9 minute read

ENQUÊTE

Next Article
PORTRAIT

PORTRAIT

LA GAUCHE FERA-T-ELLE REPRENDRE PARTI AUX MILIEUX POPULAIRES ?

Advertisement

Les élections du printemps ont ramené les classes populaires sur le devant de la scène politique… et la nécessité pour les formations de gauche de renouer avec elles. À condition de comprendre ce qu’elles vivent et de parler leur langage.

enquête réalisée par marion rousset

Du «concret». C’est un leitmotiv chez François Ruffin, qui se présentait dans la première circonscription de la Somme. «Les femmes de ménage, les auxiliaires de vie, les caristes, les camionneurs, les ouvriers de l’industrie agroalimentaire… Quand est-ce que, dans la campagne présidentielle, on a raconté quelque chose de ces vies?» , lance le député entre les deux tours des législatives, lui qui s’est fait le porte-parole des métiers de «seconde ligne» au sein de l’hémicycle. «Le concret en politique est une denrée rare! On nous envoie des représentants associatifs qui font remonter ce qui se passe sur le terrain, mais on reste très éloignés de la réalité. Or on ne peut pas parler de ces gens si on n’a pas un peu respiré ce qu’est leur vie.» Avec constance, le candidat a donc écumé les bars-tabacs et les kermesses d’un territoire picard séduit par le Rassemblement national, afin de prendre le pouls de cette France rurale et laborieuse, aux fins de mois difficiles, dont La France Insoumise peine à capter les voix. C’est sa méthode. Le reporter-député François Ruffin observe, discute, témoigne… pour tenter de réconcilier les catégories populaires avec la gauche. Un objectif partagé par ceux qui, au sein de son camp politique, refusent de tourner le dos à leur histoire – à commencer par le communiste Fabien Roussel, qui se garde d’être assimilé à la gauche des métropoles. Il a ainsi déclaré vouloir «déparisaniser la France en faisant vivre nos territoires, nos petites villes et nos villages». Tous les membres de la Nupes le sentent: il y va de l’avenir de leurs idées, de leur capacité à durer et surtout à contrer le Rassemblement national, qui a fait une percée spectaculaire en envoyant 89 députés à l’Assemblée nationale.

L’ABANDON DE L’ÉLECTORAT POPULAIRE Sans forcément mettre l’accent sur la ruralité, cette question a été remise à l’agenda politique à la faveur de la présidentielle, notamment lorsque Jean-Luc Mélenchon a réussi à imposer les thématiques du pouvoir d’achat et du salaire minimum, portant des propositions concrètes comme le blocage des prix des produits de première nécessité et l’augmentation du smic. On a vu, par ailleurs, émerger quelques nouveaux visages parmi les candidats investis par la Nupes aux législatives, à l’image du boulanger Stéphane Ravacley dans le Doubs, de la femme de chambre Rachel Keke dans le Val-de-Marne, de la militante des quartiers Nadhéra Beletreche dans l’Essonne et du postier Youenn Le Flao dans le Finistère. Une représentation encore très marginale, qui renoue

cependant avec un imaginaire propre aux partis issus des mouvements ouvriers: celui des grandes grèves de 1936 qui avaient permis les avancées du Front populaire, des usines à l’arrêt en 1968 ayant préparé la victoire de la gauche en 1981, des mobilisations de 1995 qui préludaient à la victoire de l’opposition socialiste aux législatives de 1997… «L’idée que le moteur de la gauche, ses forces vives, se situent du côté du monde ouvrier est un substrat historique qui est longtemps resté très puissant dans les esprits», rappelle le politologue Frédéric Sawicky. Sauf que, durant des décennies, la gauche dominée par le Parti socialiste a cessé de s’adresser à cet électorat populaire toujours plus éclaté, et renoncé à lui faire une place au sein de ses appareils. En témoigne le rapport de Terra Nova, en 2012, dans lequel Olivier Ferrand, président-fondateur du think tank, invitait le PS à se soucier des classes moyennes plutôt que des ouvriers qui auraient renoncé aux valeurs de tolérance: «Le déclin de la classe ouvrière – montée du chômage, précarisation, perte de l’identité collective et de la fierté de classe, difficultés de vie dans certains quartiers – donne lieu à des réactions de repli: contre les immigrés, contre les assistés, contre la perte de valeurs morales et les désordres de la société contemporaine» ,

« Le concret en politique est une denrée rare ! On ne peut pas parler de ces gens si on n’a pas un peu respiré ce qu’est leur vie. »

François Ruffin, député

pouvait-on lire dans ce document publié à la veille de l’élection présidentielle. De quoi légitimer le divorce avec un monde désormais associé aux pires tares.

