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ANALYSE
BIDEN, LA GAUCHE OÙ ON NE L’ATTENDAIT PAS
Contre toute probabilité, le nouveau président des États-Unis a imposé des mesures sociales et économiques en rupture avec les doctrines néolibérales. Un vieux briscard de l’establishment démocrate peut-il inspirer les gauches européennes ?
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analyse de gildas le dem
Le 23 avril 2021, lors d’une intervention sur YouTube, et alors que les États-Unis semblent déjà sortir de la crise sanitaire, Alexandria Ocasio-Cortez loue le président Biden et son administration d’avoir, en cent jours, «dépassé les espérances que les progressistes pouvaient nourrir». Cette déclaration de l’une des jeunes leaders, au côté de Bernie Sanders, de l’aile gauche du Parti démocrate a pu surprendre autant que les prises de position du nouveau président. Il faut dire que, durant ses premiers cent jours au pouvoir, Joe Biden a fait sensation en annonçant un plan de relance de 2300 milliards de dollars, en affectant une allocation supplémentaire de 400 dollars par semaine aux chômeurs et en accordant une allocation de 1400 dollars par mois à chaque foyer américain. Il faut, pour être honnête, préciser que face à l’ampleur d’une crise économique sans précédent depuis les années 1930, Donald Trump était parvenu à imposer une allocation de 2000 dollars aux parlementaires républicains… qui ont en revanche refusé d’accorder ce même montant à l’administration Biden. Joe Biden a également annoncé son refus de nouveaux traités de libre-échange, dont les négociations s’étaient multipliées sous les administrations Clinton et Obama. Le président exauce en cela la volonté des travailleurs de l’industrie américaine, et notamment des électeurs du Midwest, qui avaient été incités par les ravages de ces accords commerciaux à voter pour Donald Trump en 2016. Mais il rompt franchement avec son prédécesseur en réintégrant les accords de Paris sur l’environnement, en interrompant des projets de création de pipelines et de gazoducs. Idem en annonçant son souhait de porter le taux d’impôt sur les sociétés à 28%, de lutter contre l’évasion fiscale et d’instaurer une taxe mondiale sur les plus-values des grandes multinationales.
LE GLAS DES REAGANOMICS Acmé de ces annonces, le 27 avril, Biden porte par décret à quinze dollars le salaire minimum pour les travailleurs liés à l’administration fédérale (un salaire plafonné, jusque-là, à tout juste plus de dix dollars). Enfin, le 29 avril, dans une annonce devant le Congrès au retentissement mondial, Joe Biden déclare, sur un ton tranquille et assuré: «La théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné.» Lapidaire, le propos désavoue quarante années de reaganomics. Inaugurées par l’administration Reagan et poursuivies par ses successeurs républicains George Bush puis George W. Bush, ces politiques économiques néolibérales n’ont jamais réellement été re-
mises en cause par les administrations démocrates Clinton et Obama – en dépit même de la crise de 2008. De telles inspirations économiques, si influentes en raison du rôle central des États-Unis dans une économie-monde globalisée et de l’impulsion donnée par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, ont dominé les discours économiques de gauche comme de droite de tous les acteurs mondiaux. Elles ont aussi subverti le consensus social-démocrate bâti au sortir de la seconde guerre mondiale autour du rôle central de l’État-providence et de son intervention dans l’économie. Cette prise de position sans appel de Joe Biden renvoie ainsi au passé, par exemple, le discours macroniste sur les «premiers de cordée». Et Emmanuel Macron, qui avait fondé son entrée en politique et son élection sur la «modernité», la «libération des énergies individuelles» ou la mondialisation néolibérale heureuse, qui avait joué de son image d’homme nouveau et réformateur, apparaît soudain comme biologiquement jeune, mais intellectuellement et politiquement dépassé. Comment comprendre, dès lors, que Joe Biden, soixante-dix-huit ans, homme de l’establishment démocrate s’il en est, a pu ainsi faire sensation et insuffler un vent de fraîcheur intellectuelle et politique?
CHANGEMENT D’AILE Joe Biden est en effet celui qui, en 1973, devient dans le Delaware le plus jeune sénateur démocrate et se situe sans conteste à l’aile droite de son parti. Il vote, entre autres exemples, des dispositions ségrégationnistes dans le domaine scolaire (1975). Il se comporte de manière outrageusement sexiste lors de l’audition d’Anita Hill devant le sénat américain qui opposait cette dernière à Clarence Thomas, futur juge à la Cour suprême accusé de harcèlement sexuel à l’encontre de la jeune femme (1996). Et, après avoir voté en 1986 le Tax Reform Act – une réforme de l’impôt sur le
revenu voulue par l’administration Reagan –, il se met sans sourciller dans les pas du tournant néolibéral de son parti acté par la présidence Clinton. Il devient enfin le vice-président de Barack Obama, qui l’adoube en 2020, puis organise de main de maître sa victoire contre Bernie Sanders dans la primaire démocrate, à l’issue du Super Tuesday: tous les candidats démocrates de l’establishment se rallient à lui, alors qu’Elizabeth Warren se refuse, contre toute logique, à soutenir Bernie Sanders. Tout semblait donc concourir à ce que Joe Biden se comporte comme ses prédécesseurs Bill Clinton et Barack Obama, et que, comme eux, il renforce le consensus néolibéral. D’autant que, élu sur les ruines des années Trump, il semblait vouloir prioritairement réconcilier une nation déchirée, et assez logiquement plaider en faveur d’un nouveau consensus au centre.
