Thema Pour la Science n°18 : l'ordinateur quantique

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L’ORDINATEUR

QUANTIQUE Promesses et réalité

Informatique

Technologie

Algorithmique

LA SUPRÉMATIE QUANTIQUE EN LIGNE DE MIRE

L'ORDINATEUR QUANTIQUE EN KIT

QUELLES LIMITES POUR LE CALCUL QUANTIQUE ?


ÉDITO

E Philippe Ribeau

Responsable éditorial web

n 2019, des chercheurs de Google annonçaient avoir mis au point un ordinateur quantique capable d’exécuter des tâches hors de portée d’un ordinateur classique. Réelle ou survendue cette « suprématie quantique » serait une étape majeure dans la quête de ce graal informatique. L’idée d’un ordinateur qui tire parti des propriétés déroutantes du monde quantique stimule l’imagination depuis des décennies. Dans un ordinateur classique, les bits d’information peuvent prendre l’état 0 ou 1. Un ordinateur quantique, en revanche, opère sur des bits quantiques, ou qubits, qui sont des « superpositions » des états 0 et 1, également « intriqués » dans un état collectif. À la clé, des capacités de calcul colossales : un ordinateur quantique est censé tester en un seul calcul toutes les possibilités portées par les bits de départ. Une sorte de calcul massivement parallèle qui lui permettrait de réaliser effectivement des tâches impossibles pour un ordinateur classique. La plus emblématique étant la décomposition rapide de grands nombres en facteurs premiers, ce qui rendrait caduques les techniques de chiffrement actuelles. Reste une étape de taille : construire ledit ordinateur quantique ! La difficulté est triple : il faut créer un grand nombre de qubits, les intriquer, et maintenir la cohérence de l’ensemble assez longtemps pour faire des calculs. Parmi les différentes approches, la plus avancée – suivie par Google et IBM – est celle des ions piégés, dont les niveaux d’énergie des électrons constituent les qubits. D’autres voies explorent des dispositifs supraconducteurs ou des « boîtes quantiques » en silicium. Ou encore les qubits formés par la polarisation de photons pour aboutir à l’ordinateur quantique optique. Chaque approche a ses avantages et ses inconvénients. Nul ne peut dire quand un tel ordinateur utilisable en pratique sera enfin mis au point. Mais une chose est sûre, c’est un enjeu politique. Et sur ce tableau, l’Europe est aujourd’hui à la traîne des États-Unis et de la Chine…

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SOMMAIRE

P/4/LA SUPRÉMATIE QUANTIQUE EST-ELLE POUR BIENTÔT ? KEVIN HARTNETT P/12/L’ORDINATEUR QUANTIQUE DEVIENT UN ENJEU POLITIQUE PASCALE SENELLART-MARDON P/21/CALCUL QUANTIQUE AVEC DES IONS CHRISTOPHER MONROE ET DAVID WINELAND

P/35/DES PROCESSEURS QUANTIQUES SUPRACONDUCTEURS PATRICE BERTET, DENIS VION ET DANIEL ESTÈVE

P/48/RECORD DE STABILITÉ POUR DES QUBITS À TEMPÉRATURE AMBIANTE SEAN BAILLY P/51/MÉMOIRES QUANTIQUES : STOCKER L’INSAISISSABLE JULIEN LAURAT

P/21

P/66/UN PAS DE PLUS VERS L’ORDINATEUR QUANTIQUE DONOVAN THIEBAUD P/69/L’ORDINATEUR QUANTIQUE EN KIT

CHRISTOPHER MONROE, ROBERT SCHOELKOPF ET MIKHAIL LUKIN

P/69

P/79/LA CRYPTOGRAPHIE QUANTIQUE, GARDIEN DE NOTRE VIE PRIVÉE ARTUR EKERT, RENATO RENNER P/92/LES LIMITES DU CALCUL QUANTIQUE SCOTT AARONSON

P/108/LE VOYAGEUR DE COMMERCE DEVIENT QUANTIQUE ET GAGNE DU TEMPS SEAN BAILLY

P/35

P/112

Thema / L'ordinateur quantique

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P/112/LA PREMIÈRE SIMULATION QUANTIQUE D’UN PROBLÈME DE PHYSIQUE DES PARTICULES SEAN BAILLY


