Semestriel Regards - Premier semestre 2022

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REGARDS

EST UNE

SCOP

INVITÉ·E·S DANS CE NUMÉRO

ROBERT GUÉDIGUIAN PHILIPPE CORCUFF NICOLAS CADÈNE ALAIN BERTHO OSKAR GUILBERT MONIQUE WITTIG


FAIRE PEUPLE

Le peuple uni ne se sera jamais vaincu. On peut dire ce que l’on veut des slogans. Qu’ils sont réducteurs. Primaires. Utopistes. Il y a pourtant une part de vrai. Il faut dire que les temps sont durs. Et l’odeur nauséabonde. Alors, on s’accroche à ce que l’on peut. Un chant. Un slogan. Un roman. Un film ou un ballet. Pourvu que le ciel s’éclaircisse. Pourvu que l’on frissonne. Et que l’on chante. Et danse. Voyez là cette foule, ce peuple chilien qui savoure la victoire. La victoire d’un peuple uni contre l’extrême droite. Alors qu’ici en France, les nostalgiques de Pétain menacent, le Chili s’est offert une victoire historique contre les héritiers de Pinochet. Un vent d’espoir venu de la gauche. Une gauche incarnée par une nouvelle génération. Gabriel Boric, le nouveau président chilien, est un ancien leader étudiant. Il n’a que trentecinq ans et il est désormais le mieux élu que le Chili ait connu. Mais cette victoire n’est pas celle d’un homme seul. C’est la victoire, avant tout, des mouvements sociaux. De plusieurs années de luttes. Des luttes qui ont coû-

té cher aux Chiliens avec une répression de leurs manifestations. Des violences avec les forces de l’ordre qui auraient pu rebattre les cartes pour l’élection présidentielle – laissant un temps entrevoir une progression symptomatique de l’extrême droite. Mais le peuple mobilisé a tenu bon. « Gabriel Boric a su parler au cœur des Chiliens », analyse l’ex-député écologiste des Français de l’étranger, Sergio Coronado. Ce natif du Chili l’assure : « Il a gagné parce qu’il a su s’adresser à ceux qui ne croyaient plus en la politique. » L’extrême droite a été vaincue parce que l’électorat populaire s’est mobilisé. Parce que le candidat de la gauche radicale, Gabriel Boric, a su porter haut et fort les revendications des mouvements sociaux. Politiques, mouvements sociaux, intellectuels, artistes, unis. El pueblo unido jamás será vencido, comme ils disent. On en rêve. Quoi ma gauche, qu’est-ce qu’elle a ma gauche ? En France, le paysage politique, tout comme celui des mouvements sociaux, ne fait pas rêver. Pire ! Il est inquiétant. Alarmant. Comme le

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ÉDITO

sentiment d’une société atone. Que la gauche sociale, politique, intellectuelle a disparu. Comme si un scénario à l’italienne, avec la disparition pure et simple de la gauche, était d’ores et déjà acté, écrit. Et comme si tout le monde s’en foutait – à commencer par les premiers d’entre eux. Certes, il existe toujours des foyers de résistance, un peu partout en France. Il reste quelques Gilets jaunes pour occuper les ronds-points et ils sont parfois rejoints par les contestataires du pass sanitaire. Ça ne fait pas masse. Encore moins peuple. Il faut dire que la crise sanitaire passant, ses effets sur le moral, la détresse psychologique, la peur du lendemain et la crise qui vient – sociale, économique et écologique – n’aident pas à imaginer les jours heureux. Nos leaders de gauche ne nous y aident pas non plus. Entre ceux qui voulaient une primaire de la gauche. Ceux qui veulent l’union coûte que coûte. Et ceux qui disent : « Tous derrière moi, et cessez vos jérémiades. » La gauche nous offre un bien triste spectacle. On a souvent dit qu’on avait la gauche la plus bête du monde. On se retrouve avec une gauche grand-remplacée. Misère des temps : c’est l’extrême droite qui semble gagner la course de l’alternative au « en même temps » macronien. Comment en est-on arrivé là ? Comment la gauche a-t-elle laissé faire ? Serait-ce l’histoire d’une capitulation ? Vous trou-

Voyez là cette foule, ce peuple chilien qui savoure la victoire. La victoire d’un peuple uni contre l’extrême droite. verez nos réponses, analyses, entretiens et repères sur le sujet dans le dossier de ce numéro. De la gauche, il est aussi question dans un grand entretien avec le réalisateur Robert Guédiguian, qui nous parle du Mali post-indépendance à l’occasion de la sortie de son très beau film, Twist à Bamako. Vous trouverez également de quoi vous distraire dans l’atelier, au cœur de la fabrique du jeu vidéo alternatif. Vous découvrirez ainsi comment Twin Mirror fait vibrer la corde sociale en évoquant le devenir de la classe ouvrière. Embarquez aussi dans l’espace, aux côtés des millionnaires, vers les nouvelles frontières du capitalisme. Passionnant. Passionnante aussi, et très actuelle : la pionnière du féminisme Monique Wittig, à laquelle notre interview posthume rend la parole. Bonne lecture !  pierre jacquemain

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SOMMAIRE 06 ENTRETIEN

ROBERT GUÉDIGUIAN « JE MILITAIS TOUTE LA JOURNÉE ET JE DANSAIS TOUS LES SOIRS »

14 CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO

LES ACTRICES DOPÉES AUX SUPERHÉROÏNES 16 ENQUÊTE

QUELLE ÉNERGIE CONTRE LE DÉSESPOIR ? 24 LE MOT

TECHNOLATRE

TECHNOLATRE

66 CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT

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S’ATTAQUER AUX RÉSISTANCES

68 ENQUÊTE

LA TERRE RECONQUISE PAR L’ESPACE


26 DOSSIER

LA GAUCHE GRAND REMPLACÉE 80 L’OBJET

LE SOUS-MARIN

82 DANS L’ATELIER

OSKAR GUILBERT, GAME CHANGER

« NOUS LEUR SOMMES MÊME 94QUAND INTERVIEW POSTHUME MONIQUE WITTIG RENTRÉES THÉORICIENNE ET MILITANTE FÉMINISTE ! » DEDANS

102 UNE ANNÉE EN DESSINS AVEC LÉNA & GALA


« LES DÉBUTS DES RÉVOLUTIONS SONT TOUJOURS DES FÊTES » Avec Twist à Bamako, Robert Guédiguian dépeint le Mali des années 1960, sa nouvelle indépendance, sa promesse d’un socialisme révolutionnaire et sa jeunesse qui dansait. Il nous raconte cette histoire et sa manière de la voir. propos recueillis par catherine tricot et pierre jacquemain photos ©marie-pierre dieterlé/divergence

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ENTRETIEN


R

egards. Comment présenter ce film, Twist à Bamako ? Est-ce un film sur la tradition ? Le socialisme ? Les mutations d’un pays post-indépendance ? Robert Guédiguian. C’est un film historique, au sens le plus strict du terme, qui traite une partie de notre histoire – je dis « notre histoire » parce que l’histoire est universelle. En l’occurrence, c’est ce moment particulier de l’histoire de l’Afrique, de l’indépendance avec une voie choisie vers le socialisme – et non pas le capitalisme. Ils veulent réaliser un rêve panafricain. Ce moment me semblait important à travailler, aujourd’hui, pour parler de la possibilité socialiste, du moment communiste. Et aussi de la fête qui lui est attachée. D’une manière générale, je trouve qu’on n’a pas assez insisté sur la manière dont les révolutions de type communiste ont été des moments de grande libération. On insiste lourdement sur les années de soviétisme pour opposer liberté et socialisme. Or aucun historien ne dira le contraire : les débuts des révolutions sont toujours des fêtes. Dans ce moment-là, au Mali, il y a eu l’irruption de la danse des années 1960, de la musique afro-américaine. Alors il y avait cette fête – les corps, la danse, l’amour, pas seu-

lement la collectivisation des terres ou la nationalisation de l’industrie minière. Tout cela marche de concert, ne s’oppose pas. Un des personnages du film, en raillant tout son bureau politique, le résume : « Lénine disait que le socialisme, c’est l’électrification du soviet, plus le twist. » Ce personnage, c’est moi quand j’avais dix-huit ans. Je militais toute la journée et je dansais tous les soirs. Comment avez-vous appréhendé l’écriture de ce film sur une société postcoloniale, en tant que réalisateur blanc ? Vous êtes-vous posé la question ? Je n’ai pas un point de vue de Blanc, ni de Noir, j’ai un point de vue de classe. Il y a cette citation de Frantz Fanon : « Rien de ce que je dis n’a à voir avec ma couleur de peau. Ce que je dis a à voir avec ce que je pense du monde. Ma pensée est libre. » Ma pensée tout entière, mes sentiments ne sont pas ceux d’un Blanc, mais de quelqu’un qui vit sur Terre et qui pense que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. L’histoire de l’Afrique de l’Ouest, c’est mon histoire. Parce que l’histoire du monde est mon histoire. Je ne vois pas au nom de quoi je ne parlerais pas de mon histoire. Je ne me l’approprie pas, c’est la mienne. Je suis entré dans cette histoire, l’histoire du film,

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ENTRETIEN

en visitant l’exposition de Malick Sidibé. J’ai été sidéré par les photos, si belles. J’ai été impressionné de voir tous ces jeunes gens très beaux qui se tordaient dans tous les sens dans le noir et blanc de ces photos très brutes. J’ai voulu aller plus loin. Nous nous sommes aperçus que c’est à ce moment-là, au moment de l’indépendance, que ces photos avaient été prises. Cet instant révolutionnaire, d’indépendance, m’est apparu comme un instant formidable, et c’est alors que nous avons pensé réaliser un documentaire – ou une série, comme c’est à la mode. Je suis parti d’une photo pour faire le film : celle d’un jeune homme en costume blanc et d’une fille mignonne en petite jupe. Tous les deux sont pieds nus et ils dansent. J’ai voulu imaginer la vie de ces deux personnages. Il est beaucoup question du rapport complexe entre tradition et révolution… Il ne faut pas faire de concession sur les questions morales et culturelles. La tradition est mauvaise ? On la jette ! Je me méfie de l’idée de patrie et, de plus en plus, de ces espèces de notions grâce auxquelles on supprime les oppositions de classe dans les sociétés. La faillite des partis socialistes, en 14-18, est d’avoir voté les crédits de guerre. Ils ont tous adhéré à la défense de la patrie

et donc à une forme de nationalisme. Aujourd’hui encore, c’est une idée revendiquée, à gauche comme à droite. L’idée de patrie ne fonctionne que dans des moments révolutionnaires. La patrie, c’est l’endroit, la communauté dans laquelle un combat se mène – un combat pour survivre. Après, quand un pouvoir est installé, quand les choses roulent, quand les frontières sont sûres, les peuples remplacent la patrie. L’endroit d’où l’on vient, celui où l’on naît ne sont pas plus déterminants que ça dans mon regard. On perçoit une forme de beauté perdue, dans votre film… Le passé est la seule critique radicale du présent. Je ne suis pas nostalgique. Ce qui s’est passé pourrait réapparaître sous une nouvelle forme. On aurait à nouveau l’espérance, le sens du combat, le sens de la fête. Et une nouvelle esthétique. Pourquoi ce modèle socialiste, ce rêve ou ce moment communiste ontils échoué ? Ce film parle d’une contrerévolution. Les commerçants puissants, riches, de Bamako ont manifesté contre le pouvoir socialiste. Ils ont organisé une résistance et mis en place un marché noir

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ENTRETIEN

qui a participé au déclin de l’économie malienne. Tout cela a été rendu possible par des alliances de circonstance avec les grands chefs de village – au moins les plus importants. Il est intéressant de souligner le rôle des chefs de village parce que pendant longtemps, on a pensé qu’il avait existé une sorte de communisme primaire dans les villages. En réalité, pas du tout : il y a des castes, des normes, des esclaves. Les chefs s’accommodaient très bien de la colonie, le combat de l’indépendance n’était pas le leur. Enfin, en sous-main, l’ancienne puissance coloniale œuvrait évidemment en faveur des bourgeois. C’est ce qui a rendu possible le coup d’État qui a renversé le pouvoir en place, comme cela a pu se produire dans de nombreux pays d’Afrique. À partir de ce moment-là, ça a été machine arrière : le collectif a été sacrifié pour les intérêts privés. La religion et le religieux, l’islam et l’imam ont-ils pesé ? L’islam est ancien au Mali, il y est beaucoup représenté par les confréries – comme au Sénégal par exemple. C’est un islam qui a eu une influence énorme, mais qui n’a, pendant longtemps, pas été politique. D’ailleurs, l’islam aussi s’accommodait très bien de la colonisation, il était une forme de principe.

« Le passé est la seule critique radicale du présent. Je ne suis pas nostalgique. Ce qui s’est passé pourrait réapparaître sous une nouvelle forme. » Cela a changé. Auparavant, les chefs de village faisaient figure d’autorité. Aujourd’hui, il y a une forme de bicéphalisme dans tous les villages, avec deux chefs : l’imam et le chef de village. C’est très récent. Un nouvel islam s’est imposé et a conduit le Mali vers une forme de régression. Il y a cette phrase, dans le film : « On n’est pas prêt pour le socialisme, mais sans socialisme, l’indépendance est impossible. » Vous êtes d’accord ? Je le pense complètement. Le Mali n’était pas prêt pour le socialisme. L’indépendance ne pouvait se faire que dans une forme de collaboration. Et même au-delà d’une collaboration, c’est-à-dire dans une indépendance qui se poursuit sous

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une autre forme. Mais on sait ce que donne une autre collaboration : cela s’appelle le néocolonialisme. Aucun pays d’Afrique n’est indépendant. On entend, y compris à gauche, l’idée qu’il faudrait se protéger : protéger qui l’on est, notre identité, notre culture. Vous partagez cet avis ? En fait, je m’en fous. Je n’ai peur de rien. Et pour être un peu plus provocateur, je dirais que je me fous aussi du grand remplacement. Dans la vie de tous les jours, je suis remplacé sans arrêt. Je n’ai rien à voir avec les gens qui vivaient en France il y a trois siècles. Vous dites pourtant que vous êtes attaché à la culture, et même que « la culture, ça se protège ». N’est-ce pas contradictoire ? Nous avons tous besoin de voir des films tournés dans des décors que nous connaissons. Qui nous sont familiers, dans des langues que nous connaissons, avec des corps que nous connaissons. L’exception culturelle vaut pour chaque pays, et elle ne vaut que dans l’échange. En France, on défend l’exception culturelle du point de vue du pays qui accueille le plus de films du monde entier. Il n’y a pas de pays plus ouvert que la France au cinéma. Il n’y a pas un

endroit au monde, comme en France, où l’on voit autant de films étrangers. L’exception culturelle s’oppose à l’envahisseur, c’est-à-dire grosso modo à l’impérialisme cinématographique américain – qui est bien réel, puisque 90 % des productions du monde viennent des États-Unis. Pour autant, il ne s’agit pas pour moi de dire qu’il faudrait se fermer ou boycotter. Le système français est absolument génial. On dit aux Américains : “À chaque fois que vous diffusez un film en France, on vous taxe”. Ça va directement dans les caisses du cinéma français. Tous les pays du monde devraient adopter ce modèle. Dans le livre-entretien Les lendemains chanteront-ils encore ? (éd. Les Liens Qui Libèrent), vous revenez avec le journaliste de Politis Christophe Kantcheff sur le « moment communiste ». Ça veut dire quoi, être communiste, en 2022 ? Je crois que la société entière devrait se poser la question du pourquoi être communiste. Être communiste est une manière d’envisager le monde qu’il faut remettre au goût du jour. Être communiste aujourd’hui, cela veut dire l’être en permanence : c’est un impératif catégorique et une éthique. Tout ce que je fais est sous-tendu par l’idée de créer du communisme, c’est-à-dire du commun

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ENTRETIEN

et du partage, des moments où collectif et individu ne s’opposent pas. Une entreprise peut être un moment communiste, une ZAD et un film également. Si j’exagère, le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron est aussi un moment communiste. Il faut s’opposer aux multinationales, mais il faut travailler la législation afin de faire du communisme à l’intérieur des entreprises plus moyennes. Si l’on regarde en arrière, les nationalisations n’ont absolument pas créé l’appropriation de l’outil de travail par les travailleurs. Et la gauche, dans tout ça : elle vous désespère ? À gauche, personne ne me fait rêver d’une autre société, d’un autre monde, de la possibilité d’une alternative. Il y a quelques envolées à gauche, dans les discours notamment, par exemple chez Jean-Luc Mélenchon, mais cela reste souvent sur le factuel. Les représentants répondent à des questions qui viennent d’être posées. Selon moi, ce n’est pas comme cela que l’on redonne du goût à la politique. La politique a à voir avec la littérature, la morale, la philosophie. Je trouve horrible que Fabien Roussel porte un discours anti-intellectuel. Surtout quand on connaît l’histoire du Parti communiste français… Il ne faut pas abandonner le rapport intellectuel aux

« Être communiste aujourd’hui, cela veut dire l’être en permanence : c’est un impératif catégorique et une éthique. Tout ce que je fais est sous-tendu par l’idée de créer du communisme, c’est-à-dire du commun et du partage. » choses. II n’y a plus de ponts entre les mondes artistiques, intellectuels et politiques parce que le projet est inexistant. À partir de l’idée de projet, même s’il est mou, de l’idée de direction avec quelques points de vue clairs sur l’économie, l’écologie ou le social, on peut créer une convergence. Mais personne ne semble vouloir se donner la peine de bâtir ce projet. Pour l’élection présidentielle, je pense que c’est trop tard. Il faudrait faire le Congrès de Tours à l’envers. Je n’oublie pas que la gauche en Occident n’a jamais gagné qu’en étant unie.  propos recueillis par catherine tricot et pierre jacquemain

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MARVEL, VOIE ROYALE POUR LES ACTRICES DE PLUS DE CINQUANTE ANS ?

