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DANS L’ATELIER

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LE MOT

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JEANNE BALIBAR ARTISTE DÉSAXÉE

Chanteuse, danseuse et réalisatrice singulière, Jeanne Balibar est à l’affiche d’un spectacle puissant de Frank Castorf, mêlant les écrits de Racine et Antonin Artaud. Entrons dans les coulisses avec une femme dont le sens du décalage marque les prises de position artistiques et politiques.

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texte caroline châtelet photos mehrak, hans lucas pour regards

Depuis le début des années 1990, Jeanne Balibar enchaîne les projets au théâtre et au cinéma.

Il y a des artistes dont le souvenir s’imprime durablement dans la mémoire. Pour Jeanne Balibar, c’est une voix grave, suave ou piquante, une présence balançant entre délicatesse et détermination, un jeu entier, profond et singulier, capable d’un engagement et d’une versatilité rares. Ce sont aussi des prises de position publiques telle cette tribune publiée dans Le Monde, cosignée durant le premier confinement et interpellant le gouvernement sur son absence de réactivité quant à la crise affectant le secteur de la culture. C’est encore son intervention lors de la Cérémonie des Césars 2021 pour souligner l’invisibilisation des comédiennes après quarante ans et critiquer la réforme de l’assurance-chômage prévue pour le 1er juillet. Mais c’est aussi un parcours d’actrice passionnant, tant au théâtre qu’au cinéma. Car depuis le début des années 1990, Balibar a plus d’une cinquantaine de films – et presque autant de spectacles – à son actif. Née en 1968 du philosophe Étienne Balibar et de la physicienne Françoise Balibar, elle fait d’abord ses humanités à l’École normale supérieure avant d’intégrer le Cours Florent, puis le Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Elle joue ensuite sous la direction de metteurs en scène et réalisateurs prestigieux: Philippe Adrien, Julie Brochen, Alain Françon ou encore Olivier Py côté théâtre; Arnaud Desplechin, Jacques Rivette, Maïwenn, Olivier Assayas ou Mathieu Amalric – qui fut son compagnon – côté cinéma.

DES RETROUVAILLES PARTICULIÈRES Aujourd’hui, avec de telles collaborations et une reconnaissance aussi critique que publique (elle reçut le César 2018 de la meilleure actrice pour son rôle dans le film Barbara d’Amalric), Jeanne Balibar aurait pu laisser sa carrière ronronner. Il n’en est rien, et ses derniers projets attestent du goût d’une artiste pour le déplacement et le décentrement. Elle est ainsi passée à la réalisation avec son film Merveilles à Montfermeil, sorti en janvier 2020, et s’est accomplie dans la mise en scène avec Les Historiennes, spectacle plongeant dans la vie de trois femmes narrées par des historiennes. Sa collaboration au long cours avec l’Allemand Frank Castorf, maître du théâtre européen, reste fructueuse: nous avons rencontré Jeanne Balibar à l’occasion des représentations de Bajazet – En considérant Le Théâtre et la peste, monté par Castorf au Théâtre national Dona Maria II de Lisbonne. Lors d’un échange téléphonique précédant le reportage, Jeanne Balibar avait glissé «ne pas être très loquace en ce

Ayant réouvert mi-avril, comme tous les lieux culturels portugais, le Théâtre national Dona Maria II, dirigé par le metteur en scène et auteur Tiago Rodrigues, reçoit le public à mi-jauge.

Dans la grande salle de 428 places au total, le plateau accueille Bajazet (mis en scène par Frank Castorf, scénographie d’Aleksandar Denic). Le comédien Adama Diop y interprète Osmin, le confident d’Acomat.

