72 minute read
L’OBJET
Il est beau, il est puissant, il est flanqué des trois couleurs bleu, blanc et rouge, ainsi que des deux mots «RÉPUBLIQUE» et AVION PRÉSIDENTIEL «FRANÇAISE». Notre Air Force One s’appelle Cotam Unité – Cotam pour «Commandement du transport aérien militaire» et «unité» pour dire que le président de la République voyage à bord. C’est moins glam, mais c’est sûrement aussi ça, la French Touch. Cet
Airbus A330 réaménagé offre plus de 12000 kilomètres d’autonomie, une consommation de kérosène un poil réduite par rapport aux engins du même modèle, un look princier et une efficacité politique que l’on croit redoutable.
Advertisement
L’avion présidentiel est l’un des outils de la diplomatie française. Et même de politique intérieure. Emmanuel Macron en a fait usage, le 14 juin dernier, entre les deux tours des élections législatives. Depuis le tarmac d’Orly, avant de s’envoler pour la Roumanie pour aller visiter une base de l’OTAN, le président prend la parole. Avec un air martial hollywoodien, il est debout derrière un pupitre, les cheveux au vent. Derrière lui, tous les symboles sont là, savamment réunis dans le cadre: la République, le drapeau et la puissance de l’avion. Breaking news sur toutes les chaînes. Quoi de mieux qu’un avion pour prendre de la hauteur? Pour dire l’homme pressé par les urgences? Pour se comparer au président américain? Avec lui, le chef d’État peut se projeter sur le terrain, aller négocier «d’homme à homme» avec les autres dirigeants du monde. Le Cotam Unité personnalise la diplomatie française en octroyant à son occupant l’aura d’un Jupiter. La boucle est bouclée.
pablo pillaud-vivien, illustration anaïs bergerat
LA GAUCHE D’APRÈS
PORTRAITS, HISTOIRES, ENJEUX Revigorées par les bons scores électoraux de la Nupes, mais encore loin du pouvoir, les formations de gauche doivent poursuivre leur rassemblement sans s'épargner un travail de réinvention et de reconquête. Le chantier est vaste, mais il est ouvert.
SOMMAIRE DU DOSSIER
L'opposition de gauche est à pied d'œuvre en ce début de quinquennat placé sous le signe de l'instabilité et du péril de l'extrême droite. Elle devra déjà trouver en son sein de nouveaux équilibres et une nouvelle dynamique (p. 33). Pour la France insoumise, Manuel Bompard analyse les raisons du rassemblement de la gauche et définit sa feuille de route (p. 40). Quelle place y prendra le PCF après la campagne ambivalente de Fabien Roussel? Trois de ses membres livrent leurs réponses (pp. 51 à 60). Avant le pouvoir, faut-il reconquérir la fameuse «hégémonie» gramscienne? (p. 62). Quant aux écologistes de EE-LV, on attend encore qu'ils entrent résolument… en politique (p. 65). Avec l'habile Olivier Faure à sa tête, le PS peut espérer retrouver un espace au sein de cette gauche (p. 69). Transformation sociale et écologique, projet économique, coopération internationale: nos «consultants» Jean-François Julliard, Éloi Laurent et Christophe Aguiton cernent les défis qui attendent cette gauche d'après (pp. 72 à 82). Enfin, trois portraits de figures montantes jalonnent ce dossier, ceux de Frédéric Maillot, Mathilde Panot et Carole Delga. Demain s'écrit maintenant.
LA GAUCHE FACE À ELLE-MÊME
La transformation de l'espace politique s'est accentuée cette année, plaçant les formations progressistes face à des échéances immédiates, et face à leurs responsabilités : il faut réfléchir, unir et agir.
En 2022, un grand cycle électoral et politique s'est clos. De profondes transformations s'enchâssent dans des temporalités différentes. La montée apparemment irrépressible de l'abstention présente un miroir étrange à un pays qui se fonde et se refonde dans le projet politique. Qu'est-ce qui ne parle plus aux citoyens? Les réponses sont nombreuses. L'impression que voter ne sert à rien, que rien ne change. Le souvenir d'un vote nié, celui du référendum de 2005. La réalité d'un monde qui change vite fait souvent peur et éclate les vies : comment actualiser les visions du monde pour qu'elles rassemblent les éclats du kaléidoscope que la France semble devenue? L'obsolescence d'institutions qui ne parviennent pas à faire vivre la démocratie, à peine seulement lors des élections. Un sentiment d'épuisement, de dévitalisation s'impose, et on sait déjà que cela ne peut durer. Le temps politique ne s'accélère pas, il est incertain, précaire, inquiétant. Le Rassemblement national sort vainqueur de cette longue séquence. Paria depuis la seconde guerre mondiale, hier cantonnée aux marges de la République, l'extrême droite est parvenue à revenir à l'Assemblée nationale et à se réinscrire dans le paysage comme une force parmi d'autres. C'est le succès de la stratégie de dédiabolisation et d'institutionnalisation: significativement, ses élus sont arrivés en cravate et bien sapés au Parlement. Le RN se construit une crédibilité nouvelle. Sur la base d'un socle xénophobe, labouré et connu de tous, il structure son projet et élargit son
discours. La dénonciation de l'assistanat englobe pauvres, chômeurs, migrants et réfugiés. Des réponses autoritaires sont proposées pour les banlieues et l'école. Le localisme se veut la solution face au changement climatique et à la mondialisation. Une certaine laïcité, contre les musulmans, est défendue au nom des femmes et de l'histoire du pays.
LE TIC-TAC DE LA DISSOLUTION Forte de son accession au second tour de la présidentielle pour la deuxième fois, Marine Le Pen fait des alliances, des compromis et des œillades. Elle se veut le pivot de l'alternative à Emmanuel Macron en embarquant une droite qui, déjà et pour partie, s'abandonne dans les urnes. Emmanuel Macron est parvenu à se faire réélire président. Son sens tactique l'a conduit à ne pas faire campagne, à ne pas débattre, à ne rien dire de ses projets. Âgé et riche, son électorat est typé: Macron n'a pas le soutien des forces vives pour ses réformes. Il n'a même plus de majorité à l'Assemblée. Faute d'accord avec la droite, qui hésite entre trois options – s'allier à la macronie, se reconstruire sur la base de ses forces locales et du Sénat, s'allier avec la RN –, le président est conduit à l'immobilisme. Celui qui se voulait un grand réformateur, dépassant les clivages et rassemblant le cercle de la raison, s'est cassé les dents. Mais le pays ne peut rester longtemps dans cette impasse. Le tic-tac de la dissolution paraît bel et bien enclenché. À gauche, chacun le mesure : il faut se tenir prêt, dans l'éventualité d'une dissolution, et face à la poussée de l'extrême droite. La Nupes, accord politique et électoral entre ennemis d'hier, s'est muée en intergroupe à l'Assemblée nationale. Parmi les électeurs de gauche, le soulagement est grand. Enfin rassemblés! De fait, partout les candidatures dissidentes ont fait de petits scores, même face à des candidats Nupes peu connus. L'origine partisane des candidats de la Nupes n'a pas compté davantage. Au total, la gauche politique n'est pas morte, c'est une base. Elle arrive en tête du premier tour des législatives, elle
La gauche politique n'est pas morte, c'est une base. Est-elle en mesure de rassembler une majorité de Français ? Pas encore.
double son nombre de députés. Est-elle en mesure de rassembler une majorité de Français? Pas encore. Dans ce laps de temps que personne ne maîtrise, il lui faut approfondir certains sujets qui la divisent ou sur lesquels elle n'est pas encore au point – mondialisation, individuation, égalité, proposionsnous dans le dossier de janvier 2022. Il lui faut aussi construire et définir une stratégie, pour chacune de ses composantes et collectivement. Les gauches se trouvent face à des défis et des chambardements. Tous sont urgents, même si tous ne seront pas résolus dans les mêmes délais.
QUE FAIRE DU NOUVEAU RAPPORT DE FORCE À GAUCHE ? Historiquement, la gauche est constituée de deux pôles, l'un d'obédience socialiste, l'autre communiste. Le XXe siècle a vu les rapports de force s'inverser entre les deux frères séparés depuis le congrès de Tours. Jusqu'à la fin des années 1960, le PCF dominait. Puis le PS prit l'ascendant. Sa dernière accession au pouvoir a signé sa dégringolade: moins de 7% pour le PS associé aux écologistes à l'issue du mandat Hollande, tandis que Jean-Luc Mélenchon, alors allié aux communistes, réunissait près de 20% des votes. En 2022, l'écart s'est encore creusé: moins de 2% pour le PS et sa candidate Anne Hidalgo, près de 22% pour le seul Jean-Luc Mélenchon. Au sein de la gauche, un débat s'ouvre. Peut-elle gagner quand elle est dominée par son versant radical? La candidate socialiste n'a cessé de le contester, et tenté d'en faire un argument électoral. De fait, l'approche classique veut que la majorité s'obtienne en élargissant vers le centre. Cette idée est aujourd'hui questionnée. Or la gravité des enjeux – notamment écologiques – appelle des réponses radicales. Les radicaux seraient alors les mieux placés pour convaincre, et donc pour rassembler. La réponse viendra certainement de la qualité des relations que les deux pôles de la gauche sauront construire. Leurs électeurs respectifs ont voulu invalider la théorie des «deux gauches irréconciliables», défendue en son temps par Manuel Valls et réactivée par le débat lunaire sur l'appartenance à la République de Jean-Luc Mélenchon et de la France insoumise. Elle fut parfois alimentée par le mépris moqueur des Insoumis à l'égard des «gôches». Ouf! Il semble que ce temps de l'invective et l'excommunication soit derrière nous. Au-delà de la civilité retrouvée de leurs relations, les deux pôles de la gauche sauront-ils se convaincre que, dans le frottement de leurs réponses et de leurs cultures, s'élaborera une proposition rassembleuse et convaincante? Qui vivra verra.