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ternals, la dernière production de Marvel (Disney) adaptée des comics narrant les aventures de redoutables gardiens et gardiennes de l’ordre terrestre, a quelque chose de singulier. D’une part parce qu’une femme, la réalisatrice oscarisée Chloé Zhao, était aux manettes, mais surtout parce que deux de ces Éternel(le)s étaient des femmes de plus de quarante-cinq ans. Ainsi Angelina Jolie (quarante-six ans) et Salma Hayek (cinquante-cinq) figurent-elles fièrement parmi les puissantes combattantes opposées aux « déviants » mettant en péril l’équilibre terrestre. Le fait que le scénario et la réalisation soient le fait d’une femme n’a probablement pas été étranger à ce choix. Si ce film n’appartient pas à la franchise Marvel Cinematic Universe – MCU, la série des vingt-six films partageant depuis 2007 un même univers et des intrigues croisées –, il reflète l’évolution vers laquelle tendent les films de superhéros et superhéroïnes, en particulier

ceux de Marvel, dans la représentation des femmes. Il aura ainsi fallu douze ans pour qu’une femme porte seule un film issu du MCU : en 2019, Brie Larson revêt le costume de la puissante Captain Marvel. Et, en 2021, après être apparue de multiples fois comme personnage secondaire, Scarlett Johansson lui emboîte le pas pour prendre le rôle-titre de Black Widow. La sortie du film n’est d’ailleurs pas allée sans un bras de fer entre l’actrice et Disney autour des conditions d’exposition du film en salles et sur les plateformes. Bien que pionnières, Brie Larson et Scarlett Johansson, plus jeunes que la plupart de leurs homologues masculins, disposent d’une apparence en conformité avec les canons de beauté dominants. En ce sens, même si leurs rôles s’affranchissent des romances habituellement associées aux personnages féminins, ils ne dérogent pas aux représentations les plus communes des femmes telles qu’édictées par le cinéma. Du côté des hommes, au-delà des supe-

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LA CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO

rhéros, on a vu apparaître chez Marvel de nombreux acteurs de stature hollywoodienne. Sexagénaires pour la plupart, ils interprètent aisément des hommes d’action : Samuel L. Jackson pour l’incontournable Nick Fury, Josh Brolin dans le rôle du terrifiant Thanos, Robert Redford et Tommy Lee Jones dans Captain America, Ben Kingsley dans Iron Man, Sylvester Stallone et Kurt Russell dans Les Gardiens de la galaxie ou encore Michael Keaton dans Spider-Man, pour ne citer qu’eux. FEMME MATERNELLE OU PUISSANTE  ? En revanche, les rôles de femmes âgées endossés par des stars sont infiniment moins nombreux et apparaissent pour la plupart au motif d’une parenté plus ou moins directe avec les superhéros. Ainsi Michelle Pfeiffer interprète-t-elle l’épouse du beau-père de Ant-Man, incarné par Michael Douglas. Anthony Hopkins, dans la peau du dieu Odin, forme un couple parental avec Rene Russo qui joue Frigga, la mère du héros Thor (il est d’ailleurs considérablement plus âgé qu’elle). Dans Shang-Chi, Michelle Yeoh est la tante aimante du héros orphelin de mère et fait office de pendant féminin de son père démoniaque (Tony Leung). Angela Bassett, quant à elle, est la mère de T’Challa, alias Black Panther, veuve depuis l’épisode précédent de Avengers.

Aussi ces femmes, bien que dynamiques et disposant parfois de pouvoirs surnaturels, existent-elles majoritairement comme des figures maternelles, quand leurs équivalents masculins incarnent plus volontiers des personnages dont l’existence et le fil narratif prennent corps de manière autonome. On trouve cependant quelques exceptions avec Tilda Swinton, moine androgyne dans Dr Strange (ce qui a posé d’autres questions dans un contexte où les acteurs et actrices d’origine asiatique peinent à obtenir des rôles, Swinton ne l’étant pas) ou Glenn Close, commandante d’équipage des Gardiens de la galaxie. De même, Cate Blanchett, sœur aînée et ennemie de Thor, est la première méchante quasi quinquagénaire. Dans cette typologie de caractères, Annette Bening, alors soixante ans, fit exception en 2019 dans Captain Marvel en jouant à la fois Mar-Vell et l’intelligence suprême. Dans le comics d’origine, les deux figures étaient distinctes, la première étant un homme lié amoureusement à l’héroïne. Face aux difficultés rencontrées lors du casting, elles ont été fusionnées dans celle d’une femme surpuissante, mentor de Captain Marvel. Si toutes ces avancées restent timides, les films du MCU se positionnent de manière singulière dans un univers cinématographique toujours très stéréotypé.  ROKHAYA DIALLO

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ENQUÊTE

QUEL REMIX ÉNERGÉTIQUE POUR DEMAIN ?

Défi des années à venir, la question énergétique devrait être le débat central de la présidentielle, loin devant la sécurité, l’immigration, l’identité. Mais c’est à peine si l’on a commencé à en poser les termes. enquête réalisée par pablo pillaud-vivien et loïc le clerc

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Q

uelle énergie pour les années, les décennies, les siècles à venir ? Le nucléaire, le renouvelable  ? Comment la produire, la stocker, la consommer ? Et si le problème n’était pas qu’une histoire de temps ? L’enjeu de l’énergie est au cœur de la question climatique et de ses funestes conséquences en cas de dérèglement excessif. « Pour décarboner notre économie, il va falloir consommer plus d’électricité », notait ainsi l’éditorialiste de France Inter Thomas Legrand, le 12 octobre. Il est vrai qu’à ce stade, on arrive lentement à décarboner, mais on n’arrive pas à s’engager sur la voie de la sobriété. En effet, si nous souhaitons réduire nos émissions de carbone – ce à quoi nous parvenons petit à petit –, nous ne pouvons faire comme si demain allait être moins énergivore qu’hier. Transports, chauffage… nos sociétés font face à un paradoxe : fatalement, nous allons être amenés à consommer plus d’énergie, et il s’agirait que cette énergie soit la plus verte possible. Mais, dans le même temps, c’est précisément contre cette augmentation de notre consommation d’énergie qu’il faut lutter. La trajectoire envisagée, si ce n’est choisie par nos sociétés (du moins par nos représentants élus), se situe plutôt du côté du verdissement de l’énergie que de la frugalité. Selon le Haut-commissariat au Plan,

la part de l’électricité dans l’énergie finale consommée doublerait entre 2020 et 2050. Mais encore faut-il qu’elle soit durable. Bien évidemment, il est des pans de notre consommation d’énergie que nous devons réduire : les éclairages commerciaux, les passoires thermiques, etc. Tout ceci induit de changer notre modèle de consommation énergétique, et donc de sortir du consumérisme. LE PRIX DES FOSSILES

Cet objectif est inatteignable sans mettre fin au capitalisme et à ses inégalités intrinsèques. Mais a-t-on le temps de mettre fin au capitalisme ? La lutte contre le réchauffement climatique est une urgence qui, aujourd’hui, semble difficilement compatible avec la trop lente évolution de nos modes de consommation et de production. Un seul espoir, et non des moindres : la pandémie du Covid-19 a été gérée, dans des démocraties comme la France, de façon autoritaire. Du jour au lendemain, des millions de gens ont été confinés chez eux et obligés de porter un masque. C’est donc que des mesures fortes et radicales peuvent être prises si urgence il y a. Mais ces mesures peuvent-elles être pérennes ? Rien n’est moins sûr – on le voit depuis maintenant un an et demi. Par ailleurs, comme l’expose Alternatives économiques : « Les Terriens émettent chaque année 50 milliards de tonnes

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ENQUÊTE

de CO2, soit en moyenne 6,6 tonnes par personne dans le monde. Mais, quand on y regarde de plus près, 50 % de la population mondiale émettent 1,6 tonne par an et par personne, quand le 1 % des individus les plus polluants en émet… 110 ! Et, sans surprise, les plus riches sont bien représentés parmi les plus gros pollueurs. » Des chiffres qui ne perturbent pas le moins du monde un Jean-Marc Jancovici pour lequel « même les Français modestes consomment trop d’énergie ». Tout d’abord, il faut rappeler une réalité dont les ménages ont bien conscience : les combustibles fossiles n’ont jamais coûté aussi cher. Et ce n’est pas négligeable dans la facture énergétique. Aujourd’hui, la production d’électricité à partir de combustibles fossiles représente deux tiers de l’électricité mondiale. Or les réserves se raréfient dans un contexte d’augmentation des prix (dont la raréfaction est l’un des facteurs, mais pas le seul). En France, on entend souvent que le nucléaire représente près de 70 % de l’énergie électrique consommée. C’est vrai, mais il ne représente que 40 % de l’énergie primaire totale consommée en France. Le pétrole (28,1 %) et le gaz naturel (15,8 %) viennent compléter le podium. Or, avec le charbon (2,5 % de la consommation primaire finale de la France), ces trois matières premières sont des énergies

La lutte contre le réchauffement climatique semble difficilement compatible avec la trop lente évolution de nos modes de consommation et de production. fossiles qui émettent une part considérable des gaz à effet de serre – en 2018, plus de 70 % des gaz à effet de serre des émissions totales de la France étaient dus à de l’utilisation d’énergie, notamment dans les secteurs des transports et de l’industrie. Si l’on comprend facilement pourquoi il peut y avoir des fluctuations dans le prix de l’essence à la pompe – le marché du pétrole étant dépendant de multiples facteurs politico-économiques –, il est moins aisé de saisir pourquoi celui de notre électricité fluctue aussi (comme en témoigne la hausse de près de 25 % à l’automne 2021). Une raison principale à cela : le prix du mégawattheure d’électricité est indexé sur celui des sources d’énergie d’appoint, c’est-à-dire celui de la dernière centrale à gaz ou à charbon mise en route pour répondre à la

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NUCLÉAIRE

L’ÉLECTRICITÉ EN FRANCE

19 SITES

NUCLÉAIRES

3 23 000 m DE DÉCHETS

NUCLÉAIRES PAR AN

69,9%

10,9%

6,7%

6,1% PREMIER SEMESTRE 2022 REGARDS 2% 20

BIOÉNERGIES

SOLAIRE

ÉOLIEN

dont 17 qui ont dépassé les 40 ans de fonctionnement. Début 2021, l’Autorité de sûreté nucléaire a porté la durée d’exploitation des 32 plus vieux réacteurs du pays à 50 ans.

GAZ

HYDROÉLECTRIQUE

Données 2019, ministère de la Transition écologique

56 RÉACTEURS

2%


ENQUÊTE

demande. Cette règle européenne vise à éviter toute rupture d’approvisionnement… Un paradoxe parfaitement résumé par Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, dans Le Monde le 5 octobre 2021 : « Aujourd’hui, le mégawattheure d’électricité sort à 40 euros des centrales nucléaires françaises et vaut plus de 110 euros sur le marché. » LE COÛT DU NUCLÉAIRE

Même si l’on extrait théoriquement le nucléaire du reste des énergies et qu’on l’analyse indépendamment, il comporte aussi un problème : la construction, l’entretien et le démantèlement des centrales sont un gouffre financier. La Cour des comptes avait ainsi estimé en 2016 que les coûts de maintenance de nos centrales nucléaires seraient de 100 milliards d’euros d’ici à 2030. Car les investissements sont colossaux à partir de trente à quarante ans d’exploitation d’un réacteur. Pour répondre à la croissance de la demande de la consommation énergétique, et notamment d’électricité française, Emmanuel Macron a annoncé récemment la construction de nouveaux réacteurs nucléaires. On le sait, le coût de construction de l’EPR de Flamanville atteindra la somme colossale de 19,1 milliards en 2023 (contre 3,3 milliards envisagés en 2007). Mais, pour les trois paires envisagées par le président de la République, le ministère

Face à l’urgence climatique, nombreux sont ceux qui reviennent au nucléaire après avoir affirmé qu’il fallait en sortir le plus vite possible. de la Transition énergétique table sur une facture qui se situerait entre 52 à 64 milliards d’euros. Concernant le démantèlement, les coûts, selon EDF, se situeraient entre 350 et 400 millions d’euros pour des réacteurs de deuxième génération. Force est de constater que dans le paysage politique, mais aussi dans le débat public, les positions sur le nucléaire sont en train de changer. Face à l’urgence climatique, nombreux sont ceux qui y reviennent après avoir affirmé qu’il fallait en sortir le plus vite possible. Car, paraît-il, nous n’aurions pas le temps de nous en passer, c’est-à-dire de nous engager durablement sur la voie d’une sobriété stricte. Hélas, le débat sur le nucléaire à gauche se termine souvent par un concours entre ceux qui voudront en « sortir » le plus tôt. Dix ans pour

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Nous n’avons pas le temps de remplacer les énergies fossiles par autre chose. Pas le temps de développer un nucléaire « sain », pas le temps de changer notre consommation d’électricité.

Jean-Luc Mélenchon, vingt pour Yannick Jadot, « très très vite » pour Anne Hidalgo (comprendre : dans plus de vingt ans…). Seul Fabien Roussel fait exception, vantant la réindustrialisation de la France grâce au nucléaire. Et puis, il y a cet argument non négligeable : un réacteur, « ça peut nous péter à la figure », pour citer Yannick Jadot. Seulement, outre son coût, il y a bien sûr le problème de l’uranium, que nous n’extrayons plus sur le territoire français depuis le début des années 2000 (on comptait 248 mines d’uranium réparties sur 26 départements, dont la plupart n’ont toujours pas été, aujourd’hui, requalifiées) : les conditions de travail y étaient trop difficiles et l’opposition lo-

cale souvent féroce. On a donc préféré délocaliser cette extraction dans des pays tiers, souvent plus pauvres donc dépendants de cette manne pour pouvoir subsister et moins regardants, de facto, sur les conséquences pour celles et ceux qui y travaillent ou vivent aux alentours. LES LIMITES DU RENOUVELABLE

Présentées comme étant l’alternative idéale aux énergies fossiles comme au nucléaire, les énergies renouvelables (solaire, éolienne et hydraulique) sont souvent mises en avant avec force convictions. Mais plusieurs limites sont à prendre en considération : le facteur de charge du solaire et de l’éolien, c’est-àdire la portion de temps durant laquelle de l’électricité est produite, est de 25 à 30 % – un panneau solaire ne produit pas d’électricité la nuit ou lorsque la couche nuageuse est trop dense, une éolienne ne produit pas grand-chose lorsqu’il n’y a pas de vent… En Mer du Nord, le vent a faibli, poussant l’Europe à augmenter sa demande de gaz pour pallier l’éolien offshore. Itou pour l’hydraulique : dans le sud-est de la Chine, la sécheresse a abaissé le niveau des eaux de 80 %, avec pour résultat des centrales hydroélectriques à l’arrêt et des usines à charbon qui prennent le relais, et pour corollaire le problème d’un manque de charbon.

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ENQUÊTE

Comme pour les autres types de production d’énergie, il y a la question du coût. Dans un rapport de 2018, la Cour des comptes évaluait à 121 milliards les dépenses publiques de l’État en soutien au secteur des énergies renouvelables, seulement pour répondre aux contrats engagés avant 2017 – depuis, on peut imaginer qu’il s’est engagé encore davantage. Surtout, on ne peut envisager, au vu de la croissance de notre consommation d’énergie, que les énergies renouvelables puissent assurer la totalité de notre demande. Elles doivent nécessairement être comprises dans un mix énergétique au sein duquel leur part pourrait augmenter significativement. Seulement, pour le nucléaire comme pour les énergies renouvelables, il est déjà presque trop tard. En supposant que l’on remplace les centrales à gaz ou à charbon par des centrales nucléaires, à l’échelle mondiale, avec pour but de réduire de 10 % les émissions de gaz à effet de serre, il faudrait construire un réacteur par semaine d’ici à 2030. Sachant qu’il faut entre 15 et 20 ans pour en construire un… Sachant, surtout, qu’en 2070 les réserves d’uranium mondial seront épuisées. À quoi bon ? Le temps joue en notre défaveur. Il n’y a rien à y faire. Nous n’avons pas le temps de remplacer les énergies fossiles par autre chose. Pas le temps de développer un nucléaire « sain », pas le temps

L’urgence du bouleversement climatique, son imminence, nous obligent à tout repenser. La sobriété apparaît comme l’une des solutions. de changer notre consommation d’électricité au niveau de la société tout entière. L’urgence du bouleversement climatique, son imminence, nous obligent à tout repenser. La sobriété apparaît comme l’une des solutions : depuis une vingtaine d’années, en France, notre consommation stagne un peu en dessous de 3 000 TWh. Il faudrait aller plus loin, mais cela nécessiterait des changements importants dans nos modes de vie. La question cruciale à laquelle il faudra répondre est donc la suivante : estce que cette sobriété sera imposée par les puissants, sous l’égide des règles du néolibéralisme, ou bien est-ce qu’elle viendra d’en bas, éthique, solidaire et source d’une meilleure égalité entre tous et toutes ?  pablo pillaud-vivien et loïc le clerc

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TECHNOLATRE PREMIER SEMESTRE 2022 REGARDS 24


LE MOT POLITIQUE

TECHNOLATRE

Quoi de mieux que d’imaginer qu’à tout problème, il existe une solution technique ? Au réchauffement climatique, à la misère ou à la mort : le technolâtre a une solution pour tout. Dans la mesure où il vous dit qu’on a réussi à marcher sur la Lune il y a plus de cinquante ans, on trouvera bien un moyen de capturer le CO2 pour l’envoyer dans l’espace. Comme on peut balancer des bombes atomiques depuis 1945, on inventera des pilules pour nourrir tout le monde. Et puisque la modernité nous a apporté tellement de choses (de la greffe de cœur à la machine à laver le linge), on mettra forcément au point force remèdes et médicaments pour repousser les limites de la vie. Exeunt, donc, la sobriété, la réappropriation des outils de production par la classe laborieuse, et l’acceptation apaisée, par les êtres humains, de leur disparition. On remplace les luttes sociales, les évolutions sociétales et l’intelligence collective par le mythe du progrès technique. L’innovation est le dogme des temps modernes ; le solutionnisme, une idéologie de plus en plus hégémonique. Et pour cause : dans le pessimisme et le catastrophisme ambiants, les technolâtres sont les seuls à voir le futur d’un bon œil. Persuadés que les possibilités de la science sont infinies et qu’elles sont les seules à prendre en considération, les technoptimistes misent sur les maths et la physique, la biologie et la chimie (mais, attention : pas les sciences sociales !) pour résoudre tous les maux de l’Humanité. Du président de la République Emmanuel Macron au milliardaire transhumaniste Elon Musk, on veut nous faire croire que le salut viendra d’une « révolution » technique et scientifique. La puissance de leurs discours se résume en quelques mots : tout peut aller très vite, pour le meilleur. Car, évidemment, aller vers une société du commun, sobre, égalitaire, non-extractiviste et non-consumériste, ça risque de prendre un peu de temps. Un peu trop, d’ailleurs, en regard des urgences auxquelles nous sommes confrontés…  pablo pillaud-vivien

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DOSSIER

LA GAUCHE GRAND REMPLACÉE

COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ? Affaiblie par ses divisions et par ses compromissions, incapable de reconstruire un projet, inaudible pour le peuple, la gauche semble en voie de dissolution dans la droitisation générale de l'espace politique…

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SOMMAIRE DU DOSSIER De tous les abandons de la gauche, celui du combat pour l'égalité est celui qui lui coûte le plus cher, notamment faute de capacité à fédérer les luttes traditionnelles et celles qui émergent sur ce terrain (p. 29). En son propre sein, l'adoption d'une partie de l'agenda et des cibles de l'extrême droite conduit aux pires égarements (p. 36), et à un confusionnisme qui accélère la course vers le « précipice post-fasciste », estime Philippe Corcuff (p. 38). Le départ de cette course n'a pas été donné hier : Roger Martelli rappelle ses origines dans le rapprochement des courants libéraux et conservateurs, dans la fabrication de l'obsession identitaire… et dans la faiblesse des réponses de la gauche – qu'elle soit de gouvernement ou d'opposition (p. 46). Ancien rapporteur général de l'ex-Observatoire de la laïcité, Nicolas Cadène analyse les conséquences du dévoiement de ce principe et des « valeurs » républicaines qu'il incarnait à l'origine (p. 52). Enfin, l'anthropologue Alain Bertho invite les partis de gauche à se délivrer de leurs nostalgies stériles pour renouer avec le réel et capter la dynamique des nouvelles mobilisations (p. 60).


