 mètres de profondeur. Très sensibles, ces détecteurs sont capables d’enregistrer une infime élévation de température, de capter le moindre éclat de lumière ou d’entendre des micro-bulles qui éclatent. Mais le moindre signal parasite les perturbe. C’est pourquoi on les installe dans des souterrains. La roche fait office de bouclier contre les rayons cosmiques qui pénètrent dans l’atmosphère et qui traversent parfois le sol. Des blindages supplémentaires sont installés autour des
appareils pour se prémunir des rayons cosmiques résiduels et de la radioactivité naturelle de la croûte terrestre. Pour protéger leurs détecteurs, les physiciens vont jusqu’à récupérer du plomb sur des galères antiques coulées au fond des océans. Une fois l’expérience en place, il faut collecter les signaux des particules qui parviennent malgré tout à pénétrer dans le dispositif. Dans ces données se cache peut-être la trace d’une particule de « matière noire », que les cosmologistes et les astrophysiciens traquent depuis des décennies… La cosmologie, la science de l’Univers dans son ensemble (sa composition et son histoire) est dans une situation paradoxale
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et embarrassante. D’une part, en s’appuyant sur la théorie de la relativité générale d’Einstein et la physique des particules, deux solides piliers de la physique fondamentale, elle rend compte de façon très précise et quantitative d’un grand nombre d’observations astronomiques. D’autre part, ce succès repose sur une hypothèse hardie, elle aussi confortée indirectement par de nombreuses observations astrophysiques, mais qui n’a encore jamais pu être vérifiée directement : l’Univers serait rempli d’une grande quantité de matière noire, c’est-à-dire d’une substance qui n’émet ni n’absorbe la lumière (elle est transparente plutôt que noire) et qui échappe donc à l’observation à travers les télescopes. L’Univers contiendrait aussi une seconde substance hypothétique, l’« énergie sombre », mais dont on ne traitera pas ici. La physique des particules donne de bonnes raisons de penser que la matière noire pourrait être constituée de particules nouvelles, différentes de celles que l’on connaît aujourd’hui. Cette hypothèse est confortée par l’étude de la formation des noyaux atomiques dans l’Univers
La cote de l’axion monte © Ian Allen
LESLIE ROSENBERG Thema / Matière noire
Alors que le candidat favori pour expliquer la masse cachée de l’Univers est en perte de vitesse, celui qui porte le nom d’axion gagne en popularité. Dédiée à sa recherche, l’expérience ADMX a franchi une étape décisive : sa sensibilité lui permet désormais de traquer cette particule invisible.
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e cosmos est constitué en majeure partie de quelque chose que nous ne pouvons pas voir. Telle est la conclusion qui s’est peu à peu imposée aux astronomes à partir des années 1930. Les premiers indices sont venus de l’observation des amas de galaxies, dont la cohésion ne pouvait être assurée que par un supplément de matière qui échappait à la détection. Les scientifiques ont vraiment pris au sérieux l’idée de « matière noire » à partir des années 1970, quand les astronomes qui étudiaient la rotation des galaxies sont parvenus à la même conclusion. Les chercheurs ont
rapidement compris que la matière noire n’est probablement pas constituée de matière ordinaire. Désormais, il est quasiment certain que plus de 90 % de la matière qui s’agrège sous l’effet de la gravité est un matériau exotique, probablement des particules vestiges du Big Bang et dont la nature reste à préciser. Pendant longtemps, les physiciens avaient un candidat favori pour la matière noire : le wimp (acronyme de Weakly Interacting Massive Particle, particule massive interagissant faiblement), qui s’inscrit dans une théorie populaire mais
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spéculative, celle de la supersymétrie. Cependant, malgré une sensibilité toujours accrue, les expériences qui visaient à détecter les wimps n’en ont trouvé aucune trace au terme de plusieurs décennies de recherches. Il est trop tôt pour enterrer les wimps, mais ces résultats négatifs ont incité les physiciens à considérer d’autres candidats au titre de la matière noire. L’un de ces candidats est l’axion, une particule hypothétique beaucoup moins massive que le wimp, mais qui interagirait aussi peu avec la matière ordinaire. Si la matière noire est effectivement constituée d’axions, il s’en trouverait partout en abondance : autour de vous, chaque centimètre cube en contiendrait des dizaines, voire des centaines de billions. Leur seul effet sur le reste de l’Univers serait gravitationnel – leur masse cumulée serait assez importante pour expliquer le mouvement des étoiles dans les galaxies ainsi que celui des galaxies dans les amas. Depuis plus de vingt ans, je participe à la recherche de ces particules dans le cadre de l’expérience ADMX (Axion Dark Matter eXperiment). Et même si nous ne les avons
JUAN GARCÍA-BELLIDO ET SÉBASTIEN CLESSE
© Ligo/Caltech/MIT/Sonoma State (Aurore Simonnet)
La piste des trous noirs
De quoi est faite la masse manquante de l’Univers ? Des observations récentes appuient l’hypothèse des trous noirs primordiaux, des objets nés moins d’une seconde après le Big Bang, bien avant les étoiles.
I
l y a plus d’un milliard d’années, dans l’Univers lointain, deux trous noirs tournaient l’un autour de l’autre. Ils se sont rapprochés progressivement jusqu’à fusionner. Cette spirale mortelle s’est soldée par une collision d’une extrême violence. Le choc a secoué la trame de l’espace-temps, émettant des perturbations – des ondes gravitationnelles – qui se sont propagées à la vitesse de la lumière dans toutes les directions. En septembre 2015, après avoir parcouru plus d’un milliard d’années-lumière, ces ondes ont atteint la Terre et fait vibrer les interféromètres laser
géants du complexe de détection Ligo, aux États-Unis. C’était la première fois que les physiciens détectaient directement des ondes gravitationnelles. Cette observation a confirmé de façon définitive leur existence, prédite un siècle auparavant par Albert Einstein.
La surprise des ondes gravitationnelles À partir de la forme du signal capté par Ligo, les physiciens ont calculé que chacun des deux trous noirs impliqués dans la fusion était environ trente fois plus massif
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que le Soleil. En d’autres termes, leur masse était le double ou le triple de celle des trous noirs ordinaires, qui naissent au cœur de l’explosion en supernova d’étoiles massives. Ces trous noirs étaient si lourds qu’il est difficile d’expliquer comment ils ont pu se former à partir d’étoiles. De plus, même en admettant qu’ils sont nés de façon indépendante lors de la mort d’étoiles massives, il reste à expliquer comment ils ont pu se rencontrer dans l’immensité du cosmos et former un système binaire : un scénario qui semble très improbable. Il est donc raisonnable de supposer que ces trous noirs massifs se sont formés par un autre mécanisme, plus exotique, ne faisant intervenir aucune étoile. Au-delà de la détection des ondes gravitationnelles, Ligo pourrait bien avoir mis au jour quelque chose d’encore plus extraordinaire : des trous noirs antérieurs à la formation des étoiles elles-mêmes. Bien que ces hypothétiques trous noirs « primordiaux » n’aient jamais été observés, certains modèles théoriques suggèrent qu’ils se seraient formés en grand nombre