La suprématie quantique est-elle pour bientôt ? © IBM

KEVIN HARTNETT

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En septembre 2019, des chercheurs de Google annonçaient avoir atteint la « suprématie quantique », c’est-à-dire mis au point un ordinateur quantique capable d’exécuter des tâches qu’un ordinateur classique ne pourra jamais accomplir. L’annonce a fait débat, mais ce n’est sans doute qu’une question de temps avant que cette limite ne soit atteinte.

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es ordinateurs quantiques ne remplaceront jamais complètement les ordinateurs « classiques » comme celui sur lequel vous lisez cet article. Ils ne vous permettront probablement pas de naviguer sur internet, d’écouter de la musique ou regarder des vidéos sur Netflix. Ce qu’ils apporteront – du moins c’est ce que l’on espère depuis longtemps –, c’est la capacité d’effectuer certains calculs de façon fondamentalement différente. Ils

seront capables de résoudre des problèmes qui prendraient des milliards d’années avec un ordinateur classique. Ils permettront de simuler des systèmes complexes comme des molécules biologiques, ou de factoriser des nombres incroyablement grands, rendant ainsi obsolètes les techniques de cryptage actuelles. Le seuil à partir duquel les ordinateurs quantiques passeront du statut de projets de recherche prometteurs à celui

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de technologie opérationnelle capable de réaliser des tâches qu’aucun ordinateur classique ne pourra jamais accomplir est appelé la « suprématie quantique ». Dans un article brièvement apparu sur le site de la Nasa fin septembre, des chercheurs de Google affirmaient l’avoir atteint. Cet article a été retiré depuis, semant le doute sur la véracité de cette performance. Mais si ce n’est pas le cas, ce n’est sans doute qu’une question de temps. En prévision de ce jour, ce guide vous permettra de comprendre ce que signifie la suprématie quantique et si elle a réellement été atteinte.

Qu’est-ce que la suprématie quantique et pourquoi est-ce important ? Pour atteindre la suprématie quantique, un ordinateur quantique devrait pouvoir effectuer n’importe quel calcul impossible à réaliser en pratique avec un ordinateur classique. En un sens, cette distinction est artificielle. Le test qui sera utilisé pour vérifier la suprématie quantique est un problème ad hoc – il s’agit davantage d’un tour de passe-passe que d’une avancée


L’ordinateur quantique devient un enjeu politique © Quandela

PASCALE SENELLART-MARDON

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Depuis plus de vingt ans, l’idée d’ordinateurs utilisant des bits quantiques et non classiques, qui permettraient de faire des calculs aujourd’hui impossibles, stimule l’imagination et les recherches. S’est-on rapproché de l’objectif ? Le point avec Pascale Senellart-Mardon, chercheuse en nanophotonique.

Qu’est-ce qu’un ordinateur quantique ? C’est une machine « intriquante », c’est-à-dire un dispositif qui exploite la possibilité de superposer et d’intriquer les états quantiques de plusieurs systèmes physiques – c’est-à-dire de les lier de façon très étroite, spécifique à la physique quantique – afin de mettre en œuvre des calculs hors de portée des ordinateurs actuels.

D’où vient cette puissance de calcul particulière ? Pour le faire ressentir, j’aime bien

utiliser cette métaphore : rechercher la solution d’un problème revient à essayer de faire traverser un labyrinthe complexe par un personnage. Si c’est un ordinateur classique qui aide ce personnage, il lui fera, à chaque embranchement, essayer toutes les voies, rebrousser chemin au bout de chaque culde-sac, puis recommencer jusqu’à trouver la sortie. Il se peut que, par chance, le personnage trouve vite comment traverser, mais il se peut aussi qu’il meure avant que l’exploration systématique ne lui ait révélé la sortie du labyrinthe…

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Si c’est un ordinateur quantique qui assiste le personnage, il le « superposera », à chaque embranchement, à un alter ego qui explorera l’autre voie. En d’autres termes, on aura simultanément l’état représenté par le personnage allant à gauche et l’état d’un alter ego allant à droite. Résultat : en une passe, l’ordinateur quantique fait essayer en parallèle toutes les voies au personnage. Il construit ainsi un état qui superpose tous les états d’alter ego effectuant tous les parcours possibles, y compris celui qui permet de traverser. Un témoin présent à la sortie permettra alors d’extraire, parmi la multitude d’alter ego, celui qui aura traversé le labyrinthe – autrement dit la solution au problème posé.