DOSSIER

COMMENT, DE NOUVEAU, CONSPIRER POUR L'ÉGALITÉ ? Elle s'est parfois reniée, elle s'est souvent trompée, elle a beaucoup renoncé, elle s'est tout de même régénérée, à ses marges. Mais la gauche a surtout échoué à répondre aux aspirations à l'égalité – les anciennes comme les nouvelles. Comment la gauche en est-elle arrivée à ce point de division et de faiblesse ? Les dates proposées pour cette grande bifurcation sont légion. Est-ce « la parenthèse de la rigueur » en 1983, jamais refermée ni remise en cause par les socialistes ? Est-ce, à l'automne 1989, l'improbable affirmation par le Parti communiste qu'il n'avait rien à voir avec ce qui se passait dans les pays d'Europe de l'Est ? Est-ce, en 2002, quand la gauche – groggy de son élimination du second tour de l'élection présidentielle – jura qu'elle allait tout changer… sans rien changer par la suite ? Ou est-ce quand le PCF choisit la continuité plutôt que sa profonde modernisation ? Est-ce, en 2005, la une de Paris-Match sur laquelle François Hollande et Nicolas Sarkozy posaient ensemble pour le « oui » au référendum sur le traité constitutionnel européen ? En 2007, l'éclatement des antilibéraux en autant de candidatures lilliputiennes à la présidence de la République ? Le coup de grâce fut-il la conversion officielle de Hollande à la « politique de

l'offre » en faveur des entreprises ? Cette désolante liste pourrait se poursuivre : ainsi, dans nos banlieues, le béton serait « criminogène », quant à la France, elle ne saurait « accueillir toute la misère du monde ». L'État, lui « ne peut pas tout » – mais il peut abaisser les protections sociales avec la loi Travail, envisager la déchéance de nationalité, ou remettre à plus tard le vote des étrangers aux élections locales… CANARDS SANS TÊTE

Même ceux qui résistent à ce tsunami libéral et immoral nous désespèrent. La gauche se dit parfois « la gôche » pour mieux s'en moquer  ! On tonitrue « La République, c'est moi », et on proclame que « la haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine ». Un candidat à la présidentielle, qui se veut du parti d'Éluard et d'Aragon, ricane : « J'en ai un peu marre de ces intellectuels condescendants qui n'arrêtent pas de nous donner des leçons. » Quand on se retourne sur ces quarante années du-

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rant lesquelles la gauche fut unie ou divisée, dans l'opposition ou au pouvoir, on constate les échecs parfois, les renoncements souvent, à changer la vie. Mais, surtout, on voit des gauches politiques qui courent comme des canards sans tête. Ces années ont lessivé les idées les plus ancrées. La gauche devrait choisir entre populisme ou business ! « Wokisme » ou « laïcité » ! Certes, ces quarante ans n'ont pas été totalement vains. L'écologie n'est plus seulement un mouvement social ; il est devenu un parti puis une proposition qui irrigue désormais tous les projets de gauche. Et s'il n'y a pas unanimisme, c'est précisément parce que l'écologie est devenue politique et qu'elle ordonne les différentes visions en débat. Ces quatre décennies ont vu un affaiblissement du mouvement social traditionnel, mais aussi une réinvention des mobilisations, et de nouvelles alliances. Les syndicats sortent de la seule défense du salariat, de grandes coalitions élargissent le champ du mouvement social comme Plus jamais ça (Attac, Confédération paysanne, CGT, FSU, Greenpeace, Amis de la terre, Oxfam, Solidaires), ou encore les « 66 propositions pour un pacte social et écologique » au nom de dix-neuf organisations, dont la CFDT et la Fondation Nicolas Hulot. Écologie, renouveau de l'engagement, désenclavement des syndicats : voilà qui

Écologie, renouveau de l'engagement, désenclavement des syndicats : voilà qui n'est pas rien. Mais ces dynamiques ne suffisent pas à reconstruire le socle d'un projet alternatif. n'est pas rien. Mais ces dynamiques ne suffisent pas à reconstruire le socle d'un projet alternatif, alors même que sombrait le projet social-démocrate dans le social-libéralisme et que le projet communiste se transformait en un étatisme. Des mutations majeures ont tout bousculé. Elles ont mis à bas les visions du progrès social. Comment et sur quoi reconstruire ? Les items sont connus. Les réponses convaincantes ne sont pas encore venues. LA MONDIALISATION ET L'EUROPE

Ces quarante années furent celles de l'arrivée au pouvoir du néolibéralisme. Une nouvelle phase de la mondialisation, pilotée par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et le Fonds monétaire international (FMI), vint déstabiliser le pacte social issu de la seconde guerre

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DOSSIER

mondiale, affaiblir les États, contester la démocratie au nom d'une gouvernance efficace. Cette donne mondiale suscita un des plus larges mouvements sociaux. Il commença par se dire antimondialiste avant de se proclamer altermondialiste. La taxe contre les transactions financières fut son étendard ; les contre-sommets et les forums sociaux ses moments forts. Au tournant des années 2000, la gauche sociale et politique convergeait vers Porto Alegre, Florence et Saint-Denis. Mais l'unanimité pour contester la financiarisation du monde a buté sur les moyens politiques à lui opposer. Régulation ou retour aux frontières ? Multilatéralisme ou construction de grands ensembles régionaux ? La crise grecque, en 2015, a finalement démontré l'impuissance des propositions de gauche. On se souvient qu'un gouvernement de gauche alternative fut porté au pouvoir en Grèce pour que cessent les purges qui exténuaient le pays et ses habitants. Face à l'intransigeance des autorités européennes, le gouvernement de Tsipras finit par céder. Vaincu pour les uns, traître pour les autres. Mais encore ? Comment aurions-nous fait, ici, en France ? Affirmer que cela ne pouvait nous arriver parce que nous sommes une grande puissance européenne ? Désobéir ? Sortir de l'Euro, de l'Europe ? Appeler à changer l'Europe ? En tout cas, la Grèce a été bien seule et cet échec a

valu leçon pour tous. Les efforts solitaires de Yánis Varoufákis pour sortir du secret des négociations européennes n'auront pas suffi. La question reste entière  : finance, pandémie, Internet, réchauffement climatique, prolifération nucléaire, migrations… Comment faire sans l'Europe ? Comment faire contre l'Europe ? Comment changer l'Europe ? Que reste-t-il des internationales politiques, des forums sociaux, des associations européennes comme Transform ou la Gauche unie européenne (GUE) ? Les gauches n'ont pas de réponses, et même plus de cadres pour réfléchir et faire face. L'AFFIRMATION D'UNE NOUVELLE INDIVIDUALITÉ

C'est dans le monde de l'entreprise qu'un mouvement vers un nouvel âge de l'individu, parti du Japon hypermoderne, fit ses premiers pas. Le travail ne devait plus être répétition, mais mobilisation des « agents ». La longue chaîne d'assemblage cédait la place aux ateliers robotisés qui fabriquent des produits tous différents, adaptés aux goûts de chaque consommateur. Les grandes unités de production fermaient et ensevelissaient avec elles la classe ouvrière, moteur des luttes sociales et figure centrale de la gauche. Le Parti communiste français prit la mesure de l'enjeu et se lança dans une lutte sans retenue pour contrer la

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fermeture de Renault Billancourt. Ce fut un solo funèbre et une bombe à fragmentation. Le 31 mars 1992, le constructeur arrêtait ses dernières chaînes de production sur l'île Seguin. Le bouleversement se généralise. Il ne s'agit plus seulement d'une transformation de la production, mais de l'éclatement des statuts : l'intérim, les contrats courts et, aujourd'hui, l'autoentrepreneur ubérisé. La révolution déborde le cadre du travail. Chacun dispose d'un accès sans limite apparente à l'information, la culture, la diversité des façons de vivre et de s'exprimer. Le journal de 20 heures et le film du dimanche soir ne rassemblent plus la France. La cité n'est plus un progrès, la maison individuelle cristallise les rêves. Dans cette période où s'affirme le consumérisme, s'enclenche aussi une liste sans fin de luttes pour le respect, l'affirmation de soi, la reconnaissance de la diversité dans l'égalité. Tout y passe : le patriarcat, les normes hétérosexuelles, le racisme conscient et inconscient… Ça racle du sol au plafond : les dragueurs lourds sont priés de lâcher l'affaire, la dictature de la minceur est mise en cause, l'assignation à un genre n'est plus une évidence, la statue de Colbert a chaud aux fesses, le selfie devant les chefs-d'œuvre règne sans partage sur Facebook et Instagram… Dans ce grand chambardement des valeurs, les voix officielles de la science,

Le combat contre les discriminations est devenu une dimension essentielle de celui pour l'égalité. Tenir le parti pris de l'égalité, c'est se débarrasser d'anciennes simplifications : « Tous égaux donc tous pareils ». du journalisme, de la politique sont réévaluées et contestées. C'est rude pour la gauche, qui voit ses figures de référence, sa pensée de la lutte et son magistère mis à mal. Les partis cherchent à s'adapter : ils acceptent plus de femmes dans leurs instances, parfois même la parité s'impose, les primaires font leur début. De nouveaux objets politiques émergent. Mouvements gazeux, ils ne réclament plus une « adhésion » – un simple « soutien » suffit pour en faire partie : comme chez MacDo, chacun vient comme il est. Reste entière la question des moyens pour reconstruire du collectif dans lequel les individus comptent vraiment. C'est en tout cas la condition

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sine qua non pour retrouver le lien avec les citoyens. Comment faire l'impasse sur la mobilisation de chacun dans un projet ambitieux de transformation sociale ? Toni Negri a proposé, dans les années 2000, le concept de multitude. Chez le philosophe italien, le couple individucollectif – basé sur une articulation et un compromis entre les deux termes – laisse la place au couple singulier-commun, dans lequel le commun se construit par l'agrégation du singulier. Cette pensée théorique est restée dans les livres. Les forces de gauche n'ont pas, quant à elles, proposé de nouvelles conceptions de chacun de ces termes. Trop souvent domine la nostalgie de l'unité perdue, voire l'amertume face au mouvement de la société vers « l'individualisme ». Quant à l'action politique, les citoyens restent cantonnés au rang de soutiens plutôt que d'acteurs. Très frustrant pour les uns. Très décrédibilisant pour les autres. REDÉFINIR LE COMBAT POUR L'ÉGALITÉ

Ces années de néolibéralisme sont allées de pair avec un accroissement brutal des inégalités. Une partie de la gauche a su résister aux idées libérales qui présentent les inégalités comme le moteur des sociétés. Pour cette gauche, l'égalité reste cardinale. Des intellectuels ont travaillé à la repenser. Pierre

Rosanvallon a interrogé les lieux où se joue l'égalité. Thomas Piketty a montré de façon retentissante le rôle désormais structurant du patrimoine dans les dynamiques inégalitaires. Le premier a suscité peu de débats dans la gauche politique ; le second a surtout conforté la gauche dans son approche classique qui, historiquement, rabat l'égalité sur la question de la répartition des richesses. Or l'égalité touche à la fois la question des avoirs, des savoirs et des pouvoirs : l'accès égal à l'information, à l'évaluation, au contrôle, à la décision n'est pas moins important que la redistribution des ressources. L'égalité n'est pas que matérielle : la reconnaissance, la dignité des personnes valent autant que la distribution du patrimoine. Le combat contre les discriminations est devenu une dimension essentielle de celui pour l'égalité. Tenir le parti pris de l'égalité, c'est se débarrasser d'anciennes simplifications : « Tous égaux donc tous pareils ». Mais, de fait, les luttes récentes qui portaient sur des enjeux d'égalité sans être liées directement à la répartition des richesses sont restées périphériques dans le projet des gauches, et l'égalité est trop souvent l'invocation consensuelle de la devise républicaine. Elles n'ont pas permis la reformulation contemporaine de l'éternel combat pour l'égalité. Pourtant, toutes les luttes contre les discriminations se mènent

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depuis quarante ans au nom de l'égalité. Les Gilets jaunes ont mis sur le devant de la scène les inégalités de territoire sans que la question du territoire, de la ville ne sortent d'une approche technique. Pourtant encore, la marche partie des Minguettes en 1983 n'était pas la marche des Beurs, mais « la marche pour l'égalité et contre le racisme ». Son onde de choc se poursuit et prend le visage d'Assa Traoré. Porteur d'une révolution anthropologique, le mouvement féministe se déploie aussi en ramifications sans fin autour de l'exigence d'égalité. Or ce combat reste trop exclusivement celui des femmes. À ce jour, seul l'écoféminisme en a fait un sujet systémique qui réorganise la compréhension du monde et la proposition politique. Cette faiblesse dans la reformulation de la notion d'égalité se paie politiquement au prix fort. Ainsi, les mobilisations en faveur de la défense des services publics, outil concret d'une politique publique en faveur de l'égalité, lieux de convergence entre usagers, salariés, syndicalistes, élus locaux, n'ont pas permis qu'émerge une proposition renouvelée des services publics qui rendrait tangible et solide une proposition de gauche. La question des protections sociales souffre elle aussi de ce non-renouvellement de la notion d'égalité. Études documentées, mouvements sociaux, essais intellectuels, traditions ancrées : la gauche a

Études documentées, mouvements sociaux, essais intellectuels, traditions ancrées : la gauche a tout pour reposer dans des termes neufs le combat pour l'égalité. tout pour reposer dans des termes neufs le combat pour l'égalité. Elle peut le faire en articulant les demandes singulières, la préservation d'acquis, l'invention du moderne. Elle ne gagnera l'immense bataille pour l'égalité, mère de toutes les batailles idéologiques, culturelles et politiques, qu'à ce prix. La gauche a souvent déçu, trahi, renoncé. Mais elle a surtout décroché, non pas d'un peuple abstrait, mais d'un peuple concret qui a reformulé ses attentes. Elle a pris du retard dans la compréhension du monde qui a émergé. C'est bien là que se situe le creuset de ses échecs et de ses impuissances. Ses faiblesses et ses divisions apparemment insurmontables en sont d'abord l'expression.  catherine tricot

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CETTE GAUCHE QUI SE CONFOND AVEC L'EXTRÊME DROITE Procès en « islamo-gauchisme », harcèlement, sorties de route sur l'immigration ou anti-intellectualisme primaire… Quand la gauche perd la boussole. Les utilisateurs de Twitter ne connaissent que trop bien ce phénomène : la polémique du jour. En France, pays de l'obsession identitaire, ces polémiques se parent souvent du voile de l'islamophobie. Une chanteuse dans un télécrochet, une porte-parole d'un syndicat étudiant portent un foulard, et la fachosphère s'embrase. Mais le feu ne s'arrête pas aux portes de celle-ci. Quasi systématiquement, les membres du Printemps républicain et leurs petits camarades emboîtent le pas. Ils jouent sur le même terrain que l'extrême droite, emploient les mêmes mots à l'encontre des mêmes cibles. Du haut de leurs dizaines de milliers d'abonnés, il ne leur suffit que d'un tweet pour déclencher la vague tant attendue des hostilités. Jusqu’au cyberharcèlement. Mais tout cela, ils le nient en bloc. Des années que cela dure, qu'on leur reproche cette accointance avec l'extrême droite, tant dans les « combats » que dans les méthodes. Feindre l'innocence n'est plus possible.

Voilà déjà bien longtemps que cette gauche-là a perdu le nord. Figurez-vous un Laurent Bouvet, fondateur du Printemps républicain, en concordance parfaite avec le ministre de l'Éducation, qu'il conseille – rappellera-t-on que JeanMichel Blanquer était pressenti pour figurer au gouvernement de François Fillon ? Certains vont jusqu’à préférer le camp politique qu’ils prétendent combattre. Ainsi le président du Printemps républicain, Amine El Khatmi, a-t-il préféré voter Valérie Pécresse aux élections régionales car la liste de gauche (EELV, PS et LFI) était trop « islamo-gauchiste » à son goût… Voilà cette « gauche » qui préfère s'acoquiner avec les chantres du conservatisme plutôt qu'avec les forces du progrès. Mais il serait trop facile de ne jeter la pierre qu'à la clique du Printemps républicain en exonérant les autres. Que dire de la maire de Paris, Anne Hidalgo – encore candidate à l’élection présidentielle au moment de boucler ce

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Certains « républicains » vont jusqu’à préférer le camp politique qu’ils prétendent combattre. numéro –, « écœurée » de constater la démission de son adjoint chargé de la culture, Christophe Girard, au motif qu'il était un peu trop proche de l'écrivain Gabriel Matzneff accusé… de viols sur mineurs ? Ou de la même qui s'en prend vertement aux élus écologistes, leur reprochant une « ambiguïté » dans leur rapport à la République ? Le tout sur fond de lutte contre le terrorisme puisqu'il s'agissait de commémorer l'assassinat de Samuel Paty. Quand l'indécence rencontre l'outrecuidance. ACCUMULATION DE « MALADRESSES »

Que dire d'un Fabien Roussel vilipendant les « intellectuels condescendants » ? Non, il ne parle pas d'Alain Finkielkraut ou de Michel Onfray, mais de ceux qui s'opposent aux chasses dites traditionnelles ! Ce même Fabien Roussel que l'on vit manifester devant l'Assemblée nationale, derrière les syndicats policiers d'extrême droite, aux

côtés du Rassemblement national, du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, d'Éric Zemmour ou encore de… Yannick Jadot et Olivier Faure. Que dire de François Ruffin qui, dans un plaidoyer sur le retour aux « frontières nationales pour les capitaux, les marchandises et les personnes », dit vouloir « poser des limites à la circulation tous azimuts des personnes » ? Lui qui esquivait, quelques mois plus tôt, une manifestation contre l'islamophobie au prétexte qu'il « avait foot »… Que dire, aussi, d'Arnaud Montebourg, qui propose de bloquer temporairement les transferts d'argent privé vers les pays qui « refusent de reprendre » les immigrés clandestins présents sur le sol français ? Que dire, enfin, de Jean-Luc Mélenchon, pour lequel « il y a un problème avec la communauté tchétchène en France », et estime qu'« un travailleur détaché (...) vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place » ? On pourrait balayer tout ceci d'un revers de main et considérer que ces écarts ne relèvent que de maladresses anecdotiques : après tout, plusieurs d’entre eux ont fait leur mea culpa après le tollé suscité par leurs propos. Sauf que l'accumulation commence à peser lourd dans la balance. À courir derrière l'extrême droite, on ne lui passe jamais devant, on la pousse plus loin encore.  loïc le clerc

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« UN EFFACEMENT CONFUSIONNISTE DE LA FRONTIÈRE SYMBOLIQUE AVEC L'EXTRÊME DROITE » Philippe Corcuff analyse ce qui a brouillé les distinctions entre la gauche et la droite, puis conduit plusieurs fractions de la gauche à s'égarer dans les mêmes sillons que l'extrême droite. Dans votre livre, il est beaucoup question de « dérèglements idéologiques ». Le principal échec de la gauche, c'est l'absence d'idées ? La gauche française en ce début de XXIe siècle est un concentré d'échecs : impasse stalinienne du communisme, dilution de la social-démocratie dans le néolibéralisme depuis 1983, noyade dans la professionnalisation politique au détriment des réseaux militants, écarts grandissants avec les milieux populaires,

PHILIPPE CORCUFF. Maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon. Il vient de publier La Grande confusion. Comment l'extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, 2021).

