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ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES ÉCOLE DOCTORALE DE SCIENCES SOCIALES

Doctorat Histoire

Rémy BESSON

LA MISE EN RECIT DE SHOAH

Thèse dirigée par Christian DELAGE, Professeur des Universités (Paris 8)

Soutenance le 9 mars 2012

Membres du jury : Philippe DESPOIX, Professeur des Universités (Université de Montréal) Anne GRYNBERG, Professeure des Universités (Institut National des Langues et Civilisation Orientales) André GUNTHERT, Maître de conférences (École des Hautes Études en Sciences Sociales) Sabina LORIGA, Directrice d’études (École des Hautes Études en Sciences Sociales) Henry ROUSSO, Directeur de recherche (Centre National de la Recherche Scientifique)



Remerciements En premier lieu, je tiens à remercier Christian Delage de la très grande l’attention qu’il a porté à ma recherche ainsi que pour m’avoir transmis son envie et son goût de penser les images en historien. André Gunthert et Christian Ingrao pour leur soutien sans faille. Anne Grynberg, également. J’ai aussi une pensée pour toute l’équipe des archives du film du Musée Mémorial de l’Holocauste à Washington, Raye Farr, Leslie Swift et Lindsay Zarwell. Et Vincent Slatt. Jean et Louis, je vous remercie d’avoir rendu ces séjours aussi agréables. Margueritte Rey, Marie, Ahmed, Anna, Andrzej, Lukasz votre aide lors des séjours polonais m’a été précieuse. Aux Maîtres qui m’ont transmis le goût de l’historiographie : Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, François Hartog, Sabina Loriga, Jacques Revel et Henry Rousso. A ceux qui m’ont accordé leur soutien et de leur temps : Stéphane Audoin-Rouzeau, Marie-Claude Barré, Edward Berenson, Giovanni Careri, Florence Descamps, Philippe Despoix, Thierry Gervais, Tobias Hermann, Lyonel Kaufmann, Anne Kerlan, Morgane Labbé, Pawel Rodak, Stuart Liebman, Sophie Nasgiscarde, Béatrice de Pastre, Denis Peschanski, Nadège Ragaru et Vanessa Schwartz. A toute l’équipe de l’IHTP : Anne-Marie, Boris, Caroline, Juliette, Malika, Masha, Nicolas, Olivier, Stéphanie, Valérie et Vincent ! Ces trois dernières années passées à vos côtés ont été belles ! Un grand merci aux amis du Lhivic : Alexie, Audrey ! Aurélien, Chun-Chun, Constance, Gil, Estelle, Fatima, Gaby, Jeanne, Martine, Patrick, Pier-Alexi et Valentina. Aux élèves de François Hartog pour leur goût du partage, Diana, Felipe, Nicolas et Adrien. Et Olaf. Pour le goût de la philosophie, Stefi et Simone. Pour les longs échanges autour des articulations possibles entre images et histoire, Anne-Violaine, Joke, Laure, Moira, Nora et Sarah. Enfin, merci Fanny pour le travail quotidiennement partagé. A tous ceux qui sont passés par l’atelier : Esther Shalev-Gerz, Joana Hadjithomas, Khalil Joreige, Marie Voignier, Laurent Véray, Cécile Nédélec, Dimitri Vezyroglou, Philipp, Mounia, Amanda et tous les autres participants, vous n’imaginez pas tout ce que cela a pu signifier pour moi. Et en Masterclass à Yaël Perlov et Ziva Postec pour leur générosité. Au groupe du workshop Shoah, Martin Goutte, Ophir Levy, Julie Maeck et Nathanaël Wadbled. Des mots plus personnels aussi. A toi ma Laura, MaCaron, Sabine, Mélanie, Chloé, Mélo, Chacha, Mathieu, Thomas, Olivier, Oriane, Jessie, Florence, Amande, Elise, Marjo, Franck, Julie(s), Jeanne, Camille, Aurélie, David, Lo, Seb, Anne-Sophie qui est dans mon cœur. Et mes parents et grands-parents !


Sommaire

PARTIE 1 : La mise en intrigue Introduction : De l’intrigue au récit de Shoah ................................................................... 6 Du temps des faits à celui des images ................................................................................ 37 Préambule ......................................................................................................................... 37 La circulation des informations ........................................................................................ 45 La circulation des propos des protagonistes avant 1985 .................................................. 67 Des fonctions et effets des vues ........................................................................................ 72 Du projet aux dispositifs filmiques.................................................................................... 89 De la commande aux choix des thématiques .................................................................... 89 La diversité des dispositifs filmiques ............................................................................. 110 Entre réflexion et description : les questions du réalisateur ........................................... 136 De l’articulation avec l’historiographique ..................................................................... 157 La place des documents .................................................................................................. 157 La centralité de la référence à Raul Hilberg ................................................................... 168 La place de Yehuda Bauer : une double influence ......................................................... 190 Les choix historiographiques .......................................................................................... 209 Le montage : la construction de la cohérence ................................................................ 222 La genèse du montage .................................................................................................... 222 Les vecteurs de cohérence .............................................................................................. 239 Le montage du son .......................................................................................................... 253

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PARTIE 2 : La mise en récit dans l'espace public médiatisé Le premier temps de la réception .................................................................................... 289 La première réception de Shoah (avril-mai 1985) .......................................................... 291 La seconde réception du film en France (juillet 1987) ................................................... 322 Les appropriations successives ........................................................................................ 343 La multiplication des acteurs du récit ............................................................................. 344 Du principe de transparence au devenir référence.......................................................... 359 Le récit historien : du film-histoire au film-mémoire ..................................................... 368 Critiques et maintien du consensus ................................................................................ 382 Le temps des polémiques et le récit cinéphile................................................................. 397 Les enjeux de la querelle des images.............................................................................. 397 Le refus de la fiction et le devenir documentaire ........................................................... 407 Le retour de l’archive : l’exposition Mémoire des camps .............................................. 422 Les mots en usage : une éthique du refus et ses limites ................................................. 434 L’intégration au récit cinéphile....................................................................................... 449 Le processus d’institutionnalisation................................................................................ 459 De l’influence supposée à la référence attestée .............................................................. 460 Shoah et la pédagogie ..................................................................................................... 479 Le devenir archive du film.............................................................................................. 496 Un objet d’études universitaires ..................................................................................... 503 La fixation du récit par le réalisateur .............................................................................. 511 CONCLUSION ................................................................................................................. 520 Bibliographie ..................................................................................................................... 536 Index des illustrations ...................................................................................................... 581 Annexe ............................................................................................................................... 585

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Introduction : De l’intrigue au récit de Shoah

« (…) ce qui détermine la vie des êtres parlants, autant et plus que le poids du travail et de sa rémunération, c'est le poids des noms ou de leur absence, le poids des mots dits et écrits, lus et entendus, un poids tout aussi matériel que l'autre. La question [de l'historien] ne concerne donc pas le bon ordre des causes. Elle concerne le régime de vérité qui lie le discours historique à son objet. »1

L’idée exposée par Jacques Rancière est que certains mots ont un rôle décisif dans la manière dont les membres d’une société appréhendent les éléments constitutifs de leur passé2. Dans la multiplicité de leurs occurrences et la pluralité des connotations qui leur sont associées, ces termes sont utilisés pour écrire l'histoire de ce qui relève d’un temps révolu. Ils sont ce qui, dans le présent, fait signe vers le passé. Mobiliser tel mot et non tel autre est une opération subjective, consciente ou non, située à la base même d’une mémoire qui tend à être commune. Les chercheurs, les hommes politiques, les journalistes, les intellectuels, les représentants des associations de mémoire ainsi que les réalisateurs et plus largement les artistes, participent à ces choix. Dans cette thèse, l’échelle retenue est celle d’un espace public médiatisé3. Des journaux, des revues, des émissions télévisées, des films, des sites internet et des ouvrages, qui chacun s’adresse soit à des publics spécialisés soit au grand public, sont appréhendés. L’espace défini ne se limite pas aux échanges conduits dans le champ des recherches en sciences sociales. Il ne s’étend pas pour autant à l’ensemble de l’espace public. Ainsi, les échanges interpersonnels ne sont pas pris en compte. La métaphore la plus adaptée pour représenter le lieu de l’étude n’est pas celle de l’agora grecque, mais plutôt celle d’un agrégateur de contenus. Il s’agit tout à la fois d’un espace où de multiples termes peuvent être

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Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire, essai de poétique du savoir, Seuil, Paris, 1992, p. 193. Cette idée de contemporanéité et de société démocratique est présente dans la citation par la mention « d’êtres parlants ». Elle est opposée dans l’ouvrage aux périodes antérieures durant lesquelles la parole des individus – alors non citoyens – n’était ni souhaitée, ni prise en compte. 3 Cette notion est reprise de : Dominique Wolton, « Les contradictions de l’espace public médiatisé », Hermès, n°10, 1991, pp. 95-114. 2

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utilisés pour désigner le même référent et en même temps de celui d’où un sens commun émerge. Jacques Rancière pose aussi la question du contrat implicite conduisant un ensemble de personnes à accepter l’équivalence entre un terme et les faits passés qu’il désigne. Il interroge cette évidence. En somme comment, à un moment donné, celui-ci devient-il une référence commune ? Afin de répondre à cette question, une approche réflexive et productrice de dissensus est adoptée. Le philosophe invite à établir une distance critique vis-à-vis de l’usage commun. Selon lui, le chercheur doit alors mener de front l’interprétation de l’enchaînement causal des faits et l’étude de leur nomination4. Il pose la question du rôle joué par le choix des mots dans le temps présent. En cela, il leur confère le statut d’agents de l’histoire dont l’usage est à interroger de manière diachronique. Le mot Shoah qui se trouve dans le titre de cette thèse relève de cette catégorie de Noms de l’histoire. Qu'entend-on exactement par Shoah ? Question ici principielle nécessitant tout d’abord d’adopter une approche étymologique. Ce terme utilisé à plusieurs reprises dans la Bible, désigne une catastrophe naturelle, un désastre, une dévastation5. Pour ce qui est de la période 1933-1945, il est mobilisé très tôt. Quelques semaines après l’accession d’Hitler au pouvoir, il est convoqué pour qualifier les conditions de vie des Juifs résidant en Allemagne6. Par la suite, c’est en Israël que ce terme hébreu acquiert son sens contemporain. Ainsi, c’est la signification qu’il a dans le texte de la constitution de l’Etat. Par ailleurs, le jour du souvenir, nommé Yom HaShoah est une célébration officielle dans ce pays depuis 19597.

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Plus largement, le philosophe interroge la manière dont certains objets, toujours culturellement construits, font lien entre le passé et le présent. 5 « Les textes bibliques où le mot "Shoah" apparaît sont dans le livre d’Isaïe, chapitre 10, verset 3 : " Et que ferez-vous au jour de la revendication, du désastre, qui s’avance de loin ? Chez qui chercherez-vous un refuge, un secours et où mettrez-vous en sûreté vos splendeurs ?" et dans celui de Sophonie, chapitre 1, verset 15 : "Ce jour sera un jour de colère, un jour de détresse et d’angoisse, un jour de ruine et de dévastation, un jour d’obscurité et de profondes ténèbres, un jour de nuages et de brume épaisse" », Carles Torner, Shoah, une pédagogie de la mémoire, Les éditions de l’atelier, Paris, 2001, p. 95. Le terme est utilisé à treize reprises dans la Bible toujours en référence à des catastrophes naturelles comme le rappelle Stuart Liebmann, Claude Lanzmann’s : keys essais, Oxford University Press, 2007, p. 7. 6 Dès le 17 mars 1933, il est utilisé par Berl Katznelson dans le journal Davar, George Bensoussan, Un Nom impérissable, Seuil, Paris, 2008, p. 40. 7 Avner Ben-Amos, Israël : La fabrique de l’identité nationale, CNRS Editions, Paris, 2010, pp. 85-99. Pour une présentation du choix du mot Shoah du point de vue orthodoxe : Yoel Schwartz et Yitzschak Goldstein, « Is

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La sortie du film de Claude Lanzmann, Shoah, correspond à l’apparition de l’usage du mot dans l'espace public médiatisé français8, même si certains auteurs l’ont utilisé auparavant pour désigner le même référent9. Après 1985, en France, Shoah a remplacé le terme Holocauste. Celui-ci avait lui-même supplanté, après 1978 et à la suite de la diffusion d’une série télévisée éponyme, ceux de catastrophe et de destruction (hourban en yiddish). Le sens premier du mot Holocauste renvoie à l’idée d’un sacrifice à Dieu. Il s’agit là de l’une des raisons pour lesquelles il n’est plus en usage en France. Pour autant, il est toujours utilisé dans le monde anglo-saxon, alors qu’en Allemagne, c’est le terme métonymique d’Auschwitz qui tend actuellement à s’imposer. Le mot Shoah est également à distinguer de celui de génocide proposé par Raphael Lemkin, terme juridique qui est en vigueur dans la communauté internationale. Celui-ci ne correspond pas uniquement aux persécutions commises à l’encontre des Juifs entre 1933 et 1945, mais à tout acte commis dans l'intention de détruire, tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux10. Il est, à ce titre, parfois considéré comme inadéquat afin de désigner la mise à mort des Juifs d’Europe11. Dans tous les cas, après 1985 en France, l’usage du terme Shoah s’impose progressivement. Par la suite, il acquiert une certaine indépendance par rapport au titre du film. Pour autant, dans l’espace public médiatisé, le mot et le film sont difficilement dissociables. Ainsi, par exemple, en mars 2011, quand le quotidien Libération propose un

Shoah the Right Word ? », Shoah, A Jewish perspective on tragedy in the context of the Holocaust, Mesorah, New York, 1990, pp. 15-17. 8 L’un des objets de cette thèse sera de comprendre selon quelles modalités. A ce niveau, aucun modèle interprétatif ne semble pouvoir être mobilisé. 9 Ce que fait remarquer avec à-propos André Kaspi, « Malheur, désastre, calamité... Certes, le succès du film de Claude Lanzmann a fait connaître [le mot] même si avant la sortie du film nous étions quelques-uns en France à recommander son usage; même si, depuis longtemps, David Ben Gourion a instauré en Israël le Jour de la Shoah. », « Qu’est-ce que la Shoah ? », Les cahiers de la Shoah, Liana Levi, 1994, p. 18. 10 Le terme a par la suite trouvé une définition reconnue par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée le 9 décembre 1948 par les Nations Unies, et qui stipule : « Le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux : a) meurtre de membres du groupe, (b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe, (c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, (d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe, (e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. » 11 Sur l’usage contemporain du terme Shoah en France, cf. Irene Tamba, « La motivation du nom face à l'arbitraire du signe : à propos de Shoah », Bulletin Hispanique, vol. 107, n°1, 2005, pp. 283-295. La chercheure étudie l’usage du terme dans Le Nouvel Observateur, hors-série : La Mémoire de la Shoah, décembre 2003janvier 2004. La chercheure distingue quatre catégories de termes. Premièrement, ceux qui renvoient à l'histoire juive: Shoah, Holocauste et Hourban. Deuxièmement, les termes plus techniques, souvent issus du vocabulaire nazi: Anéantissement, Destruction et Solution finale. Troisièmement, les dénominations métonymiques, tel qu'Auschwitz. Quatrièmement, les termes juridiques, dont crime contre l'humanité et génocide (et le dérivé judéocide).

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dossier portant sur l’enseignement du génocide des Juifs intitulé « Shoah, le devoir de mémoire »12 un encadré fait explicitement le lien entre la généralisation du terme et le film : « C’est le film « Shoah » de Claude Lanzmann, terminé en 1985, qui a imposé le terme de Shoah (« catastrophe » en hébreu) en France. C’est une somme sans précédent de témoignages recueillis de 1976 à 1981 sur l’entreprise d’extermination des Juifs d’Europe. »13

Ceci conduit à poser en 2011 la question de sa définition. D’un point de vue historiographique, il est difficile d’apporter une réponse univoque. Comme l’indique l’historien Dan Michman : « Sur ce point, la Shoah n’est pas différente de tout autre événement historique » et le chercheur « se heurte en premier lieu au problème complexe et ardu de la définition et de la conceptualisation d’un événement, c’est-à-dire la tentative d’en dessiner les contours et les traits caractéristiques. »14

Ni les bornes chronologiques, ni l’étendue de « l’événement » ainsi désigné ne constituent quelque chose d’admis par tous. Pour autant, au niveau de l’espace public médiatisé, une définition s’est imposée. A cette échelle, ce mot est utilisé pour identifier un ensemble de faits s’étant déroulés entre 1933 et 1945 et correspondant tout à la fois à un processus d’exclusion, de concentration, puis de mise à mort systématique des Juifs d’Europe15. Cette définition extensive correspond à celle proposée par Raul Hilberg dès le début des années 1960 dans La Destruction des Juifs d’Europe. Le sens commun du terme Shoah correspond ainsi à l’ensemble des persécutions menées à l’encontre des Juifs durant la période du régime nazi. Par ailleurs, en français16, à la différence du terme génocide, le mot Shoah, le plus souvent utilisé avec une majuscule, désigne la radicale singularité du sort réservé aux Juifs entre 1933 et 1945. La mise à mort de Juifs survenue à d’autres périodes n’est pas appelée Shoah. La

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Véronique Soulé, Libération, jeudi 24 mars 2011, pp. 14-15. Le dossier se compose d’un article et d’un entretien avec Georges Bensoussan et Sophie Ernst. 13 Rédaction, Libération, jeudi 24 mars 2011, p. 14. 14 Dan Michman, Pour une historiographie de la shoah. Conceptualisations, terminologie, définitions et problèmes fondamentaux, in Press, Paris, 2001, pp. 50-51. 15 L’articulation entre le premier temps, l’exclusion, puis la concentration et le second temps, la mise à mort est l’un des enjeux principaux de cette définition. Certains chercheurs excluent ce premier temps. La plupart d’entre eux cherchent à en expliquer les causes (économiques, idéologiques, religieuses, etc.). Sur ce point voir, Dan Michman, ibid., pp. 50-52. 16 En hébreu, l’acception du terme est plus large. La Shoah renvoie au génocide des Juifs, mais d’autres « Shoah » sont également désignées par ce terme.

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mise à mort par les nazis, de Tziganes, de témoins de Jéhovah, de soldats, de résistants, de communistes, d’homosexuels et d’handicapés n’est pas non plus appelée Shoah17. En même temps, dans le champ des sciences sociales, en philosophie et pour certains écrivains et réalisateurs, ce mot a un second sens qui coïncide avec l’adoption d’un point de vue, d’une manière d’appréhender ces faits. Il correspond alors à faire l’histoire des victimes à partir de sources (écrites et orales) issues et produites à la fois par les communautés juives détruites et par les survivants. En cela, les études portant sur la Shoah se distinguent de celles ayant pour objet la Solution finale (Endlösung)18, qui sont elles principalement basées sur des archives produites par les persécuteurs. Ainsi, en 2011 dans l’espace public français, le mot Shoah correspond à un ensemble de faits, à une manière d’appréhender ceux-ci, ainsi qu’au titre d’un film. La conjonction de ces trois éléments rend compte d’un usage qui s’inscrit dans un moment historiographique. Dans le cadre de cette thèse, les termes de génocide des Juifs, judéocide et dans une moindre mesure d’anéantissement sont mobilisés. Le terme Shoah est lui strictement utilisé pour identifier le film éponyme. Ce choix s’explique par la volonté de distinguer l’objet film étudié, Shoah et le référent qui peut être désigné par le même terme19. Shoah et Shoah. La graphie change à peine et tout soupçon d'une remise en cause de l'adéquation entre les deux provoque de vifs débats. En septembre 2011, des propos de Lanzmann ont déclenché une polémique. Celui-ci a exprimé sa crainte qu'une autre dénomination soit utilisée par les enseignants et dans les manuels scolaires. Dans une tribune du Monde, il a alors déclaré : « (…) c’est bien de négationnisme qu’il s’agit ici et, nous allons le voir, d’une façon particulièrement perverse. La nomination est une décision grave, mais plus grave encore est celle de dé-nommer. »20

Dès le 2 septembre, dans Livre-Hebdo, les éditeurs de manuels scolaires démentent vivement avoir eu une telle volonté21. Ils réaffirment la persistance de l’usage de plusieurs termes. Pourtant, la seule possibilité de ce changement de nom - et non celui d'une modification du

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Michael Marrus, L’Holocauste dans l’histoire, Flammarion, Paris, 1994, 336 p. Ce terme est le plus souvent révoqué par les historiens, car il était utilisé par les nazis. 19 Cette distinction a notamment été effectuée par Vincent Lowy, L’histoire infilmable : les camps d’extermination nazis à l’écran, L’Harmattan, Paris, 2001, pp. 10-11. 20 Claude Lanzmann, « Contre le bannissement du mot « Shoah » des manuels scolaires », Le Monde, 30 août 2011. 21 Collectif, « Le choix des mots dans les manuels scolaires », Livre Hebdo, n°876, 2 septembre 2011. 18

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contenu de l'enseignement – a produit une émotion jugée comme suffisamment importante pour que le Ministre de l'Education nationale démente officiellement cela22. L’article, publié par Luc Chatel dans Le Monde du 6 septembre, commence ainsi : « Ni le mot « Shoah » ni l'histoire de ce crime ne disparaissent de l'école, bien au contraire. »23

Trois jours plus tard, dans Libération, l’auteur et traducteur, Gilles Rozier propose, lui, en revanche, de remettre en cause l’usage de ce mot24. De même dans un article intitulé « L’innommable », publié le 16 septembre dans Le Monde, le musicien Tal Zana a indiqué : « Jugé inapte (par Claude Lanzmann), le français séculaire se trouve soudain devant un objet qui lui échappe. Il se voit dès lors obligé d’avoir recours aux lettres sacrées, magiques (Shoah), qu'aucun Français ne comprend à commencer par M. Lanzmann lui-même. Cette vision à proprement parler kabbalistique de la parole a sa place dans les fictions borgésiennes mais semble déplacée dans un article concernant les manuels scolaires en France. »25

Ces deux réactions restent cependant isolées et sont peu reprises. Aucun historien, aucun linguiste ne prend alors position26. Toujours dans Le Monde, cette fois le 11 septembre, Nicolas Weil a écrit une tribune intitulée Shoah : un mot français. A la suite d’une présentation de l’intégration de termes hébraïques et arabes à la langue française et de différents mots en usage pour désigner le génocide des Juifs, il a conclu : « Quoiqu’on déduise de ce voyage haletant dans l'étymologie, la leçon est claire : celui qui évacue « Shoah » du français sous prétexte d'étrangeté devrait se résoudre à en chasser des mots aussi répandus qu'école, hypocondriaque, macabre, sécurité ou... pâquerette. »27

L’usage du terme Shoah se trouve ainsi légitimé au nom de multiples emprunts faits à d’autres langues. Puis, le 17 septembre, Benoît Falaize, Professeur d’histoire à l’IUFM de Versailles, a indiqué qu’au sein de l’Education nationale : « (…) le mot même de Shoah est devenu le terme le plus utilisé. »28

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On utilise ici le terme d’émotion en référence au titre de l’ouvrage de Christophe Prochasson, L’Empire des émotions : l’historien dans la mêlée, Démopolis, Paris, 2008, 253 p. 23 Dès le lendemain, sous la forme d’une déclaration reprise par l’AFP, - Chatel répond à Lanzmann: le mot "Shoah figure dans les manuels" scolaires, 1er septembre, puis d’une tribune intitulée « Que Claude Lanzmann se rassure », Le Monde, 6 septembre 2011. 24 « La destruction des Juifs d’Europe, pour reprendre le titre de son ouvrage [à Hilberg], le génocide des Juifs par les nazis ou toute autre dénomination qui inviterait à penser la complexité me semble préférable à ce motchoc, Shoah (...) » Gilles Rozier, Shoah, « Pourquoi refuser de penser la complexité », Libération, 9 septembre 2011. 25 Tal Zana, « L’innommable », Le Monde, 16 septembre 2011. 26 Il est ici fait référence au débat entre Claude Lanzmann et Henri Meschonnic en 2005. 27 Nicolas Weil, « Shoah : un mot français », Le Monde, 11 septembre 2011.