Cela revient à une forme de parallélisme massif ? Exactement, un parallélisme massif et inhérent à une propriété subtile du monde quantique : l’existence d’états qui sont des superpositions de plusieurs états quantiques de base d’un certain système physique. Une autre façon de paralléliser consiste à « intriquer » l’état d’un système


© IBM

CHRISTOPHER MONROE ET DAVID WINELAND

David Emmite

Calcul quantique avec des ions

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En manipulant un à un des atomes suspendus dans le vide, les physiciens élaborent les premiers éléments qui constitueront les futurs ordinateurs quantiques.

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u cours des dernières décennies, la vitesse et la fiabilité des ordinateurs ont spectaculairement augmenté. Les microprocesseurs actuels concentrent près d’un milliard de transistors sur quelques centimètres carrés de silicium. À l’avenir, les composants seront encore plus miniaturisés et leur taille approchera celle de simples molécules. À cette échelle et au-dessous, les ordinateurs pourraient devenir très différents de ce que nous connaissons. En effet, leur fonctionnement sera régi par les lois de la physique quantique, qui expliquent le comportement des atomes et des particules subatomiques. Or exploiter pleinement les propriétés quantiques serait

une avancée considérable : les ordinateurs quantiques pourraient effectuer certaines tâches importantes beaucoup plus vite que les ordinateurs classiques. La plus connue de ces tâches est sans doute la décomposition d’un grand nombre entier en produit de deux nombres premiers. La multiplication de deux nombres premiers est une opération simple pour les ordinateurs, même si les nombres en question comportent plusieurs centaines de chiffres. Mais la factorisation, c’est-à-dire l’opération inverse, est tellement difficile que la plupart des algorithmes de cryptage en usage à l’heure actuelle y ont recours, depuis le commerce sur Internet jusqu’à la transmission de secrets d’État.

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En 1994, Peter Shor, alors aux Laboratoires AT&T, aux États-Unis, a montré qu’un ordinateur quantique pourrait en théorie casser ces codes de cryptage facilement, parce qu’il serait capable de factoriser les entiers beaucoup plus vite que tout algorithme classique connu. Et en 1997, Lov Grover, également aux Laboratoires AT&T, a montré qu’un ordinateur quantique pourrait accélérer considérablement la recherche dans une base de données non triée, par exemple la recherche d’un nom dans un annuaire en ne connaissant que le numéro de téléphone de la personne.

Des bits quantiques en interaction Toutefois, la fabrication d’un ordinateur quantique ne sera pas chose facile. Le matériel quantique – atomes, photons ou microstructures artificielles qui stockent les données dans des bits quantiques, ou « qubits » – doit satisfaire des exigences contradictoires. D’une part, il faut que les qubits soient suffisamment isolés de leur environnement, sinon des interactions externes perturberont leurs calculs. Ce processus destructeur, nommé décohérence,


Des processeurs quantiques supraconducteurs

© IBM

PATRICE BERTET, DENIS VION ET DANIEL ESTÈVE

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Les circuits supraconducteurs seront-ils les supports des bits quantiques des ordinateurs quantiques de demain ? Leur flexibilité en fait d’excellents candidats.