COMMENT SE STRUCTURER ? L'histoire de la gauche est celle de ses divisions, de ses retrouvailles, de son union qui est un combat… et du vieux serpent de mer d'un congrès de Tours à l'envers: comment revenir aux sources de l'unité d'avant la séparation de 1920? Après avoir beaucoup brocardé la «soupe aux logos», Jean-Luc Mélenchon se fait l'artisan de l'union. En avril 2019, dans un entretien au quotidien Libération, le leader insoumis avait fait la proposition d'une «fédération populaire» pour réunir forces associatives, syndicales et politiques. Son succès à la présidentielle lui a permis d'imposer aux éclopés du scrutin un programme qui repose sur les bases de LFI. Plus extraordinaire, il impose, ce qui ne s'est jamais fait à gauche, une candidature unique par circonscription. Tout le monde valide, car cet accord permet à chaque parti de disposer d'un groupe. Au lendemain des élections législatives, Mélenchon suggère un groupe commun des députés de la Nupes, et non un intergroupe. Poussant plus avant l'unité-unification, il intervient désormais avec le logo de la Nupes et propose des universités d'été communes, une manifestation à la rentrée… Officiellement, sans volonté d'hégémonie. Sans, non plus, de proposition claire. Car, de fait, l'intégration dans une seule et même organisation poserait de nombreux problèmes à un Jean-Luc Mélenchon qui, par exemple, récuse la création de parlements départementaux de l'Union populaire: «On ne va pas perdre son temps à écouter les bavards.» Lui n'a aucun goût pour les tendances, les débats internes. Dès lors, comment gérer et arbitrer entre idées différentes? Pour le moment, les Insoumis bottent en touche. L'exemple italien permet d'interroger l'avenir d'un grand parti radical qui absorberait toute la gauche. Ce fut le cas du PCI qui, à la fin du XXe siècle, avait fini par être à lui seul toute la gauche. Finalement, de l'intérieur, la social-démocratie a repris sa place… et le PCI
n'existe plus. Les socialistes français ont une longue tradition. Ils ont sauvé leur groupe et leur parti. La compétition est ouverte… Sans doute vaut-il mieux qu'elle se mène au grand jour. Les écologistes et les communistes ont eux aussi les moyens de leur existence. Qu'ils fassent. En politique, la confrontation vaut mieux que le rapport de force permanent. La Nupes ne peut se réduire à un intergroupe à l'Assemblée nationale. Elle ne peut être dominée par un seul de ses membres. Comment va-t-elle évoluer? Il faudra souplesse et imagination. La culture démocratique va être sollicitée.
COMMENT RENOUER AVEC L'ÉLECTORAT POPULAIRE ? Autre défi, autre serpent de mer: comment inverser l'affaiblissement de la gauche parmi les classes populaires? En 1981, François Mitterrand est élu président en réunissant plus de 65% des suffrages des ouvriers et des employés, alors même que la participation est forte (81%). En 2022, le premier parti populaire est l'abstention. Le vote Marine Le Pen vient ensuite avec plus de 40% des ouvriers et employés qui ont voté pour l'extrême droite. La fragmentation de la France suppose d'affiner ces premiers constats. En fonction de son lieu de résidence, le monde populaire n'a pas les mêmes questions, ni les mêmes histoires politiques: logement, transports, service public, loisirs, police, discrimination… rien n'est pareil entre la petite ville et la banlieue de grande ville. Le type de ville et l'histoire des territoires se révèlent des éléments structurants du vote. Le vote Jean-Luc Mélenchon est premier dans les villes de plus de 50000 habitants (qui rassemblent 32% de la population française). La Seine-Saint-Denis, territoire des plus populaires, a voté à plus de 40% pour le candidat insoumis, puis a élu douze députés Nupes sur douze
circonscriptions. «JLM» capte bien une partie du vote populaire, notamment celui des quartiers qualifiés ainsi. Mais Marine Le Pen arrive, elle, en tête dans les villes de moins de 5000 habitants (38% de la population française y réside). L'étude menée par Roger Martelli1 pour regards.fr le révèle: le vote en faveur de Marine Le Pen est d'autant plus fort dans les petites communes que le monde populaire y est présent. Ainsi, l'inquiétude de François Ruffin et de Fabien Roussel au sujet d'un décrochage de la gauche dans le monde populaire des petites villes est-elle fondée. Non seulement la gauche est battue, mais le RN s'installe, s'incruste. Comment aborder ce sujet? En 2011, le think tank Terra Nova suggérait de faire son deuil de ce monde populaire-là, et de chercher une alliance avec les quartiers populaires, les jeunes, les populations issues de l'immigration. À l'inverse, le géographe Christophe Guilluy prônait un retour vers la classe ouvrière blanche de la France du périurbain et des petites villes. François Ruffin suggère, lui, de recoudre le peuple autour de la question sociale en mettant en avant le clivage entre eux (les ultrariches) et nous (le peuple). Il prône un souverainisme plus affirmé pour retrouver de l'emploi industriel. Fabien Rous-
1. «Le peuple, la gauche et le Rassemblement national», Roger Martelli, regards.fr, 11 juillet 2022
sel s'est voulu le candidat du peuple des petites villes, en phase avec ceux qui font des barbecues, vivent en pavillon et veulent la tranquillité. La gauche est souvent battue, mais elle ne peut plus tergiverser. Il lui faut trouver la clé. Cela passera sans nul doute par de nouvelles propositions, une réorganisation du discours, un ancrage local, de nouvelles personnalités… Mais avant cela, elle devra comprendre et en discuter. Ce dossier tente de faire le point sur ces sujets avec les différents partis de gauche. Ce n'est qu'un début.
catherine tricot
MANUEL BOMPARD « UNE FORCE D'ALTERNATIVE PRÊTE À GOUVERNER DEMAIN »
Figure centrale de la France insoumise, Manuel Bompard revient sur les conditions du rassemblement de la gauche. Le nouveau député définit aussi les perspectives et les responsabilités de cette alliance.
REGARDS. Avec le recul, comment
expliquez-vous le revirement inattendu qu'a constitué l'accord entre les partis de gauche aux législatives?
MANUEL BOMPARD. Il y a plusieurs facteurs mais, pour répondre à la question, je veux d'abord revenir sur une petite musique qui revient souvent et qui consiste à dire: «Mais pourquoi cet accord de toute la gauche et des écologistes n'est-il pas intervenu avant, c'est-à-dire lors de l'élection présidentielle?» Je crois que c'est précisément le résultat de l'élection présidentielle qui a permis l'accord politique aux législatives. D'une certaine manière, la présidentielle a tranché la question de l'orientation politique, c'està-dire celle à partir de laquelle devait s'organiser le rassemblement de la gauche et des écologistes. Et c'est une orientation de rupture qui a été placée très largement en tête du premier tour de l'élection présidentielle.
MANUEL BOMPARD Secrétaire national du Parti de gauche de 2010 à 2018, Manuel Bompard a été directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et 2022. Élu député européen en 2019, il est désormais député des Bouches-du-Rhône.
C'est donc bien un accord politique et pas seulement électoral… Vos partenaires sont-ils clairs et sincères là-dessus, en particulier le Parti socialiste?
Les premiers échanges que nous avons eus avec le Parti socialiste étaient exclusivement programmatiques. Nous n'avions, avant notre première rencontre, aucune certitude sur l'issue. Il existait une possibilité que ces échanges permettent de renouer des relations de dialogue et de respect, sans nécessairement aboutir à un accord pour les élections législatives. Or dès l'issue du premier tour de table, nous avons compris qu'il s'était passé quelque chose. Nous avons eu affaire à un nouveau Parti socialiste, assumant sa rupture avec le quinquennat Hollande et marquant la fin de toute ambiguïté dans son rapport au macronisme. Nous avons senti une envie partagée d'avancer ensemble et une même vision stratégique pour la bataille des élections législatives: il fallait constituer une majorité à l'Assemblée nationale pour gouverner le pays.
Une nouvelle génération, de nouvelles têtes sont apparues lors de ces négociations. Cela a-t-il joué en faveur de cet accord?
Je le disais, plusieurs facteurs ont rendu cet accord possible. Le premier, c'est donc le résultat de l'élection présidentielle. Le deuxième, c'était la volonté commune de ne pas repartir avec cinq ans de Macron et de se dire qu'il y avait une autre possibilité. Je pense que le troisième facteur est effectivement générationnel. Autour de la table, personne n'avait de comptes à régler. Chacun a eu la volonté d'ouvrir une nouvelle phase, une nouvelle période de nos relations. J'ai trouvé nos discussions très saines. Je ne nie pas la part de rapport de force dans ces discussions, mais elles se sont déroulées d'une manière respectueuse, sans volonté d'écraser ou d'humilier. Un lien s'est créé entre nous.
Que répondez-vous à ceux qui pensent le contraire, qu'il y a chez vous une tentation hégémonique?
On peut toujours regarder le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein. J'observe que, si on avait appliqué une stricte répartition des candidatures sur la base des résultats de l'élection présidentielle, le Parti socialiste n'aurait probablement pas de groupe à l'Assemblée nationale. Il n'y a donc pas eu de volonté hégémonique. Une volonté hégémonique aurait consisté à dire: «Voilà notre proposition. Elle est à prendre ou à laisser.» Ça n'a pas été le cas. Ce que je dis pour le PS vaut aussi pour le PCF et, évidemment, les écologistes qui n'avaient pas de groupe lors de la précédente législature. Je rappelle aussi que nos désaccords n'ont pas été mis sous le tapis et que nous avons été transparents puisqu'ils figuraient dans notre programme. Nous les avons renvoyés à la liberté de vote de chacune de nos sensibilités politiques. Personne n'a été floué, et personne n'a été forcé d'adopter une position qui n'était pas la sienne.
Vous n'êtes pas au gouvernement, Jean-Luc Mélenchon n'est pas premier ministre. Quelle est votre feuille de route collective au sein de la Nupes?
Cette question ne peut pas être déconnectée de notre analyse de la situation politique. Nous avons un président élu sans mandat. La majorité présidentielle a été battue aux législatives. Il faut quand même rappeler qu'au premier tour, c'est la Nupes qui est arrivée en tête. Pour la première fois depuis l'inversion du calendrier législatif et son alignement sur le calendrier présidentiel, le président élu au mois d'avril ne figure pas en tête des élections législatives et ne remporte pas une majorité absolue à l'Assemblée. Le paysage politique est instable. De deux choses l'une: soit le système trouve un point de stabilité en constituant une coalition pérenne qui dispose d'une majorité à l'Assemblée ; soit, tôt ou tard, il faudra revenir devant le peuple français. Notre enjeu est donc de faire vivre l'opposition principale à Emmanuel Macron, de nous affermir comme force capable d'exercer demain le pouvoir, et d'agir dans le pays pour augmenter le rapport de force en faveur de nos propositions. C'est pourquoi nous voulons développer, renforcer et approfondir la Nupes. Des points d'appui se sont développés pendant la campagne, notamment autour de candidats et de groupes militants communs dans l'ensemble des circonscriptions du pays. Nous devons continuer, partout, à réunir ces équipes à l'échelle des circonscriptions, à la fois pour faire le lien avec le travail de l'Assemblée nationale et pour mener des campagnes dans la société. C'est aussi l'enjeu du Parlement de la Nupes.
Lors du lancement de ce Parlement, Jean-Luc Mélenchon et Aurélie Trouvé, sa présidente, avaient insisté pour que chacun s'engage à faire vivre ce Parlement dans la durée. Tous les partenaires se sont-ils engagés en ce sens?
Il faut procéder étape par étape. Il y a un accord, assez largement partagé, pour que ce Parlement se réunisse dans la durée. Ensuite, chaque organisation politique va connaître des échéances internes. La question de la participation à la stratégie de la Nupes va être posée dans chacune d'entre elles. C'est légitime et conforme au respect des cadres internes des différentes organisations. Nous l'avons dit il y a longtemps, au sein de LFI: nous souhaitons avancer dans ce sens. Nous avions parlé de la création d'une fédération populaire – ou d'un front populaire – dont l'objectif serait de créer un cadre ou une organisation politique pérenne qui ouvre un travail commun avec des collectifs citoyens, des syndicats et des associations. On sait que ce processus va prendre du temps, mais avec ce Parlement, nous aurons le bon outil pour avancer dans cette voie.
