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REPORTAGE
EHPAD : LES PROFITS DE LA MALTRAITANCE
L’affaire Orpea a révélé, début 2022, le coût de la course à la rentabilité : la maltraitance des plus fragiles. Et si ce scandale n’était pas l’exception, mais la norme ? Reportage en Seine-Saint-Denis.
reportage réalisé par loïc le clerc
Orpea. Depuis la sortie du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, début 2022, le nom du leader européen des maisons de retraite est associé à un scandale et ses dirigeants sont plongés dans une tourmente qu’ils n’auraient pas imaginée, se croyant protégés par une impunité que seule cette enquête a rompue. Car celle-ci a dévoilé un système de maltraitance tant envers les personnels soignants que les résidents, au nom du seul profit. Et Orpea n’est que le plus gros poisson d’un océan. Sainte-Marthe, à Bobigny en SeineSaint-Denis, est un Ehpad comme il en existe beaucoup en France. Avec son lot de souffrances ordinaires, malgré l’extrême dévouement de ses personnels. L’établissement accueille quatre-vingtcinq résidents, «des personnes pas forcément très âgées, des profils psychiatriques qui n’ont nulle part où aller, des ex-alcooliques», nous précise-t-on – sous couvert d’anonymat, personne n’ayant souhaité témoigner ouvertement, conséquence directe de la pression managériale exercée sur chacun. L’Ehpad vit avec peu de moyens, mais avec une équipe soudée et solidaire qui s’y sentait plutôt heureuse, il y a quelques mois encore. Tout se passait bien en effet à Sainte-Marthe, propriété du groupe VYV, qui se veut à but non lucratif. Ou plutôt, se voulait. Au printemps 2021, une nouvelle direction s’installe au siège VYV3 Île-de-France, avec à sa tête un certain Frédéric Aiello. Des gens d’un autre monde, celui des grands groupes privés dont l’unique mobile est de faire des profits et de les obtenir par un management coercitif. La première fois que les employés les rencontreront, ce sera en 2022. Ils débarquent sans crier gare le 1er février, exigent qu’on leur ouvre le bureau de la directrice de l’établissement et le fouillent de fond en comble. Celle-ci n’est pas au courant : on l’a juste informée, la veille, qu’elle était mise à l’écart. Certains se demandent qui sont ces intrus qui n’ont pas pris la peine de se présenter. «Après le scandale Orpea, ils nous ont dit qu’ils devaient faire un audit, relate un employé. Ils prétendaient que la directrice était en vacances. On l’avait au téléphone et c’était totalement faux. Mais ça ne les gênait pas, ils niaient.»
« PERSONNE NE ME RÉPOND PLUS » Les employées et employés, une trentaine, comprennent vite à quelle sauce ils vont être mangés. Ils se voient imposer des réductions budgétaires, notamment dans la cuisine et l’animation. La désormais ex-directrice subit alors des pressions de plus en plus fortes.
«En septembre, on doit présenter notre budget prévisionnel. En préparant ce budget, Frédéric Aiello nous donne ses directives: suppression d’un mi-temps, réduction du budget nourriture», explique-t-elle. «Or on a déjà fait des économies considérables, notamment en travaillant sur le gaspillage. Il m’impose des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord.» Selon elle, ses tentatives de dialogue restent vaines: «J’essaye de lui en parler, mais il reste ferme sur ses décisions. En parallèle, une partie de son salaire a été imputée à notre budget. Il a aussi créé des postes intermédiaires entre lui et nous, des postes pour ses collègues venus du même groupe privé commercial, payés par le budget des Ehpad.» Cette reprise en main a déjà eu pour effet le licenciement d’un homme d’entretien employé à mi-temps – un des plus bas salaires de l’établissement – prié de ne plus se présenter au 1er janvier 2022. Voilà les autres employés, personnels de santé ou non, et jusqu’à la directrice, contraints d’accomplir euxmêmes ses tâches : sortir les poubelles, par exemple, ou gérer les livraisons pour les cuisines, les soins ou l’hébergement. L’ex-directrice n’en revient toujours pas : «Frédéric Aiello a dit alors: “S’il revient travailler, on envoie les flics.” Le problème est que, comme pour tout, jamais il ne communique par écrit. Il ne faut
Un salarié
pas laisser de traces… Après relance de plusieurs mails et sms, il finira par se rétracter de cette idée.» «Ça devient vite très compliqué, confie un soignant. Plusieurs salariés sont mis en arrêt de travail, à cause du harcèlement moral qu’ils subissent.» Début décembre, l’établissement commençait à bouillir. Mi-janvier, l’ex-directrice est convoquée au siège pour s’entendre dire qu’elle est «nulle», qu’elle ne sait pas tenir son établissement, s’entend notamment reprocher des manquements au niveau de l’hygiène – on rappelle que l’employé responsable du nettoyage a été licencié quelque temps auparavant. On lui fait également comprendre que s’il y a une grève, ce sera de sa faute, avec des conséquences
pour elle… «C’est le feu. Tous les deux jours, j’alerte le siège. Personne ne me répond plus.»