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a découverte dans les années 1980 du formidable potentiel de la mécanique quantique pour le traitement de l’information a marqué le départ d’une course au processeur quantique. Parmi les différents systèmes physiques choisis pour être la « brique de base » de ce processeur – un bit quantique –, les circuits supraconducteurs (dépourvus de résistance électrique à basse température) sont vite apparus comme de bons candidats. En effet, à cette époque, diverses expériences ont montré le comportement globalement quantique du composant supraconducteur le plus simple : la jonction Josephson, que nous décrirons. La

seconde raison tient en la grande facilité de duplication et de connexion de composants similaires sur une même « puce électronique », un préalable a priori nécessaire à la conception d’un processeur. Des circuits supraconducteurs à bits quantiques sont donc développés depuis une douzaine d’années. Nous montrerons que les éléments de base déjà mis en oeuvre par une vingtaine de groupes de recherche dans le monde sont encourageants, et qu’ils fournissent par ailleurs de nouveaux outils pour des expériences plus fondamentales permettant de tester la mécanique quantique dans des situations nouvelles.

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Qu’a donc de particulier un circuit électrique pour être quantique ? Pour le comprendre, prenons un simple oscillateur de fréquence propre f0, tel celui relié à l’antenne d’un téléphone mobile. Ce circuit LC, constitué d’une bobine (L) et d’un condensateur (C), n’a qu’un seul degré de liberté électrique, ce qui signifie qu’un seul couple de variables électriques collectives suffit à caractériser complètement son état : on peut choisir par exemple la charge Q sur l’une des électrodes du condensateur et le flux magnétique ΩL à travers la bobine.

Oscillateur quantique D’un point de vue classique, l’énergie totale de cet oscillateur (la somme de ses énergies magnétique et électrique) peut prendre n’importe quelles valeurs. En revanche, selon la mécanique quantique, les états stationnaires de l’oscillateur correspondent à des niveaux d’énergie totale discrets, séparés d’une quantité hf0 (h est la constante de Planck). La nature discrète de ce spectre d’énergie se révèle quand les fluctuations thermiques associées au degré de liberté (ΩL,Q) deviennent négligeables


SEAN BAILLY

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© Guilherme Tosi & Arne Laucht/UNSW

Record de stabilité pour des qubits à température ambiante


En couplant un bit quantique à un champ électromagnétique oscillant, des chercheurs ont réussi à augmenter sa durée de vie jusqu'à 2,4 millisecondes.

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'ordinateur quantique suscite beaucoup d'espoir. Les capacités de cette machine pourraient révolutionner l'informatique, accélérer certains calculs, rendre obsolètes des systèmes de cryptographie, etc. Cependant, l'ordinateur quantique est confronté à un obstacle sur lequel les physiciens se penchent depuis des années : les états quantiques porteurs de l’information, les qubits, sont trop rapidement détruits. Comment les stabiliser afin d’effectuer les calculs souhaités ? L'équipe d'Arne Laucht, de l'université de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, a conçu un nouveau dispositif qui améliore d’un facteur dix le temps de vie des qubits.

Dans un ordinateur classique, les bits, porteurs de l’information, sont soit dans l’état « 0 » soit dans l’état « 1 ». L'ordinateur quantique exploite une information plus riche en s'appuyant sur les propriétés fondamentales de la physique quantique : un bit quantique, ou qubit, est une superposition d’états « 0 » et « 1 ». Un ordinateur conçu pour exploiter ces états quantiques pourra alors traiter plusieurs informations en même temps et donc réduire drastiquement le temps de certains calculs.

Inspiré par la bande FM Cependant un qubit est très fragile. La moindre perturbation peut détruire la

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superposition d’états – on parle de décohérence – et l’information est perdue. À température ambiante, la durée de vie d’un qubit est d’une milliseconde, une durée insuffisante être utilisable dans un ordinateur quantique. Une solution pour stabiliser les qubits est de les refroidir. À une température de quelques kelvins, un qubit peut survivre plusieurs dizaines de secondes. En 2013, une équipe était parvenue à obtenir un état stable pendant 39 minutes à température ambiante, mais cela nécessitait de préparer d’abord le qubit à 4,2 kelvins. L’objectif est cependant de concevoir un ordinateur quantique qui fonctionne à température ambiante. Arne Laucht et ses collègues ont développé un moyen de stabiliser leur système quantique à température ambiante. Le qubit correspond au spin d'un électron dans un atome de phosphore. Le spin, ou moment cinétique intrinsèque, de nature quantique, définit les états « 0 » et « 1 » lorsqu’il est orienté « vers le haut » et « vers le bas ». L’idée du dispositif s’inspire de la radio. Pour assurer la propagation d'un signal radio sans trop de distorsions et


JULIEN LAURAT

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© Australian National University

Mémoires quantiques : stocker l’insaisissable


Comment stocker l’information quantique, si volatile qu’elle disparaît dès qu’on cherche à la connaître ? En développant des mémoires elles-mêmes quantiques. Dans les dispositifs à l’étude, lumière et matière échangent leur état quantique à la demande.

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ors d’une conversation téléphonique Paris-New York, des millions de bits traversent l’Atlantique dans des fibres optiques, sous forme d’impulsions lumineuses codant des 0 et des 1. Ces impulsions sont ensuite détectées, converties en un signal électrique, et parviennent jusqu’au haut-parleur. La conversation peut en outre être enregistrée dans le disque dur d’un ordinateur. Aujourd’hui, cette communication n’utilise que des bits classiques. Mais depuis une vingtaine d’années, plusieurs laboratoires cherchent à tirer parti des bizarreries du monde quantique pour développer

des méthodes de communication inédites. Cependant, ces méthodes sont encore loin d’être opérationnelles pour des communications transatlantiques : l’enregistrement et la transmission sur de longues distances de l’information quantique posent en effet problème. Toutefois, les mémoires quantiques pourraient bientôt changer la donne. À terme, elles constitueront aussi une pièce essentielle des ordinateurs quantiques, qui seront capables de résoudre efficacement certains problèmes complexes. Ces ordinateurs ne sont pas pour tout de suite, mais les premières mémoires quantiques voient déjà le jour.

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L’information quantique est fondée sur des « bits quantiques » ou qubits. En quoi un qubit diffère-t-il d’un bit classique, au point d’être impossible à enregistrer dans une mémoire usuelle ? Un bit classique peut prendre deux valeurs, 0 ou 1. Ces valeurs binaires sont faciles à stocker : historiquement, on s’est d’abord servi d’une carte perforée, avec des emplacements percés ou non suivant les deux valeurs à coder. Aujourd’hui, tous les systèmes de stockage utilisés au quotidien sont fondés sur un principe similaire : les emplacements percés ou non sont juste remplacés par deux directions d’aimantation d’un matériau ferromagnétique dans le cas des disques durs et, dans le cas des CD et DVD, par de microscopiques bosses et creux gravés à leurs surfaces. Les bits quantiques sont fondamentalement différents. Ils peuvent être suspendus entre deux états et coder à la fois 0 et 1 ; on parle de superposition quantique. Les systèmes de stockage traditionnels ne sont alors pas adaptés à l’information quantique : un emplacement devrait être à la fois percé et non percé.


DONOVAN THIEBAUD

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Tony Melov/UNSW

Un pas de plus vers l’ordinateur quantique


Une équipe de chercheurs propose de réaliser un ordinateur quantique en utilisant une architecture fondée sur des technologies actuelles.

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’ordinateur de demain sera peutêtre quantique. De nombreux chercheurs travaillent sur ce concept qui tire parti des principes de la physique quantique et promet des capacités de calculs qui dépasseraient, de loin, celles des ordinateurs actuels. Une équipe dirigée par Andrew Dzurak, de l’université de Nouvelle-Galles du Sud, à Sydney, propose aujourd'hui une architecture théorique d’ordinateur quantique utilisant les technologies déjà existantes dans les ordinateurs classiques. Une étape de plus vers ce graal de l'informatique. Dans un ordinateur classique, les bits, les unités d’information, peuvent prendre deux états, symbolisés par les valeurs 0 ou 1. Faire un calcul revient à réaliser une série

d’opérations sur ces bits. Dans les calculateurs quantiques, plus questions de bits, il faut parler de qubits. Les qubits exploitent les propriétés quantiques de la matière et notamment le principe de superposition. De la même façon que le célèbre chat de Schrödinger est à la fois mort et vivant tant que l’on n’a pas ouvert la boîte dans laquelle il se trouve, le qubit est défini comme une superposition des deux états 0 et 1. En exploitant cette propriété, les chercheurs ont conçu des algorithmes quantiques plus performants que leurs équivalents classiques. Mais en pratique, les qubits sont extrêmement fragiles : la moindre perturbation du système peut briser leur état superposé – on parle de décohérence. La

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conception d’ordinateurs quantiques est ainsi très délicate. Face à ce problème, une des approches est d’utiliser un très grand nombre de qubits et de corriger, parmi eux, les erreurs liées à la décohérence. Puis, ensemble, ces qubits, nommés qubits physiques, forment un qubit logique utilisable pour le calcul quantique.

Des qubits physiques aux qubits logiques C’est exactement le principe de l’architecture théorique proposée par l’équipe d’Andrew Dzurak. Dans une couche de silicium, 480 électrons jouent, via leur spin (le moment magnétique intrinsèque, une propriété purement quantique), le rôle de 480 qubits physiques qui forment ensemble un qubit logique. Cette couche quantique est placée dans un champ magnétique afin de pouvoir agir sur le spin des électrons. Un système de transistors, situés dans une couche supérieure, permet de lire et exploiter la valeur des qubits physiques. Cette couche est semblable à celle présente dans les ordinateurs classiques pour


L’ordinateur quantique en kit

© Shutterstock.com/Valery Brozhinsky

CHRISTOPHER MONROE, ROBERT SCHOELKOPF ET MIKHAIL LUKIN

Thema / L'ordinateur quantique


Comment concevoir un ordinateur quantique ? L’une des pistes les plus prometteuses consiste à connecter de nombreux petits réseaux pour les faire travailler ensemble.

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oilà deux décennies que les physiciens tentent d’exploiter les bizarreries du monde quantique microscopique dans l’espoir d’obtenir des avancées majeures en termes de traitement de l’information et de capacités de communication. En mettant à contribution plusieurs caractéristiques de la physique aux plus petites échelles de l’univers, des machines quantiques pourraient rendre triviales des tâches de calcul, de communication et de mesure que l’on pensait auparavant hors de portée. Pour ne citer qu’un exemple, un ordinateur

quantique déchiffrerait des codes jugés indéchiffrables. De même, les machines quantiques stockeraient et communiqueraient de l’information avec une confidentialité garantie par les lois de la physique. Elles simuleraient également des processus chimiques complexes qui seraient autrement incalculables. Les systèmes quantiques renforceraient aussi la précision des horloges les plus précises du monde (les horloges atomiques). Ils pourraient enfin servir de capteurs miniatures suffisamment précis

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pour mesurer les propriétés de systèmes chimiques et biologiques à l’échelle atomique ou moléculaire. Un tel potentiel explique pourquoi des géants de la technologie tels que Google et Intel, plusieurs start-up, des agences gouvernementales… misent gros sur ce domaine. La communauté académique elle aussi est inspirée : pour la seule année 2015, trois revues majeures ont publié plus de 3 000 articles scientifiques mentionnant l’« informatique quantique » ou l’« information quantique ». Le problème est que l’on n’est pas encore parvenu à construire une machine quantique à grande échelle qui tienne cette promesse. Le principal défi est qu’un tel ordinateur doit, par définition, fonctionner dans le domaine quantique. Or pour être utile, nous devrons en construire un qui soit assez grand : il aura alors tendance à obéir aux règles classiques du domaine macroscopique. Pour contourner cet écueil, on peut opter pour une approche modulaire dans laquelle des petites unités quantiques sont connectées de telle façon que leur nature quantique est préservée. Des travaux


ARTUR EKERT, RENATO RENNER

Thema / L'ordinateur quantique

© Shutterstock.com/Alex Mit

La cryptographie quantique, gardien de notre vie privée


Les méthodes de chiffrement actuelles ne sont pas aussi fiables qu’on le pense. Comment alors protéger nos données et nos communications ? Grâce à la cryptographie quantique.

