Thema Pour la Science n°23 : le temps

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LE

Cosmologie

Voyage temporel

Émotions

À QUOI RESSEMBLE LA FIN DU TEMPS ?

LA PISTE DES TROUS DE VER

ELLES FAÇONNENT NOTRE PERCEPTION DU TEMPS

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TEMPS EXISTE-T-IL ?


ÉDITO

DE QUOI LE TEMPS EST-IL LE NOM ?

S Philippe Ribeau

Responsable éditorial web

elon le physicien philosophe Étienne Klein, « parler du temps n’équivaut jamais à le dire, encore moins à le saisir : tenter de s’accorder à son propos revient à vouloir sculpter l’océan »… La formule est choc, mais, de fait, philosophes, physiciens et neuroscientifiques ne parviennent pas à le définir de façon univoque. D’abord parce que chacun dans son domaine a bien du mal à le cerner. Certes, du côté des physiciens, l’incroyable succès de la théorie à décrire le monde a longtemps semblé entériner la conception newtonienne d’un temps universel qui s’écoule de façon immuable et indépendante des acteurs. Mais cette vision pose problème : à petite échelle, les lois de la physique sont réversibles, et pourtant les phénomènes se déroulent manifestement de l’avant vers l’après. Comment alors émerge cette « flèche du temps » ? Un temps qui, par surcroît, n’est plus universel depuis que la théorie de la relativité d’Einstein a révélé qu’il s’écoule à un rythme différent pour chaque observateur. C’en est au point que certains physiciens proposent aujourd’hui de réécrire la physique… en se passant du temps ! Du côté des neuroscientifiques, la difficulté a toujours été d’étudier un phénomène par nature mouvant et subjectif. Car le temps de l’esprit est lié à notre façon de vivre le passage du temps et de l’organiser. Mais dépend-il d’une structure cérébrale dédiée, ou de l’attention que nous accordons aux événements et aux émotions qu’ils suscitent en nous ? Car les émotions modifient la façon dont on perçoit un évènement, mais aussi sa durée. Ainsi la colère ou la peur accélèrent notre horloge interne ; on a alors l’impression que le temps ralentit. Un remède au sentiment de plus en plus prégnant que le temps s’accélère ? Éléments de réponses dans ce Thema.

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Thema / Le temps

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SOMMAIRE

P/4/ QUI LE TEMPS P/4/DE EST-IL L’AFFAIRE ? ÉTIENNE KLEIN P/13/ LE TEMPS EST UNE ILLUSION PAUL DAVIES P/23/LE PARADOXE P/23/ DE L’IRRÉVERSIBILITÉ ROGER BALIAN P/36/LE TEMPS PEUT-IL P/36/ AVOIR UNE FIN ? GEORGE MUSSER P/48/UNE BRÈVE HISTOIRE P/48/ DU VOYAGE DANS LE TEMPS TIM FOLGER

P/59/ P/59/TEMPS UNIVERSEL : LE PROBLÈME DES SECONDES INTERCALAIRES P/4

D. FINKLEMAN, S. ALLEN, J. SEAGO, R. SEAMAN ET K. SEIDELMANN

P/73/ P/73/LES HORLOGES DE L’ÉVOLUTION

EMMANUEL DOUZERY ET FRÉDÉRIC DELSUC

P/81/ P/81/QUAND LES HORLOGES BIOLOGIQUES SE DÉRÈGLENT KEITH SUMMA ET FRED TUREK

P/59

P/48

P/81

Thema / Le temps

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P/93/ SOUVENIR DU TEMPS P/93/SE QUI PASSE ANTONIO DAMASIO P/101/ SOUVENIRS ET ÉMOTIONS, FAÇONNÉS PAR LE TEMPS MARION NOULHIANE P/110/ LE TEMPS D’UNE CULTURE À L’AUTRE ÉRIC NAVET


ÉTIENNE KLEIN Thema / Titre thema

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De qui le temps est-il l’affaire ?


