Cinéma documentaire CIN-2104 Mercredi 16h à 19h Chargé de cours Rémy Besson
Anthropologie et cinéma vérité
Séverine Graff, « “Cinéma-vérité” ou “cinéma direct” : hasard terminologique ou paradigme théorique ? », Décadrages, 18, 2011, p. 32-46.
Plan de la séance Cinéma-vérité
1
Un moment de l’histoire du cinéma Cinéma direct Changement technique
Cinéma-vérité
2
Changement technique
Changement de discours
3
Cinéma direct et cinéma-vérité au tournant des années 60 « Cinéma direct », « Cinéma-vérité », « Candid Eye », « Living Camera », « Cinéma-sincérité », « Cinéma-authenticité », « Ciné ma vérité » : dans le domaine du cinéma non-fictionnel, le début des années 1960 se distingue par de nombreuses innovations techniques (caméra 16mm légère et silencieuse, magnétophone synchrone), mais aussi terminologiques et théoriques.
Graff, Séverine. «"Cinéma-vérité" ou "cinéma direct" : hasard terminologique ou paradigme théorique ? » . Décadrages, 18 [en ligne]
Séquence d’ouverture du film manifeste du Cinéma vérité: Chronique d’un été. 1961.
Un moment dans la trajectoire d’Edgar Morin 1
Un moment de l’histoire du cinéma
Cinéma-vérité
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Changement technique
Changement de discours
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Renouveler les pratiques Même constat qu’au Québec Le cinéma-vérité était dans l’impasse. Ce qu’il pouvait saisir, c’était les travaux et les gestes des champs ou de l’usine, c’était le monde des machines et de la technique, c’était les grandes masses humaines en mouvement. C’est dans cette direction que se sont engagé soit Joris Ivens, soit l’école documentariste anglaise de Grierson.
Le texte est aussi un manifeste
Edgar Morin et le cinéma
Morin, Edgar. Le Cinéma ou l’homme imaginaire. Paris: Édition de Minuit. 1956.
Le rapport au cinéma anthropologique 1
Un moment de l’histoire du cinéma
Cinéma-vérité
2
Changement technique
Changement de discours
3
Y a-t-il quelque chose de changé depuis quelques années? Nous avons eu l’impression, à Florence, qu’il y avait un nouveau mouvement pour réinterroger l’homme par le cinéma, aussi bien dans The Lambeth Boys, document sur ces clubs de jeunes à Londres (primé à Tours). On the Bowery, documents sur les ivrognes d’un quartier de New York, The Hunters, document sur des chasseurs bushmen, et bien entendu les films déjà bien connus de Jean Rouch.
Dernière sÊquence de Marshall, John. The Hunters. 1958
https://archive.org/details/huntersfilmpart2
Une anthropologie visuelle réflexive Éviter l’anachronisme! Ce qui est inacceptable pour lui [celui qui pratique l’anthropologie visuelle] est le point de vue unique, exclusif et asymétrique porté sur les cultures des autres, lesquels, n’étant plus acteurs mais agis, deviennent de simples supports de projections occidentalisantes. Ce point de vue unique, qui recèle une charge d’une extrême violence, doit être qualifié de colonial. C’est du moins ainsi que de nombreux groupes ethnologisés le perçoivent aujourd’hui. Ils acceptent de moins en moins d’être traités en objet (d’étude) et revendiquent – un droit de regard et de parole. Laplantine, François. « L’expérimentation anthropologique ». Dans Francine Saillant (dir.). Réinventer l’anthropologie. Liber: Montréal, 2009, p. 233-34.
Éviter l’anachronisme! Mais aussi de tout relativiser
Quoi qu’il en soit, une version filmée sera toujours la version synthétique du réalisateur, quand bien même s’efforcerait-il d’adopter le point de vue de ses hôtes (…) Ce qui a changé depuis les années 1970, c’est le renoncement à l’idée du point neutre; c’est l’abandon d’une position en surplomb, qui permettrait de décrire « objectivement » un événement. Colleyn, p. 145.
Film anthropologique: Une forme devenue impossible?
Pour certains auteurs, un film ethnographique n’est jamais autre chose qu’une construction visant à creuser la distance entre un Je-voyeur tout puissant et un autre subalterne. Colleyn, p. 143.
Film anthropologique: Une forme devenue réflexive
La plupart des chercheurs qui recourent à la caméra savent qu’ils recourent à la caméra ou au caméscope savent que réaliser un film « ethnographique » est un exercice discursif. Colleyn, p. 145.
Film anthropologique: Une forme devenue performative
rescénarisation assumée
illusion de transparence
[L’anthropologie pratiquée au cinéma] peut procéder à une autre mise en scène, à une remise en scène c’est-à-dire à une mise en question des scènes qui se présentent comme naturelles et évidentes, mais qui sont presque toujours en fait normalisantes. Or cette remise en scène (que l’on peut aussi qualifier de rescénarisation, voire de contrescénarisation procédant à une dénormalisation de ce qui paraissait normal) peut être appelée réalisme (ou plus exactement néoréalisme). Laplantine, p. 233.
Film anthropologique: Une forme devenue (depuis longtemps) performative Le cinéma est « performatif » (…). Jean Rouch a été l’un des premier à souligner ce caractère créatif du cinéma documentaire. Exemple: la présence de la caméra créé un espace d’expression. Un rituel, ou un organe politique, a déjà son metteur en scène plus ou moins centralisé en la personne d’un prêtre ou d’un groupe de prêtres. (…) Le film est donc une représentation de représentation, mais la représentation première est, plus ou moins selon les cas, ouverte à une série d’improvisation. Colleyn, p. 144.
Jean Rouch: un réalisateur reconnu
Portrait d'un groupe de jeunes nigériens coconstruit avec eux. Travail sur la voix off (pas sur le direct).
Les Maîtres fous. Réalisé par Jean Rouch. 1955. Film sur les rituels Haukas au Niger. Représentation de la transe. Prix Louis-Delluc en 1958 Moi, un noir. Réalisé par Jean Rouch. 1958.
Au-delà des films ethnographiques, Morin identifie des réalisateurs qui s’intéressent à la représentation des interactions sociales quotidiennes.
Y a-t-il quelque chose de changé depuis quelques années? Nous avons eu l’impression, à Florence, qu’il y avait un nouveau mouvement pour réinterroger l’homme par le cinéma, aussi bien dans The Lambeth Boys, document sur ces clubs de jeunes à Londres (primé à Tours). On the Bowery, documents sur les ivrognes d’un quartier de New York, The Hunters, document sur des chasseurs bushmen, et bien entendu les films déjà bien connus de Jean Rouch.
Séquence d’ouverture de On the Bowery. Réalisé par Lionel Rogosin. 1957.
The Lambeth Boys tente, cette fois, de nous montrer ce que sont vraiment des jeunes, dans leurs loisirs. Ceci n’a pu être obtenu que par l’observation participante, l’intégration du cinéaste dans le club des jeunes et au prix de mille imperfections, ou plutôt de l’abandon des règles du cadrage. (…) On pressent que le documentaire veut quitter le monde de la production pour nous montrer le monde de la consommation.
Extrait de The Lambeth Boys. Réalisé par Karel Reisz .1958.
Le rapport au cinéma documentaire anthropologique
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Un moment de l’histoire du cinéma
Cinéma-vérité
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Changement technique
Changement de discours
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Le nouveau cinéma-vérité qui se cherche, possède désormais sa camérastylo, qui permet à un auteur de rédiger seul son film (caméra 16mm et magnétophone portatif). Il a ses pionniers, qui veulent pénétrer au delà des apparences, des défenses, entrer dans l’univers inconnu du quotidien.
(…) Peut-on maintenant espérer des films aussi vraiment humains sur les ouvriers, les petits bourgeois, les petits bureaucrates, les hommes et les femmes de nos énormes cités? (…) Le cinéma ne peut-il être un des moyens de briser cette membrane qui nous isole chacun les uns des autres dans le métro ou dans la rue, dans l’escalier de l’immeuble?
Franchissement du seuil: Ou l’impossibilité de parler dans la rue
Séquence d’ouverture de On the Bowery. Réalisé par Lionel Rogosin. 1957.
Séquence d’ouverture de Chronique d’un été. 1961.
+ Séquence avec Marceline Loridan qui marche dans les rues de Paris.
Une rupture d’ordre technique: cinéma léger Caméra légère et silencieuse portée à l’épaule et son enregistré en parallèle des images, l’objectif du cinéma direct était tout à la fois de capter la parole et de rendre visible les corps des individus dans leurs activités les plus habituelles. Refusant les équipes trop nombreuses, l’éclairage artificiel, le commentaire omniscient, le scénario préétabli, le cadre fixe, en somme, « l’esthétique figée des beaux documentaires » (p. 79.), ils ont progressivement choisi d’assumer une certaine forme de subjectivité, afin de filmer sur le vif une histoire du quotidien.
Dimension vue en cours la semaine dernière
Un cinéma léger, mais pas si « synchrone »
Chronique d'un film. Réalisé par François Bucher. 2013.
Mais est-ce que le cinéma-vérité est principalement une rupture technique?
Le rapport au cinéma documentaire anthropologique
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Un moment de l’histoire du cinéma
Cinéma-vérité
2
Changement technique
Changement de discours
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Par la question « comment vis-tu? » Edgar Morin poursuit, avec les moyens du cinéma, la réflexion qu’il a engagé depuis plusieurs années sur la société des loisirs et sur le rapport des occidentaux à leurs mythes quotidiens. Cela revient à dire qu’il poursuit un enjeu sociologique, ou plus justement à l’articulation entre sociologie et anthropologie. Il fait cela en proposant d’adopter un dispositif filmique (mode de tournage dans ce cas) particulier.
Une autre piste: la commensalité
Morin, Edgar. Propos recueillis par Monique Peyriere. 19 octobre 2012 Séquences issues de Chronique d’un regard. Réalisé par Céline Gailleurd et Olivier Bohler. 2014.
Qu’on ne se trompe pas. Il ne s’agit pas seulement de donner à la caméra cette légèreté du stylo qui permet au cinéaste de se mêler à la vie des hommes. Il s’agit en même temps de tenter un effort pour que celui qui est filmé se reconnaisse dans son propre rôle. (…) Il est donc possible à la manière du sociodrame*, de permettre à chacun de jouer sa vie devant la caméra. Et comme dans un sociodrame, ce jeu a valeur de vérité psychanalytique, c’est-à-dire qu’effleure à la surface des rôles ce qui, précisément, est caché ou refoulé, la sève même de la vie que nous cherchons partout et qui, pourtant, est en nous. *Méthode psychothérapeutique par laquelle un groupe choisit et met en scène une situation qui est commune à ses membres (wiki).
Séquence du « sociodrame » de Come Back Africa. 1959.
Séquence de « sociodrame » issue de Chronique d’un été. 1961.
Séquence métadiscurive issue de Chronique d’un été. 1961.
Le rapport au « cinéma direct »
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Un moment de l’histoire du cinéma
Cinéma-vérité
2
Changement technique
Changement de discours
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Le rapport au « cinéma direct » L’hypothèse de départ de Le Cinéma-vérité est que si cette expression désigne aujourd’hui un moment d’innovation technologique, cette définition n’a rien de naturel ou d’objectif. Elle résulte, en fait, d’une construction d’ordre cinéphilique, social et politique (souvent rétrospective), dont il est possible de faire l’histoire depuis 1960 jusqu’à aujourd’hui. Sans concession, l’auteure note, « ce mythe a une histoire et une existence propres et [il] ne doit être confondu avec le matériel effectivement disponible durant la première moitié des années 1960 » (p. 241). Morin et Rouch ont un goût prononcé pour la controverse (y compris entre eux). Il s’en serve pour promouvoir le film, leur vision du cinéma et l’expression Cinéma-vérité.
Le rapport au « cinéma direct »
Dès le début de l’année 1962, il y a un véritable écart, entre la manière dont les films sont réalisés (souvent avec des techniques ni synchrones, ni légères) et le récit critique qui est produit à partir d’eux (justement axé sur la combinaison du son synchrone et de la caméra légère). Au tournant de l’année 1963, le cinéma-vérité devient alors synonyme d’un « effacement du cinéaste devant la réalité » (p. 188) et d’une croyance dans la transparence du média. L’idée selon laquelle la vérité constitue quelque chose vers quoi la mise en place de divers dispositifs filmiques permet de tendre est rendue incompréhensible. Les principes de Morin sont donc détournés, ou plus justement remplacés, par l’idée qu’une nouvelle technologie – la possibilité de synchroniser le son et l’image via un Nagra et une caméra portable à l’épaule – permet un accès renouvelé à la réalité.
Le rapport au « cinéma direct »
Ce changement de perspective conduit à l’avènement progressif de la notion, plus consensuelle, de « cinéma direct » (…) Durant la seconde moitié des années 1960, il n’est plus question d’adopter un nouveau point de vue pour appréhender le monde, ce qui correspond à l’enjeu de départ (1960), mais d’utiliser un nouveau matériel pour capter sur le vif ce qui se passe dans l’espace public. Les notions de fidélité et d’authenticité prennent alors une importance centrale.
Pour une anthropologie réflexive Cinéma-vérité
Cinéma direct
rescénarisation assumée
illusion de transparence
[L’anthropologie pratiquée au cinéma] peut procéder à une autre mise en scène, à une remise en scène c’est-à-dire à une mise en question des scènes qui se présentent comme naturelles et évidentes, mais qui sont presque toujours en fait normalisantes. Or cette remise en scène (que l’on peut aussi qualifier de rescénarisation, voire de contrescénarisation procédant à une dénormalisation de ce qui paraissait normal) peut être appelée réalisme (ou plus exactement néoréalisme). Laplantine, p. 233.