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ENQUÊTE

ENQUÊTE

WOKE

WOKE

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Être ou ne pas être woke, telle est vraiment la question? Assurément non. Le concept, dont on peut aller chercher l’origine dans des organisations américaines proches d’Abraham Lincoln, regroupées dans leur fervente opposition à l’esclavage, a ressurgi avec la naissance à partir de 2014 de Black Lives Matter, mouvement politique et social de protestation contre la violence raciste de la police. Woke renvoie ainsi à la prise en compte et à la pleine conscience des enjeux sociaux, sociétaux et raciaux, en particulier dans le cadre des mobilisations liées aux questions de justice sociale et d’égalité raciale. En réalité, dans son usage courant, le wokisme n’est pas tant une revendication qu’une insulte des conservateurs pour moquer celles et ceux qui accorderaient trop d’importance aux questions d’identité, moteurs pourtant puissants de nombreuses luttes contemporaines. Pour ceux-là, les woke sont les promoteurs diligents de la cancel culture, une forme de censure dont seraient victimes certains réactionnaires. Une censure qui ne repose pourtant sur aucune réalité factuelle. Et si l’usage du mot woke était jusqu’à récemment circonscrit aux États-Unis, la droite conservatrice française l’a rapidement adopté en France. Comme quoi, si les luttes s’inspirent mutuellement de part et d’autre de l’Atlantique, elles n’échappent pas non plus à l’attention des réacs.

 pablo pillaud-vivien

L’ÈRE DU BRUIT

Manipulation, confusion, polarisation, radicalisation… le débat public dégénère et entraîne la démocratie par le fond. Même la science en perd la raison. Comment enrayer la fragmentation et reconstruire des espaces politiques communs ?

SOMMAIRE DU DOSSIER

En plongeant l'humanité dans une situation incertaine et angoissante, la pandémie a exacerbé les ressentis, divisé les opinions et noyé la vérité dans les certitudes personnelles (p. 43). Alors que l'épidémie offrait une chance d'éclairer la décision politique par l'expertise scientifique, les pouvoirs ont préféré se faire leur propre religion, au prix d'erreurs tragiques que déplore le journaliste spécialisé Sylvestre Huet (p. 46). Face aux défis sanitaires et environnementaux, les industriels, eux, produisent et font répandre par leurs alliés une fausse science pour brouiller les débats et protéger leurs intérêts (p. 52). Démissionnaires face à la toute-puissance des plateformes, les pouvoirs publics laissent les réseaux sociaux devenir des champs de bataille, expliquent Guillemette Faure et Thomas Huchon (p. 62). Le sociologue Michel Wieworka déplore la casse intellectuelle organisée par des médias qui alimentent ainsi la droitisation générale (p. 68), tandis que Jean Birnbaum plaide pour le retour de la mesure et de la nuance (p. 73). Plus optimiste, l'anthropologue Alain Bertho veut voir dans les luttes contemporaines les signes d'une revanche de la délibération citoyenne face à une démocratie représentative exsangue (p. 77).

L'ÉMOTION, LA VÉRITÉ, LA DÉMOCRATIE

Les controverses et les antagonismes que l'épidémie a suscités, la défiance envers le discours scientifique ont illustré la difficulté croissante à faire pensée commune quand chacun se barricade dans ses certitudes.

Au commencement était l’émotion. Structurée par des expériences socialement construites, elle trouve ses fondements et ses causes dans les matérialités des réalités individuelles pour se transformer en joie, en colère, en espoir ou en ressentiment. C’est alors que, dans le verbe et les imaginaires partagés, s’élaborent collectivement des raisonnements qui, d’intuitifs, peuvent devenir politiques. L’enjeu démocratique est alors de créer des espaces communs pour que, dans ces troubles qui deviennent des convictions, puissent demeurer des passerelles et du conflit rationnel et maîtrisé.

DÉBAT SCIENTIFIQUE, DÉBAT PUBLIC Seulement, le périmètre du «débat public» est particulièrement mouvant selon que l’on se place du point de vue des institutions publiques ou privées (Parlement, associations, syndicats, médias traditionnels) ou des individus (famille, lieux de vie). À tous ceux-là, il faut ajouter les réseaux sociaux qui sont venus, depuis quelques années, compliquer davantage la fragile et lente construction démocratique de nos sociétés. D’autant qu’en parallèle, dans un dialogue permanent, parfois autoritaire et surplombant, parfois plus horizontal et constructif, s’est élaborée la délicate architecture du débat scientifique. Avec ses codes et ses usages, ses révolutions et ses oukases, ce débat s’est construit autour de techniques et de savoirs, d’allers-retours entre le monde des universités et celui des spécialistes. La pandémie du Covid-19 en a parfaitement montré les puissances et les limites. D’un côté, jamais les spécialistes d’un sujet n’ont autant été mis en avant, les médecins ayant constamment occupé les plateaux télé ou radio et les colonnes des journaux imprimés ou numériques. D’un autre côté, s’est constitué et affirmé un «alter-savoir», souvent en complète contradiction avec celui des spécialistes: il a notamment fait florès dans les familles, les cercles amicaux et

dans les groupes Facebook. Constitué en réaction aux propositions des spécialistes, il s’est souvent affranchi des règles de la démonstration et du raisonnement qui fondent la science. Pire: dans une logique éminemment délétère, les médias sociaux comme traditionnels ont organisé un dialogue quasiment à égalité entre ces deux pôles, entre des chercheurs en épidémiologie et des nonspécialistes, dans la même arène. Certains scientifiques, aux premiers rangs desquels le professeur Didier Raoult ou l’épidémiologiste Martin Blachier, ont été jusqu’à confondre leur propre gloriole et la rigueur incombant aux disciplines qu’ils représentent. Pour autant, il ne faut pas dissocier le débat scientifique et le débat public, ni considérer une relation hiérarchique entre eux. Au contraire, leur interpénétration et l’organisation de leur dialogue sont la clef d’une saine société. Mais aujourd’hui, des collectifs de pensée s’organisent autour de poches de vérité, toutes étrangères les unes aux autres, mais toutes bardées de certitudes. Paradoxe: le niveau d’éducation et de culture des Français n’a jamais été aussi élevé et pourtant, les bases de notre vivreensemble semblent particulièrement fragiles. C’est que, hélas, les savoirs – ou les prétendus savoirs – ont rendu les femmes et les hommes fats: chacun assoit sa vision du monde sur des intuitions ou des convictions qui refusent le doute. Dans le concert tonitruant de nos médiations cannibales, n’arrivent à surnager que les cris les plus déterminés, pas les questionnements et les nuances.

DÉSIR DE SAVOIR, DÉSIR DE PUISSANCE Le fantasme tout autant que la réalité de la démocratie dont beaucoup de sociétés occidentales s’enorgueillissent est le suivant: c’est collectivement que nous pouvons prendre les décisions pour nous tous. Les acquis de la démocratie représentative ou du suffrage universel en sont de beaux exemples, les revendications comme la révocation des élus ou le référendum d’initiative citoyenne des prolongements intéressants. Seulement, deux éléments sont trop souvent oubliés. Le premier est que la démocratie n’est pas qu’une histoire de vote. C’est un échafaudage patiemment construit sur un environnement qui va d'un tissu associatif dense à des syndicats puissants en passant par des médias indépendants et un niveau d’éducation suffisant. Le second a trait à la notion de spécialités: on confond trop souvent contrôle citoyen et contrôle par les pairs. Qui, à part un autre cardiologue, peut vraiment juger du travail d’un cardiologue? Pour autant, un champ doit aussi nécessairement laisser entrer des personnalités extérieures,

sous peine de se rabougrir et de réduire ses possibilités d’action. Cela rappelle la nécessité de rapports de force, les plus apaisés possible, pour assurer le juste équilibre des directions que nos collectifs peuvent prendre. Et l’émotion, qui était le point de départ dans tout cela? Elle peine à trouver sa place théorique – car, dans les faits, c’est souvent elle qui domine tout l’espace public et, dans le pire des cas, elle est utilisée à des fins tactiques pour asseoir des hégémonies ou des pouvoirs alors qu’elle devrait résider au cœur de tous nos raisonnements. Les sciences, aussi dures soient-elles, ne sont pas des objets froids: elles résonnent avec nos intimités et nos désirs. Désir de puissance, désir d’être rassuré sont les mobiles principaux de notre envie de savoir ce qui se passe à la surface du soleil, de connaître la façon dont se transmet le Covid-19, la manière dont les êtres humains interagissent entre eux dans les métropoles ou la généalogie historique du concept de République. Et la vérité? Certains s’y accrochent désespérément – ou plutôt s’inscrivent dans une logique liée à sa recherche perpétuelle. Mais la vérité, en démocratie, n’est pas une vérité de même nature que celles de la science. Elle est éminemment historique, donc mobile. Elle ne peut être que dialectique, c’est-à-dire le fruit politique de luttes de pouvoirs et de rapports de force. Le comprendre, c’est déjà avoir en mains une partie de la résolution du problème. Le mettre en pratique, c’est-à-dire s’atteler à l’organisation de réseaux d’éducation populaire où les savoirs seraient transmis autant que critiqués, c’est s’assurer une société plus pacifique. Mais surtout, il faut lui donner un sens: car il n’existe de causes ou d’hypothèses qui ne puissent exister sans conséquences voire sans objectifs. C’est le projet commun émancipateur, débattu et remis en question systématiquement, qui sera seul en mesure de consolider les bases d’une entente commune, à quelque échelle que ce soit.