Qu’est-ce que le temps ? Diverses locutions familières suggèrent qu’il s’agirait d’un être physique. Selon d’autres, il ne serait qu’une émanation de notre conscience, un concept culturel ou bien encore un aspect des processus naturels.

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ui saurait dire, à partir d’un savoir parfaitement sûr, si le temps est ce qui accueille les événements, ou si, au contraire, il en émane ? Et qui pourrait se targuer d’avoir une connaissance assez complète et suffisamment certaine pour expliciter ce qu’indiquent vraiment les horloges ? En guise de réponses, chacun d’entre nous se risque à dire son mot. Mais en général, les esprits s’embrouillent rapidement : untel dit que le temps s’arrête quand plus rien ne change, tel autre qu’il continue de passer quand plus rien ne se passe, tel enfin qu’il s’accélère. Le temps n’a guère de vertu

œcuménique : en parler n’équivaut jamais à le dire, encore moins à le saisir, de sorte que tenter d’accorder les violons à son propos revient à vouloir sculpter l’océan. Est-il toutefois une discipline, scientifique ou non, qui pourrait prétendre être mieux équipée que les autres pour en parler ?

Une affaire philosophique ? À quoi le temps ressemble-t-il vraiment ? Est-il comme notre langage le raconte ? Comme nous croyons le percevoir ou le vivre ? Comme il s’impose à nous, charriant la mort dans sa perspective ? Comme

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le représentent les physiciens ? Comme le pensent les philosophes ? A priori, c’est vers ces derniers, les philosophes, que l’on doit se tourner, tant la question du temps a été et demeure l’une de leurs grandes affaires. De fait, nombre d’entre eux (Aristote, saint Augustin, Kant, Husserl, Bergson, Heidegger…) ont mis sur pied des systèmes ingénieux et cohérents permettant de le penser au plus près. Mais se tourner exclusivement vers la philosophie en matière de temps ne résout pas le problème. D’abord, les philosophes ne sont pas d’accord entre eux : leurs discours font du temps tantôt le principe du changement, tantôt l’enveloppe invariable de toute chronologie ; tantôt ils l’assimilent à l’évanescence, tantôt à une arène statique emplie de ce qui a déjà eu lieu en attente de ce qui viendra s’y produire ; tantôt ils le conçoivent comme un être purement physique, ou, au contraire, comme un produit de la conscience… Des choix s’imposent. Mais selon quels critères ? L’élégance du système proposé ? Sa séduction ? Sa rigueur ? Sa vraisemblance ? Son auteur ?


PAUL DAVIES Thema Thema / Titre / Le thema temps

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Le temps est une illusion


Du passé gravé dans le marbre jusqu’à l’avenir incertain en passant par le présent fugace, le temps semble s’écouler inexorablement. Pourtant, ce n’est qu’une fausse impression.

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ouvenez-vous, Pierre de Ronsard dans Mignonne, allons voir si la rose : « Cueillez, cueillez vostre jeunesse : / Comme à ceste fleur la vieillesse / Fera ternir vostre beauté. » Ou bien, Alphonse de Lamartine dans Le Lac : « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! / Suspendez votre cours : / Laissez-nous savourer les rapides délices / Des plus beaux de nos jours ! » Le cliché universel du temps qui s’écoule a fait les beaux jours de la poésie. Qui pourrait douter que le temps fonctionne ainsi ? Le passage du temps est probablement l’une des plus élémentaires perceptions humaines, car

nous le sentons au plus profond de nous, plus intimement encore que l’espace ou la masse, par exemple. Le passage du temps a été comparé au vol d’une flèche ou à l’écoulement éternel d’un ruisseau, nous portant inexorablement du passé vers le futur. Si évocatrices soient-elles, ces images se heurtent à un paradoxe profond et dévastateur. En physique, aucune notion ne correspond au passage du temps. En effet, les physiciens expliquent que le temps, à supposer qu’il existe, ne s’écoule pas. Selon certains philosophes, la simple notion du passage du temps est absurde et fondée

