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Cinéma documentaire CIN-2104 Mercredi 16h à 19h Chargé de cours Rémy Besson


Émergence et contestation de la notion de documentaire

Misère au borinage

François Niney, « Ch. 2 : Que signifie documentaire ? et Ch. 3 : Genre de film ou propriété du cinéma ? », dans Le Documentaire et ses faux-semblants, Paris, Klincksieck, 2009, p. 13-20.


Lecture de la note d’intention Questionnements 1) Est-ce qu’il y a quelque chose dans le contenu des images qui permet de dire qu’elles sont documentaires ? Propriété de l’image 2) Est-ce que le terme « documentaire » est, au contraire, un fait de discours, c’est-à-dire que l’on peut désigner ainsi les films qu’une société est prête à appeler de cette manière ? Étude des discours 3) À la croisée de ces deux axes de questionnement, s’agit-il plutôt d’identifier une expérience particulière vécue par les spectateurs de films désignés comme étant des documentaires ? Expérience du public 4) Est-ce que c’est le travail des chercheurs qui permet d’attribuer à certaines images une valeur documentaire une fois qu’elles ont été documentées (recherche en archives, entretiens avec l’équipe du film, etc.) ? Recherche documentaire


Source, enregistrement, preuve ? La Sortie de l’usine Lumière à Lyon. Réalisé par Louis Lumière. 1895.

Idée directrice est que le documentaire, contrairement au documentaire d’animation (cf. 1re séance), il y a une définition du documentaire qui revient à dire qu’il s’agit d’une propriété du cinéma. Il y a, dans le fait d’enregistrer mécaniquement quelque chose du réel qui s’est déroulé devant la caméra, une dimension documentaire du média. Cela signifie que le film est un document (l’inscription d’une information sur un support), une source pour écrire l’histoire, un enregistrement qui doit être le plus authentique possible et, sous certaines conditions, une preuve qui peut être présentée lors d’un procès.


Retour sur un cas issu du texte de Bazin: La scène de pêche au morse dans Nanook.

Source pour l’historien, Enregistrement authentique, Preuve pour un procès? Il faut seulement que l’unité spatiale de l’événement soit respectée au moment où sa rupture transformerait la réalité en sa simple représentation imaginaire (Bazin, p. 59).


La médiativité du cinéma se situe du côté de l’enregistrement

Il existerait donc une sorte de négativité documentaire, le film de ce type se construisant sur l'affirmation consensuelle d'un refus : celui de la fiction. Ce que le film nous montre doit sembler dépourvu de toute manipulation susceptible d'être attribuée à l’ “illusionnisme” fictionnel. S'il y a manipulation, ce doit être dans le seul et unique but de mieux servir la cause de l'authenticité référentielle, la cause d'une réalité fidèlement captée par un “regard témoin”, et non pas, comme la fiction le fait, par le “regard complice” d'une préparation fictionnellement organisée, scénarisée, du profilmique. André Gaudreault et Philippe Marion, « Dieu est l’auteur des documentaires…. » Cinémas, 4/2, 1994, p. 17


Au contraire, aujourd’hui, on va se demander :

Est-ce que c’est le travail des chercheurs qui permet d’attribuer à certaines images une valeur documentaire une fois qu’elles ont été documentées (recherche en archives, entretiens avec l’équipe du film, etc.) ? (question présentée dans le plan de cours)


Avant de tourner la première séquence, qui devait être celle de la chasse aux morses, Flaherty avait bien précisé à Nanouk que ce qui l’intéressait c’était l’image des morses et non leur viande; et que lui et ses hommes pourraient être contraints de renoncer à leur proie si le travail de prises de vue l’exigeait. Nanouk avait promis à Flaherty que le film passerait en premier, et que pas un harpon ne serait lancé sans que celui-ci n’en donne l’ordre. C’était au chasseur de s’effacer devant l’opérateur, plutôt que l’inverse.

Gilles Delavaud, « La mise en scène documentaire : Flaherty et Vertov metteurs en scène », La mise en scène. De Boeck Supérieur, 2000, p. 235.


Le documentaire, chez Flaherty, est moins affaire d’authenticité que de reconstitution

Au stade du tournage, ce peut être, pour des raisons techniques, la construction d'un décor (…) la construction d'un igloo dont on a découpé le dôme pour laisser entrer la lumière (obligeant par conséquent les acteurs à se déshabiller dans le froid), et suffisamment grand pour permettre à la caméra d'avoir le recul nécessaire (op. cit. p. 235).


Le documentaire, chez Flaherty, est moins affaire d’authenticité que de reconstitution Cela est vrai pour Nanook, mais aussi pour L’Homme d’Aran

Flaherty a fait bâtir une maison traditionnelle avec un toit de chaume et une cheminée dotée d'une voûte, que son assistant avait récupérée dans une maison en ruine, puis reconstruite (op. cit. p. 237).


Le documentaire, chez Flaherty, est moins affaire d’authenticité que de reconstitution

Mais plus fondamentalement, l'idée de reconstitution définit le projet même du film, et en informe tous les aspects (aussi bien le développement du scénario que la caractérisation des personnages). En tournant Nanouk, Flaherty s'est attaché à la reconstitution d'un mode de vie qui, comme on sait, était au moment du tournage en grande partie révolu (op. cit. p. 235).


Le documentaire, chez Flaherty, est moins affaire d’authenticité que de reconstitution Cela est vrai pour Nanook, mais aussi pour L’Homme d’Aran

Tout comme les scènes de chasse dans Nanouk, la chasse au requin-pèlerin, dans L'Homme d'Aran, est une recréation, et même une résurrection. Il s'agissait, en effet, d'une pratique ancestrale, abandonnée depuis soixante ans, et qu'aucun des acteurs, par conséquent, n'avait pu connaître. Une longue enquête fut nécessaire auprès des anciens de l'île pour recueillir les informations indispensables concernant aussi bien les méthodes d'approche que l'outillage nécessaire et les gestes propres à la technique du harponnage (op. cit. 238).


Le documentaire, chez Flaherty, est moins affaire d’authenticité que de reconstitution Cela est vrai pour Nanook, mais aussi pour L’Homme d’Aran

Cette reconstitution, elle passe par l’identification de personnages, qui sont repérés lors de casting, car ils correspondent à des types que Flaherty a en tête pour représenter l’altérité (culturelle et temporelle). Cela est vrai pour Nanook, mais aussi pour L’Homme d’Aran, film, dans lequel la famille (père, mère et enfant) a été créée pour les besoins du tournage. Cette reconstitution, elle passe aussi dans le cinéma de Flaherty par la constitruction d’un rapport singulier entre l’homme et la nature. Il est ici question du mythe romantique de la lutte de l’homme contre les éléments et du caractère interporel (la nature ne change) de ce rapport. Flaherty est en quête de l’homme qui n’est pas encore moderne. Il y a donc construction (et non enregistrement) aussi bien au niveau de ce qui est filmé que de la manière ces éléments/acteurs sont filmés.


Au-delà de Flaherty, la représentation des mineurs dans Misère au Borinage. Réalisé par Joris Ivens et Henri Storck. 1934.

les opérateurs donnent l’impression d’avoir dû se cacher pour prendre leurs images : ils filment de loin, souvent en oblique, comme s’ils étaient postés à l’angle d’un immeuble d’où ils ne peuvent saisir que ce qui se présente dans leur axe (…), un piquet de grève en attente, des hommes armés d’un gourdin, un face-à-face entre manifestants et gardes mobiles se tenant mutuellement en respect (Delsaut) alors que la manifestation a eu lieu 1 an avant le tournage


Au-delà de Flaherty, la représentation des mineurs dans Misère au Borinage. Réalisé par Joris Ivens et Henri Storck. 1934.

La scène de la visite de l’huissier contrecarrée par la solidarité des voisins a été filmée, non sans mal, avec des acteurs amateurs. Le plus compliqué, selon les auteurs, fut de faire endosser les uniformes de gendarmes aux apprentis comédiens! (Tixhon, p. 47)


Au-delà de Flaherty, la représentation des mineurs dans Misère au Borinage. Réalisé par Joris Ivens et Henri Storck. 1934.

Un chercheur a prouvé que dans la séquence représentant des hommes renversant du lait, ces derniers sont des grévistes ayant intercepté une camionnette appartenant à des nongrévistes, alors que dans le film, ces images sont montrées pour symboliser les dysfonctionnements du système capitaliste.