incapacité à formuler des réponses politiques aux émeutes des banlieues de 2005, échec de la gauche radicale émergeant dans les années 1990… Mon livre a un objet circonscrit : les mouvements d'idées dans les espaces publics à partir du milieu des années 2000. Dans ce cadre, on observe un autre échec : un recul des idées émancipatrices et le développement d'interférences confusionnistes entre des postures et des idées d'extrême droite, de droite, du macronisme, de gauche dite « républicaine » et de gauche radicale. Cette dernière participe, elle aussi, de cette confusion ? Du côté de la gauche radicale, on voit bien un aspect important de ces dérèglements idéologiques : l'évolution vers une stigmatisation des « musulmans » et une politique anti-migrants au sein d'une

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gauche prétendument « républicaine ». Mon livre donne une place importante à ces locuteurs – Laurent Bouvet, Caroline Fourest, Christophe Guilluy, Jacques Julliard, Michel Onfray… Mais la gauche radicale ne voit pas la contribution de certains de ses secteurs significatifs à ces dérèglements : sacralisation du national et dénigrement du mondial, complaisance à l'égard du conspirationnisme, relativisme vis-à-vis des frontières de l'extrême droite, minoration de l'antisémitisme… Là aussi, on trouve une série de locuteurs dans mon livre : François Bégaudeau, Juan Branco, Éric Hazan, Frédéric Lordon, François Ruffin, etc. C'est ce que Pierre Bourdieu appelle, dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1982, « la loi des cécités et des lucidités croisées ». Or sans une vue de l'espace global des dérèglements idéologiques en cours, on ne comprend pas bien comment on peut s'orienter aussi allègrement vers un précipice « postfasciste ». Dans les manifestations récentes, on a entendu les mots d'ordre « Passe nazitaire » ou « Macron fasciste ». De quoi sont-ils les symptômes ? Cela correspond d'abord à un effacement confusionniste de la frontière symbolique avec l'extrême droite, qui a

été préparé à gauche par des discours d'Éric Hazan, François Bégaudeau, Frédéric Lordon ou Giorgio Agamben. Par exemple, Michel Onfray publie en mai 2019 l'ouvrage Théorie de la dictature. Une tribune collective de personnalités de la gauche radicale, intitulée « Non Monsieur Macron, nous ne sommes plus en démocratie », publiée le 29 janvier 2020 dans L'Humanité, parle de « dictature ». Cela met aussi en évidence un négationnisme larvé qui montre que des années d'antisémitisme d'Alain Soral et de Dieudonné sur Internet et sur les réseaux sociaux ont fini par infuser. Vous parlez de « conspirationnisme tactique » à gauche. Qu'est-ce à dire ? Parler de conspirationnisme tactique va bien au-delà de la gauche. Quand un certain nombre de dirigeants du PS ont le souffle coupé par « l'affaire Strauss-Kahn » de New York en 2011, quand François Fillon tente de se sortir de son « affaire » lors de la campagne présidentielle de 2017, quand Jean-Luc Mélenchon s'efforce d'enrayer les effets négatifs de « l'affaire des perquisitions » en 2018 ou quand Emmanuel Macron réagit à « l'affaire Benalla » en 2019, ils recourent tactiquement à des schémas complotistes. Ils ne sont sans doute pas

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conspirationnistes, mais ils participent ainsi à la légitimation d'un des principaux tuyaux rhétoriques de l'extrême droitisation. Il est beaucoup question, dans votre réflexion, de l'effacement du clivage droite-gauche. A-t-il vraiment disparu ? Non, il n'a pas disparu. En prophète de malheur qui souhaite que cela n'arrive pas, j'alerte sur le fait que cet objet historique pourrait, comme toute forme historique, disparaître, ou du moins être durablement marginalisé. Toute une série de facteurs ont affaibli ce clivage dans la dernière période. Des facteurs de moyenne durée : le double affaissement des deux pôles ayant dominé la gauche au XXe siècle dans le monde, le pôle communiste et le pôle social-démocrate. Cela a aussi été boosté par des facteurs plus conjoncturels : montée d'un FN-RN « ni gauche ni droite », bricolages sarkozystes avec des bouts de référence à la gauche et un recours à des ministres issus de celle-ci, macronisme du « et de droite et de gauche », tentations d'un audelà de la gauche et de la droite chez les Verts ou hésitations des Insoumis entre « populisme » et « gauche ». L'un des effets de « la grande confusion » n'est-il pas de mettre

Le Pen du côté des républicains, des « fréquentables », et les Mélenchon et autres prétendus islamogauchistes du côté des « infréquentables » ? La polarisation entre une islamophobie pseudo-républicaine et un « islamo-gauchisme » fantasmatique, entretenue par des secteurs du macronisme et de la gauche, peut effectivement banaliser un peu plus Marine Le Pen. Mais, en retour, cela peut rendre la gauche radicale un peu plus aveugle, dans la bonne conscience de l'affrontement avec des « méchants », à ses propres contributions au confusionnisme. De ce point de vue, Jean-Luc Mélenchon occupe une place à part : ambiguïtés vis-à-vis de l'islamophobie – jusqu'à sa participation à la Marche contre l'islamophobie du 10 novembre 2019 – à travers une série de déclarations sur le voile musulman et le burkini depuis 2010, et ambiguïtés vis-àvis de l'antisémitisme, au travers de ses polémiques avec le Crif en avril 2018 et décembre 2019, ou de ses propos sur Éric Zemmour et le « judaïsme », le 28 octobre 2021. Un antiraciste comme moi ne peut que combattre les thèses du Printemps républicain, mais ne peut pas voter pour un personnage si ambigu sur le terrain du racisme que Mélenchon.  propos recueillis par pierre jacquemain

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Janvier 1981

QUARANTE ANS D'ÉCARTS VERS LA DROITE

Georges Marchais écrit, dans une lettre au recteur de la Mosquée de Paris : « En raison de la présence en France de près de quatre millions et demi de travailleurs immigrés et de membres de leurs familles, la poursuite de l'immigration pose aujourd'hui de graves problèmes. (…) Nous disons : il faut arrêter l'immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage. Je précise bien : il faut stopper l'immigration officielle et clandestine. »

Janvier 2013 Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), avantage fiscal accordé aux entreprises dont les bénéfices pour l'emploi resteront virtuels, entre en vigueur.

Novembre 2015 À la suite des attentats de Paris et de Saint-Denis, le président Hollande annonce au Parlement réuni en Congrès qu'il veut étendre la déchéance de la nationalité aux terroristes binationaux nés français. Le projet sera abandonné en mars 2016.

Mars 2012 François Hollande signe le pacte budgétaire européen (TSCG) sans l'avoir renégocié, reniant une de ses promesses de campagne.


Septembre 1984

Laurent Fabius affirme, à l'émission « L'Heure de vérité » sur Antenne 2 : « L'extrême droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions. »

Octobre 1997

Le gouvernement Jospin organise un grand colloque sur la sécurité, identifiée comme « la première des libertés », reprenant ainsi une rhétorique chère à la droite. Ces « Assises de Villepinte » constituent une rupture à gauche, particulièrement pour un Parti socialiste qui affiche sa volonté d'incarner l'ordre.

Juin 1998 La loi sur les 35 heures hebdomadaires introduit l'annualisation du temps de travail en contrepartie de sa réduction, avec son corollaire : une flexibilisation qui vise l'augmentation la productivité.

Juin 2000 Le sommet de Berlin, à l'invitation du chancelier allemand Gerhard Schröder, réunit une dizaine de dirigeants sociauxdémocrates dans le but de remplacer l'Internationale socialiste. Tony Blair est excusé pour cause de paternité, mais Bill Clinton et Lionel Jospin sont bien présents.

Septembre 1997 Sur France 2, Lionel Jospin réagit à l'annonce de la suppression de 7 500 postes par Michelin : « Il ne faut pas tout attendre de l'État. (…) Je ne crois pas qu'on puisse administrer désormais l'économie. (…) Tout le monde admet le marché. »


Février 2016 Le ministre de l'Intérieur Manuel Valls déclare à Munich : « L'Europe ne peut accueillir davantage de réfugiés. » ; puis à CorbeilEssonnes : « Parfois, il y a des positions irréconciliables à gauche et il faut l'assumer. »

Octobre 2021 Fabien Roussel affirme, en défense des chasses traditionnelles : « J'en ai un peu marre de ces intellectuels condescendants qui n'arrêtent pas de nous donner des leçons sur nos pratiques, sur nos manières de faire, qui nous disent ce qu'il faut manger et comment il faut conduire. »

JUILLET 2016 Au Parlement européen, JeanLuc Mélenchon tonne : « L'Europe qui a été construite, c'est une Europe de la violence sociale, comme nous le voyons dans chaque pays chaque fois qu'arrive un travailleur détaché, qui vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place. »

Mai 2021 Olivier Faure, Fabien Roussel et Yannick Jadot se joignent à la manifestation des syndicats de police devant l'Assemblée nationale, où résonnent les slogans antidémocratiques, aux côtés du RN ou d'Éric Zemmour.


Août 2016 La loi Travail dégrade les droits et les conditions des travailleurs, et marque le début d'une répression policière du mouvement social qui perdure de nos jours.

Novembre 2020 Anne Hidalgo, au sujet d'EELV, dans le contexte de l'assassinat de Samuel Paty : « Chacun doit être au clair dans son rapport avec la République (…) Il faut pousser une partie de la gauche, des écologistes, à sortir de cette ambiguïté. (…) J'ai un problème avec mes partenaires verts, c'est leur rapport à la République. »

Juin 2017

Après avoir trahi sa promesse de soutenir le vainqueur de la primaire socialiste, François de Rugy rallie Emmanuel Macron. Il est suivi par Barbara Pompili – deux futurs députés LREM, bientôt président de l'Assemblée nationale (lui) et ministre de la Transition écologique et solidaire (lui puis elle).

Octobre 2018

Lors d'une perquisition dans les locaux de La France insoumise, JeanLuc Mélenchon lance aux policiers : « La République, c'est moi ! »

Octobre 2020 Le surlendemain de l'assassinat de Samuel Paty, JeanLuc Mélenchon estime sur LCI « qu'il y a un problème avec la communauté tchétchène en France ».


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COMMENT EN SOMMES-NOUS ARRIVÉS LÀ ? Convergence de la Nouvelle droite et du libéralisme, obsessions sécuritaires et identitaires, renoncements de la gauche… L'emprise actuelle de l'extrême droite sur l'espace politique est l'aboutissement d'un long processus. On parle souvent des « années 1968 » pour évoquer les décennies 60 et 70 du siècle passé. C'était, alors encore, le temps des révolutions, des radicalités en tous genres, quand la société en ébullition pouvait massivement se retrouver autour de la conviction que se desserraient tous les carcans enfermant les individus et les groupes dominés. Or en peu de temps, on est passé d'un air du temps à un autre, voire d'une ère à une autre. Tout a commencé dans les années 1970, quand s'essouffle la grande croissance de 1945-1975. La démocratie occidentale est très vite remise en question, accusée de ne pouvoir traiter la masse croissante des demandes sociales, portées par des sociétés de masse et de consommation. Sous les auspices d'un club mondial très élitiste – la Commission trilatérale1 – s'ébauche dès 1975 1. La Commission trilatérale est un think tank international des années 1970. D'inspiration étasunienne, il associe des responsables politiques, des chefs d'entreprise et des intellectuels : du côté français, Ray-

la notion de « gouvernance », empruntée au monde de la grande entreprise privée (corporate governance). La démocratie se trouvant délégitimée et « ingouvernable » de fait, seule une régulation par les « compétences » serait à même de conjurer le risque de l'explosion sociale et de retrouver les chemins de l'efficacité. La logique technocratique des sachants devrait prendre le pas sur les équilibres fragiles des représentants. « CHOC DES CIVILISATIONS »

À peu près au même moment, une autre conviction s'installe du côté de l'extrême droite française. La balle est dans le camp de la « Nouvelle droite », dont l'un des protagonistes, Alain de Benoist, esquisse l'hypothèse selon laquelle, après deux siècles dominés par la thématique mond Barre, Roland Dumas, Jacques Delors, Alain Poher et Jacques Chirac participeront à ses travaux. En 1975, la Trilatérale publie un rapport remarqué, intitulé La Crise de la démocratie, rédigé par trois universitaires réputés : le Français Michel Crozier, le Japonais Joji Watanuki et. L'Américain Samuel Huntington.

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de l'égalité, le XXIe siècle devrait voir l'expansion irrésistible d'un désir d'identité2. La Trilatérale et la Nouvelle droite ont un point commun : la certitude que les inégalités d'accès aux biens, aux savoirs et aux pouvoirs et les distinctions de fonction qui en découlent sont des faits de nature et des conditions incontournables de toute progression sociale. Il restait à trouver la conjoncture qui pouvait les réunir pleinement. C'est chose faite à la charnière des deux siècles. Il fallut que soit démantelé le système soviétique européen, et que le libéralisme semble avoir terrassé le communisme, pour que Samuel Huntington – qui avait « inventé » la gouvernance en 1975 – impose dans les années 1990 le concept du « choc (clash) des civilisations »3. Selon lui, toute l'histoire repose désormais sur l'affrontement d'un Occident économiquement riche et démographiquement déclinant, et d'un islam dépourvu de puissance, mais en plein essor démographique et stimulé par le mordant de sa doctrine. Un peu 2. Alain de Benoist, Vu de droite. Anthologie critique des idées contemporaines, éd. Copernic, 1977 (en 1978, l'Académie française lui décerne le grand prix de l'essai). 3. Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, éd. Odile Jacob, 1997. Du même, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, éd. Odile Jacob, 2004.

plus tard, en 2004, il explique que la paix civile étasunienne est menacée par la montée des minorités, notamment hispanophones, qui viennent perturber l'hégémonie historique du noyau fondateur, blanc, protestant et anglophone des « Wasp ». La lutte des classes, les conflits entre impérialismes et la guerre froide laissent la place au choc des civilisations… Après le 11 septembre 2001, le « choc » tourne à « l'état de guerre », qui justifie « la guerre globale contre la terreur » et autorise le recours à « l'état d'exception ». La guerre devient plus que jamais la norme et met en avant « l'obligation internationale de protection  » (ONU, décembre 2004). En 1977, Alain de Benoist récusait « l'angélisme » et écrivait que « les identités peuvent s'affronter entre elles ». Il ajoutait qu'il « est parfaitement normal de défendre sa propre appartenance ». Moins de trente ans plus tard, son intuition devient une nouvelle doxa : l'Occident est fragilisé parce que des forces expansives érodent son identité ; il peut mourir, parce qu'il ne sait plus ce qu'il est et que d'autres agissent pour qu'il ne soit plus ce qu'il était. Alors que la sécurité redistributrice était le drapeau de l'État régulateur des «  trente Glorieuses  », l'insécurité et le besoin de protection sont les pivots légitimant un État qui se veut « modeste ». Une conviction attise toutes les peurs :

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Une conviction attise toutes les peurs : « Nous ne sommes plus chez nous » et « notre identité est menacée ». L'islam est le nouvel ennemi et son arme la plus puissante se trouve dans les mouvements migratoires.

« Nous ne sommes plus chez nous » et « notre identité est menacée ». L'islam est le nouvel ennemi et son arme la plus puissante se trouve dans les mouvements migratoires. La nouvelle apocalypse se fixe sur le « grand remplacement », inéluctable si un sursaut national et protectionniste ne vient pas l'enrayer. Conjurer la peur devient un axe légitime du discours public, en imposant une triple finalité qui, pour des millions d'individus, prend l'aspect d'une évidence : pour survivre, il faut protéger son identité, assurer sa sécurité et donc affirmer

sa puissance face à toutes les autres. La gauche aurait pu relever le gant et promouvoir une autre vision du devenir social. Elle ne l'a pas fait : ou bien elle a cherché à détourner le regard vers le « vrai » problème du « social » ; ou bien elle a cédé sous la pression, au nom du postulat qu'il ne faut pas laisser le terrain à la droite et à l'extrême droite. DÉFAITES DE LA GAUCHE

La force devenue dominante à gauche a reculé sur la question cruciale de la sécurité. Entre 1997 (Assises de Villepinte) et 2002 (loi sur la sécurité quotidienne), le Parti socialiste s'est mis à assurer que le « laxisme » et « l'angélisme » étaient des legs dépassés de la gauche. Plus tard, en novembre 2014 puis en 2015, une majorité parlementaire socialiste a décidé de « renforcer les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme » et d'étendre sans précédent les procédures d'écoute et de contrôle des individus. Avec le temps, sans que toute la gauche en ait conscience et s'insurge, s'installe le long cheminement judiciaire et policier qui, en un siècle, fait passer du criminel « responsable » au criminel « né », puis au criminel « potentiel » que l'on doit dépister et détecter avant même qu'il ne passe aux actes. Individus, territoires, populations à risque, que l'on trace, contrôle, parque et isole… De même que la nation des années 1880-

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De même que la nation des années 1880-1914 s'était enlisée dans le nationalisme belliciste le plus échevelé, de même la sécurité s'est fondue après 2001 dans le magma d'un sécuritaire globalisé et théorisé.

des métropoles – à forte concentration immigrée – au détriment des « natifs » de la France périphérique. En 2015, Laurent Bouvet5 met certes en garde contre le « piège identitaire », mais il en fait porter la responsabilité sur les « minorités » qui, en insistant sur la « diversité » et en récusant « l'intégration », attisent les crispations identitaires de la « majorité ». L'invisibilité des discriminés deviendrait ainsi la clé de toute paix sociale future, comme l'étaient jadis le cantonnement des « classes dangereuses » et l'invisibilité des ouvriers dans la cité industrielle en expansion. DE LA CONFUSION À LA DÉCONFITURE

1914 s'était enlisée dans le nationalisme belliciste le plus échevelé, de même la sécurité s'est fondue après 2001 dans le magma d'un sécuritaire globalisé et théorisé. Et, comme en 1914 face au délire cocardier, la gauche en bloc n'a pas su résister. Plus décisif encore est le fait qu'une partie de la gauche a de même capitulé sur la question de l'identité. En 2014, Christophe Guilluy4 oppose en bloc la France « métropolitaine » et la « périphérique ». Il ajoute que les gouvernants ont eu le tort de porter leurs efforts sur les « quartiers » 4. La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, éd. Flammarion, 2014

Ce retour au « monde que nous avons perdu »6, alimenté par les désordres de la « mondialisation » capitaliste, pousse certains à opposer, au « bougisme » du temps présent, les vertus de l'immobilité et de la sédentarité villageoise du passé. Poussant très loin la métaphore du « village », au nom d'une critique radicale de l'idée de progrès, le philosophe JeanClaude Michéa récuse la mobilité et la modernité du capitalisme marchand et des « élites », en vantant les vertus apaisantes et figées de la décence et de la 5. L'Insécurité culturelle, éd. Fayard, 2015 6. Jean-François Sirinelli, Ce monde que nous avons perdu. Une histoire du vivre-ensemble, éd. Tallandier, 2021.