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sur une idée fausse. Comment un aspect aussi élémentaire de notre perception du monde physique pourrait-il en fait être une erreur ? Le temps disposerait-il d’une propriété clé que la science n’a pas encore identifiée ? Dans la vie quotidienne, nous divisons le temps en trois parties : le passé, le présent et le futur. La structure grammaticale du langage gravite autour de cette distinction fondamentale. La réalité est associée au moment présent. Le passé est ce qui a cessé d’exister. Le futur est dans les limbes de ce qui n’est pas encore advenu. Dans ce tableau, le « maintenant » dont nous avons conscience glisse continuellement vers l’avant, transformant les événements du futur incertain en réalité présente, concrète mais fugace, avant de les reléguer au passé gravé dans le marbre.

Le temps n’est pas essentiel Cette conception commune paraît évidente, pourtant elle s’oppose à la physique moderne. Dans une lettre à un ami, Albert Einstein exprimait cette idée de manière fameuse : « La distinction entre le passé,


ROGER BALIAN Thema Thema / Titre / Le thema temps

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Le paradoxe de l’irréversibilité


À l’échelle atomique, on ne peut distinguer la direction du passé de celle du futur. Mais alors, pourquoi la plupart des évolutions sont-elles irréversibles à notre échelle ?

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ource d’inspiration pour les écrivains et les artistes, l’écoulement inexorable du temps suscite depuis l’Antiquité les réflexions des philosophes. La plupart des physiciens, quant à eux, ne s’interrogent guère sur la nature du temps, tout au moins dans leur activité de recherche. Cependant, habitués depuis Galilée et Newton à utiliser un langage mathématique pour appréhender le monde, les physiciens ont défini avec précision l’expression consacrée de « flèche du temps ». Pour eux, le temps apparaît comme une grandeur mesurable, représentée par

un nombre pouvant prendre des valeurs continues et orientées : il a un sens, du passé le futur (de même que la température est orientée du froid vers le chaud). Dans cette perspective, le temps constitue, comme les trois coordonnées d’espace, l’une des variables qui figurent dans les lois décrivant un phénomène tel que le mouvement d’une particule ou la propagation de la chaleur dans un matériau. L’idée floue de flèche du temps laisse alors place au concept scientifique d’irréversibilité. Si changer le sens du temps est impossible dans la réalité, « renverser le

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temps » présente une signification précise : c’est une opération mathématique qui consiste à changer le signe de la variable temps (t→– t) dans les équations qui régissent l’évolution du processus considéré. Si ces équations restent inchangées, le processus considéré est réversible, car rien n’interdit en principe au processus inverse, où temps final et initial sont échangés, de se produire. Par exemple, le mouvement des planètes et des satellites, ou l’oscillation d’un pendule sans frottement, sont réversibles ; leurs lois ne changent pas dans un échange (virtuel) entre passé et avenir. Cependant, dans le monde qui nous entoure, la plupart des phénomènes, tel le mélange de lait dans du café ou le mûrissement d’un fruit, sont irréversibles. Les équations qui les gouvernent sont modifiées par renversement du temps, et les équations transformées ne correspondent à aucun phénomène physique observable. Le cinéma nous en donne l’intuition : un film projeté dans l’ordre chronologique inverse donne presque toujours une impression d’absurdité, qui traduit l’impossibilité pour la scène enregistrée de se dérouler à l’envers.


GEORGE MUSSER Thema Thema / Titre / Le thema temps

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Le temps peut-il avoir une fin ?


La fin du temps semble à la fois impossible et inévitable. On résout le paradoxe en imaginant l’avènement d’une physique… intemporelle.