UNE CLASSE « SERVICIELLE » DIFFÉRENTE DE LA CLASSE OUVRIÈRE Mais ce verdict n’était que la manifestation d’une rupture bien plus ancienne. Dès les années 1980-1990, le déclin du monde ouvrier déboussole la gauche, qui perd prise sur cet électorat. «La désindustrialisation s’est accompagnée d’une restructuration profonde des classes populaires, marquée par l’apparition de nouveaux types d’emplois comme les professions de service. Dans le même temps, on a vu monter le sentiment d’affirmation individuelle, si bien qu’au fil du temps, l’idée de s’en remettre aux organisations a reculé» ,

souligne l’historienne des mondes ouvriers et du mouvement socialiste Marion Fontaine. C’est aussi que cette classe «servicielle» est très différente de l’ancienne classe ouvrière: «Elle concentre les métiers de la route et de la logistique, auxquels il faut adjoindre le petit BTP pour l’emploi masculin. Du côté de l’emploi féminin, c’est tout le secteur du care: aides à domicile, auxiliaires de vie sociale, assistantes maternelles… Ce sont des gens qui travaillent souvent seuls, très peu syndiqués. Alors la politisation à gauche est compliquée», explique le photojournaliste Vincent Jarousseau, qui publie en septembre le roman-photo documentaire Les Femmes du lien (éd. Les Arènes). Cette désaffection tient également aux politiques menées par la gauche au pouvoir. Et ce «dès le premier septennat de François Mitterrand», estime l’historien communiste Xavier Vigna. Le tournant libéral des années 1983-1984 aurait en effet conduit nombre d’ouvriers et d’employés à s’abstenir dans les urnes, puis, de désillusion en désillusion, à basculer vers l’extrême droite. Du moins selon certains analystes comme le politologue Pascal Perrineau, qui insiste sur la part des «gaucho-frontistes» dans l’électorat FN. D’autres pointent plutôt le côté «ni droite ni gauche» des jeunes de milieu populaire victimes de la précarité.

Quoi qu’il en soit, ni la gauche plurielle sous Lionel Jospin, ni les socialistes sous François Hollande ne sont parvenus à enrayer cette désaffection, qui en est sortie au contraire consolidée, selon Xavier Vigna: «Lionel Jospin premier ministre, c’est l’époque des grandes campagnes de privatisations et de la réforme des 35 heures, mise en place au prix d’une flexibilité qui pénalise les salariés subalternes. Et avec François Hollande, en 2012, c’est l’apothéose!» La faiblesse des avancées sociales pendant ce quinquennat n’a fait qu’amplifier la déception des catégories populaires et le pouvoir d’attraction du Front national.

QUEL AUTRE GRAND RÉCIT QUE CELUI DE LA LUTTE DES CLASSES ? Renverser aujourd’hui la vapeur est une gageure. «Pour contrer ce mouvement, il faudrait déjà éviter de faire la même chose que la droite. La preuve par l’exemple, c’est important…», avance le politologue Frédéric Sawicky. C’est même le b.a.-ba, pour le sociologue Camille Peugny. «Cela peut paraître trivial de le dire, mais pour garder l’attention des catégories populaires, il faut parler de la manière dont elles vivent, assuret-il. Le fait que la campagne de Jean-Luc Mélenchon a porté des propositions concrètes sur les salaires, le travail et le pouvoir d’achat a permis de percer « Pour contrer ce mouvement vers l’extrême droite, il faudrait déjà éviter de faire la même chose que la droite. La preuve par l’exemple, c’est important… »

Frédéric Sawicky, politologue

le rideau d’indifférence médiatique.» Et de retrouver l’oreille des quartiers populaires… plus que des zones rurales et périurbaines. Reste donc à trouver une grammaire capable de parler aux deux, autre que le grand récit de la lutte des classes, aujourd’hui bien moins fédérateur qu’autrefois, selon Frédéric Sawicky: «L’idée qu’on serait gouverné par des capitalistes entre en collision avec les catégories pratiques de beaucoup de gens. Dans les petites entreprises, la distance entre le bas de la hiérarchie et les patrons est en effet beaucoup moins