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À l'arrivée, s'installe dans le débat public un étrange continuum qui relie une extrême droite conquérante, une droite déboussolée et une partie de la gauche à la recherche du « peuple » qui l'a délaissée. tradition, présentées comme des attributs populaires primordiaux7. De l'hypothèse théorique à la pratique politique, le chemin est de plus en plus court. Tout comme le raidissement intellectuel d'un Alain Finkielkraut a préparé la radicalisation de la droite classique, les brûlots d'intellectuels venus de la gauche ont nourri l'inflexion vers la droite de bien des discours de la gauche officielle. À l'arrivée, s'installe dans le débat public un étrange continuum qui relie une extrême droite conquérante, une droite déboussolée et une partie 7. Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche. De l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, éd. Climats, 2013.

de la gauche, fût-elle « radicale », à la recherche du « peuple » qui l'a délaissée. La République est convoquée pour délégitimer les combats contre les discriminations, la laïcité est encensée pour vanter l'uniformité des croyances et des mœurs, l'universalisme sert à prôner l'intégration pure et simple des « minorités » dans le moule de la « majorité ». Quant à l'immigration, elle est presque toujours un risque, qu'il convient de canaliser quand il ne s'agit pas de la stopper. Le temps est venu de ce « confusionnisme » que décortique avec bonheur le sociologue Philippe Corcuff8. La confusion, hélas, risque de préparer la déconfiture. Sans grand récit d'alternative, faute de la vieille passion pour la « République démocratique, sociale et universelle », une part des catégories populaires glisse de la colère au ressentiment. Un grand nombre se détourne de la controverse démocratique et d'autres encore considèrent qu'un État «  en même temps » libéral et jupitérien est la seule issue face aux « aventures ». Mais si elle reste sans boussole, sans corps de valeurs adossées à des actes, sans dynamique émancipatrice moderne, que devient la République ?  roger martelli 8. Philippe Corcuff, La Grande Confusion. Comment l'extrême droite gagne la bataille des idées, éd. Textuel, 2021.

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SOUS LE VOILE D’UNE LAÏCITÉ DÉVOYÉE, DES RÉACTIONNAIRES DE DROITE ET DE GAUCHE En dénaturant et en instrumentalisant la notion de laïcité, une partie du camp républicain et progressiste a accentué son glissement vers une intolérance aussi profondément anti-laïque que réactionnaire. Depuis des années, nous constatons des prises de position au nom de la laïcité qui diffèrent largement de celles traditionnellement portées par le camp laïque. Par camp laïque (le mot laïque est ici invariable), nous entendons les partisans de la laïcité en tant que principe de séparation des organisations religieuses et de l'État, qui suppose la neutralité de ce dernier et de celles et ceux qui représentent l'administration publique ; mais aussi en tant que principe qui garantit la liberté de culte et celle vis-à-vis de la religion, l'égalité de toutes et tous devant

la loi et les services publics, quelles que soient leurs convictions ou croyances. Ce camp laïque a toujours défendu la stricte séparation entre, d'une part, ce qui relève de l'État, mais aussi de la représentation nationale, et, d'autre part, ce qui relève de l'autonomie individuelle ou des organisations en matière religieuse. Les mouvements cultuels n'ont pas à dicter la loi ni à interférer dans l'exercice d'une mission de service public et, inversement, ni l'administration publique ni l'autorité politique au pouvoir n'ont à imposer une quelconque façon

NICOLAS CADÈNE. Juriste de formation, militant politique et associatif, ancien responsable du Parti socialiste (2001-2019), il a été d'avril 2013 à juin 2021 rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité. Cofondateur de la Vigie de la laïcité après la suppression de celui-ci, il a notamment publié En finir avec les idées fausses sur la laïcité (éd. de l'Atelier, 2020).

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de penser ou de croire, pas plus qu'à instrumentaliser la religion à des fins politiciennes. De façon plus spécifique et pour armer la raison et l'esprit critique des futurs citoyens, le camp laïque a toujours soutenu l'école publique, notamment face au large subventionnement de l'enseignement privé confessionnel sous contrat d'association avec l'État. De façon plus générale, le camp laïque a toujours défendu la réalisation effective de la pleine laïcité par le traitement de la question sociale. En ce sens, on connaît la formule (simplifiée) de Jean Jaurès à l'occasion des débats parlementaires précédant l'adoption de la loi du 9 décembre 1905 : « La République doit être laïque et sociale. Elle ne sera laïque que si elle devient sociale. » TENSIONS ET CONFUSIONS

Depuis la fin des années 1980 et de façon plus marquée depuis les années 2010, les marqueurs médiatiques de la laïcité ne sont plus ceux-là. Lorsque ce grand principe est l'occasion de débats sur les plateaux télé ou radio, lorsqu'il est invoqué à l'occasion de meetings politiques, ça n'est plus pour parler de mixité sociale à renforcer, des financements publics à verser en premier lieu à l'école publique, du subventionnement public à proscrire pour tout culte, de l'offre de services publics (notamment scolaires) à assurer partout sur le terri-

Lorsqu'est invoquée la « laïcité », c'est désormais d'abord pour parler d'expressions religieuses individuelles qui seraient à proscrire dans un espace collectif.

toire pour éviter que ne se développent seulement les offres confessionnelles, de l'exigence de neutralité de l'État afin de refuser tout privilège à une tradition religieuse, etc. Non, lorsqu'est invoquée la «  laïcité  », c'est désormais d'abord pour parler d'expressions religieuses individuelles qui seraient à proscrire dans un espace collectif, de menus uniques à imposer à la cantine scolaire pour refuser toute offre qui pourrait satisfaire tout le monde, dont certains croyants, de traditions religieuses à favoriser par une administration locale du fait d'une supposée filiation entre « laïcité » et catholicisme, d'une identité dite « majoritaire » qui serait à défendre contre celles jugées « minoritaires », etc.

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Cette évolution s'est constatée dans un contexte d'opposition grandissante à l'immigration dans une société en crise (économique, sociale, écologique, d'identité dans la mondialisation, sanitaire). Mais aussi dans un contexte plus large de polarisation de la société. Une partie croissante de la population s'éloigne du religieux (la sécularisation se poursuit), quand une autre, au sein de divers courants religieux, réactive au contraire ses appartenances identitaires, y compris de façon visible et publique. Ce recours à la religion (et non ce retour à la religion) peut trouver sa cause dans une quête identitaire en réaction à un sentiment de rejet, réel ou supposé, en tant que citoyens français. Il constitue également une valeur refuge pour beaucoup de nos concitoyens, soit parce qu'en situation de fragilité (économique, sociale, psychologique), soit en réaction à l'échec des idéologies séculières et à la sécularisation ou à la visibilité accrue de certaines autres religions. Celles-ci se portent plus particulièrement sur l'islam. En raison des confusions douteuses faites entre sa pratique générale et les attentats islamistes qui, eux, suscitent une inquiétude à laquelle il faut répondre au bon niveau (nous y reviendrons) ; en raison aussi des conflits au Proche-Orient, parfois importés ; en raison d'une insuffisante mixité sociale qui conduit à des

replis sur soi entre populations qui ne se connaissent plus, entraînant des ressentiments qui se développent de part et d'autre ; en raison également d'une concentration d'une partie de la population de confession musulmane dans des quartiers ségrégués et dans des catégories socioprofessionnelles fragiles ; en raison de notre passé conflictuel avec d'anciennes colonies qui reste présent dans l'inconscient collectif  ; et, enfin, en raison d'une exacerbation religieuse revendiquée par certains groupes et que nous allons développer. UNE « ARME » CONTRE UNE RELIGION

C'est dans ce contexte que l'extrême droite a saisi l'opportunité de reprendre à sa guise un principe qui fait l'unanimité des Françaises et des Français, la laïcité, et qui n'était plus que proclamé, de temps à autre et de façon incantatoire, par les politiques dits progressistes ou républicains. Ainsi, le FN devenu RN at-il continué sa dédiabolisation dans les années 2010 en s'attachant à la laïcité, mais pour en faire, au prétexte d'une neutralité détournée, un outil contre une religion en particulier, à savoir celle (l'islam) partagée par des populations immigrées ou issues de l'immigration subsaharienne et maghrébine, populations qui ont toujours constitué, pour lui, le parfait bouc émissaire. En soulignant la droiti-

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sation parfois extrême du débat autour de la laïcité, il n'est pas question ici de légitimer les dérives de certains courants religieux, notamment au sein de l'islam – en notant que ceux qui émanent d'autres religions ne sont que peu traités, même lorsqu'ils conduisent à des troubles en France ou à des actes meurtriers dans différentes régions du monde. Si le phénomène de polarisation est plus ancien qu'on ne le croit (souvenons-nous de « l'affaire du voile » de Creil, en 1989), une ingérence idéologique renforçant les courants de l'islam rigoriste et / ou politique s'est accentuée dans les années 1990, sans qu'aucun obstacle n'y soit alors opposé – ni de la part des autorités en quête de financements de l'économie, ni de la part du culte musulman en raison de sa structuration faible (liée en partie à la problématique de l'islam consulaire, c'est-à-dire à la volonté de pays d'origine de garder une influence sur « ses » diasporas). Cette ingérence émane essentiellement de structures privées de pays du Golfe, en particulier de l'Arabie saoudite et du Qatar, pour diffuser auprès de certains jeunes, notamment ceux connaissant une fragilité ou ayant un sentiment de discrimination, des thèses «  séparatistes  », rigoristes, plus largement salafistes ou politiques, au départ totalement étrangères à l'islam pratiqué en France. On peut aussi noter, plus récemment, une influence idéolo-

gique d'une nature différente, de la part du pouvoir turc. Par ailleurs, au-delà du seul islam, on constate une expression plus visible de la religion chez certains croyants de toutes les religions, avec des replis rigoristes ou conservateurs désormais relativement habituels dans divers courants religieux. Ainsi des mouvements Loubavitch, traditionalistes catholiques, ou encore de certains courants se revendiquant du protestantisme évangélique. Ces courants ne font que peu l'actualité, même lorsque, ces derniers mois, certains d'entre eux conduisent à des troubles à l'ordre public ou à l'annulation d'événements artistiques. Peut-être parce qu'ils ne permettent pas l'opposition caricaturale de la population française entre celle supposée « d'ici » et celle supposée « d'ailleurs ». Peut-être aussi parce que, de fait, ces courants n'ont aucun lien avec les attentats islamistes qui continuent d'endeuiller la France. C'est sur ce point que nous constatons une autre confusion : la laïcité ne constitue pas un mot magique pouvant, dès sa prononciation, mettre fin aux actes terroristes. Le terrorisme islamiste, s'il découle d'un endoctrinement religieux et idéologique en France, relève d'une multitude de champs (géopolitique, diplomatique, éducatif, social, économique, urbanistique, culturel, sociétal, etc.) qui n'ont en revanche que peu de liens avec la seule

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laïcité, et qu'il faut savoir affronter en face. Ce que ne font pas celles et ceux qui entretiennent la confusion, préférant les tribunes médiatiques et l'incantation aux actions précises de fond et de terrain, qu'elles relèvent du volet répressif ou du volet préventif, tous deux nécessaires. Pire, dans ce combat essentiel, porter un discours erroné sur la laïcité, la définissant comme une « arme » toujours plus restrictive, s'avère tout à fait contre-productif. Car ils alimentent alors le discours victimaire d'endoctrineurs radicaux, leur offrant même l'argument de la discrimination. « NÉOLAÏQUES », NÉORÉACTIONNAIRES

C'est sans doute sur ce point que l'on constate, face au camp réactionnaire, une perte de repères sur la laïcité à gauche, dans le camp progressiste et républicain en général. Dans son discours à la jeunesse du 30 juillet 1903 au lycée d'Albi, Jean Jaurès disait : « Le courage, c'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. » Force est de constater que pour beaucoup, y compris dans le camp progressiste, il apparaît plus confortable de favoriser d'un petit souffle le feu d'une idée médiocre, facile à entretenir, facile à

manipuler et qui, s'il embrase le débat public, n'aura jamais comme victimes collatérales que des gens qui n'appartiennent jamais au débat. Aujourd'hui, c'est une bascule révélatrice qui se dévoile, dans le cadre d'un débat public où les quelques chaînes d'informations en continu et les réseaux sociaux ont pris une place conséquente. Dans ce monde du clash, de l'immédiateté et de l'émotion plus que la raison, la laïcité est devenue pour certains un mot écran, un mot détourné pour dire un rejet culturel en le rendant acceptable, voire inévitable. La « laïcité », ironie sinistre de son histoire, devient parfois le déguisement des réactionnaires. La laïcité, ce si beau principe qui a permis à tant d'anciennes minorités de souffler, qui a permis aux athées, aux agnostiques, aux indifférents, aux protestants, aux juifs, aux musulmans, aux anticléricaux, aux dévots, aux catholiques qui avaient fait le deuil du séculier et à tant d'autres de se sentir également membres du corps social républicain, est en train d'être dévoyée en un principe d'exclusion qu'elle n'est pas. Quelle sale ironie que de voir les tenants de cette fausse laïcité se faire les alliés voire les fantassins des combats les plus conservateurs contre les antiracistes ou les écologistes qui seraient « trop militants », les féministes qui seraient « excessives » et les « wokes » qu'ils essentialisent. Or

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Pour beaucoup, y compris dans le camp progressiste, il apparaît plus confortable de favoriser d'un petit souffle le feu d'une idée médiocre, facile à entretenir, facile à manipuler. que sont ces combats quand on s'y arrête ? Ils sont les craintes de la jeunesse face au dérèglement climatique légué par leurs parents, la revendication des victimes ou des minorités de bénéficier d'un traitement égalitaire et inclusif, d'une liberté d'être et de s'exprimer. Que les mêmes qui veulent faire de la laïcité une arme contre les Français de confession musulmane se fassent les hérauts de ce combat nous semble profondément révélateur : ces gens-là n'aiment pas la liberté, ils n'aiment pas le débat, ils réclament de fixer les règles du dialogue acceptable. En 1905, ils étaient du côté de ceux qui voulaient soit garder l'Église en son magistère moral, soit le

détruire. Car au fond, dans les deux cas, ce qui réunit ces gens, c'est cette idée, profondément anti-laïque, qu'ils savent ce qui est « bon », qu'ils savent ce qui est « juste » et qu'ils sont donc légitimes à l'imposer aux autres. C'est ainsi que ces « néolaïques » qui n'ont, factuellement et quoi qu'ils en disent, rien de laïque, sont aujourd'hui des néoréactionnaires. Les deux camps se sont logiquement réunis, il leur a fallu un peu plus d'un siècle. Ce sont l'amour de la liberté, le combat pour le respect des différences, la croyance que l'Homme se grandit en se remettant en question, en interrogeant ses certitudes, en aimant la contradiction, en chérissant l'empathie et le souci de l'autre qui en sont les victimes. La laïcité a pourtant ancré la République française dans la filiation des Lumières. Ne les éteignons pas, ces lumières. Prenons-y garde, les vieilles idées rances renaissent sous nos yeux et ces ridicules s'en font les alliés. Qu'ils prétendent défendre la laïcité est une source d'embarras pour celles et ceux qui aiment ce principe précieux. Alors, dans le combat contre les ténèbres, nous ne devons pas céder : qu'ils piétinent la laïcité s'ils le veulent, qu'ils la dénaturent et l'instrumentalisent, nous répondrons, nous expliquerons, nous dénoncerons et nous dévoilerons la supercherie réactionnaire.  nicolas cadène

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QUELLE HUMANITÉ VOULONS-NOUS ÊTRE ? Incapable de reprendre à son compte la puissante dynamique des nouvelles mobilisations, la gauche partisane s'égare loin du réel et abandonne l'époque à la contre-révolution comme aux stratégies du capital. « Il faut bien avoir à l'esprit que l'épuisement des possibilités de ce monde signifie tout autant celui de l'action politique qui allait de pair avec lui. » (Marcello Tari1) 2021 restera sans doute l'année où la gauche s'est dispersée en rase campagne après un Waterloo idéologique. Non seulement, plus de deux siècles après la Révolution française, elle perd de façon fracassante le grand récit de l'égalité, mais l'universalité et la laïcité qui furent ses bannières sont retournées contre elle par la contre-révolu1. Il n'y a pas de révolution malheureuse. Le communisme de la destitution, éd. Divergences, 2017

tion triomphante. Pire, elle les retourne contre elle-même dans une contrition mortifère.2 UNE GAUCHE HORS DE SON TEMPS

Oui, aujourd'hui le pire est possible. Oui cette saturation fascisante du débat public et médiatique peut conduire à des basculements politiques aux conséquences vertigineuses. La tentation est forte d'appeler l'histoire à l'aide, de convoquer ces années 1930 où l'incendie était à nos portes, en Allemagne, 2. Philippe Corcuff et Philippe Marlière, « Les gauches se perdent dans le confusionnisme des mots et des idées », L'Obs, 14 septembre 2021.

ALAIN BERTHO est anthropologue, professeur émérite à l'université de Paris-8 Saint-Denis et coprésident du conseil scientifique de la Maison des sciences de l'homme. Il est notamment l'auteur de Time Over ? Le temps des soulèvements (éd. Le Croquant, 2020).

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DOSSIER

Aux esprits chagrins qui cherchent les traces de la classe ouvrière et des mobilisations de masse, faut-il rappeler l'impressionnant enchaînement des mobilisations des dernières années ?

en Italie, en Espagne… Mais l'unité qui permit alors de faire Front était la formalisation politique d'une espérance ancrée dans la société de l'époque, dans ses mobilisations ; dans les enjeux du fordisme naissant, de la montée du chômage et de la menace de guerre. Un véritable esprit de conquête populaire avait permis de passer outre des divisions encore brûlantes, vingt ans après la révolution d'Octobre. Or en 2021, la gauche politique et par-

tisane se caractérise aussi par son inactualité. L'absence de dynamique unitaire à gauche n'est pas la cause de la défaite annoncée, elle est déjà le résultat d'une perte majoritaire de boussole politique, le résultat d'une sorte d'évitement du réel, le résultat d'un abandon. Deux ans après le début d'une pandémie historique, après cinq vagues de reprise épidémique, quatre variants et l'effritement de l'espoir vaccinal dans un contexte d'effondrement organisé du système de santé, la gauche n'a toujours pas constitué le Covid en objet politique et la politique sanitaire en enjeu de débat public. Depuis deux ans, accrochée à des enjeux institutionnels de plus en plus éloignés des préoccupations populaires, elle agit au fil de l'eau comme si le retour à la normale était une question de semaines, alors que des femmes et des hommes vivent au quotidien cet espoir toujours déçu. L'abolition de l'avenir que nous subissons est un traumatisme collectif et individuel de l'ordre du traumatisme civil subi lors d'une période de guerre. Pour l'historien Stéphane Audoin-Rouzeau cette singulière « expérience du temps » est sans doute « la plus tragique depuis la seconde guerre mondiale »3. Lorsque « nous n'arrivons pas à identi3. Stéphane Audoin-Rouzeau, entretien avec Joseph Confavreux, Mediapart, 7 février 2021.