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ien ne se termine jamais vraiment. Lorsque nous mourons, nos corps se décomposent et nos constituants retournent à la terre et dans l’air, perpétuant le cycle de la vie. Nous « vivons » alors à travers ce qui vient ensuite. En sera-t-il toujours ainsi ? Viendra-t-il un jour où il n’y aura plus « d’après » ? L’idée est déprimante, mais plausible. La physique suggère que le temps lui-même pourrait prendre fin. Toute activité cesserait, et il n’y aurait ni renouvellement, ni régénération de quoi que ce soit. La fin des temps serait aussi la fin de toutes les fins.

Cette perspective fait partie des prédictions inattendues de la théorie de la relativité générale, laquelle est à la base de notre compréhension actuelle de la gravitation. Avant cette théorie, la plupart des physiciens et des philosophes pensaient que le temps était comme un battement de tambour universel, un rythme stable qui cadence le cosmos.

Univers polyrythmique Albert Einstein a montré que l’Univers est polyrythmique. Le temps peut ralentir, s’étirer, se déchirer. Quand nous sentons

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la gravitation, nous percevons l’improvisation rythmique du temps ; les objets qui tombent sont attirés vers des lieux où le temps passe plus lentement. Le temps et la matière influent l’un sur l’autre, comme les musiciens d’un groupe s’entraînant et se motivant mutuellement. Toutefois, lorsque la situation devient incontrôlable, le temps peut s’évanouir. Un tel moment est une singularité, une sorte de frontière du temps, peu importe qu’elle en marque le début ou la fin. La plus connue est le Big Bang, lors duquel l’Univers (et le temps) a commencé à exister et s’étendre il y a 13,7 milliards d’années. Si l’Univers interrompt un jour son expansion pour se contracter, il filera vers un moment inverse du Big Bang (on parle de Big Crunch) et le temps touchera à sa fin. C’est déjà le cas en certains endroits! En effet, d’après la relativité générale, le temps n’existe déjà plus dans les trous noirs. Aspiré dans l’un d’eux, vous seriez réduit en miettes et vos restes atteindraient la singularité au centre de l’astre : votre existence même au sein du temps s’achèverait soudainement dans une apocalypse existentielle.


TIM FOLGER Thema / Le temps

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Une brève histoire du voyage dans le temps


Un cosmonaute russe a déjà fait un tout petit voyage dans le futur. Mais comment aller dans le passé ? Le seul moyen serait de passer par un « trou de ver », un tunnel spatiotemporel très hypothétique…

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n 1895, H. G. Wells publie La Machine à explorer le temps. Ce roman d’anticipation paraît quelques années avant la fin des soixante-trois ans de règne de la prude reine Victoria, laquelle précède de quelques années seulement la fin du règne sans partage de… la physique newtonienne. En effet, Albert Einstein publie en 1905 sa théorie de la relativité restreinte, qui met à mal la conception de l’espace-temps héritée de Galilée. Cette théorie a aussi l’étrangeté de prévoir une forme de voyage vers le futur… au grand plaisir de Wells, sans doute ! Dans

cosmonaute a passés à bord de Mir et de la Station spatiale internationale (ISS). À bord de ces stations spatiales, il se déplaçait en effet à quelque 27000 kilomètres par heure autour de la planète. Par rapport à nos horloges au sol, sa propre horloge, c’est-à-dire son temps propre, a moins avancé : il a moins vieilli que nous. En d’autres termes, Guennadi Padalka a avancé vers le futur de 22 millisecondes par rapport à quelqu’un resté sur la Terre.

Voyager dans le passé ? l’espace-temps galiléen, le temps est le même pour tous, en tous lieux. Dans la théorie d’Einstein, en revanche, les durées mesurées par des observateurs en mouvement l’un par rapport à l’autre ne coïncident plus : le temps est relatif. Depuis 1905, un vrai voyage dans le temps a été réalisé, mais pas avec la machine qu’imaginait Wells. L’humain ayant voyagé le plus loin dans le temps à ce jour est Guennadi Padalka : il a bondi vers le futur de… 22 millisecondes. Cette avance sur les autres humains résulte des 878 jours que ce

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Les effets d’un tel voyage vers le futur seraient beaucoup plus perceptibles si de grandes distances et vitesses étaient en jeu. Imaginons que Guennadi Padalka parte en 2018 pour Bételgeuse, une étoile située à près de 500 années-lumière de la Terre, à 99,995 % de la vitesse de la lumière. À son retour, il aurait vieilli de dix ans, mais sur la Terre, nous serions… en 3018, c’est-à-dire que 1000 ans se seraient écoulés. «Nous pouvons voyager vers le futur. Ce n’est qu’une question de temps et de moyens », explique l’astrophysicien Richard Gott, de l’université de Princeton.


DAVID FINKLEMAN, STEVE ALLEN, JOHN SEAGO, ROB SEAMAN ET KENNETH SEIDELMANN Thema / Le temps

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Temps universel : le problème des secondes intercalaires


Le temps indiqué par les horloges a toujours été calé d’une façon ou d’une autre sur les mouvements de la Terre et du Soleil. Mais ce temps astronomique se décale lentement par rapport au temps immuable des horloges atomiques. Pour les maintenir synchronisés, des secondes sont régulièrement ajoutées. Cette pratique doit-elle être abandonnée ?

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epuis des temps immémoriaux, les moyens utilisés universellement pour marquer le passage du temps sont les mouvements apparents des corps célestes ; et la mesure du temps, que ce soit par les heures du jour et de la nuit ou par les intervalles plus longs impliqués dans les calculs calendaires et chronologiques, dépend encore des mouvements célestes. D’autres moyens, comme les horloges, ne sont que des auxiliaires ou des intermédiaires.» Ces propos des astronomes américains Edgar Woolard et Gerald Clemence datent de 1966, c’est-à-dire hier à l’échelle

de l’histoire de la mesure du temps par l’homme. Mais ce qui était alors une vérité intangible – le temps civil est in fine fondé sur le mouvement des corps célestes – pourrait bientôt être remis en cause. Un organisme des Nations unies, le secteur radiocommunications de l’Union internationale des télécommunications (ITU-R), pourrait briser définitivement ce lien en adoptant une nouvelle définition du Temps universel coordonné (UTC). Le Temps universel coordonné est le successeur moderne du Temps moyen de Greenwich, ou GMT(Greenwich mean time).

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Depuis 1972, c’est la base du temps légal dans la plupart des pays du monde. Il est établi par un décompte des secondes du Système international (SI). Or cette unité est définie comme la durée de 9 192 631 770 périodes du rayonnement émis par la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état fondamental de l’atome de césium 133, phénomène physique complètement indépendant de la rotation de la Terre ou de tout autre phénomène céleste. Auparavant réglées sur les mouvements célestes, les horloges civiles sont ainsi aujourd’hui calées sur le temps des horloges atomiques. Cependant, la durée du jour solaire, définie par la rotation de la Terre sur elle-même, est un peu plus longue que celle du jour définie par le décompte des secondes atomiques. C’est pourquoi des secondes intercalaires sont ajoutées de façon ponctuelle aux flux du temps atomique pour conserver la synchronisation du Temps universel coordonné avec la durée réelle de la rotation de la Terre. Ces secondes intercalaires sont un moyen ad hoc de concilier deux mesures du temps fondamentalement différentes, mais toutes deux utiles.


EMMANUEL DOUZERY ET FRÉDÉRIC DELSUC Thema Thema / Titre / Le thema temps

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Les horloges de l’évolution


Le temps laisse aussi son empreinte dans les molécules du vivant. Les biologistes exploitent ce phénomène, nommé « horloge moléculaire », pour remonter le cours de l’évolution des organismes.

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inosaures, ptérosaures, ammonites, bélemnites… Ces animaux ont disparu de la surface du globe il y a plus de 65 millions d’années. Comment le savonsnous ? Par une méthode éprouvée : la datation par isotopes radioactifs des terrains les plus récents dans lesquels leurs fossiles ont été découverts. On dispose ainsi d’un registre paléontologique qui s’étend jusqu’aux premières cellules, datées de 3,5 milliards d’années. Le problème, c’est que les archives paléontologiques sont forcément incomplètes. Nous ne sommes jamais sûrs d’avoir

mis au jour le plus vieux représentant d’un groupe donné. L’âge le plus reculé d’un groupe d’organismes n’est donc jamais certain. En outre, certains fossiles sont difficilement identifiables, et l’on ne peut les rattacher avec certitude aux lignées des organismes vivants actuels. Par ailleurs, beaucoup d’organismes ne se sont tout simplement pas fossilisés, notamment parce qu’ils n’étaient constitués que de tissus mous. Aujourd’hui, pour décrire l’histoire de la vie, les spécialistes de l’évolution font appel non seulement aux caractères

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morphologiques et anatomiques des organismes, mais aussi aux molécules, c’est-à-dire à l’ADN (du noyau cellulaire et des organites), aux ARN et aux protéines. L’étude de ces différents caractères permet de construire des arbres phylogénétiques. Ces derniers sont constitués de branches, qui symbolisent l’évolution des lignées d’espèces, et de nœuds, qui désignent leurs ancêtres communs. Il en ressort deux types d’informations : les relations de parenté des organismes (deux lignées liées par un nœud sont étroitement apparentées), et leur « quantité d’évolution », représentée par la longueur des branches de l’arbre. Sur ces arbres, nous pouvons remonter le temps et déterminer quand les groupes d’organismes ont divergé, en profitant d’un phénomène découvert dans les années 1960 : l’horloge moléculaire. Voyons comment elle fonctionne et comment on s’en sert. Les nucléotides et les acides aminés, les constituants respectifs de l’ADN et des protéines, changent naturellement dans les cellules. Or, en 1962, le biologiste


KEITH SUMMA ET FRED TUREK

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Quand les horloges biologiques se dérèglent


Beaucoup d’organes ont une horloge propre qui se synchronise avec l’horloge centrale de l’organisme. Le dérèglement de ces horloges périphériques augmente le risque d’obésité, de diabète, de dépression… Les médecins doivent tenir compte de ces « mini-jet lags ».

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’effet d’un décalage horaire ne vous est probablement pas inconnu. Si vous avez voyagé en avion pendant plusieurs heures vers l’est ou vers l’ouest, vous avez déjà ressenti ce qui se produit lorsque l’horloge interne de l’organisme n’est pas en phase avec le fuseau horaire où vous vous trouvez. Plusieurs jours sont parfois nécessaires pour se remettre d’un tel jet lag, selon l’avance ou le retard que doit prendre l’horloge centrale, au cœur du cerveau, pour synchroniser avec la tombée de la nuit le moment où l’organisme et le cerveau ont besoin de dormir.

Cependant, l’horloge centrale n’est pas le seul élément de notre horloge interne. Le fonctionnement de l’organisme dépend de plusieurs autres horloges localisées dans le foie, le pancréas et d’autres organes, ainsi que dans le tissu adipeux – les cellules qui stockent des graisses. Si l’une ou l’autre de ces horloges périphériques se désynchronise de l’horloge centrale, le désordre qui en résulte favorise le développement de l’obésité, du diabète, de la dépression ou d’autres troubles complexes. Ce sont les effets de jet lags localisés. Nous avons exploré le fonctionnement de ces horloges périphériques et cherché à

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identifier les gènes qui régulent leur activité – rassemblés sous le nom de gènes d’horloge. Le premier a été isolé chez la mouche du vinaigre en 1984. L’un de nous (F. Turek) faisait partie de l’équipe qui, en 1997, a découvert le premier gène impliqué chez les mammifères. Depuis, des chercheurs du monde entier ont identifié des dizaines de gènes jouant un rôle dans la synchronisation de l’organisme, auxquels ils ont donné des noms évocateurs tels que Clock (pour « horloge »), Per (pour « période ») ou Tim (pour timeless, soit « intemporel»). Dans notre laboratoire, les études ont porté sur des souris, mais une étonnante variété d’organismes vivants, allant de bactéries aux mouches du vinaigre et à l’homme, présentent des gènes d’horloge. Beaucoup de ces gènes semblent similaires chez de nombreuses espèces, signe qu’ils ont été essentiels à la survie au fil de l’évolution. L’avancée la plus importante est la compréhension du rôle des horloges dans les troubles du métabolisme, c’est-à-dire de l’ensemble des processus par lesquels l’organisme transforme les aliments en


ANTONIO DAMASIO Thema Thema / Titre / Le thema temps

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Se souvenir du temps qui passe


Nos expériences sont organisées chronologiquement en souvenirs. Mais comment notre cerveau gère-t-il ce « temps de l’esprit » ?

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u lever au coucher du Soleil, nous sommes pour la plupart immergés dans un flux inexorable du temps qui passe. Nous nous réveillons le matin au son d’un réveil, puis enchaînons nos activités dictées par les horloges: réunion, rendez-vous, déjeuner… toutes se déroulent à une heure précise. Et en acceptant tous implicitement d’utiliser un seul système de mesure du temps, nous pouvons accorder nos propres activités avec celles des autres au travail, à la maison, en société… Cette coordination est aussi permise par l’horloge biologique que les

humains ont développée au cours de l’évolution. Ce métronome est réglé sur le rythme alternant lumière du jour et obscurité de la nuit. Cette horloge, située dans l’hypothalamus, gouverne le « temps du corps », mais est-ce le seul temps auquel nous serions assujettis ? Non, nous sommes aussi soumis au « temps de l’esprit», lié à notre façon de vivre le passage du temps et d’organiser notre chronologie. Malgré l’avancée régulière et stable de l’horloge, le passage du temps peut nous sembler rapide ou lent, court ou

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long. Cette variabilité se produit à diverses échelles, des décennies aux saisons, puis aux semaines et aux heures, allant jusqu’aux plus petits intervalles de musique, le temps d’une note ou d’un espace entre deux notes. Nous classons aussi les événements dans le temps, décidant quand ils se sont produits, dans quel ordre et à quelle échelle, de la durée d’une vie ou simplement de quelques secondes. Nous ignorons comment le temps de l’esprit et le temps du corps se raccordent. Nous ne savons pas non plus avec certitude si le temps de l’esprit dépend d’une seule structure cérébrale ou si notre expérience de la durée et de l’ordre temporel dépend principalement, ou peut-être même exclusivement, du traitement des informations perçues. Si cette dernière alternative était la bonne, le temps de l’esprit serait certainement déterminé par l’attention que nous accordons aux événements et aux émotions que nous ressentons lorsqu’ils se produisent. Il serait aussi influencé par la manière dont nous enregistrons ces événements et les inférences que nous en tirons lorsque nous les percevons et nous en rappelons.


MARION NOULHIANE Thema Thema / Titre / Le thema temps

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Souvenirs et émotions, façonnés par le temps


Le temps passe lentement quand on s’ennuie… Les émotions influent sur la perception du temps. Inversement, les émotions associées à un souvenir évoluent avec le temps. Ainsi, le temps est sous l’emprise des émotions, mais la réciproque est vraie.