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Enfin, dans le même numéro du Monde, l’historien et avocat Serge Klarsfeld, président de l’Association des fils et filles des déportés juifs de France a tenu à préciser : « Le mot est tombé en désuétude [en 1985] en Israël, en France et dans plusieurs autres pays quand est sorti le film Shoah, de Claude Lanzmann. Le film, le mot et la réalité n'ont fait plus qu'un. »

Il a ensuite ajouté : « Le mot n’existait pas en français. Il n’était possible de l’inventer qu’à travers une œuvre d’art ayant capté tous les rayons émis par les victimes et par les bourreaux, toutes les haines et toutes les souffrances. La vie, l’œuvre et le mot ne font qu’un. »29

Ces derniers articles ont clos ce début de controverse. Le consensus autour de l’usage du terme Shoah en est ressorti renforcé. Si le mot n'existait pas dans la langue française avant 1985, il appartient aujourd’hui au sens commun. Au-delà de cette courte polémique, il est actuellement utilisé dans différents contextes. Ainsi, depuis 2005, le musée mémorial situé à Paris qui est dédié aux victimes juives tuées entre 1933 et 1945 porte le nom de Mémorial de la Shoah. La fondation qui a pour objet de soutenir les initiatives visant à transmettre la mémoire ainsi qu’à enseigner l’histoire de ces faits porte également ce nom. De nombreuses publications reprennent également ce terme dans leur titre. Plusieurs exemples d’appropriations du mot et du film peuvent être cités. Ainsi, depuis 1997, la revue du Centre de Documentation Juive Contemporaine, s’intitule la Revue d'histoire de la Shoah. Sur la couverture du numéro de juillet- décembre 2011 consacré aux « Ecrans de la Shoah », une affiche du film éponyme apparaît. De nouveau, un lien est établi entre le terme et le titre du film. Quelques mois auparavant, dans l’ouvrage, Les Images d’archives face à l’histoire. De la conservation à la création Laurent Véray, historien travaillant principalement à partir de sources visuelles, a écrit :

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« Transmettre la complexité de l’histoire et de la mémoire », Le Monde, 17 septembre 2011, p. 26. Et dans le même numéro, le doyen honoraire de l’Inspection générale, Dominique Borne, nommément critiqué par Claude Lanzmann maintient certaines réserves qu’en à un usage du terme par les historiens. « Shoah, ce mot hébreu qui vient de la Torah, relève du registre de la mémoire, non seulement en France (Mémorial de la Shoah, Fondation pour la mémoire de la Shoah), mais aussi en Israël : YomHaShoah est, depuis les années 1950, le jour de commémoration nationale des victimes. », Dominique Borne, « Eviter la concurrence des victimes », Le Monde, 17 septembre 2011, p. 26. 29 Serge Klarsfeld, « Le mot Shoah a acquis droit de cité dans la conscience des Français », Le Monde, 17 septembre 2011, p. 27.

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« (...) Shoah de Claude Lanzmann. Une œuvre monumentale qui met en évidence, pour la première fois [en 1985], la spécificité du processus génocidaire organisé par les nazis contre les Juifs au point que le titre du film (...) s'est imposé pour désigner l'événement. J'ai dit précédemment qu'aucun film historique ne peut rivaliser avec un livre scientifique sur le même sujet, mis à part, peut-être, le cas tout à fait exceptionnel de Shoah. »30

Pour ce chercheur, le film est une référence à trois titres. Tout d’abord, car il est le premier à rendre compte de la singularité du génocide des Juifs, puis, car il donne à l’événement son nom, et enfin, parce qu’il est le seul film historique à pouvoir être comparé à un livre scientifique. Le fait que le film soit désigné comme exceptionnel est repris, y compris par des historiens plus critiques envers les propos tenus par le réalisateur de Shoah après 1985. Ainsi, par exemple, Enzo Traverso dans Le Passé, modes d'emploi. Histoire, mémoire, politique (2005), après être revenu sur le fait que Lanzmann défend « inlassablement » son opposition à l’utilisation des images d'archives a écrit : « (…) Shoah. Ce film extraordinaire a été un moment essentiel, au milieu des années 1980, aussi bien pour l'intégration du génocide des juifs dans la conscience historique du monde occidental que pour l'intégration du témoignage parmi les sources de la connaissance historique. »31

Selon lui, le film a conduit à une prise de conscience des faits au niveau mondial et de la nécessité que les historiens étudient les paroles des acteurs de l’histoire. Ces propos relèvent pour le moins de l’hyperbole. Comme dans le cas précédent, il ne s’agit pas de discuter cette double assertion, mais de constater qu’elle participe au devenir référence de Shoah. Au-delà du champ des sciences sociales, le film constitue également une référence pour certains cinéphiles. Ainsi, par exemple, en 2008, quand un cycle de projections organisé à la Cinémathèque française est consacré à la représentation du génocide des Juifs, il s’intitule Le Cinéma et la Shoah. En introduction de l’ouvrage associé à celui-ci, Jean-Michel Frodon a noté : « (...) Bresson et Rossellini, Antonioni et Godard, Resnais et Buñuel, Ozu et Cassavetes, Rohmer et Straub, Pialat et Welles sont là. Leurs décisions esthétiques, leurs partis pris de mise en scène comme mise à l'épreuve des représentations classiques du monde par la fiction

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Laurent Véray, Les Images d’archives face à l’histoire, de la conservation à la création, Scérén-CNDRP, Paris, 2011, p. 230. 31 Enzo Traverso, Le Passé, modes d'emploi, La Fabrique, Paris, 2005, p. 69.

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et le documentaire, trouvent non seulement une traduction légitimée par l'impérieuse exigence éthique qui porte toutes les décisions de réalisation de Shoah, mais leur accomplissement paroxystique. »32

Dans ce récit cinéphile, le film de Lanzmann est ainsi considéré comme étant l’aboutissement d’un processus esthétique engagé par les plus grands réalisateurs du cinéma dit d’auteur. En 2011, Shoah est donc une référence au double sens du terme. Il fait référence, le titre du film nommant les faits sur lesquels il porte. Et, il est un film référence aussi bien pour des journalistes, des chercheurs, des intellectuels, des représentants d’associations de mémoire que pour des cinéphiles. Au-delà de ces exemples, il est désormais possible de proposer une synthèse de la manière dont le film est présenté dans l’espace public médiatisé. L’état du récit de Shoah en 2011 En France en 2011, Shoah est désigné comme étant un chef-d’œuvre de l’art cinématographique ayant connu un succès immédiat. Le fait qu’il dure plus de neuf heures est la plupart du temps souligné. De même, il est le plus souvent présenté comme étant un film sans archives, si ce n’est comme étant basé sur le refus de toute image photographique et filmique contemporaine du génocide des Juifs. Lanzmann, le réalisateur, est presque toujours désigné comme en étant l’unique auteur. Shoah est considéré comme « magique », presque « sacré », souvent à la limite d’être reconnu comme la seule représentation visuelle possible du génocide des Juifs d’Europe. Il est admis qu’il représente à la fois une œuvre et un corpus d’entretiens menés avec des exécuteurs, des victimes et des témoins du génocide des Juifs. A une qualification de Shoah comme film d’auteur, s’ajoute l’idée que lors de sa sortie en salle, en 1985, il a constitué un acte de nomination. Shoah est alors moins considéré comme une œuvre d’art, que comme un texte ou un événement politique transformant la perception du passé. Il est admis que le film a concouru à la reconnaissance de la singularité du sort réservé aux Juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Cette double reconnaissance du film en tant que chef-d’œuvre et comme participant à un tournant historiographique en fait une référence à la fois incontournable et indiscutable. Par ailleurs, une correspondance est établie de manière quasi systématique entre la forme audiovisuelle et le réalisateur. Dès lors, la plupart du temps, toute critique portant sur le film apparaît comme 32

Jean-Michel Frodon (dir.), Le Cinéma et la Shoah, Cahiers du cinéma, Paris, 2007, p. 23.

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étant adressée directement à Lanzmann33 et dans l’espace public médiatisé, une adéquation entre le sujet, depuis lors appelé la Shoah, et le film lui-même, Shoah, est établie. Pour le dire autrement, une quasi-fusion s’est opérée entre le sujet et la définition de l’objet sur lequel il porte, le génocide des Juifs. De ce statut particulier découle le fait qu’un avis négatif porté sur le film est souvent perçu comme l’expression d’un point de vue antisémite34. La distinction entre le récit et l’intrigue du film L'objet de cette thèse n’est pas d’identifier l’ensemble des usages contemporains du terme Shoah, ni de ceux du titre du film. Il est d’analyser leur mise en récit. Ce dernier terme peut être défini a minima comme correspondant à une narration ordonnée d’un ensemble de faits. L’idée de mise en récit induit qu’il s’agit d’un processus inscrit dans le temps. Celui-ci s’étend des premiers mots prononcés dès 1942 par ceux qui deviendront des protagonistes de Shoah, jusqu’au temps présent. Afin de mieux percevoir la signification de cette notion, il est nécessaire de la distinguer de celle d’intrigue35. Ce dernier terme désigne l’ensemble des caractéristiques propres à la forme et au contenu de Shoah.

Fig. 1 Schéma de la distinction entre mise en intrigue et mise en récit.

La mise en intrigue correspond à la phase qui débute en 1973 lors du démarrage du projet, puis au temps des tournages entre 1975 et 1981, jusqu’à celui du montage de 1979 à 1985. L’une des caractéristiques de Shoah est liée au fait que ceux qui interviennent sont des acteurs de l’histoire qui se sont, pour certains d’entre eux, exprimés entre le temps du génocide des Juifs et celui du tournage. Dans le cadre de cette thèse, ces premières formulations ont été intégrées lors de l’étude de l’intrigue.

33

Et de manière générale, toute discussion des propos du réalisateur est perçue comme une critique de Shoah. Enfin, à ces dimensions politiques et culturelles s’ajoutent un troisième aspect. Le film est, en effet, souvent considéré comme étant le marqueur d’un tournant historiographique. Il est le symbole tout à la fois de l’avènement de l’ère du témoin (ou plus justement de la victime), de la crise de la discipline histoire et de la montée en puissance de la mémoire et des groupes de mémoire dans l’espace public français. 35 Paul Ricœur, Temps et récit, tomes 1 à 3, Seuil, Paris, 1983-1985 34

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Celle-ci peut être résumée comme suit. Le film porte principalement la mise à mort des Juifs d’Europe de l’Est par le gaz en un lieu fixe entre décembre 1941 et le début de l’année 1945. Cette formulation synthétique permet de relever l’existence d’un paradoxe. Un triple hiatus entre l’objet de Shoah et la définition du terme Shoah est à noter, rien ne semblant coïncider. Ainsi, les dates communément acceptées pour délimiter la temporalité de la Shoah sont de 1933 à 1945, alors que le film porte sur une période qui va de fin 1941 à début 1945. Ces bornes chronologiques sont indiquées par le réalisateur dès l’incipit du film : « L’action commence de nos jours à Chelmno-sur-Ner, Pologne (…) Elle débute le 7 décembre 1941. 400 000 Juifs furent assassinés à Chelmno en deux périodes distinctes : décembre 1941-printemps 1943 ; juin 1944-janvier 1945. »36

Ce choix signifiant vient de la volonté d’insister sur la rupture que constitue le génocide des juifs par le gaz, soit sur l’idée d’une différence de « nature », d’une spécificité et d’une radicale nouveauté de ce qui s’est déroulé en Pologne. Les historiens retiennent d’autres bornes37. La plus ancienne est 1932. Le 30 janvier 1933, soit l’accession d’Hitler au pouvoir est la plus communément admise. Il arrive que les lois de Nuremberg (1935) constituent un marqueur. D’autres chercheurs retiennent la Nuit de Cristal (novembre 1938) ou le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale (septembre 1939). Enfin, le début des tueries par balles constitue parfois un élément considéré comme décisif. Dans ce cas, c’est le plus souvent l’été 1941, soit la période durant laquelle les Allemands persécuteurs et leurs assesseurs mettent à mort de manière systématique les hommes juifs en âge de combattre ainsi que les femmes et les enfants juifs, qui est retenu. Ce dernier point conduit à présenter le deuxième hiatus. Les tueries par balles ne sont pas appréhendées dans le film. Cela ne correspond pas à une méconnaissance de faits alors connus des historiens38, mais relève de choix. La mort des Juifs dans les camps de concentration n’a pas non plus été intégrée. Et si les conditions de vie dans le ghetto de Varsovie sont présentées, notamment par Jan Karski, Raul Hilberg et Franz Grassler, la mort des Juifs dans les ghettos n’est pas l’objet de Shoah. Le film porte presque exclusivement sur la phase correspondant aux meurtres des Juifs par le gaz dans les camps d’extermination.

36

Claude Lanzmann, Shoah, Gallimard, Paris, 1997 (1ère éd. Fayard 1985), p. 21. Ci-après les références aux paroles prononcées dans le film sont citées à partir de l’édition de 1997. 37 Dan Michman, op. cit., 2001. 38 Cf. Chapitre 3.

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Ainsi, la manière dont plus de la moitié des Juifs sont morts pendant ce qui est désigné par les historiens comme le génocide des Juifs, n’est pas appréhendée dans le film. Enfin, le troisième hiatus réside dans le fait qu’il est presque exclusivement question de la mise à mort des Juifs d’Europe de l’Est (Pologne, Tchécoslovaquie et Hongrie) et non de l’Europe de l’Ouest. La répartition du nombre de Juifs tués, telle que présentée en annexe de La Destruction des Juifs d’Europe, montre que le sujet de Shoah porte sur une partie d’un processus plus large. Ces choix ne sont pas critiquables en soi, ils correspondent à la délimitation de l’objet du film. Si une formulation synthétique du sujet a été proposée précédemment, d’autres dimensions sont à appréhender. L’étude d’un film ne peut se limiter à ces éléments de définition. Ainsi, après la question : qu’entend-on par Shoah ? La forme et le contenu du film sont à interroger. L’étude de la mise en intrigue fait l’objet de la première partie de cette thèse. Il ne s’agit pas ici d’en proposer une synthèse. En revanche, des refus énoncés par l’équipe du film peuvent être mentionnés. Ceux-ci permettent en creux d’appréhender la forme du film. Ainsi, tout questionnement portant sur les causes du judéocide est exclu. De surcroît, dans Shoah, le génocide des Juifs n’est presque jamais replacé dans son contexte. Par exemple, le déroulement de la Seconde Guerre mondiale n’est jamais abordé. De même, l’intrigue du film ne suit pas un déroulement chronologique qui irait de 1933 à 1945. Le choix opéré a consisté à faire débuter le film par la mise à mort des Juifs dans les camps d’extermination. Le réalisateur a expliqué à ce sujet : « Pour qu’il y ait tragédie, il faut que la fin soit déjà connue, que la mort soit présente à l’origine du récit, qu’elle scande tous les épisodes de celui-ci, qu’elle soit la mesure unique des paroles, des silences, des actions, des refus d’action, des aveuglements qui la rendirent possible. »39

Il n’est pas non plus question de laisser entrevoir une quelconque forme d’espoir à la fin du film. En référence à Jean-Paul Sartre, Lanzmann insiste à plusieurs reprises sur le fait que le ton du film est tragique.

39

Claude Lanzmann, « De l’Holocauste à Holocauste ou comment s’en débarrasser », dans Michel Deguy (dir.), Au Sujet de Shoah, Paris, Belin, 1990, p. 315. Cet article est paru dans Les Temps Modernes en juin 1979. Ciaprès noté : Claude Lanzmann, loc. cit., 1990a.

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« Il s’agissait de montrer que, quel que soit le choix, révolte ou coopération, il n’y avait, de toute façon, pas d’issue : c’était la mort. »40

Par ailleurs, une identification à un personnage héroïque qui assurerait l’essentiel de la narration n’est pas recherchée. En cela, le film peut être qualifié de panoramique41, c’est-àdire qu’il est structuré autour d’une mosaïque d’interventions complémentaires. La cohérence de la forme est cependant assurée par la présence du réalisateur et par plusieurs séquences portant sur l’enquête, soit sur la manière dont les entretiens ont été conduits. L’équipe du film a également refusé tout ajout d’une voix off. En 1985, Lanzmann a indiqué : « (…) je n'aime pas les voix off qui commentent des images ou des photos comme un savoir institutionnalisé : on peut dire n'importe quoi, la voix off impose un savoir qui ne surgit pas directement de ce qu'on voit, on n'a pas le droit d'expliquer au spectateur ce qu'il doit comprendre. »42

Enfin, aucune musique extradiégétiquen’a été ajoutée aux plans montés43. Et, si le réalisateur prend parfois la parole en son nom, ce sont principalement les acteurs de l’histoire qui s’expriment. Il s’agit, soit d’Allemands persécuteurs, soit de Juifs persécutés ou encore de témoins polonais. Dans la plupart des cas, les premiers ont directement pris part au génocide des Juifs. Les deuxièmes étaient majoritairement des membres des Sonderkommandos. Les troisièmes habitaient dans les villages jouxtant les camps d’extermination de Chelmno, de Treblinka, de Sobibor et d’Auschwitz-Birkenau. Aux propos de ceux-ci s’ajoutent des extraits d’entretiens menés avec un procureur (Spiess), un courrier de la résistance polonaise (Karski) et un historien (Hilberg). Le plus souvent, chacun d’entre eux est amené à répondre aux questions du réalisateur. Les mises en scène des tournages de ces entretiens et la manière dont ils ont été intégrés au film sont étudiés (chapitre 2 et 4). Dès cette introduction, le constat de l’existence de dispositifs filmiques peut être fait. Cela explique en partie pourquoi le réalisateur qualifie Shoah de « fiction du réel » et pourquoi il refuse de faire usage du terme de témoins pour qualifier ceux qui s’expriment. Il a expliqué :

40

Claude Lanzmann in Eric Mulet, « Un Acte fondateur », Les Inrockuptibles, 16 octobre 2001. Ce terme est utilisé par Raul Hilberg, Holocauste, les sources de l’histoire, Gallimard, Paris, 2001, p. 50. 42 Claude Lanzmann dans Marc Chevrie, Hervé Le Roux (propos recueillis par), « Le Lieu et la parole », dans Michel Deguy (dir.), Au sujet de Shoah, Belin, 1990, p. 297. Cet article est paru dans Les Cahiers du Cinéma, n°374, juillet-août 1985. Sur point lire, François Niney, L’Epreuve du réel à l’écran, Essai sur le principe de réalité documentaire, de Boeck, Bruxelles, 2002, pp. 250-251. 43 Ainsi, seuls les protagonistes qui interviennent dans le film chantent, à l’exception d’une séquence tournée à Berlin. 41

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« Ce sont les protagonistes du film. [Les personnages de l’Histoire ?] Oui, pas les personnages d’une reconstitution, parce que le film n’en est pas une, mais d’une certaine façon, il a fallu transformer ces gens en acteurs. C’est leur propre histoire qu’ils racontent. Mais la raconter ne suffisait pas. (…) Le film n’est pas fait avec des souvenirs, je l’ai su tout de suite. Le souvenir me fait horreur : le souvenir est faible. »44

Dans le cadre de cette thèse, le terme de protagoniste est utilisé afin de désigner les personnes filmées pour Shoah. Une autre caractéristique du film réside dans le fait qu’aucune image en mouvement contemporaine du génocide des Juifs n’a été insérée. Pour autant, Shoah n’est pas uniquement composé d’un montage de séquences d’entretiens. L’ensemble du film est construit autour d’une alternance de plans centrés sur les protagonistes et de vues portant sur des lieux qui ne sont pas ceux des entretiens et sur des photographies. Dès lors, aux questions relatives aux tournages, s’ajoutent celles qui sont liées à cet agencement, soit au rapport entre paroles et images. Cependant, l’étude du récit de Shoah ne se limite pas à une ontologie de la forme visuelle. Quel que soit le degré de précision avec lequel ce type d’étude peut être réalisé, une telle approche menée de manière exclusive conduit à négliger le rôle de la circulation et de l’appropriation du film dans l’espace public. L’intrigue constitue une partie du récit. Afin d’appréhender l’autre partie de celui-ci, une phénoménologie des discours est alors nécessaire. Pour le dire autrement, le devenir référence de Shoah réside tout à la fois dans les caractéristiques de la forme visuelle et dans ce qui a été dit à son propos. En somme, si le film est sorti en salle en 1985 et qu’il est une référence en 2011, que s’est-il passé entre-temps ? Cela permet de préciser ici certaines des limites de cette recherche. Comme indiqué ciavant, cette thèse a moins pour objet la manière dont les français se représentent Shoah et à travers celui-ci, la Shoah, que le récit du film dans l’espace public médiatisé. En tant que chercheur, je suis resté à l’entrée de la salle de cinéma et sur le pas de la porte du salon. Les impressions des premiers spectateurs du film en avril 1985 n’ont pas été prises en compte. De la même manière, ce qu’en 1987 chacun des quatre millions de téléspectateurs a éprouvé, reste hors-champ. Ce que les élèves, ayant vu le film lors de projections organisées dans le cadre de l’Education nationale ont pensé, n’a pas été étudié. Ma propre expérience spectatorielle n’est pas plus mise au centre de cette étude. Aucune remontée en généralité, à partir d’un échantillon représentatif de spectateurs, n’a été conduite. Ce que de nombreuses 44

Ibid., p. 301.

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personnes ont pu me dire de ce qu’elles ont ressenti face au film ne fait pas non plus l’objet de cette thèse. Pour autant, quelque chose de l’ordre d’une énigme initiale se situe dans ces discussions informelles. Au début de cette recherche, en 2006, je pensais trouver là des éléments de réponse à de premières questions. Par de nombreux aspects, le film me demeurait opaque et je pensais que chacun de ces échanges permettrait d’en saisir un peu mieux l’essence. Parallèlement, j’ai commencé à lire l’ensemble des écrits portant sur le film. Si l’état du récit dans l’espace public médiatisé français était de l’ordre du consensus hagiographique, celui-ci ne résistait pas à un double déplacement. Ainsi, la prise en compte d’un nombre conséquent de textes publiés en langue anglaise remettait en cause cette impression. De même, des échanges interpersonnels rendaient compte d’une perception plus contrastée du film. Le lieu du consensus se trouvait ainsi circonscrit et je comprenais alors qu’aucun sens univoque ne pouvait en être dégagé. Ce film, comme la plupart des productions culturelles, se prête à des appropriations hétérogènes, parfois complémentaires et d’autres fois contradictoires. Quelques-uns des points de vue émis peuvent être mentionnés. Shoah est profondément dérangeant, car le réalisateur manque au plus élémentaire respect des protagonistes. Il est admirable, car il transmet, comme nulle autre réalisation, la mémoire du génocide des Juifs. Il est indiscutable et sacré. Il est partiel et partial. Il porte résolument sur la mémoire. Il constitue un danger pour l’écriture de l’histoire. Il est un film d’histoire. Il renouvelle la pratique de l’histoire orale. Il est un documentaire. Il n’en est surtout pas un. A chaque fois, de manière vindicative et avec comme volonté de convaincre ou de manière retenue, afin de laisser la possibilité d’une confrontation sans a priori au film, ces propos étaient tenus avec le même sentiment d’une évidence. Dans tous les cas, il était une référence partagée au sujet duquel un avis personnel se dégageait assez clairement. Ces paroles entendues, ces textes lus, étaient la plupart du temps produits depuis des lieux distincts et m’apparaissaient le plus souvent comme également cohérents. En tant que spectateur, j’avais un avis, mais comme chercheur, je me trouvais alors face à un risque, celui d’ajouter une note de plus à un ensemble d’interprétations déjà conséquent. L’un des enjeux de cette recherche est alors devenu de comprendre comment les propos médiatisés portant sur l’intrigue du film participent au récit de celui-ci.

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Dans cette perspective, le principe adopté est celui d’une « neutralité engagée » tel que théorisé par Nathalie Heinich. Cet axe méthodologique repose sur l’idée d’associer à une suspension du jugement de valeur une compréhension des différents points de vue. Cela revient à considérer que : « Relevant du régime descriptif, la démarche du chercheur ne peut être ni évaluative, ni prescriptive (…). En matière d’art, un sociologue [ou un historien] qui donnerait son avis sur une œuvre ne se distinguerait pas des acteurs en présence. »45

Comme l’indique Yannis Thanassekos, cela revient également à reconnaître que l’historien est lui-même un acteur non dénué de subjectivité et que : « (…) tout jugement analytico-descriptif se place dans un système interprétatif qui, lui-même, requiert des jugements évaluatifs et normatifs, ce qui met en défaut la volonté de distinguer des genres d’intervention. »46

Selon lui, les propos tenus sur le génocide des Juifs et ses représentations constituent un lieu particulièrement favorable à des confusions entre différents types de discours. Au contraire et à l'instar de Jacques Walter qui adopte également une posture relevant de la neutralité engagée, on tend à penser que c’est moins le domaine d’investigation que l’angle choisi qui détermine l’engagement du chercheur. Celui-ci indique ainsi : « Ayant, par exemple, étudié, lors d’un colloque, les composantes des polémiques entourant la présentation de quatre clichés du crématoire d’Auschwitz, (…) nous avons adopté une posture proche de celle de Nathalie Heinich. (…) Dans notre cas, nous n’interrogions pas la pertinence de la monstration du judéocide ou de la torture, mais les discussions la concernant. »47

Dans le cadre de l’étude du récit de Shoah dans l’espace public médiatisé, une telle perspective a été adoptée (Cf. chapitres 5 à 8). Ce choix ne permet toutefois pas de résoudre entièrement la question du récit du film. Une double aporie qui donne sa forme bicéphale à cette thèse résiste encore. Comment répondre à la question de la signification du récit de Shoah ? Sur quelles périodes ce questionnement porte-t-il ? Une interprétation du récit du film à partir de l’étude des

45

Béatrice Fleury-Vilatte et Jacques Walter, « L’engagement des chercheurs », Questions de communication, n°2, 2002, p. 108. Ils présentent le point de vue développé dans ce même numéro par Nathalie Heinich, « Pour une neutralité engagée », ibid., pp.117-127. 46 Béatrice Fleury-Vilatte et Jacques Walter, loc. cit., p.109. Ils présentent le point de vue développé dans ce même numéro par Yannis Thanassekos, « Etude de la mémoire et engagement militant », ibid., pp. 129-136. 47 Béatrice Fleury-Vilatte et Jacques Walter, loc. cit., p. 113.