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DOSSIER

fier vraiment ce que nous traversons », la politique n'en sort jamais indemne. Dans cette « débâcle »4, l'heure n'est pas seulement à la panique. L'heure de la menace pour la survie de l'espèce est aussi celle de la remise à plat de ce qui fonde notre humanité. « C'est comme si nous ne pouvions plus respirer », écrit John Holloway 5 pour qui « un barrage a cédé » et « des torrents de colères, d'anxiétés, de frustrations, de rêves, d'espoirs et de peurs déferlent » sur le monde. DES EXIGENCES UNIVERSELLES D'ÉGALITÉS

Depuis quelques années déjà, des dominations structurelles restées jusqu'à ce jour marginalisées, niées par le discours universaliste, sont dévoilées et combattues avec impatience. L'accélération du changement climatique et la crise sanitaire ont accentué l'urgence. Comme si, à l'heure de vérité, il n'était plus possible de supporter les mensonges du récit de la modernité. Aux esprits chagrins qui cherchent désespérément les traces perdues de la classe ouvrière et des mobilisations de masse, faut-il rappeler l'impressionnant enchaînement des mobilisations qui ont 4. Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun, éd. La Découverte 2020. 5. John Holloway, Avis de tempête, éd. Libertalia, 2020.

scandé ces trois dernières années  ? 2019 ne fut pas seulement l'année du soulèvement des Gilets jaunes. Le monde entier s'est embrasé. Dans vingt pays sur quatre continents, les soulèvements ont été massifs et largement populaires, résilients face à la violence de la répression. L'étincelle est toujours très concrète, liée à la mise en danger par l'État de la survie matérielle des personnes et des familles, ou à une remise en cause des libertés. En France comme ailleurs, la classe politique, gauche comprise, a nourri une méfiance inquiète face à ce surgissement des peuples et à cette exigence mondiale de dignité, de justice, de démocratie et d'égalité. Depuis lors, malgré la pandémie, Black Lives Matter a donné une résonance mondiale à l'urgence d'un antiracisme décolonial. Dans le même temps, un féminisme aussi populaire que radical montre l'urgence de l'éradication du patriarcat et de sa violence. Le combat contre la domination masculine et l'antiracisme politique ont démontré une puissance de rassemblement et de critique fondamentale de l'ordre crépusculaire du capitalisme financier. Dans les deux cas, la relecture historique de millénaires de domination ébranle la conception même que l'humanité peut avoir d'elle-même au moment où sa survie est en question. Dans les deux cas, ces mobilisations s'ancrent fortement

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dans l'urgence biopolitique et sociale. On mesure l'écart qui se creuse entre cette puissance critique et instituante, et la crispation d'une gauche tétanisée, fustigeant par exemple les « réunions non mixtes » au nom d'un universalisme intemporel. Voici bien la racine de sa défaite culturelle : elle est incapable de contribuer au nouveau récit de l'égalité alors même que les exigences d'égalitéS plurielles montent de partout et s'entrecroisent, des Gilets jaunes à Black Lives Matter, de #MeToo aux émeutes contre les féminicides à Mexico en passant par l'écoféminisme.

Le vieux monde a lancé ses contre-feux contre l'« islamogauchisme », contre le « wokisme », instillé la peur de toute différence, à commencer par la différence religieuse.

LE « SENS COMMUN » FACE À LA DÉBÂCLE

Le vieux monde a compris la gravité de la menace de mise en archipel de toutes ces mobilisations. Il a lancé ses contre-feux contre l'«  islamogauchisme », contre le « wokisme », instillé la peur de toute différence, à commencer par la différence religieuse. Quand le fantôme de Joseph de Maistre résonne dans les meetings, ce discours offensif et revanchard de l'inégalité et de l'intolérance n'est pas une dérive du temps dont l'hyperprésence médiatique serait un accident français. Il s'agit bien du cœur idéologique de la stratégie du capital. Car la lutte contre toutes les discriminations comme les mobilisations pour

le climat et la survie du vivant repolitisent le quotidien, donnent un sens aux choix personnels de vie, instaurent des exigences éthiques dans la famille ou dans la consommation, font peu à peu culture, construisent une toile de résistance. Au siècle dernier, la gauche ouvrière et républicaine avait fait sa force de cette sorte de politisation de l'ordinaire. Aujourd'hui, la gauche partisane en a perdu le sens. Et a, par la même occasion, perdu toutes ses boussoles. C'est aussi pourquoi elle a été en incapacité, à chaud, de faire de la pandémie

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DOSSIER

un objet politique. Elle a été incapable de faire la démocratie sanitaire un barrage tant contre la maladie que contre les dérives autoritaires et liberticides alors que notre vie est bornée par des contrôles, des interdictions et des attestations selon des règles décidées dans le secret d'un Conseil de défense. En ne proposant aucune alternative démocratique opératoire ni aucun contre-récit, la gauche partisane a abandonné le peuple aux angoisses de la débâcle, à tous les complotismes, aux mobilisations contre les masques puis contre la vaccination. On voit tous les jours comment la droite extrémisée ne prend que la place idéologique qu'on lui laisse, dans le débat public comme dans les cortèges.6 Si lutter contre le capitalisme dévastateur est une urgence vitale, il nous faut lui opposer une puissance subjective populaire de l'ordre de ce que furent la « conscience de classe » et le discours de l'égalité républicaine au siècle dernier. Au-delà de toutes les échéances électorales, l'enjeu est aujourd'hui de construire le « sens commun » de notre temps et de nos luttes, de redonner une intelligibilité populaire à la débâcle, d'opposer des mots partagés à ceux de la haine et de l'exclusion.  alain bertho 6. Alain Bertho, « L'imprécateur dans la débâcle », Mediapart, 21 octobre 2021.

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S’ATTAQUER AUX RÉSISTANCES

P

our qui s’intéresse tout autant à la politique qu’à la psychanalyse, l’Histoire populaire de la psychanalyse de Florent Gabarron-Garcia est une lecture indispensable. Comme l’auteur le signale dès son introduction, cette publication intervient alors que des analystes ayant pignon sur rue (il cite notamment Jacques-Alain Miller et Michel Schneider) tiennent des propos « ouvertement et profondément » réactionnaires. Récemment, la biographe de Lacan, Élisabeth Roudinesco, y est allée, elle aussi, de sa chansonnette conservatrice en invitant « les progressistes à faire le ménage dans leur camp sur les questions d’identité ». Il est vrai qu’en octobre 2020, ce ne sont pas moins de quatre-vingts psychanalystes qui s’insurgeaient, dans Le Monde, en affirmant que « la pensée décoloniale renforce le narcissisme des petites différences ». À croire qu’ils n’ont jamais lu Frantz Fanon. Il était donc urgent de montrer qu’une psychanalyse politisée et progressiste a existé dans les années 1920 et 1970, et qu’elle trouve son origine chez Freud

lui-même. Si les analystes réactionnaires du précédent paragraphe ont tendance à se référer à un texte tardif et crépusculaire du père de la psychanalyse, Le Malaise dans la culture (1930), où il affiche nettement son anticommunisme, Gabarron-Garcia rappelle que « Freud a défendu dans la pratique une vision politique progressiste, optimiste, et même favorable au communisme, au moins jusqu’en 1927 ». Si Lénine était hostile à la psychanalyse (« C’est de la foutaise ! »), cela n’empêche pas la maison d’édition gouvernementale des soviets de fonder une collection, « La nouvelle librairie psychanalytique russe », dont les ouvrages connaissent un vif succès. L’auteur rappelle en outre les formidables avancées sociétales de la révolution russe : « Les lois nouvelles permettent aux époux de choisir leur nom de famille : celui de la femme, celui de l’homme ou les deux. » C’est ainsi que Trotski choisira celui de sa femme. « L’adultère comme l’homosexualité disparaissent du Code pénal, de même que l’autorité du chef de famille du Code civil. Enfin, première mondiale en 1920, l’avortement est légalisé. »

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LA CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT

Après ce recadrage historique, notre auteur s’attaque au cas de Wilhelm Reich, dont le premier ouvrage a pour sujet les « névroses des économiquement faibles ». Freud a mis six ans à analyser L’Homme aux loups. Mais les pauvres n’ont ni l’argent, ni le temps. La séance gratuite n’est plus alors un tabou. Reste le problème du temps. « Analyser signifie avant tout être patient. » En français, la phrase est savoureuse. Elle fait penser à Donald Winnicott, qui disait de son côté : « Mes patients me soignent. » Et Freud d’ajouter, de façon sans doute plus cruciale : « L’inconscient est hors du temps. » Toutefois, raconte Gabarron-Garcia, il va donner à Reich un conseil pour gagner du temps, un conseil que l’on peut entendre aujourd’hui dans un sens à la fois analytique et politique : « Il faut s’attaquer aux résistances. » PSYCHANALYSE RÉVOLUTIONNAIRE Dans un chapitre central, il est ensuite montré comment le stalinisme d’une part, qui prône la famille et l’autorité paternelle comme socle de la nation, et la montée du fascisme d’autre part, vont sonner le glas d’une psychanalyse de progrès en faveur d’une psychanalyse qui se veut apolitique, ce qui permettra notamment aux analystes allemands non-juifs de continuer d’exercer sous le

IIIe Reich. Néanmoins, le livre s’attarde sur quelques figures légendaires de la psychanalyse révolutionnaire. Il montre les liens entre le POUM, la guerre d’Espagne et la fameuse clinique de La Borde fondée par Jean Oury et Félix Guattari, et se termine dans les années 1970 avec l’implacable histoire du Collectif socialiste des patients (SPK), dont les membres, considérés comme de véritables terroristes, subiront la torture et la prison. Il faut dire qu’ils imposent un bouleversement avec une idée formidable : « Faire de la maladie une arme. » Il faut préciser ici que Gabarron-Garcia (déjà auteur d’un ouvrage paru en 2018, devenu introuvable, L’Héritage politique de la psychanalyse) raconte bien les histoires, sans pour autant tomber dans l’anecdote ni les délester de leur solide armature théorique. « Le SPK, écrit-il, s’oppose frontalement à la neutralité de la science médicale. » En effet, pour le SPK, « avant d’être un fait organique, la maladie et ses symptômes sont un fait politique, et même le fait politique par excellence. C’est donc la conception de la santé en régime capitaliste qu’il faut reconsidérer. » Cinquante ans plus tard, on ne saurait encore mieux dire.  ARNAUD VIVIANT Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, éd. La Fabrique, 216 p., 14 euros.

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ENQUÊTE

NEW SPACE VIEILLES LUNES Le « New Space » et ses prophètes milliardaires comme Jeff Bezos et Elon Musk ont relancé, bouleversé et largement privatisé l’industrie spatiale en imposant leurs prouesses technologiques… et une vision problématique de l’avenir humain dans l’espace. enquête réalisée par jérôme latta

Seul Sur Mars


«F

aut-il vraiment que nous y allions  ? Ne devrions-nous pas nous laver de nos propres péchés sur la Terre ? Ne fuyons-nous pas la vie que nous avons ici ? » L’interrogation du Père Peregrine, personnage des Chroniques martiennes de Ray Bradbury (1950) à la veille de partir en mission sur Mars, vaut encore aujourd’hui. Car, sous le label « New Space » et depuis le début du XXIe siècle, l’aventure spatiale est de retour, tous azimuts. De l’orbite terrestre, de plus en plus encombrée par les satellites et désormais par les touristes, au sol de Mars parcouru par les rovers (et bientôt les hommes ?), en passant par la Lune où Chinois et Américains vont établir des installations permanentes, l’espace semble avoir repris une place considérable dans l’imaginaire contemporain. Les États-Unis créent un nouveau département militaire avec l’US Space Force, la Chine fait de ses ambitieuses missions lunaires un programme d’apprentissage accéléré, on déploie des « méga-constellations » de satellites de télécommunication, tandis que des sociétés privées alignent leurs fusées sur les pas de tir. La conquête spatiale est redevenue conquérante, et elle a de puissants ambassadeurs pour nous remettre la tête dans les étoiles. En France, l’impec-

cable Thomas Pesquet est une figure nationale qui a parfaitement médiatisé ses deux longs séjours dans la station spatiale internationale (ISS). En 2014, l’émouvant voyage de la sonde Rosetta et de son atterrisseur Philae, qui se pose sur la comète « Tchouri », suscite un formidable engouement. La NASA diffuse en quasi direct les images saisissantes prises par les astromobiles Curiosity (2012) et Perseverance (2021) sur Mars. Hollywood est de la partie, et les films Gravity (2013) ou Seul sur Mars (2015) restaurent l’héroïsme des astronautes. Entrepreneurs et prophètes de l’humanité dans l’espace, les milliardaires comme Richard Branson (Virgin Galactic), Robert Bigelow (Bigelow Aerospace), Jeff Bezos (Blue Origin) et Elon Musk (SpaceX) incarnent ce nouvel esprit de conquête. Et face à cet enthousiasme planétaire, les critiques sur la privatisation, la militarisation, la pollution ou la colonisation de l’espace peinent à se faire entendre… LOW COST, GRANDES AMBITIONS

Ce nouvel élan pris dans les années 2000 remonte, en réalité, à la fois à la période héroïque de la conquête spatiale et à celle de son déclin. Une fois la Lune atteinte par la mission Apollo XI en 1969, la fascination mondiale pour cette épopée s’était tarie, comme si

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ENQUÊTE

les foulées de Neil Armstrong avaient désenchanté le ciel et rappelé le coût de son exploration. Plus tard, les principaux mobiles géopolitiques de la course à l’espace semblèrent disparaître avec l’Union soviétique et le début de la coopération dans l’ISS, tandis que la NASA, en accumulant les échecs, perdait le soutien du public et du pouvoir fédéral. Francis Rocard, astrophysicien au Centre national d’études spatiales (CNES), évoque trois « syndromes post-Apollo » comme autant d’erreurs de prospective : la foi dans les véhicules récupérables et réutilisables, conduisant à une navette spatiale qui s’est avérée complexe, coûteuse et dangereuse (quatorze morts dans les explosions de Challenger en 1986 et de Columbia en 2003) ; la perspective de l’élaboration de matériaux et de molécules révolutionnaires qui en est restée au stade de la recherche et développement ; la prédiction de la baisse des coûts de lancement, démentie jusque dans les années 2010. Paradoxalement, c’est en réussissant ce qu’elle avait raté que l’industrie s’est relancée, grâce à l’irruption de nouveaux acteurs. Dès le début des années 1990, la NASA, critiquée pour son manque d’efficacité en regard des investissements, lance le principe du spatial low cost. Si elle-même échoue à appliquer le mot d’ordre « Faster, Better, Chea-

per » (plus vite, mieux, moins cher), elle ouvre la porte dans les années 2000 à des start-up qui viennent empiéter sur les chasses gardées des grands industriels comme Boeing, Lockheed-Martin ou Northrop Grumman. Beaucoup de ces nouveaux entrants disparaissent, d’autres profitent de l’aubaine malgré le scepticisme ambiant. C’est particulièrement le cas de SpaceX et de ses lanceurs réutilisables. Après avoir essuyé des échecs retentissants et frôlé la banqueroute, la compagnie décroche dès la fin de cette décennie-là des commandes considérables, assurant lancements de satellites et transport d’astronautes vers l’ISS. « Elon Musk fait alors vivre l’idée du low cost de manière tonitruante en annonçant à la concurrence qu’il va l’éliminer », non sans subir des sarcasmes, se souvient le sociologue Arnaud Saint-Martin, chargé de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire des sciences et des techniques. Aujourd’hui, on ne rit plus. Car SpaceX accomplit des prouesses industrielles et technologiques, domine le marché avec tout une gamme de lanceurs et de vaisseaux aux noms évocateurs (Falcon, Dragon, Starship…). « Elon Musk a cassé les codes. C’est un cost killer qui a réduit les coûts de lancement avec sa fusée Falcon 9, sa grande réussite commerciale, grâce à la réutilisation des lanceurs et des cap-

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« SpaceX est abreuvé de budgets fédéraux – NASA et Défense. On a l’impression que tout est né de la volonté d’Elon Musk, mais sans ces financements publics, SpaceX n’existerait pas » Francis Rocard, astrophysicien sules, ou à la fabrication et l’utilisation en série du même moteur pour les différents étages de ses fusées », reconnaît Francis Rocard et responsable des programmes d’exploration du système solaire. Au point de surclasser les onéreux lanceurs traditionnels et même de menacer d’obsolescence le lanceur européen Ariane-6… qui n’a pas encore décollé. ASTROCAPITALISME D’ÉTAT

L’idée que seuls les acteurs privés pouvaient relancer l’industrie en rompant le monopole de la NASA remonte aux années de désillusion, quand les commandes se raréfient et qu’il n’est plus question d’aller sur Mars, rappelle Arnaud Saint-Martin : « Ce qu’on appelle aujourd’hui le New Space est un cou-

rant né dans les années 1970 aux États-Unis, chez ceux pour qui le gouvernement fédéral n’était plus à même de conduire les opérations spatiales, notamment parce qu’il n’avait pas réussi à maintenir les budgets et l’esprit de conquête d’Apollo. » Washington commence à déréguler le secteur sous Ronald Reagan, encourageant l’ouverture au privé de l’observation spatiale et, plus tard, du transport. Mais « le pis-aller de la navette spatiale et de l’ISS a frustré une bonne partie de l’industrie privée qui vit de la commande publique, poursuit le sociologue. Des groupes, des associations, des lobbies se sont structurés en prônant la libre entreprise dans l’espace, le marché, le capitalisme spatial. » Né dans le fantasme d’une ouverture totale de l’espace aux entrepreneurs privés, aux start-up, aux fonds de capital-risque et aux aventuriers, contre l’inertie des agences gouvernementales, le New Space a évolué vers une réalité plus nuancée. « SpaceX est abreuvé de budgets fédéraux – NASA et Défense. On a l’impression que tout est né de la volonté d’Elon Musk, mais sans ces financements publics, SpaceX n’existerait pas », souligne Francis Rocard. Chacun trouve son compte dans cet « écosystème » de partenariats public-privé. En externalisant le développement et la fourniture de technologies, de ma-

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tériels et de services, la NASA atteint ses objectifs de réduction des coûts et de redynamisation du secteur. Les entreprises bénéficient pour leur part des budgets de l’agence, de ses infrastructures, mais aussi de transferts de compétences et de décennies de recherche publique. « On n’a pas réellement assisté à une privatisation de l’espace : la NASA a renforcé sa position en haut de la pyramide en s’appuyant sur ces nouveaux acteurs, en les intégrant à ses programmes fédéraux », pondérait Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, sur France Culture en octobre 2018. « Elon Musk et Jeff Bezos se sont réalignés sur ces demandes. Il y a eu transformation plus que privatisation, intérêts mutuels bien compris. » Arnaud Saint-Martin parle de « reconfiguration néolibérale des rapports entre États et marchés, public et privé ». « Tout un discours s’est structuré autour de l’espace entrepreneurial et s’est progressivement imposé. Désormais, les États et leurs agences – NASA, CNES, ESA –, se mettent à la remorque de ce récit et répliquent cet imaginaire, avec l’émergence d’une forme d’astrocapitalisme, qu’on devrait qualifier d’astrocapitalisme d’État. » Philippe Baptiste, nouveau président du CNES, adhère par exemple à la « disruption » de SpaceX : « Il faut s’inspirer de ses paris,

AMERICA FIRST

Le New Space est « un grand récit américano-centré », dit Arnaud Saint-Martin. Dans le creux des années 1970, des organisations « pro-space » (L5 Society, Planetary Society, Space Frontier Foundation ou Mars Society) ont pris le relais sous l’égide de mentors comme Gerard O’Neill ou Robert Zubrin, drainant des centaines de milliers de space enthousiasts. « Réactiver cet imaginaire qui fait partie des modes de construction de l’Amérique comme nation a donc été aisé, fût-ce dans le registre du marché. » Les self made milliardaires sont parfaitement compatibles avec cette mythologie. « SpaceX, c’est du made in America. Au Congrès en 2014, Musk avait fait remarquer que le consortium United Launch Alliance utilisait des moteurs russes pour son lanceur Atlas… » Après l’effondrement de l’URSS, la concurrence commerciale est venue des Européens avec Ariane, mais l’aiguillon géopolitique actuel est le programme spatial chinois. « Partie de zéro en 2010, la Chine va très vite, souligne Francis Rocard. La crainte des États-Unis est d’être dépassés s’ils ne vont pas de l’avant. »

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Vues d’artiste de la conquête de Mars selon SpaceX.

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ENQUÊTE

de ses succès et de ses échecs, du fait qu’Elon Musk a su intégrer au spatial des innovations et des techniques agiles qui viennent de l’univers du numérique et du low cost industriel », confiait-il au Monde en avril dernier. « L’espace n’est plus l’essence même de l’expression du pouvoir régalien », résume Xavier Pasco. Sa trivialisation par le tourisme fait aussi passer le message. MARS, NOUVELLE FRONTIÈRE

Les nouveaux hérauts de l’espace redonnent au secteur une dimension épique qui emporte les résistances. « Elon Musk a la capacité de raconter une histoire, convient Xavier Pasco. Or c’est un peu ce que l’espace avait perdu au travers de sa technicité. On a besoin d’une mythologie qui relie la société à l’exploration spatiale. Et Musk donne un nouveau souffle à l’espace. » Nos milliardaires font aux nouvelles aventures spatiales une publicité planétaire, tant pis si elle passe par l’absurde mise en orbite d’un cabriolet Tesla en 2018 et implique un concours de la plus grosse fusée. SpaceX et Blue Origin donnent à rêver un avenir technologique et prométhéen, sans s’embarrasser de précautions ni se soucier de sa vraisemblance. Elon Musk et Jeff Bezos sont imprégnés de la futurologie optimiste des années 1970. Le premier est convaincu de la nécessité de coloniser l’espace en commençant

« Elon Musk a la capacité de raconter une histoire. On a besoin d’une mythologie qui relie la société à l’exploration spatiale. Et Musk donne un nouveau souffle à l’espace. » Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique par Mars, tandis que le second imagine plutôt de gigantesques stations orbitales capables d’accueillir chacune un million d’habitants. L’intérêt de refaire de Mars l’horizon spatial humain est à tout le moins nébuleux, bien qu’il soit presque antique. Dès 1952 dans son livre The Mars Project, l’ancien nazi Werner von Braun, maître d’œuvre du programme spatial américain, « exprime comme une évidence cette vision à très long terme, qui perdure aujourd’hui, selon laquelle l’homo americanus ira un jour ou l’autre sur Mars », relève Arnaud Saint-Martin. Pour Francis Rocard, « la science n’est pas l’objectif pour l’homme sur Mars :

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c’est la nouvelle frontière ». L’intérêt des missions habitées pour la recherche est en effet limité en regard des missions robotiques, même si elles auraient des retombées pour les planétologues dans leurs deux domaines de prédilection – les origines du système solaire et l’origine de la vie. Les perspectives d’exploitation industrielle des ressources spatiales restent elles-mêmes très hypothétiques au-delà de l’orbite basse terrestre, où se déploie presque toute l’activité commerciale actuelle. Si les Américains veulent prélever l’eau des pôles de la Lune à la faveur de leur programme Artemis, c’est parce qu’elle serait essentielle aux expéditions martiennes. L’hélium 3 de notre satellite naturel, isotope absent de la Terre, pourrait servir à la fusion thermonucléaire, mais pas avant la seconde moitié de notre siècle. Quant aux métaux rares que certaines start-up envisagent d’extraire sur les astéroïdes, ils y sont… très rares. EXPANSIONNISME HYPERTECHNOLOGIQUE

« Quand la NASA dépense dix milliards de dollars par an pour les vols habités, il est vital pour elle et les industriels de maintenir un programme ambitieux : cela lui permet d’avoir une vision à long terme qui justifie toute l’activité actuelle sur les vols habités, explique Fran-

cis Rocard. Le mot d’ordre est “Keep the Momentum” et, entre la Maison blanche, le Congrès, la NASA et les industriels, le consensus s’établit autour de l’homme sur Mars. » Qu’importe si ces projets sont irréalistes ou idéologiquement problématiques, s’agissant de créer un nouveau monde, voire une nouvelle humanité. « Mon écœurement pour les bouffonneries de ces bandits de l’espace est sans limite », nous a glissé, avant de parler de « crime contre l’avenir », un scientifique sollicité pour cette enquête, mais qui refuse désormais de s’exprimer publiquement sur le sujet. « Le concept de colonisation de Mars est absurde, abonde Francis Rocard. On est incapable de coloniser Mars, il est seulement question de l’explorer, on sera en permanence dépendant de ce que la Terre devra apporter. On ne fabriquera pas une fusée ni même un smartphone sur Mars, on y vivra comme les hommes de la mission Apollo ont vécu sur la Lune : dans un scaphandre, dans des modules exigus et spartiates. » Loin, donc, du kitsch des vues d’artiste montrant les villes martiennes ou orbitales du futur, des scénarios d’urbanisation de Mars et de leurs très optimistes calendriers. En mai 2019 au Centre de convention de Washington, Bezos reçoit pourtant une standing ovation quand il présente sa vision de colonies spatiales de « plusieurs kilomètres de long »,

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ENQUÊTE

qui hébergeraient une « civilisation incroyable » d’un trillion d’humains, dont « mille Mozart, mille Einstein, mille de Vinci ». Les illustrations présentent pêlemêle des paysages pastoraux, la ville de Florence reconstituée, des gratte-ciel ultramodernes, un cerf en haut d’une falaise surplombant un parc naturel… Un univers quelque part entre Disneyland, Las Vegas et Dubaï, où règne le climat de Maui « toute l’année, sans pluie, ni tempêtes, ni tremblements de terre ». Bienvenue dans l’Éden spatial. Musk veut plutôt fuir l’enfer sur Terre : il pense que « l’humanité s’apprête à vivre des jours sombres, voire à disparaître du fait de l’avènement de l’intelligence artificielle et de robots de plus en plus intelligents ». Alors il imagine un million de colons sur Mars en 2050, avec l’envoi de milliers de ses vaisseaux Starship, pour y fonder une société destinée à devenir autonome. Pourtant, aussi millénaristes soient les prophètes du New Space, ceuxci « convainquent parce qu’ils sont convaincus, parce qu’ils croient en leur propre discours, assure Arnaud Saint-Martin. Quand Bezos dit que l’avenir de l’homme est dans le cosmos, il ne plaisante pas. L’humanité comme espèce multiplanétaire, c’est l’axiome de Musk depuis vingt ans. » Pas question de sobriété ou de décroissance dans cette vision expansionniste

« Quand Bezos dit que l’avenir de l’homme est dans le cosmos, il ne plaisante pas. L’humanité comme espèce multiplanétaire, c’est l’axiome de Musk depuis vingt ans. » Arnaud Saint-Martin, sociologue

et hypertechnologique. « Nous avons le choix. Voulons-nous la stagnation et le rationnement ? Ou voulons-nous le dynamisme et la croissance ? C’est un choix facile », tranche Jeff Bezos. L’humanité ne trouverait pas seulement son avenir dans l’espace, mais aussi son salut. Xavier Pasco voit des affinités entre ces discours et celui des climatosceptiques : « Je trouve ce discours désastreux parce qu’il incite à continuer à polluer à exploiter la planète, pour qu’ensuite, les happy few aillent sur Mars. » De fait, les cités spatiales géantes de Bezos évoquent celle du film Elysium (2013), où s’est réfugiée une élite tandis que le reste de la population périclite sur Terre…

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LA PULSION DE L’AILLEURS

On n’en est pas là. Après tout, la soif de découverte, la volonté de repousser les limites du monde connu sont des moteurs du développement humain. Historien des sciences et théologien, chargé des questions éthiques au CNES, Jacques Arnould voit dans la conquête spatiale une manière d’honorer « ces dimensions particulières de l’être humain que sont sa curiosité et son imagination, sans lesquelles il n’y a pas de survie, disait-il sur France Culture en juillet 2019. Nous devons alimenter ces capacités humaines, pas seulement pour nous faire peur, mais aussi pour nous faire rêver à d’autres mondes. » Soit, mais pour quel projet politique, et à quel coût ? À l’heure où les Terriens ne parviennent pas à lutter contre le changement climatique, quel ordre de priorité faut-il accorder à l’espace ? Faut-il laisser des milliardaires mégalomanes et démiurgiques définir les politiques spatiales après avoir assuré leur hégémonie sur le marché ? « On aurait tout intérêt à privilégier la partie de l’activité spatiale qui se consacre à l’observation de la Terre et des phénomènes climatiques ou météorologiques, mais la pulsion de l’ailleurs reste très puissante », remarque Arnaud Saint-Martin. Et on part de loin : l’impact environnemental des ports spatiaux commence à peine à être évalué…

Pourtant, « les choix spatiaux et les problèmes qu’ils soulèvent, qui n’étaient absolument pas à l’ordre du jour, commencent à être débattus et politisés dans l’espace public. Le tourisme spatial alimente par exemple la critique sociale de l’obscénité des ultra-riches. » En septembre, le secrétaire général de l’ONU António Guterres a ainsi fustigé ces « milliardaires qui partent en excursion dans l’espace quand des millions de personnes ont faim sur Terre ». D’où, selon Arnaud Saint-Martin, « l’intensification du discours de conquête enthousiaste pour faire fi de ces inquiétudes, voire les culpabiliser : “L’humanité est bonne, soyons optimistes !” » L’élan du New Space est peut-être plus fragile qu’il paraît, et l’aventure reste à très hauts risques technologiques, économiques et politiques. « La question “Pourquoi y aller ?” se pose de plus en plus », conclut le sociologue. C’était celle du Père Peregrine dans les Chroniques martiennes, et elle n’a toujours pas de réponse.  jérôme latta BIBLIO Le nouvel âge spatial. De la Guerre froide au New Space, de Xavier Pasco, éd. CNRS, 2017. Dernières nouvelles de Mars, de Francis Rocard, éd. Flammarion, 2020. Oublier la Terre ? la conquête spatiale 2.0, de Jacques Arnould, éd. Le Pommier, 2018.

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ENQUÊTE

Vues d’artiste des cités spatiales selon Blue Origin.

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L’OBJET POLITIQUE

US-MA O S RI LE N

Il fait peur autant qu’il fascine. Capable tout à la fois de se déplacer en surface et sous l’eau. Pour exister aux yeux du monde, il faut l’arme nucléaire. Et le sous-marin. Ça tombe bien, la France s’enorgueillit d’avoir les deux : le sous-marin à propulsion nucléaire. Combien l’Hexagone compte-t-il de ces navires submersibles ? Combien coûtent-ils ? Jean-Jacques Bourdin, l’intervieweur phare de BFMTV, rêve sans doute de piéger nombre de prétendants au trône élyséen avec ces questions. La France dispose de onze de ces engins, faisant jeu égal avec les Britanniques et les Grecs. Petits joueurs à côté des Russes (58), des NordCoréens (62) et des Chinois (66). Les Américains détiennent le record mondial avec 69 submarines (toute comparaison avec une quelconque pratique sexuelle serait fortuite). Ainsi le sous-marin apparaît-il comme un symbole de puissance. Oui, mais voilà… Depuis quelques mois, le sous-marin bleu-blanc-rouge est le vecteur d’une humiliation mondiale – d’une impuissance ? – après que les Australiens ont annulé l’acquisition de douze exemplaires du modèle « Attack ». Au cœur de la polémique, une nouvelle donne diplomatique, scellée par un partenariat de sécurité entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Ces trois-là auraient-ils avancé leurs pions contre la France en sous-marin – comme le veut l’expression consacrée ? « Une maladresse », selon Joe Biden, qui convient que « ce que nous avons fait ne l’a pas été avec beaucoup d’élégance ». Comment ne pas le croire, naïfs que nous sommes. Après tout, « nous vivons une vie facile et chacun d’entre nous a tout ce dont il a besoin, ciel bleu et mer de verdure. Nous vivons tous dans un sous-marin jaune », chantaient les Beatles. En politique, on les connaît, les sous-marins.  pierre jacquemain, illustration anaïs bergerat

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OSKAR GUILBERT, NOUVELLE PARTIE Dans la peu progressiste industrie du jeu vidéo, le studio Dontnod met la barre à gauche avec ses personnages homos, trans, immigrés ou ouvriers. Une marque de fabrique qui fait son succès depuis treize ans : rencontre avec son patron Oskar Guilbert. texte marion rousset


DANS L’ATELIER

Life is Strange 2


«C’

est comme les groupes de rock, on finit toujours par se séparer », sourit Oskar Guilbert, aujourd’hui PDG du studio de création et de développement de jeux vidéo Dontnod Entertainment. De la bande des cinq fondateurs, il ne reste plus que lui. Le gardien du temple, garant des valeurs d’une entreprise désormais cotée en Bourse, mais qui continue d’occuper une place à part dans le monde du gaming. Un monde dont la face réactionnaire, raciste et misogyne a éclaté au grand jour en 2014, lorsqu’une partie de la communauté des joueurs fut accusée de harcèlement en ligne contre des personnalités féministes, comme les créatrices de jeux Zoé Quinn et Anita Sarkeesian. Dans la foulée de ce « Gamer Gate » annonciateur des années Trump, les petits Français de Dontnod amorçaient un virage à gauche. Sorti en janvier 2015 sur PC puis sur consoles, Life is strange modernise la vieille formule du jeu d’aventure pour parler de l’intime en mettant en scène une femme « authentique », moins sexualisée que l’emblématique Lara Croft de Tomb Raider, aux formes improbables. Pari gagnant. Le jeu, qui s’est vendu à plus de trois millions d’exemplaires, lance Dontnod dans la cour des grands. Et l’allusion à l’orientation

sexuelle de Chloé, déjà présente dans ce premier volet, devient beaucoup plus explicite dans Life is strange. Before the storm, qui la montre adolescente dans une relation homosexuelle avec Rachel. En 2020, Tell me why enfonce le clou : cette fois-ci, un personnage transgenre, Tyler, est au centre de l’action qui se déroule en Alaska. Mieux, les créateurs ont travaillé en partenariat avec l’association américaine GLAAD (Gay & lesbian alliance against defamation), qui fait de la veille sur la représentation de la communauté LGBTQI dans les médias et les productions culturelles. LES GAMERS À REBROUSSE-POIL

« Heureusement qu’on laisse totale liberté à nos créatifs et qu’on ne leur demande pas de créer les yeux rivés sur les notes des clients… Enfin, ce mot n’est pas très joli : plutôt, des joueurs ! », relève Oskar Guilbert. Cette place accordée aux questions de genre vaut en effet à Dontnod des commentaires acides sur les forums, qui dénotent des réactions épidermiques. Ce qui n’empêche pas ce studio de compter de nombreux fans, dont certaines lettres ont été affichées sur un mur stratégiquement situé en face de la cafétéria, et que la chargée de communication a tenu à nous montrer. Des courriers écrits à la main ou tapés à la machine qui témoignent de l’attache-

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Life is Strange


Tell Me Why


DANS L’ATELIER

ment des joueurs et des joueuses à des personnages auxquels ils s’identifient. « Je me sens si proche de ce personnage. Chloé aurait pu aller si loin dans sa vie, sa carrière… Je me suis sentie aussi perdue qu’elle, confuse mais toujours avec l’espoir que peut-être je pourrais moi aussi avoir une vie meilleure », confie par exemple Crystal. Cet engouement tient justement au fait que, chez Dontnod, on n’hésite pas à aborder des sujets clivants, quitte à prendre les gamers à rebrousse-poil… C’est le cas de Life is strange 2 qui, tout en continuant à creuser le sillon des questions de genre, prend la forme d’un road trip dans lequel « deux fils d’immigrés mexicains se retrouvent à vouloir passer la frontière dans l’autre sens, pour fuir les États-Unis », s’amuse Guilbert. Dans sa galaxie, on croise donc deux Latinos aux prises avec la police, une lesbienne qui découvre l’amour, un trans qui tente de renouer avec sa famille, des handicapés en fauteuil… Autant de personnages pris dans des récits qui portent un regard désabusé, critique ou inquiet sur l’époque. Des histoires de murs qui séparent les États, de harcèlement scolaire, d’épidémie de grippe espagnole. Il semblerait que Dontnod n’ait peur de rien, pas même de mettre le devenir de la classe ouvrière – sujet auquel plus grand monde ne s’intéresse aujourd’hui

« Nous ne voulions pas faire de jeux aux valeurs militaristes, dans lesquels il faut tuer trois cents personnes à la seconde, ni des jeux à la gloire de la bagnole agressive où l’on roule à 300 km/h dans Paris. » – au cœur de Twin Mirror, qui parle de dépression sur fond de fermeture des mines. « C’est aussi l’histoire d’un type dépendant aux opiacés, qui n’a pas supporté que sa femme le quitte », précise le PDG de Dontnod. Le détail a son importance pour Oskar Guilbert, qui aurait aimé suivre des études de psychologie s’il n’avait pas finalement choisi l’informatique. « Quand j’ai commencé mes études, en amphi il y avait quatre cents personnes, dont vingt femmes… C’est horrible, une ambiance de mec, c’est aussi pour ça que j’ai fui. » DES JEUX « ENGAGEANTS » Après la rédaction de sa thèse, durant laquelle il s’est essayé aux films en 3D, sans grand succès, il décide donc de ne pas poursuivre une carrière de chercheur à l’université. Direction le privé.

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« Avec Alain Damasio, nous voulions créer des jeux engageants, pour que le joueur se positionne. Nous ne lui disons pas d’aller à droite ou à gauche, mais nous pointons certains problèmes de notre société. » L’industrie du jeu vidéo, pas tellement plus paritaire, tend les bras à ce trentenaire attiré par le côté artistique, mais plus compétent sur le volet technique. Il part d’abord à Londres, où il crée, au début des années 2000, la société Criterion Software, qui lui permet de développer « un carnet d’adresses de dingue ». Puis il se fait embaucher par Ubisoft, avant de quitter cette entreprise deux ans plus tard avec une poignée de collègues. En 2008, Oskar Guilbert a quarante ans, l’envie de « réunir des gens chouettes » et une certitude : « Nous ne voulions pas faire de jeux aux valeurs militaristes, dans lesquels il faut tuer trois cents personnes à la seconde, ni des

jeux à la gloire de la bagnole agressive où l’on roule à 300 km/h dans Paris », se souvient celui qui avoue cependant ne pas détester les jeux de guerre. Alain Damasio est de la partie, ainsi qu’Aleksi Briclot, Hervé Bonin et Jean-Maxime Moris. S’il a assez vite laissé sa place, l’écrivain de science-fiction, qui assume ses rêves de révolution, a insufflé un état d’esprit auquel Oskar Guilbert veut rester fidèle : « Quand nous avons commencé avec Alain Damasio, sans faire quelque chose de trop élitiste, nous voulions créer des jeux engageants, pour que le joueur se positionne. Nous ne lui disons pas d’aller à droite ou à gauche, mais nous pointons certains problèmes de notre société, comme la place des femmes. » En treize ans d’existence, le petit studio indépendant a pris du galon. Ce sont désormais plus de trois cents personnes qui y travaillent – ou plutôt télétravaillent depuis la pandémie, en vertu d’un accord passé avec les salariés, qui n’ont pour la plupart pas souhaité revenir à l’ancienne organisation. « Nous faisons intervenir un pool de gens – scénaristes, game designers, directeurs artistiques… – que nous encourageons à exprimer leurs idées. Nous réalisons bien sûr des études marketing, mais j’ai vraiment confiance dans les créatifs », insiste Oskar Guilbert. Reste que son entreprise se développe : elle vient

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Life is Strange 2


Twin Mirror


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d’ouvrir un nouveau bureau à Montréal, ne compte pas moins de sept jeux en production et s’est ouverte au géant chinois Tencent, qui a investi trente millions d’euros dans la société. Cette bonne santé économique interroge l’ADN de Dontnod. Comment grossir sans perdre son âme ? « C’est ma grande préoccupation », affirme Oskar Guilbert, qui veut préserver « un esprit de salle de classe » en formant des équipes de trente à quatre-vingts personnes maximum. L’autre élément clé est le budget des jeux, qui ne dépasse pas vingt millions d’euros, quand Call of duty et GTA ont coûté dix fois plus. Dontnod serait un peu dans la position de Pixar face à Disney, à en croire l’intéressé, encore marqué par Toy story ou 1001 Pattes, des films d’animation assistés par ordinateur sortis dans les années 1990. Voire dans celle du cinéma indépendant américain face à Hollywood, qui fascine beaucoup de sociétés rivales. LA DÉFINITION DES VALEURS

Dans un monde où tout va toujours plus vite, Dontnod a aussi inventé le « slow jeu vidéo ». Baignées de morceaux poprock issus de la scène indépendante, leurs productions donnent une place centrale à la musique, qui participe d’un rapport au temps différent. « Il y a des moments calmes, le joueur peut

Twin Mirror, jeu de société Un jeu vidéo qui évoque le devenir de la classe ouvrière ? Tel est le pari osé de Twin Mirror, arrivé sur la plateforme de distribution de contenu en ligne Steam en décembre dernier. L’histoire se déroule à Basswood, une bourgade de VirginieOccidentale ravagée par le chômage depuis que la mine locale a fermé. La disparition de ce bassin d’emplois a plongé la région dans une grave crise économique. En cause : un article de Sam Higgs, qui a pris la plume après la survenue d’un accident pour dénoncer les conditions de travail des mineurs. Lesquels tiennent ce journaliste d’investigation pour responsable de la perte de leur job, tandis que lui se demande s’il n’aurait pas mieux fait de se taire. Hanté par les conséquences de cette publication – en plus d’être marqué par une rupture amoureuse –, Sam fuit sa ville natale, bien décidé à ne jamais y remettre les pieds… jusqu’à la mort de son meilleur ami dans des circonstances douteuses. De retour au bercail, il se lance dans une enquête qui fait remonter secrets et souvenirs. Ce n’est pas la première fois qu’un jeu vidéo joue sur la corde sociale. Inspiré de Florange, Kill Mittal proposait en 2013 d’entrer dans la peau d’un ouvrier d’ArcelorMittal. Mais les gamers n’ont pas tous les jours l’occasion de découvrir un thriller psychologique qui parle avec subtilité des effets de la désindustrialisation.. 

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« Nous évoluons dans un monde professionnel composé en grande majorité de mecs. Il faut essayer de casser ça, mais l’historique est lourd. » s’asseoir sur un banc, regarder autour de lui, écouter une belle bande-son… Dans Life is strange, on est allongé avec Chloé et si on attend, une histoire peut commencer », commente Oskar Guilbert. Mais au-delà des jeux, de leur forme et de leur propos, le plus difficile est sans doute de tenir le cap des « valeurs » de l’entreprise. « Nous ne pouvons pas défendre des valeurs dans nos jeux et ne pas les respecter en interne. Aujourd’hui, les investisseurs sont extrêmement sensibles à cette question », avance le PDG de Dontnod, qui a lancé plusieurs chantiers avec les représentants du personnel, lesquels donnent lieu à des réunions en visio. L’un d’eux portait sur l’égalité femmes-hommes. « Nous évoluons dans un monde professionnel composé en grande majorité de mecs. Il faut essayer de casser ça, mais l’historique est lourd ! », re-

connaît-il. Alors que les femmes commencent à se faire une place dans le secteur, les équipes de direction, chez Dontnod comme ailleurs, sont encore essentiellement masculines. D’où la décision de nommer une femme à la tête du bureau canadien. Encore faut-il définir les valeurs… « On nous dit toujours que nous sommes une boîte qui a des valeurs, mais heureusement qu’aucun journaliste ne m’a jamais demandé quelles sont ces valeurs, plaisante-t-il. Ça me fait un peu peur, mais on ne travaille pas de la même manière à cinquante et à trois cents, peut-être cinq cents personnes un jour. Cette évolution nous oblige à les formaliser… » En attendant, le PDG de cinquante-deux ans voudrait bien capter cette génération Z qu’on dit désabusée, mais engagée, sans renoncer à faire vivre les idées défendues par les anciens – à commencer par Alain Damasio, connu pour son soutien à Notre-Dame-des-Landes et aux Gilets jaunes. L’auteur de dystopies politiques est le scénariste du tout premier jeu de Dontnod. Un échec commercial : Remember Me n’est pas resté gravé dans les mémoires… Mais Oskar Guilbert n’a pas oublié l’esprit rebelle sur lequel son compagnon de route voulait brancher les consoles.  marion rousset

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Remember Me



INTERVIEW POSTHUME

« NOUS LEUR SOMMES QUAND MÊME RENTRÉES DEDANS ! » Monique Wittig (1935-2003), théoricienne et militante féministe, est connue pour ses travaux et son combat sur le dépassement du genre. Alors que la polémique sur cette question excite le microcosme réactionnaire, nous avons fait parler la romancière.

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En 1964 paraît ton premier roman, L’Opoponax, récompensé par le prix Médicis, dont Nathalie Sarraute est membre du jury. Il est aussi salué par Marguerite Duras. On a surtout retenu l’usage insolite du pronom impersonnel on, pour narrer l’enfance. Mais il y avait un autre projet… monique wittig. L’aspect du lesbianisme a été complètement passé sous silence. C’est l’histoire d’un amour entre deux petites filles – personne n’en a parlé du tout. L’Opoponax correspond à une prise de conscience de soi et à la naissance d’un amour. Parce que L’Opoponax, c’est vraiment la constitution d’une identité, d’un moi. Je pensais que c’était intéressant de le voir d’un point de vue de petite fille, féministe et lesbienne. Et la dernière phrase est la seule où on dit je : « On dit, tant je l’aimais qu’en elle encore je vis. » C’est vraiment très précis, on ne peut pas être plus précis… Je voulais faire passer, à travers l’enfance, une enfance de petite fille recréée, active et pas passive. Donc c’était bien un projet politique. Tu auras beaucoup recours, dans d’autres textes – Les Guérillères, puis Paris-la-politique – au pronom féminin elles. Pourquoi ? Avec ce pronom qui n’a ni genre ni nombre, je pouvais situer les caractères du roman en dehors de la division sociale

des sexes et l’annuler pendant la durée du livre. Cependant, Les Guérillères a été constitué à partir d’éléments prélevés dans le genre épique : il s’agit d’un héros collectif tenu par une personne grammaticale, elles. Mon but a été de faire que le elles arrive comme un choc pour le lecteur, comme une surprise puisqu’elles tient tout le récit. Le lecteur entre dans un livre et se trouve confronté avec un elles qui n’est pas familier, pas ordinaire et qui est nouveau et héroïque. « Elles ne disent pas que les vulves sont à comparer aux soleils noirs dans la nuit éclatante. » Dans Paris-la-politique, comme dans Les Guérillères, il y a une recherche d’universalisation du point de vue, à partir du pronom elles, comme on a coutume de le faire à partir du pronom ils. C’est une démarche qui a pour but de rendre caduques, dans cette parabole, les catégories de sexe dans la langue, car ici sont décrits des phénomènes qui sont les mêmes dans tous les groupes politiques. On sait combien tu as été engagée dans la création de groupes de femmes, qui vont donner naissance au Mouvement de libération des femmes (MLF) de l’après-68. Peux-tu nous en dire plus ? Je me suis engagée dans les activités de Mai-68 qui n’étaient pas spécifiquement féministes. Après, dans le repli de 68,

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INTERVIEW POSTHUME

en octobre, je me disais : « C’est fou, ce serait vraiment le moment de commencer un groupe de femmes. » J’avais déjà l’idée d’un groupe qui fonctionnerait de façon très militante – l’idée des groupes de guérilla au Vietnam, au Laos, tous les trucs qu’on avait appris avec la guerre du Peuple. Parce que j’avais toujours en tête la phrase de Michelet : « Les femmes sont un peuple dans le peuple », et je le voyais vraiment comme ça. Nous voulions constituer une force féministe qui prenne la direction des luttes politiques, car si quelqu’un doit le faire, ça devait être nous, toutes les femmes féministes. Nous n’imaginions pas que les femmes allaient mettre tant de temps à devenir féministes. Nous pensions que ça pouvait prendre comme ça, du jour au lendemain. Et nous pensions vraiment à un mouvement de masse féministe. Un beau rêve, quoi ! Il y aura, par la suite, nombre de querelles autour, si l’on peut dire, de la paternité du mouvement, et de la propriété du sigle MLF. Mais, au départ, il s’agissait de groupes informels, pas d’un mouvement organisé à proprement parler… Non, j’étais la seule à penser à un mouvement de libération des femmes à ce moment-là, c’est pour ça que je devrais revendiquer le MLF. Attends, je vais le dire, pour que ce soit polémique, et pour dire ensuite pourquoi ça me paraît si in-

juste, pourquoi ça n’a pas de sens… Je me mets en droit de le dire : « Alors dans ce cas, si vous revendiquez le MLF, le MLF, c’est moi, c’est à moi, Monique Wittig. » Et puis j’expliquerai pourquoi c’est stupide de dire ça ! On parlait toujours de groupes de femmes, c’était la formule consacrée, on ne parlait pas de mouvement de libération des femmes. Si ces groupes de femmes s’élargissaient, ça ne pouvait être qu’avec les femmes prolétariennes qui prendraient la direction des luttes. Donc le deuxième stade : les usines ! Bon, dis-je résignée, allons aux usines ! Et qui est allée aux usines ? Pas Antoinette [Fouque], qui criait si fort qu’il fallait aller aux usines. Ni les maoïstes, qui criaient si fort qu’il fallait aller aux usines, mais ma sœur [Gille], Suzanne [Fenn] et moi, toutes les trois. Nous avons fait de l’agitation féministe et, en même temps, nous nous sommes préoccupées d’une grève dans une usine de charcuterie. Notre tentative aux usines n’a pas été concluante… Ces groupes ont débuté leur existence comme de simples réunions d’appartement, d’abord avec et chez Antoinette Fouque. C’était où, chez toi, à l’époque ? Nous avons décidé tout de suite de nous agrandir et, si je me rappelle bien, la réunion d’après, nous étions huit. La réunion à huit, pour moi, c’est la deu-

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INTERVIEW POSTHUME

xième – quelqu’un pourrait me contredire, je n’y verrais pas d’inconvénient. Mais je me souviens que cette réunion a eu lieu chez moi, et chez moi, c’était des chambres louées par Marguerite Duras. Immédiatement, des tensions apparaissent. Vous vous querellerez notamment au sujet de l’emprise, sur les groupes féministes et homosexuels, de ce qu’on a appelé le freudo-marxisme… Une chose qui m’a beaucoup choquée, c’est qu’un jour après la réunion, au café, après que tout le monde était parti, j’ai entendu Josiane [Chanel] et Antoinette me dire : « D’un point de vue psychanalytique, le fonctionnement de ce groupe est très intéressant. D’ailleurs, nous prenons note – sur des cahiers – de tout ce qui est dit dans le groupe pour l’interpréter analytiquement. Pour en donner une interprétation analytique. » Vraiment ! Dans les termes les plus freudiens, les plus classiques  ! Alors j’ai piqué une crise. J’ai dit que c’était dégueulasse de faire ça, que c’était vraiment manipuler les gens que de faire ça à leur insu. Qu’il n’était pas question, tant que j’assisterais aux réunions, d’une chose pareille. Nous avons eu une discussion violente et elles ont paru renoncer. Maintenant, est-ce qu’elles y avaient vraiment renoncé  ? Il est sûr qu’Antoinette avait de quoi se nourrir, elle avait du bon matériel vivant,

mais tu vois tout de suite quelle position était la sienne ! Pour moi, il n’était désormais plus question de se faire censurer. Ce n’était pas une quelconque instance psychanalytique ou marxiste qui allait me dicter ce qu’allaient être ma conduite et ma façon de penser, cela ne me paraissait pas juste d’un point de vue féministe. Ces divisions ne vous empêcheront pas de mener des actions qui vont donner leurs premiers retentissements au mouvement des femmes. Notamment le dépôt d’une gerbe, à l’Arc de Triomphe, à la femme du soldat inconnu. Cette naissance du mouvement des femmes a aussi été marquée par la première tenue d’une réunion non-mixte… Nous avions décidé de faire une intervention dans une université et nous pensions que le mieux serait Vincennes, parce que c’était toujours assez bouillant, encore en 1970. Personne dans le groupe n’était d’accord, à part Margaret [Stephenson], Marcia [Rothenberg], Gille [Wittig, sa sœur] et moi. Toutes les personnes qui entouraient plus ou moins Antoinette étaient contre. Nous nous sommes décidées à préparer cette action à quatre. Il fallait avoir beaucoup de courage, parce que nous ne savions pas trop quoi faire. Ce qui s’est passé est un miracle. À la première réunion, nous voyons débarquer une, puis deux filles

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de Vincennes. Je ne sais pas comment il a eu mon adresse, mais un type de Civilisation américaine comparée au département de Vincennes, un jeune Américain, a averti ses étudiantes de la réunion chez moi. Alors ces filles sont venues et nous avons commencé à préparer l’action avec elles. Nous nous sommes retrouvées à vingt personnes pour préparer cette manifestation, et nous l’avons vraiment bien préparée. Les discussions étaient assez animées, c’était intéressant ! Marcia, au début, s’entêtait : elle ne voulait absolument pas que nous invitions tout le monde à cette action sur une affiche. Or elle avait l’habitude d’actions dans les universités de femmes. Dans les universités américaines, tu as des campus uniquement de femmes, où il est possible d’appeler les Américaines à des actions non-mixtes, parce qu’elles ont l’habitude de se réunir comme ça à certaines occasions, contrairement à nous. Les filles de Vincennes n’arrêtaient pas de dire : « On ne peut pas faire ça, il faut prendre le terrain comme il est. Nous avons affaire à un ensemble de femmes et d’hommes, il faut partir de là. » Finalement, personne n’a lâché, nous avons beaucoup discuté, et nous avons fait quelque chose de très bien. C’est-à-dire : on invite tout le monde à venir, à une certaine occasion qui reste à définir et après, on prend un amphi, on explique la situation à tout le monde,

et on demande aux hommes de partir. « Nous ne commencerons la réunion que quand les hommes seront partis. » C’était une gageure, mais c’est ce que nous avions décidé. Et alors, comment cela s’est-il passé avec les hommes ? Nous leur sommes quand même rentrées dedans ! Ils ont été obligés de nous laisser passer et nous avons défilé en criant avec nos banderoles, nos bannières. Nous avons tourné tout autour, nous avons crié pendant une heure. Une démonstration au milieu de tous ces mecs, c’était vachement dur. Finalement, nous les avons fait taire. Il me semble que quand nous les avons entendus crier : « À poil ! », nous avons chanté quelque chose, mais je ne peux plus me rappeler quoi. Nous avons chanté d’un seul chœur. Il fallait répondre d’une façon violente. Au bout d’un moment, un Noir s’est levé et a dit : « Ce n’est pas la peine d’avoir des réactions aussi hystériques, désordonnées, violentes… Moi, je comprends très bien ce qu’elles disent : c’est exactement comme quand les Noirs ont vidé les Blancs des groupes politiques américains, ils ne pouvaient plus travailler avec les Blancs. Elles ont des problèmes à régler ensemble, qu’elles ne peuvent pas régler avec les hommes ; il faut qu’elles se réunissent entre elles et, en tant qu’homme, je

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INTERVIEW POSTHUME

m’en vais. » Il n’a pas été suivi ! Il s’est rassis. Alors, des retournements se sont produits dans la salle… Du genre, les types hystériques qui sont tout à coup touchés par la grâce et se jettent à tes pieds en esclave et deviennent fanas. À un autre moment psychologique, le Noir s’est levé de nouveau, a repris le même discours que précédemment et, à ce moment-là, tous les hommes l’ont suivi. Tu participeras encore à la création de groupes d’homosexuels et de lesbiennes, notamment le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) et les Gouines rouges, sans pour autant renoncer, tout comme en littérature, à l’universalisation du point de vue minoritaire. Question de stratégie ? Tout écrivain minoritaire entre dans la littérature à l’oblique, si je puis dire. Un texte écrit par un écrivain minoritaire n’est efficace que s’il réussit à rendre universel le point de vue minoritaire, que s’il est un texte important. À la recherche du temps perdu est un monument de la littérature française bien que l’homosexualité en soit le thème. L’œuvre de Djuna Barnes est une œuvre littéraire importante bien que son thème majeur soit le lesbianisme. D’une part, le travail de ces deux écrivains a transformé – comme il se doit pour tout travail important – la réalité textuelle de leur temps. Mais, en

tant que minoritaires, leurs textes ont aussi à charge (et ils y parviennent) de changer l’angle de catégorisation touchant à la réalité sociologique de leur groupe. La bataille est rude car elle doit se mener sur deux fronts. Une œuvre littéraire, c’est une arme ? Toute œuvre de forme nouvelle fonctionne comme une machine de guerre. Son sens est de démolir les formes vieillies, les règles et les conventions. Tout travail littéraire important est, au moment de sa production, comme un cheval de Troie, toujours il s’effectue en territoire hostile dans lequel il apparaît étrange, inassimilable, non conforme. Puis sa force (sa polysémie) et sa forme l’emportent. La cité fait place à la machine dans ses murs. Parce que tu as une vision matérialiste du langage, traversé par d’irréductibles rapports de force ? C’est en toute impunité que le plus fort en mots peut devenir criminel. Les mots peuvent rendre fou, tuer. Chaque mot est en soi un cheval de Troie. Oui, certes, le langage est matériel, et il frappe.  propos receuillis par gildas le dem Sources : Monique Wittig à propos de L’Opoponax, dans « Lectures pour tous », ORTF (1964). La Pensée straight, éd. Balland, 2001. « Monique Wittig raconte », propos recueillis par Josy Thibault en 1979 et reproduits dans ProChoix, n° 46 (2008). Avantnote de Monique Wittig à la traduction de La Passion, de Djuna Barnes, Flammarion (1992). Préface de Paris-la-politique, de Monique Wittig (1999). Le chantier littéraire, de Monique Wittig, Presses universitaires de Lyon (2010).

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