Sport UN TRAITEMENT EFFICACE
Méditation ELLE ÉVITE LES RÉCIDIVES
Adolescence UNE PÉRIODE À RISQUE
Comment vaincre la
DÉPRESSION
ÉDITO
DE NOUVELLES PISTES POUR VAINCRE LA DÉPRESSION
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Philippe Ribeau
Responsable éditorial Web
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ristesse permanente, perte d’intérêt pour les activités plaisantes, sentiment de dévalorisation, fatigue continue, idées suicidaires, perte d’appétit… La dépression n’est pas une simple saute d’humeur passagère, mais une véritable maladie, qui frappe quelque 350 millions de personnes dans le monde. Environ un homme sur dix et une femme sur cinq fera une dépression majeure au cours de sa vie. Et entre 3 et 7 % des adolescents, notamment, connaissent un épisode de dépression profonde. Heureusement, nous ne sommes pas démunis contre cette maladie. S’il est inutile de dire à un patient dépressif de « se secouer », de nombreuses approches thérapeutiques commencent à faire la preuve de leur efficacité. La pratique sportive est l’une d’elles. Le sport renforce notre résistance au stress, stimule la synthèse neuronale et améliore l’estime de soi. Les preuves s’accumulent que l’exercice physique est un traitement efficace contre la dépression modérée. La méditation, pour sa part, permet de prendre de la distance avec ses pensées négatives et de briser le cercle vicieux des ruminations. Associée à des thérapies plus classiques, elle réduit le risque de rechute dépressive. L’activité sociale, enfin, est un puissant antidote contre la dépression. Club de lecture, de bridge, de yoga… Peu importe l’activité, s’impliquer dans un groupe suffit à faire chuter le risque de dépression. Pour les dépressions sévères, un traitement médicamenteux peut s’avérer indispensable. Là encore, de nouvelles pistes émergent : la kétamine montre des bénéfices spectaculaires pour certaines personnes, et les hallucinogènes pourraient « réinitialiser » les réseaux cérébraux de la dépression. Alors, ne déprimez pas : comme vous le verrez dans ce Thema, on peut vaincre la dépression !
Thema / La dépression
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Pour la Science 170 bis boulevard du Montparnasse - 75014 Paris
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SOMMAIRE
P/4/FEMMES ET DÉPRESSION : LES INÉGALITÉS DE SALAIRE EN CAUSE GUILLAUME JACQUEMONT
P/6/LE SPORT CONTRE LA DÉPRESSION FERRIS JABR P/16/MÉDITER CONTRE LA DÉPRESSION GILLES BERTSCHY P/25/LE GROUPE, UN ANTIDOTE À LA DÉPRESSION TEGAN CRUWYS, ALEXANDER HASLAM ET GENEVIEVE DINGLE
P/31/BIEN DANS SON VENTRE, BIEN DANS SA TÊTE ? P/6
VALÉRIE DAUGÉ, MATHILDE JAGLIN, LAURENT NAUDON ET SYLVIE RABOT
P/40/LA DÉPRESSION, UNE OPPORTUNITÉ DE LÂCHER PRISE BÉNÉDICTE SALTHUN-LASSALLE
P/43/UN HALLUCINOGÈNE CONTRE LA DÉPRESSION GUILLAUME JACQUEMONT
P/40
P/45/L’ADOLESCENT DÉPRESSIF MARIE CHOQUET
P/52/LA KÉTAMINE, UN REMÈDE MIRACLE POUR LES ENFANTS SUICIDAIRES ? JACK TURBAN P/31
P/45
Thema / La dépression
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P/58/LES GÉNIES SONT-ILS DE GRANDS DÉPRESSIFS ? BERNARD GRANGER
FERRIS JABR
© lzf/Shutterstock.com
Le sport contre la dépression
Courir, nager, faire du vélo… Une activité physique régulière diminue les symptômes dépressifs. Pour beaucoup de patients, ce serait même le traitement le plus efficace et le plus sain.
