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CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO

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ANALYSE

ANALYSE

LE TYRAN PLUTÔT QUE SES VICTIMES

Marquant les vingt ans de la loi dite Taubira «tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité», l’année 2021 aurait dû donner lieu à une célébration à la hauteur de cet anniversaire. D’autant que la France est le premier et seul pays qui a fait de l’esclavage un crime contre l’humanité. Elle a d’ailleurs inspiré le Parlement européen qui, le 19 juin 2020, dans le sillage de la vague d’indignation contre le racisme portée par le mouvement Black Lives Matter, a voté une résolution symbolique reconnaissant la traite transatlantique comme un crime contre l’humanité. Depuis 2006, le 10 mai est une journée dédiée aux abolitions de l’esclavage, au cours de laquelle une cérémonie se déroule en présence du président de la République, qui prononce un discours en hommage notamment des victimes de cette tragédie. Or en cette année particulière, pour la première fois de l’histoire de cette journée, Emmanuel Macron a choisi… le silence. Une incroyable décision, fustigée par l’ancienne garde des sceaux Christiane Taubira, dont les mots n’ont pas épargné le chef de l’État: «Un silence peut être solennel. Ceci étant, il est quand même édifiant de constater que le président de la République n’a rien trouvé à dire sur plus de deux siècles de l’Histoire de France alors qu’il y a cinq jours, il faisait des gammes sur Napoléon Bonaparte.» En effet, c’est un Macron bien plus loquace qui tressait des lauriers à Bonaparte, à l’occasion de la commémoration du bicentenaire de sa mort, sous les ors d’une République qui n’avait pas gratifié le dictateur d’un tel honneur depuis 1969. La décision du président a été critiquée notamment parce que «l’empereur» avait pris la décision de rétablir l’esclavage – que notre droit, rappelons-le, considère comme un crime contre l’humanité – après sa première abolition en 1794. Et les méfaits à porter au crédit de Napoléon sont nombreux: le «bâtisseur» glorifié par Macron est en réalité l’emblème de la destruction. Alors qu’il est de bon ton de célébrer la République, il est étonnant de voir le fossoyeur des idéaux révolutionnaires ainsi salué. C’est en effet le coup d’État napoléonien instaurant le Premier Empire

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qui porte un coup fatal à la Première République. Non content de saccager l’héritage de libertés de son propre pays, il s’engage dans de sanglantes invasions qui mettent l’Europe à feu et à sang. Et bien trop souvent, on lui fait crédit total de la conception du Code civil en oubliant que son œuvre de compilation se place dans la continuité des travaux commencés par les juristes révolutionnaires.

LE CAMP DE LA VIOLENCE Par ailleurs, les dispositions du fameux code napoléonien constituent une véritable régression pour les droits des femmes, consacrant leur infériorité légale et mettant celles qui sont mariées à la merci de leurs époux. Ceux-ci se voient ainsi octroyer le droit de surveiller leurs correspondances, de les battre ou encore de les violer. Les textes justifient également les féminicides en créant les «crimes passionnels». Les citoyens juifs ne sont guère épargnés, puisque les acquis révolutionnaires en leur faveur sont également remis en cause: un véritable régime discriminatoire de suspicion antisémite sera désormais à l’œuvre. Le «génie militaire» de Napoléon salué par Macron est en réalité une succession de massacres sans précédents. Notre président s’est bien gardé de décrire l’atrocité des techniques déployées par Napoléon pour réprimer les révoltes des victimes de l’esclavage. À Saint-Domingue, noyades, gazages et envoi de chiens pour «manger du n*gre» préfigurent les exterminations qui seront orchestrées par d’autres dictateurs durant les décennies suivantes. Sans ambiguïté, Napoléon affirme: «Je suis pour les Blancs, car je suis Blanc; je n’en ai pas d’autres raisons. (…) Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation?» C’est aux pieds de ce tyran sanguinaire qu’Emmanuel Macron a décidé de déposer une gerbe de fleurs, alors qu’il aurait pu célébrer les héros et héroïnes qui se dressèrent fièrement contre Napoléon et le joug esclavagiste: Toussaint Louverture, Solitude, Marthe-Rose Toto ou encore Louis Delgrès, Macron a choisi le camp du pouvoir et de la violence. Le message est clair.

 ROKHAYA DIALLO

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