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CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT

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ANALYSE

ANALYSE

WEINSTEIN, EINSTEIN ET JIM

Une jeune romancière américaine, Emma Cline, a imaginé la dernière journée de semi-liberté du producteur de cinéma Harvey Weinstein avant sa condamnation qui le conduira pour vingt-trois ans derrière les verrous. Il est sous bracelet électronique (dont on apprend au passage qu’il serait waterproof). Pour ne pas avoir d’ennuis, la romancière ne donne que le prénom de son personnage. Dans ce court roman (la romancière ayant peut-être moins d’imagination que prévu), l’homme à l’origine de #MeToo s’est réfugié dans une villa cossue du Connecticut prêtée par un ami. Il découvre que son voisin n’est autre que le grand romancier américain Don DeLillo, qui n’en demandait sans doute pas tant. La jeune romancière ambitieuse veut prouver qu’elle a du culot. La journée passe lentement pour Weinstein et le lecteur. L’après-midi, il regarde Netflix comme feu le cinéma et manque de s’étouffer avec des confiseries comme autrefois George Bush Jr avec un bretzel. Il ne se sent coupable de rien. Le soir, sa fille et sa petite-fille viennent dîner en sa compagnie. La fiction a tous les droits. On peut grimper dans la tête de Weinstein sans son consentement comme lui grimpait des actrices sans le leur. Sans doute. Mais là non plus, le plaisir n’est pas au rendez-vous. Coïncidence: paraît au même moment en français le dernier très court roman de Don DeLillo. Il s’intitule Le Silence. À quatre-vingt-quatre ans, le très grand écrivain américain nous fait le coup de la panne: d’électricité. Mais aussi d’inspiration. À New York, cinq personnages ont rendez-vous pour regarder à la télé le Super Bowl. Quand, donc, tout s’éteint. Ne restent que la baise et la parole. Parmi les invités, un spécialiste d’Einstein qui monologue. Tout est relatif, même notre bonheur de lecture. À deux reprises, en lisant le sixième roman de Pierric Bailly, j’ai eu la larme à l’œil. Au cinéma, cela m’arrive fréquemment. En littérature, c’est beaucoup plus rare. J’ai souvenir d’avoir chialé dans mon enfance à la fin des Souris et des hommes de John Steinbeck, quand George ne tue pas Lenni, mais qu’il lui

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donne la mort. J’ai pleuré à la mort de Porthos dans Le Vicomte de Bragelonne, un épisode que je tiens avec la fin de Gavroche pour les plus émouvantes pages de la littérature française. Plus récemment, je me souviens d’avoir ravalé un sanglot (ce qui n’est pas tout à fait la même chose que pleurer) en lisant La Route de Cormac McCarthy.

COMME UNE ROBE SUR LE CORPS DU TEXTE Dans Le Roman de Jim, Bailly a choisi pour narrateur un homme éperdu d’amour pour un enfant qui n’est pas son fils, mais qu’il va élever jusqu’à ce que son père biologique fasse un retour mélodramatique dans le récit. Le gosse se prénomme Jim. Avant ma lecture, je trouvais ce titre – Le Roman de Jim – faible et paresseux. Une fois le livre refermé, il me semble parfait: il tombe comme une robe sur le corps du texte. Il faut dire que, dans l’histoire que raconte Bailly, personne n’a de nom de famille, juste des prénoms. Encore faudrat-il attendre les toutes dernières pages pour apprendre celui du narrateur: Aymeric, où l’on entendra peut-être une idée d’aimer. Il a fait un an de prison pour une peccadille. Tout le monde le trouve incroyablement gentil, même si lui proteste. «Je n’étais pas d’accord avec cette idée que la gentillesse c’est l’exception. J’avais plutôt l’impression inverse, que la plupart des gens sont gentils. On dit le contraire à longueur de temps, que les gens sont fous, que les gens sont mauvais, mais la plupart des gens sont sages, dociles, obéissants, soumis. La grande, l’immense majorité des gens sait très bien se tenir.» Tout le monde est gentil dans le roman de Bailly. C’est la vie qui l’est un peu moins. Le roman n’est pas long, mais s’étale sur vingt ans avec une fluidité remarquable. L’action se passe à Lyon et surtout dans le Haut-Jura. On retrouve un peu les mêmes paysages que dans L’Inconnu de la poste de Florence Aubenas. Aymeric est un type bien. Il raconte sa vie avec une honnêteté rousseauiste. Quand une de ses petites amies le traite de «prolo» il ne s’offusque pas, mais songe: «Le terme m’évoquait de vagues souvenirs de cours d’histoire au lycée (…) C’est le genre de qualificatif qui découle forcément d’un point de vue extérieur. Parce qu’on se qualifie rarement comme il faut. On ne sait jamais dans quelle division on évolue. Et puis, tout simplement, on ne se qualifie pas soi-même.» Lisez Bailly.

 ARNAUD VIVIANT Emma Cline, Harvey, éd. La Table ronde, 105 p., 14 euros.  Don DeLillo, Le Silence, éd. Actes Sud, 112 p., 12 euros.  Pierric Bailly, Le Roman de Jim, éd. POL, 251 p., 19 euros.

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