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e 14 février 2014, jour de la SaintValentin, Elizabeth Droge-Young est admise à l’hôpital de Syracuse, dans l’état de New York. Depuis plus d’un an, elle se bat contre la dépression : elle mange peu, et mal, perd tout intérêt pour ses petits plaisirs d’avant – les films, les livres et la musique. Elle s’est progressivement éloignée de ses amis et manque régulièrement les cours de l’université où elle est inscrite en master de biologie évolutive. Depuis cet hiver, Elizabeth est parfois incapable de sortir de son lit, malgré l’action des antidépresseurs qu’elle a commencé à prendre à l’automne dernier.
Dans les moments les plus sombres, des pensées obsessionnelles d’automutilation et de suicide lui traversent l’esprit. C’est alors qu’elle réalise qu’elle a sérieusement besoin d’être aidée. Après une semaine et demie passée à l’hôpital de Syracuse, sous étroite surveillance pour éviter qu’elle ne se suicide pas, et traitée par un sérieux cocktail de médicaments, Elizabeth rentre chez elle, dispensée de cours jusqu’à la fin de l’année. Un temps, elle semble aller mieux. Mais quand elle retourne à l’université à la rentrée, sa tristesse incontrôlée et ses pulsions morbides refont
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surface. Cette fois, on l’oriente vers l’hôpital de Saratoga Springs, à deux heures et demie de route de chez elle, où les médecins lui proposent une prise en charge plus globale. En plus des médicaments et des consultations psychologiques, ceux-ci lui prescrivent des activités quotidiennes : de l’art créatif et des marches à pied en plein air. Pendant son séjour, un thérapeute lui conseille également de pratiquer une autre activité physique. À sa sortie, Elizabeth commence à fréquenter les salles de sport, trois à cinq fois par semaine, pour marcher ou courir sur les tapis de course, lever des haltères ou suivre les très populaires cours de Zumba. « C’était très ressourçant », confie Elizabeth qui, à 33 ans, est aujourd’hui journaliste scientifique free-lance à Providence, la capitale de l’État de Rhode Island. « Cela a eu un effet très positif sur mon humeur. C’est comme si l’exercice permettait de reconnecter l’esprit et le corps. Ça a quelque chose de magique. Lever des poids ou courir demande de poser un regard sur soi : “Tu vois à quel point tu es solide et endurante ? Il y a du positif en toi.” Et danser me procurait une sensation de joie – les
Méditer contre la dépression GILLES BERTSCHY © Nadiia - Irish_design/Shutterstock.com
Après un épisode dépressif, le principal danger qui guette les patients est la rechute. En analysant les mécanismes qui y conduisent, les chercheurs en psychiatrie commencent à comprendre pourquoi la méditation, associée à des thérapies plus classiques, réduit fortement le risque de récidive.
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u cours de sa vie, environ un homme sur dix et une femme sur cinq fera une dépression majeure. Dans la moitié de ces cas, il ou elle sera sujet(te) à des récurrences, c’est-à-dire au retour d’épisodes dépressifs plus ou moins sévères, séparés de plusieurs mois. Même si l’on serait tenté de croire que la personne « guérit » entre les épisodes, la réalité est plus nuancée et on observe fréquemment, après les épisodes eux-mêmes, des symptômes résiduels. Troubles du sommeil, sensation de fatigue, perte d’appétit ou au contraire accès de boulimie, sensibilité
aux événements sociaux stressants, pessimisme, troubles sexuels, baisse d’estime de soi, manque de motivation ou d’investissement dans les activités du quotidien : l’un ou l’autre de ces signes (parfois plusieurs combinés) peuvent alors indiquer que « quelque chose » est toujours là. Que faire pour éviter de basculer de nouveau dans un vrai épisode de dépression ? La psychiatrie dispose, pour la prévention des récurrences dépressives, d’un arsenal thérapeutique qui comprend en premier lieu les antidépresseurs, mais aussi les psychothérapies parmi lesquelles
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les thérapies cognitivo-comportementales ont le mieux démontré leur efficacité. Depuis plus d’une dizaine d’années, la méditation est passée, pour le grand public mais aussi pour les soignants, du statut de discipline spirituelle à celui d’activité cognitive et affective capable d’apporter une série de bienfaits à la fois pour le corps et pour l’esprit. Son pouvoir thérapeutique, face à des pathologies sérieuses comme la dépression, mais aussi le trouble bipolaire ou les troubles alimentaires, commence à être évalué selon les méthodes scientifiques en psychiatrie. Dans le cas précis de la dépression, comprendre l’action de la méditation nécessite de bien analyser la façon dont les épisodes dépressifs surviennent et reviennent à la charge.
