Enfance LA FORMATION DES PREMIERS SOUVENIRS
Cerveau LES LOIS DE LA MÉMORISATION
Émotions UN RÉVÉLATEUR DE NOTRE PASSÉ
LES SECRETS DE NOTRE
MÉMOIRE
ÉDITO
NOTRE PLUS BEAU TRÉSOR
I
Sébastien Bohler
Rédacteur en chef de Cerveau & Psycho
l y a quelques années, une étude sur le cerveau révélait ce fait étonnant : lorsque nous imaginons l’avenir, nous nous rappelons le passé. Une partie de notre cerveau, dévolue à la formation des souvenirs, s’active lorsque nous faisons œuvre d’imagination. Les souvenirs ne servent donc pas seulement à voyager dans le passé, mais aussi dans le futur. On comprend pourquoi : pour jouer avec des images mentales, il faut utiliser celles qu’on a au fond de soi. Ce matériau de base qu’on s’est constitué au fil des années, ces images, ces sons, ces émotions qui dorment là, à portée de main. Nous sommes finalement notre mémoire, elle nous accompagne et nous structure. C’est notre plus grand trésor. Et ce trésor, nous vous donnons les outils pour en prendre soin et le faire fructifier. Les articles réunis dans ce Thema ont été sélectionnés car ils représentent les connaissances les mieux validées pour savoir comment fonctionne votre mémoire et pour en être responsable. Qu’est-ce qu’une bonne mémoire ? D’abord un bon sommeil, car c’est la nuit que nos connexions neuronales se stabilisent. C’est aussi un usage modéré des supports numériques qui, en nous évitant souvent de mémoriser, laissent cette fonction cruciale sous-exploitée. Et penser à nourrir sa réserve cognitive dès le plus jeune âge, par la lecture, la culture et aussi – de façon moins attendue, la musique. C’est aussi se méfier des drogues, alcool ou cannabis, qui altèrent le fonctionnement des neurotransmetteurs de la mémoire. Vous aurez alors la joie de tisser de beaux souvenirs pour toute une vie, et de découvrir dans ces pages comment les chercheurs arrivent à les voir briller dans nos cerveaux, avec leurs microscopes à fluorescence, comme des guirlandes de Noël.
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Thema / La mémoire
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Pour la Science 170 bis boulevard du Montparnasse - 75014 Paris
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Directrice des rédactions : Cécile Lestienne Cerveau & Psycho Rédacteur en chef : Sébastien Bohler Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle Rédacteur : Guillaume Jacquemont Conception graphique : Pauline Bilbault Directrice artistique : Céline Lapert Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Marketing & diffusion : Arthur Peys Chef de produit : Charline Buché Presse et communication : Susan Mackie susan.mackie@pourlascience.fr Tél. : 01 55 42 85 05 Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot Publicité France Stéphanie Jullien stephanie.jullien@pourlascience.fr Tél. : 06 19 94 79 25 © Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). ISBN : 370 01907 0150 9 Dépôt légal : Novembre 2018
SOMMAIRE
P/4/ANATOMIE DES SOUVENIRS ALCINO J. SILVA
P/18/L’ÉMOTION, CIMENT DE LA MÉMOIRE
FRANCIS EUSTACHE, BÉATRICE DESGRANGES, BÉNÉDICTE GIFFARD ET BÉRANGÈRE GUILLERY-GIRARD
P/27/BIEN DORMIR POUR MIEUX MÉMORISER GIULIO TONONI ET CHIARA CIRELLI P/36/VERS UNE MÉMOIRE SUR MESURE ROBERT JAFFARD
P/44/OÙ SONT PASSÉS NOS PREMIERS SOUVENIRS ? NELE LANGOSCH P/49/CES GESTES QU’ON N’OUBLIE JAMAIS BORIS SUCHAN
P/4
P/52/PERTES DE MÉMOIRE : QUAND FAUT-IL S’INQUIÉTER ?
GAËL CHÉ TELAT ET CATHERINE LALEVÉE
P/60/DE LA MUSIQUE CONTRE LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE HERVÉ PLATEL, MATHILDE GROUSSARD ET BAPTISTE FAUVEL
P/60
P/69/POURQUOI L’ALCOOL FAIT OUBLIER CHARLES ZORUMSKI P/72/GOOGLE OU LA MÉMOIRE PARESSEUSE DANIEL WEGNER ET ADRIAN WARD
P/78/COMMENT LE CANNABIS LA MÉMOIRE P/78 PERTURBE BÉNÉDICTE SALTHUN-LASSALLE
P/52
Thema / La mémoire
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ALCINO J. SILVA
© Andreas Kuehn/Getty images
Anatomie des souvenirs
De nouveaux types de microscopes permettent d’observer les souvenirs en formation. On voit même deux souvenirs se lier et créer de nouvelles associations. La base du sentiment de notre passé.