Peut-on imaginer que la Nupes présente des candidatures communes aux élections européennes, ou bien les désaccords sont-ils trop importants sur l'Europe?
Il est trop tôt pour avoir cette discussion. Mais, à titre personnel, je pense qu'on devrait se fixer cette ambition et travailler à cette perspective. S'il y a une volonté partagée, nous devons être en capacité d'y parvenir. Les désaccords sont à relativiser. Je sais que certains aiment dire que nous aurions trop de divergences sur la question européenne, mais sur les 650 propositions que nous avons formulées aux législatives, le cadre de celles qui portaient sur l'Europe était suffisamment large pour justifier un accord. Nous aurons évidemment besoin d'approfondir encore nos discussions, mais nous avons deux ans pour les mener, alors que pour les législatives, nous n'avons eu que deux semaines.
Quel va être, quel peut être le rôle de la France insoumise dans les mois et années qui viennent?
La France insoumise a un rôle déterminant. Elle doit d'abord être le fer de lance du renforcement et de l'élargissement de la Nupes. C'est dans cet état d'esprit que nous travaillons à l'Assemblée nationale et c'est comme cela que nous voulons agir dans la société. Nous sommes passés de 17 députés à 75. Mais nous devons aussi transformer la force collective qui s'est mise en mouvement autour de la candidature de JeanLuc Mélenchon en une force politique organisée capable de mener la bataille idéologique, de soutenir les mobilisations de la société, de favoriser les dynamiques d'auto-organisation populaire et de former les générations militantes de demain. Nous avons expérimenté bien des choses, au cours des années précédentes, pour construire un objet politique nouveau, éloigné des divisions et des batailles internes des partis politiques traditionnels. Nous avons, sans doute, aussi commis des erreurs ou constaté les limites de ce type d'objet. Trouver le bon équilibre fait partie des réflexions que nous avons devant nous aujourd'hui!
C'en est terminé de la stratégie populiste? Vous revenez à une approche classiquement de gauche, ou bien est-ce que votre ligne de fracture reste celle d'une élite contre un peuple, d'un bloc populaire contre un bloc bourgeois?
Aucune des deux! Le paysage politique issu de la séquence électorale est partagé en trois blocs de tailles quasiment équivalentes, et d'un quatrième bloc abstentionniste. Aucun de ces trois blocs n'est aujourd'hui majoritaire. Et aucune combinaison de ces blocs ne semble aujourd'hui possible. Le paysage politique peut rester instable ou retrouver un point d'équilibre. Soit parce que l'un des blocs réussit à convaincre parmi les abstentionnistes. Soit parce que la porosité que l'on constate entre le bloc ultralibéral et le bloc d'extrême droite devient une alliance plus franche. C'est une possibilité particulièrement préoccupante que l'on ne peut plus écarter aujourd'hui.
N'y a-t-il pas un risque, pour vous, qu'Emmanuel Macron vous fasse porter la responsabilité d'une instabilité, voire d'une paralysie politique? Et qu'il en sorte renforcé, y compris si une dissolution intervenait rapidement…
La stratégie d'Emmanuel Macron n'est pas très originale. Elle vise à créer les conditions pour qu'un éventuel retour aux urnes se fasse sur le terrain qui lui soit le plus favorable. Et son avantage sur nous est qu'il dispose de la maîtrise du
calendrier. À nous de profiter des mois qui viennent pour faire évoluer en notre faveur le rapport de force dans le pays. De ce point de vue, s'il peut y avoir des inconvénients à passer pour une force de blocage, il y en aurait davantage à apparaître comme une force conciliante avec le pouvoir en place. Nous voulons être à la fois une force d'opposition sans concession et une force d'alternative crédible, prête à gouverner le pays demain.
Cette stratégie est aussi périlleuse pour vous que pour Macron: à la fin, l'alternative peut tout aussi bien être Marine Le Pen…
Emmanuel Macron a suffisamment joué avec le feu pour que cette hypothèse voie le jour. On se rend compte que la créature qu'on aide à faire grossir petit à petit peut échapper à son créateur. On connaît suffisamment bien l'histoire pour savoir que l'extrême droite arrive rarement au pouvoir par hasard.
Faut-il «rediaboliser» un Rassemblement national qui s'est banalisé, presque normalisé? Quelle est la bonne stratégie?
Je ne suis pas sûr qu'il existe une stratégie magique. Il faut se battre, pied à pied. Démystifier les mensonges du RN sur son programme. Repolariser en permanence la société autour des questions sociales. Proposer un autre clivage que celui mis en avant par l'extrême droite.
Plusieurs ministres parlent de vous comme si vous étiez sortis du champ républicain. Craignez-vous un basculement du plafond de verre de Marine Le Pen vers vous?
Je n'y crois pas. La vérité est qu'avec un taux de participation plus fort chez les jeunes, qui votent majoritairement pour nous, nous aurions pu gagner. Le sujet n'est donc pas qu'il n'y aurait pas suffisamment de gens d'accord avec nous dans la société. Le sujet est qu'il n'y a pas suffisamment de gens qui croient que ce que nous proposons est réali-
sable. Trop de gens sont gagnés par la résignation et le sentiment du «tous les mêmes». Il n'y a pas, dans la société, de plafond de verre pour les idées que nous défendons. À chaque fois qu'on mène des sondages sur nos mesures programmatiques, elles apparaissent largement majoritaires dans la population. Notre problème n'est donc pas d'arriver à convaincre davantage de gens que nos idées sont justes, mais d'arriver à convaincre que nos idées sont applicables et que nous les mettrions vraiment en œuvre si nous étions au pouvoir. S'il y a un plafond de verre, c'est dans la mobilisation et la participation des électeurs – des jeunes essentiellement, mais aussi des catégories populaires.
Fabien Roussel refuse d'être assimilé à la gauche des métropoles. Il rejoint en partie François Ruffin lorsqu'il dit: «On ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l'extrême droite des bourgs et des champs.» Est-ce la gauche qui a rompu avec les catégories populaires, ou les catégories populaires qui ont rompu avec la gauche?
S'il y a eu une rupture entre la gauche et les catégories populaires, c'est d'abord parce que sa dernière expérience au pouvoir a été vécue comme une trahison. Depuis lors, notre travail a plutôt permis de renouer des liens entre le peuple et la gauche. Jean-Luc Mélenchon est le premier candidat dans les villes les plus pauvres. Il est le candidat des jeunes, des chômeurs, des précaires, et fait des scores plus importants que la moyenne chez les ouvriers et les employés. Pour voir plus loin, il faut commencer par saluer ce bilan et ne pas se tromper sur l'analyse. Quand nous remportons trois circonscriptions en Haute-Vienne, deux en Dordogne, ou encore celle du département de la Creuse, il n'est pas question de métropoles… Et quand l'extrême droite remporte la circonscription des 13e et 14e arrondissements de Marseille, il n'y a pas beaucoup de bourgs et de champs sur ce territoire… La lecture géographique est une vue de l'esprit,
qui fait abstraction de l'histoire politique des territoires, de leurs structures sociales comme du travail militant qui y est mené. Oui, le Rassemblement national progresse, et il progresse malheureusement partout. Certains territoires y sont davantage perméables par leur histoire et leur sociologie. Il faut donc le combattre partout. Mais si certains pensent que, pour y parvenir, il faut abandonner les banlieues populaires et renoncer à la dénonciation du racisme ou de l'islamophobie, alors nous avons un désaccord fondamental.
Le PCF pense que la gauche s'est perdue en menant des combats qu'il juge légitimes – lutte contre les discriminations et les violences policières, féminisme, etc. –, mais au détriment du social…
Je suis convaincu que ce que vous décrivez ici n'est pas l'orientation du PCF, dont de nombreux militants s'investissent dans ces combats. Mais c'est en effet ce que semble penser Fabien Roussel… Cela me paraît être un contresens total: la bataille pour l'égalité des conditions de vie ne peut pas être déconnectée de celle pour l'égalité de tous, quels que soient son genre, sa couleur de peau, sa religion ou son orientation sexuelle. Ce serait une grave erreur: la gauche n'a rien à gagner à mimer le Rassemblement national ou à masquer certaines « S'il y a eu une rupture entre la gauche et les catégories populaires, c'est d'abord parce que sa dernière expérience au pouvoir a été vécue comme une trahison. »
batailles pour lui complaire. On ne gagne jamais sur le terrain des autres. Nous nous adressons à tous et nous disons: ces tentatives de division agissent comme des diversions. Le RN cherche à faire vibrer la corde identitaire. Nous voulons faire vibrer la corde sociale et convaincre que le problème, c'est celui de ceux qui se gavent!
Le partenaire historique de LFI est le PCF. Que se passe-t-il avec ce dernier? Il y a un problème Roussel ou un problème PCF?
Fabien Roussel défend une ligne de réaffirmation du Parti communiste. C'est cette orientation qu'il a mise en œuvre à l'élection présidentielle. Au service de
cette ligne autonome, il a défendu une orientation singulière avec laquelle j'ai dit mes désaccords. Aux élections législatives, le PCF a proposé des accords défensifs pour sauver ses députés sortants. Or la Nupes était un accord programmatique avec un objectif stratégique commun: élire une majorité de députés à l'Assemblée nationale. Par conséquent, Fabien Roussel s'est retrouvé dans cet accord un peu contraint et forcé. Mais ce n'est pas le cas des militants communistes qui, dans de nombreuses circonscriptions, ont mené campagne avec les autres composantes et sont aujourd'hui déterminés à continuer avec elles. Les choses vont donc dans le bon sens. Et je forme le vœu que l'espoir né dans ces deux campagnes électorales emportera même les plus récalcitrants.
À l'inverse, c'est l'entente cordiale avec le PS, au sein duquel Jean-Luc Mélenchon a milité durant trentedeux ans. Se peut-il que LFI soit une organisation banalement, classiquement social-démocrate?
De mon point de vue, la France insoumise a permis à la gauche de renouer avec les positions de rupture qu'elle n'aurait jamais dû abandonner. Son programme est clair: sortir des mains du système capitaliste tout un pan de l'économie en constituant des pôles publics pour pro-
téger les biens communs et satisfaire les besoins fondamentaux; développer les formes de propriétés collectives à travers le développement de l'économie sociale et solidaire ou des coopératives; renforcer les droits des travailleurs dans l'économie privée. Est-ce un programme social-démocrate? Je ne crois pas. C'est un programme de rupture avec le capitalisme, un programme auquel l'urgence écologique a redonné une assise sociale plus large. Il peut rassembler aujourd'hui des catégories populaires, des classes moyennes et une jeunesse se forgeant une conscience politique par les revendications écologiques. Je crois donc que ces positions de rupture peuvent, à l'avenir, regrouper une majo-
rité populaire. propos recueillis par pierre jacquemain
ELLE VA COMPTER… MATHILDE PANOT, INSOUMISE EN CHEFFE
Le verbe haut mais bien aligné, la députée doit encore, pour grandir politiquement, conquérir son indépendance.