« PRÉSIDENT ANTI-BUSINESS » Il est permis, pour expliquer ce revirement, de prendre en compte différents aspects personnels et psychologiques. En raison de son âge, Joe Biden peut difficilement envisager de se présenter pour un second mandat. Il lui faut donc aller vite et fort pour imprimer sa marque dans l’histoire. L’homme, sans doute opportuniste, mais également chaleureux, entretient des rapports de sympathie avec tous les leaders démocrates. En premier lieu avec Bernie Sanders, à qui il exprime des marques d’amitié et un soutien public lors des tentatives de dénigrement médiatique menées, notamment, par Hillary Clinton lors de la primaire de 2020 («Personne ne l’aime» , avait-elle asséné). Durant la campagne, Biden accorde à Bernie Sanders et à ses soutiens la création d’un comité de liaison programmatique dans lequel entrera, par exemple, Alexandria Ocasio-Cortez. Mais ces dispositions personnelles n’expliquent rien des raisons politiques pour lesquelles Biden est enclin à opérer une forme de rupture avec ses prédéces-
seurs. Pour cela, il faut plutôt revenir aux résultats des élections présidentielles et législatives. S’il a sans conteste remporté ce qu’on appelle le «vote populaire», une fraction des classes populaires désespérées et désorientées par la conversion néolibérale des démocrates est restée attachée à Donald Trump. Cela a pu conduire à des résultats électoraux paradoxaux, comme ceux de la Floride, où les électeurs se prononçaient à la fois pour Trump et pour Medicare For All, un projet d’assurance-maladie universel et radical, notamment porté par Bernie Sanders. D’autre part, les élections intermédiaires de janvier 2021 en Géorgie ont marqué les esprits des leaders démocrates, ou du moins de l’aile gauche du parti et de l’administration Biden: avec le triomphe de Jon Ossof et de Raphael Warnock dans un état réputé conservateur, les démocrates ont obtenu une courte et précieuse majorité de deux sièges au Sénat. Or cette victoire est le fruit d’une campagne de terrain menée dans la durée par l’activiste Stacey Abrams autour de la revendication d’un salaire minimum à quinze dollars. En honorant cette promesse, Biden tient compte du poids décisif des représentants de son aile gauche dans sa victoire, et surtout de leurs revendications. C’est une première rupture avec l’ère Obama. Depuis 2008, la gauche américaine a dépassé l’illusion citoyenniste d’Occupy Wall Street. Elle veut désormais accéder au pouvoir, ou a minima peser sur lui, en s’organisant politiquement autour de demandes populaires à la fois audibles et radicales. L’administration Biden, en se mettant à l’écoute de ces demandes et en les satisfaisant plus ou moins, espère une synergie politique susceptible d’entamer le consensus au centre qui légitimait le consensus néolibéral. Cette entame d’une politique au centre rompt également avec la tradition américaine d’une politique bipartisane, derrière laquelle les présidences Clinton et Obama avaient camouflé leurs pro-
Depuis 2008, la gauche américaine a dépassé l’illusion citoyenniste d’Occupy Wall Street. Elle veut accéder au pouvoir en s’organisant autour de demandes populaires à la fois audibles et radicales.
grammes économiques néolibéraux et leur volonté de rallier les votes et la bienveillance des républicains. Le très vénérable et conservateur Wall Street Journal s’en est d’ailleurs inquiété, déplorant que l’administration Biden négligeât les fondements du «consensus bipartisan» qui dominait jusqu’ici la politique américaine. Consensus qui supposait que «le secteur public soit intrinsèquement moins efficace que le secteur privé et que les bureaucrates s’en remettent au marché». Joe Biden serait ainsi «le président le plus anti-business depuis Franklin Delano Roosevelt. Son administration ferait avancer un agenda Bernie Sanders – Elizabeth Warren qui étendrait de manière considérable le contrôle du gouvernement sur les affaires et l’économie» .
EN FINIR AVEC LE CONSENSUS BIPARTISAN Tout se passe donc comme si, contrairement à son prédécesseur, Joe Biden semblait disposé à prendre au sérieux son aile gauche et l’électorat populaire. Comme s’il semblait avoir pris la mesure, après les années Trump, d’une radicalisation de la base et des représentants républicains ainsi que des fondés de pouvoir de Wall Street. Il sait qu’il n’y a rien à attendre, au moins jusqu’au midterms, des représentants républicains. Ces derniers, en refusant de se prononcer en faveur de la création d’une commission d’enquête sur la prise d’assaut du Capitole, le 6 janvier, ont signifié que les avatars du trumpisme pèseraient autant sur les décisions du nouveau gouvernement que les évangélistes sous Clinton ou le Tea Party sous Obama. Joe Biden fait tout simplement de la politique, et de la bonne politique. Il renoue avec une démarche fondée sur une forme de conflictualité partisane, là où ses prédécesseurs démocrates avaient non seulement cédé aux intimidations d’un Parti républicain fanatisé, mais aus-
Biden renoue avec une démarche fondée sur la conflictualité partisane, là où ses prédécesseurs démocrates avaient cédé aux intimidations d’un Parti républicain fanatisé.
si contribué à renforcer et radicaliser ce dernier de mandats en mandats et, de renoncements en renoncements, à affaiblir la gauche. Pour comprendre les dispositions politiques de Biden en ce début de mandat, il convient d’examiner de quelles équipes et personnalités le nouveau président américain s’est entouré. Les rapports politiques d’un dirigeant avec le cercle de ses conseillers et la composition de celui-ci préfigurent souvent sa manière de gouverner et son rapport aux demandes populaires. C’est Joel Wertheimer qui, pour le Guardian, en a donné la meilleure description. Dans une tribune qui constitue, en filigrane, la première autocritique publique d’un ancien membre de l’équipe d’Obama, l’ancien consultant fait en effet remarquer que les membres de l’administration Biden sont issus, pour partie, des staffs de campagne de Bernie Sanders et d’Elizabeth Warren. En outre, ces conseillers sont dans leur ensemble plus jeunes, ce qui signifie qu’ils ont été socialisés et éveillés à la politique après la crise de 2008. Aussi seraient-ils, selon Joel Wertheimer, plus sensibles aux souffrances des Américains moyens, ayant eux-mêmes dû revoir leurs espérances sociales et économiques à la baisse, et parfois vu leurs proches sombrer dans la pauvreté ou la précarité. Ces conseillers, qui n’ont jamais connu qu’un Parti républicain trumpisé, seraient conscients de la nécessité d’en finir avec toute forme de consensus bipartisan, mais également avec les injonctions des faiseurs d’opinion qui, dans les grands journaux ou sur les plateaux de télévision des médias mainstream, rappellent à l’ordre quiconque manifeste une volonté de briser le consensus néolibéral.
LE RISQUE D’UNE RÉDUCTION DE VOILURE Pour autant, tout ceci fait-il de Joe Biden et de son administration, comme on a pu le dire imprudemment, les héritiers de Roosevelt et de son New Deal, ou même de l’administration Johnson et de sa promotion des droits civiques? Non, bien entendu. Joe Biden ne dispose en effet ni d’une majorité démocrate à sa main ni, comme Roosevelt ou Johnson, d’une dynamique sociale et politique comparable. Si les mouvements de grève et les mouvements sociaux comme Black Lives Matter ou le Sunrise Mouvement se sont incontestablement multipliés et intensifiés ces dernières années, ils n’ont ni l’ampleur, ni encore l’ancrage profond des mobilisations pour les droits civiques des années 1960. Et malgré l’appui de Bernie Sanders, les travailleurs d’Amazon ont échoué à créer un syndicat à même de contrecarrer la politique salariale de la
multinationale numérique dirigée d’une main de fer par le multimilliardaire Jeff Bezos. Du côté des parlementaires, certains sénateurs démocrates issus d’États conservateurs ou élus à la faveur de la vague anti-Trump (avec à leur tête Joe Machin et Kyrsten Sinema) bloquent toute initiative permettant de dépasser le consensus bipartisan, et rognent des législations économiques déjà sous-dimensionnées au regard de ce que représentait le New Deal de Roosevelt, ou de ce qu’auraient pu représenter des mesures radicales comme Medicare For All ou le Green New Deal porté par Alexandria Ocasio-Cortez et le sénateur Ed Markey. Ainsi, le plan d’investissements et de relance écologique de l’administration Biden pourrait être ramené de 2300 à 928 milliards de dollars. Cette réduction de voilure affecterait sans doute les mesures concernant les infrastructures, dans lesquelles le plan Biden avait prévu d’inclure les transports et les bâtiments publics, mais également – inflexion politique majeure – la santé et l’enseignement. Le taux de prélèvement global sur les multinationales pourrait être abaissé à 15%. On peine également à discerner une rupture avec les options migratoires d’Obama et de Trump, pas plus qu’une démarche convaincante sur la détention d’armes et les politiques carcérales qui affectent les communautés noires et latinos. Enfin, et ce n’est hélas pas une surprise, on n’aperçoit aucun changement substantiel en matière de politique étrangère, qu’il s’agisse de la question israélo-palestinienne ou des rapports avec Puerto Rico, Cuba et l’Amérique du Sud en général. Bref, si les gauches européennes ont raison de considérer l’administration Biden comme un «point d’appui», c’est au sens d’un point de départ, non d’un point d’arrivée.
Plus jeunes, les conseillers de Biden seraient plus sensibles aux souffrances des Américains, ayant eux-mêmes dû revoir leurs espérances à la baisse et parfois vu leurs proches sombrer dans la précarité.
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