La rechute, un emballement cognitif Fondamentalement, les mécanismes de la dépression sont de nature neurobiologique et psychologique, ces deux volets étant fortement intriqués et variables d’un patient à l’autre. Dans une perspective
TEGAN CRUWYS, ALEXANDER HASLAM ET GENEVIEVE DINGLE
© Muriel Frega/GettyImages
Le groupe,un antidote à la dépression
Clubs de lecture, de bridge, de yoga… Peu importe le cercle social que vous fréquentez : si vous vous y impliquez, votre risque de dépression chutera. Et cumuler plusieurs clubs augmente la protection !
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appelez-vous tous les matins où vous avez dû vous forcer à sortir du lit. Vos pensées tournaient en boucle autour d’un examen raté, d’une soirée à laquelle vous n’étiez pas invité ou d’un emploi que vous n’aviez pas réussi à décrocher. Et bien, quand on est cliniquement déprimé, tous les matins ressemblent à ceux-là, en pire. Rien de ce que l’on appréciait auparavant n’a plus de sens et l’on n’a aucune envie de faire les efforts nécessaires pour sortir de cette torpeur – par exemple en allant courir ou en appelant un ami. La dépression est une cause majeure d’invalidité à travers le monde, selon l’OMS. En moyenne, une personne sur cinq
connaît un épisode dépressif dans sa vie. Le risque est plus élevé chez les femmes, les jeunes adultes, les membres des communautés défavorisées ou les habitants des pays en voie de développement. La tristesse est parfois si oppressante qu’elle pousse à délaisser son travail ou sa famille, d’où des répercussions sur l’entourage et un coût important pour la société.
Les limites des traitements classiques Comment lutter contre cette pathologie ? Dans la plupart des cas, l’association américaine de psychiatrie recommande de commencer par une double prise en
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charge : médicamenteuse et psychothérapeutique. Ce traitement a une certaine efficacité, mais aussi plusieurs limites. D’abord, les antidépresseurs ont des effets secondaires – somnolence, dysfonctionnements sexuels, prise de poids – qui poussent de nombreux patients à les interrompre prématurément. Ensuite, le traitement est inefficace dans près de un tiers des cas. Enfin, même quand il fonctionne, il protège mal des rechutes, qui touchent 80 % des patients. En moyenne, ceux-ci en subissent quatre au cours de leur vie. De nouvelles stratégies sont donc nécessaires pour traiter la dépression, notamment dans les zones géographiques où la prise en charge médicamenteuse et psychothérapeutique est chère ou inexistante. De nombreuses études récentes recommandent une solution simple et abordable : pratiquer une ou plusieurs activités en groupe, par exemple en intégrant un club. Nos recherches et celles d’autres collègues montrent en effet que cela permet à la fois de prévenir et de traiter la maladie. Foot, échec, voyage… Peu importe ce que vous ferez dans ces clubs, du moment que
VALÉRIE DAUGÉ, MATHILDE JAGLIN, LAURENT NAUDON ET SYLVIE RABOT
Shutterstock.com/Dmitri Maruta
Bien dans son ventre, bien dans sa tête ?
L’implication des bactéries intestinales dans certaines maladies mentales comme l’autisme et la dépression fait de moins en moins de doutes. Faut-il soigner ces maladies par le ventre plutôt que par le cerveau ?