Le niveau d’éducation et de culture des Français n’a jamais été aussi élevé et pourtant, les bases de notre vivreensemble semblent particulièrement fragiles.

 pablo pillaud-vivien

COVID : LE POUVOIR SOURD À LA SCIENCE

Les succès éclatants de la recherche sur le coronavirus ont été compromis par des gouvernants incapables de s'appuyer sur l'expertise scientifique pour lutter efficacement contre l'épidémie.

La crise sanitaire a souligné la nécessaire mobilisation des scientifiques pour conseiller les pouvoirs publics et les citoyens quant aux actions à conduire. L’échec de la plupart des gouvernement européens, dont celui d’Emmanuel Macron en France, pour gérer «au mieux» la menace du Sars-Cov-2 a également montré que cette mobilisation de l’expertise peut faillir. Que déduire du rapport de nos gouvernants à l’expertise scientifique? Ont-ils su la respecter, la mettre en place et prendre sans hésiter les décisions recommandées? Emmanuel Macron a fait répandre par ses conseillers et ministres l'idée qu'il lisait la littérature scientifique sur le coronavirus et l'épidémie, et qu'il était capable d'une réflexion personnelle susceptible d'être opposée à celle des médecins, virologues et épidémiologistes. Par exemple pour repousser la date d'un confinement. Les dirigeants chinois, vietnamiens, coréens, néo-zélandais ou australiens n'ont pour leur part jamais prétendu à cette expertise personnelle. Modestement, ils se sont contentés d'écouter leurs experts. On peut juger aux résultats. La date même de la mise en place du conseil scientifique Covid-19, présidé

par Jean-François Delfraissy, sonne comme une condamnation de la procrastination gouvernementale: le 10 mars 2020. Deux mois après la décision du Vietnam de surveiller toute entrée à ses frontières, et de les fermer si besoin. Deux mois moins six jours après la publication par le Vietnam de son plan de lutte anti-coronavirus. Fin janvier, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, déclarait encore que le virus n'arriverait probablement pas en France... alors qu'il avait déjà tué en Italie, et alors que l'OMS, le 30 janvier 2020, avait jugé «élevé» le risque de pandémie au niveau mondial. Durant deux mois, Emmanuel Macron et le gouvernement ont donc considéré qu'ils n'avaient pas besoin d'organiser une expertise scientifique spécifique pour être conseillé, alors que le nombre de morts grimpait déjà en Italie, avec 827 décès le 11 mars 2020 pour plus de 12000 cas confirmés – un chiffre très en dessous de la réalité.

«UNE ERREUR IMPARDONNABLE» La mise en place tardive de ce conseil s'est faite dans la précipitation, au point que dès son premier avis, publié le 12 mars (deux jours après sa désignation), il doit constater qu'il est trop tard pour la stratégie «détecter, tracer, isoler». Il avertit que laisser se propager le virus dans 50% de la population causerait «des centaines de milliers de morts» – un chiffre confirmé par la suite: un peu moins de 20% des Français ont contracté le virus, 100000 en sont morts. Il n'y a donc plus d'autre solution qu'un premier confinement, dont le conseil scientifique prévient que son relâchement se traduira par une deuxième vague épidémique. Cette manière critique d'apprécier le rapport à l'expertise scientifique du gouvernement est-elle exagérée, guidée par une opposition politique à celui-ci? Reportons-nous à l'opinion du Britannique Samuel Horton, rédacteur en chef de la revue scientifique médicale internatio-

Lexique

Anses: Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation de l'environnement et du travail.

APHP: Assistance publiqueHôpitaux de Paris.

ASN: Autorité de sûreté nucléaire.

CNRS: Centre national de la recherche scientifique.

Inserm: Institut national de la santé et de la recherche médicale.

IRSN: Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. 

nale The Lancet, qui s'exprimait dans Le Monde du 26 juin 2020: «Nous avons publié à la fin du mois de janvier cinq articles qui décrivaient parfaitement cette nouvelle maladie pour laquelle il n’y avait ni traitement ni vaccin, qui présentait une assez forte mortalité, et qui se transmettait entre humains. Pour reprendre les mots de Gabriel Leung (université de Hongkong), “ce mode de transmission indiquait une forte probabilité de pandémie mondiale”. On savait tout cela le 31 janvier. La veille, l’Organisation mondiale de la santé avait déclaré une urgence de santé publique de portée internationale. Et, pendant les six semaines qui ont suivi, la plupart des pays occidentaux n’ont absolument rien fait. C’est une erreur impardonnable.» Et Samuel Horton d'avouer son incompréhension face à l'inaction des chefs d'État français, italien, britannique et étatsunien: «Les preuves étaient très claires, dès fin janvier. Donc je pense que les politiciens vont devoir s’expliquer.» Le retard dans l'organisation d'une expertise scientifique sur le Sars-Cov-2, qui a directement déterminé le retard de l'action publique, met en cause le pouvoir politique et les directions des institutions scientifiques où travaillent les experts disponibles. Il revenait au pouvoir politique de prendre conscience de son déficit de savoirs, et donc de la nécesÀ trop choisir des personnalités pour leur proximité politique avec le pouvoir, les gouvernements affaiblissent l'autonomie dont les institutions et l'activité scientifiques ont besoin.

sité d'organiser un collectif susceptible de le combler. En pareil cas, soit un tel collectif existe de manière permanente – par exemple l'Anses, ou le duo IRSNASN concernant la sûreté nucléaire et la radioprotection. Soit il faut le constituer ad hoc pour un sujet émergent ou temporaire. Mais il ne semble pas que les directions de l'Inserm ou de l'Institut des sciences de la vie au CNRS, l'Institut Pasteur, la direction de l'APHP aient pris l'initiative, en janvier et février 2020, de s'adresser au gouvernement pour souligner la nécessité de mobiliser en urgence une telle expertise.

Difficile de faire plus efficace qu'Emmanuel Macron pour miner la confiance envers le conseil scientifique qu'il avait lui-même mis en place.

Cette défaillance pose le problème de la nomination de ces directions. À trop choisir des personnalités pour leur proximité politique avec le pouvoir, les gouvernements affaiblissent l'autonomie relative vis à vis d'eux-mêmes dont ces institutions et l'activité scientifique ont besoin pour se déployer. Nommer des dirigeants capables de rudoyer le pouvoir politique – parce qu'ils en ont le caractère et la légitimité scientifique personnelle – s'avère plutôt une précaution qu'un risque lorsqu'on considère ce retard à réagir face à l'urgence.