À quelques minutes de la représentation, Jeanne Balibar se maquille, se coiffe et s’habille dans sa loge, aidée de l’habilleuse Clara Ognibene. Hanna Lasserre, assistante à la mise en scène, passe la saluer.

moment». Manière, qui sait, de s’excuser à l’avance, cette précaution se révéla plutôt le signe d’une concentration extrême. Car lorsque nous assistons, le 8 juin après-midi, au filage technique au Théâtre Dona Maria II, la comédienne est entièrement tendue vers la répétition qui s’annonce. Il faut dire que, pour toute l’équipe, ce sont des retrouvailles particulières… Produit par le théâtre de Vidy-Lausanne en Suisse et interprété par quatre autres acteurs (Jean-Damien Barbin, Adama Diop, Mounir Margoum et Claire Sermonne), le spectacle créé en octobre 2019 a vu une grande partie de sa tournée amputée par la pandémie. Hormis deux dates en décembre 2020 à Porto, elle est en suspens depuis février 2020. Une «situation très étrange» , confie Balibar, qui explique ainsi la fébrilité palpable dans la salle.

L’AMOUR ET LE POUVOIR D’autant que chaque spectacle de Frank Castorf, qui fut directeur de 1992 à 2016 du théâtre de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, à Berlin, est une œuvre somme, exigeante pour les comédiens. D’une durée de quatre heures, Bajazet mêle à la tragédie en cinq actes de Jean Racine, datant de 1672, plusieurs textes du poète et écrivain Antonin Artaud, ainsi que quelques citations de Blaise Pascal et de Fiodor Dostoïevski. La pièce de Racine s’inspire d’un épisode de l’histoire ottomane, auquel la scénographie donne, à jardin, le décor d’une tente bleue évoquant une burqa, tandis qu’à cour, une cuisine (dont l’intérieur est caché à nos regards) est surplombée par une enseigne lumineuse «Babylon 0-24» et par le portrait du sultan Amurat. La tragédie se déroule dans le sérail de celui-ci. Tenant le siège de Babylone, le souverain a placé au pouvoir sa favorite Roxane. Omniprésent par sa puissance, quoiqu’absent de toute la pièce hormis via son portrait, Amurat souhaite la mort de son frère Bajazet, alors que Roxane, amoureuse de ce dernier, conspire pour le mettre sur le trône. Au fil de la pièce, les intrigues se nouent et se dénouent entre Roxane, Bajazet, Atalide son amante, le vizir Acomat et son confident Osmin. Redistribuée par

« L’écriture des pièces reflète en général des hiérarchies sociales, avec les premiers rôles, etc. Chez Castorf, ce n’est jamais comme ça, il redistribue les cartes. »

« Le pouvoir de Roxane est illusoire. Sa soi-disant toute puissance féminine est un leurre absolu et toute la pièce raconte comment elle tente de croire au pouvoir que font semblant de lui donner les hommes. »

Castorf entre les cinq acteurs, la tragédie constitue, explique Jeanne Balibar, «une pièce sur la folie, le délire amoureux, ainsi que sur le pouvoir des hommes sur les femmes». Un mouvement souligné par l’adjonction de nombreux textes d’Artaud, dont les écrits, en appelant un théâtre pensé comme un rituel vital, amplifient les états émotionnels et les réflexions des personnages. Ce remaniement et cette manière de faire se frotter plusieurs écrits, habituels chez Castorf, participent d’un geste de décentrement du texte. «C’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime tellement son théâtre, précise l’actrice. Je serais bien en peine de dire où est le centre de la pièce, quel acteur représente le centre de la mise en scène. C’est presque cela le plus beau, dans son travail: cette contestation de la hiérarchie des nécessités. L’écriture des pièces reflète en général des hiérarchies sociales, avec les premiers rôles, etc. Chez lui, ce n’est jamais comme ça, il redistribue les cartes.» Pendant une poignée d’heures, l’équipe retraverse le spectacle. Texte en main pour certains acteurs, d’autres sollicitant parfois l’assistante à la mise en scène Hanna Lasserre pour une réplique, chacun reprend ses marques. Interrogée sur cette longue interruption, Jeanne Balibar confie le caractère «un peu flippant de cette répétition» en même temps que le plaisir de reprendre. «C’était le même bonheur avant que le spectacle ne s’arrête, et je retrouve la continuation de la même recherche.» Le filage consiste, pour elle, à «retrouver la gestuelle et la mémoire des incantations. Mais au fond, quand on s’est re-souvenu, cela agit de manière magique immédiatement. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de changements, mais ceux-ci sont liés au fait que je ne m’intéresse plus aux mêmes choses qu’il y a un an et demi. On change…»

Durant le filage technique, Hanna Lasserre et les comédiens Jeanne Balibar et Adama Diop enchaînent le texte.

