Semestriel deuxième semestre 2022

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LE RÉVEIL D’UN ESPOIR

Si la gauche est de retour à l’Assemblée nationale grâce à l’alliance aussi inédite qu’inattendue de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes), tous nos repères politiques se trouvent brouil lés par une situation politique singulière avec un président de la République sans majorité politique absolue pour gouverner. De quoi le nouvel hémicycle est-il le nom ? Assisterions-nous à la résurgence du clivage droite / gauche ? Pourtant, ce sont bien trois blocs qui occupent les bancs du Palais-Bourbon, dans des proportions comparables. Le bloc de gauche. Le bloc de droite. Et le bloc d’extrême droite. Ces blocs sont-ils homogènes ? Les quatre groupes politiques indépendants qui composent la Nupes – La France in soumise, le Parti communiste français, les écologistes et le Parti socialiste –sauront-ils former une opposition solide et solidaire, une force propulsive vers une alternative crédible au projet d’Em manuel Macron ? Le camp présidentiel parviendra-t-il opportunément à trouver des majorités de projet avec la droite sur

les questions régaliennes, de maîtrise des dépenses publiques et de résorp tion de la dette ? Des accords tacites sont-ils envisageables ou envisagés avec la droite et l’extrême droite sur les questions de sécurité et d’immigration ? Cette XVIe législature s’est ouverte dans l’instabilité et l’incertitude les plus complètes. Nos institutions déjà fragilisées et, disons-le, obsolètes, sont mises à rude épreuve. La méthode de travail pré sentée par le président de la République – celle du compromis retrouvé, projet par projet – rend illisible la trajectoire sur laquelle ce quinquennat nous inscrit. Gouverner un coup à gauche et un coup à droite, comme semble le promettre la « majorité » présidentielle, paraît peu crédible. Les macronistes ont cessé de faire de la politique. Ils gèrent. Ils sont devenus des superchefs d’administration. Sans direction. Sans projet. Sans idées.

La prolifération des noms de parti dé nués de référence idéologiques et d’his toire politique signalée en témoigne : En Marche, Renaissance, Ensemble,

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Horizons, Agir, Libre, etc. Alors que les partis politiques ne font plus recette, il ne s’est jamais autant créé d’organisations et autres mouvements que ces der nières années. Les appellations données à ces « chapelles » révèlent l’avantage désormais donné à la stratégie politique plus qu’à la place laissée aux idéologies. Signe d’un champ politique complète ment déboussolé, à court d’idées nou velles.

À gauche également, ces partis politiques peuvent fleurir aussi vite qu’ils disparaissent. Ils disent à la fois tout et rien de leurs ambitions. Et surtout, ne se rattachent à rien. Pour autant, la gauche vient de réveiller un espoir. Un espoir qui, pour l’heure, tient en 650 proposi tions : le projet de l’alliance de la Nupes aux élections législatives de juin dernier. Cette nouvelle alliance est à la fois une force et une faiblesse. À gauche, une nouvelle génération est en train d’émer ger par-delà les inimitiés d’hier et c’est sans doute ce qui a rendu possible le resurgissement d’une gauche qu’on croyait divisée à jamais. Cette alliance tiendra-t-elle dans la du rée ? Où veut-elle nous conduire ? Comment affronte-t-elle les enjeux climatiques, démocratiques et sociaux ? En somme, quel est son projet ? Peut-elle seulement en définir les contours en res pectant les traditions, sensibilités et histoires de chacun ? Que sera la gauche

d’après ? C’est l’objet du dossier central de ce numéro. Cette gauche devra déjà renouer avec les classes populaires, et notre enquête intellectuelle interroge cette nécessité. Vous trouverez également, tout au long des prochaines pages, des entretiens, des reportages et des analyses sur de nombreux sujets qui sont autant de défis pour la gauche et les écologistes : la révolution #MeToo, le scandale des Ehpad, les migrations et le climat, le rôle de la place dans la cité… Bonne lecture, et bon été !  pierre jacquemain

ÉDITO DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 3
La nouvelle alliance ne se sent pas l’héritière des clivages passés. C’est sans doute ce qui a rendu possible le resurgissement d’une gauche que l’on croyait morte.
86 ENQUÊTE LA GAUCHE SAIT-ELLE ENCORE PARLER AUX CLASSES POPULAIRES ? 06 ANALYSE VIOLENCES SEXUELLES : UN GRAND COUP DANS LES PARTIS ? 28 L’OBJET AVION PRÉSIDENTIEL 94 LE MOT RAISONNABLE SOMMAIRE 12 ENTRETIEN FRANÇOIS GEMENNE « LA PREMIÈRE DES INJUSTICES EST CELLE DU LIEU DE NAISSANCE » 84 CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO EXTRÊME COMPLICITÉ
30 DOSSIER LA GAUCHE D’APRÈS 96 ENTRETIEN PLACES URBAINES, PLACES DÉMOCRATIQUES ? 116 PORTRAIT SOA DE MUSE « RIEN D’AUTRE QUE MOI » 124 INTERVIEW POSTHUME PIERRE BOURDIEU « L’ÉTAT IMPOTENT SUSCITE L’INDIFFÉRENCE DES ÉLECTEURS POUR LA RÉPUBLIQUE » 106 REPORTAGE EHPAD SAINTE-MARTHE  « ILS GÈRENT TOUT SUR DES FICHIERS EXCEL » 114 CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT CÉLINE, MÊME PAS MORT !

LES PARTIS POLITIQUES AU DÉFI DES VIOLENCES SEXUELLES

Le mouvement de refus des violences sexuelles et sexistes s’institutionnalise et se propage au cœur des organisations politiques. Comment faire entrer celles-ci dans un nouvel âge des rapports femmes-hommes ?

texte

catherine tricot

ANALYSE
Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1776-1779

Sandrine Rousseau le rap pelle souvent : son engagement dans la primaire des écologistes était lié à la lutte contre le viol et les violences faites aux femmes. Sa décision de revenir en po litique résultait de son combat contre les agressions de Denis Baupin dont elle fut victime, et contre l’humiliation que constitue le maintien de Gérald Darmanin au gouvernement. Sandrine Rousseau a été la première femme à le dire : les violences sexuelles et sexistes (VSS), ce n’est pas seulement ailleurs, dans la famille, le travail, la rue. C’est aussi dans le monde politique. Ce monde-là restait un des derniers bastions. L’église tremble sur ses bases et doit regarder en face son indulgence, son soutien parfois aux prêtres pédophiles qui ont abusé des centaines de milliers d’enfants et adolescents. Le monde des entraîneurs et éducateurs sportifs est sur la sellette. Même la fa mille la plus avenante, par exemple celle d’Olivier Duhamel, influent intellectuel de gauche, est passée au papier de verre de la souffrance et des relations sexuelles intrafamiliales. Féminicide. Un nouveau terme s’impose et, avec lui, une réalité : chaque année, plus d’une centaine de femmes meurent sous les coups de leur compagnon ou ex-compagnon. Des dizaines de milliers d’autres souffrent et cherchent une is

sue à cette violence. Mais, en cette in tense année électorale, c’est le monde du pouvoir politique qui prend la lumière. Il y avait déjà eu de retentissants précé dents. Dominique Strauss-Kahn ne sera jamais président de la République. Ni colas Hulot n’a pas seulement quitté le gouvernement de l’inaction climatique, il a perdu toute légitimité dans le monde public. Un grand journaliste politique du tournant du XXe siècle, Patrick Poivre d’Arvor, est mis en cause pour ses agissements de prédateur par de nom breuses femmes…

UN CHEMIN ESCARPÉ

Désormais, la vague déborde les cas spectaculaires et isolés. Après s’être imposée chez les Verts, on la retrouve au PCF et à la France insoumise. Philippe Martinez a révélé avoir agi au sein de la direction de la confédération CGT. Bref, la question fait irruption dans les organisations de la gauche, acquises au nouveau féminisme de la vague #MeToo.

Le chemin aura été escarpé. À l’été 2011, l’incrédulité dominait parmi les socialistes et les soutiens de DSK, encore patron du FMI. Au printemps 2018, mal en prit au nouvel hebdomadaire qui pensait faire son trou dans le milieu de la presse en révélant des agissements de Nicolas Hulot. Ebdo ne dura que quelques semaines. Macron voulut

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tirer au clair l’affaire dans un entretien « d’homme à homme ». La présomption d’innocence des hommes a longtemps prévalu sur la parole des femmes. Les Colleuses entrent alors en scène. Les noms des femmes mortes sous les coups de leurs conjoints s’affichent sur les murs des villes : une lettre noire par feuille A4. Efficace. Désormais, le mur du silence est enfoncé. Le problème est massif, il est partout. Il faut agir. Un milliard d’euros pour faire face, demandent les féministes. Et la justice ? Et la respon sabilité des partis ? Tout se complique.

UNE PRÉSOMPTION DE SINCÉRITÉ

Aux femmes qui disent, parfois sous couvert d’anonymat, avoir été victimes d’agression sexuelle ou de viol, injonc tion est faite d’aller porter plainte. Ainsi, Pour Élisabeth Borne, sans plainte déposée et sans mise en examen, pas d’éviction du gouvernement. Pourtant, chacun sait que 94 % des plaintes pour harcèlement et 70 % des plaintes pour viol sont classées sans suite. Constatant cette défaillance systémique, la militante féministe Caroline De Haas rétorque à la première ministre, sur Twitter, que ce qu’elle demande aux femmes, c’est : « Allez-vous faire classer sans suite. » Avant elle, Adèle Haenel, qui avait révélé en 2019 à Mediapart les attouchements et le harcèlement sexuels subis de la part du réalisateur Christophe Ruggia

Face à l’ampleur des classements sans suite, les mouvements féministes, dans le sillage des luttes espagnoles, imposent en France un nouveau slogan : « On te croit. »

lorsqu’elle était adolescente, a dans un premier temps refusé de porter plainte. Elle faisait acte de défiance contre cette justice injuste avec les femmes. Gros problème : qui peut dire le droit et le juste en dehors de la justice ? Face à l’ampleur des classements sans suite, les mouvements féministes, dans le sillage des luttes espagnoles, imposent en France un nouveau slogan : « On te croit. » Cette proposition va-t-elle faire tomber le socle sur lequel notre démocratie repose ? La magistrate et membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme Évelyne Sire-Marin l’a dit sans détour à la Midinale de regards.fr : « Une victime peut mentir. Sans présomption d’innocence, sans existence de preuve pour condamner et sans contradictoire, on est en dictature. » Une autre proposition émerge, reprise notamment par le PS et la CGT :

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la présomption de sincérité. Cette ap proche permet de « prendre en compte deux vérités contradictoires », comme le défend la féministe de #NousToutes Fatima Benomar. Elle ne laisse pas les femmes dans la présomption de men songe tant que la personne accusée n’est pas désignée coupable. Ce faisant, elle facilite la prise de parole. Reste, bien sûr, la question des moyens et du rythme de la justice…

LES CHOIX DES PARTIS

La justice est-elle seule à devoir agir ? Oui, répond sans détour Évelyne Sire-Marin. « Il ne peut y avoir de jus tice privée habilitée à prononcer des sanctions. Retirer un mandat, ne pas investir un candidat c’est une sanction très lourde qui peut entraîner la mort sociale. » Alors, que doivent faire les partis ? Ils ont la responsabilité du choix de leurs dirigeants et des candidats qu’ils investissent. Ils ne peuvent non plus se défausser de la vie de l’organisation. Comment doivent-ils agir face aux violences sexuelles et sexistes en leur sein ?

Les premières révélations ont concerné les mouvements de jeunesse (Unef, Jeunesse communiste), mais la vague s’est élargie. La parole s’est libérée, l’omerta ne pouvait continuer. Dans un premier temps, la gestion au cas par cas a été la règle. Elle le demeure à droite. Pour

les autres partis, des cellules d’écoute et d’accompagnement des femmes ont été mises en place. La difficulté réside dans les décisions que ces cellules sont amenées à prendre tout en respectant la présomption de sincérité des femmes qui s’ouvrent à elles, ainsi que la promesse d’anonymat, s’il est demandé. Assumant la décision de la France insou mise, qui décida de ne pas présenter à la députation Taha Bouhafs à la suite de témoignages anonymes l’accusant de viol, Clémentine Autain écrit : « Un parti ne rend pas la justice, mais il a le droit de faire des choix. » Elle rejoint sur ce point la militante féministe Caroline De Haas : « Le boulot de dirigeant d’organisation ou d’entreprise, c’est de mener une enquête interne dans le cadre de l’action ou du travail. Et, à partir des éléments récoltés, s’il y a un faisceau d’indices révoltants, vous pouvez licencier pour harcèlement moral. » Sauf qu’il existe un recours pour les salariés, le tribunal des prud’hommes. Très inquiète, Évelyne Sire-Marin n’hésite pas à faire le parallèle avec Le Procès de Franz Kafka : « Josef K est accusé il ne sait de quoi, il ne sait par qui et ne connaît pas ses juges. Finalement, il est condamné et exécuté. Ça me fait très peur. Ça peut arriver à tous et porter sur tous sujets, au-delà des VSS. » Dans un entretien au journal Libération, Jean-Luc Mélenchon le reconnaît : « On pensait avoir trouvé la

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solution en mettant en place ce comité [Comité de suivi des violences sexistes et sexuelles de la France insoumise]. Mais, dans la pratique, on voit bien que ce n’est pas encore satisfaisant. Décider de croire la parole des femmes est un choix arbitraire, mais nous l’assumons. Je n’accepte ni que l’on mette en doute la parole des femmes, ni l’impunité. Je me heurte à une contradiction. Je suis donc en recherche. »

LE PARTAGE DU POUVOIR

Retour à la case départ ? Il faudra sûre ment distinguer les crimes (viols, agres sions, harcèlement) des mises en cause pour comportements inappropriés. Les féministes ont raison de relever que, dans leur ensemble, ces manifesta tions sont de gravités différentes, mais relèvent du même continuum de domination masculine. Bien sûr, peu d’entre nous échappent à cette ancestrale orga nisation des relations femmes-hommes ; évidemment, tous les hommes ne sont

pas des agresseurs, ni même des agres seurs en puissance. Mais la possibilité du viol, de la possession par force ne peut se combattre sans radicale décon struction de cette histoire. Clémentine Autain, toute première femme politique à avoir révélé son viol, partage sûrement cette approche commune aux féministes. Elle vient de pu blier le roman Assemblées qui, sous une forme grand public, autour d’une intrigue qui exprime un vécu, interroge les voies de la domination masculine. Harcèlement, viol et petites vilenies for ment la toile de fond de ce roman qui se joue à l’Assemblée nationale. Avec une interrogation inquiète : « Pourquoi les femmes sont-elles attirées par les hommes de pouvoir » et, ainsi, donnent de la force à ces hommes ?

Au fond, cette histoire dramatique, douloureuse, n’est possible que parce qu’elle nous prend tous dans ses rets. Dès lors, l’issue est sûrement une suite de résistances, de refus, de tâtonnements, mais aussi de transformations plus profondes. Le partage du pouvoir, la culture féministe des organisations seront deux des clés pour faire descendre de leur piédestal ces hommes au pouvoir encore trop inaccessible aux femmes. La nouvelle génération de femmes qui veulent tout – le choix, la li berté et le pouvoir – nourrit cet espoir.  catherine tricot

ANALYSE
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Assemblées, Clémentine Autain (éd. Grasset 2022)

« PARTIR EST UN DROIT FONDAMENTAL ! »

Accueil des réfugiés, politiques migratoires, justice climatique, dette du Nord envers le Sud : pour François Gemenne, spécialiste des migrations environnementales, ces enjeux déterminent l’avenir de l’humanité. Il déplore aussi la « défaite morale » de la gauche sur ces questions…

recueillis par pierre jacquemain, photos

propos
© unhcr

Vue du nouveau quartier de Niamey 2021, la Cité Garantché. Depuis quarante jours, elle accueille les près de 9 700 sinistrés des pluies de 2020 sur un terrain offert par le gouvernement nigérien. Mais tout reste à construire. ©UNHCR/Sylvain

ENTRETIEN

Regards. S’opposant à Manuel Valls (« L’Europe ne peut pas accueillir davantage de réfugiés. (…) Il faut un message très clair qui dise “Maintenant, nous n’accueillons plus de réfugiés” »), Emmanuel Macron avait défendu l’idée d’un accueil des réfugiés syriens. Pourtant, l’une de ses premières décisions de président de la République est la loi « Asile et immigration » qui réduit les droits des exilés. Que dit le sursaut solidaire de la France avec les Ukrainiens de notre rapport à l’immigration ?

François Gemenne. D’abord, il faut bien reconnaître que le discours de Manuel Valls à Munich en 2016 – alors que l’Europe est confrontée à une crise de

l’accueil des réfugiés syriens – consti tue un moment charnière. On atteint, à ce moment-là, un seuil d’indignité maximale. Ce moment représente une trahison absolue pour la gauche de gouvernement en regard des enjeux hu manistes, des enjeux d’accueil et d’hospitalité. Mais Valls n’était pas seul. C’est aussi dans ce contexte que l’ensemble des gouvernements socialistes en Eu rope reprennent le discours de l’extrême droite. L’idée selon laquelle l’Europe est au bord de l’implosion et qu’elle n’a pas de capacité d’accueil des réfugiés est dominante. De son côté, isolée, la chan celière allemande Angela Merkel – qui va accueillir près d’un million de réfugiés – est vue comme profondément imprudente. On pense qu’elle risque de conduire l’Allemagne à sa perte. Le Royaume-Uni sort de l’Union européenne en partie par crainte d’être tou chée à son tour par cette crise de l’asile.

BIO François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo consacré aux migrations environnementales à l’université de Liège, est également membre du GIEC. Il vient de diriger l’ouvrage collectif La Guerre chaude : enjeux stratégiques du changement climatique (éd. Presses de Sciences Po).

Cette perspective s’inverse avec la crise ukrainienne…

Aujourd’hui, l’Europe est touchée une nouvelle fois par des arrivées massives, cette fois de réfugiés ukrainiens. Il faut en prendre toute la mesure : il y a eu plus d’accueil en deux mois qu’il n’y en avait eu en deux ans, entre 2014 et 2016. On découvre tout à coup des capacités massives : des organisations

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comme Singa croulent sous les offres d’accueil chez des particuliers. Alors même que, pendant longtemps, le leitmotiv de l’extrême droite a été de dire : « Si vous voulez accueillir les réfugiés, prenez-les chez vous », on découvre que beaucoup de Français sont prêts à mettre à disposition leur canapé et à accueillir des gens. On découvre aussi que des pays hostiles à l’accueil font aujourd’hui preuve d’une grande générosité : la population de Varsovie a augmenté de 20 % avec l’arrivée des réfugiés ukrainiens. C’est le cas aussi en Slovaquie et, dans une moindre me sure, en Roumanie ou en Hongrie. On voit donc que les lignes sont en train de bouger. Par exemple, l’idée d’héberger des migrants – qui a été longtemps cri minalisée – est devenue une politique publique. On lance une application pour héberger, on demande aux gens de se porter volontaires, la solidarité euro péenne s’est mise en place en un temps record.

Qu’est-ce qui explique ce sursaut ?

Comme il s’agit d’une guerre en Europe, les Européens se sentent directement concernés, ils ont le sentiment d’une proximité géographique et culturelle. Il y avait déjà une grande diaspora ukrai nienne – beaucoup d’Ukrainiens résidaient auparavant en Slovaquie et en

Pologne. Il y a aussi l’effet de la commu nication : aux yeux des Européens, les Ukrainiens étant des héros de guerre, l’accueil constituerait une participation à l’effort de guerre. Enfin, les réfugiés sont en majorité des femmes et des enfants. Ces spécificités expliquent en partie cet élan, en comparaison de la guerre en Syrie, mal comprise par les Européens. D’abord parce qu’il s’agissait d’une guerre civile, et que ceux qui tentaient de la fuir étaient dépeints par l’extrême droite comme des traîtres à leur pays. Ensuite, la diaspora syrienne en Europe est peu nombreuse. Enfin, il y a une question plus fondamentale de racisme : les Ukrai niens sont blancs, les Syriens n’étaient pas blancs et étaient musulmans.

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« Il y a cette idée que, pour garantir un accueil digne aux réfugiés, il faudrait fermer la porte aux migrants. Comme si la protection des uns dépendait du mauvais traitement des autres. »

Les effets du changement climatique ont été fortement ressentis à Bor, Soudan du Sud, où trois années consécutives d’inondations ont érodé la capacité d’adaptation de la population.

© UNHCR/Aoife McDonnell

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Il y aurait donc les bons et les mauvais migrants, catégorisés selon que l’on parle d’exilés, de réfugiés ou de migrants ?

Les catégories juridiques déterminent un jugement normatif. Les Syriens ont été appelés « migrants » et les Ukrainiens « réfugiés » – alors que technique ment, ils n’ont pas le statut de réfugiés, mais sont protégés par la directive sur la protection temporaire. Nous portons un jugement normatif sur ces catégories, comme si les réfugiés étaient les bons, et les migrants les mauvais. D’une cer taine manière, il y a cette idée que, pour garantir un accueil digne aux réfugiés, il faudrait fermer la porte aux migrants. Comme s’il y avait un phénomène de vases communicants, comme si la protection des uns dépendait du mauvais traitement des autres. C’est très inquié tant, a fortiori quand on sait que cette distinction est très diffuse sur le terrain. Les motifs de migration s’entremêlent les uns aux autres : les dynamiques migratoires ne sont plus celles de per sonnes qui migrent d’un point A vers un point B pour une raison précise. Le classement des gens selon leurs motifs de migration est une façon de justifier nos politiques européennes d’accueil très restrictives plutôt que de décrire la réalité sur le terrain.

Malgré les signes d’ouverture relative manifestés durant la campagne de 2017, le mandat d’Emmanuel Macron est-il resté dans la continuité des précédents ?

Le premier quinquennat Macron est un quinquennat de très grande régression du droit des étrangers et des politiques d’accueil et d’hospitalité. Mais cette régression est continue sous la Ve République. Si Charles Pasqua revenait au jourd’hui, il passerait pour un militant du NPA ! Je force le trait, mais si je regarde les lois Pasqua à l’aune de ce qui a été fait depuis, je ferai n’importe quoi pour y revenir. Cette régression totale sous tous les gouvernements, de droite ou de gauche, est stupéfiante.

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« On devrait se réjouir d’attirer des immigrés et s’inquiéter de ne plus guère en attirer, mais c’est l’inverse qui se produit. »

Cette régression est-elle propre à la France ?

Les montants de l’aide au développe ment en Afrique sont pour moitié alloués à la surveillance, au contrôle et à la fer meture des frontières. Ça n’est donc pas propre à la France, c’est d’abord et avant tout une tendance européenne, plus marquée dans certains pays. Par exemple, le Danemark a voté une loi d’externalisation de la demande du droit d’asile alors que dix-neuf des membres de son gouvernement sont socialistes. La loi a été votée main dans la main par les socialistes et l’extrême droite… Tous les autres partis ont voté contre.

Comment expliquez-vous cet abandon politique, ce reniement même, de la gauche sur les questions migratoires ?

La gauche a largement abandonné son combat internationaliste au profit d’idées souverainistes. C’est le cas dans plusieurs partis de gauche, y compris de la gauche radicale. La France insoumise est d’inspiration souverainiste, Die Linke en Allemagne est aussi un parti très souverainiste, de même que le Parti du Travail de Belgique (PTB). Mon senti ment est qu’il existe un basculement d’une partie de la gauche en Europe, qui s’est recentrée sur une perspective sou

verainiste en pensant la question des luttes sociales avant tout à l’intérieur des frontières. L’agenda altermondialiste et développementaliste a été large ment abandonné. Pour ne prendre qu’un exemple récent, dans l’accord initial de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes) pour les élections législatives, il n’y avait rien sur les ques tions internationales.

La France renie sa supposée tradition d’accueil ?

Elle se fantasme encore volontiers en « terre d’asile », fantasme que la gauche ne remet d’ailleurs pas vraiment en cause. La réalité est que si la France garde sans doute une certaine image pour son style de vie, elle accueille peu d’immigrés en proportion de sa population. D’ailleurs, de nombreux mi grants présents sur le territoire français cherchent à en partir. À Calais, les gens veulent quitter la France le plus rapidement possible, quitte à prendre des risques terribles. La France n’est pas attractive et cela devrait nous interroger car c’est un marqueur de l’état de santé démocratique et économique d’un pays. On devrait se réjouir d’attirer des immi grés et s’inquiéter de ne plus guère en attirer, mais c’est l’inverse qui se pro duit. Quand Gérald Darmanin se flatte auprès de Marine Le Pen d’en accueillir

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le moins possible, et que tout le monde est fier de cela, c’est stupéfiant.

De gauche à droite, on pose la question de l’immigration comme un « problème », on parle du « problème migratoire ». Comment repenser et reposer les termes du débat ?

Le simple fait de porter un jugement nor matif sur les migrations, de considérer que certaines sont légitimes, bonnes, une « chance pour le pays », et d’autres illégitimes, mauvaises ou désignées comme un fardeau, est à mon sens une défaite morale absolue de la gauche. Au nom de quoi va-t-on juger de la légitimité d’êtres humains à se trouver sur un territoire plutôt qu’un autre ? Qui se bat, aujourd’hui, pour ce qui est selon moi la première des injustices, celle du lieu de naissance ? Votre vie est déterminée par le fait que vous naissiez sur la rive nord ou la rive sud de la Méditerranée : personne ne se bat contre cela. Il faut pouvoir revenir à la Déclaration universelle des droits de l’Homme, article 13, alinéa 2 : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien. »

On doit pouvoir dire et assumer l’idée que toute personne a le droit de s’ins taller dans tout pays. La droite veut éri ger des murs pour éviter que les gens ne viennent, et la gauche veut mettre en place des politiques pour éviter que

les gens ne partent. Mais c’est le droit fondamental des gens de partir ! Il faut réaffirmer cela. Nous sommes coincés dans ce que j’appelle le paradigme de l’immobilité, c’est-à-dire dans l’idée que dans un monde idéal, chacun resterait chez soi, et que l’immigration n’existe rait pas. Le problème actuellement, tant à gauche qu’à droite, est l’incapacité à penser une politique d’immigration car on considère que l’immigration est une forme d’anomalie politique, venant casser les codes du traité westphalien selon lesquels une population serait nécessairement attachée à un territoire. On ne parvient pas à accepter que l’im migration soit un élément structurel du monde qui a toujours existé et existera vraisemblablement toujours.