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expérience ne manque pas de surprendre : l’utilisation d’antibiotiques ou de prébiotiques (des composés qui stimulent l’activité ou la croissance des bactéries intestinales) diminue l’intensité de certains troubles neuropsychiatriques. Le microbiote influerait donc sur le cerveau ! Ces liens s’observent-ils même dans un organisme sain ? Jouent-ils un rôle dans d’autres maladies du système nerveux central ? Par quels mécanismes les bactéries intestinales agissent-elles à distance sur le cerveau ? Depuis quelques années, les éléments de réponse s’accumulent et
établissent de façon claire la connexion entre intestin et microbiote. Un exemple ? L’encéphalopathie hépatique est une des maladies associées à des déséquilibres du microbiote, nommés dysbioses. Ce syndrome neuropsychiatrique se manifeste, entre autres, par de l’anxiété et des troubles de l’humeur et de la cognition. Il résulte principalement d’une insuffisance hépatique, mais il se caractérise aussi par une composition particulière du microbiote intestinal. Ce dernier produit en quantité excessive certaines substances, tel l’ammoniaque, qui ne sont plus
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détoxifiées par le foie et s’accumulent de façon anormale dans la circulation sanguine et le cerveau. C’est bien la preuve d’une influence du microbiote sur le cerveau. Il y en a bien d’autres ! Plantons le décor. Notre tube digestif abrite une communauté microbienne comptant près de cent mille milliards de bactéries. Composé d’environ un millier d’espèces différentes, ce « microbiote intestinal » représente une diversité génétique énorme. On le considère aujourd’hui comme un véritable organe, situé à l’interface des aliments ingérés, qu’il contribue à digérer, et de la muqueuse intestinale. Il échange des signaux moléculaires avec cette dernière, ce qui lui permet in fine de communiquer avec tout l’organisme. Au cours des dix dernières années, le séquençage du génome du microbiote (le métagénome) et l’analyse des espèces chimiques qu’il produit ont progressé grâce à diverses avancées techniques.
Des souris sans microbiote Pour étudier l’effet du microbiote intestinal sur le cerveau, les biologistes ont mis au point deux stratégies. La première se
BÉNÉDICTE SALTHUN-LASSALLE
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La dépression, une opportunité de lâcher prise
La dépression permettrait de renoncer plus facilement à des objectifs inatteignables, une étape indispensable à la guérison.
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et it go ! Laissez aller ! C’est ainsi que Katharina Koppe et Klaus Rothermund, de l’université de Jena en Allemagne, titrent leur dernier article de recherche sur… la dépression. Car d’après les résultats d’une expérience toute simple qu’ils ont réalisée, la dépression permettrait de lâcher prise, c’est-à-dire d’abandonner des objectifs inatteignables, et par conséquent de passer à autre chose. Notre comportement dépend des objectifs que nous souhaitons atteindre, et si notre vie actuelle ne correspond pas à ce que nous espérons, nous faisons tout pour réduire cet écart. Deux méthodes
permettent d’y parvenir : soit nous changeons notre situation actuelle pour qu’elle corresponde mieux à nos attentes, soit nous ajustons nos envies à notre situation du moment, en abandonnant les objectifs trop compliqués. Mais si nous n’arrivons pas à appliquer ces stratégies, nous risquons de produire des efforts inutiles pour un plan de vie trop ambitieux. D’où une possible dépression : grande tristesse, perte d’intérêt et de plaisir, sentiment de culpabilité excessif, manque d’appétit, fatigue… En France, en 2010, 7,5 % des personnes âgées de 15 à 85 ans ont connu un épisode dépressif au cours des 12 derniers mois. C’est une
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maladie mentale, nécessitant le recours à des médicaments ou des psychothérapies, et l’une des principales causes de mortalité (par suicide) avec les maladies cardiovasculaires. Mais la dépression a un autre effet, jusque-là insoupçonné. Les chercheurs ont proposé à 40 patients gravement dépressifs et à 38 personnes ne souffrant d’aucun trouble de résoudre des anagrammes en un temps limité : 29 étaient simples, 15 difficiles et 16 insolubles, c’est-àdire qu’il était impossible de trouver un mot allemand avec la proposition de lettres – ce que les participants ignoraient. Les patients dépressifs ont résolu aussi bien les anagrammes faisables que les personnes non dépressives, mais ont passé beaucoup moins de temps sur les combinaisons impossibles. C’est la preuve que les personnes dépressives « lâchent prise » plus facilement, abandonnent, se « désengagent », pour passer à autre chose. Bien sûr, résoudre un anagramme n’a rien à voir avec les difficultés de la vie ou les objectifs que nous nous fixons. Mais pour Koppe et Rothermund, cela permettrait d’améliorer un peu notre idée de la
MARIE CHOQUET
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L’adolescent dépressif
Environ un jeune sur quatre pense au suicide. Mais tous ne sont pas déprimés au sens clinique du terme : la prise de risques, l’opposition et le retrait sont des processus de maturation « normaux ».