«C’est celle qui m’impressionne le plus. Rien ne lui fait peur.» Mathilde Panot, trente-trois ans, est explicitement adoubée par Jean-Luc Mélenchon. Ce n'est pas pour rien qu'au moment l'insoumis commence à passer la main, c'est elle qu'il désigne en octobre 2021 pour prendre la présidence du groupe parlementaire – Mathilde Panot devenant alors la plus jeune présidente de groupe de l'histoire de l'Assemblée nationale. Ce mandat est renouvelé au changement de législature, en juin 2022. Élue puis réélue à la majorité absolue par ses pairs, la confiance lui est accordée d'en haut. Il faut dire que la Tourangelle fait le taf. Jamais elle ne commet un écart. D'aucuns ne la supportent pas car ils trouvent qu'elle parle fort – comme l'ex-député LREM Pierre Henriet, dont le seul fait d'armes parlementaire mentionné sur sa page Wikipedia est de l'avoir traité de «poissonnière». Une de ses qualités notoires est surtout de parler le Mélenchon couramment, à l'instar Adrien Quatennens – les deux «hologrammes de Mélenchon», comme le titrait Le Parisien en 2019. Maligne, elle sait bien que, pour l'instant, la jeune garde a l'avantage. Jean-Luc Mélenchon veut renouveler sa classe insoumise. Ou, comme l'explicite un dirigeant socialiste au JDD: «Dans le système Mélenchon, vous devez être la voix du chef pour être accepté, et seulement ensuite vous pouvez essayer de créer des marges de manœuvre. Elle est encore dans la première séquence.» En cinq ans de députation, Mathilde Panot est devenue incontournable. Auprès de la revue Charles, elle insiste sur sa peur de devenir une habituée des dorures du Palais-Bourbon, d'être «de leur monde», perdant tout sens des réalités. Elle entend entretenir ce désir d'indépendance et d'émancipation. Pour y parvenir, elle devra déjà gérer son délicat statut d'héritière. l.l.c.
PCF : LE RETOUR DU PARTI ?
Plus efficace dans les médias que dans les urnes, la campagne de Fabien Roussel a redonné une visibilité au PCF tout en accentuant les clivages en son sein et avec les autres composantes de la gauche.
Le Parti communiste français a fêté son centenaire il y a maintenant deux ans. Manière originale et combative d'être une concrétude militante, culturelle et politique de la pensée marxiste née au cœur du XIXe siècle, il a été, à un moment central, un cadre fédérateur pour les catégories populaires, ouvrières et employées. Aujourd'hui, son poids politique ne peut se mesurer à la stricte aune de ses résultats électoraux: l'histoire dont le PCF est l'héritier et sa place dans l'écosystème de la gauche et des écologistes pourraient lui assurer un rôle important – si tant est qu'il arrive à se poser les bonnes questions et à se redéfinir pour affronter les défis de notre temps. Les membres du Parti communiste sont quelque 50000 encore aujourd'hui, ce qui en fait toujours l'une des premières forces politiques du pays en nombre de militants. Lors du dernier congrès de 2018, le vote en faveur de la réaffirmation de la place du Parti sur l'échiquier politique français et dans l'écosystème de la gauche l'avait esquissé: pour ses militants, c'est par l'autonomie du PCF, notamment aux élections européennes et présidentielle, que le communisme pourra réaffirmer l'apport de ses idées pour comprendre le monde et proposer une alternative politique.
EN OPPOSITION… À LA GAUCHE Pendant la campagne présidentielle, Fabien Roussel a réussi à remettre le PCF en lumière. Il y a quelques mois encore, beaucoup de Français et de Françaises avaient oublié qu'il existait un Parti communiste. Ce n'est plus le cas. Le candidat a imposé une autre façon de parler de politique en mettant l'accent sur le franc-parler. Mais c'est aussi – voire surtout – son opposition aux autres sensibilités de la gauche, notamment aux écologistes et aux insoumis, qu'on aura retenue. Les phrases bien balancées sur la bonne chère protéinée ou une accolade avec Patrick Sébastien peuvent-elles constituer une expression du projet politique du PCF? Et surtout, dans quelle mesure cela lui permettraitil de retrouver une place au sein de la gauche et plus largement de la France? On ne peut néanmoins résumer la campagne de Fabien Roussel à la superficialité de ces gestes médiatiques. De manière beaucoup moins audible, le candidat à la présidentielle a aussi essayé de
développer une idée singulière et communiste du rapport de la société au travail, en particulier aux travailleurs et aux travailleuses. Si la défense des services publics faisait bien évidemment partie du discours du candidat, on l'a aussi entendu redonner une centralité à celles et ceux qui font tourner notre outil productif: ce sont elles et eux qui justifiaient sa présence dans la course présidentielle, ce sont leurs mots et leur grammaire qu'il a souhaité faire siens pour s'adresser à tous. Avec le résultat que l'on sait: 2,3 % des suffrages exprimés.
PARTICIPER À UNE ALTERNATIVE D'un côté, la déception suscitée par ce score contraste avec la fierté affichée par de nombreux communistes. De l'autre, cette fierté cohabite avec le désarroi et l'incompréhension, voire la honte de ceux qui ont vécu cette campagne comme démagogique et populiste, loin de la tradition d'union des couches créatrices de la société. Le parti d'Éluard et d'Aragon a paru bien loin. L'outrance contre le parti-pris écologiste et le souverainisme affirmé ont tourné le dos aux discours d'hier du même PCF, et semblé loin des valeurs qu'il est censé défendre. Dès lors, le risque d'éclatement de sa structure devient réel. La stratégie de Fabien Roussel a à la fois aggravé les clivages entre communistes et abîmé les liens avec les autres sensibilités de la gauche. Au printemps 2023, le Parti communiste tiendra congrès. Tout l'enjeu pourrait être résumé ainsi: réussir à redonner une nécessité et un objectif à la survie de l'appareil, tout en participant à la construction d'une alternative à gauche. Il s'agit pour le PCF de renouer, dans des formes à inventer, avec ce qui fit sa singularité et les bases de sa force: un rapport particulier au monde populaire et une articulation entre critique de l'ordre social et construction d'un espoir. Depuis trois décennies, le Parti est à la croisée des chemins. Les voies – comme les voix – ne manquent pas pour dessiner son futur. Nous avons donc proposé à trois personnalités du PCF de livrer leur vision: le secrétaire de la section de Nanterre Hugo Pompougnac, l'ancienne secrétaire nationale Marie-George Buffet et l'ancien porte-parole de Fabien Roussel dans la campagne présidentielle, Guillaume Roubaud-Quashie.
Le candidat à la présidentielle a essayé de développer une idée singulièrement communiste du rapport de la société au travail.
pablo pillaud vivien
ENFILER UNE CHEMISE PROPRE
Hugo Pompougnac, secrétaire de la section de Nanterre, rappelle le PCF à son héritage et ses responsabilités : il doit prendre toute sa part dans le chœur des gauches.
Les partis communistes sont nés d'une exigence simple: face à la crise générale de l'impérialisme qui a présidé à la première guerre mondiale, il fut nécessaire de grouper celles et ceux qui se proposaient de la résoudre dans le sens de la révolution sociale. Les partis socialistes européens de l'époque s'étant ralliés à la propagande chauvine de leurs gouvernements respectifs, il fallut, comme l'expliquait Lénine, «enfiler une chemise propre» – celle du communisme. Ces débats semblent loin de nous. Pourtant, le capitalisme international traverse à nouveau une crise majeure, dont les paramètres fondamentaux sont climatiques, sanitaires, financiers, commerciaux – et donc, aussi, politiques et géopolitiques. Dans la tempête, des vents contradictoires soufflent sur le monde, de la grève générale en Inde à l'offensive contre le droit à l'IVG aux USA. En France, la crise a atteint son point culminant avec les élections législatives. Les institutions financières accélérant la marche forcée pour se partager le gâteau de la sécurité sociale et de la fonction publique, Emmanuel Macron, qui est leur fondé de pouvoir, ne parvient plus à recueillir le consentement de l'opinion publique. Dès lors, le contrôle
des institutions lui échappe: le principe plébiscitaire de l'État est atteint en son cœur. Comme tous les régimes privés d'une base sociale suffisamment large et solide, la Ve République tombera bientôt. On ne sait ni quand exactement, ni comment, mais l'issue est inévitable. Une course contre la montre est donc lancée entre les deux approches en lice pour résoudre la crise. 1.Celle que propose le RN consiste à «lisser» les effets de la crise sur les Français en écrasant les étrangers (ou présumés tels). C'est le sens de la «préférence nationale» qui forme le cœur de sa doctrine. Cette stratégie économique s'accompagne des mesures de restriction démocratique nécessaires pour mater ceux qu'elle cible: elle suppose de fortifier l'état policier et de déployer une propagande ethnique permanente. 2.Celle que propose la gauche rassemblée (la Nupes) consiste à déraciner le pouvoir de la finance dans notre pays. Cela suppose de généraliser la démocratie, et non de la restreindre: le suffrage universel doit se substituer aux directives du CAC 40. À peine ces mesures démocratiques réalisées, se poseront des questions directement collectivistes: il sera impossible de priver Total (par exemple) de son pouvoir abusif sans porter atteinte à son actionnariat, sans faire de l'énergie un bien commun. C'est pourquoi nous mettons l'accent sur la convergence économique et sociale entre les différentes fractions du peuple (salariés et indépendants, ruralité et banlieues…) et sur la dissipation des polémiques identitaires : on peut coexister sans difficulté quel que soit le plat que l'on met dans l'assiette le dimanche midi, ou le maillot de bain que l'on porte à la piscine.