L’

écrivain américain et cryptographe amateur Edgar Allan Poe constatait dans sa nouvelle Le Scarabée d’or (1843) : « On peut affirmer sans ambages que l’ingéniosité humaine ne saurait concocter un code secret que l’ingéniosité humaine ne puisse résoudre. » Dès lors, sommes-nous condamnés à devoir renoncer à la confidentialité de nos communications, quels que soient nos efforts pour protéger notre vie privée ? L’histoire des communications secrètes nous incite à répondre « oui ». De fait, les exemples ne manquent pas pour

illustrer comment les efforts des meilleurs codeurs ont toujours été rattrapés par l’ingéniosité des décrypteurs. La cryptographie quantique, imaginée il y a près de trente ans, pourrait changer le cours de l’histoire. Et l’on se prend à rêver de systèmes de chiffrement fiables.

L’alliée de tous les dangers Par exemple, une méthode de chiffrement très répandue est le système RSA, proposé en 1977. Son principe est fondé sur deux clés, l’une publique et l’autre privée.

Thema / L'ordinateur quantique

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Une personne désirant vous envoyer un message chiffré utilisera votre clé publique, connue de tous. Mais seule la clé privée, que vous seul connaissez, permet d’inverser la procédure pour récupérer le message en clair. Les deux clés ne sont pas arbitraires : la clé publique est un très grand nombre, égal au produit de deux nombres premiers qui constituent la clé privée. Ainsi, une façon d’attaquer le système pour décrypter le message consiste à déterminer les nombres premiers dont est composée la clé publique. Or la factorisation d’un grand nombre est un problème dit difficile, car il requiert beaucoup de calculs qui dépassent les capacités des ordinateurs actuels. Avec le système RSA, vos données sont a priori bien protégées. Cependant, en 1994, le mathématicien Peter Shor, alors aux laboratoires d’AT&TBell, a montré qu’un ordinateur quantique pourrait factoriser de grands nombres assez rapidement. L’algorithme de Shor rendrait ainsi le système RSA obsolète, à condition que l’on parvienne à fabriquer un ordinateur quantique ! Dans quelle mesure cet


SCOTT AARONSON

Dusan Patricic

Les limites du calcul quantique

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Des ordinateurs quantiques seraient incroyablement performants pour accomplir certaines tâches. Mais pour résoudre la plupart des problèmes, ils feraient à peine mieux que les ordinateurs actuels. L’ordinateur ultime n’est pas pour demain !

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«

es ingénieurs de la marque de prêt à porter Haggar développent un “pantalon quantique” », titrait en juin 2001 l’hebdomadaire satirique américain The Onion. « En exploitant une étrange dualité du “pantalon de Schrödinger”, expliquait l’article, ce pantalon non classique constituerait simultanément un vêtement décontracté et une tenue de soirée ». The Onion parodiait sans doute les nombreux articles s’extasiant sur le calcul quantique qui font recette dans la presse de vulgarisation scientifique depuis une dizaine d’années.

Une affirmation récurrente et pourtant erronée est que les ordinateurs quantiques pourraient en théorie venir à bout d’un ensemble de problèmes particulièrement difficiles, les problèmes dits NP-complets – sur lesquels nous reviendrons –, que même les plus puissants ordinateurs existants échouent à résoudre en un temps raisonnable. Le secret de ces performances : une architecture à même de traiter toutes les réponses possibles simultanément. Si nous mettions au point un ordinateur capable de résoudre un problème

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Le voyageur de commerce devient quantique et gagne du temps

Thema / L'ordinateur quantique

Š Shutterstock.com/Robert Adrian Hillman

SEAN BAILLY


Les algorithmes quantiques sont parfois plus performants que leurs homologues classiques. Ce serait le cas pour le problème du voyageur de commerce.