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a dépression est un trouble fréquent à l’adolescence. En 1995, nous avons montré que près de huit pour cent des garçons et 23 pour cent des filles de moins de 18 ans se déclarent assez souvent ou très souvent déprimés. En revanche, ce que l’on nomme l’« épisode dépressif majeur », la dépression profonde, qui représente un danger pour la vie de l’individu, concerne selon les études de trois à sept pour cent des individus âgés de 12 à 23 ans. En réalité, seuls 26 pour cent des jeunes de 16 à 18 ans semblent sans problème
apparent, se sentent plutôt bien dans leur peau, ont une opinion positive de leurs parents, sont satisfaits de leur vie familiale, aiment se divertir sans excès. À l’autre extrémité, dix pour cent des adolescents de 16 à 18 ans cumulent au moins quatre troubles recensés par diverses enquêtes de l’Inserm : céphalées, troubles du sommeil, vie familiale ressentie comme pénible avec des parents jugés envahissants, indifférents ou peu compréhensifs. Ces jeunes sont sujets aux excès (ils ont des comportements à risques) et souffrent d’un sentiment de tristesse et de mal-être.
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C’est souvent parmi ces derniers que l’on trouve les cas de dépression. Les 64 pour cent d’adolescents qui restent font partie d’une catégorie intermédiaire qui aura connu, entre 16 et 18 ans, un à trois troubles de la liste précédente. Si des difficultés familiales, scolaires ou sentimentales surviennent, elles peuvent faire basculer le jeune dans la catégorie des « adolescents à problèmes multiples ». Certes, les outils d’évaluation (entretiens standardisés, échelles remplies à partir d’un entretien ou par le sujet lui-même), ainsi que les systèmes de classifications sont divers, ce qui explique la variation dans les prévalences observées. Rappelons que la classification française tient compte de l’âge et du contexte psychopathologique, alors que les classifications internationales, de l’Organisation mondiale de la santé ou de l’Association américaine de psychiatrie, tiennent surtout compte des symptômes. Mais les cliniciens s’accordent sur le fait qu’un jeune qui se dévalorise, perd son estime de soi, exprime des sentiments de culpabilité, de honte et de désespoir (surtout si ces sentiments se répètent
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La kétamine, un remède miracle pour les enfants suicidaires ?
Les premières recherches sur l’usage thérapeutique de la kétamine montrent des bénéfices rapides et spectaculaires pour certaines personnes vulnérables.