N’ayant quasiment pas été joué depuis février 2020, le spectacle impose divers réglages techniques.

Si la tragédie de Racine est menée à son terme, le spectacle se prolonge après la mort des personnages. Ici Roxane (Jeanne Balibar), Bajazet (Jean-Damien Barbin) et Osmin (Adama Diop).

Dans une scène évoquant un film noir, Roxane (Jeanne Balibar), filmée par Severin Renke, presse Bajazet de lui déclarer son amour.

« On fabrique de moi une image de militante d’extrême gauche, alors que j’ai le sentiment de faire juste preuve d’un peu de civisme. On change plus le monde par ses œuvres qu’en prenant position dans le débat public. »

Le lendemain, mercredi 9 et jour de première, il est environ 22heures lorsque le spectacle se termine sous une ovation du public, les quelque deux cents spectateurs du soir – la jauge du théâtre étant divisée par deux en raison des restrictions sanitaires – applaudissant à tout rompre. La représentation a été magistrale. Exit les incertitudes de la veille, les acteurs ont parfaitement maîtrisé leur rôle et leur engagement a été total. Toute la puissance du travail de Castorf s’est déployée, avec son art raffiné du montage, sa manière d’entremêler les niveaux de discours, la vidéo et le théâtre, de superposer les périodes historiques. Tandis que l’emboîtement des langues de Racine et d’Artaud fait saillir les actions et mouvements intimes des personnages, des références contemporaines (deux unes du journal suisse Le Temps, l’une dédiée à Emmanuel Macron, l’autre à Donald Trump) ancrent ces luttes pour le pouvoir dans le monde contemporain. Certains costumes outrageusement siglés Louis Vuitton ou Chanel disent la collusion entre grands groupes de luxe (et de médias) et pouvoir politique.

UN THÉÂTRE DU CONFLIT Dense et complexe, tout entier fondé sur le jeu de ses interprètes, truffé d’humour et d’ironie, travaillant avec la vidéo la question des intrigues et autres secrets d’alcôve noués loin de nos regards, ce théâtre en état d’urgence interpelle et bouscule le spectateur. Cette sensation de n’y rien comprendre, mais de tout ressentir, n’empêche pas la réflexion. Ainsi, la prolongation du spectacle après la mort des personnages de la tragédie racinienne produit une critique pertinente. Critique des structures de pouvoir, critique du patriarcat qui s’incarne dans le retour ironique en cuisine de Roxane et Atalide et la fuite d’Osmin et Acomat. Comme le rappelle Jeanne Balibar, «le pouvoir de Roxane est totalement illusoire. Sa soi-disant toute puissance féminine est un leurre absolu et toute la pièce raconte comment

elle tente de croire au pouvoir que font semblant de lui donner les hommes. Ceux qui s’en sortent sont les combinards, ceux qui ont les mains dans le cambouis de la politique.» Si «le récit est fini, la structure, elle, continue et n’a pas disparu…» C’est depuis 2012 que la comédienne travaille avec Frank Castorf – qui est également son compagnon. Une expérience essentielle qui «a tout déplacé» pour elle. «À la Volksbühne, j’ai participé à l’une des rares grandes histoires de troupe du théâtre européen depuis les années 1970. Cette histoire a une signification artistique, esthétique, politique, sociologique, urbaine, quotidienne – dans la vie des habitants d’une ville comme de celle des acteurs et techniciens qui y participent.» Elle identifie dans cette capacité à faire du théâtre dans la cité «la vérité d’une troupe de théâtre», bien au-delà d’une «association d’intérêts symboliques et pécuniaires». Une définition à laquelle seul le Théâtre du Soleil répondrait en France, selon elle. Avec le metteur en scène allemand, la comédienne a rencontré ce qui l’anime intimement: l’idée que l’art «expose le conflit» . «Castorf prend acte que le théâtre est fait pour raconter les contradictions entre les personnes, les idées, les groupes, les pulsions. La matière du poème théâtral est l’antagonisme.» Sa propre personnalité, qu’elle décrit comme «labourée par les contradictions», expliquerait le choix de son métier. «La fiction, le jeu explorent comment je ne suis pas toi et comment je ne suis même pas moi. C’est le rapport à l’autre, sachant que tous les “je” sont des autres et que “je” est aussi un autre.» Considérant «la langue des poètes, la langue de la fiction comme des langues étrangères», Jeanne Balibar cultive sa curiosité: «Je m’intéresse à écouter la langue de l’autre, à comprendre comment j’entends.» Cette recherche est aussi celle de son film Merveilles à Montfermeil. Racontant les itinéraires d’une équipe municipale, le film réunit aux côtés d’acteurs reconnus (Emmanuelle Béart, François Chattot, Valérie Dréville, Mounir Margoum, Ramzi Bedia, etc.) «d’autres acteurs du monde, qui sont des habitants de Clichy-Montfermeil». L’œuvre est aussi fantasque par certaines de ses scènes que sensée dans son propos, notamment dans sa manière de donner à voir la façon dont l’intime infuse le politique. Le 10 au matin, la comédienne – comme le reste de l’équipe – semble apaisée par la représentation de la veille. On en profite pour l’interroger sur ses engagements politiques et ses déclarations récentes, à propos de la politique d’Emmanuel Macron ou du sexisme. «Je suis toujours très étonnée, car j’ai l’im-

pression que l’on fabrique de moi une image de militante d’extrême gauche, alors que j’ai le sentiment de faire juste preuve d’un peu de civisme.» Si ses prises de paroles répondent à une nécessité de l’instant, elle se dit convaincue «qu’en tant qu’artiste, on change plus le monde par ses œuvres qu’en prenant position dans le débat public» .

LES FEMMES QUI DISPARAISSENT Pour autant, lui a-t-on fait payer certaines de ses interventions? «Non. Mais cela soulève la question dont j’ai parlé aux Césars 2021, qui est l’invisibilisation des femmes après quarante ans dans notre société. Nous, les actrices, sommes à la fois soumises à cela et instrumentalisées pour cela. Faire disparaître les femmes qui ont acquis de

Bajazet – En considérant Le Théâtre et la peste, Jean Racine / Antonin Artaud, mise en scène Frank Castorf. En tournée du 2 au 5 décembre 2021 à Bobigny (MC93) et du 6 au 10 avril 2022 à Strasbourg (TNS/Le Maillon). l’expérience implique que la représentation de la société par le cinéma opère la même chose.» Car le cinéma et le théâtre transposent une situation plus générale. «Le corollaire de cela, c’est le principe capitaliste de la concentration du pouvoir entre les mains de trois ou quatre femmes – elles-mêmes pas d’accord avec ce système –, qui donne l’illusion que celles qui restent sont celles qui ont le plus de talent.» Il y va aussi d’une tromperie, analyse la comédienne: «Lorsque les femmes débutent, on leur fait croire qu’elles sont les bienvenues. Elles se tranquillisent, consolident leurs compétences, prennent de l’expérience. Puis tout à coup, fini, elles sont mises au rebut.» Et d’y voir le sort de Roxane à la fin du spectacle: «Il ne s’agit pas seulement d’histoires de sultan, c’est réellement la condition féminine.» Jeanne Balibar considère le mouvement #MeToo comme une chance de rouvrir le chantier des conquêtes féministes. Une lutte qui, à l’image de la majorité de ses engagements politiques et projets artistiques, se fonde sur la nécessité… d’un décentrement. «Le féminisme consiste à ne pas se mettre au centre. C’est une lourde erreur de vouloir occuper le centre à la place des hommes. Contester cette notion de centre, c’est le seul moyen de contester les hiérar-

chies.»  caroline châtelet

Dans sa loge, la comédienne se concentre, relisant son texte jusqu’aux derniers instants.

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