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conditions de sa réalisation et une analyse des différentes manières dont il a été perçu dans l’espace public peuvent être proposées. Répondre à la première partie de cette problématique nécessite de consulter les archives de Shoah. Répondre à la seconde, conduit à s’en détacher afin de prendre en compte la circulation des discours qui portent sur celui-ci et plus largement ceux qui font référence à ce film. Effectuer une telle démarche nécessite ainsi de prendre en compte les acquis des recherches historiennes portant sur des objets cinématographiques. L’inscription historiographique En tant que source et objet, le cinéma est étudié par les historiens depuis plus de cinquante ans48. En 2011, les recherches menées en histoire et cinéma et en histoire culturelle du cinéma, ainsi que la prise en compte du visuel comme source, font que les images en mouvement constituent des sujets d’étude légitimes pour les historiens49. Au début des années 1960, quelques-unes des premières publications relevaient cependant plus d’une appréhension, que d’une véritable prise en compte du médium. Les films d’histoire diffusés à la télévision remettaient en cause l’autorité exercée par les historiens sur l’écriture du passé et ce jusque dans les foyers. Afin de répondre à ce qui était alors perçu comme constituant un problème, il est arrivé qu’une étroite collaboration entre réalisateur et historien soit suggérée50. Ce dernier, en tant qu’expert, se proposait alors d’examiner, de corriger et in fine de valider avant toute diffusion la façon dont le film devait rendre compte du passé. Les réalisateurs n’étaient jamais assez précis, jamais assez attentifs aux risques d’anachronisme et jugés toujours trop à la recherche du spectaculaire. Cette posture critique et de surplomb, encore parfois de mise en 2011, a été depuis longtemps dépassée par ceux qui se sont donné le cinéma comme objet d’étude. Elle repose sur le principe erroné que les films sont à critiquer à l’aune des attendus de la discipline historienne. Dans le cadre de cette thèse, une telle perspective n’a pas été adoptée. Si écriture de l’histoire et réalisation du film ont été mises en regard, elles n’ont pas été considérées comme relevant du même « régime de vérité ». Dans le

48

On pense ici notamment aux trois articles méthodologiques de Georges Sadoul : « Photographie et cinéma », « Cinémathèques et photothèques » et « Témoignages photographiques et cinématographiques », dans Charles Samaran (dir.), L’histoire et ses méthodes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961, pp. 771-782, pp. 11671178 et pp. 1390-1410. 49 Dans ce processus courant de 1958 à 2011, la publication d’un dossier dans les Annales en 2008 constitue un symbole de légitimation du champ. Cf. Annales. Histoire, Sciences sociales, n°6 : Cinéma et histoire, 2008, pp. 1215-1301. 50 Madeleine Rebérioux, « Cinéma et Histoire : Ils ont tué Jaurès », Le Mouvement social, n° 44, juilletseptembre 1963, p. 105.

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cas de l’étude du récit de Shoah, il ne s’agit donc pas de hiérarchiser l’un par rapport à l’autre, mais d’étudier les pratiques, les normes et les enjeux de la narrativité relatifs à chacune de ces formes. Pour autant, la question de savoir si Shoah est un film historien sera posée (chapitre 1). Au tournant des années 1970, Madeleine Rébérioux, Marc Ferro et Pierre Sorlin ont participé à créer un champ d’études au sein de recherches historiennes51. Celui-ci s’est développé principalement en France, puis à partir du début des années 1980, aux Etats-Unis52. Jusqu’au milieu des années 1990, l’enjeu central était de rendre possible l’accès aux sources53. L’accomplissement d’un travail en archives est alors devenu un élément créant une distinction entre de telles recherches et celles menées en sémiologie ou au sein de départements d’études cinématographiques. Ce souci et goût de l’archive, film et non-film, a permis de renouveler les travaux portant sur le cinéma54. Ce premier objectif étant en grande partie atteint, d’autres questions ont été posées. Certains historiens ont alors perçu dans les analogies entre forme filmique et écriture de l’histoire, une manière d’interroger leur discipline55. D’autres ont vu dans les films un moyen d’accéder à des connaissances relatives au temps contemporain de

51

Il est possible de se reporter notamment à Marc Ferro, « Société du XXème siècle et histoire cinématographique » Annales ESC, n°3, mai-juin 1968, pp. 581-585 et « Le film, une contre-analyse de la société », Annales ESC, 1973, vol. 28, n°1, pp. 109-124 repris in Cinéma et Histoire, Denoël et Gonthier, coll. « Bibliothèque Médiations », Paris, 1977, 168 p. ; Madeleine Rebérioux, « Histoire et Cinéma: l’année 1917 », Le Mouvement social, n°62, janvier-mars 1968, pp. 107-110 et Pierre Sorlin, « Clio à l’écran, ou l’historien dans le noir », Revue d’histoire Moderne et contemporaine, avril-juin 1974. 52 Pour une analyse de ce déplacement, lire : Rémy Pithon, « Cinéma et histoire, bilan historiographique » Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°46, pp. 5-13. Les enjeux du champ tells qu’ils se sont développés aux Etats-Unis sont développé in Robert A. Rosenstone, « History in images/ History in words : Reflections on the possibility of really putting history onto film », The american historical review, vol. 93, n° 5, dec 1988, pp. 1173-1185. 53 Pour une première synthèse sur cette question voir : François Garçon, « Le film : une source historique dans l’antichambre », Bulletin de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, n°12, juin 1983, pp. 30-56 ; Christian Delage (dir.), Ecrits, images et sons dans la Bibliothèque de France, Paris, IMEC-BNF, 1991. 54 Christian Delage et Nicolas Roussellier (textes et images réunis par), « Cinéma, le temps de l’histoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 46, avril-juin 1995; Christian Delage (textes et images réunis par), « Le cinéma face à l’histoire », Vertigo, n°16, 1997; Sylvie Lindeperg, Clio de 5 à 7. Les actualités filmées de la Libération : archives du futur, Paris, CNRS Édition, 2000 ; Laurent Véray, « L’Histoire peut-elle se faire avec des archives filmiques ? », 1895, n°41 : Archives, 2003 ; Christian Delage et Vincent Guigueno, L’Historien et le film, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2004 ; Vanessa R. Schwartz, « Film and History », James Donald and Michael Renov (éditeurs), The Sage Handbook of Film Studies, Los Angeles & London, 2008, pp. 199-215. 55 Lire notamment les textes réunis par Antoine de Baecque et Christian Delage in De l’histoire au cinéma, Paris et Bruxelles, Complexe, 1998.

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leur réalisation. Il s’est alors agi d’intégrer les images en mouvement en tant que sources pour l’écriture d’une histoire culturelle et sociale56. Au-delà de cette perspective, du Syndrome de Vichy (1987) à Combattre (2008), des historiens dont les films n’étaient pas le sujet principal de leurs recherches ont intégré ceux-ci à leur corpus. Dans le premier de ces ouvrages, Henry Rousso, étudie certains d’entre eux au même titre que les commémorations officielles et que les écrits des chercheurs. Ils sont appréhendés à la fois comme agents et comme symptômes de la manière dont l’Etat français a été représenté après 1944. Dans le second ouvrage, Stéphane Audoin-Rouzeau analyse le contenu visuel de films représentant le fait guerrier afin d’appréhender les gestes des soldats. Ainsi, aussi bien dans le champ de l’histoire de la mémoire, que pour des recherches prenant en compte les méthodes issues de l’anthropologie, les films sont devenus des sources légitimes. En France, les résultats de telles études sont régulièrement publiés dans la section « Images, lettres et sons » de la revue Vingtième siècle. Au côté de ces approches, une histoire culturelle du cinéma s’est également développée. A la suite d’un texte fondateur de Robert Mandrou (1958)57, des recherches souvent publiées dans la revue 1895, visent à comprendre les conditions de diffusion du cinéma en utilisant les méthodes de l’histoire58. Dans ce cadre, l’étude des magazines spécialisés, les expositions de cinéma, l’exploitation en salle, acquièrent une place centrale. Dans le même temps, les types de formes visuelles appréhendées se sont élargis des films dits d’auteur et des films d’histoire à d’autres productions : films plus grand public, courts métrages et films d’animation59. Au cours de ces dernières années, une approche génétique inspirée des études littéraires s’est également développée60. Par ailleurs, les méthodes d’analyse des images en mouvement s’enrichissent de dialogues instaurés avec des chercheurs

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Pour une synthèse lire : Christian Delporte, Laurent Gervereau, Denis Maréchal (dir.), Quelle est la place des images en histoire?, Nouveau monde éditions, 2008. 57 Robert Mandrou, « Histoire et Cinéma », Annales ESC, Année 1958, vol. 13, n°1, pp. 140-149. 58 Pour une synthèse de cette approche, lire : Philippe Poirrier, « Le cinéma : de la source à l’objet culturel », Les enjeux de l’histoire culturelle, Seuil, 2004, pp. 159-172. Lire également : Christophe Gauthier, Pascal Ory et Dimitri Vezyroglou (textes réunis par), « Pour une histoire cinématographique de la France », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 51 n°4, 2004 et l’introduction de la version publiée de la thèse de Dimitri Vezyroglou, Le cinéma en France à la veille du parlant, CNRS Editions, Paris, 2011, 384 p. 59 Les études visuelles issues du développement des études culturelles ont ainsi participé à élargir le champ des objets dignes de l’intérêt des chercheurs. 60 Pour une première synthèse de ce type d’approche, cf. Jean-Loup Bourget et Daniel Ferrer (dir.), Genesis, n°28 : Cinéma, 2007, 192 p.

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travaillant sur la photographie61 et sur les images circulant sur les réseaux sociaux en ligne. Dans ce cadre, une attention plus grande est portée à la technique et aux conditions de production des images, notamment dans la revue Etudes Photographiques. Enfin, les recherches en culture visuelle62, principalement développées aux Etats-Unis et depuis peu en France, rendent compte d’une volonté d’appréhender de manière transversale les productions des industries culturelles. Archéologie des images et histoire de leur circulation Cette présentation synthétique a permis d’identifier un champ unifié autour d’un ensemble d’objets. En fait, il s’agit d’une impression qui ne résiste pas à la question de l’enjeu. Si les chercheurs travaillant sur les images en mouvement bénéficient des gains d’intelligibilité produits par d’autres, les objectifs poursuivis sont souvent distincts. Les objets qu’ils étudient, les sources qu’ils mobilisent et les enjeux qui sont les leurs, bien que complémentaires sont souvent pensés et présentés comme étant différents. La question préalablement posée, soit comment appréhender à la fois le processus de création d’une forme visuelle et les conditions de sa diffusion dans l’espace public médiatisé, reste ainsi en partie sans réponse. Cette interrogation, qui concerne l’objet et le temps sur lesquels porte cette thèse se situe au centre de débats historiographiques engagés depuis une dizaine d’années en France. Deux textes produits à la suite de l’exposition photographique Mémoire des camps sont pris comme exemple de la persistance d’une certaine incompréhension existant entre différentes perspectives. Dans un article intitulé L’histoire par la photographie, Ilsen About et Clément Chéroux, commissaire de l’exposition, présentent les raisons pour lesquelles ils ont choisi de mener une archéologie des images. Ils considèrent que, face à une circulation des photographies des camps qui s’est déroulée sur un mode anarchique entre 1945 et 2001, il est nécessaire de remonter à la source. Pour cela, l’étude de ces images dépend d’au moins quatre

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Cf. Laurence Bertrand-Dorléac, Christian Delage et André Gunthert (textes et images réunis par), « Image et Histoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 72, octobre-décembre 2001, 188 p. 62 Soit les Visual Studies (et non les Film Studies) entendues comme branche des études culturelles portant sur le visuel. Lors du colloque international Les Visual Studies et le monde francophone (Gil Bartholeyns, coord., Musée du quai Branly, 6-7 janvier 2011), le constat a été fait qu'une des spécificités du développement des études visuelles en France était la présence forte des historiens. Le Laboratoire d’Histoire visuelle Contemporaine (Lhivic-EHESS) au sein duquel je travaille depuis 2005 est l’un des lieux où une telle perspective est adoptée.

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dimensions complémentaires : le photographe63, le dispositif technique64, le sujet65 et le contexte de la prise de vue66. Dans ce cadre, ils portent une attention toute particulière au geste photographique. S’ils précisent que la circulation des images peut également être étudiée, celle-ci n’est à effectuer que dans un second temps. Pour ces chercheurs, l’enjeu premier consiste à prendre en compte prioritairement le temps de la prise de vue. Ils visent ainsi à recouvrir la valeur documentaire des photographies des camps. Dans le cadre du mémoire de master recherche (2008) qui a précédé cette thèse, une telle approche a été privilégiée67. En partant de la forme finale de Shoah, telle que diffusée en salle, les différentes étapes de sa réalisation ont été appréhendées. Un plan rétrochronologique a été adopté. Le principe directeur consistait à remonter au point de départ, à découvrir sous la forme visible, une ou plusieurs significations. Il s’agissait autant que possible d’éviter tout anachronisme ainsi que d’échapper au sens produit après 1985. Implicitement, l’idée retenue était que pour appréhender le récit du film, il s’agissait de retrouver les différents éléments se situant à la base même du projet. Si une telle démarche permet des gains d’intelligibilité substantiels, elle conduit à considérer que la diffusion du film dans l’espace public n’a pas d’impact véritable sur son sens. L’histoire du récit de Shoah se limite alors à celle de son intrigue. En 2004, Sylvie Lindeperg consacre également un article à l’exposition Mémoire des camps. Elle insiste alors sur la nécessité de prendre en compte la circulation des images. Elle indique, qu’il faut :

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Ils indiquent que « (…) ne pas s’intéresser au photographe, c’est négliger ce qui a déterminé l’acte de prise de vue. », Ilsen About et Clément Chéroux, « L'histoire par la photographie », Études photographiques, n°10, novembre 2001, p. 19. 64 Afin d’étudier une photographie, il faut prendre en compte les caractéristiques de la photographie (l’aspect, le cadrage, les composantes techniques et stylistiques), ainsi que les textes (légende, affidavit, compte rendu, etc.) et images (pellicule, planche-contact, négatif, insertion dans une série) associés. 65 Les auteurs notent qu’une critique interne de l’image est également à réaliser. 66 Ils insistent en revanche sur la nécessité d’appréhender « le contexte historique du sujet photographié » et notent « l’historien devra donc s’employer à reconstituer le contexte spatial et temporel du sujet photographié », ibid., p. 22. 67 Rémy Besson, Approche historienne de la mise en récit du film Shoah de Claude Lanzmann (1943-1985), Master recherche soutenu en juin 2008, sous la direction de Christian Delage à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales.

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« (…) placer en regard le contexte d’enregistrement du document et les conditions de son exhumation comme de ses réinterprétations successives. »68

L’historienne souligne ainsi l’intérêt d’étudier les images d’archives qui constituent tout à la fois des traces du passé et des documents en constant devenir. Par la suite, elle oppose cette démarche à celle présentée dans l’article susmentionné. Clément Chéroux est alors désigné comme appartenant résolument à une école positiviste, qui, en accordant trop d’importance aux photographies comme archives, en oublierait de s’intéresser à leurs usages. Face à l’archéologie de l’image proposée par le commissaire de l’exposition, la chercheure soutient le principe d’une historicisation de la circulation des photographies. Dès lors, il s’agit moins d’établir leur origine et leur condition de production que d’étudier les multiples modalités selon lesquelles les significations qui leur sont associées se construisent durant la période de leur diffusion. Les erreurs d’attribution, de légende, d’usage, ne sont plus alors considérées comme autant de fautes, mais comme des éléments d’un processus de circulation69. Pour résumer, Sylvie Lindeperg considère que : « (…) le sens et la valeur conférés à l’image ne sont jamais définitifs ni stabilisés, que chaque document iconographique s’enrichit sans fin de sa qualité d’archive du futur. »70

Presqu’une dizaine d’années après la publication des deux articles, cette opposition entre archéologie des images et étude de leur circulation est surprenante, en raison, sans doute, d’un changement historiographique71. En effet, aujourd’hui, les historiens qui travaillent sur des objets visuels admettent l’intérêt des deux démarches, celles-ci étant complémentaires72. Pour autant, les recherches qui se donnent pour objet ces deux dimensions demeurent rares. L’ouvrage de Frédéric Rousseau L'Enfant juif de Varsovie (2009) peut être cité. Celui-ci porte

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Sylvie Lindeperg, « Itinéraires : le cinéma et la photographie à l’épreuve de l’histoire », Cinémas : revue d’études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 14, n° 2-3, 2004, p. 200. 69 Sylvie Lindeperg prend comme exemple de cela une image longtemps considérée comme représentant la rafle du Vel’ d’Hiv, mais sur laquelle se trouve en fait représentées des personnes suspectées de collaboration. 70 Ibid., p. 207. 71 Sylvie Lindeperg et Clément Chéroux ont eux-mêmes participé à ce changement de paradigme. Cf. Sylvie Lindeperg, Nuit et Brouillard. Un film dans l'histoire, Odile Jacob, Paris, 2007, 288 p. Dans cet ouvrage l’historienne a étudié tout à la fois la circulation du film et le processus de réalisation. Clément Chéroux, Diplopie. L'image photographique à l'ère des médias globalisés. Essai sur le 11 septembre 2001, Les éditions du Point du Jour, Cherbourg-Octeville, 136 p. Dans celui-ci Clément Chéroux a étudié le choix des Unes des journaux américains après le 11 septembre et la circulation de ces images. 72 Une étude de la circulation des images sans archéologie de l’image ne peut conduire à une appréhension complète du sens des images ; de même, si on vise à appréhender le sens d’une image dans le temps présent, une démarche de type archéologique doit être complétée par une étude de la circulation.

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sur la façon dont la photographie d’un enfant juif prise par un nazi a par la suite acquis le statut d’image symbole du génocide des Juifs. Les cent premières pages de ce livre sont consacrées à un Retour sur le document source73, soit à une archéologie de l'image, alors que la seconde partie porte sur la circulation de celle-ci dans l’espace public. Les questions que pose l'auteur sont les suivantes : « De quel témoignage cette image de l'enfant juif de Varsovie est-elle véritablement porteuse ? La passeuse ? Quelles sont les réalités produites par les expositions successives de cette image sans cesse recadrée ? Que veut dire montrer cette image-là en 1943 ? En 1960, en 1995, en 2007 ? »74

Ces interrogations permettent d’identifier un point commun aux trois recherches susmentionnées. A chaque fois, une ou plusieurs images sont placées au centre de l’étude75. Que l’enjeu soit l’établissement des conditions de la prise de vue et/ou le sens contemporain de la photographie, c’est l’histoire de l’image qui est faite. Dans le cadre de cette thèse, l’objet est élargi et l’enjeu déplacé. Le film, en tant que forme visuelle, est moins central que le récit de Shoah. L’objet ainsi circonscrit conduit à étudier le temps de la réalisation (1973-1985) et le temps de la diffusion (1985-2011) comme les deux faces d’une même pièce. Les sources mobilisées ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Ceux qui interviennent dans la constitution du récit non plus. Dans la première phase, il s’agit principalement de l’équipe du film et de ceux qu’ils sollicitent. Shoah intégrant la parole d’acteurs de l’histoire, cela nécessite de remonter à un temps antérieur à la réalisation (1942-1973). Dans la seconde phase, les propos du réalisateur, des chercheurs, des journalistes portant sur ce film, sont étudiés. Ceci conduit à considérer le récit du film comme étant en perpétuelle transformation, d’où le titre de la thèse, la mise en récit de Shoah. Selon une telle démarche, une prise de connaissance des recherches antérieures a été effectuée. Etat des recherches et présentation des sources En France, cinq ouvrages, dont deux collectifs ont été consacrés à Shoah. Il s’agit de deux compilations de textes portant sur le film. Ainsi, Au sujet de Shoah, livre coordonné par 73

Il s’agit du titre du premier chapitre. Frédéric Rousseau, L'Enfant juif de Varsovie. Histoire d'une photographie, Seuil, Paris, 2009, p. 12 75 L’ouvrage de Sylvie Lindeperg consacré à Nuit et Brouillard (op. cit., 2007) adopte une structure similaire à celle du livre de Frédéric Rousseau (2009) et prend également pour objet central la forme visuelle. Lire notamment p. 229. 74

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Michel Deguy en 199076, constitue une référence incontournable notamment parce qu’il réunit trois articles du réalisateur et deux entretiens accordés par celui-ci. Le second ouvrage collectif, Shoah, les psychanalystes écrivent, également publié en 1990, est moins connu et moins cité. S’ajoutent à ceux-ci, celui de l’historienne de l’art Aline Alterman Visages de la Shoah (2006)77, celui d’Anne-Marie Houdebine-Gravaud, L’Ecriture de Shoah (2008)78 et Shoah, une pédagogie de la mémoire (2001) de Carles Torner79. Ce dernier correspond à la version éditée d’une thèse soutenue en 2000 à l’Université Paris 880. Deux autres thèses ont également pour objet le film Shoah. La première, soutenue en 2008 par Martin Goutte s’intitule Le témoignage documentaire dans Shoah de Claude Lanzmann81. La seconde, soutenue en 2011 par Jennifer Cazenave a pour titre Genèses des figurations de la femme dans la Shoah : voix féminines et représentations de l'Holocauste (1946-1985)82. Trois autres recherches universitaires menées respectivement par Ivelise Perniolaen 83

Italie , Eva Ochman en Angletterre84 et Julie Maeck en Belgique peuvent être mentionnées car elles portent en partie sur Shoah85. La première appréhende de manière transversale l’ensemble des travaux de Lanzmann, de ses débuts à la rédaction des Temps Modernes en 1952 à la réalisation de Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures en 2001. La deuxième, menée en science politique aborde les relations judéo-polonaises à la fin du XXème siècle. Dans ce cadre, un chapitre est consacré à la polémique qui a eu lieu en Pologne lors de la sortie de Shoah. La troisième, publiée sous le titre, Montrer la Shoah à la télévision, de 1960 à nos jours porte sur

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Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, 316 p. Aline Alterman, « introduction : Shoah est un film », Visages de Shoah: le film de Claude Lanzmann, Editions du Cerf, Paris, 2006, 353 p. 78 Celui-ci avait déjà été publié dans Collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, 223 p. 79 L’ouvrage de Gérard Wajcman, L’objet du siècle (1999) n’est pas repris ici, car seul le dernier chapitre porte explicitement sur Shoah. Une place importante sera fait à l’étude de celui-ci dans le chapitre 7. 80 Carles Torner, Regarder l'extrême : une pédagogie de la mémoire de la Shoah à partir du film de Claude Lanzmann, Université Paris 8, 2000, 368 p. 81 Martin Goutte, Le témoignage documentaire dans Shoah de Claude Lanzmann, Lyon 2, 2008, 795 p. 82 Jennifer Cazenave, Genèses des figurations de la femme dans la Shoah : voix féminines et représentations de l'Holocauste (1946-1985), Université Paris 7 et Northwestern University, 2011, 327 p. 83 Ivelise Perniola, L'immagine Spezzata il cinema di Claude Lanzmann, Klapan, Turin, 2007, 205 p. Je remercie l'éditeur pour m'avoir envoyé un exemplaire et Valentina Grossi pour m'avoir aidé à le traduire. 84 Ewa Ochman, Remembering the Polish-Jewish Past a Decade after the Collapse of Communism, Ph.D. Thesis, European Studies Research Institute, University of Salford, 2004. Lire également: « The Search for Legitimacy in Post-Martial Law Poland: The Case of Claude Lanzmann’s Shoah », Cold War History, vol. 6, n°4, novembre 2006, p. 501-526. Je remercie Ewa Ochman pour m’avoir communiqué le chapitre de these. Ce travail est mobilisé dans le cadre du chapitre 5. 85 Julie Maeck, Montrer la Shoah à la télévision, de 1960 à nos jours, Nouveau Monde éditions, Paris, 2009, 428 p. 77

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un corpus de films ayant le génocide des Juifs pour sujet. Dans cette étude comparée des productions françaises et allemandes, une place importante est accordée au film de Lanzmann86. A ces ouvrages et thèses s’ajoute une multitude de publications écrites par des historiens de l’art, des critiques de cinéma, des philosophes, des réalisateurs, des historiens, des psychanalystes, des sociologues, des journalistes, etc. Une présentation synthétique de l’ensemble de ces textes n’est pas conduite dans le cadre de cette introduction. L’étude de ces productions constitue l’un des objets de la seconde partie de cette thèse87. Suite au constat d’une multiplicité d’écrits portant sur Shoah, il ressort que certains éléments relatifs au récit de ce film n’ont pas été appréhendés. En effet, ces recherches n’ont pas pour objet le temps de la réception du film lors de sa sortie en salle (1985) et de sa diffusion à la télévision (1987)88. De même, il n’existe aucun modèle interprétatif expliquant comment le film a acquis le statut de référence (1985-2011). L’impression qu’il l’est devenu « naturellement », par le seul fait de ses qualités formelles intrinsèques, semble prédominer. Peu de recherches portent sur les différentes phases de la réalisation du film (1973-1985). De surcroît, si des études critiques ont été publiées principalement en langue anglaise, elles n’ont pas été traduites. En langue française, des appropriations presque toujours favorables conduisent à un unanimisme autour de Shoah. Cette thèse rend compte de ces recherches en langue anglaise qui restent pour la plupart largement ignorées en France. Enfin, les propos des protagonistes antérieurs au tournage de Shoah sont pris en compte en tant que tels (19421979) et les choix historiographiques de l’équipe du film font l’objet d’une étude approfondie. Ainsi, à l’impression d’un foisonnement dans le domaine universitaire, se substitue le constat d’une relative absence d’étude portant sur le récit du film. Le fait que le processus de réalisation n’ait pas été jusque-là appréhendé s’explique notamment par l’impossibilité de consulter les archives de Shoah89. A la fin des années 1990, une partie de celles-ci ont été

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La thèse d’Alain Kleinberger n’est pas étudiée ici, car si elle porte également sur les représentations cinématographiques du génocide des Juifs, elle n’étudie pas frontalement le film Shoah. Le Cinéma aux limites de la représentation de the dark deadline, Université de Paris-Nanterre, 2002, 483 p. 87 Cf. chapitre 6. 88 A l’exception notable du travail mené par Giovanni Lichtner sur lequel on reviendra et du chapitre de thèse de la chercheure polonaise Eva Ochman qui présente la polémique en Pologne. 89 Certaines des archives relatives à la production du film ont été consultées par Levana Frenk. Dans ce cas, on s’est appuyé sur les acquis de ce travail de thèse.

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cédées par Lanzmann au Musée Mémorial de l’Holocauste de Washington (USHMM)90. Le centre, en charge de leur conservation, de leur restauration et de leur valorisation a rendu accessibles ces documents à partir de 2006. La recherche engagée dans la perspective de la rédaction de cette thèse a débuté cette même année. C’est ainsi que j’ai pu être l’un des premiers chercheurs à les consulter91. Ce fonds d’archives réunit l’ensemble des entretiens tournés pour Shoah. Il s’agit là d’un corpus de plus de soixante entretiens dont quarante-trois sont consultables en 2011. Il est actuellement encore impossible de tous les visualiser sur support numérique. Ceci s’explique par le fait que ce sont des chutes de film 16mm ainsi que des pistes son qui ont été déposées. L’analyse de ce corpus permet d’acquérir une vue d’ensemble du projet. Les entretiens numérisés ont été utilisés afin d’appréhender la phase du tournage (chapitre 2). Les vues tournées sur les lieux sans qu’un entretien n’ait été conduit n’ont pas encore été numérisées. De ce fait, cet aspect n’a pas pu être étudié dans le cadre de cette thèse. En revanche, des transcriptions des propos tenus lors des entretiens et des résumés effectués par l’équipe du film pour le montage sont consultables92. Ces documents ont été utilisés dans la perspective de comprendre le montage et en particulier de celui du son (chapitre 4). A plusieurs reprises, lors du tournage des entretiens, des notes manuscrites apparaissent dans le champ de la caméra. Lanzmann les consulte en même temps qu’il pose ses questions. Des notes de travail portant sur les ouvrages consultés par les membres de l’équipe ont également été rédigées. En 2011, l’ensemble de ces documents ne sont pas à la disposition des chercheurs. Un entretien téléphonique avec Irena Steinfeld, l’une des assistantes de Lanzmann, a été mené. Certains textes écrits par Corinna Coulmas ont pu être étudiés afin de comprendre les choix historiographiques opérés par l’équipe du film (chapitre 3). En 2010, une séance de séminaire a été organisée avec la monteuse de Shoah, Ziva Postec.

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Une présentation problématisée de ces archives a été effectuée par Raye Farr qui est en charge de leur conservation, in « Some reflections on Claude Lanzmann’s approach to the examination of the Holocaust », Holocaust and the moving image, Wallflower Press, 2005, pp. 161-167. 91 Par la suite, Jennifer Cazenave a également pris connaissance de ces archives dans le cadre de la réalisation de sa thèse. Martin Goutte qui avait engagé son travail avant que celles-ci ne soient accessibles n’a pu les consulter qu’après. Il intègre actuellement celles-ci à la version en cours de publication de sa thèse. 92 Ces documents non film sont particulièrement intéressants, car ils permettent aux chercheurs d’observer les traces laissées par l’équipe du film.

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Celle-ci ne s’était pas exprimée publiquement à ce sujet depuis 198793. En Israël, elle a accepté que je consulte les documents qu’elle avait conservés. Il s’agit d’un ensemble de transcriptions annotées et de deux essais de montage menés sur la base de ces textes (chapitre 4). Par ailleurs, une lettre exposant l’objet de cette recherche a été adressée au réalisateur dès le début de ce projet (2006). En 2008, je me suis présenté à lui lors d’une projection de Shoah organisée par la Cinémathèque française. Ces deux prises de contact sont restées sans suite. A ces sources contemporaines de la réalisation et à ces entretiens s’ajoutent les articles et les déclarations du réalisateur postérieurs à la sortie en salle du film. La consultation des écrits scientifiques et des articles critiques publiés entre 1985 et 2011 à propos de Shoah ont permis une meilleure compréhension du film. Ils ont été mobilisés dans cette perspective pour la rédaction de la première partie de cette thèse (chapitre 1 à 4). Dans la seconde partie, ils ne sont plus considérés comme des sources secondes mais comme des objets participant au récit de Shoah dans l’espace public médiatisé (en particulier chapitres 6 et 7)94. Dans ce cadre, des articles de presse et des émissions télévisées diffusées en 1985 et en 1987 ont été mobilisés afin d’appréhender le premier temps de la diffusion (chapitre 5). Les extraits du film présentés dans des musées mémoriaux, ainsi que les textes relatifs à sa diffusion dans le cadre de l’Education nationale ont également été étudiés (chapitre 8). Une approche chronologico-thématique Le plan de cette thèse suit un axe assez strictement chronologico-thématique. Ainsi, la première partie porte sur la période 1942-1985 et la seconde sur les années 1985-2011. La mise en récit est présentée à la suite de la mise en intrigue du film. Ce choix repose sur l’hypothèse selon laquelle le récit de Shoah s’est développé durant ces deux périodes. Les modalités selon lesquelles la seconde a été étudiée sont à exposer. Une méthode de travail aurait pu consister à retrouver l’origine des différents éléments constitutifs du récit du film en 2011. L’axe choisi aurait alors été celui d’une déconstruction. Les pièces d’un puzzle, ayant acquis le statut d’image naturelle, auraient ainsi pu être isolées95. L’enjeu aurait été de

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Rémy Besson et Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », dans le cadre du séminaire Pratiques historiennes des images animées, 17 mars 2010. Séance filmée. Transcription intégrale en possession de l’auteur. 94 Ainsi, il n’est pas rare qu’un même texte soit mobilisé à deux reprises avec des statuts différents en fonction de la question posée. 95 Cette image est reprise à Jacques Revel (entretien avec), « Un exercice de désorientement : Blow up », dans Antoine de Baecque, Christian Delage (dir.), op. cit., pp. 99-110.

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démontrer que chacun des aspects de ce récit est culturellement construit et qu’il peut être réinscrit dans le temps. Cette approche anachronique part d’un présupposé erroné, car elle repose sur l’idée que le récit dont on fait l’histoire est in fine celui qui s’est imposé en France en 2011. La démarche adoptée est toute différente. Il s’agit de faire l’histoire de la construction d’un récit. La méthodologie choisie vise à conférer une place à des éléments qui sont aujourd’hui exclus du récit. Les différentes étapes de la mise en intrigue du film et le développement du récit dans l’espace public médiatisé sont successivement présentés dans cette thèse. Ce choix résulte moins d’une forme de soumission à un temps appréhendé dans sa linéarité, que d’une volonté de rendre apparent un mouvement dialectique. Tout en écrivant l’histoire de la mise en intrigue, des écarts seront soulignés entre celle-ci et le récit de Shoah tel que présent dans l’espace public médiatisé (partie 1). Tout en étudiant le temps de la diffusion, des écarts seront identifiés entre le récit médiatisé et la manière dont le film a été réalisé (partie 2). Cela revient à ne pas prendre comme point de départ le récit de 2011 et ainsi de lutter contre l’impression d’une douce téléologie. Lanzmann est reconnu comme étant le seul auteur de Shoah ; un film étant toujours un travail collectif, d’autres personnes ont également pris part à sa réalisation. Il s’agira de s’interroger sur leurs rôles respectifs. Par ailleurs, si le film est perçu comme un recueil de témoignages, d’autres interprétations sontelles possibles ? Si les protagonistes sont des exécuteurs, des victimes et des témoins, cette catégorisation doit-elle être acceptée a priori ? Si le film est présenté comme un chefd’œuvre, d’autres perspectives ont-elles été proposées ? Si une certaine forme d’équivalence entre le sujet et l’objet du film est reconnue, celle-ci a-t-elle été (re)mise en question ? Afin de répondre à l’ensemble de ces interrogations, les huit chapitres de cette thèse correspondent à autant d’étapes de la mise en récit de Shoah. Les quatre premiers couvrent une période allant du temps du génocide des Juifs à la première diffusion du film en salle (1985). Les quatre suivants portent sur la période allant de 1985 à 2011, soit le temps de la diffusion de Shoah dans l’espace public. Ces différents chapitres permettent d’appréhender de manière diachronique la construction du récit tout en questionnant certaines des caractéristiques qu’il a en 2011. Ces aspects naturalisés seront par la suite désignés sous le terme d’impression.

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Le premier chapitre remet en cause l’impression selon laquelle les protagonistes s’expriment pour la première fois depuis 1945 dans Shoah. A travers l’étude de deux séquences, la lecture d’un document et un témoignage, le film est réinscrit au sein d’une multiplicité d’écrits et de paroles l’ayant précédé (1942-1973). Dans un second temps, l’impression selon laquelle il s’agit d’un montage de témoignages à vocation strictement documentaire est dépassée. Dans ce cadre, une attention toute particulière est portée aux vues tournées en extérieur par l’équipe du film. La fonction que ces plans ont dans l’intrigue est questionnée afin de mieux comprendre certains des choix faits. Le deuxième chapitre porte sur la période 1973-1979, soit sur le temps allant du début du projet jusqu’à la fin des tournages. La multiplicité des sujets abordés, ainsi que la pluralité du type de protagonistes rencontrés sont alors prises en compte. L’impression que seuls trois types de protagonistes (les exécuteurs, les victimes et les témoins) sont présents est remise en cause. Ce chapitre s’articule autour de la notion de dispositif filmique. De nouveau, c’est la diversité des formes conçues par l’équipe qui est soulignée. Des éléments de continuité avec le premier film de Lanzmann sont également identifiés. A travers cette étude, l’impression selon laquelle les protagonistes s’adressent de manière directe au spectateur est remise en cause. Le troisième chapitre porte sur les liens qui peuvent être établis entre le film et l’écriture de l’histoire. L’usage de documents d’archives lors des entretiens est appréhendé. Cela conduit à infirmer l’impression selon laquelle Shoah est un film sans archives. La question de l’inscription historiographique est également posée. L’étude comparée des entretiens menés par Lanzmann avec les deux conseillers historiques du film, Yehuda Bauer et Raul Hilberg, est menée. Au-delà, les objets d’étude de ceux-ci sont mis en regard avec les choix opérés par le réalisateur. L’impression selon laquelle le film correspond à une sorte de récit objectif est alors remise en cause. Si le deuxième chapitre porte sur l’hétérogénéité des formes des entretiens, le quatrième a pour objet la manière dont une intrigue homogène a été conçue. Cela correspond alors à la phase du montage qui s’est déroulée de 1979 à 1985. L’impression selon laquelle, dans Shoah, la narration est contingente, est révisée. Au terme de cette première partie de la thèse, une présentation de la mise en intrigue du film est proposée. La seconde partie débute avec la diffusion du film dans l’espace public.

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Le cinquième chapitre porte sur le premier temps de la diffusion, soit sur la période allant de l’avant-première à sa programmation à la télévision. Une étude comparée de cette étape en France et aux Etats-Unis est proposée. Le rôle joué par les médias généralistes de 1985 à 1987, soit principalement de la presse et de la télévision, dans le devenir référence de Shoah est étudié. Une attention particulière est portée à l’évolution des termes utilisés pour qualifier ce film. L’impression que ses seules qualités esthétiques en ont fait une référence commune est remise en cause. Le sixième chapitre a pour objet les multiples appropriations du film par les chercheurs en sciences sociales principalement entre 1987 et 2011. Les écrits des philosophes, des psychanalystes, des historiens et des sociologues sont alors appréhendés. Les publications en français sont comparées à celles parues en anglais. Le quasi-consensus qui ressort dans le premier cas est remis en perspective par l’existence de textes critiques dans le second cas. L’impression dépassée est celle qui veut que le devenir référence de Shoah soit lié au seul accompagnement du film par le réalisateur. Le septième chapitre vise à comprendre comment les polémiques autour de la possibilité/ impossibilité de représenter le génocide des Juifs ont transformé le récit de Shoah. Celles-ci se sont développées lors de la sortie de La Liste de Schindler (Steven Spielberg, 1994), de La Vie est belle (Roberto Benigni, 1997) et de l’exposition Mémoire des camps (2001). Plus précisément, la manière dont la référence au film et le récit de Shoah sont mobilisés dans ce contexte, est appréhendée. L’impression remise en cause est que seuls les textes portant sur le film participent à son récit. Le huitième et dernier chapitre porte sur la façon dont le récit actuel s’est fixé. La période, allant de 1997 à 2011, qui correspond à un processus d’institutionnalisation du film, est alors étudiée. La manière dont Shoah est devenu une référence pour certains cinéphiles, les modalités selon lesquelles il a été intégré au sein de l’Education nationale et dans des musées mémoriaux sont étudiées. Enfin, la fixation du récit par le réalisateur dans ses Mémoires, Le lièvre de Patagonie est prise en compte. Un préambule, placé en exergue du premier chapitre, porte à la fois sur des faits contemporains du génocide des Juifs et sur la manière dont ils sont appréhendés dans Shoah.

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Partie 1 La mise en intrigue

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images

Du temps des faits à celui des images

Préambule

Le temps de l’évasion 19 janvier 1942. Il ne fait pas encore jour à l’heure où des membres du Sonderkommando sortent de la cave d’un château en ruine. Des SS et leurs assesseurs les attendent dans la cour. Ils font quelques pas, échangent quelques mots, regardent peut-être les palissades ou encore l’église située derrière eux. Deux camions les attendent. Si certains des Juifs qui se trouvent dans l’enceinte du château ont été déportés depuis trois ou quatre jours du ghetto de Lodz, la plupart viennent de moins loin et sont là depuis plus d’une semaine. Les SS qui sont là depuis deux mois, ont eu le temps d’établir leur quartier général juste en face des grilles de ce bâtiment. Ils dirigent le camp d’extermination de Chelmno. Chelmno, Kulmhof, est un nom connu dans la région depuis quelques semaines. C’est là que début décembre 1941, huit cents Juifs du ghetto de Kolo et mille Juifs du village de Dabie sur Ner ont été déportés. Selon des rumeurs qui circulent alors, aucun d’entre eux n’en serait sorti vivant. A première vue pourtant, ce village qui comptait deux cent cinquante habitants au début de la guerre, ressemblait à beaucoup d’autres. Situé dans le Wartheland, à environ 80 kilomètres au nord-ouest de Lodz, une seule route le traverse, puis se scinde en deux à sa sortie nord. Une église et un château en ruine depuis plus de vingt ans, se situent à cet endroit précis. Ces constructions prennent place entre une voie de chemin de fer et une rivière, la Ner. A Rzuchow, à quatre kilomètres au nord du village, se trouve un bois. En novembre 1941, une centaine d’Allemands se sont installés dans ce village. Ils ont pris possession de plusieurs bâtiments et construit des palissades autour du château. A partir du 8 décembre 1941, des véhicules ont commencé à circuler de manière régulière sur la route située entre le bourg de Chelmno et la forêt de Rzuchow. Par ailleurs, d’autres camions

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images stationnaient régulièrement devant la grille du château. Ils transportaient des Juifs et parfois des Tziganes. Au début du mois de janvier 1942, les Juifs des communautés proches de Chelmno ont été transférés à cet endroit. A chaque fois, le chauffeur du véhicule attend qu’une sentinelle ouvre la grille. Le camion pénètre alors dans la cour, longe un entrepôt et s’arrête. Les Juifs sont forcés de descendre, puis regroupés. Un SS leur tient un discours qui se veut apaisant, afin que tout se passe dans le calme. Il leur indique alors qu’ils vont devoir se rendre aux bains et que leurs vêtements seront lavés, avant qu’ils ne rejoignent un camp de travail. Les Juifs et les Tziganes pénètrent dans le château et sont forcés de remettre leurs objets de valeur. Dans une sorte de hall, ils se déshabillent sous la surveillance des gardes. Ils descendent ensuite vers le sous-sol. Là, au bout d’un couloir, par une porte ouverte, ils voient l’arrière d’un camion. De chaque côté de cette ouverture, une palissade en bois les empêche de voir autre chose. Des gardes, munis de fouets de cuir, frappent alors ceux qui refusent d’avancer. Cinquante à cent Juifs montent dans le camion dont la double porte arrière est alors fermée. Le pot d’échappement du véhicule est relié par un tuyau à l’intérieur de l’habitacle. Le conducteur démarre le moteur, mais le camion reste immobile. Le gaz d’échappement, du monoxyde de carbone, se répand dans la structure fermée. Au bout d’une dizaine de minutes, le tuyau est déconnecté. Le chauffeur démarre à nouveau, le camion passe dans la cour, longe le hangar. Le véhicule quitte l’enceinte du château en direction de Kolo. Au bout d’environ trois kilomètres, il pénètre dans un bois, puis s’immobilise dans une clairière. Les portes du camion sont alors ouvertes. Des déportés Juifs du Sonderkommando, sous la contrainte de gardes, sortent les corps des Juifs morts et les transportent jusqu’à des fosses. Une fois vidé, le camion est conduit à Chelmno. De tels aller et retours ont lieu six, sept, huit, neuf fois par jour. Michael Podchlebnik et Shlomo Winer sont deux des vingt à cinquante Juifs qui se rendent tous les matins du sous-sol du château au bois de Rzuchow. Avec quelques autres hommes, qui restent dans le bâtiment, ils constituent le Sonderkommando de Chelmno. Le 13 janvier 1942, huit cents Juifs du ghetto de Bugaj ont été tués. Ce jour-là, dans une fosse, Michael Podchlebnik a vu sa femme et ses deux enfants morts. Le soir, il a dit le Kaddish avec Winer. Le jeudi 15 janvier, c’est au tour de ce dernier d’apprendre que ses parents et son frère sont morts et que leurs corps se trouvent dans des fosses à Rzuchow. Pendant ces journées, certains des membres du Sonderkommando commencent à élaborer des plans

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images d’évasion. Mariek Halter (ou Podchlebnik) réalise alors qu’il est possible d’ouvrir une fenêtre de l’un des camions. Ils savent qu’après avoir réalisé cela pendant le transfert entre Chelmno et Rzuchow, il leur faudra ensuite sauter du camion et s’enfuir dans la forêt. En fait, le 16 janvier, aux alentours de 22 heures, c’est Abram Roj qui s’enfuit le premier. A partir de ce moment-là, ils savent que le temps presse et que les nazis ne manqueront pas de renforcer la sécurité. Le 19 janvier 1942, alors que Podchlebnik et Winer sortent dans la cour du château, ils ont donc un plan. Tout ne se déroule cependant pas comme prévu. Si Winer réussit à monter dans le camion dans lequel il est possible d’ouvrir une fenêtre, Podchlebnik est lui contraint de monter dans l’autre véhicule. Comme chaque matin, les deux camions se dirigent l’un derrière l’autre vers le bois de Rzuchow. Winer se trouve dans le camion parti en second. Il ouvre la fenêtre, passe à travers celle-ci et se met à courir alors que le véhicule continue d’avancer. De son côté, Podchlebnik décide de s’évader, malgré le fait qu’il ne se trouve pas dans le camion prévu. Lorsque celui-ci roule dans la forêt, il demande une cigarette à l’un des gardes situés à l’arrière du véhicule. Après que celui-ci la lui a donnée, d’autres Juifs du Sonderkommando font de même. Podchlebnik se trouve à ce moment-là un peu moins surveillé. Il fend la toile du camion avec un couteau et saute. Lorsque cela arrive, les deux véhicules ne sont plus l’un derrière l’autre, car le second s’est arrêté après l’évasion de Winer. Ainsi, seuls les gardes du premier camion tirent sur Podchlebnik qui, après s’être enfui, décide de se cacher dans une grange. Pendant ce temps-là, Winer atteint une ferme où il se fait passer pour un Polonais catholique. Il obtient un morceau de pain. Un peu plus loin, des hommes lui en donnent également et lui disent alors qu’à Chelmno, des Juifs et des Tziganes sont tués et qu’après ils feront la même chose avec eux. Il se remet en marche en direction de Grabow, où il sait qu’une communauté juive demeure. Arrivé dans ce village en début d’après-midi, il demande immédiatement à voir le Rabbin. « Rabbin, je reviens de l’au-delà. Rabbin, ne crois pas que je suis fou. Je suis un Juif. Je reviens de l’au-delà. J’ai enterré moi-même toute la communauté juive, y compris mes parents, frères et le reste de la famille. Je suis complètement seul. »

Le Rabbin lui demande où ils sont tués : « A Chelmno. Ils sont tous tués avec du gaz dans les bois et enterrés dans une fosse. »

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Rapidement, des membres de la communauté juive veulent entendre ses propos. Le soir même, le Rabbin écrit une lettre destinée à une partie de sa famille qui réside alors dans le ghetto de Lodz. A ce moment-là, Podchlebnik est, lui, encore tout proche de Chelmno. Le 20 janvier au matin, il entend des paysans polonais dire que les Juifs qui se sont échappés la veille, du camp, sont recherchés. Par prudence, il ne quitte pas la grange durant la journée, puis, poussé par la faim, il décide de se rendre à Grabow. Il s’arrête en route dans une ferme où il a la possibilité de se raser et de manger. Il arrive dans le village en fin de journée le mardi 20 janvier 1942. Winer et Podchlebnik se retrouvent alors. Ce dernier rapporte ensuite, aux membres de la communauté juive, des informations similaires à celles délivrées la veille. La lecture de la lettre Dans une séquence de Shoah – la seule – Lanzmann s'adresse directement aux spectateurs en apparaissant à l'image. Insérée après deux heures de film, celle-ci dure moins de deux minutes.

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Fig. 2 Captures d’écran issues de Shoah.

Légèrement décalé sur la droite du plan, le réalisateur, debout, de face, regarde la caméra (ill. 1 ci-avant). En arrière-plan, à gauche, la façade d'un bâtiment est visible sur les deux tiers de la largeur de l'image. Celui-ci dit : « Le 19 janvier 1942, le rabbin de Grabow, Jacob Schulmann, écrivait à ses amis de Lodz la lettre suivante. »

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Les extraits de films mentionnés dans la thèse se retrouvent en annexe sur un support DVD. Ils sont classés par ordre d’apparition dans le film (et non dans la thèse).

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Dix secondes après qu’il a commencé à parler, trois mots s'inscrivent en bas de l'image à la manière d’un sous-titre, d’abord « GRABOW : », puis « la synagogue ». Le spectateur comprend alors que le bâtiment situé au second plan est la synagogue de Grabow et que Lanzmann s’exprime depuis ce village. A ce moment-là, celui-ci baisse la tête, remonte un peu ses mains dans lesquelles il tient un livre (ill. 2). Il lit alors à voix haute : « Mes très chers, je vous ai pas répondu jusqu'ici, car je ne savais rien de précis sur tout ce qu'on m'a dit, hélas, pour notre grand malheur, nous savons déjà tout maintenant. »

Pendant qu'il lit cela, un homme et une femme marchent entre le bâtiment et lui. Ils passent sans se tourner vers le lecteur. Lanzmann poursuit : « J'ai eu chez moi un témoin oculaire qui, grâce à un hasard, fut sauvé. J'ai tout appris de lui. L'endroit où ils sont exterminés s'appelle Chelmno, près de Dombie, et on les enterre tous dans la forêt voisine de Rzuszow. Les Juifs sont tués de deux manières, par les fusillades ou par le gaz. »

Pendant que Lanzmann dit cela, un bruit de moteur est audible. Il continue : « Depuis quelques jours, on amène des milliers de Juifs de Lodz et on en fait de même avec eux. Ne pensez pas que tout cela vous soit écrit par un homme frappé de folie. Hélas, c'est la tragique, l'horrible vérité. »

Le bruit de fond persiste, alors qu’un homme, puis un cycliste passent devant le bâtiment (ill. 3). Les paroles prononcées par Lanzmann sont : « Horreur, horreur, homme, ôte tes vêtements, couvre ta tête de cendre, cours dans les rues et danse, pris de folie. Je suis tellement las que ma plume ne peut plus écrire. Créateur de l'univers, viens-nous en aide ! »

Lorsqu’il termine cette phrase, il est seul dans le champ de la caméra, il baisse alors ses mains et le livre disparaît du cadre. Il redresse la tête, regarde en direction de la caméra et dit : « Le Créateur de l'univers n'est pas venu en aide aux Juifs de Grabow. Avec leur rabbin, ils ont tous été tués dans les camions à gaz de Chelmno, quelques semaines plus tard. »

Il marque un temps. « De Grabow à Chelmno, il y a exactement dix-neuf kilomètres. »

Lanzmann s’interrompt alors, le plan se terminant ainsi.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Les paroles du protagoniste2 Quelques minutes avant, dans Shoah, une autre séquence renvoie directement aux faits relatés dans la partie I du préambule. Dans celle-ci, Podchlebnik s’exprime à propos de ce qui s’est déroulé à Chelmno en janvier 1942. La proximité, dans le film, entre cette intervention et la lecture faite par Lanzmann, produit l’impression que c’est après avoir rencontré Podchlebnik que le rabbin de Grabow a écrit la lettre du 19 janvier 1942.

Dans le film, cette séquence s’ouvre par un plan fait sur une route, qui a été réalisé depuis un véhicule roulant en direction d’un village. Quelques maisons et une église apparaissent à l'arrière-plan. Après quelques secondes, un panneau sur lequel est inscrit Chelmno, devient lisible. Podchlebnik commence alors à parler en yiddish, une femme, traduisant ses propos en français, énonce ensuite : « Il se rappelle que c'était fin 1941, deux jours avant le nouvel an. »

A l'image, après l’entrée dans le village, l’église devient plus nettement visible. Le véhicule tourne. L’interprète indique : « Il savait déjà que c'était terrible ». Il franchit un portail ouvert, « Il avait déjà compris. ». Le sous-titre suivant s’inscrit : L'emplacement du château. Il roule

maintenant dans une cour tout en s'approchant d’une baraque. Le véhicule suit un chemin situé sur le côté droit de celle-ci. La traductrice poursuit : « On les a fait descendre dans une cave. Sur les murs il y avait marqué : d'ici personne ne sort vivant. »

Fig. 3 Captures d’écran issues de Shoah.

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Certains des propos du protagoniste n’ont pas été reproduits afin de rythmer ce préambule. On renvoie à l’extrait du film joint en annexe.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Le véhicule s'avance à présent vers un autre corps de bâtiment (ill. 1 ci-avant). « C'étaient des inscriptions en yiddish ». Les voix des deux personnes se mêlent. « Il y avait beaucoup de noms. Il pense que c'étaient des Juifs des petits villages autour de Chelmno qui étaient arrivés avant lui et qui avaient écrit leurs noms. »

En même temps que les derniers mots sont traduits, la caméra s’approche de la grange puis s'immobilise sur la porte en bois (ill. 2-3). La séquence se poursuit par un panoramique qui permet de voir une sorte de cour au milieu de laquelle plusieurs monticules sont recouverts de bâches maintenues par des pneus. « Les Allemands trompaient les gens et leurs disaient qu'il fallait venir dans une salle de bains. On les a fait descendre de l'autre côté où se trouvait un camion. Les Allemands étaient à côté où se trouvait un camion et les battaient avec des armes pour qu'ils montent plus vite dans les camions. »

Fig. 4 Captures d’écran issues de Shoah.

Le plan suivant représente la même porte en bois que celle vue à la fin du premier plan (ill. 1 ci-avant). Cette fois la caméra s'éloigne, donnant l’impression que le véhicule repart de cet endroit (ill. 1-3). Au même moment, Podchlebnik s’exprime de nouveau en yiddish. Une volute de fumée traverse alors l’écran de manière fugace (ill. 2). La traductrice indique : « On les entendait crier et les cris devenaient de plus en plus faibles et quand le silence fut total, le camion est parti. »

Le véhicule franchit à cet instant le passage situé sur le côté de la baraque vue au début de la séquence décrite. Il fait ainsi le chemin inverse de celui parcouru lors du premier plan (ill. 1 ci-après). Le véhicule réemprunte la route et s’éloigne progressivement de l’église (ill 2. ciaprès).

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images

Fig. 5 Captures d’écran issues de Shoah.

Le plan suivant porte sur le visage d'un homme au regard perdu dans le vague. En sous-titre, il est écrit MICHAEL PODCHLEBNIK (ill. 3 ci-avant). Lanzmann lui demande : « Est-ce qu'il a compris comment ils mouraient à ce moment-là? »

Alors que la traductrice pose la question en yiddish, une nouvelle inscription apparaît : Le survivant de la 1ère période de l'extermination à CHELMNO. Lorsqu’il formule sa réponse, à l’écran, entre parenthèses, les mots suivants s’inscrivent : la période du château. « Oui, il a compris, d'abord parce que les rumeurs en parlaient. Et quand il est sorti, il a vu les camions fermés, alors il savait déjà. »

La caméra opère un zoom avant sur le visage du protagoniste pendant la traduction. « Il a compris que les camions étaient... qu'on gazait les gens dans les camions mêmes ? »

La réponse de Podchlebnik est ainsi traduite en français : « Oui, parce qu'il a entendu tous les cris et il a entendu comment ces cris s'affaiblissaient. »

Lanzmann lui demande comment étaient ces camions et aussi de préciser leur couleur. La caméra opère alors un zoom arrière. Il répond et elle traduit : « De la couleur des Allemands, une couleur verte comme ça. »

Ces dernières paroles marquent la fin de la séquence du film qui porte sur l’arrivée en janvier 1942 de Podchlebnik au camp d’extermination de Chelmno.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images

La circulation des informations

Le choix de l’intervalle et de la synecdoque Le texte mis en exergue de ce chapitre a pour sujet des événements contemporains du génocide des Juifs (partie I) et la manière dont ils sont abordés en deux séquences dans Shoah (parties II et III). Ce préambule, portant tout à la fois sur le temps des faits (1942) et sur le temps de la réalisation du film (1979-19853), conduit à s’interroger sur la circulation des informations durant cet intervalle. Si ce texte rapproche deux temporalités, ce chapitre porte, au contraire, sur ce qui s’est passé entre-temps (voir schéma ci-dessous). Ainsi, la période 1942-1979 va être étudiée. Podchlebnik a-t-il raconté ce qui lui est arrivé avant d’avoir rencontré Lanzmann ? L’autre personne qui s’est évadée a-t-elle témoigné ? La lettre était-elle déjà connue avant 1985 ? Cette évasion a-t-elle constitué un événement ? Quelles en ont été les conséquences dans le temps du génocide des Juifs et après celui-ci ? Ces informations ontelles été intégrées à l’historiographie ?

Fig. 6 Schéma structure du chapitre 1.

Ce chapitre conduit à contredire l’impression selon laquelle Shoah serait la première médiation portant sur les faits qui se sont déroulés à Chelmno en janvier 1942. Durant ce chapitre, il s’agira moins d’apporter de nouveaux éléments concernant ceux-ci (noté 1, sur le schéma ci-dessus) ou d’étudier le temps du film (noté 3), que d’appréhender de manière diachronique (noté 2) la façon dont les informations portant sur ces faits ont été transmises sur différents supports (lettre, livre, témoignage oral, déposition écrite, séquence filmée, etc.).

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Par convention, on considère ici que le temps du film correspond à celui du tournage de la séquence (1979) et de la diffusion (1985). Le début du projet (1973-1979), ainsi que la réception (1985-) seront étudiés par la suite.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Cela conduit à inscrire le film dans un ensemble plus large d’écrits et de films et à comprendre en quoi il constitue un cas particulier. La question est ici moins celle de l’espace public que des premières formulations des propos4. L’étude des différentes représentations de l’évasion de Chelmno entre 1942 et 1985 a été choisie, car dans Shoah (1985), un document et un extrait d’entretien portent sur ce sujet. Elle a ici valeur de synecdoque permettant de percevoir plus généralement la circulation des informations intégrées au film. Dans Shoah, la période correspondant à l’évasion est donc abordée en deux séquences. La proximité entre celles-ci et le fait que le protagoniste soit présenté comme étant le seul survivant de la première période du camp (1941-1943) conduit implicitement à faire l’hypothèse qu’il est celui qui a parlé au rabbin de Grabow. Il s’agit en fait d’une impression trompeuse. La première partie de ce préambule infirme cette hypothèse : ce n’est pas après une rencontre avec Podchlebnik, que le rabbin de Grabow a écrit la lettre du 19 janvier 1942. Bien qu’il se soit évadé à cette date, il n’est arrivé que plus tard dans ce village. Ce jour-là, c’est Winer qui a rencontré le rabbin. Au-delà de cette précision factuelle, le fait que les deux évadés se soient rendus à Grabow conduit à reconsidérer la manière dont ce qui s’est déroulé à Chelmno en 1942 est présentée dans le film. Le temps de l’intervalle peut être déplié. Plus de trente-cinq années se sont écoulées entre la rédaction de la lettre et la lecture de celle-ci par Lanzmann (1942-1979). Cette période correspond à celle durant laquelle les sources mobilisées pour écrire la première partie du préambule ont été collectées par diverses instances. Les documents produits pendant le fonctionnement du camp par le Kommando nazi ont été détruits. La plupart des informations disponibles portant sur le processus de mise à mort des Juifs sont donc des sources orales et des écrits contemporains et postérieurs aux faits. Les sources les plus anciennes sont la lettre du rabbin de Grabow, ainsi que les premiers témoignages des deux évadés (1942). Viennent ensuite les dépositions de témoins polonais et de Podchlebnik auprès des autorités polonaises (1945), puis de membres du Kommando nazi auprès des autorités allemandes (à partir de 1958). Le témoignage de Podchlebnik lors du

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Pour une étude de la circulation des premières formulations dans le contexte nord-américain, Hasia Diner, We Remember with Reverence and Love. American Jews and the Myth of Silence after the Holocaust, 1945-1962, New Yok University Press, New York, 2009, 529 p. Je tiens à remercier l’auteure pour ses conseils méthodologiques.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images procès Eichmann (1961) et celui qu’il accorde à Lanzmann (1979) constituent deux des sources les plus récentes5. Ce chapitre de la thèse présente de manière chronologique l’ensemble de ces sources6. La manière dont la lettre du rabbin de Grabow a été communiquée, ainsi que les témoignages de Winer et de Podchlebnik pendant le temps du génocide des Juifs sont appréhendés. Les premières dépositions après-guerre et les recherches, principalement historiennes, portant sur le camp de Chelmno sont prises en compte. Les différentes publications de la lettre, puis les témoignages de Podchlebnik lors du procès Eichmann et auprès de Lanzmann sont également présentés. Enfin, une comparaison de trois de ses témoignages est effectuée7. Après ces premiers points, le chapitre sera consacré à la manière dont la lettre et le témoignage accordé par Podchlebnik à Lanzmann ont été intégrés à Shoah. Plus généralement, la fonction des vues montées en parallèle des propos des protagonistes du film sera étudiée. La circulation de la lettre durant le génocide des Juifs La lettre du 19 janvier 1942 constitue l’une des premières informations portant sur le camp d’extermination de Chelmno, dont certains des Juifs du ghetto de Lodz ont pris connaissance8. Des écrits concordants indiquent qu’elle a été connue environ six mois après sa rédaction, soit à partir de l'été 19429. Une page des Mémoires d’un leader sioniste dénommé Israel Tabaksblat, publiées en 1947, porte sur la diffusion de cette première

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En parallèle, les acquis de l’historiographie du camp de Chelmno (1946 à 2011) ont également été pris en compte. 6 En cela, la structure de l’ouvrage de Lucette Valensi, Fables de la mémoire, est reprise. L’objet de celui-ci est une bataille qui opposa, le 4 août 1578 dans l'Oued El-Makhazen (au nord-ouest du Maroc), des soldats fidèles à la Couronne du Portugal à des soldats marocains. Pour autant, la recension des faits guerriers - du début de la journée à la reddition en passant par les combats - n'occupe que huit pages placées au tout début du livre. Le véritable enjeu de l’ouvrage est exposé aux premières lignes qui suivent ce récit : « Chapitre 1. Murmures, gémissements, silence. Au lendemain du 4 août, la bataille appartient déjà au passé (...) » Fables de la mémoire, Chandeigne, Paris, octobre 2009 (1ère éd. 1992), p.27. Dix chapitres s’ensuivent, exposant les sources du récit initial, et emportant ainsi le lecteur dans un parcours à travers les siècles : des premiers témoignages des acteurs de l'histoire au film de Suheil Ben Barka Les tambours de feu (1991). 7 Ces deux dernières parties conduiront à ne plus seulement prendre en compte l’entretien accordé par Michael Podchlebnik comme une source, mais également comme un objet. 8 Oskar Rosenfeld, In the Beginning Was the Ghetto: Notebooks from Lodz, Ed. Hanno Loewy. Northwestern University Press, Evanston, 2002. 9 Une synthèse est proposée par Esther Farbstein, Hidden In Thunder: Perspectives on Faith, Halachah and Leadership during the Holocaust, vol. 1, Feldheim Publishers, New York, 2007, pp. 33-34.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images information10. Il explique qu’une personne restée anonyme a transmis cette lettre après avoir été transférée au ghetto de Lodz. En 1948, un leader bundiste, Yankl Nirenberg, a consacré également une page de ses Mémoires du ghetto de Lodz à ce thème11. Il écrit qu’une carte postale a été adressée par le Rabbin de Grabow après que celui-ci ait parlé à plusieurs Juifs évadés de Chelmno. Il indique avoir alors transmis l’information à Israel Tabaksblat ce qui conduit à penser que les publications de ces deux hommes portent bien sur le même courrier12. D'après Nirenberg, la missive a alors été transmise à Chaim Rumkowski, le chef du Conseil juif de Lodz, celui-ci indiquant avoir reçu des informations similaires peu de temps auparavant13. Il est difficile d’établir le rôle que la lettre a eu dans le temps du génocide des Juifs14. A Lodz, au cours de l’été 1942, celle-ci a constitué l’une des sources d’information disponibles et s’est ainsi ajoutée aux rumeurs circulant déjà sur Chelmno. Début 1942, soit plusieurs mois avant la diffusion de la lettre à Lodz, Winer et Podchlebnik ont transmis oralement à d’autres personnes ce qu’ils ont vécu à Chelmno. Les propos des évadés : l’année 1942 Après s’être rendu à Grabow, les deux évadés de Chelmno ont à nouveau témoigné. Ces récits ont été faits quelques semaines à peine après leur passage à Grabow. Ainsi, en février ou mars 1942, alors qu’il se trouve à Sannicki, soit à quelques kilomètres au nord de Lodz, Podchlebnik rapporte ce qu’il a vu et vécu à Chelmno au rabbin Yehoshua Moshe Aroson. Quelques mois après, durant l’été 1942, ce dernier a mis par écrit les informations qu’il avait collectées sur la mise à mort des Juifs en intégrant à celles-ci ce que Podchlebnik

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Israel Tabaksblat, Khurbn Lodz, Tsenṭral-Farband fun Poylishe Yidn in Argenṭine, Buenos Aires, 1947, p. 124; cette page a été traduite, Solomon F. Bloom, « Dictature au ghetto. Le gouvernement de Chaïm Rumkowski à Lodz », Les Temps Modernes, n° 39, décembre 1948, p. 114. 11 Yankl Nirenberg, Memoirs of the Lodz Ghetto, Lugus Libros, Toronto, 2003 (1ère éd. en yiddish, 1948), p. 53. 12 Pour autant, il est difficile de savoir s'il s'agit de la lettre du 19 janvier ou d'un autre écrit du même rabbin. La mention de trois évadés conduit à penser que la lettre reçue est postérieure au 19 janvier (Michael Podchlebnik étant arrivé au plus tôt le 20 janvier à Grabow). Il ne faut pas non plus écarter l'hypothèse que la mention de plusieurs évadés soit un ajout de l'auteur qui, en 1948, savait qu'à cette date trois hommes s'étaient évadés de Chelmno. 13 Pour une critique du témoignage de Nirenberg voir, Israel Gutman, « Introduction: The Distinctiveness of the Lodz Ghetto », notes 73 et 74, p. 423, in Isaiah Trunk, Lodz Ghetto, A History, Indiana University Press, Bloomington, 2006. 14 Tout en faisant également référence aux textes d’Israel Tabaksblat et de Yankl Nirenberg, Lucjan Dobroszycki indique qu'il est difficile de connaître les moyens par lesquels la lettre a rejoint le ghetto in The chronicle of the Łódź ghetto, 1941-1944, Yale University Press, New Haven, 1984, p. XXI.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images lui avait dit15. En fait, les propos tenus par celui-ci, très tôt après son évasion, ne semblent pas avoir été largement diffusés durant le temps du génocide des Juifs. Pendant cette période, c’est le rapport oral effectué par Winer qui, en revanche, a joué un rôle important. Désormais appelé Szlamek16, celui-ci est arrivé au ghetto de Varsovie au début du mois de février 1942. Une quinzaine de jours après son évasion de Chelmno, il a effectué un rapport oral détaillé auprès de Bluma et Hersz Wasser, deux membres de la résistance juive. Ceux-ci ont retranscrit en yiddish ce qu’il leur a dit des journées passées à Chelmno. Dans ce rapport, le fonctionnement du camp entre le 5 et le 19 janvier 1942, est décrit de manière chronologique et précise17. Certains lieux d’où sont originaires les Juifs et les Tziganes morts à Chelmno et leurs dates de transfert sont indiqués. Enfin, Winer est revenu sur les noms des Juifs internés avec lui en mentionnant à plusieurs reprises Podchlebnik18. Après cela, Winer a quitté le ghetto de Varsovie pour Zamosc, où il a résidé à partir du mois de mars 194219, avant d’être tué au mois d’avril de cette même année20. Ce texte constitue l’une des premières sources d’information formulée par un Sonderkommando auprès de membres de la résistance juive du ghetto de Varsovie. Sur la base de celui-ci, fin mars 1942, un rapport a été transmis à l'armée de l’intérieur polonaise (Armia Krajowa, AK)21. Dès le mois d’avril, celui-ci a été partiellement intégré au Bulletin du bureau d'information et de propagande publié par l'AK. Dans le même temps, deux autres

15

Un exemplaire de ce document a été retrouvé après la guerre. Esther Farbstein, op. cit., pp. 21-22. Un nom de code proche de celui de Szolme, soit une variation du prénom Shlomo. 17 Les paroles échangées entre Shlomo Winer et le rabbin de Grabow contenues dans ce document correspondent à celles reproduites dans le préambule de cette thèse. 18 « Au cours de la journée [le 13 janvier] environ 800 Juifs de Bugaj ont été enterrés. Dans le froid extrême, nous avons travaillé jusqu'à six heures du soir et enseveli neuf camions à gaz plein de victimes. Après le travail, cinq des « fossoyeurs » ont été abattus. Après que nous soyons retournés dans la cave, Michael Podchlebnik a fondu en larme. Il avait perdu sa femme, ses deux enfants et ses parents. Après le souper, nous avons déversé les déchets du seau. Certains d'entre nous ont prié. Nous avons ensuite parlé à nouveau de nous échapper. Le désir de s'affranchir et d'alarmer la communauté Juive ensemble était si fort que nous étions prêts à payer n'importe quel prix pour notre liberté. (…) Avant le soir [le 15 janvier], pendant que nous aidions les fossoyeurs à enterrer les cadavres, je mis ma pelle de côté et avec Podchlebnik on a dit le Kaddish paisiblement. » Łucja PawlickaNowa (éd.), Chełmno witnesses speak, The Council for the Protection of Memory of Combat and Martyrdom in Warsaw : The District Museum in Konin, Konin, 2004, pp. 114-115. 19 Ces quelques semaines de fuite sont connues, entre autres à travers la correspondance qu'il a entretenue, entre le 11 février et début avril 1942. Ruta Sakowska et Jean-Claude Famulicki (éd.), Archives clandestines du ghetto de Varsovie, Fayard-BDIC, Paris, 2007, p. 132-147 20 Ruta Sakowska, « About an Account by Szlamek, a Chelmno-on-Ner Runaway », dans Łucja Pawlicka-Nowa (éd.), op. cit., 2004, p. 134. La dernière lettre qu'il a envoyée portait sur le camp d’extermination de Belzec. Il indiquait que les Juifs étaient tués là-bas de la même manière qu’à Chelmno. Il s'agit de l'une des premières informations transmises sur la mise à mort des Juifs dans ce camp. 21 Ruta Sakowska et Jean-Claude Famulicki (éd.), op. cit., p. 30 et p. 134. 16

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images rapports ont été adressés par la résistance juive au gouvernement polonais en exil à Londres. Le 2 juin 1942, à la suite de l’envoi de ces textes basés en partie sur les informations communiquées par Winer, une déclaration a été faite sur les ondes de radio Londres22. Enfin, au début de l’année 1943, certains des renseignements transmis par le Sonderkommando ont été intégrés au livre The Black Book of Polish Jewry, publié à New York23. Le rapport de Winer fait ainsi partie des premières informations portant sur le génocide des Juifs dans un camp d’extermination communiquées aux Alliés depuis le ghetto de Varsovie. Après le 19 janvier 1942, aucun autre Juif n’a pu quitter Chelmno, car après cette double évasion, les membres du Sonderkommando ont dû porter, de manière permanente, des chaînes aux chevilles. Le camp a fonctionné ainsi jusqu’en mars 1943, puis il a été abandonné par les nazis. Ces derniers ont alors détruit les restes du château et les documents relatifs à son fonctionnement. Entre décembre 1941 et mars 1943, entre cent-cinquante mille et trois cent mille Juifs ont été tués à Chelmno et environ cinq mille Tziganes24. En 1945, Podchlebnik était le seul survivant juif de « la première période ». Au cours de l’année 1944, les membres du Kommando Bothman sont revenus dans le village dans le but de tuer à nouveau des Juifs. Leur retour sur les lieux correspond à ce qui est connu comme étant « la seconde période du camp ». Le château ayant été détruit, les Juifs du Sonderkommando résidaient alors dans une grange située dans l’ancienne cour de celui-ci. Les Juifs déportés étaient quant à eux enfermés dans l’église du village, avant d’être tués dans des camions à gaz suivant le même mode opératoire qu’entre 1941 et 1943. Durant cette seconde période, sept à huit mille Juifs ont été tués à Chelmno25. La libération du camp a eu lieu le 20 janvier 1945. Deux jours auparavant, les nazis avaient détruit les documents relatifs

22

Yehuda Bauer, The Holocaust in Historical Perspective, University of Washington Press, Seattle, 1978, p. 20. Dans cet ouvrage il est noté que : « Szmul Zygelbojm a indiqué sur la base des rapports de la résistance en Pologne : "En novembre et décembre 1941 a commencé le massacre des Juifs dans les provinces de l'Ouest de la Pologne illégalement incorporés dans le Reich, au soi-disant Warthegau. L'abattage se faisait au moyen de gaz. A cet effet une voiture particulière équipée d'une chambre à gaz a été utilisée, dans laquelle 90 personnes ont été chargées à chaque fois. Les victimes ont été enterrées dans des fosses dans les clairières de la forêt de Lubartow. Une moyenne de 1000 Juifs ont été gazés chaque jour. A Chelmno de novembre 1941 à mars 1942, tous les Juifs de Kolo, Dab, Bugaj, Izbica, environ 5000 au total, ainsi que 35000 du ghetto de Lodz et un certain nombre de Tsiganes ont été gazés." », The Black Book of Polish Jewry, American Federation for Polish Jews in cooperation with the Association of Jewish Refugees and Immigrants from Poland, New York, 1943, p. 115 Les termes utilisés et les villes citées correspondent au témoignage de Shlomo Winer. 24 Le chiffre le plus élevé correspond à celui établit dès 1946. Le plus bas est celui indiqué par Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Gallimard, Paris, 2006, p. 2272. Seul Claude Lanzmann évoque un nombre de 400 000 Juifs tués à Chelmno durant les deux périodes. 25 Ces chiffres correspondent à ceux établis en 1946. 23

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images à son fonctionnement et avaient cherché à exécuter les membres du Sonderkommando. L’un d’entre eux, Mordechai Zurawski a cependant réussi à s’enfuir. Simon Srebnik, blessé à la tête par une balle, est arrivé à survivre. Il sera le seul Juif persécuté à avoir accepté d’accompagner l’équipe du film en Pologne et sera ainsi filmé à Chelmno à la fin des années 1970. Il deviendra, par la suite, l’un des principaux protagonistes de Shoah26. En 1945, Zurawski et Srebnik étaient les deux seuls survivants Juifs de la seconde période du camp. En 2009, Shmuel Krakowski, a indiqué dans un ouvrage qui fait référence sur l’histoire de ce camp : « Les détenus Juifs du camp [d'extermination de Chelmno], languissant sous les conditions les plus épouvantables, ont fait tous les efforts possibles pour alerter le monde de l'existence du camp et pour documenter en détail les événements qui y prenaient place. Ces efforts ont été couronnés de succès. Des rapports ont été publiés pendant la guerre et sont disponibles pour les chercheurs. »

Il a poursuivi : « Une précieuse documentation complémentaire sur l'histoire du camp et les meurtres se trouve dans les transcriptions des procès des nazis qui étaient stationnés dans le camp. Tant les criminels eux-mêmes, que les habitants des environs de Chelmno, ont témoigné à ces procès. »27

Une fois étudiée la manière dont les informations ont circulé entre 1942 et 1945, celles collectées après 1945, peuvent être étudiées. A ce titre, le rôle tenu par la Commission Centrale Historique Juive en Pologne (CZKH)28, principalement entre 1945 et 1947, peut être pris en compte. Le temps des premières formulations La mission, définie par les fondateurs de la CZKH, a consisté à réunir un maximum d'informations sur la vie des communautés juives de Pologne avant 194529. Pour cela, les membres de cette commission ont moins recherché des documents provenant des Allemands 26

Ces tournages sont notamment étudiés dans le cours du chapitre 2. Shmuel Krakowski, Chelmno. A Small Village in Europe. The First Nazi Mass Extermination Camp, Yad Vashem, Jerusalem, 2009, p. 10. Aucun mot du texte original n’a été coupé entre les deux citations. 28 Centralny Komitet Zydow w Polsce : Komisja Historyczna. Créée en décembre 1945, celle-ci a pris la suite du Comité historique Juif (décembre 1944 – décembre 1945). Elle a été dirigée par Philip Friedman, puis à partir de l'été 1946 par Nachman Blumental et comptait parmi ses membres fondateurs Yosef Kermish (futur archiviste de Yad Vashem) et Abba Kovner (résistant juif du ghetto de Vilna). La CZKH a été fondée à Lublin la Commission se déplace ensuite à Lodz et compte rapidement jusqu'à trente branches dans l'ensemble du pays 29 Pour une présentation du rôle de la commission. Natalia Aleksiun, « The Central Jewish Historical Commission in Poland, 1944-1947 », dans Polin, n°20 : Making Holocaust Memory, 2007, pp. 74-97. 27

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images et des Polonais, que des journaux privés, des objets et des photographies, produits par les Juifs. Un accent particulier a été également mis sur la collecte de mémoires vives provenant de survivants. Dans ce but, les membres de la CZKH ont travaillé avec les organismes mis en place par l’Etat polonais, telle que la Commission pour l'investigation des crimes allemands en Pologne. En ce qui concerne le camp d’extermination de Chelmno, une délégation dirigée par le juge Bednarz, commune à ces deux organismes, s'est rendue pour la première fois dans le village le 25 mai 1945. A cette occasion les habitants de Chelmno ont été interrogés. La déposition faite par Bronislaw Falborski le 11 juin 1945 peut être mentionnée, car celui-ci est un protagoniste de Shoah30. Ce Polonais catholique de trente-cinq ans était alors chauffeur dans le district de Kolo. Il a expliqué avoir travaillé dans le garage Kraft entre 1942 et 1943 et avoir réparé, au cours de l'été 1942 à la demande des Allemands, l'un des camions qui étaient utilisés pour le gazage des Juifs. Il a alors décrit ledit véhicule et réalisé un schéma du système de propagation du gaz à l'intérieur du camion31. Enfin il a indiqué, qu'avant de travailler dans ce garage, il avait été le chauffeur d’Heinrich May, le directeur allemand des gardes forestiers polonais de Rzuchow. Ainsi, dans le cadre de cette fonction, il s’est rendu à plusieurs reprises dans cette forêt. A la fin des années 1970, lors de l’entretien qu’il a accordé à Lanzmann, il a abordé à nouveau les différents points contenus par cette déposition32. En complément des propos formulés par des habitants des villages jouxtant le camp, les trois survivants Juifs ont également été interrogés par le juge Bednarz33. Le 9 juin 1945, Podchlebnik lui a accordé un entretien. Cette déposition est connue sous la forme d'un protocole de deux pages rédigé en polonais34. De fait, la langue dans laquelle celui-ci a témoigné, les questions posées et les conditions dans lesquelles il se trouvait lorsqu’il a signé ce document, sont inconnues. Il est nécessaire de prendre en compte le caractère

30

Le rapport rédigé par Heinrich May a également été lu par Claude Lanzmann, « Heinrich May », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 10 p. Cf. chapitre 3. 31 De nombreux autres schémas de ce type sont réalisés par des habitants de ces villages. Archive disponible à l'USHMM sous la cote : 1998 A 250 reel 1. Consulté le 2 juillet 2009. La déposition et le schéma de Bronislaw Falborski sont reproduits (traduit en anglais) dans « Testimony by Bronislaw Falborski » dans Łucja PawlickaNowa (éd.), op. cit., pp. 149-151. 32 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Bronislaw Falborski (entretien avec) », dans Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 10 p. 33 Simon Srebnik a déposé le 29 juin 1945 et Mordka Zurawski le 31 juillet de la même année. Cf. « Testimony by Szymon Srebnik », dans Łucja Pawlicka-Nowa (éd.), op. cit., pp. 125-129 et « Testimony by Szymon Mordka Zurawski », dans Łucja Pawlicka-Nowa (éd.), op. cit., pp. 130-135. 34 Archive consultée à l’USHMM, cote: Accession 1998.A.0250, Trial of Chełmno (Kulmhof) Camp Staff I (Proces zaloga Chełmna nad Nerem), reel 1.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images particulièrement lacunaire du contexte de la rédaction de ce document pour l’interpréter35. Podchlebnik a alors indiqué travailler le cuir et vivre à Kolo, soit à quelques kilomètres de Chelmno. Il a expliqué qu’un peu plus de trois ans auparavant, le samedi 10 janvier 1942, il a été arrêté et déporté à Chelmno. Il a ensuite fait un compte rendu détaillé des jours durant lesquels il était un membre du Sonderkommando. Il a poursuivi en revenant sur les conditions de son évasion du camp. Il a indiqué s’être rendu compte à l’époque que l’une des fenêtres de l’un des camions transportant les membres du Sonderkommando de Chelmno à Rzuchow, pouvait s’ouvrir et ainsi permettre une évasion36. Une comparaison entre cette déposition et le rapport fait par Winer en février 1942, permet d’établir que ce dernier point constitue l'une des seules différences entre ces deux textes37. Podchlebnik n'avait pas, à ce moment-là, connaissance du rapport fait par Winer38. Ainsi, les informations transmises par les deux hommes se corroborent sans pour autant être identiques. A celles-ci s’ajoutent de premières recherches conduites par des historiens. Le développement de l’historiographie Dès 1946, au bout de plusieurs mois d’enquête, la Commission d'Investigation pour les crimes allemands en Pologne a publié un rapport officiel qui a été rapidement traduit en

35

Les propos tenus par Caroline Moine dans un article de 2008, portant sur la Commission Extraordinaire d'Etat pour l'investigation des crimes des occupants germano-fascistes et leurs alliés (ChGK) peuvent être cités, l’« Utilisation et interprétation [de ces sources] restent multiples. L'utilisation au premier degré reste ainsi fréquente. Pourtant, elle laisse perplexe, tant l'œuvre de la Commission pourrait apparaître comme un monument à la fabrication d'un effet de réel ». Dans le même temps, la chercheure ajoute que ces sources ne sauraient être réfutées, a priori, car « au-delà des apories du travail de la commission, elle a permis au niveau local l'expression « à chaud » d'un récit beaucoup plus riche et contrasté de l'occupation que ne le laissèrent filtrer les synthèses officielles publiées par le pouvoir. », Caroline Moine, « La commission d'enquête soviétique sur les crimes de guerre nazis : entre reconquête du territoire, écriture du récit de la guerre et usages justiciers », Le Mouvement Social, 2008/1, n° 222, p. 107 et p. 82. 36 Il indique : « Sur le chemin du travail, j'ai remarqué que l'une des fenêtres sur le bus pourrait être abaissée. Je l'ai dit à mon compagnon Winer de Izbica (je ne me souviens pas de son prénom). J'ai proposé une tentative d'évasion. » dans Łucja Pawlicka-Nowa (éd.), op. cit., p. 124. 37 Shlomo Winer [Slamek] écrivait, lui : « Jeudi 15 janvier, nous avons de nouveau été emmenés au travail très tôt. Nous sommes allés au champ de fosses en bus. Moniek Halter m'a dit que la fenêtre du bus pouvait être ouverte facilement en faisant usage d'une "manivelle". » dans Łucja Pawlicka-Nowa (éd.), op. cit., p. 115. 38 Il explique, « Le lendemain, sur le chemin du travail nous avions l'intention de sauter par la fenêtre et nous enfuir dans les bois. Toutefois, nous avons été séparés et j'ai dû entrer dans le camion, tandis que Winer allait dans le bus. J'ai décidé de m'enfuir seul. » Il conclut, « A Grabow j'ai rencontré Winer de Izbica. Puis je suis allé à la ville de Rzeszow et j'ai perdu tout contact avec la région de Chelmno. Winer est probablement mort dans la région de Zamosc dans le sud-est de la Pologne, je crois en 1944. » Cette mention erronée portant sur la date de mort de Winer, confirme l'hypothèse qu'en 1945 il n'a pas encore été en contact avec ceux qui ont côtoyé le résistant Juif pendant les derniers jours de sa vie en avril 1942.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images anglais39 et en français40. Le chapitre portant sur le camp d’extermination de Chelmno occupe une douzaine de pages du premier volume. Dès la deuxième page, il est indiqué qu’à partir du 8 décembre 1941, l’objectif fixé aux responsables du camp était l’extermination des Juifs du Warthegau41. Il est précisé que trois cent mille Juifs de cette région, cinq mille Tziganes et environ mille Polonais et prisonniers de guerre russes ont été tués à Chelmno. Par la suite, peu d’écrits historiens ont eu pour sujet ce camp. Ainsi, dans l’ouvrage de Krakowski Chelmno. A Small Village in Europe. The First Nazi Mass Extermination Camp42 la synthèse des publications éditées entre 1946 et 2009, occupe moins d'une page. La publication la plus ancienne est un recueil de sources coordonnée par le juge Bednarz intitulé Le camp de la mort de Chelmno sur Ner (1946)43. Dans cet ouvrage, les transcriptions des dépositions de Podchlebnik et de Srebnik ont été publiées en polonais. La plus récente correspond aux actes d'un colloque qui s'est tenu à Konin en 1995 et réunit des synthèses de travaux de chercheurs polonais44. Entre ces deux dates, Krakowski cite plusieurs autres écrits publiés en hébreu (1947), en polonais (1964)45, en anglais et en allemand dont le travail codirigé par Adalbert Rückel, le directeur de l'Agence centralle des administrations judiciaires régionales de Ludwigsburg (ci-après dénommée Zentrale Stelle)46. Dans ce dernier ouvrage (1983), un chapitre d'une trentaine de pages est consacré aux Camions à gaz de Kulmhof. Il s'agit d'une présentation commentée de documents nazis et d’entretiens réalisés par des membres de la Zentrale Stelle à partir de la fin des années 1950. Dans cette étude, dix-sept Allemands persécuteurs, qui étaient présents entre 1941 et 1945 à Chelmno, sont cités, ainsi

39

Coll., German crimes in Poland, vol. 1, Central Commission for investigation of German Crimes in Poland, Varsovie, 1946. 40 Il commence par ces mots : « L’instruction juridique vient de conclure que le camp de Chelmno était un camp typique, destiné exclusivement à l’extermination massive des Juifs. », Coll., Les crimes allemands en Pologne, vol. 1, Commission générale d’enquête sur les crimes allemands en Pologne, Varsovie, 1948, pp. 106. 41 « Le camp de Chelmno était destiné à l’extermination des Juifs venant principalement des territoires du "Warthegau" (…). L’organisation du camp commença au mois de novembre 1941. L’extermination des victimes est inaugurée le 6 Déc. 1941 par la liquidation de la population juive des ghettos du territoire du "Warthegau". », Ibid., p. 107-108. 42 Shmuel Krakowski, op. cit., p. 11. 43 Władysław Bednarz, Oboz Stracen w Chelmnie nad Nerem, Państwowy Instytut Wydawniczy, Warszawa, 1946, pp. 39-45. 44 Il est également possible de citer: Łucja Pawlicka-Nowak (éd.), The extermination center for Jews in Chełmno-on-Ner in the light of the latest research : symposium proceedings, September 6-7, 2004, District Museum, Konin, 2004, 95 p. 45 Edward Serwanski, Obóz zagłady w Chełmnie nad Nerem, 1941-1945, Wydawn. Poznańskie, Poznan, 1964. 46 Eugen Kogon et al., Nationalsozialistische Massentötungen durch Giftgas : eine Dokumentation Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main, 1986 (1ère éd. 1984).

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images que neuf témoins polonais47. Ces publications rendent compte du fait que les sources orales citées précédemment avaient été intégrées à l’historiographie avant 1985. Il est dès lors possible de se demander si la lettre du rabbin de Grabow était également connue des chercheurs avant la diffusion de Shoah. L’intégration de la lettre à l’historiographie Une traduction en polonais de la lettre écrite le 19 janvier 1942 par le rabbin de Grabow a été publiée en 1946. A cette période (1945-1947), sous l’impulsion de la CZKH, de nombreux livres ont porté sur le génocide des Juifs sur la base d’entretiens et de collectes d’informations48. Ainsi, une transcription de ce document a été reproduite dans l’ouvrage en partie consacré au camp de Chelmno, intitulé Documents et matériaux49 et édité à Lodz par Nachman Blumenthal50. A partir de cette publication, la lettre a été citée par plusieurs historiens. Ainsi, en 1975, dans, The war against the Jews, 1933-1945, Lucy S. Dawidowicz s’y est référée51. En 1980, dans l'ouvrage, The Terrible Secret, de Walter Laqueur, une traduction en anglais de la version polonaise de 1946 a été proposée52. Dans le même temps, Lucjan Dobroszycki, a édité et publié Les Chroniques du ghetto de Lodz, 1941-1944 (1984)53. Dans l’une des notes de l’introduction, l’historien a proposé une autre traduction en anglais de la lettre telle que parue dans l’ouvrage polonais de 1946. La publication coordonnée par Nachman Blumenthal constitue ainsi la référence commune aux traductions en langue

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Ils citent notamment : Erhard Michelsohn (instituteur allemand de Chelmno), le mari de Martha Michelsohn est notamment cité, ainsi que Gustav Laabs (Hauptscharführer SS). 48 L’historienne Ewa Kazmainaska-Frejlak estime qu’un quart des ouvrages portant sur le génocide des Juifs, édités en Pologne entre 1945 et 1989, date de cette période. Après 1947, la Commission est moins opérationnelle, puis est remplacée progressivement par l'Institut Historique Juif (la commission cesse officiellement d'exister en 1949). Pour une présentation synthétique de l'Institut, on peut se reporter à Marta Aleksandra Balinska, « L'institut d'histoire juif de Varsovie », Vingtième-siècle. Revue d'histoire, année 1995, vol. 48, n°1, p. 145-146. 49 Nachman Blumenthal (éd.), Dokumenty i Materialy, tom 1, Centralna Żydowska Komisja Historyczna w Polsce, Łódź, 1946 50 La publication du document n’est accompagné d’aucune référence précise à une cote d’archive. 51 A travers une référence à Tabaksblat et de Nirenberg « A survivor from Brzeziny brought to a Lodz Bundist a postcard which he had received from the rabbi of Grabow. The rabbi wrote that he had spoken with three Jews who had escaped from Chelmno and told him what occurred there. That was the first news in Lodz of the death camps. », Lucy S. Dawidowicz, The war against the Jews, 1933-1945, Holt, Rinehart and Winston, 1975, p 293. 52 La publication de 1946 est cité comme référence en note. Il y a deux coupes. Alors que dans la version polonaise il est écrit qu'en plus des milliers de tziganes des milliers de Juifs sont déportés, la mention « milliers » avant le terme Juif n'apparait pas dans la version anglaise. Walter Laqueur n'a pas non plus reproduit, (Horreur! Horreur! "Homme) avant la supplication du rabbin. 53 D'abord en polonais (1965-1966) puis en anglais, Kronika getta łódzkiego, la publication en polonais est une première version, celle en langue anglaise étant plus complète.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images anglaise. Cela s’explique par le fait que l’original de la lettre est resté introuvable jusqu’à aujourd’hui54.

Fig. 7 Schéma circulation de la lettre du rabbin de Grabow (1).

La première version française de la lettre a été publiée en 1951 par Léon Poliakov dans Le Bréviaire de la haine. Dans Shoah, Lanzmann tient cet ouvrage entre les mains55. Une comparaison des versions de la lettre telle que publiée en polonais en 1946 et en français en 1951, montre que les trois passages suivants sont absents de la seconde version : (1) « Il en a été ainsi dans les villes de Dabie, Izbica Kujawska, Klodawa et autres. Récemment, des milliers de tziganes du soit disant camp des tziganes de Lodz ont été emmenés, et » (2) « des souffrances d'Israël » (3) « Puisse le créateur avoir pitié et sauve "les naufragés de notre nation". »

Dans Le Bréviaire de la haine, le premier extrait manquant est issu de ce passage : « Les hommes sont tués de deux manières : par les fusillades ou par le gaz... (1) Depuis quelques jours, on amène des milliers de Juifs de Lodz et on en fait de même avec eux. »

La présence de points de suspension à cet endroit du texte semble indiquer qu'une coupe a été opérée dans la version publiée en 1951. Ceci conduit à se demander, quelle source Poliakov a utilisé. Le renvoi de note présent à la fin de cette traduction ne l’indique pas, mais précise 54

Une lettre datée du 21 janvier 1942 envoyée à Varsovie et attribuée au Rabbin de Grabow se trouve dans les Archives Ringelblum sous la cote: ring. 1 748 b (anciennement ring. I/549). Elle a été publiée à plusieurs reprises. Dans l'historiographie contemporaine ce document a pris la place de la lettre envoyée à Lodz le 19 janvier 1942. Les deux textes sont pourtant bien distincts. L'histoire de cette circulation fait l'objet d'un travail a part entière qui n'est pas mené dans le cadre de cette thèse. Je tiens à remercier, Aleksandra Borecka, Levana Frenk, Anna Gronowska, Morgane Labbé, Monika Polit, Vincent Slatt et Alina Skibinska, pour leur aide dans la recherche, demeurée infructueuse, de la lettre du 19 janvier. 55 Plus précisément, il s’agit de l'édition de poche de l'ouvrage, celle aux bords orangés, que le réalisateur tient entre les mains.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images qu’il s’agit d’un document traduit par Miriam Novitch56. La version de travail que celle-ci a transmise à l’historien se trouve aux archives de la Maison des combattants des Ghettos (Beith Lohamei Haghetot). Elle précise : « Les lettres qui suivent ainsi que le témoignage sur Chelmno proviennent des Archives de la Commission Historique Juive de Pologne. (…) La copie de cette lettre [du rabbin de Grabow écrite le 19 janvier 1942] fut transmise à la Commission Historique Juive de Lodz par M. Melech Schwartz./ Traduction du yiddish de cette lettre, ainsi que de la précédente, de K. Mirska. Traduction française d’après le texte polonais de M. B./ »57

Ces informations correspondent à celles mises en exergue de la première publication en polonais58 et la lettre que Novitch a communiquée à Poliakov est une traduction fidèle de la version de 1946. Ainsi, les trois extraits omis dans le texte de 1951 figurent dans le document qu’elle lui a communiqué. La première coupe correspond au passage ci-dessous : « Les hommes sont tués de deux manières : par les fusillades ou par le gaz, ainsi que cela se passa dans les villes de Dabia, Izbica Kujawska, Klodawa et autres. Dernièrement, on y amena des milliers de Tziganes du camp de Lodz, et depuis quelques jours, on amène des milliers de Juifs de Lodz et on en fait de même avec eux. »59

L’extrait qui n’a pas été reproduit par Poliakov dans Le Bréviaire de la haine contient deux informations. Tout d'abord, il localise précisément les lieux des actes génocidaires, « il en a été ainsi dans les villes de Dabie, Izbica Kujawska, Klodawa et autres ». Ensuite, il indique, qu'en plus des Juifs, des Tziganes ont été tués à Chelmno. Cette double coupe produit l’impression que, pour le rabbin de Grabow, seuls des Juifs, dont le lieu d’origine n’est pas spécifié, ont été tués au camp de Chelmno. Ceci conduit à s’intéresser à la lettre lue par Lanzmann dans Shoah.

56

Cette dernière a été une traductrice importante pour les travaux des premiers historiens qui ont travaillé sur le génocide des Juifs. Dans son introduction à une contre-enquête préfacée par Léon Poliakov portant sur l'ouvrage de Jean-François Steiner Treblinka, elle explique : « Depuis la Libération, nous nous sommes constamment consacrée à la constitution d'archives concernant l'extermination et la résistance juive (...) nous consacrons toutes nos forces depuis vingt ans, pour qu'un jour l'historien, l'écrivain, puisse fixer à jamais les horreurs "de ce temps de mépris" (...). Ce fut pour nous une grande satisfaction de constater que les témoignages que nous avons recueillis ont pu servir à des historiens de renommée mondiale tels que M. Léon Poliakov, Gérald Reitlinger et Philippe Frydman », in Miriam Novitch (présentée par), La vérité sur Treblinka, Presses du temps présent, Paris, 1967, pp. 8-9. 57 Myriam Novitch, « Chelmno », in Archive de la Maison des combattants des ghettos, non daté, cote : 10447, pp. 1-3. 58 Nachman Blumenthal (dir.), op. cit., p. 233. 59 Myriam Novitch, « Chelmno », op. cit., p. 4.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Ce texte correspond à la version de la lettre de 1951, trois différences pouvant cependant être relevées. Ainsi, le nom de la ville proche de Chelmno est Dombie dans Shoah et Dabia dans le Bréviaire de la haine. De la même manière, la forêt est « voisine de Rzuszow » pour Lanzmann et « voisine de Lechow » pour Poliakov. Enfin, dans l'ouvrage de 1951, il est écrit : « Les hommes sont tués de deux manières, par les fusillades ou par le gaz. »

Dans Shoah, il est dit : « Les Juifs sont tués de deux manières, par les fusillades ou par le gaz. »

Le remplacement du terme « hommes » par celui de « Juifs » peut en partie s’expliquer par le fait que dans la version de la lettre lue, il n’est question que de la mise à mort des Juifs. De surcroît, le choix du mot « Juifs » renforce l’impression que seuls ceux-ci ont été tués à Chelmno en janvier 1942.

Fig. 8 Schéma circulation de la lettre du rabbin de Grabow (2).

Le texte lu par Lanzmann dans Shoah ne correspond donc pas exactement à la lettre écrite en 1942. Ce que le réalisateur lit est une traduction française d’une version polonaise datant de 1946. Dans celle-ci, plusieurs coupes avaient été opérées par Poliakov et Lanzmann l’a à son tour modifiée. Les paroles prononcées dans le film sont donc le résultat de modifications successives (Cf. Schéma ci-avant). Ces ajouts et retraits ont sensiblement modifié la signification de la lettre. Des hypothèses permettant de comprendre les choix effectués par le réalisateur seront proposées dans la partie suivante, les propos tenus par Podchlebnik entre 1945 et 1979 seront analysés avant cela. Ainsi, à la suite de la présentation de la circulation, entre 1942 et 1985, de la lettre, il s’agit de revenir aux sources orales. La première est une déposition faite lors du procès Eichmann en 1961 et la seconde est un

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images entretien accordé à Lanzmann en 1979. Leur analyse permettra de mieux percevoir en quoi elles se distinguent l’une de l’autre et ainsi d’appréhender les spécificités du dispositif filmique mis en place lors du tournage de Shoah. Du procès Eichmann à l’entretien pour Shoah En effet, après 1945 et la déposition faite auprès du juge Bednarz, Podchlebnik a témoigné à deux reprises en Israël, d’abord lors du procès Eichmann (1961), puis auprès de Lanzmann (1979). En fait, les trois seuls survivants Juifs du camp d’extermination de Chelmno (Podchlebnik, Srebnik et Zurawski) ont déposé dans le cadre du procès Eichmann. L’unique survivant de la première période de ce camp a témoigné le 5 juin 1961. A la différence de la déposition de 1945 dont seul le protocole est connu, une version filmée et une transcription des échanges dirigés par le procureur général sont consultables. Les questions posées à Podchlebnik ont été principalement d'ordre factuel, une importance particulière étant prêtée aux dates, aux lieux et aux noms des nazis accusés. Il est arrivé à Gideon Hausner de l’interrompre quand il a exprimé sa vision des événements et qu’il est revenu sur son expérience personnelle. Le témoignage suivant de Podchlebnik a été conduit avec Lanzmann en une journée, au mois de mai 197960. En Israël, au domicile du protagoniste, un entretien de deux heures a été filmé61. Au même titre que les dépositions faites en 1945 et 1961, l’archive qui correspond à l’entretien non monté de 1979, est considérée comme une source orale, documentant à ce titre les faits qui se sont déroulés en 1942. Certains des échanges ont porté sur l’évasion de Michael Podchlebnik et sur la lettre du rabbin de Grabow. Lorsque le réalisateur lui a notamment demandé s’il connaissait ce rabbin, le protagoniste a répondu par la négative, ce qui a ainsi été traduit :

60

En effet, dans le cours de l'entretien, Claude Lanzmann fait référence à ces voyages en Pologne, qui se sont déroulés à l'été 1978 et en mars 1979. Francine Kaufmann l'une des traductrices, rapporte les propos de la traductrice présente lors de l'entretien : « Or, Fanny Apfelbaum se souvient qu'au cours de l'unique journée de tournage auquel elle a participé, en mai 1979, (...) », dans « Interview et interprétation consécutive dans le film Shoah, de Claude Lanzmann », Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators' Journal, vol. 38, n° 4, 1993, p. 671. 61 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Michael Podchlebnik (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5026, transcription, 34 p.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images « Le rabbin, non, il connaissait pas »62

Après que Lanzmann ait insisté une première fois, Michael Podchlebnik lui a parlé de Winer63. Le réalisateur lui a ensuite demandé s’ils s’étaient bien rencontrés à Grabow. Ses propos ont ainsi été traduits : « (…) il l'a rencontré à Grabow, et il l'a embrassé et quand il l'a embrassé il a eu une hémorragie. »64

Ce passage de l’entretien finit ainsi. La suite des échanges a porté sur la rencontre des deux hommes, avant de s’orienter vers les propos que Podchlebnik avait tenus auprès des membres de la communauté juive de Grabow en 1942. Lanzmann est revenu rapidement à sa question initiale : « ça va, ça va, ça va... Mais c'est visiblement à lui que le rabbin fait allusion dans la lettre qu'il a envoyé dont je parlais tout à l'heure. »

Podchlebnik a répondu : « [Qu'] il n'est pas sûr, peut-être que c'est son ami qui avait raconté avant, son ami était de làbas, il ne sait pas, il ne se rappelle pas. »

Le réalisateur lui a demandé : « Son ami était de Grabow, il s'appelait Winer - Oui - Qu'est-ce qu'il est devenu cet ami, il est mort ou... » - Il ne sait pas (...) »65

Podchlebnik s’est alors exprimé sur les conditions de son évasion66, donnant ainsi des précisions sur la manière dont ils se sont retrouvés Winer et lui. Ceci permet, entre autres, de percevoir plus finement la temporalité des deux évasions. Enfin, cette source confirme

62

Ibid., p. 25. « Il y a une lettre écrite par le rabbin de Grabow à cette époque-là, une lettre qu'il envoie à des amis de Lodz, où il explique qu'ils savent maintenant ce qui se passe à Chelmno et qu'ils le savent grâce à un homme qui s'est évadé de Chelmno. », Idem. 64 Ibid., p. 26. 65 Ibid., p. 27. 66 Il revient sur la manière dont il est allé à Piotr Tribunalski où il est allé rencontrer le doyen du Judenrat pour l'information du sort réservé aux Juifs de la région, avant de se rendre à Rzechow où il avait de la famille. Il est arrivé pour Yom Kippour et est resté là-bas pendant plus de deux ans, certainement jusqu'à la liquidation du ghetto peu avant la fin de la guerre. Michael Podchlebnik précise que dans la ville il y a avait deux ghettos. Ibid., p. 33. 63

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images l’identité du second évadé67. Croisée avec les témoignages précédents des deux hommes (1942-1961), elle permet d’affiner la connaissance de ce qui s’est déroulé à Chelmno, notamment entre le 19 et le 20 janvier 1942. Si les entretiens accordés par Podchlebnik, constituent des sources, elles peuvent être également appréhendées comme des objets d’étude à part entière. Grâce à une analyse croisée de ces trois entretiens, les spécificités du tournage qui s’est déroulé en 1979, seront plus finement comprises. Des dispositifs : les propos de Michael Podchlebnik Une comparaison de la manière dont les trois témoignages de Podchlebnik se sont déroulés est difficile à effectuer. A chaque fois, le lieu, la temporalité et le contexte ont été sensiblement différents. En 1998, Annette Wieviorka a écrit avoir renoncé à comparer les deux entretiens les plus récents, car les archives disponibles ne le permettaient pas68. En effet, au moment où l’historienne a publié L’Ere du témoin, seule la transcription de la session du procès Eichmann pouvait être mise en regard avec le témoignage tel que monté dans Shoah (1985). En 2011, en plus des éléments précédemment cités, sont consultables : la partie filmée du procès Eichmann et l’entretien filmé tel qu’accordé par Podchlebnik à Lanzmann (1979)69. Une comparaison a été effectuée entre le témoignage de 1961 et celui de 1979. L’absence d’archive relative au déroulement précis de la déposition de 1945 rend impossible sa comparaison avec la manière dont les deux autres témoignages se sont déroulés. En revanche, l’existence d’une version écrite de celui-ci a rendu possible l’étude des propos tenus. La mention de traces sur les murs de la cave dans laquelle Podchlebnik était enfermé, est un thème commun à ces trois entretiens. Il peut à ce titre être étudié. En 1945, dans la transcription de la déposition, il est indiqué à ce sujet que : 67

L’individu connu pendant la période du génocide des Juifs comme étant Szlamek s’appelait donc bien Shlomo Winer. A la meme période et avec d’autres sources, Przemysław Nowicki, a également conclu que Slameck est bien Shlomo Winer, « Studies : Before "He Came from the Hereafter" His Name Was Winer. The Family and Underground Circle of Szlamek, a Refugee from Kulmhof », Holocaust. Studies and Materials (Zagłada Żydów. Studia i materiały), n°5, 2009, pp. 163-192, version en polonais. 68 « Nous nous étions fixé pour objectif de comparer les témoignages de Simon Srebnik et de Michael Podklebnik lors du procès Eichmann et dans le film de Claude Lanzmann. L’opération s’est révélée à la limite du réalisable, et, au bout du compte, sans intérêt. D’abord parce qu’en ce qui concerne le procès Eichmann, nous n’avons eu à notre disposition que les sténogrammes du procès, et non le film. Manquaient les voix et les visages, et en les lisant, c’étaient les visages, les voix, et pour Michael Podklebnik, la saveur du yiddish, tels qu’ils apparaissaient dans l’œuvre de Lanzmann, qui parasitaient notre lecture. Dans leurs éléments factuels, l’histoire est la même. », Annette Wievorka, L’Ere du témoin, Plon, Paris, 1998, p. 110. 69 La déposition de Michael Podchlebnik, USHMM, RG-60.2100*077, cassette 2076, 28 min. Le début et la fin de la déposition n’ont pas été filmés.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images « De nombreuses signatures apparaissaient sur le mur de la cave, dont entre autres celle de Monsieur Kalisky de la ville de Dabie. Il y avait aussi un mot significatif en yiddish, "celui qui vient ici n'en sort pas vivant." Nous n'avions aucune illusion sur notre sort. »70

En 1961, lorsque le procureur général lui a demandé en hébreu : « Y avait-il des inscriptions sur le mur ? »

Il a répondu : « Quand nous sommes arrivés dans l'après-midi nous n'avons rien vu. »

Le procureur a insisté : « Mais ensuite, avez-vous vu des inscriptions sur les murs ? »

Michael Podchlebnik a indiqué : « Ensuite, j'ai vu ce qui arrivait. - Qu'avez-vous vu ? - Plus tard, j'ai tout vu. Quand ils nous ont emmenés au travail le matin, ils ont conduit 25 d'entre nous... »

Le juge est intervenu : « Monsieur Hausner, puis-je vous suggérer que vous posiez vos questions en yiddish ? »

Le procureur général a répondu qu'il allait essayer71, puis a demandé en yiddish : « Quelles inscriptions avez-vous vues ? »

Podchlebnik a répondu : « Dès que nous sommes arrivés nous avons vu des inscriptions, vers les bains »

Le procureur fait préciser, « dans la cave », le témoin dit alors : « Dans la cave nous pouvions voir diverses inscriptions sur les murs ». - C'est ce que je voulais savoir, qu'était-il écrit là ? - (…) cela disait personne ne sort d'ici vivant, celui qui peut doit se sauver. Tous les jours, deux ou trois d'entre nous partent et ne reviennent pas. Personne ne vit ici pendant longtemps.

70 71

Michael Podchlebnik [1945], dans Łucja Pawlicka-Nowa (éd.), op. cit., p. 121. Le juge indique : « Si cela conduit à une meilleure compréhension, cela est peut-être plus pratique ».

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Quand ils prennent des gens pour le travail, certains sont fusillés. Durant la première nuit, nous avons allumé une petite bougie et j'ai vu ces inscriptions écrites sur le mur. »72

De manière générale, le procureur Hausner attendait de lui des réponses courtes. Comme l’a indiqué Wieviorka, les questions étaient précises et réclamaient des réponses factuelles73. Dans ce cas, ses interventions visaient dans l’ensemble à ce que le témoin répète un élément déjà connu du procureur, la présence de traces sur le mur. La déposition de Podchlebnik était alors liée aux enjeux du procès Eichmann. En 1979, lors de l’entretien avec Lanzmann, c’est à nouveau à la suite de questions que le protagoniste a mentionné ces traces. Ainsi, le réalisateur lui a demandé : « Qu'est-ce qu'il y avait dans cette cave où ils se trouvaient ? »

Podchlebnik a répondu en yiddish après la traduction de la question : « Il n'y avait rien »

Le réalisateur a insisté : « Et sur les murs, il n'y avait rien ? »

Le protagoniste a indiqué à ce moment-là : « Par terre, il y avait de la paille où ils dormaient. Sur les murs, il y avait marqué, d'ici personne ne sort vivant, il pense que c'était des gens des petits villages autour de Chelmno, qui étaient arrivés avant lui. Il y avait beaucoup de noms. »

Lanzmann lui a demandé de préciser : « C'était des inscriptions sur les murs ?»

Il a répondu : « C'était des inscriptions. »74

En 1945, comme en 1961 et en 1979, Podchlebnik a rapporté des informations identiques. Sur les murs de la cave, avant son arrivée, des Juifs enfermés en ce lieu avaient laissé des inscriptions en yiddish. Lors des deux derniers entretiens, la reprise de ce thème relève moins d’une fixation du souvenir que d’une insistance sur ce point de la part de l’interlocuteur du témoin. Tout comme le procureur Hausner, le réalisateur de Shoah a

72

Michael Podchlebnik, lors du procès Eichmann, Session 65, 5 juin 1961 [en ligne] URL : http://www.nizkor.org/hweb/people/e/eichmann-adolf/transcripts/Sessions/Session-065-05.html. Consulté le 2 avril 2011. 73 Sur ce point voir notamment, Florent Brayard (dir.), Le génocide des juifs: entre procès et histoire, 1943-2000, Complexe, Bruxelles, 2000, 308 p. 74 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Michael Podchlebnik (entretien avec), op. cit., pp. 13-14.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images cherché, par plusieurs questions précises, à faire indiquer au protagoniste qu’il avait lu des inscriptions. Au moment de cet entretien, Lanzmann connaissait donc la déposition de Podchlebnik de 196175. Ce cas permet, entre autres, d’insister sur le fait que les propos des acteurs de l’histoire dépendent toujours de leurs conditions d’effectuation76. Il s’agit donc d’étudier celles-ci.

Fig. 9 Captures d’écran, Gideon Hausner (1) et Michael Podchlebnik (2-3) au procès Eichmann.

Une telle comparaison n’a pu être menée qu’entre les propos tenus en 1961 et en 1979 car, à la différence de celui de 1945, ceux-ci ont été filmés. Dans ces deux cas, les dispositifs mis en place ont été très différents. En 1961, dans une salle de tribunal, Podchlebnik a été mis en présence d’un procureur, d’un juge, d’avocats, d’Eichmann lui-même et d’un public. Il était assis derrière des micros, faisant face à l’accusé, le procureur qui lui posait des questions étant à plusieurs mètres de lui (ill. ci-avant). En 1979, l’entretien s’est déroulé au domicile du protagoniste, sur une terrasse, autour d’une table, le réalisateur étant à quelques centimètres de lui. A côté de Lanzmann, Fanny Apfelbaum effectuait la traduction entre le yiddish et le français. Le chef opérateur et la caméra étaient situés de l’autre côté de la table, face au protagoniste. En 1961, le procureur et le témoin se parlaient dans la même langue. Après quelques échanges, le procureur Hausner a été amené à poser ses questions en yiddish et non en hébreu, car Podchlebnik ne les comprenait pas. Si la traduction simultanée était bien effectuée, les interprètes n’intervenaient pas. Et, si plusieurs caméras étaient installées dans la salle, le

75

Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, Paris, 2009, p. 443. En cela on suit Annette Wieviorka, quand elle indique à propos de Michael Podchlebnik que, « c’est bien tout à la fois la façon de conduire l’entretien et sa mise en perspective qui décident du témoignage. (…) Le témoin porteur d’une expérience, fût-elle unique, n’existe pas en soi. Il n’existe que dans la situation de témoignage dans laquelle il est placé. », op. cit., 1998, p. 111

76

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images dispositif n’était pas visible lors de la déposition77. Dans ce cas, si en 1961, les propos ont été filmés, ils se sont avant tout déroulés en fonction d’une temporalité et d’enjeux imposés par le tribunal. En 1979, le protagoniste a regardé alternativement la traductrice et le réalisateur ou encore en direction de la caméra. Les propos des interlocuteurs étaient traduits de manière consécutive, Lanzmann et Podchlebnik devant attendre pendant le temps de la traduction78. Cela a notamment eu pour conséquence un étirement du temps de l’entretien. Cette présence d’une tierce personne lors de l’entretien a également permis au réalisateur de formuler ses questions de manière plus directe79. En plus de traduire les propos, Fanny Apfelbaum était une protagoniste à part entière ayant pour fonction de faciliter les échanges. A la différence de la déposition de 1961, les choix du réalisateur décidaient de la temporalité du témoignage. Pour autant, dans les deux cas, les réponses de Podchlebnik ont été aussi courtes, donnant ainsi l’impression qu’il refusait aussi bien dans l’enceinte du tribunal que face à la caméra de Lanzmann de participer aux dispositifs proposés. Après plusieurs minutes d’entretien, il s’est rendu compte de cela et a dit à la traductrice : « Demandez-lui s'il a envie de raconter cette histoire ou pas ? »

Il a répondu ce qu’elle traduit ainsi : « Je ne peux même pas, mais s'il le faut, il va la raconter »

Un sourire crispé aux lèvres, Podchlebnik a ainsi montré sa difficulté à s’exprimer sur ce point précis. Le réalisateur a poursuivi : « Je crois qu'il faut, il faut qu'il raconte ça avec un peu plus de détails, je ne peux pas lui poser deux ou trois questions pour lui tirer les vers du nez... »

Il a haussé le ton : « Enfin, comment était cette forêt ? Est-ce qu'il faisait chaud ? Est-ce qu'il faisait froid ? Bon, est-ce qu'il y avait des fosses ? Est-ce qu’il y avait pas de fosses ? Qu'est-ce qu'on lui a dit quand il est arrivé ? Qu'est-ce qu'il a dû faire s'il a... C'est pas très normal comme travail 80 »

Ce type de questions n’a pas été posé lors du procès. Les demandes réitérées du réalisateur à la fois d’une description minutieuse de la topographie et des conditions météorologiques 77

Une seule étant active à la fois en étant commandée par une personne placée dans une régie. Cf. Christian Delage, La Vérité par l’image, de Nuremberg au procès Milosevic, Paris, Denoël, 2006, 378 p. 78 Cela permet notamment au réalisateur de pouvoir préparer la question suivante. 79 Sur la notion de tiers on renvoie ici à Paul Ricœur, La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli, Le Seuil, Paris, 2000, 670 p. 80

Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Michael Podchlebnik (entretien avec), op. cit., p. 18 et cassette 3295, time code : 2:24:30.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images étaient strictement liées au dispositif mis en place pour les tournages de Shoah. La violence de l’énonciation relevait également d’un registre d’intervention différent de celui utilisé dans l’enceinte du tribunal de Jérusalem. A la suite de la réponse que Podchlebnik a donné à cette série de questions, le réalisateur s'est également emporté contre la traductrice : « traduisez avec un peu de nerf »81. Le fait que Lanzmann se soit ainsi énervé lors d'un entretien constitue une exception dans l’ensemble des tournages réalisés pour Shoah. Par la suite, le protagoniste a été amené à raconter le moment où il avait appris la mort des membres de sa famille. La conjonction de la formulation de ce souvenir douloureux et de la précision des questions du réalisateur, l’a conduit à un point de rupture. Il s’est tu un instant, puis a pleuré. Lanzmann lui a alors pris le bras et massé l'épaule (ill. ci-après). Ce type de contact physique était impossible dans le cadre du procès. Le réalisateur s’est alors adressé à la traductrice, « dis-lui que je m'excuse »82. L’entretien s’est alors interrompu pour des raisons techniques.

Fig. 10 Capture d’écran, Michael Podchlebnik et Claude Lanzmann, Claude Lanzmann Shoah Collection..

81

Les deux phrases citées ci-dessus en italique sont absentes de la transcription « littérale » de l'entretien. Il est à noter qu'il s'agit d'exceptions, les transcriptions étant habituellement très fidèles et complètes. 82 La phrase est de nouveau absente de la transcription.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Quand il a repris, le protagoniste ne pleurait plus83. Lorsque Lanzmann l'a interrogé par la suite sur son évasion, pour la première fois, Podchlebnik s'est animé, ses réponses devenant plus longues et plus précises. Afin de poursuivre l’interprétation de cet entretien, celui-ci sera replacé dans le contexte plus général des tournages conduits pour Shoah. Une telle étude, permettant notamment de mieux saisir le sens du moment de rupture précédemment décrit, sera menée dans le deuxième chapitre de cette thèse. Pour conclure sur ce point, il apparaît que le réalisateur cherche moins à ce que de nouvelles informations soient énoncées par le protagoniste qu’à obtenir une nouvelle formulation de celles-ci. Il met en place un dispositif filmique qu’il adapte tout à la fois au protagoniste et aux enjeux du film en prenant appui sur les informations précédemment formulées par l’ancien Sonderkommando. Si jusqu’à présent cette analyse a reposé sur l’étude d’un cas, les propos tenus par d’autres protagonistes de Shoah avant 1985 seront désormais pris en compte.

La circulation des propos des protagonistes avant 1985 D’autres personnes ayant vécu à Chelmno et s’exprimant dans Shoah ont parlé entre le temps du judéocide et celui du film. Srebnik a accordé des entretiens aux mêmes moments que Podchebnik. Il a d’abord témoigné, en 1945 devant le juge Bednarz, puis en 1961 lors du procès Eichmann84 et à la fin des années 1970 pour Shoah. Le témoin polonais, Falborski, a également déposé devant la justice polonaise en 1945, avant de témoigner auprès de Lanzmann à la fin des années 1970. Ces deux protagonistes du film ont été mentionnés précédemment au sujet du camp de Chelmno. Ces trois personnes ont accordé au moins un entretien avant d’être sollicitées par le réalisateur de Shoah. L’équipe du film a ainsi pu prendre connaissance de premières formulations portant sur ce qu’ils ont vécu entre 1941 et 1945. Lanzmann a confié lors de la sortie du film :

83

Il s’agit alors de la fin de la bobine seize millimètres, ce qui oblige à une coupure afin de recharger la caméra. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Michael Podchlebnik (entretien avec), op. cit., p. 20 et cassette : 3296. 84 Simon Srebnik, lors du procès Eichmann, Session 66, 6 juin 1961, USHMM, RG-60.2100*079, cassette 2078.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images « J’ai commencé à enquêter en tremblant. Je n’arrivais pas en terrain vierge. Des choses avaient été contées, dites… Certains avaient déjà parlé, écrit des choses. »85

Cette citation rend compte du fait que les membres de l’équipe du film se sont intéressés aux écrits antérieurs de ceux avec qui ils souhaitaient mener des entretiens86. Une présentation chronologique, ordonnée en fonction de la date de la première transmission d’informations portant sur l’expérience vécue, est proposée. Elle concerne strictement les protagonistes de Shoah qui se sont exprimés avant la sortie du film en salle. Ainsi, pendant le temps du génocide des Juifs, deux des futurs principaux protagonistes de Shoah ont cherché à informer les Alliés. En 1944, Rudolf Vrba a co-rédigé un rapport à la suite de son évasion du camp d’Auschwitz-Birkenau. Ce texte a constitué l’une des premières sources d’informations portant strictement sur la mise à mort des Juifs d’Europe dans ce camp87. Vrba a écrit par la suite ses Mémoires, publiées sous le titre I Cannot Forgive Je ne peux pas pardonner (1963)88. En 1942, le courrier de la résistance polonaise Karski est entré dans le ghetto de Varsovie. A partir de la fin de cette année, en mission auprès des Alliés à Londres, puis aux Etats-Unis, il a transmis des informations portant sur ce qu’il a vu. En juillet 1943, il a notamment rencontré le président des Etats-Unis Franklin Delano Roosevelt, puis a donné une série de conférences publiques89. En 1944, il a publié un ouvrage dont deux chapitres sont consacrés au génocide des Juifs d’Europe. Celuici est rapidement devenu un bestseller aux Etats-Unis90. A ces prises de paroles et productions d’écrits contemporains du génocide des Juifs, s’ajoutent les témoignages effectués durant le temps de l’immédiat après-guerre (1945-1947). Ainsi, dès 1945, le leader de la résistance juive du ghetto de Varsovie, Itzakh Zuckerman s’est

85

Claude Lanzmann dans Valérie Champetier et Laure Adler, « Lanzmann : le premier homme sur les lieux du crime », L’Autre jounal, 1er mai 1985. 86 Irena Steinfeld a confirmé cela lors d’un entretien téléphonique, 8 janvier 2007. 87 Sur la circulation du rapport à partir de 1944 et les témoignages successifs de Rudolf Vrba dans l’espace public après 1945 cf : Ruth Linn, « The Escape from Auschwitz and the Israeli Historiography » in Ronit Lentin (dir.), Re-presenting the Shoah for the 21st Century, Berghan Books, 2004. 88 En 1973, il prend part au numéro de la série télévisée anglaise The World at War (BBC) consacré au génocide des Juifs. Avant 1985, il est intervenu dans d’autres films documentaires. 89 Sur ce point, cf. David Engel, « The Western Allies and the Holocaust. Jan Karski’s mission to the West, 1942-1944 », Holocaust and Genocide Studies, vol. 5, no 4, 1990, pp. 363-380. 90 Jan Karski, Story of a Secret State, Houghton Mifflin Company, Boston, 1944, 391 p.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images exprimé à propos de la manière dont l’insurrection a été conduite91. Il a également déposé lors du procès Eichmann en 196192. En 1946, un premier témoignage de Filip Müller, Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, a été intégré à un ouvrage historien portant sur ce camp. Ce livre a d’abord été publié en tchèque (1946) puis traduit en anglais (1966) et par la suite en allemand (1991)93. A la fin des années 1970, il a publié ses Mémoires dans ces deux mêmes langues94. L’aiguilleur polonais de Sobibor, Piwonski a lui été interrogé à plusieurs reprises, par les autorités polonaises entre 1953 et 197595. A ces premières formulations datant de l’immédiat après-guerre, s’ajoutent celles qui ont été effectuées lors de procès. Ainsi, en 1964, Müller et Vrba ont témoigné au procès dit d’Auschwitz96. Inge Deutschkron a suivi le déroulement de celui-ci pour le journal israélien Maariv, dont elle était depuis 1958 la correspondante en Allemagne97. En 1956, elle a rédigé une première version de son témoignage98, qui sera publié par la suite sous la forme d’un écrit autobiographique entre 1978 et 197999. La majorité des Allemands persécuteurs qui interviennent dans Shoah ont également déposé devant la justice. Ainsi, en 1960, Franz