« Cela peut paraître trivial de le dire, mais pour garder l’attention des catégories populaires, il faut parler de la manière dont elles vivent. »

Camille Peugny, sociologue

fortement ressentie.» L’amélioration des conditions de vie est-elle le bon levier? «Ce concept permet de reconstruire un récit qui parle aux différentes fractions des classes populaires car il recoupe à la fois l’idée – qui concerne tout le monde – de pouvoir vivre de son travail, se chauffer et se nourrir, mais aussi celle de ne pas avoir à présenter sa carte d’identité à chaque coin de rue quand on habite à Bondy ou à Saint-Denis», suggère Camille Peugny. Il n’empêche que les résultats de l’élection présidentielle ont montré que cela ne suffisait pas. La défense de propositions sociales susceptibles d’améliorer le quotidien de ces catégories morcelées et précarisées n’a pas permis de regagner la confiance des personnes les plus éloignées des métropoles. Et pour cause. «La responsabilité des partis de gauche ne tient pas seulement à l’orientation de leurs programmes et de leurs politiques, mais au fait que l’électorat populaire ne se sent plus représenté. Car un langage est d’autant plus adopté et cru qu’il est porté par des gens en lesquels on a confiance, avec lesquels on entretient une relation de proximité» , analyse Frédéric Sawicky.

UNE TROP GRANDE DISTANCE SOCIALE Autrement dit, l’identification à des partis dont les représentants appartiennent à la bourgeoisie intellectuelle et parlent un langage technocratique ne fonctionne plus. «C’est le résultat de la transformation du recrutement au sein du PS et du PC, qui a affaibli les liens entre les élus de ces partis et les milieux populaires» , poursuit le chercheur. «Le Parti communiste a abandonné son ambition de former régulièrement des ouvriers pour en faire des cadres du Parti dès la fin des années 1970», confirme Xavier Vigna. Quant à la France insoumise, elle n’a ja-

« S’opposer à son électorat sur certains points, comme la xénophobie, suppose d’avoir des relations suffisamment intimes avec lui. »

Marion Fontaine, historienne

mais été une organisation de masse, de même qu’Europe écologie-Les Verts… Même au niveau local, le fossé s’est creusé. «Pendant très longtemps, les dirigeants nationaux et les députés ne venaient pas de milieux populaires, sauf au Parti communiste, mais il y avait une diversité sociale à l’échelle locale. C’est de moins en moins le cas. On cherche des diplômés pour gérer des problèmes techniques», observe Rémy Lefebvre, professeur de sciences politiques. Outre qu’elle entame la crédibilité de la gauche, cette distance sociale favorise l’émergence de discours misérabilistes contre-productifs, selon Marion Fontaine. «Ces formations politiques savent que les classes populaires constituent un enjeu majeur, mais elles en ont une vision très floue et en font même des victimes à aider, dans une perspective paternaliste. Une logique très différente de celle du mouvement ouvrier de la fin du XIXe siècle, qui estimait que c’était le prolétariat qui renverserait le capitalisme», explique-telle. Loin d’être des victimes, c’était des interlocuteurs avec lesquels les leaders de l’époque pouvaient même avoir des désaccords. «Plutôt que de céder aux rixes entre ouvriers français, italiens et polonais, ils ont fait pression sur les patrons pour que tous soient payés pareil et adhèrent au même syndicat. S’opposer ainsi à son électorat sur certains points, comme la xénophobie, suppose d’avoir des relations suffisamment intimes avec lui.» La gauche est aujourd’hui au milieu du gué. Elle peut certes élaborer des propositions qui auront des chances de faire mouche, a fortiori dans un contexte de rejet du pouvoir en place. Mais les chercheurs sont formels: si elle veut accéder au gouvernement et surtout y rester, elle n’a d’autre choix que de réinvestir concrètement les banlieues et les périphéries plus lointaines, de former des militants qui en sont issus, de promouvoir de nouveaux profils. Autant dire que ça ne se fera pas du jour au lendemain.

 marion rousset

This article is from: