Cinéma documentaire CIN-2104 Mercredi 16h à 19h Chargé de cours Rémy Besson
Changer de point de vue
Christiane et Monique. Lip V
Kanehsatake, 270 ans de résistance Maxime Cervulle et Nelly Quemener, « Identité », dans Cultural studies: Théories et méthodes, Paris, Armand Colin, 2015, p. 38-51.
Enjeux de la séance Les études culturelles sont une manière de critiquer les présupposés des différentes disciplines qui composent les sciences humaines et sociales. Elles montrent la façon dont ces disciplines qui se présentent comme étant objectives sont, en fait, situées dans le temps et dans un espace social donné. Il s’agit de faire apparaître que les normes qui les régissent ne sont pas neutres. Le regard qu’elles portent sur la société est orienté. Ce que je vais essayer de faire dans le cadre de cette séance, c’est de montrer en quoi, ce regard critique nous fournit également des outils méthodologiques afin d’appréhender le cinéma documentaire. Cela va nous permettre de montrer en quoi le point de vue perçu comme « objectif » ou « neutre » dans certains documentaires est, en fait, toujours orienté. Cela revient aussi à se poser la question de la dimension performative des films documentaires. Sont-ils tout autant des représentations d’une société que des manières de la changer?
Lien avec le cours précédent Des usages des archives au regard postcolonial.
À quoi porte-t-on attention?
Captures d’écran issues de Images d’Orient - tourisme vandale. Réalisé par Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. 2001.
Séance est une forme de critique interne du cours Cinéma documentaire tel qu’il a été proposé jusqu’à présent Dans le plan de cours, il était notamment écrit: Ainsi des documentaires de Michel Brault, Frances et Robert Flaherty, Ari Folman, Werner Herzog, Joris Ivens, Claude Lanzmann, Spike Lee, Chris Marker,Errol Morris, Alanis Obomsawi, Rithy Panh, Pierre Perrault, Sarah Polley, Alain Resnais, Carole Roussopoulos, Jean Rouch, Dziga Vertov et Frederick Wiseman sont analysés. En note: La sous-représentation des femmes dans cette liste fera l’objet d’une discussion (cours 9).
Traitement différent d’un même sujet dans deux films: Redoublé par des approches différentes dans le cadre du cours
Mettre l’accent sur la technique, les usages créatifs des archives, le rôle des dispositifs filmiques, des questions épistémologiques conduit à s’intéresser à des questions différentes de celles des études culturelles. Le modèle des études culturelles aurait pu servir de prisme afin de structurer les différentes séances du cours (cela aurait pu être le cas notamment dans une université anglophone). Il ne s’agit pourtant pas de considérer que l’approche culturaliste est la seule à être pertinente, mais qu’il est important d’être conscient des choix qui sont faits… et peut-être de la nécessité d’articuler ces perspectives entre elles!
Les études culturelles Les débuts: école de Birmingham Au départ dans les années 1960, les études culturelles se distinguent surtout des approches marxistes qui sont, elles, centrées sur les déterminants économiques. Il s’agit principalement de s’intéresser aux pratiques culturelles (loisirs, habillements, langage, etc.) des classes populaires. La culture des jeunes – comme nous l’avons vu à travers The Lambeth Boys (Reisz, 1958) – est également étudiée. Cela revient à dire que ces groupes ne sont pas entièrement dominés économiquement et culturellement (reproduction de ce qui est dit dans les classes et les médias dominants) et qu’ils ont des pratiques qui leur sont propres. Les notions de « manière de faire » et d’ « agentivité » [agency] rendent compte de cela. Nous avons vu cela à travers l’approche d’Edgar Morin et de sa question: êtes-vous heureux? Il revenait également sur ce point dans le documentaire Chronique d’un regard, réalisé par Céline Gailleurd et Olivier Bohler. Il insiste également sur sa volonté de filmer le travail des ouvriers pour montrer leur culture. Les deux aspects sont bien liés pour lui.
La culture ?
La culture est ici entendue comme un ensemble de pratiques sociales qui produisent des significations et participent de nos manières d'appréhender le monde. Elle recouvre bien plus que les productions symboliques* et comprend les styles et modes de vie, les identités, les performances du quotidien et l'esthétique ordinaire (Cervulle et Quemener, p. 2). * Cela signifie que la culture ne correspond pas seulement au domaine de la culture et des arts, mais plutôt à une manière de considérer le fait de vivre ensemble. Dans les études culturelles, c’est bien plus, la question des groupes culturels qui est centrale. Comme l’écrivent, Cervulle et Quemener « les Cultural Studies en viennent à être perçues comme une véritable théorie de l’identité et de la différence » (p. 32).
Nouveaux sujets collectifs La revendication d’une identité comme fondement d’une mobilisation politique a fait surgir dans l’espace de la critique de nouveaux sujets collectifs (Cervulle et Quemener, p. 32). Au-delà des classes populaires et de la culture des loisirs: Mouvements noirs Mouvements féministes Mouvement gai et lesbien Mouvements Queers Mouvements postcolonialistes Ces mouvements (et les études qui leur sont liées) ne portent pas principalement sur la représentation des noirs, des ex-colonisés, des femmes, des LGBTQ, mais sur leur place dans la société. Cependant la question du visuel est bien souvent considérée comme étant centrale. La Culture visuelle [Visual culture studies] prend en charge cet aspect du sujet. La place des filmographies non occidentales est ainsi considérée avec beaucoup d’attention. Et, la notion de documentaire est, elle-même, contestée. Elle n’a pas le même sens en Europe, en Amérique du Nord qu’au Japon (ce que nous verrons avec Suzanne Beth lors d’une prochaine séance) ou en Afrique.
Le mouvement féministe s’articule avec le postcolonialisme et les luttes sociales Une critique adressée aux études culturelles est de conduire à sous-estimer les contraintes d’ordre économique. Ainsi, si le féminisme conduit à ce que seules les femmes aisées soient représentées, le problème n’est que déplacé. Cependant, ces deux dimensions peuvent être articulées. Une critique adressée est d’assigner aux individus une identité unique. Ainsi, si le féminisme conduit à ce que seules les femmes blanches soient représentées, le problème n’est que déplacé. Cependant, rien n’empêche de considérer des identités plurielles, voire fluides. On parle alors d'enjeux intersectionnels. Christiane et Monique. Lip V. Réalisé par Carole Roussopoulos. 1976 Pour aller plus loin, lire Sandra Harding, The Feminist Standpoint Theory Reader, Routledge, New York/Londres, 2003
Traitement différent d’un même sujet dans deux films Dans Crisis (Drew), que nous avons étudié lors du cours sur le cinéma direct, les étudiants noirs sont les spectateurs de leur propre destin. Leur capacité d’agir n’est pas mise en scène. L’événement historique raconté (entrée d’étudiants noirs dans une université du Sud) est alternativement raconté du point de vue de la famille Kennedy et du Gouverneur républicain George Wallace. Four Little Girls (1997) porte sur un attentat raciste qui a coûté la vie à quatre adolescentes noires de Birmingham en septembre 1963. Réalisé par Spike Lee, il présente le point de vue des familles et la lutte des noirs pour mettre fin à la ségrégation dans le sud des États-Unis. Une séquence aborde le rôle du chef de la police de la ville et du Gouverneur Wallace. Cette fois son point de vue est mis à distance et critiqué par les noirs eux-mêmes.
Notion de point de vue Dans le film de Spike Lee, c’est le point de vue de la communauté noir qui est explicitement pris. Cela rejoint la théorie du point de vue [Standpoint Theory]. Le principe consiste à changer de point de vue de manière à prendre de la distance et critiquer le mode d’interprétation dominant dans une société donnée. Les études culturelles correspondent à une approche critique de la société et des sciences humaines: As Donna Haraway famously put the point (…) the subject of knowledge claims was to be an idealized agent who performed the « God trick » of speaking authoritatively about everything in the world from no particular location or human perspective at all. Worst of all, the science’s commitment to social neutrality disarmed the scientifically productive potential of politically engaged research on behalf of oppressed groups and, more generally, the culturally important projects of all but the dominant Western, bourgeois, white-supremacist, androcentric, heteronormative culture. Sandra Harding, The Feminist Standpoint Theory Reader, Routledge, New York/Londres, 2003, p. 4-5.
Cette théorie du point de vue se retrouve dans le cinéma documentaire Cette notion nous l’avons déjà abordée quand nous avons étudié le cinéma anthropologique. Il s’agissait de se poser la question de la légitimité de l’anthropologue à porter un regard sur l’autre. Je me limite ici à deux exemples. La prise de conscience très récente du National Geographic et l’anthropologie du tourisme dans Cannibal Tours. (…) until the 1970s National Geographic all but ignored people of color who lived in the United States, rarely acknowledging them beyond labourers or domestic workers. Meanwhile it pictured “natives” elsewhere as exotics, famously and frequently unclothed, happy hunters, noble savages—every type of cliché. Unlike magazines such as Life, Mason said, National Geographic did little to push its readers beyond the stereotypes ingrained in white American culture. [en ligne] https://www.nationalgeographic.com/magazine/2018/04/fromthe-editor-race-racism-history/
Cannibal Tours. Réalisé par Dennis O'Rourke. 1988
Cette théorie du point de vue se retrouve dans le cinéma documentaire Retourner la caméra
La crise d’Oka émerge en lien avec un projet immobilier et l'extension d'un golfe qui sont approuvés par la mairie d'Oka. Ces projets empiètent sur une pinède qui appartient au territoire Mohawks. La zone devient le lieu d'affrontements. En juillet, par solidarité avec les Mowaks d'Oka, la Société des Guerriers de Kahnawake bloque le pont Mercier. Durant l'été 1990, les Mohawks se replient vers un centre de désintoxication qui est rapidement encerclé par l'armée. Les enjeux portent sur la légitimité de l'état à faire régner l'ordre sur un territoire sur lequel sa légitimité est contestée. Il s'agit également de contester la libre circulation des personnes sur ce territoire.