Remonter en généralité Ces exemples conduisent à un constat simple. Une séquence filmée, d’autant plus si elle a été montée dans un film, ne peut jamais être considérée a priori comme étant documentaire (au sens d’un enregistrement du réel). Il faut toujours s’intéresser à ses conditions de production, c’est-à-dire tout autant à la manière dont elle a été tournée, qu’à la façon dont elle a été montée. On retrouve ici la raison vue lors de la dernière séance pour laquelle l’image ne peut pas faire preuve dans un procès sans quelle soit accompagnée par un ensemble d’informations sur les conditions de sa prise de vue et la présence de l’opérateur ou d’un témoin. On retrouve aussi la notion d’authenticité documentaire présente chez les archivistes. Si on veut être bien certain d’être face à une image qui n’a pas été modifiée, il faut que des procédures existent pour nous assurer que c’est bien le cas. En l’absence de celles-ci on ne peut pas considérer l’image comme étant documentaire.


Remonter en généralité (pour le dire autrement) La médiativité du cinéma se situe non seulement du côté de l’enregistrement, mais aussi de la médiation.

Étant une mise en “spectacle” cinématographique du réel, le film documentaire même le plus béat relève plutôt du “médiat” que de l'immédiat (…). Tout documentaire aussi vrai et fidèle qu'il soit est en effet à mille lieues de l'immédiateté de l'expérience vitale du réel, et est le résultat d'une inévitable distanciation représentationnelle de ce réel, qui le rejette par nécessité du côté de la Fiction.

André Gaudreault et Philippe Marion, « Dieu est l’auteur des documentaires…. » Cinémas, 4/2, hiver 1994, p. 17


Misère au Borinage. Réalisé par Joris Ivens et Henri Storck. 1934. La reconstitution n’est pas la fiction

La séquence de la manifestation est reconstituée avec des mineurs qui ont manifesté l’année précédente, la police est réellement présente… mais c’est pour surveiller le tournage. La réalisation du film est, en soi, un événement qui donne accès, via un processus de médiation, à la société de l’époque.


Mais, alors, qu’est-ce qu’une image documentaire? C’est une image qui “fait documentaire”, c’est-à-dire une esthétique particulière

Joris Ivens insiste lui-même après le tournage de Misère au Borinage sur ses choix de réalisation en indiquant qu’ils cherchaient avec alors Henri Storck une sorte de rupture avec l’esthétique des films d’avant-garde. Il souhaitait faire un film anti-esthétique, c’est-à-dire qu’ils ne voulaient pas proposer de belles images. Un lieu commun du documentaire social Le documentaire était depuis le début – quand nous avons séparé nos théories sur la cause publique de celles de Flaherty – un mouvement anti-esthétique. Nous avons tous, je suppose, sacrifié des aptitudes personnelles en « art » et l’agréable vanité qui va avec. John Grierson, cité par Caroline Zéau.


Le cinéma documentaire conduirait donc à proposer des reconstitutions plus que des enregistrements du réel. Il reposerait sur la qualité des liens établis avec des membres de la société qui acceptent de devenir les protagonistes d’un film (Nanook, les mineurs, etc.). Sa forme reposerait sur une inversion des normes de l’esthétique classique et d’avant garde pour proposer des images visiblement plus “brutes” du réel.

… Maintenant, regardons ensemble un extrait de L’Homme à la caméra. Réalisé par Dziga Vertov. 1929.


Le réalisateur explique ainsi sa démarche: Je me libère désormais et pour toujours de l'immobilité humaine, je suis dans le mouvement ininterrompu, je m'approche et je m'éloigne des objets, je me glisse dessus, je grimpe dessus, j'avance à côté du museau d'un cheval au galop, je fonce à toute allure dans la foule, je cours devant les soldats qui chargent, je me renverse sur le dos, je m'élève en même temps que l'aéroplane, je tombe et je m'envole avec les corps qui tombent et qui s'envolent (Verto, Conseil des Trois, 1923).


L’Homme à la caméra. Réalisé par Dziga Vertov. 1929.


Le cinéma documentaire conduirait donc à proposer des reconstitutions plus que des enregistrements du réel. Le réalisateur capte des éléments épars du réel qu’il agence lors du montage. Il reposerait sur la qualité des liens établis avec des membres de la société qui acceptent de devenir les protagonistes d’un film (Nanook, les mineurs, etc.). Il ne s’attache pas à un personnage – excepté le filmeur lui-même mais cherche à proposer un portrait kaléidoscopique d’une ville et de la modernité. Le cinéma comme dépassement des capacités humaines. Sa forme reposerait sur une inversion des normes de l’esthétique classique et d’avant garde pour proposer des images visiblement plus “brutes” du réel. Sa forme s’inscrit dans l’esthétique des films d’avant-garde soviétique des années 1920.


Pour le dire avec les mots de François Niney: Cette opposition se joue à trois niveaux: Flaherty privilégie les révélations de la prise de vues. Pour Vertov tout est montage, du choix du sujet et des repérages jusqu'au montage final en passant par le tournage; Flaherty utilise le montage linéaire descriptif: succession de scènes unitaires et montage alterné au sein de chaque scène filent la chronique des travaux et des jours. À l'opposé de ce montage narratif griffithien, Vertov invente le montage polyphonique, à intervalles: pas un récit mais des thèmes s'entrecroisant par contrepoint, récurrences et réactions en chaîne entre les plans; si l'un et l'autre voient dans la caméra un moyen inouï de capter et de magnifier "la vraie vie", Flaherty identifie celle-ci à la vie au naturel, élan rousseauiste [plus loin, il écrit passéiste]; Vertov à "la vie à l'improviste", enthousiasme et constructivisme. François Niney, L'épreuve du réel à l'écran: Essai sur le principe de réalité, De Boeck, 2000, p. 47.


Conclusion toute provisoire Trouver une définition au film documentaire semble donc difficile à établir sur la base d’une étude du contenu visuel ou audiovisuel des films euxmêmes. L’étude génétique (comment le film a été produit) ne semble pas plus apporter une réponse concernant les critères d’exclusion du domaine du documentaire.

Est-ce qu’il y a quelque chose dans le contenu des images qui permet de dire qu’elles sont documentaires ? Est-ce que le terme « documentaire » est, au contraire, un fait de discours, c’est-à-dire que l’on peut désigner ainsi les films qu’une société est prête à appeler de cette manière ? Est-ce que c’est le travail des chercheurs qui permet d’attribuer à certaines images une valeur documentaire une fois qu’elles ont été documentées (recherche en archives, entretiens avec l’équipe du film, etc.) ?


Un type de film… mais lequel? Le caractère documentaire ne serait pas à déterminer par le seul contenu (informatif) mais par la forme (d’interaction caméra/monde) et par le mode d’adresse (sérieux ou feint) et de croyance (plutôt anthropologique et historique) demandé au spectateur. (…) Niney, p. 19. Documentaire comme Non fiction Definition of Documentary Motion Picture. A documentary motion picture is defined as a nonfiction motion picture that deals creatively with cultural, artistic, historical, social, scientific, economic or other subjects. (Producers guild of America, 2017-18) Le documentaire comme démarche C’est moins un genre qu'une méthode, "une manière de faire, de s'engager et de créer qui accorde une forme de primauté aux réalités multiples et changeantes de notre monde" (Balsom et Peleg, 2016).

Documentaire n’est pas une actualité “a creative treatment of actuality” comme l’a écrit Grierson en 1926 à propos de Moana de Flaherty. Tout à la fois documentaire et fiction Il s’agit de nuancer et d’approfondir la distinction (et parfois le mélange) documentaire/fiction, en élargissant la palette des traits discriminants (ou communs) Niney, p. 17.


Il convient donc de constater que la réponse à la question “qu’est-ce qu’un documentaire” ne se trouve pas uniquement dans une analyse de la forme des films. Pour autant, il ne pas céder aux sirènes du relativisme (si on n’arrive pas à définir des critères, alors tout film peut être désigné comme étant documentaire à partir du moment où l’on argumente bien son point de vue)… et plutôt reconnaître que l’on désigne des films comme relevant du domaine du documentaire en fonction de différents points de vue (archivistique, critique, juridique, par exemple), différentes cultures, différentes périodes, différents enjeux. Ainsi, cela ne veut pas dire que le terme documentaire n’est pas pertinent ou cohérent, et plus justement, qu’il faut porter beaucoup d’attention à définir pour quelles raisons et depuis quel point de vue, société, période, enjeu, on utilise ce terme.


Pour aller plus loin. Quelques références citées dans la présentation: Axel Tixhon, « Misère au borinage ou le mythe d’une Wallonie en crise », dans Cinéma et crise(s) économique(s), Esquisses d’une cinématographie wallone, Presses Universitaires de Namur – Yellow Now, 2011. Rémy Besson, « Misère au Borinage: de l'origine du scénario au récit des origine du documentaire belge », Cinémadoc, 2012 [en ligne]. Erika Balsom and Hila Peleg (dir.), Documentary across disciplines, Cambridge (MA), MIT Press, 2016. Caroline Zéau, « Cinéaste ou propagandiste ? John Grierson et « l’idée documentaire » », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 55, 2008.


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