LE CHOC EST POUR BIENTÔT Ces deux approches étant les seules possibles, tout homme politique, toute institution, tout éditorialiste est voué à graviter autour de l'une d'entre elles. C'est la raison de la dérive policière et identitaire du gouvernement: ne pouvant s'opposer aux capitalistes, il vient graduellement sur la ligne de l'extrême droite. Le choc étant pour bientôt, l'heure est aux préparatifs pratiques. Comment faire pour que le prochain mouvement de type Gilets jaunes ou Black Lives Matter recueille un soutien actif dans la population? Quelle revendication mettre en avant, à ce moment-là, pour faire tomber le pouvoir (dissolution, constituante, RIC…)? Comment faire échouer les tentatives cyniques du gouvernement pour rallier telle ou telle catégorie de la population, comme il le fait sur le droit à l'avortement, alors même qu'il ferme les centres IVG les uns après les autres? Et, par conséquent, comment réduire à
l'impuissance les tentatives de conciliation séparée avec la bourgeoisie? L'opportunisme a toujours été le fossoyeur des luttes révolutionnaires d'ampleur. Il faut montrer inlassablement que, dans la crise, toute attitude œuvrant à séparer le mouvement (sur des critères nationaux, géographiques… ou politico-partisans) constitue un renfort pour Macron, et donc aussi pour son héritière présumée à la tête du capitalisme français. En particulier, la solidarité résolue avec les travailleuses et travailleurs de toutes les nationalités, par-delà les frontières mais avant tout sur le sol français, est une priorité absolue. Ces problèmes ne sont pas nouveaux, bien qu'ils se présentent sous une forme inédite. C'est pourquoi les partis éprouvés par l'expérience des révolutions du XXe siècle ont un rôle décisif à jouer dans celles du XXIe. C'est le cas du PCF, fruit de l'implantation du bolchevisme international sur le sol du jacobinisme français, entre luttes collectivistes et démocratie radicale. Il lui appartient donc de décider s'il reprend son poste de combat, en agissant pour fortifier la Nupes dans l'épreuve qui vient. Ses traditions municipales et son action internationale, notamment, sont uniques et forment des points d'appui essentiels. À l'inverse, il serait dramatique qu'il y renonce; qu'à l'image des partis européens du début du XXe siècle, au pire moment possible, il perde le fil de son engagement révolutionnaire. Louis Aragon prévenait déjà, en 1960: «Sachez-le, toujours le chœur profond reprend la phrase interrompue, du moment que jusqu'au bout de lui-même le chanteur a fait ce qu'il a pu.» Le chœur reprend. Faisons ce que nous pouvons.
hugo pompougnac
LE PARTI N'EST PAS LE BUT, C'EST L'OUTIL
La «nouvelle union » de la gauche a ravivé l'espoir de défaire la droite et l'extrême droite : pour Marie-George Buffet, ancienne secrétaire nationale, le PCF doit résolument contribuer à cet élan.
Tout au long de la campagne pour les élections législatives, nombreux sont les femmes et les hommes qui m'ont fait part de leur satisfaction de voir la gauche rassemblée dans la Nouvelle union populaire, écologique et sociale. Une satisfaction et surtout un espoir, un espoir fort de voir enfin une gauche déterminée, victorieuse car unie sur un projet de changement cohérent et efficace, une gauche qui veut porter leurs colères et aspirations à l'Assemblée comme auprès du gouvernement. Une satisfaction d'autant plus forte que, lors de l'élection présidentielle, le positionnement des forces de gauche avait conduit à un deuxième tour ignorant le progrès social, la démocratie et l'humanisme. En votant pour la Nupes, ces femmes et ces hommes n'ont pas choisi a priori les représentants et représentantes de tel ou tel parti: ils ont choisi la dynamique du changement possible. Certes, la majorité permettant de gouverner n'a pas été atteinte, mais cet objectif doit être maintenu. L'état du pays comme la souffrance populaire appellent à sa réalisation. La Nupes peut, avec ses élus et élues, ses militants et militantes, lever un grand débat démocratique, nourrir les mobilisations à partir de son projet, faire œuvre d'éducation populaire et, ainsi, faire reculer les idées d'extrême droite. La Nupes peut avec ses élues et élus, avec le
soutien des citoyennes et des citoyens, bloquer la route aux lois antisociales et antidémocratiques du président Macron et de toute la droite. La Nupes peut être au pouvoir demain, pour le rendre à nos compatriotes, en ouvrant la constituante pour une VIe République qui fera vivre pour chacune et chacun nos principes fondateurs: liberté, égalité, fraternité.
LE PARTI EST L'OUTIL Alors, n'allons pas la dévitaliser en la réduisant à un simple accord électoral, n'allons pas la cantonner à la création d'un indispensable intergroupe parlementaire. Ne tombons pas dans le piège grossier tendu par Macron, qui décerne bon et mauvais points aux forces de gauche. Surtout, n'allons pas nous renfermer à l'intérieur des frontières de nos partis respectifs. Militantes et militants, notre but n'est pas le parti lui-même: le parti est l'outil, un collectif de femmes et d'hommes ouverts, tournés vers la société. Un outil que nous voulons efficace pour atteindre le but de notre engagement militant: changer la société, changer le monde. Je suis persuadée que mon parti, le Parti communiste français, avec son précieux potentiel humain, la richesse de son projet, ses élues et élus, peut être ainsi un acteur décisif pour faire fructifier cette dynamique unitaire, l'inscrire dans la durée et la faire gagner. J'ai envie, avec de nombreux et nombreuses camarades, au sein de la Nupes, de relever ce formidable défi consistant à redonner le pouvoir à notre peuple. Alors, c'est vraiment pas le moment de rendre sa carte (sourire), mais celui de rentrer à fond dans le débat: quel positionnement, quel apport du parti pour gagner avec la Nupes? On porte l'espoir, ou on reste dans son pré carré. Portons l'espoir de la victoire.
«Je suis persuadée que mon parti, le Parti communiste français, peut être un acteur décisif pour faire fructifier cette dynamique unitaire, l'inscrire dans la durée et la faire gagner.»
marie-george buffet
UN PARTI PORTEUR DE L'AMBITION HUMAINE
Pour Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de la revue Cause commune et membre du Comité exécutif national, le PCF reste une indispensable force politique face aux défis actuels.
Ce n'est pas le moindre paradoxe de l'étrange période que nous vivons: alors que, sous nos yeux, le capitalisme montre tous les signes d'une nocivité accrue, au point de mettre en péril l'humanité entière, le nombre de formations politiques se réclamant du dépassement clair et net de ce mode de production a fondu comme neige au soleil. Ramenons-nous en arrière, ne serait-ce que d'une cinquantaine d'années. Sans même évoquer le Parti communiste ou les formations d'extrême gauche, rappelons que le Parti socialiste proclame dans sa déclaration de principes de 1969: «Il ne peut exister de démocratie réelle dans la société capitaliste (…) Le socialisme se fixe pour objectif le bien commun et non le profit privé. La socialisation progressive des moyens d'investissement, de production et d'échange en constitue la base indispensable.» Le Parti socialiste unifié (PSU) n'est pas en reste et affirme, dans la troisième «thèse» adoptée par son congrès de la même année, «la nécessité et l'actualité du socialisme» . Citons, parmi les nombreux arguments destinés à étayer cette position: «De plus en plus, le mode capitaliste de production fait la démonstration de son incapacité structurelle à surmonter ses contradictions, à tirer le meilleur emploi des ressources immenses que le développement des sciences et des techniques a données aux hommes.»
ROMPRE AVEC LE CAPITAL Revenons à aujourd'hui. Le caractère de frein au développement humain revêtu par le capitalisme s'est tragiquement renforcé. Pour ne prendre qu'un exemple: combien d'hommes et de femmes auraient pu être sauvés si le vaccin contre le Covid n'avait pas été enfermé dans les logiques de marché et de rentabilité? Libérée du carcan du profit comme seule boussole, l'humanité pourrait présenter un profil si différent. Si le sort de la «planète-Homme» (pour citer Lucien Sève) ne vous émeut guère, pensez au moins au devenir imminent de notre planète sans rupture radicale avec la loi du capital. Face à cela, essayons, sans polémique, d'examiner le paysage à gauche. Il me semble possible de dire que le PS a tourné le dos, de longue date, à ses déclarations des siècles passés. Dans le programme porté pour les législatives par la Nupes, les nationalisations proposées ont à peu près systématiquement fait l'objet d'un refus de la part du PS et d'Europe Écologie-Les Verts, alors même qu'elles demeurent, dans l'ensemble, très peu nombreuses. Certes, nous n'en sommes plus aux années 1990 et il n'y a plus grand monde, à gauche, pour chanter fort les louanges du capitalisme. Mais quelle formation porte avec clarté et résolution l'ambition qu'appelle pourtant objectivement le moment de l'histoire humaine que nous vivons? La formule est sans doute usée, mais je la crois profondément juste quand je regarde notre monde: plus que jamais, nous avons besoin d'un parti – avec ce que cela dit de force organisée – communiste, porteur de cette immense, urgente et si nécessaire ambition humaine.
guillaume roubaud-quashie
IL VA COMPTER… FRÉDÉRIC MAILLOT, LA RÉUNION ET L'UNION
«Seule la lutte désintoxique un peuple aliéné», assure le tout nouveau député de la sixième circonscription de La Réunion au micro de Réunion La Première. Frédéric Maillot, proche de l'ancienne députée Huguette Bello (désormais présidente du Conseil régional de la Réunion), n'envisage pas la politique autrement que par une addition des mobilisations politiques, sociales et syndicales: «Le politicien n'est pas un magicien. Il faudra travailler tous ensemble pour apporter une solution tous azimuts.» S'il n'en est pas à son premier mandat politique – il était vice-président de la Région – Frédéric Maillot est avant tout un militant de l'éducation populaire. Avec son passé de travailleur social, c'est en conscience des urgences et des défis imposés à une jeunesse précarisée qu'il compte revêtir ses habits de parlementaire. D'un parlementaire d'Outre-mer, où la gauche et les écologistes ont fait leurs meilleurs scores. Et c'est tout naturellement que Frédéric Maillot a choisi de siéger au sein du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR-Nupes), composé traditionnellement des élus communistes et ultramarins. L'élu réunionnais s'est battu pour que le nom officiel du groupe soit accolé à l'acronyme de la Nupes. La bataille n'était pas gagnée d'avance, tant le premier secrétaire du PCF, Fabien Roussel, n'en voulait pas. Lui assume. Son compte Twitter en atteste: il est «député de l'Union populaire». Il fait partie d'une génération issue des quartiers populaires qui avait cessé de voter et désespérait de ne pas voir la gauche se rassembler, laissant passer les trains de 2012, 2017 et 2022. Il croit en l'union. Il sait la gauche diverse et veut en favoriser l'expression. Si sa conscience écologiste est récente, il l'assure: «La tèr i attan pu nou», lance-t-il en créole. La Terre n'attend plus. Le poids des élus ultramarins, stratégique pour maintenir l'existence d'un groupe communiste, sera déterminant dans ce nouveau Parlement. Leur rôle et leur visibilité n'en seront que renforcés. Frédéric Maillot sera de ceux qui veulent et vont compter à gauche. Porte-voix d'un territoire oublié et d'une jeunesse sacrifiée. Frédéric Maillot, trentecinq ans, est aussi musicien à ses heures: son «oxygène», assure-t-il. Et avec lui, c'est l'assurance d'un vent frais dans l'hémicycle du Palais-Bourbon. l.l.c.
HÉGÉMONIEHÉGÉMONIEHÉGÉMONIEHÉGÉMONIEHÉGÉMONIE
Quête d'hégémonie, comportement hégémonique, retrouver l'hégémonie culturelle… Ce concept central chez Antonio Gramsci (1891-1937, philosophe, théoricien politique, journaliste et fondateur du Parti communiste italien) est récurrent dans les débats politiques.
Hégémonie vient du grec hegemon, « commandement des chefs ». On retrouve le terme dans l'histoire antique aussi bien grecque que chinoise. Revendiqué ou récusé, ses usages sont multiples. Il signifie souvent un rapport de force stabilisé, imposé par la violence politique. À l'inverse, chez un penseur comme Ernesto Laclau, l'hégémonie se construit au jour le jour. Elle est parfois restreinte à l'hégémonie culturelle, la culture étant elle-même réduite aux médias de masse. Lénine, à la suite de Gueorgui Plekhanov, utilisait déjà ce concept. Chez le révolutionnaire russe, il s'agit de conduire la lutte politique (contre le tsarisme) en même temps que la
lutte économique. «La paix et le pain» est le mot d'ordre qui rallie le peuple russe en 1917. L'hégémonie est tout à la fois tactique et rapport de force. Chez Antonio Gramsci, le concept sert d'abord à caractériser la domination de la bourgeoisie. Il n'y a pas d'hégémonie sans consentement, et celui-ci est au cœur du pouvoir. L'hégémonie bourgeoise se fonde donc sur le consentement des autres classes… qui adoptent les intérêts de la bourgeoisie. On est très loin de l'idée de manipulation: la bourgeoisie peut, à un moment de l'histoire, incarner des intérêts collectifs, nationaux.
CONSENTEMENT ET COERCITION
L'hégémonie n'est donc pas seulement une domination culturelle, elle relève d'un « consentement cuirassé de coercition ». Loin du cliché, pour Gramsci, ce ne sont pas les idées qui dominent : elles sont l'expression d'un rapport de force social et intellectuel. Cette hégémonie, d'abord sociale, a besoin de relais. En son temps, il s'agissait de la presse, de l'école, de l'Église, des partis. Les idées sont bien le lieu et l'enjeu d'un conflit, et non son arme exclusive. Chez l'Italien, le projet hégémonique est fondamentalement un projet d'alliance entre classes (paysanne, moyenne, bourgeoise). Dans une perspective révolutionnaire, il l'envisage sous l'égide du prolétariat, qui passerait des compromis et ferait des concessions. Aussi, par exemple, le prolétariat doit-il prendre en charge des revendications de la paysannerie. L'hégémonie revêt alors une dimension stratégique, mais aussi tactique : le combat pour l'hégémonie est une négociation permanente, sans cynisme ni calcul étroit. Le concept est repris dans les années 1970 par Stuart Hall et Raymond Williams. Sous leur plume, les réseaux de communication sont des moyens de production traversés par les contradictions du capitalisme. L'hégémonie prend alors un sens plus étroit, celui d'hégémonie culturelle. C'est celui-ci qui domine encore bien souvent les débats d'idées actuels.
POUR EELV, IL EST TEMPS DE FAIRE PARTI
Empêtrée dans ses contradictions, la formation verte ne met pas à son profit les aspirations de l'époque. Elle n'y parviendra qu'en assumant enfin d'être aussi politique qu'écologiste.
Chez Regards, cela fait des années que l'on se pose la question, plus ou moins sérieusement, de l’utilité d’un parti écologiste alors que la plupart des mouvements politiques ont intégré, avec plus ou moins de radicalité, les enjeux environnementaux et climatiques dans leurs programmes. L'époque est à l'écologie, mais le parti de l'écologie semble rater son époque. Et si, pour Europe Écologie-Les Verts, le changement, c'était maintenant? Sur ses dix meilleurs scores électoraux, six ont été atteints lors d'élections européennes, le scrutin favori des écolos. Or, après chacune d'entre elles, ils ont tendance à s'enflammer. Ainsi, en 2019, après les 13,48% enregistrés par Yannick Jadot, EE-LV se croit durablement installé en pole position à gauche. Les municipales qui suivent confortent ce sentiment, après la conquête de grandes villes comme Bordeaux ou Lyon. Aux régionales de 2021, le parti semble se maintenir dans ces hautes eaux, à l'instar d'un Julien Bayou prenant l'ascendant sur la gauche en Île-deFrance. Cette bonne séquence incline ses membres à aborder 2022 gonflés à bloc. On connaît la suite. Yannick Jadot y croit, pousse, persiste et… achève son parcours à la sixième place de la présidentielle, à 4,63%. Sous la barre des 5%, la campagne ne sera pas remboursée. Le champion de l'écologie frise alors l'indécence, au soir du premier tour, appelant à l'aide financièrement
avant de se positionner sur le duel à venir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Les législatives auraient pu, comme pour les socialistes, achever le cheval blessé. Mais la Nupes a ouvert grand ses bras. Résultat des courses, côté EE-LV : pour la troisième fois dans l'histoire de la Ve République, les écolos ont un groupe au Palais-Bourbon. Pas autant que les 33 députés de 1997, mais toujours plus que les 18 de 2012: ils sont désormais 23. Pour quoi faire?
« LA GAUCHE ET LES ÉCOLOGISTES » EE-LV reste un ovni dans le paysage politique français. Cette union entre Europe Écologie et Les Verts tient le coup, bon an mal, sans que l'incohérence globale de leur cohabitation ne fasse tomber l'édifice commun. L'apparition du macronisme lui a tout de même fait assez mal. Ayons une pensée pour les de Rugy, Pompili, Canfin et autre Durand, venus offrir à Emmanuel Macron des pots de peinture verte. Cette porosité aura valu à Jadot d'être sans cesse sous le coup du soupçon : la question n'était pas de savoir s'il allait rallier Macron, mais quand. Or, à l'heure où l'on imprime ces lignes, il n'a pas trahi son camp. Cette confusion est structurelle, mais elle est aussi entretenue. Là où certains Insoumis souhaitaient remplacer le mot «gauche» par celui de «peuple», les écolos, eux, n'avaient de cesse d'employer l'expression «la gauche et les écologistes». À l'excès. Une façon de cultiver l'ambiguïté quant à leur réel positionnement. Car l'écologie n'est pas un mouvement né à gauche. Sa culture vient d'ailleurs. Et cela se ressent encore aujourd'hui. EE-LV est un parti sans partisan. On n'y adhère pas: chacun y entre pour une idée, un combat, par sa propre porte d'entrée, que l'on soit militant écologiste ou des luttes LGBTQI+. Pour une large part, ses militants sont issus du monde associatif. Jusqu'à
sa tête: Jadot, Bayou, Coffin… Ajoutezleur une poignée d'apparatchiks sans grande vision politique, et voilà EE-LV, une force militante assez réduite, mais très investie sur ses terrains de prédilection – ce qui ne fait pas d'elle une machine à conquérir le pouvoir. Un parti sans socle véritable tombe vite dans l'incohérence et l'instabilité. Pour exemple, la primaire organisée en vue de la présidentielle de 2022: deux candidats, deux visions assez largement opposées, et un score à l'équilibre quasi parfait. EE-LV n'a jamais tranché sur sa ligne de crête, pas plus que le parti n'a structuré une culture politique. Or l'époque est à l'écologie, et elle oblige à répondre présent. D'autant que, au-delà du greenwashing de la macronie, la droite, voire l'extrême droite s'en réclament de plus en plus. À se vouloir plus écologiste que politique, le parti voit la politique faire de l'écologie sans lui. Noël Mamère plaidait, en son temps, pour une écologie politique. Il n'est pas trop tard. Alors, EE-LV va-t-il profiter de l'élan de la Nupes pour s'assumer enfin comme une formation politique? Dans notre Midinale, en juin 2022, la secrétaire nationale adjointe Sandra Regol prenait position: «Je suis pour la création d’un nouveau grand parti de l’écologie.» Affaire à suivre.
loïc le clerc EE-LV est une force militante assez réduite, mais très investie sur ses terrains de prédilection – ce qui ne fait pas d'elle une machine à conquérir le pouvoir.
LE PARTI SOCIALISTE SAUVÉ PAR MÉLENCHON ?
À l'agonie, mais encore vivant, le Parti socialiste d'Olivier Faure a encore des cartes à jouer au sein d'une gauche dont l'union et la radicalité actuelles lui ménagent quelques perspectives.
En 2017, au lendemain du premier tour de l'élection présidentielle, les socialistes pensaient avoir touché le fond. Le candidat du PS – candidat d'un parti sans force ni âme – sombrait à 6,36% des voix, s'approchant dangereusement du triste record de Gaston Defferre lors de la présidentielle de 1969: 5,01%. Il faut dire que Benoît Hamon héritait d'un chalutier bien endommagé par un quinquennat de trahisons, à quoi il fallut ajouter les défections de ses petits camarades trouvant l'herbe plus verte chez Emmanuel Macron. Par miracle, le PS sauvait les meubles aux législatives suivantes, maintenant en poste 31 de ses 295 députés. Mais le pire était encore à venir. Le quinquennat Macron ne fait pas office de cure pour les socialistes. Supérieurs en nombre à leurs camarades de gauche, ils peinent à exister dans l'opposition, tant les dix-sept députés insoumis occupent le terrain avec brio. Peu à peu, entre coups d'éclat, cabotinages et scandales, Jean-Luc Mélenchon mène ses troupes et sa barque à bon port. Pendant ce temps, le premier des socialistes, Olivier Faure, préserve ce qui peut l'être. Le parti est à la peine financièrement. Il doit se résoudre à plusieurs plans sociaux, dans la douleur, ainsi qu'à un départ de la rue de Solferino, symbole de sa splendeur d'antan. Passent en 2019 et 2021 les pires élections européennes et régionales de l'histoire du parti – 6,19% et 15,47%. 2022 sera marquée le crash, avant même tout décollage, de la candidature d'Anne Hidalgo à la présidentielle: 616000 bulletins, 1,75% des suffrages. C'est la première fois qu'un socialiste n'obtient pas au moins un million de voix à ce scrutin. L'électorat de gauche, lui, ne s'y est pas trompé: il s'est reporté sans trop d'états d'âme sur Mélenchon. L'histoire aurait pu s'arrêter là. Le Parti socialiste, tel ses homologues italien ou grec, s'en allait rejoindre les archives de l'histoire politique de la France, sans plus être en mesure d'y prendre une quelconque part. Mais il y a eu la Nupes. Et Olivier Faure, conscient de ce qui se jouait – à l'inverse des éléphants Hollande, Le Foll ou Cazeneuve –, a saisi la chance au passage. Résultat: le PS conserve
ses députés. Il a survécu. La question est désormais celle de son avenir. Survivre, d'accord, mais pour quoi faire? Existe-t-il encore un espace pour la social-démocratie? Olivier Faure assure qu'elle n'est pas morte, à une condition: qu'elle revienne dans le giron de la gauche. Or Jean-Luc Mélenchon, lui, se pense hégémonique dans cet espace. De 2012 à 2022, il a construit le «mouvement gazeux» dont lui seul est la clé de voûte. Mais lui, tout comme le premier secrétaire du PS, connaît bien l'histoire de la gauche. Tous deux, pour des raisons et des ambitions différentes, se souviennent des années qui ont précédé l'avènement de François Mitterrand, et de l'équilibre des forces internes à la gauche de l'époque…
« L'ASTRE MORT » PEUT ENCORE BRILLER À partir de 1965, l'histoire de la gauche est dominée par une dynamique : celle de l'union de la gauche, proposée au départ par le PCF et acceptée par le PS de Mitterrand en 1972. En 1967, la gauche – en difficulté depuis la mise en place des institutions de 1958 – profite de l'élan de la première candidature unitaire de Mitterrand pour conforter ses positions dans l'enceinte du Palais-Bourbon, et pour venir taquiner l'hégémonie gaulliste, totale depuis 1962. En 1973, elle est dopée par le programme commun PCFPS-Radicaux de gauche, conclu en juin de l'année précédente. On note un premier accroc dans la dynamique unitaire entre 1974 et 1978: en 1974, le candidat unique – Mitterrand pour la seconde fois – frôle la victoire; mais la rupture de l'union en 1978 ne permet pas à la gauche de retrouver son niveau de 1974 (pour la première fois, depuis 1945, le PCF est légèrement distancé par le PS) et de devenir majoritaire à l'Assemblée. Il lui faudra attendre trois ans pour parvenir à ses fins. Le 10 mai 1981, elle exulte avec la victoire historique de Mitterrand, à sa troisième tentative. Le nouveau président dissout aussitôt l'Assemblée. Dans l'enthousiasme, le peuple de gauche élit la plus forte majorité en députés que la gauche ait connue depuis la Libération. Le Parti socialiste devient le parti dominant de ce côté du champ politique, son homologue communiste marque le pas et entame son déclin. Jean-Luc Mélenchon se rêve en héritier de François Mitterrand. Et s'il était, finalement, le personnage qui remettra en selle le PS? En 2022, le parti semble en état de mort clinique. Un parti sans adhérents, sans cadre historique. Un «astre mort», comme l'a qualifié à de nombreuses reprises l'insoumis en chef. Pourtant, il est une chose qui a toujours favorisé la vitalité de la social-démocratie dans l'histoire politique française: avoir aux basques un mouvement révolutionnaire pour l'aiguil-
lonner… loïc le clerc
ELLE VA COMPTER… CAROLE DELGA PREMIER RÔLE DANS SON FILM
La présidente du Conseil régional d'Occitanie regarde à gauche et (surtout) à droite pour se frayer une voie dans les décombres du PS.
Plutôt Valls que Hamon en 2017, Carole Delga se voit aujourd'hui au point d'équilibre entre le macronisme et le mélenchonisme, passant son temps à attaquer la gauche et à ménager la droite (sauf à fustiger les «trahisons» de ses ex-camarades du PS passés chez Macron). Au point de se rêver devenir la cheffe de ce qu'il reste de socialistes... À Libération, en mai 2022, elle assure ne pas aimer se «perdre dans des discussions sans fin sur le wokisme». Elle réagit pourtant à chaque polémique sur le sujet et n'hésite pas à lancer des accusations en islamogauchisme contre LFI. Une séquence illustre assez bien le personnage. En mars 2021, des militants de l'Action française (un groupuscule ultranationaliste et royaliste) pénètrent dans l'hémicycle de son Conseil régional avec cette pancarte: «Islamo-gauchistes, traîtres à la France». Delga condamne l'événement, dans un premier temps, avant de rebondir contre… les réunions non-mixtes de l'Unef, lesquelles monteraient «les gens les uns contre les autres, au risque de générer une société d'ennemis». La gauche s'indigne à l'unisson, ce qui fera dire à l'intéressée, au sujet de Mélenchon, qu'il «sort du cadre républicain» et «s'enfonce dans une violence verbale et dangereuse» . La violence de l'extrême droite retient moins son attention. «Je sais cogner et en politique, parfois, je sais tuer aussi, parce que les nuisibles, si vous ne les tuez pas politiquement, ce sont eux qui vont vous tuer» , plastronne celle qui s'identifie à une «lionne», au micro de France Culture en septembre 2021. Il faut lui reconnaître un certain goût du risque: alors que l'électorat a tranché à la présidentielle, alors que les dirigeants de la gauche ont reçu le message et mis sur pied une union inédite pour les législatives, Delga mise sur l'isolement et l'identitarisme politique. En pensant sérieusement à 2027.
l.l.c.
Quelles dynamiques sociales ? Quelles alternatives économiques ? Quelles coopérations internationales ? TROIS ENJEUX POUR LA GAUCHE QUI VIENT
Analyses et perspectives
JEAN-FRANÇOIS JULLIARD Directeur général de Greenpeace France depuis 2012. Il est l'auteur de Climat. Cinq ans pour sauver notre humanité (éd. Tallandier, 2022). ÉLOI LAURENT Professeur à Sciences Po, à l'école des Ponts ParisTech et à l'université Stanford. Il vient de publier La Raison économique et ses monstres (éd. Les Liens qui libèrent, 2022).
CHRISTOPHE AGUITON Sociologue, militant syndical et politique, membre fondateur de Sud-PTT et d'Attac. Il a notamment écrit La gauche du XXIe siècle. Enquête sur une refondation (éd. La Découverte, 2017).
La gauche commence à réaliser qu'elle doit se réinventer pour redevenir une force crédible et puissante, prête à gouverner à nouveau le pays dans les années qui viennent. Ce sursaut est notamment passé par des discussions nouvelles, un autre état d'esprit et une concrétisation dans une alliance inédite lors des récentes élections législatives. Du côté de la société civile, cette coopération existe depuis plusieurs années et a sans doute été l'une des sources d'inspiration pour cette gauche rassemblée. La convergence des enjeux et des luttes sociales et environnementales a été l'un des grands succès de ces mouvements profonds qui ont agité notre société. Il y a plus de trois ans maintenant, nous avons bâti le collectif « Plus jamais ça » avec d'autres associations environnementales et des syndicats. Nous nous sommes retrouvés autour du constat partagé qu'il fallait cesser d'opposer les luttes sociales et les luttes écologistes, la « fin du mois » et la « fin du monde » et que les causes de la casse sociale et des crises environnementales étaient à chercher du côté des dérives d'un modèle économique ultralibéral et globalisé. Cette alliance écologique et sociale est née autour d'un appel commun à préparer « le jour d'après », au tout début de la pandémie. Nous considérions alors que la crise sanitaire mettait au jour, de manière criante, l'urgence sociale et environnementale et la nécessité d'une remise à plat totale des orientations politiques, tant en matière économique, sociale, qu'environnementale et démocratique.
DES MODES DE VIE À INVENTER Nous défendons une écologie sociale, qui se bat pour l'équité de traitement entre toutes et tous, pour le droit à une vie et à un environnement soutenables. La crise climatique concerne tout le monde, mais son impact est inégalement réparti. Les principales victimes sont des personnes démunies qui ne peuvent ni isoler leur logement pour sortir de la précarité énergétique, ni déménager pour vivre dans des régions moins affectées par des épisodes caniculaires répétés et de plus en plus meurtriers. Ces populations sont celles qui émettent le moins de gaz à effet de serre quand les 10% des ménages les plus riches contribuent à environ la moitié de ces émissions. Comment ne pas y voir un lien direct, évident et incontournable entre les crises sociales et environnementales? Ce qui vaut pour le climat se retrouve aussi si l'on examine l'impact de la pollution de l'air, de l'eau ou des sols. Du côté des solutions, là aussi, des liens forts sont inévitables entre les militants écolos et les salariés des usines. Nous ne sortirons pas des énergies fossiles sans embarquer dans ce mouvement les salariés concernés. Les raffineurs de pétrole n'ont pas plus que d'autres envie de polluer ou de réchauffer des écosystèmes devenus de plus en plus fragiles. Mais les pointer du doigt ou les tenir à
l'écart des solutions envisagées serait stérile. Pour parvenir à limiter les conséquences du réchauffement climatique, nous devons transformer en profondeur des pans entiers de notre société. Nos modes de production et de consommation doivent changer. Des modes de vie nouveaux, plus sobres, sont à inventer et cela ne pourra pas se faire sans impliquer toutes celles et ceux qui sont concernés. Cette convergence doit peser dans le débat d'idées tout autant que dans le rapport de force politique. «Plus jamais ça» a proposé un plan de rupture qui regroupe des propositions à la fois concrètes et pouvant être mises en œuvre dès à présent, ainsi qu'un projet de société à long terme. Nous portons ce qui nous rassemble sans ignorer nos divergences. Nous nous sommes, entre autres, mobilisé(e)s pour soutenir dans leur grève les travailleurs et travailleuses de la raffinerie de Total Énergies de Grandpuits, en Seine-et-Marne. Nous avons dénoncé ensemble le greenwashing d'un plan de transformation qui n'avait rien d'écologique. Nous avons aussi accompagné la lutte des anciens salariés de la papeterie Chapelle-Darblay, près de Rouen, contre la délocalisation de leur site de production de papier recyclé. Cette usine incarnait parfaitement une industrie qui rime avec l'écologie, et elle a pourtant failli être détruite pour maximiser des dividendes d'actionnaires désintéressés par les enjeux de société. La détermination des anciens salariés, des syndicats, d'élues et élus locaux a payé. Le site est sauvé et l'usine devrait redémarrer prochainement. Dans la période actuelle d'inflation et de hausse des prix de l'énergie et des matières premières, d'accélération des effets du changement climatique et du manque d'action politique, la convergence des mouvements sociaux et écologistes est porteuse d'espoir. Elle esquisse un projet de société fédérateur, inclusif, juste et qui protège notre avenir et le vivant.
jean-françois julliard
ÉLOI LAURENT UNE ÉCONOMIE POUR LA GAUCHE DU XXIE SIÈCLE
« Résoudre la crise écologique, c'est sortir de la croissance et sortir des inégalités », estime l'économiste Éloi Laurent, qui nous invite à changer enfin de siècle.
L'économie du XXe siècle a été inventée voilà quatre-vingts ans, en une décennie, par trois hommes occidentaux: Simon Kuznets, John Maynard Keynes et William Beveridge. Tandis que Kuznets concevait en 1934 l'indicateur de référence, le produit intérieur brut (PIB), Keynes théorisait en 1936 l'instrument susceptible de le faire croître: la politique macroéconomique. En novembre 1944 paraissait le second rapport Beveridge liant croissance économique et plein emploi. Politique macroéconomique, croissance, plein emploi allaient former jusqu'à aujourd'hui le triptyque du progrès social. Mais le XXe siècle est derrière nous pour de bon: les crises écologiques nous ont fait basculer dans un siècle nouveau le 7 avril 2020, quand quatre milliards d'humains se sont retrouvés coupés de leurs liens sociaux à force de détruire leurs liens naturels. La crise que nous traversons encore n'est pas une crise «sanitaire»: c'est une crise d'insoutenabilité écologique qui fait système avec la crise du climat ou celle de la pollution des mers et des océans. La biosphère ne supporte plus la croissance économique que nous lui imposons à marche forcée depuis 1944, elle s'affaisse et menace de s'effondrer, emportant avec elle les plus vulnérables des humains. La pollution de l'eau et de l'air ? Neuf millions de morts chaque année au moins (soit 15 % de la mortalité mondiale, sans doute beaucoup plus, certaines études estimant à 8 millions de morts la seule pollution de l'air). Les chocs écologiques comme la pandémie de Covid ? 18 millions de morts depuis mars 2020 soit 15 % de surmortalité. L'économie du XXe siècle est insoutenable en un sens très précis : elle travaille à sa propre perte, c'est-à-dire à la nôtre.