SCIENCE ET CONFIANCE Ce retard dans la mise en place d'une expertise fiable et les errements du gouvernement au début de la crise sanitaire («Les masques ne servent à rien…») ont pesé sur la capacité de la société et des citoyens à utiliser cette expertise. Le conseil scientifique, malgré les incertitudes et sa composition décidée à la hâte, a dans l'ensemble correctement fait son travail. C'est en refusant de l'écouter qu'Emmanuel Macron a pris des décisions qui ont élevé le niveau de la troisième vague épidémique. Dans le même temps, des médias, des citoyens, des responsables politiques de tous partis se sont trop souvent tournés vers d'autres sources. Avec un résultat désastreux, lorsque ces sources se sont révélées totalement frelatées, à l'image des Didier Raoult, Christian Peronne et consorts. En synergie avec les chaînes d'information continue et des centaines de milliers de citoyens sur les réseaux sociaux numériques, les propagateurs de fausses nouvelles ont fait une œuvre dévastatrice. Encore aujourd'hui, des millions de Français font confiance à celui qui avait prédit qu'il y aurait «moins de morts que par accident de trottinettes» , que «ce [serait] l'infection respiratoire la plus facile à traiter avec la chloroquine», que «la deuxième vague [était] une fantaisie», que «l'épidémie [allait] s'arrêter avec l'été» et autres raoulteries. Mais qui est allé parader devant les caméras de télévision au côté de la star marseillaise de BFM, le 9 avril 2020?

Le président Emmanuel Macron. Difficile de faire plus efficace pour miner la confiance envers le conseil scientifique qu'il avait lui-même mis en place. Or, en légitimant et en favorisant des comportements à risque, ces fausses nouvelles ont augmenté le nombre de morts. Les sociologues s'interrogent déjà sur les évolutions que cette crise va provoquer dans les relations que les citoyens entretiennent avec la science et les technologies. Positives, négatives? Il est trop tôt pour le savoir. Mais le paradoxe est éclatant. Jamais, dans l'histoire de la médecine et de la santé publique, la science n'avait été aussi rapide, efficace, décisive. Le séquençage du génome du virus était disponible dès le 11 janvier 2020, découvert et publié par les biologistes chinois. Dès février, les épidémiologistes, pour la première fois dans l'histoire des pandémies virales, pouvaient en modéliser l'impact avec une précision suffisante pour calibrer les réponses sanitaires. La recherche vaccinale se mit alors en mouvement, avec plusieurs vaccins – notamment ceux utilisant pour la première fois la technologie de l'ARN messager – disponibles en un temps record. Pour l'instant, seule la recherche de traitements efficaces a échoué. Cet épisode restera dans l'histoire de la médecine comme celui d'un succès phénoménal, sans précédent par sa rapidité. Il faudra un gros coup de chance du virus pour que ses variants échappent aux vaccins existants ou en développement. Cet épisode aurait donc pu être une démonstration de bonne utilisation de la science et de son expertise par les pouvoirs publics de tous pays. Un grand moment de vulgarisation de la méthode scientifique en direction du grand public. Un moment d'humilité des gouvernants, reconnaissant qu'ils ne peuvent utiliser la science en s'appuyant sur leur seule réflexion personnelle. Nous en sommes restés vraiment très loin.

Le paradoxe est éclatant. Jamais, dans l'histoire de la médecine et de la santé publique, la science n'avait été aussi rapide, efficace, décisive.

 sylvestre huet

LES INDUSTRIELS À CONTRE-SCIENCE

En mobilisant une légion de défenseurs de la raison et de la « bonne science », les industries et leurs officines parviennent à obscurcir le débat public sur les questions de santé et d'environnement.

Qui aurait envie de se retrouver aux côtés des anti-vaccins, des partisans de la Terre plate, des conspirationnistes et autres obscurantistes contemporains? Pas nous, évidemment. Prenons garde, tout de même: ceux qui flattent notre fibre cartésienne en agitant de tels repoussoirs ont souvent l'intention de nous rallier à leur propre camp. Moins celui de la «vraie science» qu'ils invoquent que celui d'une science instrumentalisée au profit des industriels de la chimie, de l'agrochimie, des biotechnologies, de l'agroalimentaire, des énergies fossiles ou du nucléaire. Eux, ce sont les «pseudo-rationalistes», tels que les baptise le physicien Bruno Andreotti dans un article de la revue Zilsel, ou encore les «gardiens de la raison», selon le titre l'ouvrage publié l'an dernier par Stéphane Foucart, Stéphane Horel (tous deux journalistes au Monde) et Sylvain Laurens (sociologue). «Les arguments de l'industrie étaient parés des atours de la science, ils sont maintenant dissimulés derrière une défense de la science comme bien commun» , s'alarment ces derniers. Selon eux, «une grande bataille pour le contrôle de l'information scientifique est bel et bien en cours». Une bataille entamée dans les milieux industriels et les cercles néoconservateurs américains, dont nos militants pro-science ne sont que les petits soldats.

L'ENNEMIE, C'EST L'ÉCOLOGIE Les visages de cette mouvance très active sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter, sont ceux des journalistes Emmanuelle Ducros (L’Opinion),Géraldine Woessner (Le Point) et Peggy Sastre (Le Point et Causeur), de l'animateur de télévision Olivier Lesgourgues dit Mac Lesggy, de l'entrepreneur «libertarien»* Laurent Alexandre ou du sociologue médiatique Gérald Bronner. Comme après la diffusion d'enquêtes de «Cash Investigation» (2016) et «Envoyé spécial» (2019), ils se déchaînent notamment sur la question des pesticides et du glyphosate de Monsanto – un de leurs principaux

Les termes suivis d’un astérisque sont définis p. 46.

chevaux de bataille – pour fustiger une désinformation dont les causes seraient une écologie irrationnelle par nature et un «journalisme d'insinuation» inculte scientifiquement, sensationnaliste, militant voire malhonnête. La tribune «NoFakeScience», publiée en juillet 2019 par L'Opinion, a constitué un moment fédérateur pour cette nébuleuse dont l'Association française pour l’information scientifique (Afis) est la principale vitrine institutionnelle. Le profil de ces activistes pondère cependant leur statut de scientifiques, nombreux étant parmi eux les ingénieurs, agriculteurs et agronomes de la vieille école,

« Les arguments de l'industrie étaient parés des atours de la science, ils sont maintenant dissimulés derrière une défense de la science comme bien

commun. » S. Foucart, S. Horel et S. Laurens (in Les Gardiens de la raison)

étudiants et jeunes chercheurs, universitaires à la retraite, journalistes spécialisés, cadres de grandes entreprises, «zététiciens»*, Youtubeurs convertis à la vulgarisation ou simples amateurs de science. Souvent sincèrement heurtés dans leurs convictions, ils appartiennent plutôt aux franges dominées du champ scientifique, ont rarement produit des travaux de recherche et s'aventurent régulièrement dans des domaines très éloignés de leurs compétences. Une chose est sûre: leurs combats épousent systématiquement le point de vue des industriels, contre une cible obsessionnelle: l'écologie. «La raison d’être du mouvement pseudo-rationaliste semble être de déprécier tous ceux qui s’alarment du réchauffement climatique et de l’effondrement des espèces», résume Bruno Andreotti. Des phénomènes qui produisent «une dissonance cognitive avec leurs convictions politiques, fondées sur l’expansion illimitée de la maîtrise “rationnelle” de la nature et des hommes, dans une vision “techniciste” de la raison.» La plupart des alertes sanitaires et environnementales seraient grossièrement exagérées, livrées à l'émotion, à l'hystérie, à la désinformation et à un militantisme falsificateur. Contre la légion des anti-technologie, des anti-science, des technophobes, des catastrophistes, des «marchands de peur», contre la junk

La « science » des libertariens

«Promouvoir un marché de l’opinion dérégulé» est un des objectifs du courant libertarien, né aux États-Unis et au sein duquel ont été élaborées les techniques confusionnistes les plus pernicieuses. Pour les libertariens, «le prix de la vérité est indexé sur les milliards d'euros injectés dans l'espace public par des industriels pollueurs», lit-on dans Les Gardiens de la raison. Ils cherchent ainsi à «propager la science industrielle au nom de la liberté d'expression». «Intellectuels et amateurs de sciences français se sont approprié les mots d'ordre libertariens sous une forme dégriffée, à peine adaptée au contexte hexagonal.» Le danger est d'autant plus grand que, pour Bruno Andreotti, la fonction des think tanks libertariens est de «servir de lien entre une frange du milieu scientifique politiquement libérale et attachée au productivisme et l’extrême droite identitaire». «Il y a trois cents ans, les progrès scientifiques se heurtaient à l'Église. Aujourd'hui, c'est le marché qui a pris sa place», remarque Lindsey McGoey, sociologue des sciences, dans le documentaire La Fabrique de l'ignorance (Arte, 2020). Le projet idéologique libertarien regarde audelà de la médiation scientifique. Les frères Koch, milliardaires américains, se sont ainsi alliés avec l'économiste devenu propagandiste James McGill Buchanan, qui veut «former des intellectuels pour mener la bataille des idées» et «une nouvelle élite dirigeante en se servant des ressources offertes par les universités». Or ce courant a pris pied en France avec une antenne de l'organisation Students for Liberty qui intervient dans les grandes écoles… 

Sociobiologie, génétique comportementale, évolutionnisme psychologique

Disciplines contestées qui expliquent les comportements humains par des facteurs génétiques, biologiques ou cognitifs en mobilisant un néodarwinisme opposé aux sciences sociales.