N
os souvenirs dépendent de notre capacité à nous remémorer des détails sur le monde – le visage d’un enfant, un canard, un lac. Mais pour les transformer en expériences réelles, le cerveau doit les fusionner en un tout – le regard d’un enfant qui voit s’envoler un groupe de canards au milieu des roseaux sur le bord d’un lac. Pour acquérir une vision d’ensemble de la mémoire, il faut aussi prendre en compte d’autres facteurs. Car notre survie en tant qu’espèce au fil des millénaires a dépendu de notre capacité à nous rappeler non seulement les bonnes informations
– par exemple, un lion ou un serpent – mais aussi le contexte où ces informations se sont produites. A-t-on rencontré l’animal au cours d’une confrontation inopinée, sur une étendue isolée de savane africaine, ou lors d’une visite décontractée au zoo ? La vie quotidienne nous confronte à d’autres dangers, mais là encore il s’agit d’être à même de relier les souvenirs les uns avec les autres. Par exemple, pour savoir si un investissement financier est intéressant, il faut prendre en compte l’honnêteté et la fiabilité de la personne qui nous l’a conseillé. Ne pas être capable d’établir
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la connexion entre l’investissement et la source de la recommandation peut avoir des conséquences désastreuses. Le champ des neurosciences est en train de prendre à bras-le-corps cette question fondamentale : comment notre cerveau relie-t-il nos souvenirs les uns aux autres dans le temps et l’espace ? Jusqu’à présent, l’immense majorité des recherches sur la mémoire se sont concentrées sur la manière dont nous acquérons, stockons, ravivons et altérons nos souvenirs individuels. Mais la plupart de ces souvenirs ne sont pas des entités uniques et isolées. Nous savons que le rappel d’un souvenir en ravive un autre, suscitant des séquences qui nous aident à mieux prédire et comprendre le monde qui nous entoure. Les mécanismes fondamentaux utilisés par le cerveau pour créer ces associations de souvenirs commencent à être mieux compris, après vingt ans de recherches menées dans plusieurs laboratoires, dont celui que j’ai l’honneur de diriger. Comprendre les processus physiques mis en cause dans l’intrication de ces souvenirs aura des conséquences qui, outre la
connaissance de nos ressorts intimes, nous aideront peut-être à éviter les troubles de la mémoire qui mettent à mal notre capacité à former des souvenirs et à les lier les uns aux autres…
CREB, la protéine de la mémoire Lorsque nous avons commencé à étudier le liage des souvenirs au début des années 1990, nous manquions encore des outils et connaissances de base nécessaires. Un élément déclencheur a été la découverte d’un concept dit « d’allocation de mémoire », à savoir la manière dont le cerveau attribue des fragments d’information apprise à des groupes séparés de neurones dans régions cérébrales cruciales pour la mémoire. La sérendipité, l’art aujourd’hui très loué de transformer les accidents fortuits en découvertes, a joué à un rôle essentiel dans la mise au jour de la mémoire d’allocation. Tout cela a commencé par une conversation que j’ai eue avec Michael Davis, un ami et collègue qui travaille aujourd’hui à l’université Emory, au cours d’une visite à l’université Yale en 1998. C’est au laboratoire de Davis que nous avions découvert
ensemble le moyen de manipuler un gène appelé CREB chez des rats, et d’amplifier la mémoire émotionnelle de ces rongeurs – par exemple, l’association entre un bip sonore et un choc électrique. Par le passé, mon laboratoire (aujourd’hui situé à l’université de Californie à Los Angeles) avait découvert, en collaboration avec d’autres chercheurs, que le gène CREB était nécessaire à la formation de la mémoire à long terme. Ce gène remplit cette fonction en codant une protéine qui régule l’expression d’autres gènes nécessaires à la mémoire. Au cours d’un processus d’apprentissage, certaines synapses (les structures cellulaires que les neurones utilisent pour communiquer les uns avec les autres) sont formées, ou renforcées, de façon à faciliter les échanges entre cellules nerveuses. La protéine CREB agit comme un architecte moléculaire dans ce processus. Sans son aide, la plupart des choses que nous vivons seraient oubliées. Ce qui m’a le plus surpris, c’est que l’équipe de Davis ait réussi à améliorer la mémoire en n’augmentant les niveaux de CREB que dans un petit sous-groupe de
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neurones de l’amygdale, une région cérébrale essentielle pour la mémoire des émotions. Et cela implanta une question dans ma tête pendant des mois après ma visite à Yale : comment la mémoire pouvait-elle se retrouver dans une poignée de cellules nerveuses où elle semblait tirer avantage des quantités plus élevées de CREB ? Se pouvait-il donc que les cellules où était produite davantage de CREB aient plus de chances que les autres de participer à la formation de souvenirs ? Dans nos recherches sur CREB, nous nous sommes concentrés sur les fonctions de cette protéine dans deux régions cérébrales clés pour la mémoire : l’amygdale déjà citée mais aussi l’hippocampe crucial dans la mémoire des lieux. Notre première percée importante s’est produite lorsque nous avons recruté la neuroscientifique Sheena Josselyn, qui avait étudié CREB dans le laboratoire de Davis. Grâce à une série d’expériences animales d’abord réalisées dans mon laboratoire et plus tard avec des collègues dans son propre laboratoire de l’université de Toronto, Josselyn se servit d’un virus pour introduire des exemplaires supplémentaires du gène CREB dans
© Denise J. Cai, Integrative Center for Learning and Mamory, université de Californie, Los Angeles
certains neurones qui, dès cet instant, multiplièrent par quatre leur capacité de stocker des souvenirs effrayants. En 2007, au terme d’une décennie d’efforts, mon équipe et celle de Josselyn ont accumulé les preuves que les souvenirs émotionnels n’étaient pas attribués à des neurones au hasard dans l’amygdale. Les cellules qui prennent en charge les souvenirs sont celles qui possèdent le plus de protéine CREB. Nous avons ensuite montré que CREB possède une fonction analogue dans d’autres régions du cerveau, dont l’hippocampe et le cortex.