L'ARTICULATION SOCIALE-ÉCOLOGIQUE L'économie du XXIe siècle est d'abord une économie écologique, dans laquelle les indicateurs de référence sont les flux de matières, les déchets, l'énergie, la biodiversité, les écosystèmes, etc. Mais c'est aussi une économie politique, dont les valeurs centrales sont la justice sociale et les droits humains. Pour comprendre la pertinence de cette articulation sociale-écologique, qui relie la crise des inégalités et la crise de la biosphère, trois chiffres suffisent: 50% de toutes les émissions humaines de gaz à effet de serre ont eu lieu depuis 1990, et 50% de ces émissions sont le fait des 10% des plus riches dans le monde. Résoudre la crise écologique, c'est donc sortir de la croissance et sortir des inégalités. Les experts du GIEC ne disent pas autre chose quand ils appellent de leurs vœux un monde dans lequel «l'accent mis sur la croissance économique bascule en faveur du bien-être humain» . Considérons la question économique du moment: l'inflation. À l'aune de l'économie du XXe siècle, la hausse des prix procède des flux monétaires et peut se contenir par la hausse des taux d'intérêt, comme le disent les manuels de macroéconomie. Mais ce que l'on appelle l'inflation est en réalité le télescopage entre la dépendance aux énergies fossiles et la précarité énergétique. D'un côté, l'économie écologique, de l'autre, l'économie politique. «Lutter contre l'inflation», c'est donc, en réalité: d'un côté, développer massivement les énergies renouvelables et la sobriété; de l'autre, sortir les ménages modestes du piège des fossiles en rénovant leurs logements et en investissant dans les transports collectifs. La hausse des taux d'intérêt ne rendra que plus difficile la lutte contre l'inflation ainsi définie! Et il en va de même de tous les sujets économiques contemporains. La dette qui importe n'est pas la dette monétaire, mais la dette écologique. La croissance est appauvrissante car elle détruit la santé via les atteintes aux écosystèmes. Enfin, le plein-emploi n'a aucune importance s'il masque l'effondrement de la société (comme aux États-Unis) ou dégrade l'environnement (comme en Chine ou en Inde).
Un horizon et une méthode doivent guider l'économie du XXIe siècle: la pleine santé et la transition juste. La «pleine santé», c'est ce qui nous relie les uns aux autres et à tous les êtres de Nature dans un état continu de bien-être: physique et psychologique, individuel et social, humain et écologique. La pleine santé est donc une santé d'interfaces, de synergies, de solidarités. C'est la leçon fondamentale de la pandémie de Covid. La «transition juste», c'est analyser systématiquement les chocs écologiques (comme l'inflation de 2022) et les politiques qui entendent les atténuer sous l'angle de la justice sociale, et mettre en œuvre des politiques sociales-écologiques de manière démocratique en veillant à la compréhension, à l'adhésion et à l'engagement des citoyennes et des citoyens – à commencer par les transitions énergétique et agricole qui ont pris tant de retard en France. À cet égard, le programme de la Nupes a marqué un tournant dans la pensée économique de la gauche française : partant de la priorité écologique, il l'articule à l'urgence sociale. Il ne s'agit pas, dans les prochains mois, de défendre cette ambition contre les « réalités économiques », mais de gouverner la réalité économique au moyen de cette ambition.
éloi laurent
CHRISTOPHE AGUITON UNE TROISIÈME VOIE POUR LES RELATIONS INTERNATIONALES
Le monde est entré dans une période de tensions et d'instabilité qui appelle la mise en œuvre de nouvelles alliances, pas seulement entre les États.
Il y a trente ans, avec l'effondrement de l'Union soviétique et des États de sa zone d'influence, la mondialisation néolibérale s'est imposée sur toute la planète. Mais si les conséquences sociales et environnementales des politiques néolibérales ont été, à juste titre, dénoncées par le mouvement altermondialiste, les années 1990 ont vu également la fin des dictatures dans de très nombreux pays et ont constitué un «âge d'or» pour les institutions internationales. Cela a été le cas des institutions financières – FMI et Banque mondiale – et commerciales – l'OMC a été créée en 1995 –, qui ont œuvré pour la mise en place, partout, des politiques néolibérales. Mais cela a été également celui de l'ONU, qui a pu multiplier les grandes conférences internationales comme celle du Caire en 1994 sur la démographie ou de Beijing en 1995 sur les droits des femmes, d'Istanbul en 1996 sur le logement. Sans oublier, bien sûr, celle de Rio en 1992, qui allait lancer les cycles de négociations sur la biodiversité et le changement climatique. La période où la mondialisation néolibérale s'est accompagnée d'une extension de la démocratie – Bill Clinton la qualifiait de «démocratie de marché» – et d'un rôle accru des institutions internationales a été brève. La guerre en Irak de 2003 est un point de bascule pour l'ordre international. L'ONU va se trouver paralysée, de même que l'OMC, tandis que le FMI voit la plupart des pays refuser ses interventions. Un peu plus d'une décennie plus tard, l'élection de Donald Trump marque un nouveau tournant en fragilisant les alliances traditionnelles des États-Unis, en Europe comme en Asie, et en légitimant le retour des dictatures militaires et le développement d'un «nouvel autoritarisme»: des gouvernements élus en Inde, Brésil, Turquie, Hongrie, etc. encouragent le racisme et défient l'État de droit.
UNE NOUVELLE PHASE DE TRANSITION Si l'on en reste aux analyses des systèmes-monde tels qu'ils ont été théorisés par Immanuel Wallerstein, ceux-ci, depuis la fin du XVIe siècle et le siècle d'or néerlandais, ont toujours été construits autour d'un État dominant – les phases de transition d'un État dominant à un autre ayant été marquées par de nombreux conflits. Aujourd'hui, nous entrons dans une nouvelle phase de transition, ce dont témoigne tous les jours la montée des tensions internationales. Les ÉtatsUnis sont toujours la puissance dominante, mais en phase de déclin relatif sur le plan économique et militaire, affaiblis par une polarisation interne croissante. Ils restent néanmoins, et de loin, le pays qui possède l'armée la plus puissante du monde ainsi que le dollar, monnaie de référence au niveau mondial, et qui dispose d'une hégémonie culturelle non remise en cause. Actuellement, son seul réel compétiteur est la Chine, dont le PIB approche le sien (et le dépasse même s'il est calculé en parité de pouvoir d'achat). Cette Chine veut se développer dans tous les domaines industriels, et pèse sur la scène internationale avec son initiative «Belt and Road» qui la voit investir dans de nombreuses infrastructures de transport. Si la Chine et les États-Unis sont les deux seuls acteurs majeurs développant tous les atouts de la puissance, la phase de tensions et de guerre dans laquelle le monde est entré permet à d'autres pays de peser par différents moyens, dont les interventions militaires. C'est évidemment le cas de la Russie, qui a multiplié les interventions au Moyen-Orient, en Afrique et dans le Caucase, et qui s'engage aujourd'hui dans un conflit majeur en Ukraine. S'il faut rester prudent sur l'issue de ce dernier, ses conséquences géopolitiques se dessinent déjà. D'une part, l'OTAN en sort renforcée, mais c'est surtout l'Union européenne qui devrait connaître un affermissement de ses liens internes. Après la phase du Covid qui a vu l'UE se doter de moyens communs et surtout accepter d'investir des sommes considérables au nom de la communauté, la guerre en Ukraine rapproche les États membres et va les amener à renforcer leurs dépenses militaires. D'autre part, la Russie devra trouver d'autres partenaires pour compenser les pertes dues aux sanctions occidentales, et la Chine est évidemment la mieux placée. Le paysage international qui se dessine aujourd'hui est loin d'être satisfaisant. Une période de tensions et de conflits s'ouvre dans un monde instable et divisé. Dans l'actualité immédiate, cette guerre majeure en Europe risque d'avoir
comme conséquence la constitution d'un axe Russie-Chine et un renforcement de l'Union européenne, non pas par des politiques sociales, écologiques et démocratiques, mais par un regain de militarisme dans une alliance renouvelée avec les États-Unis.
DES ALLIANCES RÉGIONALES ET MONDIALES Dans cette situation difficile, trois éléments paraissent importants. D'abord, la défense et la réforme de l'ONU, seul outil multilatéral à notre disposition. Face à sa paralysie actuelle, l'ONU devrait modifier le fonctionnement du Conseil de sécurité en l'élargissant et en supprimant le droit de veto, donner plus de pouvoir à l'Assemblée générale et, enfin, permettre à d'autres acteurs que les États de faire entendre leurs voix: peuples premiers et représentants de la société civile. Les opinions publiques et les mobilisations populaires qui se multiplient aujourd'hui sur tous les continents peuvent ainsi changer la donne pour la lutte contre le changement climatique ou la régulation des activités des entreprises multinationales. Ensuite, l'ordre westphalien qui s'imposait encore lors de la création de l'ONU, uniquement basée à l'époque sur les rapports interétatiques, est en effet dépassé par la multiplicité des acteurs jouant un rôle au niveau international, des grandes entreprises multinationales aux ONG, et par les outils qui, comme Internet, sont d'emblée mondiaux. La gestion de ces outils peut donner des idées pour un fonctionnement différent : Wikipedia, Openstreetmap et l'Internet lui-même sont ainsi «gérés» au niveau mondial par des collectifs auto-organisés fonctionnant au consensus. Ce modèle a été repris par les scientifiques qui ont partagé en temps réel toutes les informations concernant le coronavirus, faisant du Covid-19 un exemple parfait, dans la «gestion du monde», à la fois du pire – les brevets sur les vaccins et les milliards de profits de «Big Pharma» – et du meilleur – la collaboration libre et ouverte de la communauté scientifique. Enfin, dans un monde qui sera déterminé par la tension entre les deux puissances dominantes, il faudra trouver une troisième voie, et donc passer les alliances nécessaires pour faire avancer les préoccupations sociales, écologiques et démocratiques. Ces alliances entre États, mais aussi entre acteurs de la société civile, devraient être régionales (pour nous, l'Europe), mais aussi mondiales pour reconstruire ensemble une organisation planétaire garantissant la paix entre les peuples, la défense des droits fondamentaux pour tous les habitants de cette planète, et une nouvelle relation entre l'humanité et
la nature. christophe aguiton