Transhumanisme

Mouvement qui prône le dépassement des limites humaines à l'aide de la science et des technologies, en flirtant avec l'eugénisme.

Libertarianisme

Doctrine radicalisant le libéralisme pour promouvoir une absolue liberté des individus (à vendre leurs données personnelles ou leur corps, par exemple). Elle prêche l'effacement de l'État, la libre exploitation des ressources pétrolières ou la suppression de la bioéthique.

COURANTS DE PENSÉE

Zététique

Démarche définie par le biophysicien Henri Broch comme un «art du doute» supposant l'exercice d'un scepticisme radical, au départ conçue pour lutter contre l'ésotérisme. Ses partisans actuels condamnent toute défiance envers les technologies.

Free speech

Conception étatsunienne de la liberté d'expression qui peut être détournée pour légitimer comme de simples opinions des discours discrédités.

Solutionnisme technologique

Notion forgée par le chercheur américain Evgueni Morozov, elle désigne la croyance selon laquelle sciences et techniques trouveront toujours des solutions aux problèmes qu'elles engendrent.

Tabac et climat, les fabriques du doute

Dans Les Marchands de doute, Naomi Oreskes et Erik Conway ont montré comment à la fin des années 1990, les industriels du tabac – de longue date adeptes de l'utilisation de la science contre la science – avaient réussi, au travers d'une myriade d'entités occultes mobilisées pour produire des informations contrefaites, à retarder la prise de conscience des dangers sanitaires du tabagisme passif et la mise en œuvre de politiques publiques nuisant à leurs intérêts. Ces méthodes avaient ensuite fait école auprès des industries fossiles afin de lutter contre un consensus scientifique pourtant très large, conduisant à fabriquer de toutes pièces un puissant mouvement climatosceptique. Selon une étude universitaire, près de sept milliards de dollars ont été dépensés par un conglomérat d'entreprises pour produire et diffuser des opinions trompeuses sur le climat. Les «Monsanto Papers» ont révélé comment la firme s'est approprié des armes analogues pour dévoyer le débat sur ses pesticides et ses OGM.  science («science poubelle»), ils incarneraient la rigueur d'une sound science* («bonne science»). Avec ce genre d'étiquetages infamants et une solide maîtrise du harcèlement sur les réseaux sociaux, leur rhétorique expéditive consiste d'abord à discréditer leurs cibles en les réduisant à leurs expressions les plus caricaturales ou en se jetant sur les failles et les simplifications du discours des écologistes. Ils peuvent aussi se déguiser en fact checkers (fonction un temps occupée par Géraldine Woessner sur Europe 1).

NOUVELLES STRATÉGIES D'INFLUENCE Mais leur arsenal est plus large et il ne s'embarrasse pas de l'éthique scientifique revendiquée: arguments d'autorité, disqualification par association (avec les défenseurs de l'homéopathie ou les complotistes anti-5G, par exemple), amalgames et simplifications, coupes dans les citations de la littérature savante, omission d'études et de pans entiers des problématiques abordées, proclamation de faux consensus, lancement de controverses fallacieuses, etc. Et quelques ruses: si l'Afis publiait encore des manifestes climatosceptiques il y a quelques années, les néorationalistes rangent désormais la négation du changement climatique parmi les fake news…

« La raison d’être du mouvement pseudorationaliste semble être de déprécier tous ceux qui s’alarment du réchauffement climatique et de l’effondrement des espèces. »

Bruno Andreotti, physicien

Loin d'éclairer des débats complexes, ils alimentent au nom du scepticisme une confusion qui profite au statu quo. «L’inculture scientifique de ceux qui se posent en rivaux des scientifiques, en prétendant s’exprimer “au nom de la science” est stupéfiante, cingle Bruno Andreotti. Les figures saillantes du pseudo-rationalisme nous sont étrangement familières, car elles évoquent celles des Nouveaux philosophes.» Ces figures font peu de cas des conflits d'intérêts et des liens souvent étroits qu'elles entretiennent avec le monde industriel – sous la forme de «ménages» ou d'activités de conseil. On trouve ainsi à leurs côtés des consultants, conseillers, communicants d'entreprise, lobbyistes plus ou moins déclarés. Ces mobilisations sont en effet encouragées et équipées par une myriade de think tanks, pseudo-instituts, associations et syndicats professionnels, agences de communication. «Produire et disséminer des idées sont des activités stratégiques pour les industriels», qui «s'emploient à faire passer leur matériau de lobbying scientifique pour l'état de la science» , écrivent les auteurs des Gardiens de la raison. Affectés par une litanie de scandales sanitaires et environnementaux, par une défiance citoyenne croissante et par le déploiement des controverses sur la place publique, ils ont dû reconfigurer leurs «stratégies d'influence». Plus seulement pour utiliser la science contre elle-même, mener des recherches de diversion et débaucher le doute scientifique, mais pour répandre ce doute. Sans renoncer à la discrétion du lobbying direct auprès des décideurs publics, ils se sont lancés dans la création de faux nez citoyens, de faux mouvements, de faux comptes Twitter ou de fausses associations. Mais ils ont aussi compris

l'intérêt de trouver des relais auprès de sympathisants dans la «société civile», moins suspects. «Plus les porteurs de message semblent désintéressés et de bonne volonté, et plus leur message sonne vrai et peut essaimer.» L'éducation à la bonne science est plus efficace lorsqu'elle est spontanément dispensée par des «micro-influenceurs» sans lien apparent avec les officines qui leur fournissent des arguments et des contenus prêts à l'emploi. «Le milieu pseudo-rationaliste se contente de psalmodier des éléments de communication produits par les groupes industriels», déplore Bruno Andreotti. Des éléments produits avec tout le cynisme que les «Monsanto Papers» ont révélé en 2017.

LE POUVOIR AUX EXPERTS Ceux qui fustigent les biais idéologiques et s'imaginent seulement déterminés par l'exigence scientifique ignorent leur propre bulle de filtre – les militants, les idéologues, ce sont les autres. Leurs détestations les démasquent cependant, comme celle du principe de précaution, rebaptisé «populisme précautionniste» par Gérald Bronner et vu comme une résistance au changement promue par les minorités antiprogressistes. Dans cette conception, la culture scientifique ne doit évidemment pas servir à s'interroger sur l'utilité et les risques des technologies. Les uns et les autres versent plutôt dans le solutionnisme technologique*: face au défi climatique, par exemple, il ne faut pas se convertir à la sobriété ou à la décroissance, mais s'en remettre à l'innovation. Une manière de «restreindre complètement nos imaginaires politiques», c'est-à-dire notre capacité à agir sur les causes en changeant de modèle, estime Félix Tréguer, chercheur au CNRS, sur le site Lundi Matin.

« Les industriels s'emploient à faire passer leur matériau de lobbying scientifique pour l'état de la science. »

S. Foucart, S. Horel et S. Laurens (in Les Gardiens de la raison)

Le tropisme pro-industriel, la haine de l'écologie, le rejet des sciences sociales, la technophilie voire la technolâtrie des pseudo-rationalistes, de même que l'accueil à bras ouverts de leurs discours par les médias conservateurs, libéraux ou d'extrême droite (Le Point, L'Express, Valeurs Actuelles, Causeur, Éléments, Contrepoints) donnent une idée de leurs affinités politiques. Tout comme le glissement chronique vers la dénonciation du «camp du bien», des «bien-pensants», du «politiquement correct» voire du «marxisme culturel». Les plus radicaux

Bibliographie

Les Gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, de Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens (éd. La Découverte, 2020).

Les Marchands de doute, d'Erik M. Conway et Naomi Oreskes (2010, trad. éd. Le Pommier, 2012).  ne craignent pas de frayer avec le transhumanisme* ou avec l'évolutionnisme psychologique*. Tous les gardiens de la raison ne savent pas que l'ingénierie de l'opinion dont ils sont la cheville ouvrière a été élaborée aux États-Unis dans les cercles néoconservateurs et libertariens, avec une efficacité redoutable, au profit des industriels du tabac et des énergies fossiles (lire l'encadré). Car il s'agit au moins autant de politique que de science. Les problèmes soulevés par les pratiques agricoles, les biotechnologies ou les choix énergétiques devraient, selon les pseudo-rationalistes, n'être abordés et tranchés que comme des questions techniques, et non livrés au débat public en tant qu'enjeux sociaux, sanitaires, environnementaux. Conformément aux préceptes des libertariens, «il s’agit de remettre le pouvoir de décision dans les mains de leaders et d’experts» et, pour y parvenir, «les experts doivent se soustraire au contrôle démocratique tout en cherchant à obtenir le consentement des populations par une apparence de scientificité», note Bruno Andreotti. Alors, quand le ministre de l'Agriculture Julien Denormandie twitte, en février dernier: «Ramenons de la science et de la raison dans le débat politique, notamment sur les questions agricoles», on peut adhérer à la lettre de son propos sans être dupe de son mes-

sage.  jérôme latta

Agribashing

Terme employé pour désigner toute critique de l'agriculture intensive.

Inbound marketing

Stratégie consistant à faire porter par d'autres le storytelling de son entreprise, ses arguments, ses chiffres et ses études.

Ghostwriting

Rédaction d'études par des industriels qui les font signer par des scientifiques reconnus, moyennant rémunération.

Astroturfing

(de Astroturf, marque de pelouse artificielle). Création d'organisations ayant l'apparence de mouvements citoyens organisés spontanément.

LEXIQUE DE LA MANIPULATION Monitoring

Dispositifs de suivi et de pilotage des opinions par divers procédés d'influence.

« Let Nothing Go »

Programme de Monsanto pour ne pas laisser sans réponse le moindre message critique sur les réseaux sociaux.

Fenêtre d'Overton

Allégorie du cadre dans lequel s'inscrivent les idées considérées comme acceptables. La réouverture de débats que la majorité des scientifiques estiment clos consiste à l'élargir.

Sound science / Junk science

«Bonne science» / «mauvaise science»

DÉRAISON DES RÉSEAUX

Les réseaux sociaux échappent aux régulations et les plateformes à leurs responsabilités : le débat public se polarise et se dégrade au point de menacer le fonctionnement démocratique, estiment Guillemette Faure et Thomas Huchon.

regards. Est-ce qu’on peut être jour-

naliste ou faire de la politique sans être sur Twitter et, finalement, à quoi échappe-t-on quand on n’est pas sur les réseaux sociaux?

thomas huchon. Il faut bien reconnaître que les plateformes privées sont devenues des infrastructures incontournables pour le débat public, et qu'il est très difficile de s’en échapper complètement. Le principal problème est que ces plateformes modifient complètement notre perception de la réalité. Elles jouent avec nos biais cognitifs et nos cerveaux, et les conséquences sont terribles. Les politiques ont une responsabilité, mais les journalistes aussi : en participant à ce jeu, d’une certaine manière, ils cautionnent cette nouvelle vision à la fois du monde et du débat politique. Finalement, le problème n’est pas tant les réseaux sociaux que ce qu’on en fait.

guillemette faure. La question qui se pose à nous n’est plus de décider s’il faut être ou non sur Twitter ou Facebook, mais de savoir comment on limite les biais qu’induisent les réseaux sociaux : l’entre-soi, le fait de se faire dicter les thèmes par des gens qui nous ressemblent, ou le piège consistant à alimenter les polémiques et autres sujets clivants que les réseaux sociaux font remonter. Aujourd’hui, on assiste à une remise en cause de leurs usages. Beaucoup de ceux qui avaient été les premiers à s’intéresser à Twitter, par exemple, tentent de se mettre en retrait. Dans le même temps, j’observe une

GUILLEMETTE FAURE, chroniqueuse pour M Le Mag, est notamment l'autrice de Consommation: le guide de l'anti-manipulation (éd. Castermann, 2020). THOMAS HUCHON, journaliste pour Spicee, a réalisé les documentaires Comment Trump a manipulé l'Amérique (2017) et La Nouvelle fabrique de l'opinion (2019)

« De plus en plus, chacun cherche son propre espace de débat. Il n’y a plus de lieu où se crée et s’échange le commun. »

Guillemette Faure

quasi-impossibilité, pour ces utilisateurs critiques des réseaux sociaux, de s’en détacher totalement. Cette dépendance doit nous interroger collectivement.

regards. Qui doit réguler les excès

et les abus que ces plateformes génèrent?

thomas huchon. D’abord, il est important de rappeler que le temps de la justice n’est pas le temps de l’actualité médiatique et encore moins celui des microéchanges ultrarapides et des algorithmes. J’imagine que, dans la tête des dirigeants de ces plateformes – parce qu’ils ont un peu tous le même comportement –, il y a une réflexion sur le ratio bénéfices / risques. Ensuite, il faut s’interroger sur ce que sont, au fond, ces plateformes. Sont-elles des infrastructures publiques ou bien des entreprises privées? Selon moi, il n’y a pas de doute qu’elles sont des entreprises privées, et qu'à ce titre il leur revient d’énoncer des règles claires. Je préférerais que la justice soit capable de leur imposer des contraintes – à commencer par l'obligation de payer des impôts. Cela dit, leur position supranationale ne les rend responsables devant aucune forme de juridiction.

guillemette faure. Ce qui fait le plus réagir sur ces plateformes, c’est ce qui passionne et joue le plus sur nos émotions. On doit pouvoir réfléchir à la structure des algorithmes qui impactent la hiérarchie de l’information. Il ne devrait pas être admissible, et encore moins possible, que l’actualité de Twitter se retrouve à la une des journaux. On finit toujours par commenter ce qui a suscité le plus de commentaires sur les réseaux sociaux… Les journalistes ont pourtant entre leurs mains les outils pour éviter les biais qu’introduisent les réseaux dans la lecture qu’ils font de l’actualité. Il y a par ailleurs une grande hypocrisie de la part des géants du numérique et de leurs dirigeants. En 2018, Mark Zuckerberg avait promis de «réparer Facebook». Dans le même temps, Jack Dorsey s’était engagé à faire travailler des groupes d’études pour promouvoir des conversations plus saines sur Twitter. Il y a des annonces, des promesses, mais jamais rien de concret.

regards. Pourquoi le politique ne

veut-il pas légiférer? Est-ce à ce point inenvisageable?

thomas huchon. On considère que ces empires ne peuvent pas évoluer, alors qu’ils montrent tous les jours qu’ils le peuvent. Il faut arrêter de voir Facebook ou Twitter comme l’Union soviétique. Ce sont des start-up qui, en un clic, peuvent agir à très grande échelle. Il faut bien comprendre que, si les plateformes imposent un rapport de force au pouvoir politique, il revient au pouvoir politique de l'inverser. On oublie souvent que ces plateformes ont plus besoin de nous que nous n’avons besoin d’elles. Sans nous, sans nos données personnelles et les informations qu’elles utilisent à des fins publicitaires, elles ne sont rien. Il y a donc une responsabilité individuelle. Il faut surtout cesser de croire que ces plateformes ne seraient que de simples tuyaux. Elles admettent elles-mêmes ce qu’elles ont pourtant voulu cacher durant des années : elles sont des médias qui éditorialisent des messages. Leurs algorithmes mettent en avant des messages plus que d’autres. Ça n’est pas comme la une du Monde ou la «der» de Libération, mais il y a quand même cette idée-là. Or si elles éditorialisent, si elles gagnent de l’argent avec des contenus, on ne peut pas éluder leurs responsabilités dans ce qu’elles publient. Nos pays, nos systèmes politiques, nos démocraties ne peuvent pas tolérer l’absence de responsabilité dans ce qui est diffusé et surtout amplifié de cette manière-là. La vraie solution ne réside donc pas dans de petites lois. Ces plateformes sont des médias et, à ce titre, elles doivent être régulées comme des médias. Tant qu’elles ne seront pas responsables de leurs contenus, il faut les fermer.