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n problème classique en informatique et en théorie des graphes est celui du voyageur de commerce. Celui-ci doit visiter plusieurs villes dans l’ordre de son choix. Mais comment établir le trajet le plus court ? Avec quelques villes, il est possible de tester tous les scénarios et de sélectionner le meilleur, mais si le nombre d’étapes devient grand, trouver la solution optimale devient extrêmement difficile. Ce type de problème a de nombreuses applications notamment pour optimiser les réseaux de télécommunications, les circuits logistiques, le trajet du bus de

ramassage scolaire, etc. Le défi est donc d’élaborer des algorithmes performants pour trouver une solution satisfaisante, si ce n’est la meilleure. Dominic Moylett, de l’université de Bristol, au Royaume-Uni, et ses collègues proposent d’améliorer l’un des codes les plus performants avec une approche quantique. L’utilisation d’algorithmes quantiques est prometteuse dans de nombreux domaines. L’un des exemples les plus connus est celui de la décomposition de grands nombres en facteurs premiers. Les techniques classiques sont très lentes.

Thema / L'ordinateur quantique

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C’est pour cette raison que le système de cryptographie RSA repose sur ce genre de décomposition. Cependant, l’algorithme de Schor, un algorithme quantique, pourrait exhiber les facteurs premiers recherchés en un temps de calcul drastiquement réduit. Il menacerait ainsi le système RSA… s’il existait des ordinateurs quantiques opérationnels. Dans le cas du voyageur de commerce, un algorithme quantique peut-il être performant ? Ce problème a connu de nombreux progrès ces dernières années, même en se limitant à des algorithmes classiques. Évidemment, la force brute, essayer toutes les solutions possibles, n’est pas très efficace et prend du temps, de l’ordre de n ! où n est le nombre de villes à visiter. Ainsi, si n devient grand, le temps de calcul devient gigantesque. Pour cette raison, le problème du voyageur de commerce est qualifié de NP-difficile, car le temps de résolution évolue à un rythme supérieur à celui d’un polynôme en fonction du nombre de villes à visiter. Néanmoins, il est possible d’améliorer ce résultat. En 1962, le mathématicien américain


La première simulation quantique d’un problème de physique des particules

Thema / L'ordinateur quantique

IQOQI/Harald Ritsch

SEAN BAILLY


Un ordinateur quantique a été utilisé pour décrire le phénomène d’apparition d’une paire particule-antiparticule dans le vide.

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n 1982, le physicien américain Richard Feynman soulignait la difficulté d’étudier la nature : « La nature n’est pas classique, et si vous voulez simuler la nature, il faudra bien utiliser la mécanique quantique, et je vous assure que c’est un problème merveilleux, car il a l’air loin d’être simple. » Le génial visionnaire suggérait ainsi d’utiliser des systèmes quantiques, plus simples et contrôlables, pour en étudier d’autres. Depuis cette époque, les simulateurs quantiques ont connu de nombreux progrès mais pour la première fois, une équipe de physiciens de l’université

d’Innsbrück, en Autriche, a utilisé un « ordinateur quantique » composé de seulement quatre ions de calcium pour simuler un processus intervenant dans la physique des particules de haute énergie, à savoir la création de paires particule-antiparticule. De nombreux projets de simulateurs quantiques ont été réalisés dans des dispositifs de physique de la matière condensée. Mais le cas de la physique des particules de haute énergie, décrite par le modèle standard élaboré dans les années 19601970, présente une difficulté supplémentaire. Ce modèle est fondé sur des théories

Thema / L'ordinateur quantique

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dites de jauge, qui imposent de fortes contraintes sur la réalisation d’un simulateur quantique. La réalisation de ces simulateurs est un défi, mais ils pourraient être très utiles pour étudier le modèle standard. Ces dernières décennies, celui-ci a été testé avec succès, notamment avec la découverte de particules prévues par la théorie, comme le boson de Higgs, dont l’existence a été confirmée en 2012 grâce au LHC. Cependant, de nombreux aspects de la théorie restent à explorer. Or certains calculs sont trop complexes pour être menés sur des ordinateurs classiques et les expériences au LHC ne peuvent pas répondre à toutes les questions. Mais pourquoi certains calculs sontils complexes dans le modèle standard ? Au cœur de ce dernier se trouvent des « théories de jauges ». L’électrodynamique quantique (QED), la plus simple, décrit l’électromagnétisme dans un cadre quantique, tandis que la chromodynamique quantique (QCD) décrit l’interaction forte, qui lie entre eux les quarks, constituant les protons et les neutrons, via des particules


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