« ILS GÈRENT TOUT SUR DES FICHIERS EXCEL » La nouvelle direction a dû sentir le vent de colère: le mi-temps est réintégré, sous un autre contrat. En a-t-il seulement un? Car «la grosse problématique du groupe, c’est qu’ils ne font pas toujours des contrats, même pour les CDI», explique une salariée. L’ex-directrice est précipitée dans une procédure de licenciement pour faute grave. Sa faute? Ne pas s’être «soumise» au nouveau management. «Ça ressemble à des comportements de pervers narcissiques, bêtes et méchants. Ils sont dans la surpuissance, ils ne calculent pas les êtres humains, ils gèrent tout sur des fichiers Excel», déplore une des anciennes employées. Mais rien ne les fait fléchir, encore moins réfléchir. «Leur politique managériale venue du privé est violente et crée des traumas. Mais on a beau leur dire que vouloir faire des profits sur des salaires de merde, c’est irrationnel, rien n’y fait.» Frédéric Aiello ne semble pas comprendre les reproches qui lui sont adressés. Au journal Le Parisien, il rétorque: «Je ne crois pas qu’on fasse des bénéfices sur le dos des résidents quand on augmente le déficit. (...) Nous avons « Leur politique managériale venue du privé est violente et crée des traumas. Mais on a beau leur dire que vouloir faire des profits sur des salaires de merde, c’est irrationnel, rien n’y fait. »
Une ancienne salariée
demandé certains changements, notamment de cuisiner davantage de plats maison, ce qui coûte moins cher, mais est aussi meilleur pour les résidents.» Depuis son bureau, loin de Sainte-Marthe, lui sait donc mieux que les travailleurs de l’établissement ce qui est bon pour les résidents. Un ex-salarié raconte comment il a vécu cette séquence: «Frédéric Aiello voulait nous licencier, évidemment. Mais il n’y va pas de front. Ça passe par des mesures coercitives du type changement des mots de passe de nos messageries.» De toute façon, les responsables ne répondent pas aux mails des employés. « Tous les jours, on demande des renforts, et on nous les refuse toujours. Les résidents subissent le manque de personnel et
notre manque de temps. Il y a des jours où le petit-déjeuner est servi à 9h30, où on ne peut pas tous les doucher.»
« FAIRE TAIRE TOUTE PENSÉE DISSONANTE » Le mal-être est encore plus profond dans cet Ehpad. «À cela vient s’ajouter la violence naturelle dans le fait de voir des personnes seules, avec des problèmes de santé physiques ou psychologiques», poursuit l’ancien employé. «Nous travaillons avec ces personnes, avec la mort et la vie. Et nous le faisons parce que nous voulons nous dédier à ça. Et là, le management, qui oublie que nous ne sommes pas à but lucratif, va encore plus loin dans cette violence, en nous imposant le chantage, le mensonge, la peur. Ils extirpent à l’être humain sa nature pour en faire une bouche ouverte qui mange du fric continuellement. Nous pensons qu’ils essayent de nous aliéner, mais en fait eux le sont déjà. Ce sont les premières victimes du capitalisme. Le but de ces personnes-là, c’est juste de faire taire toute pensée dissonante, de nous rendre dépendants de leurs ordres.» Personne ne comprend la «stratégie». Réduire les coûts, faire des bénéfices, en rognant sur les salaires les plus faibles, en amoindrissant encore un peu plus la qualité de vie de personnes vulnérables? Car s’en prendre aux personnels a un impact direct sur les résidents. «C’est un dénigrement des personnes qui travaillent et des résidents qui ont besoin d’aide, reprend notre soignant. La prise en charge du résident, ça n’est pas du tout leur priorité.» Arrivé au bout de son contrat, il n’envisage même pas de revenir après son arrêt maladie. L’envie n’y est plus. Après le licenciement de la directrice, les démissions s’accumulent: la psy, la gouvernante, l’animatrice… Reste un sentiment de culpabilité envers les résidents. Mais comment les aider, comment prendre soin d’eux, si l’on est soi-même en mal-être au travail? Contacté par Regards, le groupe VYV assure que «la situation au sein de l’Ehpad est aujourd’hui sereine, tant pour les salariés que pour les résidents, qui retrouvent une équipe de direction stable», précisant qu’«une nouvelle directrice prendra prochainement ses fonctions». L’ancien salarié de l’établissement ne s’en laisse pas conter. «On dirait que pour travailler en Ehpad, aujourd’hui, soit on cautionne en fermant les yeux, soit on claque la porte. Il faut réfléchir à ce qu’on veut pour les personnes âgées, pour nous demain et nos enfants après-demain. Mais qui a dit que capitalisme est synonyme de travail de qualité?», conclut-il. En attendant, les «fossoyeurs» continuent de creuser.
loïc le clerc