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l’âge de 14 ans, Nicole voulait mettre fin à ses jours. Elle le répétait quotidiennement à sa mère, et cela dura des années. Entre deux tentatives de suicide, la jeune fille enchaînait tellement de visites en hôpital psychiatrique qu’elle ou sa mère ne peuvent même plus les compter. Nicole refusait d’aller au lit, de prendre sa douche ou d’aller à l’école. Une année, elle a raté 60 jours de cours. Lors d’une visite chez son thérapeute, elle a avoué prier chaque soir pour ne pas se réveiller le lendemain matin. Après qu’un nombre incalculable de psychiatres et de psychothérapeutes
eurent échoué à la sortir de sa dépression, sa mère transforma la salle de bain en un coffre-fort, qui contenait tous les objets pointus et les médicaments de la maison. Ses parents étaient certains que ce n’était plus qu’une question de temps avant que Nicole se tue. Aujourd’hui âgée de 17 ans, Nicole me salue avec un grand sourire. Ses longs cheveux attachés révèlent ses yeux d’un bleu vif. Elle m’assure ne plus rater aucun jour d’école et se prépare pour l’université. Non sans une certaine gène, elle me raconte que son premier rendez-vous amoureux
Thema / L’Univers avant le Big-Bang
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approche à grands pas, un rendez-vous pour son bal de promo. Pour la première fois depuis des années, elle est heureuse et veut vivre. Comment en sommes-nous arrivés à ce changement radical ? En décembre, Nicole a commencé des injections d’une drogue psychédélique, la kétamine. Alors que tous les traitements pour combattre sa dépression avaient échoué jusque-là (inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine, mirtazapine, topiramate, antipsychotiques et lithium pour n’en citer que quelques-uns), la kétamine effaça sa dépression en quelques heures. Les effets ont duré pendant deux semaines avant qu’elle ait besoin d’une nouvelle injection. La kétamine est une drogue aux multiples facettes. Pour les anesthésistes, c’est un sédatif pour les interventions douloureuses. Pour les fêtards, c’est un moyen cool d’avoir des hallucinations et d’éprouver une expérience de sortie du corps. Pour ses détracteurs, il s’agit d’une drogue dangereuse et addictive qui peut causer des problèmes de mémoire, des maladies de la vessie et des psychoses lorsqu’on en abuse.
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Les génies sont-ils de grands dépressifs ?
C’est une idée reçue : la dépression n’est ni nécessaire, ni suffisante pour transformer un quidam en génie, même si les variations de l’humeur favorisent la créativité.
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ourquoi tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils manifestement mélancoliques, et quelques-uns au point d’être pris des accès causés par la bile noire, comme il est dit d’Héraclès dans les mythes héroïques ? » Cette interrogation attribuée à Aristote hante l’histoire de la pensée et de l’art occidental. La remarquable exposition organisée par Jean Clair, à Paris, en 2005, ne s’intitulait-elle pas « Mélancolie : génie et folie en Occident » ? Cette idée d’une parenté étroite entre génie ou dons exceptionnels et folie, et plus
pris la place des traditionnelles humeurs ? Ces dernières sont au nombre de quatre : le sang, la lymphe, la bile jaune, la bile noire. À chacune d’elles est attaché un élément, respectivement l’air, l’eau, le feu et la terre, et un tempérament, le tempérament sanguin, lymphatique, bilieux et mélancolique, termes toujours en usage dans le langage courant.
De la mélancolie à la dépression précisément mélancolie ou dépression, résiste-t-elle à l’examen ? Pour répondre à cette question, encore faut-il s’entendre sur les mots et, notamment, sur ceux de mélancolie et de dépression, qui ne sont pas synonymes, et dont la signification a varié au fil du temps, surtout pour le premier. Mélancolie signifie étymologiquement humeur noire, et ce terme doit être replacé dans les théories médicales humorales, nées dans l’Antiquité et qui durent toujours, sous d’autres formes. Les pseudosavants ne disent-ils pas aujourd’hui que la dépression est due à un manque de sérotonine, les neuromédiateurs ayant
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La bile noire est une humeur putative, par opposition aux trois autres, directement visibles. On la suppose sécrétée par la rate (d’où le spleen cher aux poètes du XIXe siècle, Baudelaire en particulier). En cas d’excès marqué, la bile noire provoque un accès mélancolique, qui était défini ainsi, il y a presque 2 500 ans, dans les Aphorismes d’Hippocrate : « Si crainte et tristesse durent longtemps, un tel état est mélancolique », soit à peu de choses près la définition actuelle de la dépression, avec un critère de durée, et une description de l’état psychologique caractérisé par l’angoisse et la tristesse. L’adjectif mélancolique peut donc à la fois qualifier
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