Kanehsatake, 270 ans de résistance. Réalisé par Alanis Obomsawin. 1993.
Enfin, dans le film, c'est surtout la question du point de vue qui est mis en scène. En effet, les images ne sont pas tournées du point de vue de l'armée (caméra embarquée) ou du point de vue des médias, mais du point de vue des Mohawks. La présence de caméra est prise en compte dans la gestion de la crise. Savoir qui produit les images du conflit est un enjeu central du conflit lui-même.
Cette théorie du point de vue se retrouve dans le cinéma documentaire Retourner la caméra: un regard oppositionnel* Ce film est exemplaire, car il rend compte d’un double changement de point de vue. Une étude centrée sur le sujet abordé permet d’identifier que le traitement est différent. Ce n’est pas le point de vue des Occidentaux sur les premières nations, mais un discours produits par une réalisatrice issue du groupe. Elle fait le récit de leur lutte depuis leur point de vue. Une étude centrée sur la forme prise par le film conduit à identifier que ce renversement de point de vue se traduit par la production d’images singulières. En effet, le renversement de point de vue n’est pas seulement audible dans le discours porté sur l’événement (crise d’Oka), il est visible dans le film. La caméra portée à l’épaule donne à voir des images depuis l’intérieur du lieu où les Mohawks luttent. Il y a donc un renversement du point de vue, mais aussi du Regard [gaze]. * Cette notion est développée par Bell Hooks, Black Looks. Race and representation, Boston, South East End Press, 1990.
Notion de point de vue et notion de Regard [gaze] La notion de Regard [gaze] est plus réflexive que celle de point de vue. Il ne s’agit pas seulement de changer de point de vue sur la réalité sociale observée. Il s’agit principalement de changer de point de vue sur les représentations de la cette réalité sociale. Les études culturelles portent alors sur la publicité, la photographie, la bande dessinée, le cinéma, les séries télévisées, l’usage des images dans les réseaux sociaux, etc. Dans les études féministes, le Regard masculin [male gaze] correspond à l’imposition d’un point de vue masculin hétérosexuel sur un sujet. Ce regard se traduit par une manière filmer le corps des femmes en l’objectivant (considérant celui comme un objet de désir). C’est ce Regard qu’il s’agit de mettre à distance et à critiquer. Dans les études postcoloniales, la notion de Regard est également utilisée. C’est très précisément ce « gaze » colonialiste dans les images tournées en Indes que Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi cherchaient à mettre à distance et à critiquer dans Images d’Orient - tourisme vandale. Il s’agit de « décoloniser des esprits » comme l’expliquent Cervulle et Quemener.
Regard [gaze] vs. Point de vue [Standpoint] Un cas à questionner (1) Le film Miss Representation (Jennifer Siebel Newsom, 2011) est clairement réalisé du point de vue des femmes. Il vise à dénoncer leur objectivation dans les médias dominants. La voix off qui porte le récit est très claire sur ce point.
Cependant, le film peine à s’extraire du Regard masculin. La monstration des corps féminins comme objet (qui est dénoncée par la voix off) est utilisée dans un but spectaculaire. En somme, à plusieurs reprises, le film reproduit certains des codes visuels qu’il dénonce. Le point de vue explicitement avancé par le commentaire entre ainsi en contradiction avec les choix effectués au niveau sonore et surtout visuel.
Regard [gaze] vs. Point de vue [Standpoint] Un cas à questionner (1) C’est là où on retrouve un questionnement sur les usages créatifs/ mésusages des archives, sur le choix des dispositifs filmiques, sur des questions de montage, mais aussi sur des notions telles que l’authenticité ou l’effet de réel. En effet, le cinéma documentaire n’est pas uniquement une modalité de transmission d’un discours (point de vue) qui vise à faire changer la société, c’est aussi une manière de créer des formes afin de porter ou mettre à distance un regard [gaze] sur un sujet. La création dans le domaine du documentaire passe par une interrogation sur les images qui sont données à voir dans le film lui-même.
Regard [gaze] vs. Point de vue [Standpoint] Un cas à questionner (2)
Cela fait un choc, à l’âge de 6 ou 7 ans, alors que vous étiez du côté de Gary Cooper contre les indiens, de découvrir que les indiens, c’est vous. Cela fait un choc de découvrir que votre pays de naissance, auquel vous devait votre vie et votre identité, n’a jamais, dans son système de fonctionnement, créé de la place pour vous.
Je ne suis pas votre nègre. Réalisé par Raoul Peck. 2016. Time code: 9 min. 44 à 16 min. 30 sec.
Pour conclure, dans le domaine du cinéma documentaire, il ne s’agit pas seulement de changer de point de vue, mais également de changer de Regard. C’est tout du moins ce à quoi nous avons commencé à réfléchir ensemble.