guillemette faure. Je vois l’amitié comme un terrain de générosité et de fluidité qui permet en effet de dépasser les rapports de domination. Il n’y a eu qu’au collège que j’ai réussi à être amie avec des filles qui n’étaient pas de mon milieu social. C’est un sentiment qui ne débouche pas sur la recréation d’une cellule familiale : ce n’est pas productif,

« Il faut arrêter de voir Facebook ou Twitter comme l’Union soviétique. Ce sont des start-up qui, en un clic, peuvent agir à très grande échelle. »

Thomas Huchon

« Si les plateformes imposent un rapport de force au pouvoir politique, il revient au pouvoir politique de l'inverser. »

Thomas Huchon

c’est gratuit. Tout l’inverse de ce qu’on nous enseigne par la suite. En France, le monde du travail ne favorise pas le mélange entre classes sociales.

regards. À l’heure des fake news et

alors que la parole politique, journalistique et même scientifique est démonétisée, existe-t-il un espace commun de débat?

guillemette faure. Aujourd’hui, on passe de Facebook à Twitter pour aller sur d’autres plateformes comme Telegram, WhatsApp ou Signal au gré des circonstances et des polémiques. Au gré aussi des promesses de confidentialité des messages qui y sont diffusés. De plus en plus, chacun cherche son propre espace de débat. Il n’y a plus de lieu où se crée et s’échange le commun. C’est assez contradictoire avec l’idée originelle de ces plateformes, qui voulaient construire des espaces très ouverts où tout le monde pourrait se rencontrer et discuter. Il faudrait peut-être qu'elles redeviennent tout simplement des lieux de conversation.

thomas huchon. Il devient en effet de plus en plus difficile de trouver des espaces de débat communs. Le problème ne vaut pas que pour notre génération, mais aussi pour les plus jeunes qui, au travers de ces plateformes, construisent leur vision du monde – une vision du monde totalement biaisée. Non pas parce qu’ils seraient exposés à des fake news, mais parce que les algorithmes font beaucoup plus appel à nos émotions qu’à notre réflexion. Ces plateformes créent les conditions pour que la parole nuancée et modérée soit effacée. Si on dit que la Terre est plate, on va avoir beaucoup plus d’audience que si on explique qu'elle est ronde. Et c’est un vrai problème. On n’a pas encore de solution, mais on commence à un peu mieux identifier le problème. Il faut déjà arrêter de croire que le problème de Twitter est l’anonymat ou le pseudonymat, et non les logiques économiques et algorithmiques qui nous imposent une nouvelle manière de voir le monde – et donc de construire nos sociétés.

 propos recueillis par pierre jacquemain, entretien complet à retrouver en vidéo sur regards.fr

LA FRANCE TOUCHE LE FOND DU DÉBAT

La problème n'est pas l'absence de débat public en France, estime le sociologue Michel Wieviorka, mais sa dégradation et sa droitisation – à mille lieues de l'émulation intellectuelle des années 1970 et 1980.

En 2001, deux journalistes, Jérôme Bellay et Yves Calvi, inventaient «C dans l’air», une émission de débat pionnière en son temps. Aujourd’hui, il suffit de circuler sur les chaînes d’information: elles passent leur temps à faire débattre des invités. Elles semblent même avoir été créées à cette fin ! De nombreuses émissions, plus ou moins sérieusement, adoptent un format qui s’apparente à celui de «C dans l’air». D’autres formules de débat télévisé, sur des chaînes non spécialisées dans l’information, prennent un autre tour, éventuellement sous la houlette d’un animateur à succès faisant du «débat» un élément de spectacle. Les radios, la presse écrite ne sont pas en reste. De même sur les réseaux sociaux: tout le monde discute, s’exprime, prend position, «like» ou pas, à une échelle qui n’a plus rien à voir avec le café du commerce. Le problème n’est donc pas dans l’inexistence du «débat», mais dans sa qualité. Les interrogations commencent là. Pour les aborder, une comparaison historique, dans le temps, peut servir de fil conducteur.

VICTOIRE DU «PRÉSENTISME» Il y a un demi-siècle, la télévision était un monopole au service du pouvoir, avec deux chaînes seulement – la troisième sera créée en décembre 1972. Deux ou trois radios périphériques faisaient souffler un petit air de liberté, mais on était encore éloigné des années 1980 et de l’essor des radios dites «libres». Internet, les réseaux sociaux n’existaient pas. Et, dans un contexte qui était celui du fantastique essor des sciences humaines et sociales françaises, cellesci rayonnaient dans le monde entier et irriguaient une riche vie intellectuelle, qui pouvait se transcrire dans la presse

MICHEL WIEVIORKA sociologue spécialiste de l'étude des mouvements sociaux et des discriminations, a récemment publié Racisme, antisémitisme, antiracisme: apologie pour la recherche (éd. La Boite à Pandore, 2021).

écrite. Le Nouvel Observateur était un haut lieu de cette transcription, et il existait d’autres supports, souvent – mais pas nécessairement – adossés à une orientation voire à un courant ou une force politique. L’offre, depuis, a comme explosé. Des dizaines de chaînes de télévision aisément accessibles, d’innombrables radios dessinent avec la presse écrite un paysage médiatique particulièrement dense. Internet et les réseaux sociaux permettent une circulation illimitée, instantanée et interactive des idées et des opinions, pour le meilleur et aussi, hélas, souvent pour le pire. Mais l’offre, dans l’ensemble, n’autorise pas une réelle structuration des débats. Ceux-ci ne sont généralement pas très exigeants sur le fond, il n’y a que bien peu de journalistes qui, sur un plateau de télévision, savent maintenir le niveau, veiller à une certaine hauteur de vue, exiger des éléments de démonstration, contester une affirmation douteuse. Ceux qui cadrent, animent, dynamisent le débat ne sont généralement pas spécialistes des problèmes dont traitent leurs invités: ils sont «généralistes». Ils font débattre de ce qui fait l’actualité, ils sont dans l’air du temps – sinon, l’audience tombe. Le «présentisme» l’emporte et, avec lui le manque de goût pour le débat approfondi, sauf ici et là, sur France Culture ou sur Arte par exemple, là où l’audience est incomparablement moindre. Et, dans l’ensemble, les sciences humaines et sociales, si centrales dans la vie intellectuelle des années 1970 et encore 1980, n’intéressent plus, ou beaucoup moins; les historiens professionnels sont remplacés par des histrions, des journalistes amateurs, et l’expertise sur les grands problèmes de société est assurée plutôt par des sondeurs et des consultants que par des chercheurs. La recherche scientifique, s’il s’agit de l’étude de la société, n’irrigue que très imparfaitement le débat public et, dès lors, ce sont des intellectuels publics qui donnent le ton, bien plus que des chercheurs en sciences humaines et

Les historiens sont remplacés par des histrions, et l’expertise sur les grands problèmes de société est assurée plutôt par des sondeurs et des consultants que par des chercheurs.

sociales. Ces derniers ont certainement leur part de responsabilité dans cet état de fait. Mais qui tient le haut du pavé parmi ces intellectuels publics qui animent le débat? De plus en plus, des écrivains, des penseurs que l’on peut qualifier de droitiers. Les uns mettent en avant une vision identitaire de la nation, s’inquiétant par exemple, à la suite de Renaud Camus, de la perspective d’un «grand remplacement». D’autres, parmi lesquels on peut rencontrer des universitaires, s’inscrivent surtout dans des orientations mettant en avant une conception pure et dure de la laïcité et de la République, qui témoigne avant tout d’une peur ou d’une hostilité dès qu’il s’agit de l’islam, et pas seulement d’islamisme. Une «islamophobie» dont ils récusent le concept, sans être pourtant gênés par le recours de certains d’entre eux à l’idée de «judéophobie».

GAUCHE DÉCOMPOSÉE Ainsi, parmi la centaine de signataires d'un «manifeste» (Le Monde, 31 octobre 2020), certains, qui peuvent défendre de manière respectable des positions «républicaines», côtoient des lambeaux de la gauche décomposée à la dérive. Tous se dirigent nettement vers la droite la plus dure. On retrouve quelques-uns d’entre eux dans des textes indignes, comme la tribune me visant ad hominem dans Marianne, le 3 mai dernier – ma réponse, le 7 mai, s’inquiète du «degré zéro de la vie intellectuelle». Ou encore la tribune d’Isabelle de Mecquenem, non moins indigne, car témoignant d’un inquiétant inconscient où il est question de chauve-souris, parue fin avril 2021 sur le site du Droit de Vivre, la revue de la Licra (d’où elle a disparu, sauf à farfouiller sur ce site, emportant avec elle avec ma réponse sitôt parvenue, et qui a pour titre «Ad nauseam»). La droitisation des positions prédominantes dans le débat d’idées contemporain n’est évidemment pas un phénomène isolé. Elle entretient un lien avec l’évolution générale de la vie politique de notre pays, et pas seulement. Ainsi, elle a quelque chose à voir avec l’extrêmedroitisation de la politique israélienne depuis l’assassinat de Yitzhak Rabin, qu’elle vient comme relayer en France. La décomposition des grands partis de gauche et de droite a rendu obsolète l’idée d’un débat où s’opposeraient des penseurs de ces deux bords: aujourd’hui, l’essentiel, en politique, se joue entre l’extrême droite, qui a des idées nationalistes, plus ou moins xénophobes et racistes, et un centre-droit pour lequel la vie des idées n’est certainement pas une priorité, tant le pouvoir privilégie des approches top down, «jupitériennes», technocratiques et gestionnaires dans sa conception de l‘action politique. Tant,

L’essentiel se joue entre l’extrême droite et un centre-droit pour lequel la vie des idées n’est pas une priorité, tant le pouvoir privilégie des approches « jupitériennes », technocratiques et gestionnaires.

aussi, il s’est jusqu’ici employé à affaiblir les «corps intermédiaires»: une bonne partie des efforts de ceux qui dérivent vers des positions droitières consiste à compléter la démarche du chef de l’État en s’en prenant aux «esprits intermédiaires», aux porteurs d’idées qui ne s’identifient pas à la radicalité de leurs positions «républicaines», et qu’il s’agit en quelque sorte de cornériser, d’identifier de toute force à l’extrémisme du soi-disant «islamo-gauchisme» et autres perversions. Il n’y a plus guère aujourd’hui de forces politiques importantes à gauche. La France insoumise pèse trois ou quatre fois moins que le Parti communiste français au temps de sa splendeur, et il y a bientôt dix ans que le Parti socialiste a liquidé un de ses rares espaces de vie intellectuelle, le «Laboratoire des idées», créé par Martine Aubry, alors première secrétaire de ce parti, et disparu le jour même de l’accession de François Hollande à la tête de l’État. Comment, dès lors, le débat pourrait-il se construire, sans attente de la part d’acteurs de gauche, devenus presque introuvables, et alors que les principaux enjeux de l’affrontement politique semblent n’opposer qu’Emmanuel Macron et Marine Le Pen? Les Français aiment le débat, et celui-ci se déroule, mais sans principe de structuration politique en dehors de la polarité peu exaltante Macron-Le Pen. Ce qui laisse surtout un espace pour des dérapages et des dérives dont les plus toxiques accompagnent la résistible ascension du Rassemblement national, et nourrissent le sentiment que la nuance n’est pas à l’ordre du jour. Quand le débat public devient spectacle et excès, il n’y a guère de place pour l’argumentation détaillée, pour la complexité, et beaucoup plus pour l’invective, les positions tranchées et, finalement, l’invective, les attaques ad hominem, le ressentiment et la haine. Ou pour le désintérêt, s’il s’agit de la vie des idées, et l’abstention, s’il s’agit des comportements élec-

toraux.  michel wieviorka

« FAIRE DROIT À LA NUANCE DEVIENT UN GESTE SUBVERSIF »

Directeur du Monde des livres, Jean Birnbaum vient de publier Le Courage de la nuance (éd. Seuil). Un éloge du discernement dont il nous explique l'intérêt et l'urgence, de nos jours.

Pourquoi l’effort de nuance serait-il à ce point devenu courageux, aujourd’hui?

Quand le climat idéologique est irrespirable, quand partout la mauvaise foi répond à la mauvaise foi, faire droit à la nuance devient un geste subversif. Quel que soit le débat en jeu, dès que vous refusez de voir le monde en noir et blanc, vous vous mettez à dos les fanatiques de toutes les couleurs. Tenir bon sur votre désir de nommer le réel dans sa complexité, ses contradictions, voilà une attitude qui suffit à faire de vous, aujourd’hui, une sorte de héros solitaire…

Dans le livre, vous invoquez des intellectuels comme Camus, Arendt, Aron, Bernanos ou Barthes. Aucun auteur ou penseur actuel ne vous inspire cette invitation à la nuance?

Si je me tourne vers des auteurs morts, c’est pour au moins deux raisons. La

« Quand la sottise infecte les discours, quand les certitudes étouffent toute parole libre, tenir sa langue est la meilleure des parades. »

« La plupart des intellectuels qui “font du bruit”, aujourd’hui, cèdent au brouhaha idéologique. Dans ce contexte, on comprend que les braves préfèrent se taire. »

première, c’est que cela me permet de rassembler une petite troupe d’esprits critiques à la fois solitaires et solidaires, qui ont partagé une même expérience, traversé les mêmes périls (la guerre d’Espagne, le fascisme, les conflits coloniaux…) et qui ont réussi à se tenir sur la corde raide. Du reste, ma démarche est purement subjective: quand ça va mal, ces auteurs me font du bien, et je me dis que, dans le bordel ambiant, ils feront du bien à d’autres que moi. Mais il y a sans doute une deuxième raison, que je n’ai pas formulée explicitement: en ce moment, les auteurs qui ont le courage de la nuance sont inaudibles. Par exemple, j’aurais pu consacrer un chapitre à Georges Didi-Huberman, dont l’œuvre compte de plus en plus pour moi. Mais son importance intellectuelle n’a d’égale que sa discrétion politique, et on voit bien pourquoi: quand la sottise infecte les discours, quand les certitudes étouffent toute parole libre, tenir sa langue est la meilleure des parades. Dans le brouhaha des évidences, le courage de la nuance devient une éthique du silence. Et la plupart des intellectuels qui «font du bruit», aujourd’hui, cèdent au brouhaha idéologique. Dans ce contexte, on comprend que les braves préfèrent se taire.

Finalement, reste-t-il des espaces de débat communs?

Il en existe encore dans les médias, à l’université ou dans le monde associatif et militant, bien sûr. Mais ils se font rares, les choses se sont beaucoup tendues ces dernières années – et c’est pourquoi j’ai voulu écrire ce livre. Dès lors que nous acceptons d’occulter telle vérité ou telle réalité gênante de peur de «faire le jeu» de telle ou telle idéologie «ennemie», eh bien nous renouons avec les réflexes typiques de ce qu’on peut appeler une «guerre civile froide». J’ai le sentiment que la franche honnêteté et la discussion loyale se sont réfugiées

dans les espaces de discussion privée, les courriers, les sms, les engueulades entre vieux potes… Bref, dans tous les lieux où l'on parvient encore à se dire les choses avec la tendre frontalité qu’exige l’amitié.

Est-ce que votre appel à la nuance n’invite pas au compromis, voire à la compromission? La politique peut-elle être nuancée?

L’objectif de mon livre est précisément de montrer que la nuance est tout sauf la tiédeur, qu’elle n’a rien à voir avec le désir d’étouffer l’indignation ou l’action. En somme, que le doute n’est en rien une dérobade. C’est pourquoi j’ai pris en exemple des auteurs dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils se sont engagés. Pensons seulement à Orwell! Pendant la guerre d’Espagne, il se bat les armes à la main pour le socialisme et contre le franquisme. Ce n’est pas spécialement une manière de démissionner… Mais, en même temps, il refuse de sacrifier la vérité à son combat et de cautionner les mensonges sanglants des staliniens. À sa manière, il incarne l’une des grandes leçons du XXe siècle: oui, il y a mille raisons de se révolter et de se battre pour un monde plus juste, plus humain ; mais si l’on veut que ce combat produise autre chose que le pire, alors il faut essayer de conjuguer indignation et clairvoyance, colère et lucidité. Certes, dans l’élan de la révolte, le feu de l’action, ce n’est guère facile. Mais il n’y a pas d’espoir sans mémoire, et quiconque prétend lutter pour l’émancipation doit garder en tête cette leçon du XXe siècle. Les philosophes «radical chic» qui misent sur l’amnésie pour électriser la jeunesse ont tout autre chose en tête que la justice sociale. Ils entretiennent leur petit marketing pseudo-subversif et préfèrent attiser la haine qu’éclairer les esprits. Or, si la haine peut procurer quelques moments de jouissance, seule la vérité est révolutionnaire.

« Les philosophes “radical chic” qui misent sur l’amnésie pour électriser la jeunesse ont tout autre chose en tête que la justice sociale. »

 propos recueillis par pierre jacquemain

LA PAROLE RETROUVÉE

En investissant l'espace public pour y donner de la voix et partager l'expérience des dominations, les luttes du XXIe siècle renouent avec la démocratie délibérative et réhabilitent le savoir populaire.

Entre le lancement des forums sociaux mondiaux à Porto Alegre au Brésil, en janvier 2001, et la mort de Carlo Giuliani le 20 juillet 2001 lors des manifestations contre le G8 à Gênes, notre siècle s’est ouvert sur des émeutes et des innovations délibératives. Il est indubitablement marqué par ce double front d’exigence démocratique et de contestation des pouvoirs: celui de la violence croissante des affrontements avec l’État, mais aussi celui de la diffusion exponentielle des pratiques de délibération. Ce paradoxe n’en est pas un. La violence politique éclate à la rencontre des exaspérations populaires face aux pouvoirs autistes et de la panique de ces derniers devant la montée d’exigences et de pratiques démocratiques «ingouvernables». Dix ans après le premier Forum social mondial, les pratiques de délibération qui s’y sont inventées sont sorties des cercles militants pour envahir les places publiques. Tahrir au Caire, Syntagma à Athènes, Puerta del sol à Madrid en 2011, Taksim à Istanbul en 2013, Maidan à Kiev en 2013-2014, Nuit debout place de la République à Paris en 2016 ont été des lieux fondateurs. Dès octobre 2011, les occupations délibératives de l’espace public ont aussi marqué des centaines de villes lors du mouvement Occupy Wall Street avant d’investir des centaines de ronds-points en France lors du soulèvement des Gilets jaunes en décembre 2018.

L'ARCHIPEL DES RÉSISTANCES Partout, massivement, une parole y est reconquise et mise en commun. À la crise de la représentation politique, souvent analysée avec crainte par les organisations politiques ou syndicales aspirant à une «représentativité» qui leur échappe, les mobilisations opposent une présentation directe et physique du

ALAIN BERTHO est anthropologue, professeur émérite à l'université de Paris-8 Saint-Denis et coprésident du conseil scientifique de la Maison des sciences de l'homme. Il est notamment l'auteur de Time Over? Le temps des soulèvements (éd. Le Croquant, 2020).

peuple en réinventant les formes originelles de la démocratie, celle du forum et de l’agora. Ces pratiques sont d’abord des pratiques de lutte. Elles produisent des dynamiques instituantes en matière de démocratie, voire de formes de vie. Pratiques d’élaboration et de formalisation d’une véritable expertise populaire, elles se diffusent notamment dans l’archipel des résistances territoriales au capitalisme prédateur. Cet archipel mondial, que Naomi Klein nomme la «blocadie», va de la gare de Stuttgart en Allemagne à la route transamazonienne au Brésil, du Center Parc de Roybon en France à la Montagne d’or en Guyane, du Val de Susa en Italie – mobilisé depuis 1990 contre le TAV (treno alta velocita) – aux zones à défendre (ZAD) de Sivens, Bure ou Notre-Dame-des-Landes. Partout, le monopole d’État de l’expertise est combattu par une contre-expertise savante et populaire, une contre-expertise de délibération démocratique.

«INCOMPÉTENCE» DU PEUPLE Investi dans la résistance des bidonvilles de Mumbai, l’anthropologue Arjun Appadurai parle à ce propos de «droit à la recherche» des mobilisations populaires. Dans la Vila Autodromo, à Rio de Janeiro, petite favela au bord d’un plan d’eau que j’avais visitée en septembre 2012, les murs du local de l’associaçao de moradores (comité des résidents) étaient couverts des documents d’un plan alternatif d’urbanisation. Ce plano popular était cartographié, argumenté, chiffré, fruit du métissage de deux expertises: celle des habitants et celle des professionnels pour contrer l’expulsion annoncée, dictée par la spéculation foncière et immobilière autour des Jeux olympiques de 2016. J’ai eu une expérience analogue au Sénégal avec l’équipe de l’Observatoire international des banlieues et des périphéries, lors d’une enquête sur les inondations récurrentes, en période d’hivernage, de quartiers entiers de la banlieue de Dakar. J’y ai vu l’expertise d'habitants parfois illettrés et d'associations de

Partout, le monopole d’État de l’expertise est combattu par une contre-expertise savante et populaire, une contreexpertise de délibération démocratique.

La délégation de parole et de pouvoir qui fonde la démocratie représentative est d’abord un déni de la compétence populaire.

quartier tenir la dragée haute aux experts souvent corrompus des ministères, tant sur les causes des inondations que sur les mesures à prendre. Les États supportent mal qu’on les conteste sur ce terrain. Ils supportent mal de voir se dresser devant eux des acteurs collectifs qui refusent les négociations feutrées et les compromis en petits comités «représentatifs». C’est pourquoi la violence de la répression est souvent au rendez-vous comme à Bure, à Sivens, à Notre-Damedes-Landes, dans le Val de Susa ou à la Vila Autodromo – finalement expulsée le 3 juin 2015. Cette violence d’État est la réponse ultime de pouvoirs ainsi privés d’une de leurs légitimités essentielles: le monopole du savoir. La démocratie est née dans ces pratiques délibératives directes, dans les assemblées communales qui préparaient les États généraux de 1789, puis dans les clubs de la Révolution comme dans ceux de la Commune ouverts à toutes autant qu’à tous, sans limitation d’âge ni restriction d’origine. La délégation de parole et de pouvoir qui fonde la démocratie représentative est d’abord un déni de cette compétence populaire.

LE RÉCIT DES DOMINÉS Si, comme le dit Jacques Rancière, la démocratie «est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer un pouvoir» , «l’incompétence» du peuple est un thème récurrent. Incompétence de celles et ceux qu’on doit représenter, et même incompétence à se faire représenter de celles et ceux qu’on exclut du «corps électoral»: les plus pauvres (suffrage censitaire en 1795), les femmes (suffrage masculin dit «universel» en France pendant un siècle et demi), les descendant(e)s d’esclaves aux USA un siècle après la guerre de Sécession (le Voting Right Act date de 1965), les plus jeunes… Le retour en force de la légitimité de l’assemblée, de la place aux ronds-points, est plus qu’un retour aux sources. Il consacre la grande réconciliation de la compétence populaire avec la décision politique comme une renaissance

du peuple, qui redécouvre ainsi sa puissance. À la mise en spectacle des débats politiques et sociaux avant la sanction d’un vote majoritaire, ces assemblées substituent la délibération et la recherche du consensus. C’est pourquoi, contre la délibération des ronds-points, Emmanuel Macron a voulu opposer un «grand débat» comme mise en spectacle d’une parole autorisée: la sienne. C’est pourquoi, depuis un an, refusant de mettre en place des espaces de délibération sur la politique sanitaire, le même Emmanuel Macron – promu grand savant en pandémie – met en scène ses décisions à l’issue d’un «conseil de défense» aux délibérations confidentielles. Cet usage de la «démocratie» spectacle comme technique de pacification, cet usage de la parole publique comme technique de confiscation apparaissent alors comme un gigantesque mensonge. Il ne trompe que celles et ceux qui partagent la morgue de ce pouvoir, son mépris du peuple, cette peur de ses colères que Jacques Rancière nomme la «haine de la démocratie». Le refus de toute délégation de parole qui traverse les mobilisations depuis trois décennies n’a pas d’autre sens que cette expérience de la puissance de la parole commune. Nous vivons la grande réconciliation des peuples avec la légitimité «sans filtre» de leur parole et de leur récit du monde. Le partage du vécu des dominations construit ainsi une autre expertise critique de l’ordre social et politique. Voilà bien le «scandale» de cette démocratie délibérative, voilà bien la menace qui panique la bien-pensance «républicaine», la menace que représentent ces fameuses réunions «non mixtes» de femmes, de racisé(e)s, de Gilets jaunes, de pauvres, de discriminé(e)s. Un nouveau spectre hante le monde: contre le récit des dominants monte le récit commun des dominé(e)s.

Le partage du vécu des dominations construit une autre expertise critique de l’ordre social et politique.

 alain bertho

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