Quels neurones créent un souvenir ? Pour confirmer le rôle joué par CREB dans l’allocation des souvenirs aux différents neurones, nous nous sommes orientés vers des méthodes récentes qui ont bouleversé l’étude de la mémoire au cours des dernières années. Ces techniques de laboratoire permettent d’activer ou d’éteindre des neurones, avec pour effet de raviver un souvenir ou de le maintenir silencieux. C’est grâce à ces outils que Yu Zhou, dans mon laboratoire, a modifié un
Le miniscope est une innovation technique qui a permis de visualiser les souvenirs en formation dans un cerveau de souris. Il observe directement les neurones qui s’activent dans le crâne de l’animal, sans limiter les mouvements de ce dernier.
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petit groupe de neurones de l’amygdale de souris de sorte qu’ils produisent de plus grandes quantités de CREB et expriment en outre une autre protéine mise au point par le laboratoire d’Edward Callaway à l’institut Salk d’études biologiques, à La Jolla, en Californie. Grâce à cette protéine, nous avons réduit au silence les neurones exprimant CREB au moment où nous le souhaitions. Lorsque nous éteignions les neurones possédant de forts taux de CREB et laissions actifs ceux possédant de plus faibles quantités de CREB, la mémoire des émotions était supprimée chez ces animaux. Cela montrait que les neurones produisant de grosses quantités de CREB étaient probablement impliqués dans le stockage des souvenirs. Nous savions donc que les fortes concentrations de CREB pouvaient déterminer quelles cellules stockaient un souvenir en particulier, mais nous ne savions pas comment cela se produisait. Robert Malenka, de l’université Stanford, et ses collègues ont découvert que le fait d’augmenter la quantité de CREB dans certains neurones avait pour effet de les rendre plus
facilement activables. Était-ce la raison pour laquelle les neurones produisant beaucoup de CREB étaient sélectionnés pour le stockage des souvenirs ? Pour répondre à cette question, Zhou a modifié les neurones de l’amygdale pour leur faire produire davantage de protéine CREB. Et à l’aide d’électro-
ont depuis longtemps conduit à la notion que la force des connexions synaptiques est un aspect déterminant de la formation des souvenirs. Après avoir entraîné les souris à réaliser une tâche qui créait chez elles des souvenirs émotionnels, elle a testé la force des connexions synaptiques de neu-
En « éteignant » les zones de recouvrement entre deux souvenirs, les neuroscientifiques font disparaître l’association entre eux. Mais ils préservent chaque souvenir séparément ! des microscopiques, elle a constaté qu’ils étaient dès lors plus faciles à « allumer » que les neurones non modifiés. Leur excitabilité accrue (une plus grande disposition à recevoir et à transmettre les influx électriques qui véhiculent l’information d’un neurone à l’autre) laissait penser que ces cellules étaient mieux préparées pour mettre en mouvement les processus nécessaires à l’impression d’un souvenir. Restait à tester cette idée. Zhou a examiné en détail les connexions synaptiques des neurones possédant beaucoup de CREB. De très nombreuses observations
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rones de l’amygdale exprimant de fortes quantités de CREB. Pour cela, elle a stimulé les synapses de ces neurones à l’aide d’un faible courant électrique et a enregistré leurs réponses au moyen de fines électrodes. Comme elle s’y attendait, les neurones de l’amygdale remplis de CREB possédaient des synapses plus puissantes que les autres, ce qui était cohérent avec l’idée qu’ils participaient au stockage des souvenirs.
CREB, la colle à neurones Dans une recherche encore plus récente, le laboratoire de Josselyn a démontré que
SUR LA TRACE D’UN SOUVENIR Quelques régions clés dans notre cerveau interviennent dans la formation de nos souvenirs. L’amygdale est essentielle pour les souvenirs à connotation émotionnelle, et l’hippocampe forme Cerveau humain
ceux liés à nos expériences personnelles. Les neurones où l’on augmente artificiellement la quantité d’une protéine appelée CREB voient augmenter leur probabilité de participer à un souvenir. 2
Amygdale
Les quantités de CREB en excès favorisent la synthèse de canaux ioniques qui, transportés à la surface de la cellule, la rendent plus excitable.
Gène CREB Virus
Hippocampe
ADN
Neurone
Canal ionique
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Dans une expérience réalisée sur des souris, un virus transfère des copies supplémentaires d’un gène qui synthétise la protéine CREB.
La protéine CREB régule d’autres gènes.
© Tami Tolpa
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Les neurones contenant plus de CREB sont activés plus facilement, ce qui facilite la formation d’un nouveau souvenir.
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Neurone voisin Synapse
L’émotion, ciment de la mémoire F. EUSTACHE, B. DESGRANGES, B. GIFFARD ET B. GUILLERY-GIRARD © shutterstock.com
Si nous nous rappelons tous où nous étions le jour des attentats du 11 septembre 2001, c’est parce qu’une partie de notre cerveau associe l’émotion et le souvenir. Les neuroscientifiques ont découvert des liens entre émotion et mémoire au cœur de nos neurones.
A
ttentats du 11 septembre 2001 à New York, de Paris en 2015, de Nice le 14 juillet 2016 : des moments impossibles à oublier, chargés en émotions négatives. Mais aussi les déjeuners que votre grandmère vous préparait tous les dimanches, la salle d’accouchement où vous avez vu naître vos enfants : d’autres souvenirs riches en sensations positives. La vie est ponctuée de moments émotionnels forts, d’événements tristes, parfois tragiques, mais aussi de situations heureuses, positives. Leurs effets sur l’élaboration de la personnalité sont parfois bénéfiques, parfois
délétères (comme lorsqu’un enfant subit un grave traumatisme psychologique), mais jamais négligeables. Tout ce que nous vivons et mémorisons participe à ce que nous sommes. L’identité correspond à la conscience que l’on a de soi, une représentation et une entité que l’on parvient progressivement à dégager de l’ensemble de ses comportements et de ses sentiments. Elle forge en partie la personnalité, les caractéristiques ou traits d’un individu que l’entourage perçoit. Toutes deux, identité et personnalité, se construisent selon les événements que
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l’on mémorise, plus ou moins bien en fonction des émotions qui leur sont associées. C’est pourquoi la mémoire joue un rôle déterminant dans la construction de l’identité. Elle représente notre relation au temps qui passe : le passé, le présent, mais aussi le futur, avec la faculté de se projeter dans l’avenir. La mémoire « conserve » des informations autant qu’elle les « sélectionne » ; et c’est en partie au travers du filtre des émotions que s’opère ce tri, pour aboutir à une représentation cohérente de soi et du monde. Outre les situations extrêmes suscitant un sentiment intense, les travaux scientifiques suggèrent que même une émotion modérée facilite la mémorisation. Pourtant, pendant des siècles, philosophes et scientifiques ont opposé raison et émotions, pensée logique et sentiments, considérant les seconds comme une entrave au fonctionnement des premiers. Ils ont longtemps essayé de les séparer. Ainsi, les études scientifiques sur la mémoire, menées par Hermann Ebbinghaus au xixe siècle, portaient sur des syllabes sans signification prononcées par un individu « isolé » de son
GIULIO TONONI ET CHIARA CIRELLI
© Frederik Broden
Bien dormir pour mieux mémoriser
Pendant le sommeil, certaines connexions entre cellules nerveuses sont affaiblies, d’autres conservées. Un processus de sélection des souvenirs qui fonde l’apprentissage, tout en économisant de l’énergie…
C
haque nuit, lorsque le sommeil nous rend aveugles, muets et quasi paralysés, notre cerveau travaille. Les neurones s’activent presque aussi souvent qu’en état de veille, pour une consommation d’énergie élevée. À quoi sert cette activité pendant un moment de supposé repos ? Elle remplit probablement une fonction essentielle. Le premier élément qui le suggère est l’omniprésence du sommeil. Tous les animaux semblent dormir, malgré une vulnérabilité accrue face aux prédateurs. Les oiseaux, abeilles, iguanes et cafards dorment – de même que les drosophiles,
avons supposé que lorsque nous dormons, les milliards de connexions neuronales modifiées pendant l’éveil précédent s’affaiblissent – plus ou moins selon l’importance des souvenirs codés – et reviennent à un « état de base ». En conséquence, le sommeil permettrait d’enregistrer de nouveaux souvenirs tout au long de la vie sans que les réseaux cérébraux ne soient saturés ou ne détruisent des souvenirs anciens.
Une hypothèse controversée comme nous l’avons montré avec d’autres chercheurs il y a plus de dix ans. L’évolution a entraîné des adaptations extraordinaires pour l’autoriser : ainsi, les dauphins et certains autres mammifères marins, qui doivent souvent remonter à la surface pour respirer, dorment « d’un hémisphère cérébral », pendant que l’autre reste éveillé. Quelle est donc cette fonction du sommeil qui le rend si essentiel ? Quand nous sommes éveillés, des informations sont enregistrées dans notre cerveau sous la forme de modifications des connexions entre neurones. Il y a plus de 20 ans, nous
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Notre hypothèse va à l’encontre de celle de beaucoup de neurobiologistes. Certains soutiennent que la mémorisation durable est permise par le renforcement, lors du sommeil, des synapses (les zones de jonction entre les neurones) impliquées dans les souvenirs acquis récemment. Nous pensons que c’est l’affaiblissement des synapses associées aux souvenirs inutiles qui est à l’œuvre. L’idée que le sommeil est important pour la mémoire remonte à près d’un siècle. Depuis, de nombreuses expériences ont montré qu’après une nuit de sommeil, voire juste un petit somme, les souvenirs
ROBERT JAFFARD
© Brian A Jackson / Shutterstock.com
Vers une mémoire sur mesure
Mieux apprendre, consolider certains acquis et en alléger d’autres – et, pourquoi pas, éliminer ceux qui sont inutiles ? Telle est la voie ouverte par les recherches sur notre cerveau. Molécules de l’oubli, substances mémorisantes ou stimulation sonore font leur apparition dans notre univers.
À
première vue, il paraît bien ambitieux de vouloir contrôler la mémoire. Se concentrer pour bien apprendre ses leçons, faire quelques exercices de mots croisés, voilà ce qui vient à l’esprit lorsqu’on parle de « mieux mémoriser ». Quant à espérer qu’un moment particulièrement précieux s’ancre plus efficacement dans nos souvenirs ou qu’une leçon de piano soit mieux assimilée, cela semble hors de portée. Notre inconscient ne déploie-t-il pas son alchimie en marge de notre volonté ? Quant à imaginer ressusciter un jour des souvenirs ensevelis par la maladie d’Alzheimer…
Prenons les problèmes les uns après les autres. Les souvenirs ne sont pas forcément ce que l’on pense. Si un mot devait les caractériser, ce serait « malléabilité ». Les souvenirs, loin d’être gravés dans le marbre, sont faits d’une pâte molle… si molle qu’on peut même y inscrire des faits qui n’ont jamais existé. C’est ce qu’a prouvé la psychologue américaine Elizabeth Loftus en amenant des gens comme vous et moi à croire qu’ils avaient rencontré le lapin Bugs Bunny lors d’une visite à Disneyland, uniquement en insérant une photo de ce personnage dans un dépliant du parc d’attractions qu’ils
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devaient feuilleter. Non seulement les lecteurs étaient persuadés d’avoir rencontré le lapin, mais ils en avaient créé un souvenir aussi réel et évocateur que leurs véritables souvenirs d’enfance. Si la mémoire peut être modifiée par des images, tout devient possible. D’ailleurs, les nouvelles connaissances sur le cerveau ouvrent la voie à des modifications du même ordre, voire supérieures. Nous allons les passer en revue, en commençant par les découvertes sur notre sommeil qui montrent que ce moment est le plus adapté aux interventions sur la mémoire.
Dormez, apprenez… C’est une des grandes découvertes de ces dernières années : quand nous dormons, nos souvenirs sont accessibles et modifiables de l’extérieur. Tout simplement parce qu’ils sont réactivés par le cerveau qui les traite alors de diverses façons, en les consolidant notamment quand ils ont une valeur affective ou utilitaire particulière. Ce constat a émergé dans les années 1990, lorsque deux équipes américaines
NELE LANGOSCH
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Où sont passés nos premiers souvenirs ?
Si nous n’avons pratiquement aucun souvenir avant l’âge de 3 ans, c’est parce qu’à cet âge le cerveau est en pleine reconstruction. Les souvenirs n’y durent pas longtemps, et ont besoin du langage pour se consolider.
L
orsque, adultes, nous repensons à notre enfance, nous nous heurtons à une barrière infranchissable. Alors que les heures passées sur les bancs de l’école ou pendant des vacances insouciantes nous reviennent aisément en mémoire, tout ce qui s’est passé avant l’âge de nos 3 ans semble comme frappé d’oubli. Ce mur blanc qui se dresse au seuil de nos primes années fut identifié il y a déjà cent vingt ans par la psychologue britannique Caroline Miles. Dans une étude pionnière menée au cours de l’hiver 1893-1894, elle avait demandé à cent femmes de se rappeler leur premier souvenir d’enfance, et avait constaté qu’ils se situaient aux alentours de 3 ans. Ce phénomène porte aujourd’hui le nom d’amnésie infantile et a représenté
un véritable casse-tête pour Miles et les psychologues qui, après elle, se sont attaqués à cette énigme. Pourquoi ce voile tiré sur nos premières années ? La réponse la plus intuitive est que les tout-petits ne sont pas encore capables de former de véritables souvenirs. Un avis que Rüdiger Pohl, professeur de psychologie du développement à l’université de Mannheim, est loin de partager : « Les enfants ont très tôt une bonne mémoire des événements passés. » La psychologue Robyn Fivush, de l’université Emory, à Atlanta, est arrivée à la même conclusion, voici maintenant trente ans, en interrogeant des enfants âgés de deux ans et demi à trois ans sur ce qui s’était passé jusqu’à présent dans leur vie. Résultat : les bambins
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se rappelaient de nombreux détails passés, même si ces souvenirs ne duraient guère plus de trois mois. À mesure que l’on avance en âge, quelque chose semble se modifier dans le cerveau. « Soudain, impossible de récupérer les souvenirs les plus anciens », explique Pohl. Les chercheuses Patricia Bauer et Marina Larkina, de l’université d’Atlanta, ont observé des enfants âgés de 3 ans à 3 ans et demi, en train d’évoquer leurs souvenirs avec leur mère. Quelques années après, elles ont retrouvé les mêmes familles et ont amené les enfants à évoquer encore une fois les thèmes qui avaient été abordés lors de la première séance d’observation. Alors que les enfants de 5 à 7 ans étaient encore capables de se remémorer 60 % des souvenirs initiaux, cette proportion chutait à 40 % pour les enfants de 8 à 9 ans. Ce dont les chercheuses ont conclu : le processus d’oubli des souvenirs commence vers l’âge de 7 ans.
Le langage modifie le cerveau Au cours d’une autre étude, elles ont découvert que les enfants les plus jeunes oublient les informations plus vite que leurs
BORIS SUCHAN
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Ces gestes qu’on n’oublie jamais
On peut oublier ce qu’on a fait il y a un an, ou la date de naissance d’un camarade de classe. Mais on n’oublie jamais les gestes pour faire du vélo, se brosser les dents ou taper dans une balle de tennis. Parce que les zones de notre cerveau qui les mémorisent sont plus profondes et peu plastiques.
Q
uand, après des années sans être monté sur une bicyclette, on enfourche un jour de nouveau la petite reine, un petit miracle s’accomplit. Une combinaison de gestes complexes, jamais utilisée depuis des années, revient comme par enchantement. C’est d’autant plus surprenant que notre mémoire est généralement bien fragile… Combien de noms de camarades de classe oubliés, de clés perdues ! Ces souvenirs font partie de la mémoire dite épisodique. D’autres, qui ont trait à des connaissances générales sur le monde (la date de la bataille de Marignan ou le nom du dernier président des États-Unis)
appartiennent à notre mémoire sémantique. Mémoire épisodique et mémoire sémantique sont explicites et conscientes : on les qualifie de mémoires déclaratives.
(1926-2008). À cause de crises d’épilepsie sévères, on avait dû lui enlever une grande partie du cerveau appelée hippocampe. Ce qui eut une conséquence inattendue : le patient était incapable de retenir quoi que ce soit de nouveau, sans compter que de nombreux souvenirs antérieurs à son opération avaient eux aussi disparu. Parmi les très nombreux tests qu’on lui fit passer, l’un d’eux consistait à tracer une étoile en suivant des yeux le mouvement de sa main dans un miroir. C’est une tâche difficile qu’on ne peut réussir qu’en s’entraînant. Or, de jour en jour, il s’améliora et finit par y arriver, signe qu’il pouvait encore apprendre. Et encore, il oubliait qu’il avait
Se laver les dents, faire du vélo : tout cela est stocké dans un système de mémoire à part. Mais les aptitudes apprises, comme le fait de savoir jouer du piano, se laver les dents ou faire du vélo, sont très différentes. Elles sont stockées dans un système de mémoire séparé, une particularité mise en évidence à travers un cas clinique célèbre, celui du patient Henry Gustav Molaison
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participé à un tel exercice la veille ! Pour lui, c’était toujours la première fois.
Des réseaux neuronaux stables La mémoire des gestes était préservée chez Henry Molaison, à la différence de la mémoire des faits passés ou des
Pertes de mémoire : quand faut-il s’inquiéter ? GAËL CHETELAT ET CATHERINE LALEVÉE © Shutterstock.com/Photographee.eu
Où ai-je garé ma voiture ? Où ai-je laissé mes clés ? Où ai-je mangé hier soir ? Ces défaillances de la mémoire inquiètent. Serait-ce le début d’une maladie d’Alzheimer ? Tests neuropsychologiques et imagerie médicale apportent des réponses.
O
ublier le nom d’une personne, d’un lieu, l’objet que l’on est venu chercher, ce que l’on voulait dire… À qui n’est-ce jamais arrivé ? La mémoire n’est pas infaillible. Mais quand ces défaillances se répètent, on s’inquiète : si c’étaient les premiers signes de la maladie d’Alzheimer ? On sait que l’on perd la mémoire en vieillissant : quand ce déclin est-il « normal », et quand cesse-t-il de l’être ? Pour éviter les inquiétudes inutiles, mais aussi pour entreprendre un traitement le plus tôt possible si cela est nécessaire, il faut savoir prendre les bonnes
plus où je les pose ; je descends au sous-sol et j’oublie ce que je suis venue y chercher… Mon mari s’énerve et ma fille s’inquiète, me conseillant de consulter un médecin. » Avec le recul, elle juge ses troubles peu handicapants. Peut-être n’est-ce pas si grave ; peut-être s’est-elle affolée inutilement ?
Premiers signes préoccupants
décisions au bon moment, et connaître les outils disponibles pour faire face à une éventuelle maladie. Récemment, une patiente, Agathe, est venue à notre « consultation mémoire » au terme d’un parcours qui l’avait conduite de son médecin traitant à un neurologue, avant d’aboutir au centre Cycéron de Caen pour des examens d’imagerie cérébrale. Au début, elle se plaignait de petits « trous » de mémoire… Agathe a 65 ans et connaît depuis un an des « absences », des moments de flottement, des oublis. Elle confie : « Je passe mon temps à chercher mes affaires, je ne sais
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Mais un jour, un événement vient précipiter sa décision. Elle oublie d’aller chercher son petit-fils à la sortie de l’école. Cela ne lui était jamais arrivé. Elle en ressent un mélange d’angoisse et de honte. Cette fois, sa décision est prise : elle va prendre rendez-vous chez un neurologue. Elle découvre alors le monde de la maladie d’Alzheimer, un fléau qui frappe quelque 250 000 personnes en France et près de 20 millions dans le monde, où seulement un patient sur deux est diagnostiqué, et où l’on estime que le nombre de malades aura doublé d’ici à 2020. Cette maladie se caractérise par des pertes de mémoire allant de défaillances partielles à l’incapacité complète
De la musique contre les troubles de la mémoire HERVÉ PLATEL, MATHILDE GROUSSARD ET BAPTISTE FAUVEL ©Shutterstock.com/De GrashAlex
La musique renforce la mémoire et les réserves cognitives, précieuses pour lutter contre les effets du vieillissement normal. On a même découvert que des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer peuvent encore mémoriser de nouvelles mélodies.
Je me souviens de ton bouquet de pensées amoureusement cueilli autour du monument aux morts. Je me souviens de beaucoup de chansons de Claude François. Je me souviens que mon père nous emmenait à l’école dans la remorque à vélo. Extrait de Je me souviens, Georges Perec, 1978
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n a tous en mémoire une chanson particulière, et l’on se souvient de l’année et des circonstances où on l’a écoutée. Le lien entre la musique et les souvenirs personnels est fréquent et étroit, qu’il s’agisse de chansons, de musique folklorique, de
musique classique, de chansons populaires : certaines musiques sont des jalons de notre mémoire autobiographique, voire de notre identité. Ce n’est que depuis la fin des années 1990, c’est-à-dire tout récemment, que les sciences cognitives et les neurosciences ont com-mencé à s’intéresser à la mémoire musicale. Or ces recherches présentent un intérêt tant fondamental que clinique. Intérêt fondamental, car l’écoute et la pratique de la musique sont des activités qui aident à mieux comprendre la diversité et la spécificité des mécanismes neurocognitifs de la mémoire ; intérêt clinique, car les activités musicales sont de plus en plus utilisées pour restaurer des fonctions
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cognitives dégradées par certaines pathologies. Cela tient notamment au fait que la mémoire musicale est une fonction cognitive étonnamment résistante aux maladies du cerveau. Qu’est-ce que la « mémoire musicale » ? Bien que la mémoire soit complexe et présente de multiples facettes, plusieurs de ses dimensions sont liées au domaine de la musique. Tout d’abord, elle peut fonctionner selon un mode volontaire, contrôlé, explicite, ou mode conscient, ou selon un mode involontaire, automatique, implicite, ou mode inconscient. En effet, nous mémorisons le monde qui nous entoure soit en faisant un effort mental afin de retenir des informations, ce qui passe par des stratégies de répétitions ou d’associations de ces informations – mode conscient –, soit sans faire d’effort particulier – mode inconscient. Cette distinction est importante, car, en musique, beaucoup de nos connaissances et représentations sont acquises par exposition « naturelle ». Nous savons que les mécanismes cognitifs complexes et contrôlés, tels que l’encodage d’informations et leur
CHARLES ZORUMSKI
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Pourquoi l’alcool fait oublier
Dans notre cerveau, un excès d’alcool crée une amnésie temporaire en bloquant un mécanisme clé de la mémorisation appelé potentiation à long terme. Mais c’est aussi le cas de certains médicaments comme les benzodiazépines. Surtout, ne mélangez pas les deux !
C’
est le matin. Vous avez un fort mal de crâne. Vous ouvrez les yeux et… surprise ! Vous n’avez pas la moindre idée d’où vous êtes ni de comment vous avez atterri là. Vous savez juste que vous étiez en train de boire quelques verres avec des amis, et puis plus rien. Que s’est-il passé ? Ce type de trouble mémoriel, appelé black out, survient parfois quand on a abusé de l’alcool. Pendant la soirée, le buveur est conscient et interagit avec son environnement d’une façon apparemment normale, discutant ou conduisant sa voiture comme si de rien n’était. Mais quand son alcoolémie redescend, en général le lendemain, il
ne se rappelle de rien, ou a juste un vague souvenir des événements de la veille. Ce qui a parfois de fâcheuses conséquences :
souvenirs. Lorsqu’il est ivre, il peine parfois aussi à retrouver ce qu’il a appris auparavant, même si ce n’est pas définitivement effacé de sa mémoire. Dans le cerveau, l’alcool crée une amnésie temporaire en bloquant l’encodage des souvenirs dans l’hippocampe. Des études ont montré qu’il entrave un mécanisme clé de la plasticité neuronale, la potentiation à long terme, probablement par l’intermédiaire d’une molécule appelée angiotensine. Heureusement, cet état est temporaire : quand le buveur est à nouveau sobre, il récupère ses souvenirs et ses facultés d’apprentissage.
À haute dose, l’alcool perturbe l’encodage des souvenirs dans la mémoire à long terme. difficile de récupérer ses clés quand on a perdu sa veste et qu’on a totalement oublié les bars fréquentés pendant la soirée…
Le cerveau ivre En termes techniques, le buveur connaît une période d’amnésie antérograde, caractérisée par l’incapacité à former de nouveaux
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Nous avons observé chez des rats que la concentration cérébrale d’alcool nécessaire pour un black out est dangereusement élevée : à peu près trois fois la dose qui rend ivre. Cette concentration monte cependant plus ou moins vite selon le type de boissons (les alcools forts étant les pires) et la vitesse à laquelle elles sont consommées. En clair,
DANIEL WEGNER ET ADRIAN WARD
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Google ou la mémoire paresseuse
Les gens ont depuis toujours compté les uns sur les autres pour mémoriser et retrouver les informations qui leur sont utiles. Aujourd’hui, on s’en remet souvent à Internet, ce qui influe sur la mémorisation et sur la perception de soi.
U
n couple reçoit une invitation à une soirée d’anniversaire. Grâce à une longue vie commune, les deux partenaires se partagent intuitivement les tâches. L’un d’eux retient le type de la soirée (habillée ou décontractée), l’autre le lieu et l’heure. Dans une certaine mesure, nous déléguons tous des tâches mentales aux autres. Nous répartissons de façon automatique la responsabilité de mémoriser les nouvelles informations entre les membres du groupe social auquel nous appartenons, n’en retenant qu’une partie nous-mêmes. Quand nous échouons à retrouver un nom ou à
réparer un appareil en panne, nous demandons à un proche qui est compétent. Votre voiture fait un bruit anormal ? Vous appelez Charles, un ami passionné de mécanique. Vous avez oublié qui joue dans Casablanca ? Philippe, cinéphile averti, le saura certainement. D’innombrables connaissances sont disponibles parmi les membres d’une entité sociale, que celle-ci soit un couple ou le service de comptabilité d’une multinationale. Nous ne disposons pas juste des données stockées dans notre cerveau ; nous savons aussi quelles informations trouver dans celui des autres.
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Cette division du travail permet d’éviter une multiplication inutile des efforts et d’étendre les capacités mémorielles de l’ensemble du groupe. Quand on délègue à d’autres la responsabilité de certains types d’informations, on libère des ressources cognitives, que l’on utilise en partie pour accroître ses connaissances dans le domaine dont on s’occupe. Ainsi, chacun a accès à un savoir plus étendu et plus approfondi que s’il ne comptait que sur lui-même. La mémoire distribuée lie le groupe, sans lequel ses membres passeraient à côté d’informations essentielles. Séparé, notre couple d’invités à la soirée d’anniversaire serait en mauvaise posture : l’un des partenaires errerait dans les rues en smoking, tandis que l’autre arriverait à l’heure, mais en T-shirt. Cette tendance à répartir l’information dans ce qu’on nomme un système de mémoire transactive s’est développée dans un monde d’interactions directes, où le cerveau humain était le meilleur système de stockage. Or le développement d’Internet a changé la donne. Nos travaux suggèrent que nous traitons ce réseau presque de la même façon qu’un partenaire humain de
BÉNÉDICTE SALTHUN-LASSALLE
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Comment le cannabis perturbe la mémoire
Le cannabis agit sur la mémoire en modifiant directement l’activité des centrales énergétiques des cellules cérébrales, qui ne peuvent alors plus fonctionner.
L
e cannabis est notoirement connu pour perturber la mémoire, à court et à long terme. Dans le cerveau, on sait que son composé actif, le THC (delta9-tétrahydrocannabinol), se fixe sur des récepteurs dits cannabinoïdes, le récepteur CB1 en particulier, pour modifier l’activité des neurones et d’autres cellules cérébrales. Mais on ignorait à ce jour comment le THC altérait directement la mémoire. L’équipe de Giovanni Marsicano, du NeuroCentre Magendie de l’Inserm à Bordeaux, a probablement trouvé la réponse : le THC perturbe le fonctionnement des centrales énergétiques des cellules, les mitochondries.
Et sans énergie, pas d’activité. À l’intérieur des cellules animales, les mitochondries convertissent l’oxygène et les nutriments en énergie (sous forme d’ATP), nécessaire à tous processus biochimiques. Lors de n’importe quelle tâche cognitive, les neurones consomment de l’ATP pour s’activer, communiquer ou créer des connexions avec des neurones voisins. Le cerveau ne représente que 2 % du poids du corps, mais il consomme 25 % de son énergie ! Des anomalies des mitochondries provoquent des troubles neurologiques et psychiatriques souvent graves. Mais on n’avait jamais directement démontré
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l’importance des mitochondries dans des fonctions cérébrales. Marsicano et son équipe ont fait d’une pierre deux coups. Ils ont découvert qu’il existe un récepteur du THC sur la membrane des mitochondries – nommé mtCB1. Ils ont alors créé des souris génétiquement modifiées pour ne plus exprimer ce récepteur sur les mitochondries des neurones de l’hippocampe, le centre cérébral de la mémoire. Pour ce faire, ils ont utilisé un virus non pathogène portant un gène qui modifie l’expression de mtCB1, et l’ont injecté dans l’hippocampe des souris. Puis les chercheurs ont soumis ces rongeurs sans récepteur mtCB1 et des souris normales à une tâche de reconnaissance d’un nouvel objet, qui permet d’évaluer la mémorisation. Les animaux examinent deux objets dans une pièce pendant un certain temps, puis l’un des éléments est remplacé par un nouveau. Si leur mémoire fonctionne correctement, les souris passent plus de temps à observer ce nouvel objet que l’autre, qu’elles connaissent déjà. Si elles tournent autant autour des deux éléments, c’est que leur mémoire