L

a notion de temps se fonde sur un passé, un présent et un futur. Le cours du temps apparaît fluide : les événements s’enchaînent en s’inscrivant dans la mémoire. Un paramètre influe toutefois sur cette mémoire des événements : les émotions. En effet, lors d’un moment agréable – un dîner entre amis par exemple –, le temps semble passer très vite. En revanche, une dispute est ressentie comme étant longue et désagréable. Le traitement temporel et la mémoire sont des mécanismes cognitifs étroitement liés : les fonctions mnésiques participent à

la mémorisation des durées et le traitement de la durée donne une dimension temporelle à l’événement mémorisé. En 1890, dans son traité The Principles of Psychology, le psychologue américain William James soulignait déjà ces relations intimes qu’entretiennent les processus mnésiques et temporels, et distinguait deux composantes de la mémoire selon un facteur temporel. La mémoire primaire (ou immédiate) permettrait de percevoir le temps, l’immédiatement passé de quelques secondes qui se projette dans le présent. Elle offrirait une unité et une continuité à l’expérience

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consciente. La mémoire secondaire, quant à elle, correspondrait à la connaissance d’un événement auquel on ne pense plus, mais qui revient, enrichi d’une conscience supplémentaire ; cet événement apparaîtrait comme objet d’une pensée ou d’une expérience antérieure. Ainsi, un souvenir propre requiert un sentiment général du passé, une date particulière dans ce passé, un événement localisé à cette date et la revendication que cet événement fait partie intégrante de sa vie. Comme le décrivit le neurobiologiste d’origine estonienne Endel Tulving en 1985 avec la notion de souvenir épisodique, cette mémoire permettrait en outre à l’homme de rompre avec l’écoulement irréversible du temps et de voyager dans son temps subjectif. Sur cette mémoire, s’appuierait l’estimation des durées au-delà du présent. Mais que le temps soit mémorisé en tant qu’unité perçue ou reconstruite, il serait influencé par la coloration émotionnelle des événements. Le rôle des émotions dans les interactions du traitement temporel et de la mémoire fascine. Les émotions créeraient


ÉRIC NAVET

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Le temps d’une culture à l’autre


Certaines sociétés traditionnelles accordent plus d’importance à l’espace qu’au temps. Leur vie est rythmée par les cycles naturels et leur histoire devient une géographie.

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hilips, c’est déjà demain ! », « Paris, une longueur d’avance ! », « Avec Météo France, Toujours un temps d’avance », « Europe 2, un temps d’avance ». La publicité – une des expressions contemporaines de l’identité occidentale – traduit une fuite en avant et confirme les thèses du philosophe sioux Vine Deloria. Dans son ouvrage God is Red, publié en 1975, il oppose les conceptions occidentale et amérindienne des rapports au temps et à l’espace. En Occident, c’est le temps, l’histoire, qui importent :

« L’essence profonde de l’identité occidentale implique l’hypothèse que le temps procède de façon linéaire. » Plus encore, on peut penser que la civilisation occidentale, non seulement accorde la plus grande importance au temps, mais ne peut être elle-même que dans le changement. À l’inverse, chez les Amérindiens, l’espace prime sur le temps. Certes, leur vie est rythmée par les cycles du jour et de la nuit, des saisons, des récoltes, mais alors que les sociétés occidentales jalonnent leur

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histoire de dates marquantes, les sociétés amérindiennes se réfèrent à l’itinéraire de leurs groupes, la succession des lieux qu’ils ont occupés, comme l’explique Vine Deloria : « Les Indiens d’Amérique considèrent leurs terres – les lieux – comme ayant la plus haute signification possible, et toutes leurs déclarations s’appuient sur cette référence. Les immigrants considèrent le mouvement de leurs ancêtres à travers le continent comme une progression régulière d’événements et d’expériences essentiellement bénéfiques, plaçant ainsi l’histoire – le temps – sous le meilleur éclairage. » Quelle philosophie sous-tend ce mode de vie et comment se traduit-elle dans la vie de tous les jours ? Comment les conceptions

Image page précédente : 1. L’attrapeur de rêves (dream catcher), objet traditionnel amérindien, retient dans sa toile les cauchemars et ne laisse passer que les bons rêves, ceux qui transportent l’être hors de la durée et de l’espace.


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