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« La droite veut ériger des murs pour éviter que les gens ne viennent, et la gauche veut mettre en place des politiques pour éviter que les gens ne partent. »

Alors que la région de Minawao au Cameroun est confrontée à une déforestation critique due au réchauffement climatique et à l’activité humaine de 56 000 réfugiés nigérians, le HCR et ses partenaires ont lancé un projet de reforestation. Le site de Minawao accueille des réfugiés nigérians, fuyant les violences depuis 2014.

Au total, le Cameroun accueille plus de 100 000 réfugiés nigérians. © UNHCR/Xavier Bourgois

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Comment mieux organiser l’accueil des immigrés ?

D’abord, je pense qu’une des erreurs fondamentales consiste à penser, systé matiquement, que l’ouverture des frontières va provoquer plus de migrations. Les études historiques, sociologiques et prospectives montrent qu’elle se traduit par les mêmes niveaux de migrations, mais dans de meilleures conditions. Si l’on ouvrait les frontières, les gens arri veraient en vie à destination sans avoir subi de violences physiques ou psycho logiques pendant leur traversée. Ils arriveraient sans s’être délestés de toutes leurs économies et seraient moins dé pendants des aides des pays d’accueil. L’ouverture permet aussi de démanteler largement l’industrie des passeurs et des trafiquants. Les personnes arrive raient aussi plus enthousiastes dans le pays d’accueil, ce qui faciliterait leur insertion dans le tissu social et économique. Cela permettrait donc de mieux

les considérer comme faisant désormais partie d’une communauté nationale.

On est très loin de cette conception, aujourd’hui…

Hélas, on reste persuadé, à gauche comme à droite, que le grand déterminant des flux migratoires dans le monde est le degré d’ouverture des frontières et que si vous ouvrez, il aura plus de gens qui viendront et que si vous fermez, il y en aura moins – selon la métaphore du ro binet utilisée par Nicolas Sarkozy. C’est faux. Mais encore une fois, la droite n’est pas seule responsable. Par exemple, je ne comprends pas qu’il y ait autant de gens de gauche, en France, qui se disent rocardiens ou nostalgiques de Michel Rocard. Il était dégueulasse sur les questions d’asile et d’immigration, il faut pouvoir le dire ! C’est lui qui a gé néré les Valls, les Cambadélis et toute la génération du Parti socialiste qui a trahi. Et je ne comprends pas qu’on ne veuille pas se débarrasser de cet héritage rocardien qui est une trahison totale de la gauche. À « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde », on prétend que Rocard a ajouté : « Mais elle doit en prendre sa part. » Ça n’est pas vrai, il ne l’a fait que plus tard, sous la pression des militants et des ONG. Ce discours de 1989 continue de structurer le discours à gauche.

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« Je ne suis pas écologiste par amour des arbres, mais pour la préservation des droits humains et de l’habitabilité de la planète. »

Brigitte Fontaine, lors de la mobilisation pour l’accueil des migrants en octobre 2018 initiée par Regards, Politis et Mediapart, avait dit : « Bientôt, frères humains, il fera si chaud qu’on grillera comme des harengs. On se précipitera vers les Eskimos et les Lapons qui nous recevront avec des barbelés et des kalachnikovs. Et ça sera bien fait pour nous. » Il y a un peu de ça dans ce qui se joue à l’avenir : des millions de déplacés climatiques ?

Cette phrase de Brigitte Fontaine mobilise un imaginaire un peu caricatural, mais il y a de ça. Le grand enjeu de la lutte contre le changement climatique est la question de l’habitabilité de la planète. Allons-nous parvenir à conserver le monde habitable pour tous, à commen cer par les plus vulnérables ? C’est l’en jeu du respect de l’accord de Paris et de l’objectif des deux degrés à ne pas dépasser. Aujourd’hui, toutes les régions du monde restent à peu près habitables. Il faut comprendre ce que cela signifie : on peut continuer à habiter partout dans le monde. Le GIEC dit en revanche que si nous dépassons les deux degrés, cer taines régions du monde vont devenir lit téralement impropres à la vie humaine : parce qu’inondées en permanence, trop chaudes ou incultivables. C’est ce qui

m’a fait venir à la question du change ment climatique. Je ne suis pas écologiste par amour des arbres, mais pour la préservation des droits humains et de l’habitabilité de la planète.

Certains scientifiques parlent de plusieurs dizaines, voire centaines de millions de personnes déplacées dans le siècle à venir. Comment nos politiques publiques peuvent-elles, doivent-elles anticiper ces migrations climatiques ?

En réalité, nous sommes tous climatos ceptiques. Donald Trump est plus honnête que les autres, c’est tout. Nous sommes d’une hypocrisie sans nom sur ces questions. Aujourd’hui, on reste dans une logique strictement réactive envers les migrations comme envers les impacts du changement climatique. On refuse l’idée d’organiser les choses et on n’accepte pas de tenir un discours politique qui soit un discours d’organisation. Dans la crise syrienne, on retien

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« En réalité, nous sommes tous climatosceptiques. Donald Trump est plus honnête que les autres, c’est tout. »

dra sans doute le grand discours d’An gela Merkel, qui avait dit « Wir schaffen das ! » (« Nous y arriverons ! »). C’était un beau slogan : sans doute l’un des plus beaux slogans politiques invoquant la confiance dans notre capacité collec tive. Quand elle dit : « Les migrations sont le rendez-vous de l’Allemagne avec la mondialisation », c’est aussi une manière de se demander quelle place l’Allemagne prendra dans le monde.

Cela signifie qu’il n’existe pas de politique publique d’anticipation des désordres mondiaux, qu’il s’agisse des questions climatiques ou migratoires ?

Il y a aujourd’hui environ trente millions de déplacés climatiques par an. Ces migrations ont lieu principalement du Sud vers le Sud, mais globalement, personne ne sait exactement qui sont ces gens et où ils vont. Cette nouvelle donne préoc cupe beaucoup de responsables politiques des pays du Sud. Je suis toujours très frappé, quand je discute avec des ministres bangladais, togolais ou éthio piens, à quel point ils en ont conscience. En 2021, neuf pays de l’Afrique de l’Est ont décidé de créer une zone de libre cir culation entre eux – une sorte de Schen gen est-africain –, notamment pour faci liter les mouvements migratoires liés au changement climatique et pour éviter

les tensions aux frontières. C’est majeur, mais personne n’en parle. Le gouvernement indonésien s’est donné quinze ans pour abandonner Djakarta et créer une capitale nouvelle sur l’île de Bornéo. C’est majeur, et peu de gens en parlent. Si ça se passait en France, qu’on abandonnait Paris en raison des risques de crue de la Seine ou de canicule pour déplacer Paris à Clermont-Ferrand, ce serait un événement majeur. Je suis également frappé de voir qu’on considère les ministres et les politiques du Sud comme des incompétents notoires, cor rompus, alors que sur les sujets migra toires et climatiques, ils sont bien plus en avance, pour leurs capacités d’anticipation et d’organisation, que les res ponsables politiques européens. Dans ces pays, il y a une acceptation que les migrations constituent une transformation structurelle des sociétés et qu’il faut les organiser et les anticiper. En Europe, on s’en tient à une approche strictement idéologique – parfois simplement sondagière – de l’immigration.

Comment faire évoluer les pays du Nord, premiers responsables des dérèglements climatiques et donc des déplacements de populations ?

On doit se battre sur la question du droit à la mobilité, laissée complètement en déshérence. Si l’on pense à la Conven

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Autour du lac Mahmouda, le changement climatique a aggravé les tensions entre les demandeurs d’asile maliens et les communautés d’accueil mauritaniennes, en concurrence pour des ressources naturelles de plus en plus rares. © UNHCR/Colin Delfosse

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tion de Genève, par exemple, il faut bien réaliser qu’il s’agit à l’origine d’une convention pour gérer le problème des réfugiés juifs après la seconde guerre mondiale. On en fait aujourd’hui une sorte de pierre angulaire du droit in ternational mais, au départ, il ne s’agit que d’un arrangement entre grandes puissances pour gérer un problème spécifique. Aujourd’hui, il y a une urgence à développer d’autres formes de protection. Malheureusement, dans le climat politique actuel, ce serait un suicide politique que de vouloir réviser la Convention de Genève – parce qu’elle tient encore peu ou prou. Mais on doit absolument développer une série de protections complémentaires à côté de cette convention.

Quelles seraient ces protections étendues ?

La protection temporaire qu’a dévelop pée l’Union européenne en 2001 est une bonne directive, qui fait ses preuves dans la crise ukrainienne. On aurait dû l’appliquer plus tôt. On est capable d’inventer des protections et des instru ments efficaces. Et pour les déplacés environnementaux, on a créé l’agenda de protection de l’initiative Nansen, adopté par cent dix gouvernements en octobre 2015. Il a donné naissance à une nouvelle plateforme internationale : The Platform on Disaster Displacement, consacrée aux déplacements consécutifs aux catastrophes. Personne ne connaît cette organisation alors que la France l’a présidée pendant un an et demi… Cette organisation a exactement la même forme d’autorité que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) – créé en 1951 et qui avait pour but d’accompagner la mise en œuvre de la Convention de Genève. La France donne des fonds à cette organisation qui reconnaît officiellement l’existence des réfugiés climatiques. La France a même une ambassadrice dédiée aux réfugiés climatiques, Caroline Dumas. Personne ne le sait. La France s’est donc engagée à donner des pro tections et des droits à l’information aux personnes en exil climatique. Il n’existe

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« La question n’est pas “Sommes-nous trop nombreux sur Terre ?”, mais : “Comment chacun veut vivre et quelle place veut-il bien laisser aux autres ?” »

cependant pas encore de statut de ré fugié climatique en France : nous avons besoin de faire vivre et de faire connaître les textes sur lesquels la France est en gagée.

La notion de dette écologique ou climatique semble elle aussi peu connue…

Un segment des négociations sur le climat, qui s’appelle « pertes et préjudices », vise à traduire la dette clima tique et à reconnaître la dette des pays du Nord envers les dommages subis par les pays du Sud – y compris les migrations, la perte de cultures, de territoires, etc. Ça non plus, personne ne le sait. Pas même les militants et les activistes pour le climat, parfois ! J’entends des activistes revendiquer des choses qui existent déjà… Ces négociations sont pourtant passionnantes : à combien évalue-t-on la dette ? Comment est-ce qu’on quantifie des impacts intangibles comme les migrations ou la perte de cultures ? Tous les pays, représentés par des diplomates, sont au cœur de ces négociations. Personne n’est au courant et ça nous échappe.

Vous avez beaucoup travaillé sur la notion d’anthropocène, sur l’influence de l’être humain sur nos écosystèmes, la planète et le climat. Cela

pose notamment la question de la surpopulation mondiale : sommesnous trop nombreux sur terre ?

Il n’y a pas de seuil maximal. La ques tion n’est pas « Sommes-nous trop nombreux sur Terre ? », mais : « Comment chacun veut vivre et quelle place veut-il bien laisser aux autres ? » Si l’on accepte de vivre plus sobrement en Eu rope, on peut monter jusqu’à dix, douze voire quinze milliards d’êtres humains sur la planète. Pour le moment, la ma nière dont on vit en Europe ne devrait pas nous permettre d’être plus de trois ou quatre milliards d’habitants. La vraie question de la population mondiale est celle de l’empreinte carbone. Un enjeu majeur de la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre est aussi de permettre à d’autres d’augmenter leur empreinte carbone. Si l’on doit réduire notre consommation de viande en Eu rope, c’est aussi pour que les habitants du Sierra Leone puissent manger des steaks. Si l’on doit réduire nos trajets en avion, c’est aussi pour que les gens aient la chance de prendre l’avion pour la première fois et peut-être pour l’unique fois de leur vie. L’une des très grandes injustices est que 20 % de la population mondiale seulement a un jour pris l’avion. En Afrique, le développement de l’avion est un enjeu considérable. Comment se fait-il qu’aujourd’hui, pour passer de

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ont poussé plus de cinq mille Somaliens à chercher refuge en Éthiopie depuis le début de l’année

l’Afrique de l’Est à l’Afrique de l’Ouest, il soit nécessaire de faire un crochet par Paris ou Bruxelles ? On doit appréhen der les problèmes dans une logique glo bale de justice internationale. Pour dire les choses caricaturalement, je suis prêt

à accepter de ne plus voler en avion à la condition que d’autres puissent le faire. Je me désole, hélas, que la gauche ait largement perdu cette perspective in ternationaliste.  propos recueillis par pierre jacquemain

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L’aggravation de la sécheresse et la violence du groupe extrémiste armé al Shabaab 2019. © UNHCR/Eduardo Soteras Jalil

Il est beau, il est puissant, il est flanqué des trois couleurs bleu, blanc et rouge, ainsi que des deux mots « RÉPUBLIQUE » et « FRANÇAISE ». Notre Air Force One s’appelle Cotam Unité – Cotam pour « Commandement du transport aérien militaire » et « unité » pour dire que le président de la République voyage à bord. C’est moins glam, mais c’est sûrement aussi ça, la French Touch. Cet Airbus A330 réaménagé offre plus de 12 000 kilomètres d’autonomie, une consommation de kérosène un poil réduite par rapport aux engins du même modèle, un look princier et une efficacité politique que l’on croit redoutable. L’avion présidentiel est l’un des outils de la diplomatie française. Et même de politique intérieure. Emmanuel Macron en a fait usage, le 14 juin dernier, entre les deux tours des élections législatives. Depuis le tarmac d’Orly, avant de s’envoler pour la Roumanie pour aller visiter une base de l’OTAN, le président prend la parole. Avec un air martial hollywoodien, il est debout derrière un pupitre, les cheveux au vent. Derrière lui, tous les symboles sont là, savamment réunis dans le cadre : la République, le drapeau et la puissance de l’avion. Breaking news sur toutes les chaînes. Quoi de mieux qu’un avion pour prendre de la hauteur ? Pour dire l’homme pressé par les urgences ? Pour se comparer au président américain ? Avec lui, le chef d’État peut se projeter sur le terrain, aller négocier « d’homme à homme » avec les autres dirigeants du monde. Le Cotam Unité personnalise la diplomatie française en octroyant à son occupant l’aura d’un Jupiter. La boucle est bouclée.  pablo pillaud-vivien, illustration anaïs bergerat

AVION PRÉSIDENTIEL

L’OBJET POLITIQUE DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 29

LA GAUCHE D’APRÈS

PORTRAITS, HISTOIRES, ENJEUX

Revigorées par les bons scores électoraux de la Nupes, mais encore loin du pouvoir, les formations de gauche doivent poursuivre leur rassemblement sans s'épargner un travail de réinvention et de reconquête. Le chantier est vaste, mais il est ouvert.

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SOMMAIRE DU DOSSIER

L'opposition de gauche est à pied d'œuvre en ce début de quinquennat placé sous le signe de l'instabilité et du péril de l'extrême droite. Elle devra déjà trouver en son sein de nouveaux équilibres et une nouvelle dynamique (p. 33). Pour la France insoumise, Manuel Bompard analyse les raisons du rassemblement de la gauche et définit sa feuille de route (p. 40). Quelle place y prendra le PCF après la campagne ambivalente de Fabien Roussel ? Trois de ses membres livrent leurs réponses (pp. 51 à 60). Avant le pouvoir, faut-il reconquérir la fameuse « hégémonie » gramscienne ? (p. 62). Quant aux écologistes de EE-LV, on attend encore qu'ils entrent résolument… en politique (p. 65). Avec l'habile Olivier Faure à sa tête, le PS peut espérer retrouver un espace au sein de cette gauche (p. 69). Transformation sociale et écologique, projet économique, coopération internationale : nos « consultants » Jean-François Julliard, Éloi Laurent et Christophe Aguiton cernent les défis qui attendent cette gauche d'après (pp. 72 à 82). Enfin, trois portraits de figures montantes jalonnent ce dossier, ceux de Frédéric Maillot, Mathilde Panot et Carole Delga. Demain s'écrit maintenant.

LA GAUCHE FACE À ELLE-MÊME

En 2022, un grand cycle électoral et politique s'est clos. De profondes transformations s'enchâssent dans des temporalités différentes. La montée apparemment irrépressible de l'abstention présente un miroir étrange à un pays qui se fonde et se refonde dans le projet politique. Qu'est-ce qui ne parle plus aux citoyens ? Les réponses sont nombreuses. L'impression que voter ne sert à rien, que rien ne change. Le souvenir d'un vote nié, celui du référen dum de 2005. La réalité d'un monde qui change vite fait souvent peur et éclate les vies : comment actualiser les visions du monde pour qu'elles rassemblent les éclats du kaléidoscope que la France semble devenue ? L'obsolescence d'ins titutions qui ne parviennent pas à faire vivre la démocratie, à peine seulement

lors des élections. Un sentiment d'épuisement, de dévitalisation s'impose, et on sait déjà que cela ne peut durer. Le temps politique ne s'accélère pas, il est incertain, précaire, inquiétant.

Le Rassemblement national sort vainqueur de cette longue séquence. Paria depuis la seconde guerre mondiale, hier cantonnée aux marges de la Répu blique, l'extrême droite est parvenue à revenir à l'Assemblée nationale et à se réinscrire dans le paysage comme une force parmi d'autres. C'est le succès de la stratégie de dédiabolisation et d'institutionnalisation : significativement, ses élus sont arrivés en cravate et bien sapés au Parlement. Le RN se construit une crédibilité nouvelle. Sur la base d'un socle xénophobe, labouré et connu de tous, il structure son projet et élargit son

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La transformation de l'espace politique s'est accentuée cette année, plaçant les formations progressistes face à des échéances immédiates, et face à leurs responsabilités : il faut réfléchir, unir et agir.

discours. La dénonciation de l'assistanat englobe pauvres, chômeurs, migrants et réfugiés. Des réponses autoritaires sont proposées pour les banlieues et l'école. Le localisme se veut la solution face au changement climatique et à la mondia lisation. Une certaine laïcité, contre les musulmans, est défendue au nom des femmes et de l'histoire du pays.

LE TIC-TAC DE LA DISSOLUTION

Forte de son accession au second tour de la présidentielle pour la deuxième fois, Marine Le Pen fait des alliances, des compromis et des œillades. Elle se veut le pivot de l'alternative à Emmanuel Macron en embarquant une droite qui, déjà et pour partie, s'abandonne dans les urnes.

Emmanuel Macron est parvenu à se faire réélire président. Son sens tactique l'a conduit à ne pas faire campagne, à ne pas débattre, à ne rien dire de ses pro jets. Âgé et riche, son électorat est typé : Macron n'a pas le soutien des forces vives pour ses réformes. Il n'a même plus de majorité à l'Assemblée. Faute d'accord avec la droite, qui hésite entre trois options – s'allier à la macronie, se reconstruire sur la base de ses forces locales et du Sénat, s'allier avec la RN –, le président est conduit à l'immobilisme. Celui qui se voulait un grand réformateur, dépassant les clivages et rassemblant le cercle de la raison, s'est cassé les dents.

Mais le pays ne peut rester longtemps dans cette impasse. Le tic-tac de la dis solution paraît bel et bien enclenché. À gauche, chacun le mesure : il faut se tenir prêt, dans l'éventualité d'une dissolution, et face à la poussée de l'extrême droite. La Nupes, accord politique et électoral entre ennemis d'hier, s'est muée en intergroupe à l'Assemblée nationale. Parmi les électeurs de gauche, le soulagement est grand. Enfin rassem blés ! De fait, partout les candidatures dissidentes ont fait de petits scores, même face à des candidats Nupes peu connus. L'origine partisane des candi dats de la Nupes n'a pas compté davan tage. Au total, la gauche politique n'est pas morte, c'est une base. Elle arrive en tête du premier tour des législatives, elle

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La gauche politique n'est pas morte, c'est une base. Est-elle en mesure de rassembler une majorité de Français ? Pas encore.

double son nombre de députés. Est-elle en mesure de rassembler une majorité de Français ? Pas encore. Dans ce laps de temps que personne ne maîtrise, il lui faut approfondir certains sujets qui la divisent ou sur lesquels elle n'est pas encore au point – mondialisation, individuation, égalité, proposionsnous dans le dossier de janvier 2022. Il lui faut aussi construire et définir une stratégie, pour chacune de ses composantes et collectivement. Les gauches se trouvent face à des défis et des cham bardements. Tous sont urgents, même si tous ne seront pas résolus dans les mêmes délais.

QUE FAIRE DU NOUVEAU RAPPORT DE FORCE À GAUCHE ?

Historiquement, la gauche est constituée de deux pôles, l'un d'obédience socialiste, l'autre communiste. Le XXe siècle a vu les rapports de force s'inverser entre les deux frères séparés depuis le congrès de Tours. Jusqu'à la fin des années 1960, le PCF dominait. Puis le PS prit l'ascendant. Sa der nière accession au pouvoir a signé sa dégringolade : moins de 7 % pour le PS associé aux écologistes à l'issue du mandat Hollande, tandis que Jean-Luc Mélenchon, alors allié aux communistes, réunissait près de 20 % des votes. En 2022, l'écart s'est encore creusé : moins de 2 % pour le PS et sa candi

date Anne Hidalgo, près de 22 % pour le seul Jean-Luc Mélenchon. Au sein de la gauche, un débat s'ouvre. Peut-elle gagner quand elle est dominée par son versant radical ? La candidate socia liste n'a cessé de le contester, et tenté d'en faire un argument électoral. De fait, l'approche classique veut que la majorité s'obtienne en élargissant vers le centre. Cette idée est aujourd'hui questionnée. Or la gravité des enjeux – notamment écologiques – appelle des réponses radicales. Les radicaux seraient alors les mieux placés pour convaincre, et donc pour rassembler. La réponse viendra certainement de la qualité des relations que les deux pôles de la gauche sauront construire. Leurs électeurs respectifs ont voulu invalider la théorie des « deux gauches irréconciliables », défendue en son temps par Manuel Valls et réactivée par le débat lu naire sur l'appartenance à la République de Jean-Luc Mélenchon et de la France insoumise. Elle fut parfois alimentée par le mépris moqueur des Insoumis à l'égard des « gôches ». Ouf ! Il semble que ce temps de l'invective et l'excom munication soit derrière nous. Au-delà de la civilité retrouvée de leurs relations, les deux pôles de la gauche sauront-ils se convaincre que, dans le frottement de leurs réponses et de leurs cultures, s'éla borera une proposition rassembleuse et convaincante ? Qui vivra verra.

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COMMENT SE STRUCTURER ?

L'histoire de la gauche est celle de ses divisions, de ses retrouvailles, de son union qui est un combat… et du vieux serpent de mer d'un congrès de Tours à l'envers : comment revenir aux sources de l'unité d'avant la séparation de 1920 ? Après avoir beaucoup bro cardé la « soupe aux logos », Jean-Luc Mélenchon se fait l'artisan de l'union. En avril 2019, dans un entretien au quotidien Libération, le leader insoumis avait fait la proposition d'une « fédération po pulaire » pour réunir forces associatives, syndicales et politiques. Son succès à la présidentielle lui a permis d'imposer aux éclopés du scrutin un programme qui repose sur les bases de LFI.

Plus extraordinaire, il impose, ce qui ne s'est jamais fait à gauche, une candidature unique par circonscription. Tout le monde valide, car cet accord permet à chaque parti de disposer d'un groupe. Au lendemain des élections législatives, Mélenchon suggère un groupe commun des députés de la Nupes, et non un intergroupe. Poussant plus avant l'unité-unification, il intervient désormais avec le logo de la Nupes et propose des universités d'été communes, une mani festation à la rentrée… Officiellement, sans volonté d'hégémonie. Sans, non plus, de proposition claire. Car, de fait, l'intégration dans une seule et même

organisation poserait de nombreux pro blèmes à un Jean-Luc Mélenchon qui, par exemple, récuse la création de parlements départementaux de l'Union popu laire : « On ne va pas perdre son temps à écouter les bavards. » Lui n'a aucun goût pour les tendances, les débats internes. Dès lors, comment gérer et arbitrer entre idées différentes ? Pour le moment, les Insoumis bottent en touche.

L'exemple italien permet d'interroger l'avenir d'un grand parti radical qui absorberait toute la gauche. Ce fut le cas du PCI qui, à la fin du XXe siècle, avait fini par être à lui seul toute la gauche. Finalement, de l'intérieur, la social-démocratie a repris sa place… et le PCI

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La réponse viendra certainement de la qualité des relations que les deux pôles de la gauche sauront construire. Leurs électeurs ont voulu invalider la théorie des « deux gauches irréconciliables ».

n'existe plus. Les socialistes français ont une longue tradition. Ils ont sauvé leur groupe et leur parti. La compétition est ouverte… Sans doute vaut-il mieux qu'elle se mène au grand jour. Les éco logistes et les communistes ont eux aus si les moyens de leur existence. Qu'ils fassent. En politique, la confrontation vaut mieux que le rapport de force per manent. La Nupes ne peut se réduire à un intergroupe à l'Assemblée nationale. Elle ne peut être dominée par un seul de ses membres. Comment va-t-elle évo luer ? Il faudra souplesse et imagination. La culture démocratique va être sollici tée.

COMMENT RENOUER AVEC L'ÉLECTORAT POPULAIRE ?

Autre défi, autre serpent de mer : comment inverser l'affaiblissement de la gauche parmi les classes populaires ? En 1981, François Mitterrand est élu président en réunissant plus de 65 % des suffrages des ouvriers et des employés, alors même que la participation est forte (81 %). En 2022, le premier parti populaire est l'abstention. Le vote Marine Le Pen vient ensuite avec plus de 40 % des ouvriers et employés qui ont voté pour l'extrême droite. La fragmentation de la France suppose d'affiner ces premiers constats. En fonc tion de son lieu de résidence, le monde populaire n'a pas les mêmes questions,

ni les mêmes histoires politiques : loge ment, transports, service public, loisirs, police, discrimination… rien n'est pareil entre la petite ville et la banlieue de grande ville. Le type de ville et l'histoire des territoires se révèlent des éléments structurants du vote. Le vote Jean-Luc Mélenchon est premier dans les villes de plus de 50 000 habitants (qui rassemblent 32 % de la population fran çaise). La Seine-Saint-Denis, territoire des plus populaires, a voté à plus de 40 % pour le candidat insoumis, puis a élu douze députés Nupes sur douze

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La Nupes ne peut se réduire à un intergroupe à l'Assemblée nationale. Elle ne peut être dominée par un seul de ses membres. Comment va-t-elle évoluer ?

circonscriptions. « JLM » capte bien une partie du vote populaire, notamment celui des quartiers qualifiés ainsi.

Mais Marine Le Pen arrive, elle, en tête dans les villes de moins de 5 000 habi tants (38 % de la population française y réside). L'étude menée par Roger Martelli1 pour regards.fr le révèle : le vote en faveur de Marine Le Pen est d'autant plus fort dans les petites communes que le monde populaire y est présent. Ainsi, l'inquiétude de François Ruffin et de Fabien Roussel au sujet d'un décrochage de la gauche dans le monde populaire des petites villes est-elle fondée. Non seulement la gauche est battue, mais le RN s'installe, s'incruste. Comment aborder ce sujet ?

En 2011, le think tank Terra Nova sug gérait de faire son deuil de ce monde populaire-là, et de chercher une alliance avec les quartiers populaires, les jeunes, les populations issues de l'immigration. À l'inverse, le géographe Christophe Guilluy prônait un retour vers la classe ouvrière blanche de la France du périurbain et des petites villes. François Ruf fin suggère, lui, de recoudre le peuple autour de la question sociale en mettant en avant le clivage entre eux (les ultrariches) et nous (le peuple). Il prône un souverainisme plus affirmé pour retrou ver de l'emploi industriel. Fabien Rous

1. « Le peuple, la gauche et le Rassemblement natio nal », Roger Martelli, regards.fr, 11 juillet 2022

sel s'est voulu le candidat du peuple des petites villes, en phase avec ceux qui font des barbecues, vivent en pavillon et veulent la tranquillité.

La gauche est souvent battue, mais elle ne peut plus tergiverser. Il lui faut trouver la clé. Cela passera sans nul doute par de nouvelles propositions, une réorga nisation du discours, un ancrage local, de nouvelles personnalités… Mais avant cela, elle devra comprendre et en discu ter. Ce dossier tente de faire le point sur ces sujets avec les différents partis de gauche. Ce n'est qu'un début.  catherine tricot

DOSSIER
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Le vote en faveur de Marine Le Pen est d'autant plus fort dans les petites communes que le monde populaire y est présent.

MANUEL BOMPARD

« UNE FORCE D'ALTERNATIVE PRÊTE À GOUVERNER DEMAIN »

Figure centrale de la France insoumise, Manuel Bompard revient sur les conditions du rassemblement de la gauche. Le nouveau député définit aussi les perspectives et les responsabilités de cette alliance.

REGARDS. Avec le recul, comment expliquez-vous le revirement inattendu qu'a constitué l'accord entre les partis de gauche aux législatives ?

MANUEL BOMPARD. Il y a plusieurs facteurs mais, pour répondre à la question, je veux d'abord revenir sur une petite musique qui revient souvent et qui consiste à dire : « Mais pourquoi cet accord de toute la gauche et des écologistes n'est-il pas intervenu avant, c'est-à-dire lors de l'élection présidentielle ? » Je crois que c'est précisément le résultat de l'élection présidentielle qui a permis l'accord politique aux législatives. D'une certaine manière, la présidentielle a tranché la question de l'orientation politique, c'està-dire celle à partir de laquelle devait s'organiser le rassemblement de la gauche et des écologistes. Et c'est une orientation de rupture qui a été placée très largement en tête du premier tour de l'élection présidentielle.

MANUEL BOMPARD

Secrétaire national du Parti de gauche de 2010 à 2018, Manuel Bompard a été directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et 2022. Élu député européen en 2019, il est désormais député des Bouches-du-Rhône.

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C'est donc bien un accord politique et pas seulement électoral… Vos partenaires sont-ils clairs et sincères là-dessus, en particulier le Parti socialiste ?

Les premiers échanges que nous avons eus avec le Parti socialiste étaient ex clusivement programmatiques. Nous n'avions, avant notre première rencontre, aucune certitude sur l'issue. Il existait une possibilité que ces échanges per mettent de renouer des relations de dialogue et de respect, sans néces sairement aboutir à un accord pour les élections législatives. Or dès l'issue du

premier tour de table, nous avons com pris qu'il s'était passé quelque chose. Nous avons eu affaire à un nouveau Parti socialiste, assumant sa rupture avec le quinquennat Hollande et marquant la fin de toute ambiguïté dans son rapport au macronisme. Nous avons senti une envie partagée d'avancer ensemble et une même vision stratégique pour la bataille des élections législatives : il fallait consti tuer une majorité à l'Assemblée nationale pour gouverner le pays.

Une nouvelle génération, de nouvelles têtes sont apparues lors de ces négociations. Cela a-t-il joué en faveur de cet accord ?

Je le disais, plusieurs facteurs ont rendu cet accord possible. Le premier, c'est donc le résultat de l'élection présidentielle. Le deuxième, c'était la volonté commune de ne pas repartir avec cinq ans de Macron et de se dire qu'il y avait une autre possibilité. Je pense que le troisième facteur est effectivement générationnel. Autour de la table, personne n'avait de comptes à régler. Chacun a eu la volonté d'ouvrir une nouvelle phase, une nouvelle période de nos relations. J'ai trouvé nos discussions très saines. Je ne nie pas la part de rapport de force dans ces discussions, mais elles se sont déroulées d'une manière respectueuse, sans volonté d'écraser ou d'humilier. Un lien s'est créé entre nous.

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« Nous avons eu affaire à un nouveau PS, assumant sa rupture avec le quinquennat Hollande et marquant la fin de toute ambiguïté dans son rapport au macronisme. »

Que répondez-vous à ceux qui pensent le contraire, qu'il y a chez vous une tentation hégémonique ?

On peut toujours regarder le verre à moi tié vide ou le verre à moitié plein. J'ob serve que, si on avait appliqué une stricte répartition des candidatures sur la base des résultats de l'élection présidentielle, le Parti socialiste n'aurait probablement pas de groupe à l'Assemblée nationale. Il n'y a donc pas eu de volonté hégémonique. Une volonté hégémonique aurait consisté à dire : « Voilà notre proposition. Elle est à prendre ou à laisser. » Ça n'a pas été le cas. Ce que je dis pour le PS vaut aussi pour le PCF et, évidemment, les écologistes qui n'avaient pas de groupe lors de la précédente législature. Je rappelle aussi que nos désaccords n'ont pas été mis sous le tapis et que nous avons été transparents puisqu'ils figuraient dans notre programme. Nous les avons renvoyés à la liberté de vote de chacune de nos sensibilités politiques. Personne n'a été floué, et personne n'a été forcé d'adopter une position qui n'était pas la sienne.

Vous n'êtes pas au gouvernement, Jean-Luc Mélenchon n'est pas premier ministre. Quelle est votre feuille de route collective au sein de la Nupes ?

Cette question ne peut pas être déconnectée de notre analyse de la situation

politique. Nous avons un président élu sans mandat. La majorité présidentielle a été battue aux législatives. Il faut quand même rappeler qu'au premier tour, c'est la Nupes qui est arrivée en tête. Pour la première fois depuis l'inversion du calen drier législatif et son alignement sur le calendrier présidentiel, le président élu au mois d'avril ne figure pas en tête des élections législatives et ne remporte pas une majorité absolue à l'Assemblée. Le paysage politique est instable. De deux choses l'une : soit le système trouve un point de stabilité en constituant une coa lition pérenne qui dispose d'une majorité à l'Assemblée ; soit, tôt ou tard, il faudra revenir devant le peuple français. Notre enjeu est donc de faire vivre l'opposition principale à Emmanuel Macron, de nous affermir comme force capable d'exercer demain le pouvoir, et d'agir dans le pays pour augmenter le rapport de force en faveur de nos propositions. C'est pour quoi nous voulons développer, renforcer et approfondir la Nupes. Des points d'appui se sont développés pendant la campagne, notamment autour de candidats et de groupes militants communs dans l'ensemble des circonscriptions du pays. Nous devons continuer, partout, à réunir ces équipes à l'échelle des circonscrip tions, à la fois pour faire le lien avec le tra vail de l'Assemblée nationale et pour me ner des campagnes dans la société. C'est aussi l'enjeu du Parlement de la Nupes.

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Lors du lancement de ce Parlement, Jean-Luc Mélenchon et Aurélie Trouvé, sa présidente, avaient insisté pour que chacun s'engage à faire vivre ce Parlement dans la durée. Tous les partenaires se sont-ils engagés en ce sens ?

Il faut procéder étape par étape. Il y a un accord, assez largement partagé, pour que ce Parlement se réunisse dans la durée. Ensuite, chaque organisation politique va connaître des échéances internes. La question de la participation à la stratégie de la Nupes va être posée dans chacune d'entre elles. C'est légi time et conforme au respect des cadres internes des différentes organisations. Nous l'avons dit il y a longtemps, au sein de LFI : nous souhaitons avancer dans ce sens. Nous avions parlé de la création d'une fédération populaire – ou d'un front populaire – dont l'objectif serait de créer un cadre ou une organisation poli tique pérenne qui ouvre un travail com mun avec des collectifs citoyens, des syndicats et des associations. On sait que ce processus va prendre du temps, mais avec ce Parlement, nous aurons le bon outil pour avancer dans cette voie.

Peut-on imaginer que la Nupes présente des candidatures communes aux élections européennes, ou bien les désaccords sont-ils trop importants sur l'Europe ?

Il est trop tôt pour avoir cette discussion. Mais, à titre personnel, je pense qu'on devrait se fixer cette ambition et travailler à cette perspective. S'il y a une volonté partagée, nous devons être en capacité d'y parvenir. Les désaccords sont à rela tiviser. Je sais que certains aiment dire que nous aurions trop de divergences sur la question européenne, mais sur les 650 propositions que nous avons formu lées aux législatives, le cadre de celles qui portaient sur l'Europe était suffisamment large pour justifier un accord. Nous aurons évidemment besoin d'approfon dir encore nos discussions, mais nous avons deux ans pour les mener, alors que pour les législatives, nous n'avons eu que deux semaines.

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DOSSIER
« La France insoumise doit d'abord être le fer de lance du renforcement et de l'élargissement de la Nupes. C'est dans cet état d'esprit que nous travaillons à l'Assemblée nationale. »

Quel va être, quel peut être le rôle de la France insoumise dans les mois et années qui viennent ?

La France insoumise a un rôle déter minant. Elle doit d'abord être le fer de lance du renforcement et de l'élargisse ment de la Nupes. C'est dans cet état d'esprit que nous travaillons à l'Assemblée nationale et c'est comme cela que nous voulons agir dans la société. Nous sommes passés de 17 députés à 75. Mais nous devons aussi transformer la force collective qui s'est mise en mouve ment autour de la candidature de JeanLuc Mélenchon en une force politique organisée capable de mener la bataille idéologique, de soutenir les mobilisations de la société, de favoriser les dy namiques d'auto-organisation populaire et de former les générations militantes de demain. Nous avons expérimenté bien des choses, au cours des années précédentes, pour construire un objet politique nouveau, éloigné des divisions et des batailles internes des partis politiques traditionnels. Nous avons, sans doute, aussi commis des erreurs ou constaté les limites de ce type d'objet. Trouver le bon équilibre fait partie des réflexions que nous avons devant nous aujourd'hui !

C'en est terminé de la stratégie populiste ? Vous revenez à une approche classiquement de gauche, ou

bien est-ce que votre ligne de fracture reste celle d'une élite contre un peuple, d'un bloc populaire contre un bloc bourgeois ? Aucune des deux ! Le paysage politique issu de la séquence électorale est par tagé en trois blocs de tailles quasiment équivalentes, et d'un quatrième bloc abstentionniste. Aucun de ces trois blocs n'est aujourd'hui majoritaire. Et aucune combinaison de ces blocs ne semble aujourd'hui possible. Le paysage politique peut rester instable ou retrouver un point d'équilibre. Soit parce que l'un des blocs réussit à convaincre parmi les abstentionnistes. Soit parce que la porosité que l'on constate entre le bloc ultralibéral et le bloc d'extrême droite devient une alliance plus franche. C'est une pos sibilité particulièrement préoccupante que l'on ne peut plus écarter aujourd'hui.

N'y a-t-il pas un risque, pour vous, qu'Emmanuel Macron vous fasse porter la responsabilité d'une instabilité, voire d'une paralysie politique ? Et qu'il en sorte renforcé, y compris si une dissolution intervenait rapidement…

La stratégie d'Emmanuel Macron n'est pas très originale. Elle vise à créer les conditions pour qu'un éventuel retour aux urnes se fasse sur le terrain qui lui soit le plus favorable. Et son avantage sur nous est qu'il dispose de la maîtrise du

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calendrier. À nous de profiter des mois qui viennent pour faire évoluer en notre faveur le rapport de force dans le pays. De ce point de vue, s'il peut y avoir des inconvénients à passer pour une force de blocage, il y en aurait davantage à apparaître comme une force conciliante avec le pouvoir en place. Nous voulons être à la fois une force d'opposition sans concession et une force d'alternative crédible, prête à gouverner le pays demain.

Cette stratégie est aussi périlleuse pour vous que pour Macron : à la fin, l'alternative peut tout aussi bien être Marine Le Pen…

Emmanuel Macron a suffisamment joué avec le feu pour que cette hypothèse voie le jour. On se rend compte que la créature qu'on aide à faire grossir petit à petit peut échapper à son créateur. On connaît suffisamment bien l'histoire pour savoir que l'extrême droite arrive rarement au pouvoir par hasard.

Faut-il « rediaboliser » un Rassemblement national qui s'est banalisé, presque normalisé ? Quelle est la bonne stratégie ? Je ne suis pas sûr qu'il existe une stra tégie magique. Il faut se battre, pied à pied. Démystifier les mensonges du RN sur son programme. Repolariser en permanence la société autour des questions sociales. Proposer un autre clivage que celui mis en avant par l'extrême droite.

Plusieurs ministres parlent de vous comme si vous étiez sortis du champ républicain. Craignez-vous un basculement du plafond de verre de Marine Le Pen vers vous ? Je n'y crois pas. La vérité est qu'avec un taux de participation plus fort chez les jeunes, qui votent majoritairement pour nous, nous aurions pu gagner. Le sujet n'est donc pas qu'il n'y aurait pas suf fisamment de gens d'accord avec nous dans la société. Le sujet est qu'il n'y a pas suffisamment de gens qui croient que ce que nous proposons est réali

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« Nous devons transformer la force collective mise en mouvement autour de la candidature de Jean-Luc Mélenchon en une force politique organisée capable de mener la bataille idéologique. »

sable. Trop de gens sont gagnés par la résignation et le sentiment du « tous les mêmes ». Il n'y a pas, dans la société, de plafond de verre pour les idées que nous défendons. À chaque fois qu'on mène des sondages sur nos mesures pro grammatiques, elles apparaissent lar gement majoritaires dans la population. Notre problème n'est donc pas d'arriver à convaincre davantage de gens que nos idées sont justes, mais d'arriver à convaincre que nos idées sont applicables et que nous les mettrions vraiment en œuvre si nous étions au pouvoir. S'il y a un plafond de verre, c'est dans la mobilisation et la participation des élec teurs – des jeunes essentiellement, mais aussi des catégories populaires.

Fabien Roussel refuse d'être assimilé à la gauche des métropoles. Il rejoint en partie François Ruffin lorsqu'il dit : « On ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l'extrême droite des bourgs et des champs. » Est-ce la gauche qui a rompu avec les catégories populaires, ou les catégories populaires qui ont rompu avec la gauche ?

S'il y a eu une rupture entre la gauche et les catégories populaires, c'est d'abord parce que sa dernière expérience au pouvoir a été vécue comme une trahison. Depuis lors, notre travail a plutôt permis de renouer des liens entre le peuple et la gauche. Jean-Luc Mélenchon est le premier candidat dans les villes les plus pauvres. Il est le candidat des jeunes, des chômeurs, des précaires, et fait des scores plus importants que la moyenne chez les ouvriers et les employés. Pour voir plus loin, il faut commencer par sa luer ce bilan et ne pas se tromper sur l'analyse. Quand nous remportons trois circonscriptions en Haute-Vienne, deux en Dordogne, ou encore celle du dépar tement de la Creuse, il n'est pas question de métropoles… Et quand l'extrême droite remporte la circonscription des 13e et 14e arrondissements de Marseille, il n'y a pas beaucoup de bourgs et de champs sur ce territoire… La lecture géographique est une vue de l'esprit,

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« Notre problème n'est pas d'arriver à convaincre davantage de gens que nos idées sont justes, mais d'arriver à convaincre que nos idées sont applicables et que nous les mettrions vraiment en œuvre. »

qui fait abstraction de l'histoire politique des territoires, de leurs structures sociales comme du travail militant qui y est mené. Oui, le Rassemblement national progresse, et il progresse malheureuse ment partout. Certains territoires y sont davantage perméables par leur histoire et leur sociologie. Il faut donc le combattre partout. Mais si certains pensent que, pour y parvenir, il faut abandonner les banlieues populaires et renoncer à la dénonciation du racisme ou de l'islamophobie, alors nous avons un désaccord fondamental.

Le PCF pense que la gauche s'est perdue en menant des combats qu'il juge légitimes – lutte contre les discriminations et les violences policières, féminisme, etc. –, mais au détriment du social…

Je suis convaincu que ce que vous dé crivez ici n'est pas l'orientation du PCF, dont de nombreux militants s'investissent dans ces combats. Mais c'est en effet ce que semble penser Fabien Roussel… Cela me paraît être un contresens total : la bataille pour l'égalité des conditions de vie ne peut pas être déconnectée de celle pour l'égalité de tous, quels que soient son genre, sa couleur de peau, sa religion ou son orientation sexuelle. Ce serait une grave erreur : la gauche n'a rien à gagner à mimer le Rassemblement national ou à masquer certaines

batailles pour lui complaire. On ne gagne jamais sur le terrain des autres. Nous nous adressons à tous et nous disons : ces tentatives de division agissent comme des diversions. Le RN cherche à faire vibrer la corde identitaire. Nous voulons faire vibrer la corde sociale et convaincre que le problème, c'est celui de ceux qui se gavent !

Le partenaire historique de LFI est le PCF. Que se passe-t-il avec ce dernier ? Il y a un problème Roussel ou un problème PCF ? Fabien Roussel défend une ligne de réaffirmation du Parti communiste. C'est cette orientation qu'il a mise en œuvre à l'élection présidentielle. Au service de

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« S'il y a eu une rupture entre la gauche et les catégories populaires, c'est d'abord parce que sa dernière expérience au pouvoir a été vécue comme une trahison. »

cette ligne autonome, il a défendu une orientation singulière avec laquelle j'ai dit mes désaccords. Aux élections législatives, le PCF a proposé des accords défensifs pour sauver ses députés sortants. Or la Nupes était un accord programmatique avec un objectif stratégique commun : élire une majorité de députés à l'Assemblée nationale. Par conséquent, Fabien Roussel s'est re trouvé dans cet accord un peu contraint et forcé. Mais ce n'est pas le cas des militants communistes qui, dans de nombreuses circonscriptions, ont mené campagne avec les autres composantes et sont aujourd'hui déterminés à continuer avec elles. Les choses vont donc dans le bon sens. Et je forme le vœu que l'espoir né dans ces deux campagnes électorales emportera même les plus récalcitrants.

À l'inverse, c'est l'entente cordiale avec le PS, au sein duquel Jean-Luc Mélenchon a milité durant trentedeux ans. Se peut-il que LFI soit une organisation banalement, classiquement social-démocrate ? De mon point de vue, la France insoumise a permis à la gauche de renouer avec les positions de rupture qu'elle n'aurait jamais dû abandonner. Son programme est clair : sortir des mains du système capitaliste tout un pan de l'économie en constituant des pôles publics pour pro

téger les biens communs et satisfaire les besoins fondamentaux ; développer les formes de propriétés collectives à travers le développement de l'économie sociale et solidaire ou des coopératives ; renforcer les droits des travailleurs dans l'économie privée. Est-ce un programme social-démocrate ? Je ne crois pas. C'est un programme de rupture avec le capitalisme, un programme auquel l'urgence écologique a redonné une assise sociale plus large. Il peut rassembler aujourd'hui des catégories populaires, des classes moyennes et une jeunesse se forgeant une conscience politique par les revendications écologiques. Je crois donc que ces positions de rupture peuvent, à l'avenir, regrouper une majo rité populaire.  propos recueillis par pierre jacquemain

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« La bataille pour l'égalité des conditions de vie ne peut pas être déconnectée de celle pour l'égalité de tous, quels que soient son genre, sa couleur de peau, sa religion ou son orientation sexuelle. »

ELLE VA COMPTER… MATHILDE PANOT, INSOUMISE EN CHEFFE

Le verbe haut mais bien aligné, la députée doit encore, pour grandir politiquement, conquérir son indépendance.

« C’est celle qui m’impressionne le plus. Rien ne lui fait peur. » Mathilde Panot, trente-trois ans, est explicitement adoubée par Jean-Luc Mélenchon. Ce n'est pas pour rien qu'au moment l'insoumis commence à passer la main, c'est elle qu'il désigne en octobre 2021 pour prendre la présidence du groupe parlementaire – Mathilde Panot devenant alors la plus jeune présidente de groupe de l'histoire de l'Assemblée nationale. Ce mandat est renouvelé au changement de législature, en juin 2022. Élue puis réélue à la majorité absolue par ses pairs, la confiance lui est accordée d'en haut.

Il faut dire que la Tourangelle fait le taf. Jamais elle ne commet un écart. D'aucuns ne la supportent pas car ils trouvent qu'elle parle fort – comme l'ex-député LREM Pierre Henriet, dont le seul fait d'armes parlementaire men

tionné sur sa page Wikipedia est de l'avoir traité de « poissonnière ». Une de ses qualités notoires est surtout de parler le Mélenchon couramment, à l'instar Adrien Quatennens – les deux « hologrammes de Mélenchon », comme le titrait Le Parisien en 2019. Maligne, elle sait bien que, pour l'instant, la jeune garde a l'avantage. Jean-Luc Mélenchon veut renouveler sa classe insoumise. Ou, comme l'explicite un dirigeant socialiste au JDD : « Dans le système Mélenchon, vous devez être la voix du chef pour être accepté, et seulement ensuite vous pouvez essayer de créer des marges de manœuvre. Elle est encore dans la pre mière séquence. »

En cinq ans de députation, Mathilde Panot est devenue incontournable. Auprès de la revue Charles, elle insiste sur sa peur de devenir une habituée des dorures du Palais-Bourbon, d'être « de leur monde », perdant tout sens des réalités. Elle entend entretenir ce désir d'indé pendance et d'émancipation. Pour y par venir, elle devra déjà gérer son délicat statut d'héritière.  l . l . c .

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PCF : LE RETOUR DU PARTI ?

Plus efficace dans les médias que dans les urnes, la campagne de Fabien Roussel a redonné une visibilité au PCF tout en accentuant les clivages en son sein et avec les autres composantes de la gauche.

Le Parti communiste français a fêté son centenaire il y a maintenant deux ans. Manière originale et combative d'être une concrétude militante, culturelle et poli tique de la pensée marxiste née au cœur du XIXe siècle, il a été, à un moment central, un cadre fédérateur pour les catégo ries populaires, ouvrières et employées. Aujourd'hui, son poids politique ne peut se mesurer à la stricte aune de ses résultats électoraux : l'histoire dont le PCF est l'héritier et sa place dans l'écosystème de la gauche et des écologistes pourraient lui assurer un rôle important – si tant est qu'il arrive à se poser les bonnes questions et à se redéfinir pour affronter les défis de notre temps.

Les membres du Parti communiste sont quelque 50 000 encore aujourd'hui, ce qui en fait toujours l'une des premières forces politiques du pays en nombre de militants. Lors du dernier congrès de 2018, le vote en faveur de la réaffirmation de la place du Parti sur l'échiquier politique français et dans l'écosystème de la gauche l'avait esquissé : pour ses militants, c'est par l'autonomie du PCF, notamment aux élections européennes et présidentielle, que le communisme pour

ra réaffirmer l'apport de ses idées pour comprendre le monde et proposer une alternative politique.

EN OPPOSITION… À LA GAUCHE

Pendant la campagne présidentielle, Fabien Roussel a réussi à remettre le PCF en lumière. Il y a quelques mois encore, beau coup de Français et de Françaises avaient oublié qu'il existait un Parti communiste. Ce n'est plus le cas. Le candidat a imposé une autre façon de parler de politique en mettant l'accent sur le franc-parler. Mais c'est aussi – voire surtout – son opposition aux autres sensibilités de la gauche, notamment aux écologistes et aux insou mis, qu'on aura retenue. Les phrases bien balancées sur la bonne chère protéinée ou une accolade avec Patrick Sébastien peuvent-elles constituer une expression du projet politique du PCF ? Et surtout, dans quelle mesure cela lui permettraitil de retrouver une place au sein de la gauche et plus largement de la France ? On ne peut néanmoins résumer la cam pagne de Fabien Roussel à la superfi cialité de ces gestes médiatiques. De manière beaucoup moins audible, le candidat à la présidentielle a aussi essayé de

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développer une idée singulière et com muniste du rapport de la société au travail, en particulier aux travailleurs et aux travailleuses. Si la défense des services publics faisait bien évidemment partie du discours du candidat, on l'a aussi en tendu redonner une centralité à celles et ceux qui font tourner notre outil productif : ce sont elles et eux qui justifiaient sa présence dans la course présidentielle, ce sont leurs mots et leur grammaire qu'il a souhaité faire siens pour s'adresser à tous. Avec le résultat que l'on sait : 2,3 % des suffrages exprimés.

PARTICIPER À UNE ALTERNATIVE

D'un côté, la déception suscitée par ce score contraste avec la fierté affichée par de nombreux communistes. De l'autre, cette fierté cohabite avec le désarroi et l'incompréhension, voire la honte de ceux qui ont vécu cette campagne comme démagogique et populiste, loin de la tradition d'union des couches créatrices de la société. Le parti d'Éluard et d'Aragon a paru bien loin. L'outrance contre le parti-pris écologiste et le souverainisme affirmé ont tourné le dos aux discours d'hier du même PCF, et semblé loin des valeurs qu'il est censé défendre. Dès lors, le risque d'éclatement de sa structure devient réel. La stratégie de Fabien Rous sel a à la fois aggravé les clivages entre communistes et abîmé les liens avec les autres sensibilités de la gauche.

Au printemps 2023, le Parti communiste tiendra congrès. Tout l'enjeu pourrait être résumé ainsi : réussir à redonner une né cessité et un objectif à la survie de l'appa reil, tout en participant à la construction d'une alternative à gauche. Il s'agit pour le PCF de renouer, dans des formes à inventer, avec ce qui fit sa singularité et les bases de sa force : un rapport particulier au monde populaire et une articulation entre critique de l'ordre social et construction d'un espoir. Depuis trois décennies, le Parti est à la croisée des chemins. Les voies – comme les voix – ne manquent pas pour dessiner son futur. Nous avons donc proposé à trois personnalités du PCF de livrer leur vision : le secrétaire de la section de Nanterre Hugo Pompougnac, l'ancienne secrétaire nationale Marie-George Buffet et l'ancien porte-parole de Fabien Roussel dans la campagne présidentielle, Guil laume Roubaud-Quashie.  pablo pillaud vivien

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DOSSIER
Le candidat à la présidentielle a essayé de développer une idée singulièrement communiste du rapport de la société au travail.

ENFILER UNE CHEMISE PROPRE

Les partis communistes sont nés d'une exigence simple : face à la crise générale de l'impérialisme qui a présidé à la pre mière guerre mondiale, il fut nécessaire de grouper celles et ceux qui se proposaient de la résoudre dans le sens de la révolution sociale. Les partis socialistes européens de l'époque s'étant ralliés à

la propagande chauvine de leurs gou vernements respectifs, il fallut, comme l'expliquait Lénine, « enfiler une chemise propre » – celle du communisme. Ces débats semblent loin de nous. Pourtant, le capitalisme international traverse à nouveau une crise majeure, dont les paramètres fondamentaux sont climatiques, sanitaires, financiers, commerciaux – et donc, aussi, politiques et géo politiques. Dans la tempête, des vents contradictoires soufflent sur le monde, de la grève générale en Inde à l'offensive contre le droit à l'IVG aux USA.

En France, la crise a atteint son point culminant avec les élections législatives. Les institutions financières accélérant la marche forcée pour se partager le gâteau de la sécurité sociale et de la fonction publique, Emmanuel Macron, qui est leur fondé de pouvoir, ne par vient plus à recueillir le consentement de l'opinion publique. Dès lors, le contrôle

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Hugo Pompougnac, secrétaire de la section de Nanterre, rappelle le PCF à son héritage et ses responsabilités : il doit prendre toute sa part dans le chœur des gauches.

des institutions lui échappe : le principe plébiscitaire de l'État est atteint en son cœur. Comme tous les régimes privés d'une base sociale suffisamment large et solide, la Ve République tombera bien tôt. On ne sait ni quand exactement, ni comment, mais l'issue est inévitable. Une course contre la montre est donc lancée entre les deux approches en lice pour résoudre la crise.

1. Celle que propose le RN consiste à « lisser » les effets de la crise sur les Français en écrasant les étrangers (ou présumés tels). C'est le sens de la « pré férence nationale » qui forme le cœur de sa doctrine. Cette stratégie économique s'accompagne des mesures de restriction démocratique nécessaires pour ma ter ceux qu'elle cible : elle suppose de fortifier l'état policier et de déployer une propagande ethnique permanente.

2. Celle que propose la gauche ras semblée (la Nupes) consiste à déraci ner le pouvoir de la finance dans notre pays. Cela suppose de généraliser la démocratie, et non de la restreindre : le suffrage universel doit se substituer aux directives du CAC 40. À peine ces mesures démocratiques réalisées, se poseront des questions directement collectivistes : il sera impossible de pri ver Total (par exemple) de son pouvoir abusif sans porter atteinte à son action nariat, sans faire de l'énergie un bien commun. C'est pourquoi nous mettons

l'accent sur la convergence économique et sociale entre les différentes fractions du peuple (salariés et indépendants, ruralité et banlieues…) et sur la dissi pation des polémiques identitaires : on peut coexister sans difficulté quel que soit le plat que l'on met dans l'assiette le dimanche midi, ou le maillot de bain que l'on porte à la piscine.

LE CHOC EST POUR BIENTÔT

Ces deux approches étant les seules possibles, tout homme politique, toute institution, tout éditorialiste est voué à graviter autour de l'une d'entre elles. C'est la raison de la dérive policière et identitaire du gouvernement : ne pouvant s'opposer aux capitalistes, il vient graduellement sur la ligne de l'extrême droite.

Le choc étant pour bientôt, l'heure est aux préparatifs pratiques. Comment faire pour que le prochain mouvement de type Gilets jaunes ou Black Lives Matter recueille un soutien actif dans la population ? Quelle revendication mettre en avant, à ce moment-là, pour faire tom ber le pouvoir (dissolution, constituante, RIC…) ? Comment faire échouer les tentatives cyniques du gouvernement pour rallier telle ou telle catégorie de la population, comme il le fait sur le droit à l'avortement, alors même qu'il ferme les centres IVG les uns après les autres ? Et, par conséquent, comment réduire à

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l'impuissance les tentatives de conciliation séparée avec la bourgeoisie ?

L'opportunisme a toujours été le fos soyeur des luttes révolutionnaires d'am pleur. Il faut montrer inlassablement que, dans la crise, toute attitude œuvrant à séparer le mouvement (sur des critères nationaux, géographiques… ou politi co-partisans) constitue un renfort pour Macron, et donc aussi pour son héritière présumée à la tête du capitalisme fran

çais. En particulier, la solidarité résolue avec les travailleuses et travailleurs de toutes les nationalités, par-delà les fron tières mais avant tout sur le sol français, est une priorité absolue. Ces problèmes ne sont pas nouveaux, bien qu'ils se présentent sous une forme inédite. C'est pourquoi les partis éprou vés par l'expérience des révolutions du XXe siècle ont un rôle décisif à jouer dans celles du XXIe. C'est le cas du PCF, fruit de l'implantation du bolchevisme inter national sur le sol du jacobinisme fran çais, entre luttes collectivistes et démocratie radicale. Il lui appartient donc de décider s'il reprend son poste de com bat, en agissant pour fortifier la Nupes dans l'épreuve qui vient. Ses traditions municipales et son action internationale, notamment, sont uniques et forment des points d'appui essentiels. À l'inverse, il serait dramatique qu'il y renonce ; qu'à l'image des partis européens du début du XXe siècle, au pire moment possible, il perde le fil de son engagement révolu tionnaire.

Louis Aragon prévenait déjà, en 1960 : « Sachez-le, toujours le chœur profond reprend la phrase interrompue, du mo ment que jusqu'au bout de lui-même le chanteur a fait ce qu'il a pu. » Le chœur reprend. Faisons ce que nous pouvons.  hugo pompougnac

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«
Il appartient au PCF de décider s'il reprend son poste de combat en agissant pour fortifier la Nupes dans l'épreuve qui vient. »

LE PARTI N'EST PAS LE BUT, C'EST L'OUTIL

La « nouvelle union » de la gauche a ravivé l'espoir de défaire la droite et l'extrême droite : pour Marie-George Buffet, ancienne secrétaire nationale, le PCF doit résolument contribuer à cet élan.

Tout au long de la campagne pour les élections législatives, nombreux sont les femmes et les hommes qui m'ont fait part de leur satisfaction de voir la gauche rassemblée dans la Nouvelle union populaire, écologique et sociale. Une satisfaction et surtout un espoir, un espoir fort de voir enfin une gauche dé terminée, victorieuse car unie sur un pro jet de changement cohérent et efficace,

une gauche qui veut porter leurs colères et aspirations à l'Assemblée comme auprès du gouvernement. Une satisfaction d'autant plus forte que, lors de l'élection présidentielle, le posi tionnement des forces de gauche avait conduit à un deuxième tour ignorant le progrès social, la démocratie et l'huma nisme. En votant pour la Nupes, ces femmes et ces hommes n'ont pas choisi a priori les représentants et représentantes de tel ou tel parti : ils ont choisi la dynamique du changement possible. Certes, la majorité permettant de gou verner n'a pas été atteinte, mais cet objectif doit être maintenu. L'état du pays comme la souffrance populaire appellent à sa réalisation.

La Nupes peut, avec ses élus et élues, ses militants et militantes, lever un grand débat démocratique, nourrir les mobili sations à partir de son projet, faire œuvre d'éducation populaire et, ainsi, faire recu ler les idées d'extrême droite. La Nupes peut avec ses élues et élus, avec le

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soutien des citoyennes et des citoyens, bloquer la route aux lois antisociales et antidémocratiques du président Macron et de toute la droite. La Nupes peut être au pouvoir demain, pour le rendre à nos compatriotes, en ouvrant la constituante pour une VIe République qui fera vivre pour chacune et chacun nos principes fondateurs : liberté, égalité, fraternité.

LE PARTI EST L'OUTIL

Alors, n'allons pas la dévitaliser en la réduisant à un simple accord électoral, n'allons pas la cantonner à la création d'un indispensable intergroupe parlementaire. Ne tombons pas dans le piège grossier tendu par Macron, qui décerne bon et mauvais points aux forces de gauche. Surtout, n'allons pas nous renfermer à l'intérieur des frontières de nos partis respectifs. Militantes et militants, notre but n'est pas le parti lui-même : le parti est l'outil, un collectif de femmes et d'hommes ouverts, tournés vers la société. Un outil que nous voulons efficace pour atteindre le but de notre engagement militant : changer la société, changer le monde. Je suis persuadée que mon parti, le Parti communiste français, avec son précieux potentiel humain, la richesse de son pro jet, ses élues et élus, peut être ainsi un acteur décisif pour faire fructifier cette

dynamique unitaire, l'inscrire dans la du rée et la faire gagner.

J'ai envie, avec de nombreux et nom breuses camarades, au sein de la Nupes, de relever ce formidable défi consistant à redonner le pouvoir à notre peuple. Alors, c'est vraiment pas le moment de rendre sa carte (sourire), mais celui de rentrer à fond dans le débat : quel positionnement, quel apport du parti pour gagner avec la Nupes ? On porte l'es poir, ou on reste dans son pré carré. Por tons l'espoir de la victoire.  marie-george buffet

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«
Je suis persuadée que mon parti, le Parti communiste français, peut être un acteur décisif pour faire fructifier cette dynamique unitaire, l'inscrire dans la durée et la faire gagner. »

UN PARTI PORTEUR DE L'AMBITION HUMAINE

Ce n'est pas le moindre paradoxe de l'étrange période que nous vivons : alors que, sous nos yeux, le capitalisme montre tous les signes d'une nocivité accrue, au point de mettre en péril l'hu manité entière, le nombre de formations politiques se réclamant du dépassement clair et net de ce mode de production a fondu comme neige au soleil. Ramenons-nous en arrière, ne serait-ce que d'une cinquantaine d'années. Sans même évoquer le Parti communiste ou les formations d'extrême gauche, rappe lons que le Parti socialiste proclame dans sa déclaration de principes de 1969 : « Il ne peut exister de démocratie réelle dans la société capitaliste (…) Le socialisme se fixe pour objectif le bien commun et non le profit privé. La socialisation pro gressive des moyens d'investissement, de production et d'échange en constitue la base indispensable. » Le Parti socia liste unifié (PSU) n'est pas en reste et af firme, dans la troisième « thèse » adoptée par son congrès de la même année, « la

nécessité et l'actualité du socialisme » . Citons, parmi les nombreux arguments destinés à étayer cette position : « De plus en plus, le mode capitaliste de production fait la démonstration de son incapacité structurelle à surmonter ses contradictions, à tirer le meilleur emploi des ressources immenses que le développement des sciences et des techniques a données aux hommes. »

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DOSSIER
Pour Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de la revue Causecommuneet membre du Comité exécutif national, le PCF reste une indispensable force politique face aux défis actuels.

« Libérée du carcan du profit comme seule boussole, l'humanité pourrait présenter un profil si différent. »

ROMPRE AVEC LE CAPITAL

Revenons à aujourd'hui. Le caractère de frein au développement humain re vêtu par le capitalisme s'est tragiquement renforcé. Pour ne prendre qu'un exemple : combien d'hommes et de femmes auraient pu être sauvés si le vaccin contre le Covid n'avait pas été enfermé dans les logiques de marché et de rentabilité ? Libérée du carcan du profit comme seule boussole, l'humanité pourrait présenter un profil si différent. Si le sort de la « planète-Homme » (pour citer Lucien Sève) ne vous émeut guère, pensez au moins au devenir imminent de notre planète sans rupture radicale avec la loi du capital.

Face à cela, essayons, sans polémique, d'examiner le paysage à gauche. Il me semble possible de dire que le PS a tourné le dos, de longue date, à ses déclarations des siècles passés. Dans le programme porté pour les législatives

par la Nupes, les nationalisations propo sées ont à peu près systématiquement fait l'objet d'un refus de la part du PS et d'Europe Écologie-Les Verts, alors même qu'elles demeurent, dans l'ensemble, très peu nombreuses. Certes, nous n'en sommes plus aux années 1990 et il n'y a plus grand monde, à gauche, pour chanter fort les louanges du capitalisme. Mais quelle formation porte avec clarté et résolution l'ambition qu'appelle pourtant objectivement le moment de l'histoire humaine que nous vivons ?

La formule est sans doute usée, mais je la crois profondément juste quand je regarde notre monde : plus que jamais, nous avons besoin d'un parti – avec ce que cela dit de force organisée – com muniste, porteur de cette immense, urgente et si nécessaire ambition hu maine.

 guillaume roubaud-quashie

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IL VA COMPTER…

FRÉDÉRIC MAILLOT, LA RÉUNION ET L'UNION

« Seule la lutte désintoxique un peuple aliéné », assure le tout nouveau député de la sixième circonscription de La Réunion au micro de Réunion La Première. Frédé ric Maillot, proche de l'ancienne députée Huguette Bello (désormais présidente du Conseil régional de la Réunion), n'envi sage pas la politique autrement que par une addition des mobilisations politiques, sociales et syndicales : « Le politicien n'est pas un magicien. Il faudra travailler tous ensemble pour apporter une solution tous azimuts. » S'il n'en est pas à son premier mandat politique – il était vice-président de la Région – Frédéric Maillot est avant tout un militant de l'éducation populaire. Avec son passé de travailleur social, c'est en conscience des urgences et des défis imposés à une jeunesse précarisée qu'il compte revêtir ses habits de parlemen taire. D'un parlementaire d'Outre-mer, où la gauche et les écologistes ont fait leurs meilleurs scores. Et c'est tout naturellement que Frédéric Maillot a choisi de siéger au sein du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR-Nupes), composé traditionnellement des élus communistes et ultramarins. L'élu réu

nionnais s'est battu pour que le nom officiel du groupe soit accolé à l'acronyme de la Nupes. La bataille n'était pas gagnée d'avance, tant le premier secrétaire du PCF, Fabien Roussel, n'en voulait pas. Lui assume. Son compte Twitter en atteste : il est « député de l'Union populaire ». Il fait partie d'une génération issue des quartiers populaires qui avait cessé de voter et désespérait de ne pas voir la gauche se rassembler, laissant passer les trains de 2012, 2017 et 2022. Il croit en l'union. Il sait la gauche diverse et veut en favoriser l'expression. Si sa conscience écologiste est récente, il l'assure : « La tèr i attan pu nou », lance-t-il en créole. La Terre n'attend plus. Le poids des élus ultramarins, stratégique pour maintenir l'existence d'un groupe communiste, sera déterminant dans ce nouveau Parlement. Leur rôle et leur visibilité n'en seront que renforcés. Frédéric Maillot sera de ceux qui veulent et vont compter à gauche. Porte-voix d'un territoire oublié et d'une jeunesse sacrifiée. Frédéric Maillot, trentecinq ans, est aussi musicien à ses heures : son « oxygène », assure-t-il. Et avec lui, c'est l'assurance d'un vent frais dans l'hémicycle du Palais-Bourbon.  l . l . c .

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 61 DOSSIER

Quête d'hégémonie, comportement hégémonique, retrouver l'hégémonie culturelle… Ce concept central chez Antonio Gramsci (1891-1937, philosophe, théoricien politique, journaliste et fondateur du Parti communiste italien) est récurrent dans les débats politiques.

Hégémonie vient du grec hegemon, « commandement des chefs ». On retrouve le terme dans l'histoire antique aussi bien grecque que chinoise. Revendiqué ou récusé, ses usages sont multiples. Il signifie souvent un rapport de force stabilisé, imposé par la violence politique. À l'inverse, chez un penseur comme Ernesto Laclau, l'hégémonie se construit au jour le jour. Elle est parfois restreinte à l'hégémonie culturelle, la culture étant elle-même réduite aux médias de masse. Lénine, à la suite de Gueorgui Plekhanov, utilisait déjà ce concept. Chez le révolutionnaire russe, il s'agit de conduire la lutte politique (contre le tsarisme) en même temps que la

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HÉGÉMONIEHÉGÉMONIEHÉGÉMONIEHÉGÉMONIEHÉGÉMONIE

DOSSIER

lutte économique. « La paix et le pain » est le mot d'ordre qui rallie le peuple russe en 1917. L'hégémonie est tout à la fois tactique et rapport de force. Chez Antonio Gramsci, le concept sert d'abord à caractériser la domination de la bourgeoisie. Il n'y a pas d'hégémonie sans consentement, et celui-ci est au cœur du pouvoir. L'hégémonie bourgeoise se fonde donc sur le consentement des autres classes… qui adoptent les intérêts de la bourgeoisie. On est très loin de l'idée de manipulation : la bourgeoisie peut, à un moment de l'histoire, incarner des intérêts collectifs, nationaux.

CONSENTEMENT ET COERCITION

L'hégémonie n'est donc pas seulement une domination culturelle, elle relève d'un « consentement cuirassé de coercition ». Loin du cliché, pour Gramsci, ce ne sont pas les idées qui dominent : elles sont l'expression d'un rapport de force social et intellectuel. Cette hégémonie, d'abord sociale, a besoin de relais. En son

temps, il s'agissait de la presse, de l'école, de l'Église, des partis. Les idées sont bien le lieu et l'enjeu d'un conflit, et non son arme exclusive. Chez l'Italien, le projet hégémonique est fondamentalement un projet d'alliance entre classes (paysanne, moyenne, bourgeoise). Dans une perspective révolutionnaire, il l'envisage sous l'égide du prolétariat, qui passerait des compromis et ferait des concessions. Aussi, par exemple, le prolétariat doit-il prendre en charge des revendications de la paysannerie. L'hégémonie revêt alors une dimension stratégique, mais aussi tactique : le combat pour l'hégémonie est une négociation permanente, sans cynisme ni calcul étroit. Le concept est repris dans les années 1970 par Stuart Hall et Raymond Williams. Sous leur plume, les réseaux de communication sont des moyens de production traversés par les contradictions du capitalisme. L'hégémonie prend alors un sens plus étroit, celui d'hégémonie culturelle. C'est celui-ci qui domine encore bien souvent les débats d'idées actuels. 

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POUR EELV, IL EST TEMPS

DE FAIRE PARTI

Empêtrée dans ses contradictions, la formation verte ne met pas à son profit les aspirations de l'époque. Elle n'y parviendra qu'en assumant enfin d'être aussi politique qu'écologiste.

Chez Regards, cela fait des années que l'on se pose la question, plus ou moins sérieusement, de l’utilité d’un parti éco logiste alors que la plupart des mouvements politiques ont intégré, avec plus ou moins de radicalité, les enjeux envi ronnementaux et climatiques dans leurs programmes. L'époque est à l'écologie, mais le parti de l'écologie semble rater son époque. Et si, pour Europe Écologie-Les Verts, le changement, c'était maintenant ? Sur ses dix meilleurs scores électoraux, six ont été atteints lors d'élections européennes, le scrutin favori des écolos. Or, après chacune d'entre elles, ils ont tendance à s'enflammer. Ainsi, en 2019, après les 13,48 % enregistrés par Yannick Jadot, EE-LV se croit durablement

installé en pole position à gauche. Les municipales qui suivent confortent ce sentiment, après la conquête de grandes villes comme Bordeaux ou Lyon. Aux régionales de 2021, le parti semble se maintenir dans ces hautes eaux, à l'instar d'un Julien Bayou pre nant l'ascendant sur la gauche en Île-deFrance. Cette bonne séquence incline ses membres à aborder 2022 gonflés à bloc.

On connaît la suite. Yannick Jadot y croit, pousse, persiste et… achève son parcours à la sixième place de la présidentielle, à 4,63 %. Sous la barre des 5 %, la campagne ne sera pas rembour sée. Le champion de l'écologie frise alors l'indécence, au soir du premier tour, appelant à l'aide financièrement

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avant de se positionner sur le duel à venir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Les législatives auraient pu, comme pour les socialistes, achever le cheval blessé. Mais la Nupes a ouvert grand ses bras. Résultat des courses, côté EE-LV : pour la troisième fois dans l'histoire de la Ve République, les écolos ont un groupe au Palais-Bourbon. Pas autant que les 33 députés de 1997, mais toujours plus que les 18 de 2012 : ils sont désormais 23. Pour quoi faire ?

« LA GAUCHE ET LES ÉCOLOGISTES »

EE-LV reste un ovni dans le paysage politique français. Cette union entre Europe Écologie et Les Verts tient le coup, bon an mal, sans que l'incohérence globale de leur cohabitation ne fasse tomber l'édifice commun. L'apparition du macronisme lui a tout de même fait assez mal. Ayons une pensée pour les de Rugy, Pompili, Canfin et autre Du rand, venus offrir à Emmanuel Macron des pots de peinture verte. Cette porosité aura valu à Jadot d'être sans cesse sous le coup du soupçon : la question n'était pas de savoir s'il allait rallier Macron, mais quand. Or, à l'heure où l'on imprime ces lignes, il n'a pas trahi son camp.

Cette confusion est structurelle, mais elle est aussi entretenue. Là où certains Insoumis souhaitaient remplacer

le mot « gauche » par celui de « peuple », les écolos, eux, n'avaient de cesse d'employer l'expression « la gauche et les écologistes ». À l'excès. Une façon de cultiver l'ambiguïté quant à leur réel positionnement. Car l'écologie n'est pas un mouvement né à gauche. Sa culture vient d'ailleurs. Et cela se ressent en core aujourd'hui. EE-LV est un parti sans partisan. On n'y adhère pas : chacun y entre pour une idée, un combat, par sa propre porte d'entrée, que l'on soit militant écologiste ou des luttes LGB TQI+. Pour une large part, ses militants sont issus du monde associatif. Jusqu'à

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EE-LV est un parti sans partisan. On n'y adhère pas : chacun y entre pour une idée, un combat, par sa propre porte d'entrée.

sa tête : Jadot, Bayou, Coffin… Ajoutezleur une poignée d'apparatchiks sans grande vision politique, et voilà EE-LV, une force militante assez réduite, mais très investie sur ses terrains de prédi lection – ce qui ne fait pas d'elle une machine à conquérir le pouvoir.

Un parti sans socle véritable tombe vite dans l'incohérence et l'instabilité. Pour exemple, la primaire organisée en vue de la présidentielle de 2022 : deux candidats, deux visions assez largement opposées, et un score à l'équilibre qua si parfait. EE-LV n'a jamais tranché sur sa ligne de crête, pas plus que le parti n'a structuré une culture politique. Or l'époque est à l'écologie, et elle oblige à répondre présent. D'autant que, au-de là du greenwashing de la macronie, la droite, voire l'extrême droite s'en réclament de plus en plus. À se vouloir plus écologiste que poli tique, le parti voit la politique faire de l'écologie sans lui. Noël Mamère plai dait, en son temps, pour une écologie politique. Il n'est pas trop tard. Alors, EE-LV va-t-il profiter de l'élan de la Nupes pour s'assumer enfin comme une formation politique ? Dans notre Midinale, en juin 2022, la secrétaire nationale adjointe Sandra Regol prenait position : « Je suis pour la création d’un nouveau grand parti de l’écologie. » Af faire à suivre.  loïc le clerc

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 67 DOSSIER
EE-LV est une force militante assez réduite, mais très investie sur ses terrains de prédilection – ce qui ne fait pas d'elle une machine à conquérir le pouvoir.

LE PARTI SOCIALISTE SAUVÉ PAR MÉLENCHON ?

l'agonie,

En 2017, au lendemain du premier tour de l'élection présidentielle, les socialistes pensaient avoir touché le fond. Le candidat du PS – candidat d'un parti sans force ni âme – sombrait à 6,36 % des voix, s'approchant dangereusement du triste record de Gaston Defferre lors de la présidentielle de 1969 : 5,01 %. Il faut dire que Benoît Hamon héritait d'un chalutier bien endommagé par un quinquen nat de trahisons, à quoi il fallut ajouter les défections de ses petits camarades trouvant l'herbe plus verte chez Emmanuel Macron. Par miracle, le PS sauvait les meubles aux législatives suivantes, main tenant en poste 31 de ses 295 députés. Mais le pire était encore à venir. Le quinquennat Macron ne fait pas office de cure pour les socialistes. Supérieurs en nombre à leurs camarades de gauche, ils peinent à exister dans l'opposition, tant les dix-sept députés insoumis occupent le terrain avec brio. Peu à peu, entre coups d'éclat, cabotinages et scandales, Jean-Luc Mélenchon mène ses troupes et sa barque à bon port. Pendant ce temps, le premier des socialistes, Olivier Faure,

préserve ce qui peut l'être. Le parti est à la peine financièrement. Il doit se résoudre à plusieurs plans sociaux, dans la douleur, ainsi qu'à un départ de la rue de Solferino, symbole de sa splendeur d'antan. Passent en 2019 et 2021 les pires élec tions européennes et régionales de l'his toire du parti – 6,19 % et 15,47 %. 2022 sera marquée le crash, avant même tout décollage, de la candidature d'Anne Hi dalgo à la présidentielle : 616 000 bulle tins, 1,75 % des suffrages. C'est la première fois qu'un socialiste n'obtient pas au moins un million de voix à ce scrutin. L'électorat de gauche, lui, ne s'y est pas trompé : il s'est reporté sans trop d'états d'âme sur Mélenchon. L'histoire aurait pu s'arrêter là. Le Parti socialiste, tel ses homologues italien ou grec, s'en allait rejoindre les archives de l'histoire politique de la France, sans plus être en mesure d'y prendre une quelconque part. Mais il y a eu la Nupes. Et Olivier Faure, conscient de ce qui se jouait – à l'inverse des éléphants Hollande, Le Foll ou Cazeneuve –, a saisi la chance au passage. Résultat : le PS conserve

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 69 DOSSIER
À
mais encore vivant, le Parti socialiste d'Olivier Faure a encore des cartes à jouer au sein d'une gauche dont l'union et la radicalité actuelles lui ménagent quelques perspectives.

ses députés. Il a survécu. La question est désormais celle de son avenir. Survivre, d'accord, mais pour quoi faire ? Existe-t-il encore un espace pour la social-démocra tie ? Olivier Faure assure qu'elle n'est pas morte, à une condition : qu'elle revienne dans le giron de la gauche. Or Jean-Luc Mélenchon, lui, se pense hégémonique dans cet espace. De 2012 à 2022, il a construit le « mouvement gazeux » dont lui seul est la clé de voûte. Mais lui, tout comme le premier secrétaire du PS, connaît bien l'histoire de la gauche. Tous deux, pour des raisons et des ambitions différentes, se souviennent des années qui ont précédé l'avènement de François Mitterrand, et de l'équilibre des forces internes à la gauche de l'époque…

« L'ASTRE MORT » PEUT ENCORE BRILLER

À partir de 1965, l'histoire de la gauche est dominée par une dynamique : celle de l'union de la gauche, proposée au départ par le PCF et acceptée par le PS de Mitterrand en 1972. En 1967, la gauche –en difficulté depuis la mise en place des institutions de 1958 – profite de l'élan de la première candidature unitaire de Mitterrand pour conforter ses positions dans l'enceinte du Palais-Bourbon, et pour venir taquiner l'hégémonie gaulliste, totale depuis 1962. En 1973, elle est dopée par le programme commun PCFPS-Radicaux de gauche, conclu en juin

de l'année précédente. On note un pre mier accroc dans la dynamique unitaire entre 1974 et 1978 : en 1974, le candidat unique – Mitterrand pour la seconde fois – frôle la victoire ; mais la rupture de l'union en 1978 ne permet pas à la gauche de retrouver son niveau de 1974 (pour la première fois, depuis 1945, le PCF est légèrement distancé par le PS) et de devenir majoritaire à l'Assemblée. Il lui faudra attendre trois ans pour parvenir à ses fins. Le 10 mai 1981, elle exulte avec la victoire historique de Mitterrand, à sa troisième tentative. Le nouveau pré sident dissout aussitôt l'Assemblée. Dans l'enthousiasme, le peuple de gauche élit la plus forte majorité en députés que la gauche ait connue depuis la Libération. Le Parti socialiste devient le parti domi nant de ce côté du champ politique, son homologue communiste marque le pas et entame son déclin. Jean-Luc Mélenchon se rêve en héritier de François Mitterrand. Et s'il était, finale ment, le personnage qui remettra en selle le PS ? En 2022, le parti semble en état de mort clinique. Un parti sans adhérents, sans cadre historique. Un « astre mort », comme l'a qualifié à de nombreuses reprises l'insoumis en chef. Pourtant, il est une chose qui a toujours favorisé la vita lité de la social-démocratie dans l'histoire politique française : avoir aux basques un mouvement révolutionnaire pour l'aiguillonner…  loïc le clerc

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 70

ELLE VA COMPTER… CAROLE DELGA PREMIER RÔLE DANS SON FILM

La présidente du Conseil régional d'Occitanie regarde à gauche et (surtout) à droite pour se frayer une voie dans les décombres du PS.

Plutôt Valls que Hamon en 2017, Carole Delga se voit aujourd'hui au point d'équi libre entre le macronisme et le mélenchonisme, passant son temps à attaquer la gauche et à ménager la droite (sauf à fustiger les « trahisons » de ses ex-cama rades du PS passés chez Macron). Au point de se rêver devenir la cheffe de ce qu'il reste de socialistes... À Libération, en mai 2022, elle assure ne pas aimer se « perdre dans des dis cussions sans fin sur le wokisme ». Elle réagit pourtant à chaque polémique sur le sujet et n'hésite pas à lancer des accu sations en islamogauchisme contre LFI. Une séquence illustre assez bien le personnage. En mars 2021, des militants de l'Action française (un groupuscule ultranationaliste et royaliste) pénètrent dans l'hémicycle de son Conseil régio nal avec cette pancarte : « Islamo-gau chistes, traîtres à la France ». Delga

condamne l'événement, dans un premier temps, avant de rebondir contre… les réunions non-mixtes de l'Unef, lesquelles monteraient « les gens les uns contre les autres, au risque de générer une socié té d'ennemis ». La gauche s'indigne à l'unisson, ce qui fera dire à l'intéressée, au sujet de Mélenchon, qu'il « sort du cadre républicain » et « s'enfonce dans une violence verbale et dangereuse » . La violence de l'extrême droite retient moins son attention.

« Je sais cogner et en politique, parfois, je sais tuer aussi, parce que les nui sibles, si vous ne les tuez pas politiquement, ce sont eux qui vont vous tuer » , plastronne celle qui s'identifie à une « lionne », au micro de France Culture en septembre 2021. Il faut lui reconnaître un certain goût du risque : alors que l'électorat a tranché à la présidentielle, alors que les dirigeants de la gauche ont reçu le message et mis sur pied une union inédite pour les législatives, Delga mise sur l'isolement et l'identitarisme po litique. En pensant sérieusement à 2027.  l . l . c .

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 71
DOSSIER

Quelles dynamiques sociales ? Quelles alternatives économiques ? Quelles coopérations internationales ?

TROIS ENJEUX

POUR LA GAUCHE QUI VIENT Analyses et perspectives

JEAN-FRANÇOIS JULLIARD

Directeur général de Greenpeace France depuis 2012. Il est l'auteur de Climat. Cinq ans pour sauver notre humanité (éd. Tallandier, 2022).

ÉLOI LAURENT

Professeur à Sciences Po, à l'école des Ponts ParisTech et à l'université Stanford. Il vient de publier La Raison économique et ses monstres (éd. Les Liens qui libèrent, 2022).

CHRISTOPHE AGUITON

Sociologue, militant syndical et politique, membre fondateur de Sud-PTT et d'Attac. Il a notamment écrit La gauche du XXIe siècle. Enquête sur une refondation (éd. La Découverte, 2017).

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UNE ALLIANCE ÉCOLOGIQUE ET SOCIALE

Pour parvenir à limiter les conséquences du réchauffement climatique, nous devons transformer des pans entiers de notre société.

La gauche commence à réaliser qu'elle doit se réinventer pour redevenir une force crédible et puissante, prête à gouverner à nouveau le pays dans les années qui viennent. Ce sursaut est notamment passé par des discussions nouvelles, un autre état d'esprit et une concrétisation dans une alliance inédite lors des récentes élections législatives. Du côté de la société civile, cette coo pération existe depuis plusieurs années et a sans doute été l'une des sources d'inspiration pour cette gauche rassem blée. La convergence des enjeux et des luttes sociales et environnementales a été l'un des grands succès de ces mouvements profonds qui ont agité notre société.

Il y a plus de trois ans maintenant, nous avons bâti le collectif « Plus jamais ça » avec d'autres associations environne

mentales et des syndicats. Nous nous sommes retrouvés autour du constat partagé qu'il fallait cesser d'opposer les luttes sociales et les luttes écologistes, la « fin du mois » et la « fin du monde » et que les causes de la casse sociale et des crises environnementales étaient à chercher du côté des dérives d'un modèle économique ultralibéral et glo balisé.

Cette alliance écologique et sociale est née autour d'un appel commun à préparer « le jour d'après », au tout début de la pandémie. Nous considérions alors que la crise sanitaire mettait au jour, de manière criante, l'urgence sociale et environnementale et la nécessité d'une remise à plat totale des orientations politiques, tant en matière économique, sociale, qu'environnementale et démocratique.

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 73 DOSSIER
JEAN-FRANÇOIS JULLIARD

DES MODES DE VIE À INVENTER

Nous défendons une écologie sociale, qui se bat pour l'équité de traitement entre toutes et tous, pour le droit à une vie et à un environnement soutenables. La crise climatique concerne tout le monde, mais son impact est inégalement réparti. Les principales victimes sont des personnes démunies qui ne peuvent ni isoler leur logement pour sortir de la précarité énergétique, ni déménager pour vivre dans des régions moins affectées par des épisodes ca niculaires répétés et de plus en plus meurtriers. Ces populations sont celles qui émettent le moins de gaz à effet de serre quand les 10 % des ménages les plus riches contribuent à environ la moi tié de ces émissions. Comment ne pas y voir un lien direct, évident et incontournable entre les crises sociales et environnementales ? Ce qui vaut pour le climat se retrouve aussi si l'on examine l'impact de la pollution de l'air, de l'eau ou des sols.

Du côté des solutions, là aussi, des liens forts sont inévitables entre les militants écolos et les salariés des usines. Nous ne sortirons pas des énergies fossiles sans embarquer dans ce mouvement les salariés concernés. Les raffineurs de pétrole n'ont pas plus que d'autres envie de polluer ou de réchauffer des écosys tèmes devenus de plus en plus fragiles. Mais les pointer du doigt ou les tenir à

l'écart des solutions envisagées serait stérile. Pour parvenir à limiter les conséquences du réchauffement climatique, nous devons transformer en profondeur des pans entiers de notre société. Nos modes de production et de consom mation doivent changer. Des modes de vie nouveaux, plus sobres, sont à inventer et cela ne pourra pas se faire sans impliquer toutes celles et ceux qui sont concernés.

Cette convergence doit peser dans le débat d'idées tout autant que dans le rapport de force politique. « Plus ja mais ça » a proposé un plan de rupture qui regroupe des propositions à la fois concrètes et pouvant être mises en œuvre dès à présent, ainsi qu'un projet de société à long terme. Nous portons ce qui nous rassemble sans ignorer nos divergences.

Nous nous sommes, entre autres, mobilisé(e)s pour soutenir dans leur grève les travailleurs et travailleuses de la raffinerie de Total Énergies de Grandpuits, en Seine-et-Marne. Nous avons dénoncé ensemble le greenwashing d'un plan de transformation qui n'avait rien d'écologique. Nous avons aussi accompagné la lutte des anciens salariés de la papeterie Chapelle-Darblay, près de Rouen, contre la délocalisation de leur site de production de papier recy clé. Cette usine incarnait parfaitement une industrie qui rime avec l'écologie,

et elle a pourtant failli être détruite pour maximiser des dividendes d'actionnaires désintéressés par les enjeux de société.

La détermination des anciens salariés, des syndicats, d'élues et élus locaux a payé. Le site est sauvé et l'usine devrait redémarrer prochainement.

Dans la période actuelle d'inflation et de hausse des prix de l'énergie et des matières premières, d'accélération des effets du changement climatique et du manque d'action politique, la convergence des mouvements sociaux et écologistes est porteuse d'espoir. Elle es quisse un projet de société fédérateur, inclusif, juste et qui protège notre avenir et le vivant.

 jean-françois julliard

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 75 DOSSIER
Nous ne sortirons pas des énergies fossiles sans embarquer dans ce mouvement les salariés concernés.

ÉLOI LAURENT UNE ÉCONOMIE POUR LA GAUCHE DU XXI E  SIÈCLE

L'économie du XXe siècle a été inven tée voilà quatre-vingts ans, en une dé cennie, par trois hommes occidentaux : Simon Kuznets, John Maynard Keynes et William Beveridge. Tandis que Kuznets concevait en 1934 l'indicateur de référence, le produit intérieur brut (PIB), Keynes théorisait en 1936 l'instrument susceptible de le faire croître : la politique macroéconomique. En novembre 1944 paraissait le second rapport Beveridge liant croissance économique et plein emploi. Politique macroéconomique, croissance, plein emploi allaient former jusqu'à aujourd'hui le triptyque du pro grès social. Mais le XXe siècle est derrière nous pour de bon : les crises écologiques nous ont fait basculer dans un siècle nouveau le 7 avril 2020, quand quatre milliards d'humains se sont retrouvés coupés de leurs liens sociaux à force de détruire leurs liens naturels. La crise que nous

traversons encore n'est pas une crise « sanitaire » : c'est une crise d'insoutena bilité écologique qui fait système avec la crise du climat ou celle de la pollution des mers et des océans. La biosphère ne supporte plus la croissance écono mique que nous lui imposons à marche forcée depuis 1944, elle s'affaisse et menace de s'effondrer, emportant avec elle les plus vulnérables des humains. La pollution de l'eau et de l'air ? Neuf millions de morts chaque année au moins (soit 15 % de la mortalité mondiale, sans doute beaucoup plus, certaines études estimant à 8 millions de morts la seule pollution de l'air). Les chocs écologiques comme la pandémie de Covid ? 18 millions de morts depuis mars 2020 soit 15 % de surmortalité. L'économie du XXe siècle est insoute nable en un sens très précis : elle tra vaille à sa propre perte, c'est-à-dire à la nôtre.

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 76
« Résoudre la crise écologique, c'est sortir de la croissance et sortir des inégalités », estime l'économiste Éloi Laurent, qui nous invite à changer enfin de siècle.

L'ARTICULATION SOCIALE-ÉCOLOGIQUE

L'économie du XXIe siècle est d'abord une économie écologique, dans laquelle les indicateurs de référence sont les flux de matières, les déchets, l'énergie, la biodiversité, les écosystèmes, etc. Mais c'est aussi une économie politique, dont les valeurs centrales sont la justice sociale et les droits humains. Pour com prendre la pertinence de cette articulation sociale-écologique, qui relie la crise des inégalités et la crise de la biosphère, trois chiffres suffisent : 50 % de toutes les émissions humaines de gaz à effet de serre ont eu lieu depuis 1990, et 50 % de ces émissions sont le fait des 10 % des plus riches dans le monde. Résoudre la crise écologique, c'est donc sortir de la croissance et sortir des inégalités. Les experts du GIEC ne disent pas autre chose quand ils appellent de leurs vœux un monde dans lequel « l'accent mis sur la croissance économique bascule en faveur du bien-être humain » . Considérons la question économique du moment : l'inflation. À l'aune de l'éco nomie du XXe siècle, la hausse des prix procède des flux monétaires et peut se contenir par la hausse des taux d'intérêt, comme le disent les manuels de macroé conomie. Mais ce que l'on appelle l'infla tion est en réalité le télescopage entre la dépendance aux énergies fossiles et la précarité énergétique. D'un côté, l'éco

nomie écologique, de l'autre, l'économie politique. « Lutter contre l'inflation », c'est donc, en réalité : d'un côté, développer massivement les énergies renouvelables et la sobriété ; de l'autre, sortir les mé nages modestes du piège des fossiles en rénovant leurs logements et en investissant dans les transports collectifs. La hausse des taux d'intérêt ne rendra que plus difficile la lutte contre l'inflation ainsi définie !

Et il en va de même de tous les sujets économiques contemporains. La dette qui importe n'est pas la dette monétaire, mais la dette écologique. La croissance est appauvrissante car elle détruit la santé via les atteintes aux écosystèmes. Enfin, le plein-emploi n'a aucune impor tance s'il masque l'effondrement de la société (comme aux États-Unis) ou dé grade l'environnement (comme en Chine ou en Inde).

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 78
L'économie du XXe siècle est insoutenable en un sens très précis : elle travaille à sa propre perte, c'est-à-dire à la nôtre.

Un horizon et une méthode doivent gui der l'économie du XXIe siècle : la pleine santé et la transition juste. La « pleine santé », c'est ce qui nous relie les uns aux autres et à tous les êtres de Nature dans un état continu de bien-être : phy sique et psychologique, individuel et social, humain et écologique. La pleine santé est donc une santé d'interfaces, de synergies, de solidarités. C'est la leçon fondamentale de la pandémie de Covid. La « transition juste », c'est analyser systématiquement les chocs éco logiques (comme l'inflation de 2022) et les politiques qui entendent les atté nuer sous l'angle de la justice sociale, et mettre en œuvre des politiques sociales-écologiques de manière démo cratique en veillant à la compréhension, à l'adhésion et à l'engagement des citoyennes et des citoyens – à commencer par les transitions énergétique et agricole qui ont pris tant de retard en France.

À cet égard, le programme de la Nupes a marqué un tournant dans la pensée économique de la gauche française : partant de la priorité écologique, il l'articule à l'urgence sociale. Il ne s'agit pas, dans les prochains mois, de défendre cette ambition contre les « réali tés économiques », mais de gouverner la réalité économique au moyen de cette ambition.  éloi laurent

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 79 DOSSIER

CHRISTOPHE

AGUITON

UNE TROISIÈME VOIE

POUR LES RELATIONS

INTERNATIONALES

Le monde est entré dans une période de tensions et d'instabilité qui appelle la mise en œuvre de nouvelles alliances, pas seulement entre les États.

Il y a trente ans, avec l'effondrement de l'Union soviétique et des États de sa zone d'influence, la mondialisation néoli bérale s'est imposée sur toute la planète. Mais si les conséquences sociales et environnementales des politiques néoli bérales ont été, à juste titre, dénoncées par le mouvement altermondialiste, les années 1990 ont vu également la fin des dictatures dans de très nombreux pays et ont constitué un « âge d'or » pour les institutions internationales. Cela a été le cas des institutions financières – FMI et Banque mondiale – et commerciales –l'OMC a été créée en 1995 –, qui ont œuvré pour la mise en place, partout, des politiques néolibérales. Mais cela a été également celui de l'ONU, qui a pu multiplier les grandes conférences internatio nales comme celle du Caire en 1994 sur la démographie ou de Beijing en 1995 sur les droits des femmes, d'Istanbul en 1996 sur le logement. Sans oublier, bien

sûr, celle de Rio en 1992, qui allait lancer les cycles de négociations sur la biodiver sité et le changement climatique. La période où la mondialisation néolibérale s'est accompagnée d'une extension de la démocratie – Bill Clinton la quali fiait de « démocratie de marché » – et d'un rôle accru des institutions internationales a été brève. La guerre en Irak de 2003 est un point de bascule pour l'ordre interna tional. L'ONU va se trouver paralysée, de même que l'OMC, tandis que le FMI voit la plupart des pays refuser ses interventions. Un peu plus d'une décennie plus tard, l'élection de Donald Trump marque un nouveau tournant en fragilisant les alliances traditionnelles des États-Unis, en Europe comme en Asie, et en légitimant le retour des dictatures militaires et le développement d'un « nouvel autorita risme » : des gouvernements élus en Inde, Brésil, Turquie, Hongrie, etc. encouragent le racisme et défient l'État de droit.

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UNE NOUVELLE PHASE DE TRANSITION

Si l'on en reste aux analyses des systèmes-monde tels qu'ils ont été théori sés par Immanuel Wallerstein, ceux-ci, depuis la fin du XVI e siècle et le siècle d'or néerlandais, ont toujours été construits autour d'un État dominant –les phases de transition d'un État do minant à un autre ayant été marquées par de nombreux conflits. Aujourd'hui, nous entrons dans une nouvelle phase de transition, ce dont témoigne tous les jours la montée des tensions internationales. Les ÉtatsUnis sont toujours la puissance dominante, mais en phase de déclin relatif sur le plan économique et militaire, affaiblis par une polarisation interne croissante. Ils restent néanmoins, et de loin, le pays qui possède l'armée la plus puissante du monde ainsi que le dollar, monnaie de référence au niveau mondial, et qui dispose d'une hégémo nie culturelle non remise en cause. Actuellement, son seul réel compétiteur est la Chine, dont le PIB approche le sien (et le dépasse même s'il est calcu lé en parité de pouvoir d'achat). Cette Chine veut se développer dans tous les domaines industriels, et pèse sur la scène internationale avec son initia tive « Belt and Road » qui la voit investir dans de nombreuses infrastructures de transport.

Si la Chine et les États-Unis sont les deux seuls acteurs majeurs développant tous les atouts de la puissance, la phase de tensions et de guerre dans laquelle le monde est entré permet à d'autres pays de peser par différents moyens, dont les interventions militaires. C'est évidemment le cas de la Russie, qui a multiplié les interventions au Moyen-Orient, en Afrique et dans le Caucase, et qui s'en gage aujourd'hui dans un conflit majeur en Ukraine. S'il faut rester prudent sur l'issue de ce dernier, ses conséquences géopolitiques se dessinent déjà. D'une part, l'OTAN en sort renforcée, mais c'est surtout l'Union européenne qui devrait connaître un affermissement de ses liens internes.

Après la phase du Covid qui a vu l'UE se doter de moyens communs et surtout accepter d'investir des sommes considérables au nom de la communauté, la guerre en Ukraine rapproche les États membres et va les amener à renforcer leurs dépenses militaires. D'autre part, la Russie devra trouver d'autres partenaires pour compenser les pertes dues aux sanctions occidentales, et la Chine est évidemment la mieux placée.

Le paysage international qui se dessine aujourd'hui est loin d'être satisfaisant. Une période de tensions et de conflits s'ouvre dans un monde instable et divisé. Dans l'actualité immédiate, cette guerre majeure en Europe risque d'avoir

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comme conséquence la constitution d'un axe Russie-Chine et un renforcement de l'Union européenne, non pas par des politiques sociales, écolo giques et démocratiques, mais par un regain de militarisme dans une alliance renouvelée avec les États-Unis.

DES ALLIANCES RÉGIONALES ET MONDIALES

Dans cette situation difficile, trois éléments paraissent importants. D'abord, la défense et la réforme de l'ONU, seul outil multilatéral à notre disposition. Face à sa paralysie actuelle, l'ONU devrait modifier le fonctionnement du Conseil de sécurité en l'élargissant et en supprimant le droit de veto, donner plus de pouvoir à l'Assemblée générale et, enfin, permettre à d'autres acteurs que les États de faire entendre leurs voix : peuples premiers et représentants de la société civile. Les opinions pu bliques et les mobilisations populaires qui se multiplient aujourd'hui sur tous les continents peuvent ainsi changer la donne pour la lutte contre le change ment climatique ou la régulation des ac tivités des entreprises multinationales. Ensuite, l'ordre westphalien qui s'imposait encore lors de la création de l'ONU, uniquement basée à l'époque sur les rapports interétatiques, est en effet dépassé par la multiplicité des acteurs jouant un rôle au niveau international,

des grandes entreprises multinationales aux ONG, et par les outils qui, comme Internet, sont d'emblée mondiaux. La gestion de ces outils peut donner des idées pour un fonctionnement différent : Wikipedia, Openstreetmap et l'Internet lui-même sont ainsi « gérés » au niveau mondial par des collectifs auto-organisés fonctionnant au consensus. Ce modèle a été repris par les scientifiques qui ont partagé en temps réel toutes les informations concernant le coronavirus, faisant du Covid-19 un exemple parfait, dans la « gestion du monde », à la fois du pire – les brevets sur les vaccins et les milliards de profits de « Big Pharma » –et du meilleur – la collaboration libre et ouverte de la communauté scientifique. Enfin, dans un monde qui sera déter miné par la tension entre les deux puissances dominantes, il faudra trouver une troisième voie, et donc passer les alliances nécessaires pour faire avancer les préoccupations sociales, écologiques et démocratiques. Ces alliances entre États, mais aussi entre acteurs de la société civile, devraient être régionales (pour nous, l'Europe), mais aussi mondiales pour reconstruire ensemble une organisation planétaire garantissant la paix entre les peuples, la défense des droits fondamentaux pour tous les habitants de cette planète, et une nouvelle relation entre l'humanité et la nature.  christophe aguiton

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EXTRÊME COMPLICITÉ

C’est une première dans notre histoire. Après l’élection de quatre-vingtneuf députés du Rassem blement national à l’Assemblée nationale française, deux d’entre eux en sont devenus les vice-présidents grâce au vote de deux cents députés appartenant à la majorité présidentielle et à la droite tradi tionnelle. Si, au début des années 1980, les premiers scores de Jean-Marie Le Pen au-delà de 10 % suscitaient – à juste titre – une grande inquiétude, il est désormais évident qu’une large partie de la classe politique a démissionné de la lutte contre l’extrême droite. Pire encore, elle semble tout à fait disposée à favori ser son ascension, et même à envisager d’avancer main dans la main avec elle. Rappelons-le, puisque cela semble nécessaire : le Rassemblement national est issu du Front national fondé au début des années 1970 par d’anciens collaborateurs du nazisme et autres nostalgiques du fascisme. Aujourd’hui, le parti est encore explicitement soutenu par les franges les plus violentes de l’extrême droite, des fascistes déclarés ainsi que des racistes notoires.

Le programme présidentiel présenté par Marine Le Pen ne laissait planer aucun doute quant à son positionnement politique. Il comportait notamment des mesures contrevenant directement à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, fondatrice de notre Répu blique, ou encore la demande du retrait partiel de la France de la Convention européenne des droits humains. Et si Marine Le Pen joue de sa condition de femme pour émouvoir les foules, rien dans son programme ne fait d’elle une alliée du féminisme. Le mot « femme » n’est mentionné dans aucune des vingtdeux mesures clés de son manifeste, à l’exception d’une ligne générique sur les hommes et les femmes. Il n’est à au cun moment question de combattre les violences sexistes ou l’égalité salariale. En revanche, il y a quelques années, Marine Le Pen n’avait aucun scrupule à qualifier d’« IVG de confort » le recours à l’avortement, comme s’il s’agissait d’un caprice. Plusieurs des députés RN élus ont tenu des propos remettant en ques tion la légitimité même du droit à l’avor tement. Et c’est sans complexe que Marine Le Pen affirme que le voile des

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LA CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO

femmes musulmanes marque une idéo logie aussi dangereuse que le nazisme (qu’elle devrait pourtant être à même d’identifier…).

QUI EST « EXTRÊME » ?

L’application de son programme instaurerait un basculement vers un état policier en créant la présomption de lé gitime défense en faveur des membres des forces de l’ordre, qui pourraient porter plainte anonymement contre des citoyens dont la défense serait rendue impossible. Et malgré leur volonté d’ap paraître comme raisonnables, l’arrivée massive de députés RN à l’Assemblée n’a pas tiédi l’extrémisme de leurs déclarations. Ainsi, José Gonzalez, le doyen des députés issu du RN, a narré avec émotion sa nostalgie de l’Algérie coloniale où il avait grandi, pour ensuite expliquer qu’il doutait du fait que l’ar mée française ait commis des crimes en Algérie, et qu’il ignorait ce qu’était l’OAS, groupe terroriste pourtant bien connu pour son action funeste. Malgré cette orientation explicite, bien des débatteurs ont douté de l’appar tenance du Rassemblent national à l’extrême droite. Pire, il est de plus en plus banal d’entendre l’expression « les extrêmes » désignant indifféremment deux forces politiques dont les projets n’ont pourtant rien à voir. D’un côté, une gauche qui œuvre en faveur de la jus

tice sociale ; de l’autre, une droite des plus extrêmes dont le projet réside dans l’exclusion et la discrimination.

Le travail cosmétique engagé par Ma rine Le Pen semble avoir porté ses fruits. D’année en année, les affiches de campagne – qui la montrent de plus en plus souriante – ont effacé son encombrant nom de famille au profit de son prénom. Sur Instagram, la bourgeoise élevée dans le confort de l’élitisme est ainsi devenue la sympathique quinqua célibataire aux goûts simples qui trans paraissent dans son amour des chats et de la variété française d’un autre temps. Si, à la veille du premier tour, le président Emmanuel Macron, inquiet de l’ascension du RN, a fini par reconnaître le caractère raciste du parti, la lucidité n’a duré qu’un temps. Au lendemain de l’élection des députés RN, le camp Renaissance (ex-LREM) n’a guère tardé à envisager la possibilité d’avancer de concert avec le parti d’extrême droite. Le RN dispose désormais d’une tribune inédite pour diffuser ses dangereuses idées. Son ancrage dans le paysage politique s’est renforcé sous les yeux d’un environnement politico-médiatique qui ne questionne que trop peu les fondamentaux de la formation extrémiste. Désormais, c’est avec la complicité du parti macroniste que l’opération de « dé diabolisation » se poursuit. 

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LA GAUCHE FERA-T-ELLE REPRENDRE PARTI AUX MILIEUX POPULAIRES ?

Les élections du printemps ont ramené les classes populaires sur le devant de la scène politique… et la nécessité pour les formations de gauche de renouer avec elles. À condition de comprendre ce qu’elles vivent et de parler leur langage. enquête réalisée par marion rousset

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Du « concret ». C’est un leit motiv chez François Ruffin, qui se présentait dans la première circonscription de la Somme. « Les femmes de ménage, les auxiliaires de vie, les caristes, les camionneurs, les ouvriers de l’industrie agroalimentaire… Quand est-ce que, dans la campagne présidentielle, on a raconté quelque chose de ces vies ? » , lance le député entre les deux tours des législatives, lui qui s’est fait le porte-parole des métiers de « seconde ligne » au sein de l’hémicycle. « Le concret en politique est une denrée rare ! On nous envoie des représentants associatifs qui font remonter ce qui se passe sur le terrain, mais on reste très éloignés de la réalité. Or on ne peut pas parler de ces gens si on n’a pas un peu respiré ce qu’est leur vie. » Avec constance, le candidat a donc écumé les bars-tabacs et les kermesses d’un territoire picard séduit par le Ras semblement national, afin de prendre le pouls de cette France rurale et laborieuse, aux fins de mois difficiles, dont La France Insoumise peine à capter les voix. C’est sa méthode. Le reporter-député François Ruffin observe, discute, témoigne… pour tenter de réconci lier les catégories populaires avec la gauche. Un objectif partagé par ceux qui, au sein de son camp politique, refusent de tourner le dos à leur histoire

– à commencer par le communiste Fa bien Roussel, qui se garde d’être assimilé à la gauche des métropoles. Il a ainsi déclaré vouloir « déparisaniser la France en faisant vivre nos territoires, nos petites villes et nos villages ». Tous les membres de la Nupes le sentent : il y va de l’avenir de leurs idées, de leur capacité à durer et surtout à contrer le Rassemblement national, qui a fait une percée spectaculaire en envoyant 89 députés à l’Assemblée nationale.

L’ABANDON DE L’ÉLECTORAT POPULAIRE

Sans forcément mettre l’accent sur la ruralité, cette question a été remise à l’agenda politique à la faveur de la pré sidentielle, notamment lorsque Jean-Luc Mélenchon a réussi à imposer les thématiques du pouvoir d’achat et du salaire minimum, portant des propositions concrètes comme le blocage des prix des produits de première nécessité et l’augmentation du smic. On a vu, par ailleurs, émerger quelques nouveaux visages parmi les candidats investis par la Nupes aux législatives, à l’image du boulanger Stéphane Ravacley dans le Doubs, de la femme de chambre Rachel Keke dans le Val-de-Marne, de la mili tante des quartiers Nadhéra Beletreche dans l’Essonne et du postier Youenn Le Flao dans le Finistère. Une représentation encore très marginale, qui renoue

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cependant avec un imaginaire propre aux partis issus des mouvements ouvriers : celui des grandes grèves de 1936 qui avaient permis les avancées du Front populaire, des usines à l’arrêt en 1968 ayant préparé la victoire de la gauche en 1981, des mobilisations de 1995 qui préludaient à la victoire de l’opposition socialiste aux législatives de 1997…

« L’idée que le moteur de la gauche, ses forces vives, se situent du côté du monde ouvrier est un substrat historique qui est longtemps resté très puissant dans les esprits », rappelle le politologue Frédéric Sawicky. Sauf que, durant des décennies, la gauche dominée par le Parti socialiste a cessé de s’adresser à cet électorat populaire toujours plus éclaté, et renoncé à lui faire une place au sein de ses appareils. En témoigne le rapport de Terra Nova, en 2012, dans lequel Olivier Ferrand, président-fonda teur du think tank, invitait le PS à se sou cier des classes moyennes plutôt que des ouvriers qui auraient renoncé aux valeurs de tolérance : « Le déclin de la classe ouvrière – montée du chômage, précarisation, perte de l’identité collec tive et de la fierté de classe, difficultés de vie dans certains quartiers – donne lieu à des réactions de repli : contre les immigrés, contre les assistés, contre la perte de valeurs morales et les dé sordres de la société contemporaine » ,

pouvait-on lire dans ce document publié à la veille de l’élection présidentielle. De quoi légitimer le divorce avec un monde désormais associé aux pires tares.

UNE CLASSE « SERVICIELLE » DIFFÉRENTE DE LA CLASSE OUVRIÈRE

Mais ce verdict n’était que la mani festation d’une rupture bien plus an cienne. Dès les années 1980-1990, le déclin du monde ouvrier déboussole la gauche, qui perd prise sur cet électorat. « La désindustrialisation s’est accompagnée d’une restructuration profonde des classes populaires, marquée par l’apparition de nouveaux types d’em plois comme les professions de service. Dans le même temps, on a vu monter le sentiment d’affirmation individuelle, si bien qu’au fil du temps, l’idée de s’en remettre aux organisations a reculé » ,

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« Le concret en politique est une denrée rare ! On ne peut pas parler de ces gens si on n’a pas un peu respiré ce qu’est leur vie. »
François Ruffin, député

souligne l’historienne des mondes ou vriers et du mouvement socialiste Marion Fontaine.

C’est aussi que cette classe « servi cielle » est très différente de l’ancienne classe ouvrière : « Elle concentre les métiers de la route et de la logistique, aux quels il faut adjoindre le petit BTP pour l’emploi masculin. Du côté de l’emploi féminin, c’est tout le secteur du care : aides à domicile, auxiliaires de vie so ciale, assistantes maternelles… Ce sont des gens qui travaillent souvent seuls, très peu syndiqués. Alors la politisation à gauche est compliquée », explique le photojournaliste Vincent Jarousseau, qui publie en septembre le roman-photo documentaire Les Femmes du lien (éd. Les Arènes).

Cette désaffection tient également aux politiques menées par la gauche au pouvoir. Et ce « dès le premier septennat de François Mitterrand », estime l’historien communiste Xavier Vigna. Le tournant libéral des années 1983-1984 aurait en effet conduit nombre d’ouvriers et d’employés à s’abstenir dans les urnes, puis, de désillusion en désillusion, à basculer vers l’extrême droite. Du moins selon certains analystes comme le politologue Pascal Perrineau, qui insiste sur la part des « gaucho-frontistes » dans l’électo rat FN. D’autres pointent plutôt le côté « ni droite ni gauche » des jeunes de milieu populaire victimes de la précarité.

Quoi qu’il en soit, ni la gauche plurielle sous Lionel Jospin, ni les socialistes sous François Hollande ne sont parvenus à enrayer cette désaffection, qui en est sortie au contraire consolidée, selon Xavier Vigna : « Lionel Jospin premier ministre, c’est l’époque des grandes campagnes de privatisations et de la réforme des 35 heures, mise en place au prix d’une flexibilité qui pénalise les salariés subalternes. Et avec François Hollande, en 2012, c’est l’apothéose ! » La faiblesse des avancées sociales pendant ce quinquennat n’a fait qu’am plifier la déception des catégories po pulaires et le pouvoir d’attraction du Front national.

QUEL AUTRE GRAND RÉCIT QUE

CELUI DE LA LUTTE DES CLASSES ?

Renverser aujourd’hui la vapeur est une gageure. « Pour contrer ce mouvement, il faudrait déjà éviter de faire la même chose que la droite. La preuve par l’exemple, c’est important… », avance le politologue Frédéric Sawicky. C’est même le b.a.-ba, pour le sociologue Ca mille Peugny. « Cela peut paraître trivial de le dire, mais pour garder l’attention des catégories populaires, il faut parler de la manière dont elles vivent, assuret-il. Le fait que la campagne de Jean-Luc Mélenchon a porté des propositions concrètes sur les salaires, le travail et le pouvoir d’achat a permis de percer

Frédéric Sawicky, politologue

le rideau d’indifférence médiatique. » Et de retrouver l’oreille des quartiers popu laires… plus que des zones rurales et périurbaines. Reste donc à trouver une grammaire capable de parler aux deux, autre que le grand récit de la lutte des classes, aujourd’hui bien moins fédérateur qu’autrefois, selon Frédéric Sawicky : « L’idée qu’on serait gouverné par des capitalistes entre en collision avec les catégories pratiques de beaucoup de gens. Dans les petites entreprises, la distance entre le bas de la hiérarchie et les patrons est en effet beaucoup moins

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« Pour contrer ce mouvement vers l’extrême droite, il faudrait déjà éviter de faire la même chose que la droite. La preuve par l’exemple, c’est important… »

fortement ressentie. » L’amélioration des conditions de vie est-elle le bon levier ? « Ce concept permet de reconstruire un récit qui parle aux différentes fractions des classes populaires car il recoupe à la fois l’idée – qui concerne tout le monde – de pouvoir vivre de son travail, se chauffer et se nourrir, mais aussi celle de ne pas avoir à présenter sa carte d’identité à chaque coin de rue quand on habite à Bondy ou à Saint-Denis », suggère Camille Peugny.

Il n’empêche que les résultats de l’élec tion présidentielle ont montré que cela ne suffisait pas. La défense de propositions sociales susceptibles d’améliorer le quotidien de ces catégories morce lées et précarisées n’a pas permis de re gagner la confiance des personnes les plus éloignées des métropoles. Et pour cause. « La responsabilité des partis de gauche ne tient pas seulement à l’orientation de leurs programmes et de leurs politiques, mais au fait que l’électorat populaire ne se sent plus représenté. Car un langage est d’autant plus adopté et cru qu’il est porté par des gens en lesquels on a confiance, avec lesquels on entretient une relation de proximité » , analyse Frédéric Sawicky.

UNE TROP GRANDE DISTANCE SOCIALE

Autrement dit, l’identification à des partis dont les représentants appartiennent à la bourgeoisie intellectuelle et parlent un langage technocratique ne fonctionne plus. « C’est le résultat de la transforma tion du recrutement au sein du PS et du PC, qui a affaibli les liens entre les élus de ces partis et les milieux populaires » , poursuit le chercheur. « Le Parti commu niste a abandonné son ambition de for mer régulièrement des ouvriers pour en faire des cadres du Parti dès la fin des années 1970 », confirme Xavier Vigna. Quant à la France insoumise, elle n’a ja

« Cela peut paraître trivial de le dire, mais pour garder l’attention des catégories populaires, il faut parler de la manière dont elles vivent. »
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Camille Peugny, sociologue

mais été une organisation de masse, de même qu’Europe écologie-Les Verts… Même au niveau local, le fossé s’est creusé. « Pendant très longtemps, les dirigeants nationaux et les députés ne venaient pas de milieux populaires, sauf au Parti communiste, mais il y avait une diversité sociale à l’échelle locale. C’est de moins en moins le cas.

On cherche des diplômés pour gérer des problèmes techniques », observe Rémy Lefebvre, professeur de sciences politiques. Outre qu’elle entame la crédibilité de la gauche, cette distance so ciale favorise l’émergence de discours misérabilistes contre-productifs, selon Marion Fontaine. « Ces formations po litiques savent que les classes popu

laires constituent un enjeu majeur, mais elles en ont une vision très floue et en font même des victimes à aider, dans une perspective paternaliste. Une lo gique très différente de celle du mouvement ouvrier de la fin du XIXe siècle, qui estimait que c’était le prolétariat qui renverserait le capitalisme », explique-telle. Loin d’être des victimes, c’était des interlocuteurs avec lesquels les leaders de l’époque pouvaient même avoir des désaccords. « Plutôt que de céder aux rixes entre ouvriers français, italiens et polonais, ils ont fait pression sur les patrons pour que tous soient payés pareil et adhèrent au même syndicat. S’op poser ainsi à son électorat sur certains points, comme la xénophobie, suppose d’avoir des relations suffisamment intimes avec lui. » La gauche est aujourd’hui au milieu du gué. Elle peut certes élaborer des pro positions qui auront des chances de faire mouche, a fortiori dans un contexte de rejet du pouvoir en place. Mais les chercheurs sont formels : si elle veut accéder au gouvernement et surtout y rester, elle n’a d’autre choix que de ré investir concrètement les banlieues et les périphéries plus lointaines, de former des militants qui en sont issus, de promouvoir de nouveaux profils. Autant dire que ça ne se fera pas du jour au lendemain.

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 marion rousset
« S’opposer à son électorat sur certains points, comme la xénophobie, suppose d’avoir des relations suffisamment intimes avec lui. »
Marion Fontaine, historienne

raisonnable

En l’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron et les siens ont ressorti un argument vieux comme le monde pour mettre les oppositions face à leurs responsabilités : la raison. Ainsi le président de la République entend-il faire croire aux Français qu’il n’est responsable de rien et ses opposants responsables de tout. Comprendre : si les bases d’un accord ou d’un compromis politique n’émergent pas pour assurer une forme de stabilité institutionnelle, c’est que les oppositions ne sont pas raisonnables. Ni même animées par le « bon sens ». Ainsi Emmanuel Macron cessa-t-il de faire de la politique et invoqua-t-il la morale pour poursuivre son œuvre. « Je suis sûr qu’il y a des gens raisonnables sur les bancs de la gauche et de la droite », peut-on entendre chez les députés macro nistes, les ministres et jusqu’à la première ministre. Par « gens raisonnables », comprendre : des parlementaires d’opposition qui, comme par enchantement, finiraient par trouver des vertus aux réformes qu’ils ont toujours combattues. Drôle de manière de penser et d’envisager la politique. En réalité, l’hôte de l’Élysée considère qu’il incarne une manière raisonnable de faire de la politique. Qu’entre deux radicalités – LFI d’un côté, le RN de l’autre –, c’est la raison du centre, ou peut-être le centre de la raison, qui doit l’emporter. Oubliez les images de manifestants violentés, d’exi lés pourchassés, leurs tentes lacérées. Oubliez le mépris. Oubliez ceux qui ne sont rien. Oubliez ces fainéants qui ne traversent pas la rue. Oubliez tout ça. Soyez raisonnables !  pierre jacquemain

LE MOT POLITIQUE DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 95

QUELLES PLACES POUR LA DÉMOCRATIE ?

Points de convergence sociale, culturelle, commerciale et politique, les places urbaines sont-elles encore les lieux habités d’une démocratie vivante ?

Architecte, sociologue et philosophe : nos invités confrontent leur vision de la place publique.

propos recueillis par catherine tricot

Paris, place de la République. Carte postale (1880-1945)

ENTRETIEN

PAUL CHEMETOV

Architecte et urbaniste, a conçu et aménagé de nombreuses places, jardins et autres lieux publics.

Regards. Joëlle Zask, alors qu’on s’interroge sur les conditions d’une démocratie vivante, vous abordez ce sujet au travers du rôle des places publiques, partout dans le monde et dans le temps, en mettant l’accent sur la matérialité des lieux. On pourrait s’y attendre de la part d’une architecte, moins de celle d’une philosophe…

CORINNE

LUXEMBOURG

Sociologue, spécialiste du partage de l’espace public au travers des rapports de genre, de race et de classe.

JOËLLE ZASK. Il est vrai que la ques tion est rarement interrogée. Or les places peuvent être un des lieux de la démocratie. Tous les régimes politiques ont été dominés par des leaders charis matiques se posant la question de l’ar chitecture salutaire à l’exercice de leur pouvoir. On n’interroge pas les places au prisme de la démocratie : je n’ai ainsi jamais vu de grands démocrates se po ser la question démocratique en termes d’urbanisme ou d’architecture.

JOËLLE ZASK

philosophe, vient de publier Se réunir (éd. Premiers Parallèles) à propos de mouvements tels que Nuit Debout et de la place comme lieu du débat démocratique.

PAUL CHEMETOV. Sur les places po sitives, favorables à la démocratie que cite Joëlle Zask, il y a souvent des commerces en bordure, et le marché s’installe au milieu de ces espaces. L’agora athénienne mêlait, sur son pourtour, commerces et temples. Des pratiques communes que ne tolèrent pas les places représentatives de tous ordres,

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faites sur injonction royale, dictatoriale, tsariste ou autre. Quels sont les lieux réels de la démocratie en dehors de l’urne dans laquelle on met un bulle tin ? En soi, des places bien dessinées peuvent accueillir la pratique démocra tique, mais je ne peux pas dire qu’elles soient consubstantielles à la vie démocratique. Il y a bien d’autres éléments à prendre en compte pour donner vie à une place démocratique – en particulier la dimension, le dénivelé qui permet à tous de se voir. Je crois que le plus grand problème des places est celui de l’échelle.

JOËLLE ZASK. Le problème réside, selon moi, dans le fait que nous avons une vision spiritualiste et un peu éthérée du citoyen. Il est vu comme quelqu’un s’occupant de relations interhumaines, de débats, de discussions. Comme un être qui débat sur une place publique – vidée de toutes sortes de choses lui permettant naturellement de jouir d’un espace qui serait consacré à la parole.

CORINNE LUXEMBOURG. Pour moi, les grands démocrates qui pensent les places sont les élus de communes et de collectivités territoriales. Par exemple, à Gennevilliers – où j’ai mené beaucoup de recherches –, de maire en maire a été transmise la volonté de savoir comment les habitant(e)s pouvaient prendre

leur place dans la commune, et de faire avec elles et eux. Si on attend un grand démocrate penseur de la place pu blique, est-ce qu’on ne reproduit pas un modèle totalitaire ?

PAUL CHEMETOV. Joëlle Zask, vous critiquez les places qui sont des lieux d’esthétisation de la politique : Tia nanmen à Beijing, la place Rouge à Moscou. Vous mettez en cause la centralité du monument, par exemple sur la place de la République à Paris. Pour vous, chaque individu devrait représenter la centralité d’une place démocratique. En ce sens, il n’y a qu’une seule place qui pourrait être démocratique à Paris, mais elle est cernée de grilles : le jardin du Luxembourg. On y voit des joueurs d’échecs et de pétanque, d’autres font

ENTRETIEN DEUXIEME SEMESTRE 2022 REGARDS 99
« Le désir d’avenir s’est, en France, focalisé sur l’individualité du pavillon périurbain, et non sur l’urbanité de la ville et de ses espaces publics. »
Paul Chemetov

Jardin du Luxembourg, plan

naviguer des bateaux dans un bassin. Chose incroyable, on peut bouger les chaises, et tout cela permet de se rencontrer, mais hélas pas de manifester, car les grilles enferment aussi les ci toyens. L’avantage reste que ces mêmes grilles empêchent les voitures de circu ler à l’intérieur du jardin, et permettent donc un déploiement sans contraintes des individus. La place publique, quand elle est partagée librement, permet de pratiquer la démocratie.

CORINNE LUXEMBOURG. L’idée de parler de pratique démocratique en évo quant les chaises que l’on bouge me plaît bien. Cela fait vivre une place sans cesse renouvelée. Je me dis qu’une des

façons de penser la démocratie est de le faire à partir de nos corps. Or deux élé ments disparaissent de l’espace public : les toilettes et les bancs. Deux choses essentielles à un corps. On ne peut pas penser la présence dans l’espace public si on ne rend pas possible, physique ment, cette présence.

Joëlle Zask écrit que la place est un endroit où l’on se croise, tous. Qui est légitime à être dans la place, à prendre sa place, à qui laisse-t-on de la place ?

CORINNE LUXEMBOURG. Il faut s’in terroger sur ce que les gens font sur une place. On voit très bien que les

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personnes qui habitent la place sont majoritairement des hommes : autour du platane ou de la partie de pétanque. Par exemple, la place de la République à Paris est devenue très masculine depuis qu’on y a installé tous les équipements d’un skatepark : ce sont des hommes jeunes qui vont faire du skate ou de la trottinette – l’espace est pensé pour eux de façon quasi exclusive. Lorsqu’on est un homme, on peut plus facilement être dehors pour soi-même, retrouver des amis, prendre un verre en terrasse. Alors que les femmes, lorsqu’elles sont dans la rue, s’occupent davantage du ravitail lement du foyer, ou s’occupent d’une tierce personne. Souvent, on est dans l’espace public pour quelqu’un d’autre, avec des différences selon le genre : les femmes circulent dans l’espace public pendant que les hommes y sont statiques. En vieillissant, les femmes dispa raissent de l’espace public : on voit plus d’hommes que de femmes âgées, alors même qu’elles vivent plus longtemps. La vulnérabilité augmente lorsqu’on vieillit et, mécaniquement, davantage pour les femmes. Mais elle se cumule aussi avec la question des revenus, les femmes âgées étant bien plus pauvres que les hommes âgés. Et lorsqu’on voit le prix pour s’attabler en terrasse, on comprend vite qu’elles n’y ont pas accès. Quand on est une femme âgée et qu’on a, dans l’espace public, ni moyen de s’asseoir ni

de s’hydrater alors, très vite, le choix est fait de rester à la maison.

Par leur aménagement délégué aux jardiniers des villes, les rondspoints deviennent un des seuls endroits dans l’espace public qui ne proviennent pas de la commande publique. A contrario, sur les places, tout a été réfléchi et commandé à l’avance. Peut-on imaginer un espace où les gens élaboreraient euxmêmes leur lieu de vie, en donnant un peu plus de temps et de caractère participatif à la conception ?

CORINNE LUXEMBOURG. Si, localement, sont donnés les moyens du lais ser-faire aux habitants, alors peuvent émerger des choses très intéressantes. Le problème est que la volonté politique se situe souvent du côté d’un fort contrôle, d’une maîtrise du résultat des ouvrages. On n’exploite donc que rare ment le potentiel créatif des habitants, et de tout ce qu’ils pourraient mener ensemble.

JOËLLE ZASK. Il faut aussi poser la question de la compétence. Par exemple, dans l’espace public, il y a des tagueurs : ont-ils le droit de tagger ou non ? Pour moi, le tag et le skate sont des aspirateurs d’espaces publics. Par ce genre de pratiques est niée la capa

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cité de partager l’espace public et de le laisser ouvert à une pluralité d’usages. Pour y répondre, il est d’abord nécessaire de penser des dispositifs d’éduca tion. Dans les années 1980, des travaux ont été menés sur les sondages partici patifs, pour promouvoir une démocratie plus forte. On tirait au sort des citoyens afin de les former à travailler sur ces questions, pour ensuite y participer.

CORINNE LUXEMBOURG. Le problème est qu’on part du principe que les habitants ne savent pas, et donc qu’il faut les former. Mais à quel moment sommes-nous formés par eux ? À quel moment acceptons-nous de l’être et de ne pas savoir mieux ? L’expertise des ha bitants existe mais, la plupart du temps, on ne la mobilise pas. Et ça, c’est éminemment une question démocratique.

PAUL CHEMETOV. Les habitants savent une infinité de choses sur ce qui est, sur leur vie quotidienne, ils ont des désirs pour l’avenir, mais ce désir d’avenir s’est, en France, focalisé sur l’indivi dualité du pavillon périurbain, et non sur l’urbanité de la ville et de ses espaces publics…

JOËLLE ZASK. Parmi les habitants, cer tains ont des compétences et d’autres non. Il faut voir comment tous peuvent participer à la vie citoyenne. Je vais

prendre l’exemple de la classe d’école : c’est un dispositif qui n’a clairement aucune vertu démocratique. Pourtant, fabriquer un espace démocratique à partir de la classe d’école existante, cela n’a rien de très compliqué. On pourrait observer les enfants, les consulter, voir quels sont leurs besoins physiques, s’il vaut mieux les rassembler ou les isoler, aborder la question du bruit, de la lu mière… plein d’éléments à considérer pour créer une structure qui permette d’avoir son espace personnel et des es paces communs.

Une place propose une articulation avec la politique et la pratique du pouvoir – je viens m’exprimer devant vous – ou du contre-pouvoir – je viens manifester contre vous. Au-delà, que pourrait être une place qui conforte la démocratie ?

JOËLLE ZASK. Il faut revenir à la défini tion originelle de la démocratie. Certes, la démocratie repose sur un ensemble d’institutions qui forment un régime po litique. Il se trouve cependant, comme tous les fondateurs théoriques de la démocratie l’ont dit, que ces formes démocratiques reposent sur des mœurs et des habitudes démocratiques. Si vous les supprimez, la loi tombe. On le sait : nous sommes dans la Ve République, quatre sont tombées auparavant et

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celle-ci aussi pourrait très bien tomber. La démocratie est un régime fragile, s’il n’est pas sous-tendu par des habitudes démocratiques : c’est ce que disent Jef ferson, Montesquieu, Tocqueville ou en core La Boétie.

Quelles sont ces habitudes démocratiques ? D’aller faire son marché ensemble ?

JOËLLE ZASK. Pourquoi pas ? Le marché est un espace démocratique – le marché au sens du lieu d’exposition des marchandises qui viennent du monde entier. Tout le monde s’y retrouve. C’est à la fois le lieu de la subsistance, de l’émotion esthétique et du voyage. Par exemple, la séparation entre le fait de manger et de se réjouir esthétiquement est antidémocratique à partir du moment où on est sectionné en petits comparti ments qui ne se parlent pas entre eux : les hommes et les femmes, l’animalité, la spiritualité, la liberté, la volonté, l’entendement. Ces compartimentations, déjà, nous contraignent intérieurement et font de nous un espace autocratique : c’est ce que dit Platon lorsqu’il compare l’âme – tripartite – à un attelage ailé. L’autogouvernement à l’échelle d’un individu consiste alors à mener dans une même direction toutes les compo santes de notre bible psychique, sans que l’une domine l’autre. Comment

Corinne Luxembourg

gère-t-on la multiplicité qui nous constitue ? Cela questionne les habitudes sur lesquelles reposent les lois démocra tiques. Après, toutes sortes de vertus peuvent être mises en évidence. Il faut que les espaces soient accessibles à toutes les catégories de la population, par exemple. Y compris aux arbres, aux plantes, à la végétation. Une place dé mocratique est une place écologique. Les places doivent aussi être des jardins. Le problème est notre manière de diviser ces espaces, de faire de la place un espace minéral et masculin. Quand, par exemple, le jardin public est un espace féminin où l’on amène les enfants.

« La volonté politique se situe souvent du côté d’un fort contrôle, d’une maîtrise du résultat des ouvrages. On n’exploite donc que rarement le potentiel créatif des habitants. »
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Colonne de Juillet, sur la Place de la Bastille : [estampe] Benoist, Ph. Peintre

Joëlle Zask

Joëlle Zask, Vous interrogez le rôle de l’histoire dans la construction d’une place. L’image de la place de la République, c’est le discours de Charles de Gaulle demandant la ratification de la Ve République, puis celui de Jacques Chirac en 2002 quand il est élu face à Jean-Marie Le Pen, et enfin ceux de Jean-Luc Mélenchon pour ses campagnes présidentielles. Tout le monde a rendez-vous place de la République, cette histoire en fait une place politique… davantage, désormais, que celles de la Bastille ou de la Nation.

JOËLLE ZASK. L’histoire est évidem ment présente. Pour aménager la place de la République, le baron Haussmann a

d’abord tout éradiqué : sept théâtres, un quartier, le diorama de Daguerre, la Fontaine aux lions de Nubie – un ouvrage hydraulique de René Girard. Tout a été supprimé et c’est dommage. Il aurait fal lu réhabiliter toute cette histoire enfouie et, justement, lui redonner une place.

La mémoire et l’histoire donnent lieu à des conflits. Par exemple, les sculptures de Colbert sont l’objet de querelles sur de nombreuses places. Dire qu’une place est démocratique lorsqu’elle est porteuse d’histoire, de mémoire et de symboles pose le problème des sujets qui sont loin de faire consensus. N’est-ce pas tant mieux ?

CORINNE LUXEMBOURG. En réali té, ces questions qui se posent sur le choix des statues se retrouvent dès que l’on fait de la patrimonialisation. On ac cepte la patrimonialisation du château de Tartempion, moins celle d’un outil de production par exemple. Dans le même temps, la patrimonialisation industrielle reste violente, car des gens qui y ont travaillé, ou leurs enfants, sont toujours en vie et la violence des rapports de classe est toujours présente. À partir du moment où l’on crée de la symbolique dans l’espace public, on reconnaît une histoire à cet en droit… et c’est souvent un passé armé.  recueillis par catherine tricot

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« Les places doivent aussi être des jardins. Le problème est notre manière de diviser ces espaces, de faire de la place un espace minéral et masculin. »

EHPAD : LES PROFITS DE LA MALTRAITANCE

L’affaire Orpea a révélé, début 2022, le coût de la course à la rentabilité : la maltraitance des plus fragiles. Et si ce scandale n’était pas l’exception, mais la norme ? Reportage en Seine-Saint-Denis. reportage réalisé par loïc le clerc

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Orpea. Depuis la sortie du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, début 2022, le nom du leader européen des maisons de retraite est associé à un scandale et ses dirigeants sont plongés dans une tourmente qu’ils n’auraient pas imaginée, se croyant protégés par une impunité que seule cette enquête a rompue. Car celle-ci a dévoilé un système de maltraitance tant envers les personnels soignants que les résidents, au nom du seul profit. Et Orpea n’est que le plus gros poisson d’un océan.

Sainte-Marthe, à Bobigny en SeineSaint-Denis, est un Ehpad comme il en existe beaucoup en France. Avec son lot de souffrances ordinaires, malgré l’ex trême dévouement de ses personnels. L’établissement accueille quatre-vingtcinq résidents, « des personnes pas forcément très âgées, des profils psychiatriques qui n’ont nulle part où aller, des ex-alcooliques », nous précise-t-on – sous couvert d’anonymat, personne n’ayant souhaité témoigner ouverte ment, conséquence directe de la pres sion managériale exercée sur chacun. L’Ehpad vit avec peu de moyens, mais avec une équipe soudée et solidaire qui s’y sentait plutôt heureuse, il y a quelques mois encore. Tout se passait bien en effet à Sainte-Marthe, propriété du groupe VYV, qui se veut à but non

lucratif. Ou plutôt, se voulait. Au prin temps 2021, une nouvelle direction s’installe au siège VYV3 Île-de-France, avec à sa tête un certain Frédéric Aiello. Des gens d’un autre monde, celui des grands groupes privés dont l’unique mo bile est de faire des profits et de les obtenir par un management coercitif. La première fois que les employés les rencontreront, ce sera en 2022. Ils dé barquent sans crier gare le 1er février, exigent qu’on leur ouvre le bureau de la directrice de l’établissement et le fouillent de fond en comble. Celle-ci n’est pas au courant : on l’a juste infor mée, la veille, qu’elle était mise à l’écart. Certains se demandent qui sont ces intrus qui n’ont pas pris la peine de se présenter. « Après le scandale Orpea, ils nous ont dit qu’ils devaient faire un au dit, relate un employé. Ils prétendaient que la directrice était en vacances. On l’avait au téléphone et c’était totalement faux. Mais ça ne les gênait pas, ils niaient. »

« PERSONNE NE ME RÉPOND PLUS »

Les employées et employés, une trentaine, comprennent vite à quelle sauce ils vont être mangés. Ils se voient im poser des réductions budgétaires, no tamment dans la cuisine et l’animation. La désormais ex-directrice subit alors des pressions de plus en plus fortes.

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«

En septembre, on doit présenter notre budget prévisionnel. En préparant ce budget, Frédéric Aiello nous donne ses directives : suppression d’un mi-temps, réduction du budget nourriture », explique-t-elle. « Or on a déjà fait des économies considérables, notamment en travaillant sur le gaspillage. Il m’impose des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord. » Selon elle, ses tentatives de dialogue restent vaines : « J’essaye de lui en parler, mais il reste ferme sur ses décisions. En parallèle, une partie de son salaire a été imputée à notre budget. Il a aussi créé des postes inter médiaires entre lui et nous, des postes pour ses collègues venus du même groupe privé commercial, payés par le budget des Ehpad. » Cette reprise en main a déjà eu pour effet le licenciement d’un homme d’entretien employé à mi-temps – un des plus bas salaires de l’établissement – prié de ne plus se présenter au 1er janvier 2022. Voilà les autres employés, personnels de santé ou non, et jusqu’à la directrice, contraints d’accomplir euxmêmes ses tâches : sortir les poubelles, par exemple, ou gérer les livraisons pour les cuisines, les soins ou l’hébergement. L’ex-directrice n’en revient toujours pas : « Frédéric Aiello a dit alors : “S’il revient travailler, on envoie les flics.” Le pro blème est que, comme pour tout, jamais il ne communique par écrit. Il ne faut

pas laisser de traces… Après relance de plusieurs mails et sms, il finira par se rétracter de cette idée. » « Ça devient vite très compliqué, confie un soignant. Plusieurs salariés sont mis en arrêt de travail, à cause du harcèlement moral qu’ils subissent. » Début décembre, l’établissement com mençait à bouillir. Mi-janvier, l’ex-directrice est convoquée au siège pour s’entendre dire qu’elle est « nulle », qu’elle ne sait pas tenir son établissement, s’en tend notamment reprocher des manquements au niveau de l’hygiène – on rappelle que l’employé responsable du nettoyage a été licencié quelque temps auparavant. On lui fait également com prendre que s’il y a une grève, ce sera de sa faute, avec des conséquences

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« Après le scandale Orpea, ils nous ont dit qu’ils devaient faire un audit. Ils prétendaient que la directrice était en vacances. On l’avait au téléphone et c’était totalement faux. »
Un salarié

pour elle… « C’est le feu. Tous les deux jours, j’alerte le siège. Personne ne me répond plus. »

« ILS GÈRENT TOUT

SUR DES FICHIERS EXCEL »

La nouvelle direction a dû sentir le vent de colère : le mi-temps est réintégré, sous un autre contrat. En a-t-il seule ment un ? Car « la grosse problématique du groupe, c’est qu’ils ne font pas toujours des contrats, même pour les CDI », explique une salariée. L’ex-di rectrice est précipitée dans une procé dure de licenciement pour faute grave. Sa faute ? Ne pas s’être « soumise » au nouveau management. « Ça ressemble à des comportements de pervers narcissiques, bêtes et méchants. Ils sont dans la surpuissance, ils ne calculent pas les êtres humains, ils gèrent tout sur des fichiers Excel », déplore une des anciennes employées. Mais rien ne les fait fléchir, encore moins réfléchir. « Leur politique managériale venue du privé est violente et crée des traumas. Mais on a beau leur dire que vouloir faire des profits sur des salaires de merde, c’est irrationnel, rien n’y fait. » Frédéric Aiello ne semble pas comprendre les reproches qui lui sont adres sés. Au journal Le Parisien, il rétorque : « Je ne crois pas qu’on fasse des bé néfices sur le dos des résidents quand on augmente le déficit. (...) Nous avons

Une ancienne salariée

demandé certains changements, no tamment de cuisiner davantage de plats maison, ce qui coûte moins cher, mais est aussi meilleur pour les résidents. » Depuis son bureau, loin de Sainte-Marthe, lui sait donc mieux que les travail leurs de l’établissement ce qui est bon pour les résidents. Un ex-salarié raconte comment il a vécu cette séquence : « Frédéric Aiello voulait nous licencier, évidemment. Mais il n’y va pas de front. Ça passe par des mesures coercitives du type changement des mots de passe de nos messageries. » De toute façon, les responsables ne répondent pas aux mails des employés. « Tous les jours, on demande des renforts, et on nous les refuse toujours. Les résidents subissent le manque de personnel et

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« Leur politique managériale venue du privé est violente et crée des traumas. Mais on a beau leur dire que vouloir faire des profits sur des salaires de merde, c’est irrationnel, rien n’y fait. »
Photo CC Glen Hodson

notre manque de temps. Il y a des jours où le petit-déjeuner est servi à 9 h 30, où on ne peut pas tous les doucher. »

« FAIRE TAIRE TOUTE PENSÉE DISSONANTE »

Le mal-être est encore plus profond dans cet Ehpad. « À cela vient s’ajou ter la violence naturelle dans le fait de voir des personnes seules, avec des problèmes de santé physiques ou psychologiques », poursuit l’ancien employé. « Nous travaillons avec ces per sonnes, avec la mort et la vie. Et nous le faisons parce que nous voulons nous dédier à ça. Et là, le management, qui oublie que nous ne sommes pas à but lucratif, va encore plus loin dans cette violence, en nous imposant le chantage, le mensonge, la peur. Ils extirpent à l’être humain sa nature pour en faire une bouche ouverte qui mange du fric continuellement. Nous pensons qu’ils essayent de nous aliéner, mais en fait eux le sont déjà. Ce sont les premières victimes du capitalisme. Le but de ces personnes-là, c’est juste de faire taire toute pensée dissonante, de nous rendre dépendants de leurs ordres. » Personne ne comprend la « stratégie ». Réduire les coûts, faire des bénéfices, en rognant sur les salaires les plus faibles, en amoindrissant encore un peu plus la qualité de vie de personnes vulnérables ? Car s’en prendre aux person

nels a un impact direct sur les résidents. « C’est un dénigrement des personnes qui travaillent et des résidents qui ont besoin d’aide, reprend notre soignant. La prise en charge du résident, ça n’est pas du tout leur priorité. » Arrivé au bout de son contrat, il n’envisage même pas de revenir après son arrêt maladie. L’envie n’y est plus. Après le licenciement de la directrice, les démissions s’accu mulent : la psy, la gouvernante, l’animatrice… Reste un sentiment de culpabilité envers les résidents. Mais comment les aider, comment prendre soin d’eux, si l’on est soi-même en mal-être au tra vail ? Contacté par Regards, le groupe VYV assure que « la situation au sein de l’Ehpad est aujourd’hui sereine, tant pour les salariés que pour les résidents, qui retrouvent une équipe de direction stable », précisant qu’« une nouvelle directrice prendra prochainement ses fonctions ». L’ancien salarié de l’établissement ne s’en laisse pas conter. « On dirait que pour travailler en Ehpad, aujourd’hui, soit on cautionne en fermant les yeux, soit on claque la porte. Il faut réfléchir à ce qu’on veut pour les personnes âgées, pour nous demain et nos en fants après-demain. Mais qui a dit que capitalisme est synonyme de travail de qualité ? », conclut-il. En attendant, les « fossoyeurs » continuent de creuser.  loïc le clerc

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 112 Photo CC Mile Modic

CÉLINE, MÊME PAS MORT !

Guerre, un inédit de Louis-Ferdinand Céline qui nous parvient dans des circonstances abracadabran tesques après sa rédaction en 1934, est à l’heure où j’écris numéro un des ventes en librairies. Et Céline devrait l’être à nouveau lorsque paraîtra Londres, la suite de Guerre, en pleine rentrée littéraire. La probabilité pour que j’écrive un jour ces phrases inouïes était quasi-nulle ; mais, comme si le passé s’abolissait dans une courbe en éternel retour, nous voilà ins titués premiers critiques au monde d’un immense écrivain mort en 1961. « La vie elle en a des trucs », comme il l’écrit, visionnaire, dans ce très court roman empli de génie de la langue, de vilenies crasses, de mort et de sexe, et qui fait donc partie d’un ensemble de manuscrits que l’on pensait perdus à jamais. Le grand prosateur antisémite (mais pas encore en 1934) les avait abandonnés dans son appartement parisien en 1944, avant de fuir au Danemark. Il a toujours affirmé qu’on les lui avait volés, évoquant une énorme perte littéraire. Même s’il s’en était séparé, il ne s’agissait donc pas de fonds de tiroir – ou plutôt, vu la quantité, de fonds d’armoire. Il y a un an,

on apprenait que cette masse de docu ments (plusieurs milliers de pages), qui tient dans deux grandes valises, se trouvait depuis des années entre les mains d’un critique de théâtre de Libé, JeanPierre Thibaudat. Quel roman. Qui les lui a donnés ? « Secret des sources », se défend-il en journaliste. En tout cas, il a respecté la parole qu’il avait donnée à on ne sait qui de conserver ce trésor litté raire jusqu’à la mort de Lucette Almansor, veuve et unique héritière de Céline ; ce qui prendra un certain temps, celle-ci ne décédant qu’en 2019, à l’âge prover bial de cent sept ans. La mort aussi, a ses trucs.

Et puis voilà : mai 2022, Guerre paraît chez Gallimard, dans la NRF qui se sera toujours mordu les doigts d’avoir laissé filer Voyage au bout de la nuit en 1932. Faut-il être lourd ? Le livre surgit comme un beau diable dans un contexte de guerre en Europe, où un pays parle d’en « dénazifier » un autre, où l’on malaxe avec plus ou moins de complaisance l’idée d’une troisième guerre mondiale, et tant qu’à faire du vieux avec du neuf, nucléaire cette fois. D’un point de vue littéraire, il paraît aussi l’année où l’on commémore le centenaire de la mort du

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LA CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT

grand Autre littéraire de Céline : Marcel Proust. Le choc des titans peut recommencer. L’arc électrique de la langue française, superbement écrite, superbe ment parlée, reprend ses prérogatives dans le brouhaha communicationnel, la purge émotive des émoticônes, Netflix et les romans bas de gamme, cependant que la Russie combat, dit-elle, pour récupérer des bouts russophones d’ellemême. Qui pense tout le bellicisme contenu dans ce que Jacques Lacan appelait lalangue ?

ÉROS ENCULE THANATOS

Céline, justement. Guerre commence ainsi par une histoire d’oreille. Hemingway disait : « Un écrivain sans oreille est comme un boxeur sans main gauche. » Blessé en 1914 sur un champ de bataille où il est laissé pour mort, le maréchal des logis et futur écrivain Louis Destouches (le vrai nom de Cé line), celui qui écrira dans Le Voyage : « On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà » , s’inquiète pour son oreille interne de ro mancier : « Je me faisais presque peur à m’écouter. Je pensais que j’allais ré veiller la bataille tellement que je faisais du bruit dedans. » Quelques lignes en nemies plus loin, il rencontre un soldat anglais, blessé lui aussi. « Ça me faisait du bien même à l’oreille de lui parler an glais. Il me semble que j’avais moins de

bruit. » Tout est là. Les mots, la langue, le bruissement de la langue dira Barthes, contre le bruit du monde. Tout grand livre définit la littérature. Ce qui frappe avant tout, c’est la moder nité du style. Ce livre de 1934 semble avoir été écrit pour nous, pour notre impatience. Les spécialistes de l’écrivain parlent d’un « premier jet », même si les manuscrits montrent déjà nombre de corrections. Une chose est sûre : Céline n’a jamais écrit comme ça, ni avant ni après. Les fameux points de suspension qui sont comme les atomes de son style, les croches de sa musique, sont ici très peu présents. Les phrases jaculatoires coulent comme du sang, giclent comme du sperme. Il y a beaucoup de sexe dans Guerre : sadisme, medical play, voyeu risme, nécrophilie… Éros encule Thanatos : « Je la regardais moi la vie, presque en train de me torturer. Quand elle me fera l’agonie pour de bon, je lui cracherai dans la gueule comme ça. Elle est tout con à partir d’un certain moment, faut pas me bluffer, je la connais bien. Je l’ai vue. On se retrouvera. On a un compte ensemble. Je l’emmerde », écrit Céline même pas mort, toujours vivant.

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ARNAUD VIVIANT Louis-Ferdinand Céline, Guerre, éd. Gallimard / NRF, 189 pages, 19 euros.

SOA DE MUSE TOUT À LA

Drag-queen flamboyante à la
texte pablo pillaud-vivien photos © jean ranobrac / france tv
scène comme à la ville, au cabaret comme à la télé, Soa De Muse ne s’enferme dans aucune identité pour mieux en incarner plusieurs, sans jamais cesser d’être elle-et-lui-même.
FOIS DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 116
PORTRAIT

Soa De Muse entre en scène.

Il faudrait presque l’écrire en lettres majuscules : SOA DE MUSE ENTRE EN SCÈNE. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, juché sur des escarpins noirs à paillettes, il regarde le public avec une défiance hilare qui intrigue autant qu’elle fascine. À « La Bouche », un cabaret queer et underground sis porte de Champerret dans le nord du 17e arrondissement de Paris, elle impose, en reine des jours et des nuits, son rire tonitruant, sa prose acérée, sa danse fiévreuse et son chant mélusine.

Attifé d’une perruque tressée blanc cassé, les jambes doublement croisées façon Audrey Hepburn, Soa est remonté pour fumer, à l’entracte, quelques mètres au-dessus de la salle de spectacle. Elle n’a enlevé ni son costume spectaculaire – un body panthère décolleté et des cuissardes en skaï – ni son maquillage étincelant – au sens propre : ses lèvres brillent, ses yeux brillent, ses pommettes brillent. Ses longs doigts enchâssent parfaitement une cigarette qui va à sa bouche avec dextérité. Et Soa disserte alors autant qu’il chantera plus tard. Sur le monde, le présent et l’amour. Dans l’ordre comme dans le désordre. À trente-trois ans, son rire à gorge dé ployée l’affirme haut et fort : Soa est « fier »… et « fière » aussi : « Je n’ai aucune envie de me laisser enfermer dans la bi

narité, je suis universelle » [sans que l’on sache s’il l’écrit -el ou -elle]. Même plus : Soa règne sur les espaces physiques et sociaux qu’elle pénètre avec la douceur d’une épine de rose. C’est d’ailleurs ce qui fonde sa puissance irradiante et peu commune. S’il y a bien un point commun entre Soa De Muse sur scène et Soa De Muse à la table d’un café, c’est son énergie communicative et curieuse de tout qui lui permet, en restant décalée et interrogative, de n’avoir peur de rien ni de personne. « Le menton en l’air, tout le temps. »

PERFORMANCE DE GENRE

Soa De Muse est une performance. Une performance artistique, d’abord : il est un être de chair, théâtral, parlant, chan tant et dansant sur une scène, éclairé de mille feux multicolores comme il se doit dans tout cabaret digne de ce nom. Mais il est aussi une performance performa tive (on pourrait croire à un pléonasme, mais il n’en est rien) : par son discours, sa danse et son chant, par ses habits et son maquillage, son personnage de drag produit une réalité qui fonde son identi té solaire et plurielle. Comme le dirait la penseuse Susan Leigh Foster, elle performe chorégraphiquement son genre. Mais lorsque Soa De Muse performe, est-ce qu’il est Soa ? Autrement dit : estce que cette réalité produite par Soa De Muse sur scène diffère de Soa De Muse

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qui dort, rit, mange, pisse ? Comme dans toute performance artistique de drag, sont bien sûr interrogées la masculini té et la féminité. Classiquement, mais pas systématiquement, les drag-queens font des propositions spectaculaires d’hyperféminisation de leurs attitudes et de leurs actions, non pour tourner en ridicule une femme fantasmée et caricaturale, mais plutôt pour se réapproprier les fantasmes et les caricatures dont les femmes sont souvent les objets. De facto, elles se placent en critiques plus ou moins radicales du genre dominant et toxique masculin.

Seulement, cette tentative de défini tion apparaît quelque peu réductrice par rapport à la réalité de ce que sont aujourd’hui les drags en général – et Soa en particulier. Comme le relevait l’intellectuelle américaine bell hooks, théoricienne du black feminism, dans certains univers, notamment ceux qui fondent nos représentations, « l’idée de la féminité est totalement personnifiée par la blanchité ». Or Soa est noire. Et, contrairement à ce qui est présenté dans l’iconique film documentaire sur les drag balls new-yorkais Paris is Burning, le substrat imaginaire de ses per formances n’est pas à chercher du côté de la femme blanche. Et pour cause. Tout comme Soa De Muse propose une transcendance des genres, licencieuse autant qu’acidulée, elle s’ancre aussi dans une réalité intersectionnelle. Ainsi reviennent souvent, dans son discours, les références à la Martinique dont ses parents sont originaires et où elle a vécu à la fin de son adolescence, et à la ville populaire de Saint-Denis où il réside aujourd’hui. Plus profond encore, c’est dans son art que se distille aussi cette multipli cité des appartenances qui fondent son identité artistique et individuelle. Soa De Muse chante en créole dans le film Pa norama réalisé par les Américains Ge rard & Kelly. À genoux, en train de passer l’éponge sur le sol de la grande salle coupolée de la Bourse de commerce

déte
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Tout comme Soa De Muse propose une transcendance des genres, licencieuse autant qu’acidulée, elle s’ancre aussi dans une réalité intersectionnelle.

nue par la Fondation Pinault, son chant résonne comme une résistance contre la fresque raciste et coloniale qui orne encore aujourd’hui, une dizaine de mètres plus haut, les murs du bâtiment.

C’EST ELLE, C’EST LUI

Aujourd’hui, Soa De Muse est aussi l’une des candidats (ou l’un des candidates) de « RuPaul’s Drag France », un télécrochet diffusé sur France 2, décli naison hexagonale d’une émission américaine qui consiste en un concours de drag-queens. Sans rien renier de qui il est ou d’où elle vient, disant ce qu’il a à dire quand elle veut le dire, Soa De Muse fait la démonstration que l’on peut être camp et populaire.

Le camp, c’est un terme anglais qui dé finit, pour les historiens et les critiques culturels, un ensemble complexe de pratiques ritualisées, issues d’une posi tion marginalisée et stigmatisée, et qui contribuent à déstabiliser et à dénatu raliser l’ordre social en en révélant le caractère artificiel, genré, classiste et racialisé. Dès lors, on pourrait être ten té d’affirmer que participer à des émis sions de télé mainstream exclut immédiatement Soa De Muse de ce champ. Seulement, comme l’a aussi montré Susan Sontag, c’est avant tout une pra tique interprétative et une sensibilité qui cherche à s’affranchir, par le rire et la dérision, du système dominant, hétérocentré et homophobe. C’est sur cette corde raide, entre cri tique de l’ordre dominant et acceptation des règles qui permettent de toucher un public sans cesse plus large, que Soa De Muse évolue. Il est certain qu’entre la pression du presque million de télés pectateurs de « RuPaul’s Drag Race » sur France 2 et les quelques dizaines d’habitués du cabaret La Bouche, il y a comme un grand écart. Mais Soa in vestit tous ces espaces avec une décontraction déconcertante, sans jamais transiger avec la vérité qu’il porte de son rapport au monde. C’est ce qui fait sa grande force autant que sa fragilité. Contrairement à certaines autres drags, Soa De Muse n’a pas de per

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Entre la pression du presque million de téléspectateurs de « RuPaul’s Drag Race » sur France 2 et les quelques dizaines d’habitués du cabaret La Bouche, il y a comme un grand écart.

Ou vice-versa.

sonnage différencié de lui sur scène, au sens d’une construction pour le show qui serait décorrélée de son iden tité. Soa, c’est le prénom qu’elle s’est choisi à quinze ans. Mais c’est aussi le nom qu’il porte sur scène et en dehors de la scène. C’est elle, c’est lui. Quand on l’écoute parler, on a l’impression que c’est en voulant se construire un personnage de scène que Soa s’est construit elle-même. Ou vice-versa. Mais il ne faut pas croire que ce se rait spécifique à lui : les boulots d’une banquière, d’un journaliste, d’une professeure ou d’un caissier contribuent tout autant à forger leurs identités res pectives que Soa quand il s’invente sur scène. D’ailleurs, il ne voit pas de dif férences entre « la scène » et la « vraie vie » : tout cela s’entremêle délicieuse

ment et s’enrichit mutuellement, sans discontinuité. On pose souvent la question à Soa de savoir qui se cache derrière son personnage – sans que cela ne l’agace le moins du monde. Mais il répond placide, quoiqu’amusé : « Rien d’autre que moi », sachant très bien que c’est déjà énorme. Car c’est là un des autres traits caractéristiques des drags que Soa embrasse parfaitement : la dé mesure, non pas de son ambition, mais de sa capacité à affirmer toutes les vérités du monde et à en faire des vérités pour tout le monde. C’est d’ailleurs l’une des puissances par excellence des ar tistes, qui transparaît particulièrement chez Soa De Muse : rendre sensibles et réelles des propositions que l’on n’aurait jamais imaginées possibles – ou même imaginées tout court. Au nom du « toute licence en art » d’André Breton, les artistes comme Soa réalisent l’impossible.

S’AFFRANCHIR PAR L’EXCÈS

C’est là qu’il faut aller chercher les origines de l’admiration que suscitent les drags : dans leur capacité si élégam ment fardée à s’affranchir, par le rire et le beau, le trop et l’’incroyable, des limites de l’attendu voire du convenu. C’est cela qui permet à Soa De Muse de ne pas se cacher derrière son petit doigt lorsqu’il s’agit de sortir du cadre dans lequel on l’attend. Et cela combien parce qu’elle excelle en matière

On a l’impression que c’est en voulant se construire un personnage de scène que Soa s’est construit elle-même.
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Si elle est bien là où elle est, c’est-à-dire en haut de l’affiche en ce moment, c’est parce qu’il sait que cela lui permettra de tenir la porte qu’elle a ouverte à ses amies et amis.

« d’ordureries » [des propos orduriers, mais version moulures au plafond]. Ha bilement, il entremêle les styles dans ses prises de parole. Ainsi, au dîner de gala pour le Sidaction dont le dress code voulait que les femmes portent des « robes cocktail » et les hommes des « costumes sombres », voilà Soa De Muse qui harangue la foule présente, habillée divinement d’un simple string à collier (oui oui) et d’une longue robe de chambre en tulle complètement transparente : « Y en a qui viennent du 93 ?

Personne ? Bah tu m’étonnes : allez manger vos morts ! » Forte de ces contrastes et de ces rup tures mis à littéralement à nu, Soa De Muse est un artiste. Elle le revendique haut et fort. Il refuse d’être un simple « placement de produit ». « Être drag, participer à “RuPaul’s Drag Race France”, ça me permet surtout d’utiliser des plateformes [pas les chaussures, quoique] pour montrer quel artiste je suis. » Surtout, Soa a le sens de « la famille », au sens de communauté d’ar tistes drags : si elle est bien là où elle est, c’est-à-dire en haut de l’affiche en ce moment, c’est parce qu’il sait que cela lui permettra de tenir la porte qu’elle a ouverte à ses amies et amis pour qu’ils et elles s’y engouffrent. Car il ne veut pas profiter seule du moment de célébrité qu’elle savoure avec l’émission : être drag, c’est certes être bitchy avec ses copines, mais c’est aussi et surtout ap partenir à un collectif soudé et autogéré, qui a pour objectif de pervertir jusqu’à la lie les normes de notre société bour geoisement endormie. Une chose est certaine : demain, Soa De Muse sera peut-être présidente de la République, envoyée sur la Lune, vendeur de smoothies ou juste un truc en plumes. Mais plus probablement en core, elle sera tout cela à la fois.  pablo pillaud-vivien

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« RIEN NE SERAIT PERDU, SI… »

Pierre Bourdieu n’est pas mort : les travaux du sociologue nourrissent encore la pensée critique et ses propos conservent toute leur force à notre époque. Thierry Discepolo, directeur des Éditions Agone, l’a fait parler pour Regards.

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thierry discepolo. Depuis quarante ans, l’alternance de gouvernements de « gauche » et de droite semble avoir installé, chez les « élites » politiques et économiques, une forme de consensus qu’accomplit la politique menée par Emmanuel Macron. Partagez-vous cette observation ? pierre bourdieu. Les politiques que nous avons vues à l’œuvre présentent une continuité remarquable. Amorcé dans les années 1970, au moment où commençait à s’imposer la vision néo libérale enseignée à Sciences Po, le processus de retrait de l’État s’est, en suite, affirmé de plus belle. En se ralliant, vers 1983-1984, au culte de l’entreprise privée et du profit, les dirigeants socialistes ont orchestré un profond changement de la mentalité collective qui a conduit au triomphe généralisé du marketing. Même la culture est contami née. En politique, le recours permanent au sondage sert à fonder une forme des plus perverses de démagogie. Une partie des intellectuels s’est prêtée à cette conversion collective – qui n’a que trop bien réussi, au moins parmi les di rigeants et dans les milieux privilégiés.

Le mouvement des Gilets jaunes puis l’engouement « populaire » pour Éric Zemmour se sont traduits chez nos élites libérales par une vision des petites classes moyennes et po-

pulaires en racistes, réactionnaires et homophobes. À cette défiance, les laissés-pour-compte de la Startup Nation répondent par une critique de l’État social, accusé de servir les « immigrés ». Qu’évoque pour vous ce divorce social ? C’est l’exemple par excellence de ces « déshérités relatifs » que, dans les colo nies, on appelait les « pauvres Blancs », tous ceux qui, persuadés d’être membres d’une élite, celle des ayants droit véritables, exclusifs, revendiquent le monopole de l’accès aux avantages économiques et sociaux associés à leur qualité de « nationaux », contre les « immigrés ». On peut lire, dans La Misère du monde, des témoignages pathétiques de petits agriculteurs, de petits com merçants qui s’indignent du traitement accordé aux immigrés – dont ils n’ont aucune expérience directe – et, plus largement, à ceux qui bénéficient, indû ment à leurs yeux, de l’aide de l’État : dé linquants, prisonniers, etc. Même si elles s’habillent de raisons en apparence plus rationnelles, les critiques de l’État-provi dence doivent sans doute leur succès au fait qu’elles s’enracinent souvent dans des pulsions ou des représentations de cette sorte. Où sont passées les forces capables de contrecarrer les délires xénophobes auxquels cèdent ceux qui sont plus directement affrontés aux « étrangers », soit dans la concur

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rence pour le travail, soit dans la coha bitation ? Il y a bien sûr les mouvements antiracistes, mais ils touchent surtout les générations fortement scolarisées. Que sont devenus les principes interna tionalistes de l’ancienne éducation poli tique ou syndicale ? L’effondrement des idéaux civiques de solidarité a laissé le champ libre aux égoïsmes triomphants qu’encourage l’absence de tout mes sage politique capable de proposer des raisons de vivre autres que la réussite personnelle, mesurée en salaire ou en Sicav monétaires.

Des commentateurs pressés (et intéressés) ont comparé, en termes de « populisme », la candidature du journaliste Éric Zemmour aux présidentielles de mai dernier à celle de l’humoriste Coluche au printemps 1981. Cette comparaison est-elle fondée ? La candidature de Coluche à la pré sidence de la République a été d’em blée condamnée par la quasi-totalité des professionnels de la politique sous le chef de « poujadisme ». Pourtant, on chercherait en vain dans la thématique du comique parisien la moindre trace des topiques que recense l’étude classique de Stanley Hoffmann : nationa lisme, anti-intellectualisme, anti-parisia nisme, xénophobie raciste et fascisante, exaltation des classes moyennes, moralisme, etc. Et l’on peine à comprendre

comment des « observateurs avertis » ont pu confondre le « candidat des minorités », de tous ceux « qui ne comptent pas pour les hommes politiques », les « pédés, apprentis, Noirs, Arabes », etc., avec le défenseur des petits commer çants en lutte contre « les métèques » et « la mafia apatride de trafiquants et de pédérastes ». La part des personnes interrogées qui, à défaut d’une candi dature de Coluche, voteraient pour la droite est faible (tout particulièrement parmi les ouvriers) et c’est surtout vers le PS que se reporteraient les voix (la part de ceux qui choisiraient l’absten tion étant bien sûr très forte dans toutes les catégories).

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« Où sont passées les forces capables de contrecarrer les délires xénophobes auxquels cèdent ceux qui sont plus directement affrontés aux “étrangers” ? »

Comment analysez-vous le traitement du « peuple » par les professionnels de la politique, qui cachent mal ce que le journaliste américain Thomas Frank a appelé une « haine de la démocratie » ?1

Il me semble très important de porter l’analyse sur les formes du racisme qui sont sans doute les plus subtiles, les plus méconnaissables, donc les plus ra rement dénoncées, peut-être parce que les dénonciateurs ordinaires du racisme possèdent certaines des propriétés qui inclinent à cette forme de racisme. Je pense au racisme de l’intelligence. Le racisme de l’intelligence est un racisme de classe dominante qui se distingue par une foule de propriétés de ce qu’on désigne habituellement comme racisme, c’est-à-dire le racisme petit-bourgeois qui est l’objectif central de la plupart des critiques classiques du racisme. Le ra cisme de l’intelligence est propre à une classe dominante dont la reproduction dépend, pour une part, de la transmission du capital culturel, capital hérité qui a pour propriété d’être un capital incor poré, donc apparemment naturel, inné. Le racisme de l’intelligence est ce par quoi les dominants visent à produire une « théodicée de leur propre privilège »,

1. Je pense à sa Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie, des années 1890 à nos jours, publié l’an dernier sous le titre Le Populisme, voilà l’ennemi ! (éd. Agone).

comme dit Weber, c’est-à-dire une justi fication de l’ordre social qu’ils dominent. Il est ce qui fait que les dominants se sentent d’une essence supérieure. Tout racisme est un essentialisme et le ra cisme de l’intelligence est la forme de sociodicée caractéristique d’une classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d’intelligence et qui ont pris la place, dans beaucoup de sociétés, et pour l’accès même aux posi tions de pouvoir économique, des titres anciens comme les titres de propriété et les titres de noblesse.

Bientôt quarante ans après les Propositions pour l’enseignement de l’avenir, dit « Rapport Bourdieu-Gros », délivrées par le Collège de France au président François Mitterrand, où était notamment réclamée une « autonomie des universités », on a l’impression que les réformes à l’œuvre depuis le début des années 2000 en constituent comme la dystopie, en promouvant tout un personnel moins chercheurs que chefs d’entreprise et savants qu’administratifs2. Êtes-vous d’accord avec cette vision négative ?

2. C’est d’ailleurs le portrait de cette population que donnent les sociologues Joël Laillier et Christian Topalov dans leur Anatomie d’une réforme (20042020) à paraître en septembre prochain sous le titre Gouverner la science aux éditions Agone.

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Les apparatchiks scientifico-universi taires ont instauré le règne de la médiocrité sur la médiocrité par la médiocrité. Ils se cooptent, se connaissent et se reconnaissent. Ils ont une bonne conscience extraordinaire et une aver sion viscérale de la compétence et de l’éminence. En fait, c’est toute leur petite personne qui entre dans leurs ju gements et leurs préférences : ils n’ont pas d’ego, mais ils choisissent leurs alter ego. Incarnation de l’academica me diocritas, ils pensent qu’ils sont mieux placés pour définir les fins de la re cherche que les chercheurs dont ils ont une vision pessimiste et qu’ils mettent en concurrence. Ils sont convaincus qu’ils sont à même de les inciter à tra vailler avec les armes qui sont les leurs, la subvention et « l’appel d’offres », habillés de justifications technocratico-scientifiques. Ils ne sont jamais aus si heureux que lorsqu’ils peuvent por ter des jugements « scientifiques » sur des entreprises intellectuelles, et tout spécialement celles qui les dépassent intellectuellement. Ils rêvent d’une re cherche sans chercheurs, directement gérée par les administrateurs scientifiques. Et ce rêve n’est pas loin de se réaliser : les vrais chercheurs sont ex clus par le langage qu’ils affectionnent (« enveloppe », « régulation »), par les faux objets sérieux des vastes projets technocratiques. Ainsi se crée un uni

vers où se discute et se décide la re cherche et d’où sont absents les vrais chercheurs ; un univers habité par des gens qui vont de « présidence » en « pré sidence », de « bureau » en « bureau » et ont réellement les moyens d’orienter la recherche ou, à tout le moins, les conditions matérielles et techniques de sa réalisation.

Ce diagnostic porte sur la recherche, mais que comment voyez-vous les réformes de l’enseignement ?

On parle désormais ouvertement de « marchandisation de l’éducation », et même de « marché de l’éducation ». Il est vrai que l’éducation est un marché très juteux, qui intéresse doublement l’éco nomie. Les entreprises comme marché de main-d’œuvre, le lieu où l’on produira la main-d’œuvre docile. Mais l’éducation est aussi un marché où vendre des pro duits pour former cette main-d’œuvre –en particulier des programmes informa tiques, des didacticiels, des machines à apprendre, des ordinateurs… C’est là que les professeurs devraient se réveil ler, car ce qui est en question, c’est la liquidation du professeur. J’ai suffisamment critiqué le professeur à l’ancienne pour n’être pas suspect de complicité avec l’archaïsme pédagogique. Cette marchandisation de l’éducation menace le professeur du secondaire, comme de l’enseignement supérieur, en le rédui

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sant à un rôle d’assistant de programmes d’apprentissage. Il devient une sorte de personnel d’éducation d’accompagnement… Je n’ai rien contre, par exemple, le fait d’élaborer des systèmes experts pour enseigner les mathématiques. Mais cette économie de l’éducation vise en fait à substituer peu à peu à la pédagogie traditionnelle pouvant utiliser des instruments pédagogiques techniques une pédagogie mettant les pédagogues au service d’instruments techniques –ce qui constitue un changement très important. Ce n’est pas seulement une marchandisation des instruments pé dagogiques, c’est aussi une liquidation de tous les obstacles qui font que l’acte pédagogique n’est pas une simple marchandise. C’est faire en sorte que n’importe quel professeur de n’importe quelle université de n’importe quel pays soit substituable à n’importe quel autre, substituable par un autre professeur ou par une machine.

Nous voici à nouveau sous les feux d’une mobilisation sondagière, dans laquelle la chefferie médiatique ne cache ni ses préférences, ni ses aversions. Et où le vieux jeu de l’instrumentalisation de l’extrême droite au service du cercle de la raison centriste se double d’une diabolisation de la gauche « extrême ». Aux mêmes causes, les mêmes effets ?

Devant le triste spectacle de nos médi castres politico-médiatiques, la dérision ne suffit pas. La réponse « nouvelle » qu’ils prétendent apporter à la fascisa tion d’une partie de la classe politique et de la société française est à leur image, superficielle. Ils restreignent le cercle des questions gênantes au vade-mecum habituel du futur candidat à la prochaine élection : comment préparer les législatives en cas de nouvelle dissolution ? À quel nouveau parti vaut-il mieux adhérer ? Comment rallier les voix du centre en déshérence ? etc. C’est cette conception de la politique qui est depuis plusieurs années l’alliée la plus sûre du Front national : instrumentale et cynique, plus attentive aux intérêts des élus qu’aux problèmes des électeurs, elle n’attend de solution que de la manipulation des règles du jeu électoral et médiatique. Les vraies questions sont d’une tout autre ampleur : pourquoi tant de suffrages pour les organisations qui se veulent ou se disent hors du jeu politique ? Pourquoi une partie de la droite en perdition préfère-t-elle se radicali ser ? Avec sa tentation extrémiste, la droite rejoue une partie déjà perdue par le centre et la droite allemande au début des années 1930 sous la République de Weimar. L’État impotent suscite l’in différence massive des électeurs pour la République : il est clair qu’on ne va pas voter pour répartir des prébendes, étouf

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fer des scandales, vendre des services publics au plus offrant, s’en remettre à des bureaucraties inamovibles et inaccessibles, nationales et internationales. En implosant, la droite française re tourne aux origines troubles du régime qu’elle a fondé. Quand les conservateurs ne savent plus quoi conserver, ils sont prêts à toutes les révolutions conservatrices. La persistance du suc cès électoral d’un parti comme le Front national, dont le programme appliqué ferait la ruine de ses électeurs les plus démunis, n’exprime souvent rien d’autre que l’aversion à l’égard d’un personnel politique obstinément sourd et aveugle au désarroi des classes populaires.

Malgré les promesses du gouvernement Macron, imposées par la pandémie, d’une revalorisation des métiers et des services médicaux, on doit bien constater qu’il ne s’agit que d’effets d’annonce dans une longue histoire de la destruction du système de santé…

Les politiques économiques néolibé rales qui sont imposées, au nom de la science économique, à tout l’univers, n’ont rien d’universel. Elles ne sont que l’universalisation des présupposés éthico-politiques d’une tradition histo rique particulière, celle des États-Unis. De la mise en œuvre de cette « philosophie » découle un certain nombre de conséquences directes pour le système de santé. Faute d’un minimum de ra tionalité collective, le système de soins américains est un des plus dépensiers du monde alors qu’il ne couvre pas les besoins élémentaires d’une fraction im portante de la population. L’État social dépense plus pour la santé des riches que pour la santé des pauvres et les progrès technologiques en matière de santé profitent à une frange riche. Les politiques néolibérales tendent à affaiblir considérablement le système de santé au moment même où elles contribuent à accroître considérablement les charges sociales qui lui sont assignées. Cette nouvelle ligne – de moins en moins de moyens pour des maux de plus en plus

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« La question est de savoir si ceux qui anticipent à partir de leur savoir scientifique les conséquences funestes d’une politique peuvent et doivent rester silencieux. Ou s’il n’y a pas là une sorte de nonassistance à personnes en danger. »

grands – devrait apparaître dans toute son absurdité si l’on n’avait l’arrière-pensée qu’une partie de la population souffrante aura les moyens de s’assurer les meilleurs services de santé et si l’on n’acceptait, en une matière comme la santé, l’instauration d’une rupture radicale de la solidarité.

Ces politiques visent-elles un effondrement plus global des systèmes de solidarité et de protection sociales ?

Parmi les effets les plus funestes du néolibéralisme, il faut prendre en compte le fait qu’il contribue très puissamment à affaiblir le modèle solidariste. On introduit la sanction du marché et du com merce dans le domaine de la santé au moment même où on attaque les défenses collectives, comme les syndicats ou les mutuelles, que les plus démunis pouvaient opposer, en ce domaine, à la loi du marché. Le sociologue n’a pas be soin, ici, de prendre la pose du prophète pour annoncer l’avenir qui attend les plus démunis. Il lui suffit de donner à voir ce qui se passe partout où la politique qui se met en place aujourd’hui dans les pays européens les mieux dotés de systèmes de défense collectifs a déjà fait son œuvre, comme les États-Unis, et surtout les pays d’Amérique latine les plus touchés par la nouvelle politique, tel le Brésil, avec une médecine à deux

vitesses, l’accroissement dramatique de l’écart entre les hôpitaux publics et les cliniques privées, etc. Si tout le monde s’attaquait à la tâche de rendre sensibles les conséquences en matière de santé (mais aussi de culture, d’éducation, etc.) de cette politique dont on nous chante chaque jour les vertus et la nécessité ; si les médecins les premiers, qui ne sont pas tous et toujours les plus lucides sur ce point, mais aussi tous ceux qui ont la parole dans les médias, à commencer par les journalistes, qui pèchent surtout par ignorance, par indifférence ou par conformisme, se donnaient le mot pour dire ce qu’on découvrira bientôt, mais quand il sera trop tard, et que la plupart de ceux qui parlent ne veulent pas vrai ment, rien ne serait perdu et nous pour rions peut-être sauver un système de santé vraiment universel.

On constate un repli sur leurs carrières académiques des chercheurs dépositaires d’une connaissance fondée du monde social, y compris chez les sociologues et politistes qui se réclament de votre héritage. Or ce recul laisse toute la place aux intellectuels médiatiques qui diffusent l’ordre dominant au service des dominants, et il laisse démunis celles et ceux qui en ont le plus besoin. Peuton parler d’une nouvelle « trahison des clercs » ?

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La question est de savoir si ceux qui anticipent à partir de leur savoir scientifique les conséquences funestes d’une politique peuvent et doivent rester silen cieux. Ou s’il n’y a pas là une sorte de non-assistance à personnes en danger. S’il est vrai que la planète est menacée de calamités graves, ceux qui croient savoir à l’avance ces calamités n’ontils pas un devoir de sortir de la réserve que s’imposent traditionnellement les savants ? Il y a dans la tête de la plupart des gens cultivés, surtout en science sociale, une dichotomie qui me paraît tout à fait funeste : la dichotomie entre scholarship et commitment – entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui est fait selon des méthodes savantes à l’intention d’autres savants, et ceux qui s’engagent et portent au-dehors leur savoir. L’opposition est artificielle et, en fait, il faut être un savant autonome qui travaille selon les règles du scholarship pour pouvoir produire un savoir engagé, c’est-à-dire un scholarship with com mitment. Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la communauté savante. Autrement dit, il faut faire sauter un certain nombre d’oppositions qui sont dans nos têtes et qui sont des manières d’autoriser des démissions : à commencer par celle du savant qui se replie dans sa tour d’ivoire.

Le savant trouve dans cette tour d’ivoire un peu trop de confort intellectuel ?

La dichotomie entre scholarship et com mitment rassure le chercheur dans sa bonne conscience car il reçoit l’appro bation de la communauté scientifique. C’est comme si les savants se croyaient doublement savants parce qu’ils ne font rien de leur science. Cette réserve, cette fuite dans la pureté a des conséquences sociales très graves. Des gens payés par l’État pour faire de la recherche de vraient garder soigneusement les résul tats de leurs recherches pour leurs col lègues ? Il est tout à fait fondamental de donner la priorité de ce qu’on croit être une découverte à la critique des collè gues, mais pourquoi leur réserver le sa voir collectivement acquis et contrôlé ? Il me semble que le chercheur n’a pas le choix aujourd’hui : s’il a la conviction, par exemple, qu’il y a une corrélation entre les politiques néolibérales et les taux de délinquance, et tous les signes de ce que Durkheim aurait appelé « l’anomie », comment pourrait-il ne pas le dire ? Non seulement il n’y a pas à le lui reprocher, mais on devrait l’en féliciter.  propos recueillis par thierry discepolo

Toutes les réponses de Pierre Bourdieu sont extraites de Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, (éd. Agone, 2022).

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