91

Il indique le 23 novembre 1945, « j'ai vraiment du mal à écrire. Si un chien me léchait le cœur il mourrait empoisonné. Simplement, il est difficile de continuer à vivre », Georges Bensoussan, Un Nom impérissable, Seuil, Paris, 2008, p. 101. 92 Itzakh Zuckerman, lors du procès Eichmann, Session 25, 3 mai 1961, USHMM, RG-60.2100*036, cassette 2035. En 1983, Simah Rottem qui témoignage également dans Shoah a publié ses mémoires en hébreu (1983), traduit ensuite en anglais aux presses universitaires de Yale, puis en allemand (1996). Shima Rotem, Memoirs of a Warsaw Ghetto fighter : the past within me, Yale University Press, New Haven, 1994. 93 Ota Krauss et Erich Kulka, The Death Factory. Document on Auschwitz, Pergamon Press, New York, 1966 (1ère éd. en tchèque 1946), 284 p. Version allemande : Die Todesfabrik, Dietz, Berlin, 1991, 375 p. 94 Filip Müller, Sonderbehandlung. Drei Jahre in den Krematorien und Gaskammern von Auschwitz, Steinhausen, München, 1979, 287 p. et Filip Müller, Eyewitness Auschwitz : three years in the gas chambers, Stein and Day, New York, 1979, 180 p. 95 Les protocoles du 26 février 1966 et 29 avril 1975 ont été traduits en allemand et intégrés au sein des archives allemandes, respectivement aux cotes BArch, B 162/4437, p. 2682-2686 et BArch, B 162/1271, p. 441-452. En 1966, il indiquait avoir déjà été interrogé il y a treize ans, soit en 1953 (p. 2685) et une nouvelle fois, par la police polonaise, il y a trois ans, soit en 1963 (p. 2686). Il intervient également dans le film réalisé en 1985 par Peter Neusner, Cf. chapitre 4. 96 Rudolf Vrba, le 11 novembre 1964, 1h 41 min. et Filip Müller, 5 et 8 octobre 1964, respectivement, 2h 47 min, puis 1h58 min. dans Gert Fischer et al., Der Auschwitz-Prozess, Tonbandmitschnitte, Protokolle und Dokumente, DVD, Directmedia Verlag, Berlin, 2004. Enregistrement sonore en possession de l’auteur. 97 « In spite of all the suffering, Germany was still « home » to this resilient woman and she headed for Bonn where she found a ready market for writing about her travel experience [through Asia]. In 1958, Maariv, Tel Aviv’s evening newspaper, was lucky enough to acquire Inge Deutschkron as its correspondant in Germany.”, Inge Deutschkron, Bonn and Jerusalem : the strange coaltion, Chilton Book Co., Philadelphie, 1970, p. 360. 98 Inge Deutschkron, Bericht einer Jungen Juedischen Sozialistin ueber ihr illegales Leben in Berlin waehrend des Krieges, Bonn, janvier 1956, 24 p. Archive de Yad Vashem, cote : 0.2/ 38. 99 Inge Deutschkron, Ich trug den gelben Stern, Verlag Wissenschaft und Politik, Köln, 1979 (1ère éd. en hébreu 1978), 214 p.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Oberhauser a témoigné à plusieurs reprises lors du procès dit de Belzec100. En 1965, il a luimême été condamné par un tribunal à quatre ans et six mois de prison101. En 1960, Franz Suchomel a déposé, lui, lors du procès dit de Treblinka102. Par la suite, il a également été interrogé lors de l’enquête préliminaire menée par la justice allemande concernant l’ancien commandant du camp d’extermination de Treblinka, Franz Stangl (1967)103. En mars 1963, Stier a témoigné lors du procès de Franz Novack qui était en charge des transports au sein de l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA)104. A ces formulations lors de procès s’ajoutent d’autres interventions et publications. Ainsi, en 1974, Gitta Sereny a publié un ouvrage intitulé Into That Darkness consacré à Stangl105. Ce projet a débuté en octobre 1970 à la suite d’une proposition formulée par Alfred Spiess106 qui deviendra également un protagoniste de Shoah. Celui-ci était alors le procureur du procès intenté à l’encontre de Stangl. Dans le cadre de recherches préliminaires, Gitta Sereny a conduit des entretiens avec Suchomel et Glazar. De nombreux extraits de ceux-ci sont reproduits dans l’ouvrage de 1974. Avant cela, une première version du témoignage de Glazar est parue dans une revue tchécoslovaque intitulée Mezinarodni politika (1967)107. En 1981, lors d’une conférence internationale organisée à Washington, Glazar et Karski se sont exprimés publiquement, une transcription de leurs propos ayant été publiée par la suite108.

100

Témoignages oraux d’Oberhauser les 26 février, 15 septembre et 12 décembre 1960 au procès dit de Belzec, vol. 4, p. 656-660, vol. 6, p. 1036-1040 et vol. 9, p. 1678-1693, cité par Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, 2006, note 29 et note 31, p. 1616. Voir notamment, « Lfd. N° 585, Massenvernichtungsverbrechen in Lagern Belzec (Polen). Früjahr/ Sommer 1942 », Justiz un NS-Vebrechen, Band XX, University Press Amsterdam, 1979, pp. 628-645. 101 Raul Hilberg, op. cit., 2006, p. 2049. 102 Témoignage oral des 24-25 octobre 1960 au procès de Treblinka, 8 Js 10904/59, vol. 7, pp. 1403-1426, cité par Raul Hilberg, op. cit., 2006, note 142, p. 1660. 103 Il a été interrogé le 14 septembre 1967. Transcription a été publiée, in Henry Friedlander et Sybil Milton (ed.), « Doc. 126 interrogation of Franz Suchomel, Düsseldorf, 14 septembre 1967 », Archives of the Holcaust, vol. 22 : Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen, Ludwigsburg, Garland Publishing, inc. 1993, pp. 423430. Voir également, Justiz un NS-Vebrechen, Band XXI, University Press Amsterdam, 1979, Lfd. N° 596, p. 137-150. 104 16 mars 1963, lors du procès de Novak, vol. 16 p. 335 et suivantes, cité par Raul Hilberg, op. cit., 2006, note 365, p. 890. 105 Gitta Sereny, Into that darkness : from mercy killing to mass murder, Deutsch, Londres, 1974, 380 p. 106 Il sait que Gitta Sereny souhaite mener une recherche avec un responsable de la destruction des Juifs d'Europe dans les camps nazis et il lui propose donc d'assister à ce procès 107 A cette même période, il a également envoyé une longue lettre au musée mémorial de Yad Vashem, afin d’expliquer en quoi son expérience se distingue du récit produit par Jean-François Steiner dans le roman historique intitulé Treblinka. Yad Vashem : E/72-1-4, E/1152. Enfin, toujours en 1967, il a également témoigné dans le cadre de l’émission 24 hours de la BBC. 108 Jan Karski et Richard Glazar in Brewster Chamberlin et Marcia Feldman (éd.), The Liberation of the Nazi concentration camps, 1945, United States Holocaust Memorial Council, Washington, 1987.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Glazar a également témoigné auprès du Center for Holocaut studies à Brooklyn (1981)109. En 1979, Gertrude Schneider a écrit un ouvrage portant sur l’histoire du ghetto de Riga. Si le projet de départ était de publier le journal de son père, elle a mené ensuite des recherches en archives, afin d’acquérir une connaissance plus précise du fonctionnement de ce ghetto110. L’existence de ces premières formulations a conduit Wieviorka111 et Todorov112 à établir le constat que leurs propos étaient connus des historiens avant 1985. Cela concerne quinze des vingt principaux protagonistes de Shoah113. Les écrits d’Hilberg (1955-1985) s’ajoutent à ceux-ci. L’intérêt de la démarche adoptée pour ce film, repose donc moins sur la nouveauté des informations transmises que sur les dispositifs mis en œuvre lors des entretiens et sur le montage du film. L’étude de ce processus de réalisation est l’objet des trois chapitres suivants de cette thèse. Une distinction est à établir entre la connaissance de l’existence de ces entretiens par des chercheurs et leur notoriété dans l’espace public médiatisé français. Certaines de ces publications, notamment les dépositions faites dans un contexte judiciaire en Pologne ou en Allemagne, n’ont pas été médiatisées en France. Avant 1985, la plupart des ouvrages n’avaient pas été traduits en français. Ainsi, celui de Vrba, publié en 1963 est traduit en 1988114 et l’ouvrage d’Hilberg La Destruction des Juifs d’Europe a été publié en français au moment même de la sortie en salle de Shoah. Ceux diffusés avant 1985 n’ont pas fait

109

Entretien non publié mené par Bonnie Gurewitsch le 26 octobre 1981 pour le Center for Holocaut studies à Brooklyn. USHMM : RG-02.003*01. Ses mémoires seront publiés au début des années 1990, soit après la sortie de Shoah, Richard Glazar, Die Falle mit dem grünen Zaun : Überleben in Treblinka, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main, 1992. 110 Cet ouvrage se distingue des autres, car il ne s’agit pas de mémoires mais d’un travail à vocation historienne. Gertrude Schneider indique notamment: « I did much of my subsequent research in Germany, Austria, and Czechoslovakia with an even greater sense of urgency. As a trained historian and despite my personal involvement, I believe that I owe my readers objectivity » in Journey into Terror. Story of the Riga Ghetto, Ark House Ltd., New York, 1979. L’ouvrage a été republié en 2001 par Praeger. Il a été traduit en allemand en 2006 avec une préface biographique de Norbert Kampe. Gertrude Schneider, Norbert Kampe (préf.) Reise in den Tod : deutsche Juden in Riga 1941-1944, Hentrich, Berlin, 2006. 111 « Shoah donne une impression de radicale nouveauté : celle de l’œuvre d’art. Pourtant, l’historien du génocide se trouve en pays de connaissance. », Annette Wieviorka, Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli, Plon, Paris, 1992, p. 162. 112 « (…) la plupart des personnes interrogées ont présenté auparavant leur témoignage ailleurs, et de façon plus détaillée. Vrba, Müller, Karski ont publié des livres, Glazar et Suchomel sont longuement interrogés dans le livre de Sereny, sans parler de Hilberg, auteur de plusieurs ouvrages. », Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, Seuil, Paris, 1994 (1ère éd. 1991), p. 287. Cf. Elie Wiesel, chapitre 5. 113 Abraham Bomba, Dugin et Zaidl, semblent inconnu des chercheurs avant 1985. On n’a pas non plus retrouvé de témoignage au nom d’Henrik Gawkowski. Une recherche plus approfondie dans les archives polonaises serait nécessaire afin de pouvoir affirmer qu’il n’a pas témoigné avant 1985. 114 Rudolf Vrba, Je me suis évadé d’Auschwitz, Ramsay, Paris, 1988, 379 p.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images événement et n’ont été l’objet de débats. Les ouvrages de Karski (1948)115, de Müller (1980)116, de Deutschkron (1984)117 ainsi que celui de Gitta Sereny (1977)118 entrent dans cette catégorie. Si les propos des protagonistes, tenus au sujet du génocide des Juifs, ont constitué des sources que des historiens ont intégrées à leurs recherches, ils demeurent en France largement inconnus du grand public avant la diffusion de Shoah. Si les entretiens accordés par des acteurs de l’histoire à Lanzmann sont au centre de Shoah, une autre caractéristique du film est à prendre en compte. Il s’agit du rôle des vues, c’est-à-dire principalement des plans tournés sur les lieux du génocide des Juifs. Avant d’appréhender la manière dont l’ensemble des tournages se sont déroulés (chapitre 2), la fonction de ces vues va être étudiée. Ainsi, la seconde partie de ce chapitre porte sur l’articulation entre celles-ci et les propos des protagonistes.

Des fonctions et effets des vues Après avoir insisté principalement sur le contenu verbal des témoignages et sur le contenu scripturaire des documents lus, c’est la fonction des vues montées dans le film qui va être appréhendée. En effet, la forme de Shoah ne correspond pas uniquement à un montage de plans tournés lors d’entretiens. Zeugen. Aussagen zum Mord an einem Volk, réalisé durant la même période (1980-1981) par Karl Fruchtmann, relève de ce registre (ill. 1-2 ci-après)119. D’une durée de près de quatre heures, il se compose presqu’exclusivement de prises de paroles de Juifs persécutés dont seuls les visages ont été filmés de manière toujours frontale (ill. 1-2120). Au contraire, Shoah est composé d’une alternance de plans d’entretiens souvent mis en scène et de vues tournées principalement en Pologne, mais aussi aux Etats-Unis, en Allemagne, en Suisse et en Grèce (ill. 3-4).

115

Jan Karski, Mon Témoignage devant le monde, Editions SELF, Paris, 1948, 355 p. Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, Pygmalion/G. Watelet, Paris, 1980, 242 p. 117 Inge Deutschkron, Je veux vivre : juive à Berlin, 33-45, Le Centurion, Paris, 1984, 239 p. 118 Gitta Sereny, Au Fond des ténèbres, Famot, Genève, 1977, p. 441 p. Il a été réédité par Denoël en 2007. 119 Comme le propose Julie Maeck, le titre du premier film peut être traduit par, Témoins. Dépositions sur le meurtre d’un peuple et le second par Un Homme simple. Le premier film date de 1981 et le second de 1986. Pour une analyse plus complète on renvoie aux travaux de la chercheure. 120 Ces deux illustrations correspondent aux deux premiers plans du film. Pour être tout à fait exact, un plan d’une seconde sur une flamme se détachant sur un ciel bleu est inséré entre les prises de parole de ces deux protagonistes. 116

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images

Fig. 11 Captures d’écran, Zeugen, de Karl Fruchtmann (1-2) et de Shoah (3-4).

Les deux séquences présentées dans le préambule seront analysées ainsi que d’autres extraits du film. Avant cela, deux écueils méthodologiques sont présentés. La question de la correspondance des plans visuels aux propos des protagonistes sera ensuite posée à travers l’examen de trois hypothèses. La première est qu’ils représentent strictement ce dont les protagonistes parlent. La deuxième est qu’ils visent à produire une impression de continuité spatio-temporelle, allant jusqu’à la construction d’une certaine illusion de contemporanéité. La troisième est qu’ils tendent à assigner une place précise au spectateur. Une fois ces trois hypothèses testées sur le rapport entre paroles et vues, les mêmes questions seront posées quant aux modalités d’insertion des documents lus dans le film. Cela permettra de dégager des premiers éléments de réponse concernant les modalités de la mise en intrigue de Shoah. Au terme de ces analyses, la question posée ne sera plus celle de la fonction de ces vues, mais des effets produits par ces plans. Dépasser le paradigme de la vérisimilitude Deux illusions à dépasser avant d’étudier le cas de Shoah, ont été identifiées par Aaron Kerner, dans un récent ouvrage consacré aux films expérimentaux et aux documentaires portant sur le génocide des Juifs (2011)121. La première erreur consiste, selon lui, à considérer qu’un film portant sur un tel sujet a toujours pour objectif premier de rendre compte des faits passés tels qu’ils se sont déroulés122. L’idée est que, a priori, ces films présentent moins une histoire, que l’Histoire. En fait, comme le note Kerner, cette survalorisation du critère d’authenticité relève moins de caractéristiques des films qui portent sur le génocide des Juifs, que d’une tendance commune à de nombreuses recherches à faire usage de ce critère à leur propos. C’est alors l’écart entre le film et ce que le chercheur suppose être une représentation

121

Aaron Kerner, Film and the Holocaust, Continuum, New York, 2011. Sur ce point voir notamment l’introduction et le premier chapitre, « The Realistic imperative », pp. 1-30. 122 Cette idée s’appuie sur le présupposé que les réalisateurs visent avant tout à approcher la vérité historique.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images fidèle des faits passés qui est le plus souvent analysé. Dans le cadre de l’étude de Shoah, il s’agit de tenter de se défaire de ce présupposé. La seconde illusion est présentée ainsi par Kerner : « Les documentaires [portant sur le génocide des Juifs]123 perpétuent l’assomption problématique, selon laquelle ils proposent d’une certaine manière une fenêtre transparente sur le passé en adoptant des modes narratifs qui dissimulent leur construction, favorisant l’illusion que l’histoire "se dit d’elle-même", comme si elle émergeait naturellement à l’écran. Et quand les documentaires intègrent des témoins à leur forme narrative – sous la forme de témoignages – le présupposé est que le documentaire fournit au spectateur, avec une inattaquable évidence, ce qui s’est "vraiment passé". »124

Cette idée, selon laquelle un film correspond à une fenêtre ouverte sur le monde et sur le passé, qu’il s’agit d’une représentation transparente du réel125, constitue à la fois l’illusion la plus simple à identifier, mais peut-être aussi celle dont il est le plus difficile de se défaire. Le fait qu’un film constitue à la fois une forme culturellement construite et l’expression d’un point de vue ancrés dans le temps de sa réalisation et dépendantes de conditions aussi bien économiques que techniques, est évident. Le tournage et le montage constituent deux étapes d’un processus qui ne vise pas à la mise en contact directe du spectateur avec un réel tel qu’il se trouve devant la caméra. Malgré cela, l’adhésion à une certaine forme d’illusion référentielle, entendue comme « la croyance naïve en un contact ou une relation directe entre mots [ici film] et référents »126 est prégnante127. La tendance à considérer que ce qui est

123

L’auteur mentionne immédiatement après cette citation le film Shoah, non comme une exception, mais comme étant particulièrement représentatif de ce paradigme. 124 Aaron Kerner, op. cit., p. 11. 125 Sur le concept de transparence de la représentation et le développement de la théorie de l’indicialité photographique (Rosalind Krauss), on renvoie à la synthèse proposée par Muriel Berthou Crestey, «De la transparence à la « disparence » : le paradigme photographique contemporain», Revue Appareil, n° 7, 2011, [en ligne] URL : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php/index.php?id=1212 Consulté le 2 novembre 2011. 126 Michael Riffaterre, « L’illusion référentielle », in Roland Barthes et al., Littérature et réalité, Seuil, Paris, 1982 [1ère éd. de l’article, 1978], p. 92. 127 Ainsi, Roland Barthes, dans La Chambre claire, écrit à propos de la photographie : « Quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit. » Comme l’indique, Muriel Berthou Crestey, dans le cadre de cette illusion, la représentation « est entièrement soumise à son rôle déictique, c’est-à-dire qu’elle se fond dans le référent qu’elle montre. Elle n’existe pas pour elle-même et fait figure de simple re-présentation. », loc. cit. Pour le dire autrement, l’impression de réalité nécessite « l’oubli sélectif des conditions de filmage, sinon le refus de considérer le filmage comme la trace d’un regard porté un jour en un lieu. », Laurent Jullier, L’écran post-moderne : un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 41. Je tiens particulièrement à remercier André Gunthert dont l’enseignement m’a permis d’approfondir ces questions.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images représenté par l’image est présent à l’image semble largement partagée128. Cependant, si le spectateur peut ainsi suspendre son incrédulité quant aux conditions de réalisation d’une forme visuelle (photographie ou film), une telle perspective ne peut être in fine celle d’un historien étudiant un film. A l’instar de la recherche menée par Kerner, il a été posé qu’un film portant sur le génocide des Juifs n’a le plus souvent pas seulement pour vocation de rendre compte du réel passé. De même, par essence, aucun film ne permet d’accéder de manière non médiate à ce qui se trouve devant la caméra. Pour autant, un réalisateur peut essayer de rendre compte du passé et filmer en intervenant le moins possible sur ce qu’il cherche à représenter. Dans le cas de Shoah, le réalisateur a lui-même expliqué en quoi il n’adhère pas à ce second principe. Dès 1985, Lanzmann a indiqué : « Le réel est opaque, c’est la configuration vraie de l’impossible. Que signifie filmer le réel ? Faire des images à partir du réel, c’est faire des trous dans la réalité. Cadrer une scène, c’est creuser. »129

Les propos ci-dessus infirment l’hypothèse selon laquelle le réalisateur de Shoah aurait adhéré à une certaine forme d’illusion référentielle. Il s’agit à présent de se demander s’il cherche avant tout à représenter de la manière la plus fidèle possible le réel passé. Plus précisément, il s’agit de se demander si la recherche de l’authenticité constitue un enjeu central du film. Ces deux questions complémentaires vont être appréhendées à travers l’étude de l’articulation entre les vues des lieux et les paroles des protagonistes. Le choix des vues : entre réalisme et attestation ? De nouveau, les séquences tournées respectivement avec Podchlebnik et devant la synagogue de Grabow sont au centre de l’analyse. Celles-ci ont été présentées dans le préambule. Durant la première, Lanzmann lit une version éditée de la lettre de 1942. Durant la seconde, un extrait de l’entretien mené avec Podchlebnik en Israël est mis en parallèle avec des vues du site de l’ancien camp de Chelmno en Pologne. C’est moins le contenu scripturaire et verbal que la forme visuelle prise par cette intervention et la lecture de cette lettre qui va

128

Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Seuil, 1980, p. 18. Claude Lanzmann, loc. cit., 1990, p. 298. En 2007, il a également indiqué : « Shoah n’est certainement pas l’enregistrement, au son et à l’image, d’une réalité préexistante. Il n’y avait rien. La réalité, il a fallu la créer, de bout en bout. » dans Jean-Michel Frodon (propos recueillis par), loc. cit., 2007, p. 118.

129

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images être abordée. Dans ces deux séquences de Shoah, un lien existe entre les lieux dont les protagonistes parlent et ceux visibles à l’écran. La lecture de la lettre constitue un cas particulier, puisqu’il s’agit de l’une des rares fois où le protagoniste est filmé sur le lieu dont il parle130. La seconde séquence est représentative de la manière dont les paroles des protagonistes s’articulent avec les vues tournées en Pologne. L’impression donnée par le montage est qu’une stricte équivalence existe entre le lieu dont parle Podchlebnik et celui qui apparaît à l’écran. En effet, en parallèle des propos du survivant Juif portant sur ce qui s’est déroulé au camp d’extermination de Chelmno, une suite de vues sur ce site a été montée. Daniel Sibony propose une interprétation de cet aspect du film : « (…) les images de Shoah, pleines d’un vide si parlant, tablent sur un réalisme extrême de l’image : cette pelouse, cette forêt, cette rivière, c’est bien là que se sont passées les horreurs qu’on évoque. Sur une autre pelouse la suggestion n’opérerait pas. Sans ce réalisme, le vide de l’image ou l’absence qui la remplit ne pourraient pas suggérer l’événement qui s’est passé là. »131

Dans cette citation, les concepts de réalisme et d’attestation sont confondus. Il est nécessaire de les distinguer nettement. D’un côté, ce qu’il nomme « réalisme extrême de l’image » correspond au fait que les vues portent sur ce dont le protagoniste parle. Quand celui-ci évoque une forêt, c’est une forêt qui est visible à l’écran. De l’autre côté, l’attestation, désignée ci-dessus par l’assertion « c’est bien là », induit l’idée que ce n’est pas une forêt qui est filmée, mais précisément la forêt dont parle le protagoniste. Cette seconde idée conduit l’auteur à faire l’hypothèse que si ce n’était pas exactement là que le génocide des Juifs s’était passé, le film ne fonctionnerait pas, « la suggestion n’opérerait pas ». Or, il s’avère que si la manière dont les vues sont montées dans Shoah repose bien sur le principe d’un « réalisme extrême », les plans visuels n’ont pas pour vocation principale l’attestation du lieu. Ainsi, par exemple, les plans de la grange, montés en parallèle des paroles de Podchlebnik, ne correspondent pas exactement au lieu qu’il évoque. En effet, en 1942, il était enfermé dans une cave du château, or celui-ci a été détruit à la fin de la première période du

130

A l’exception des entretiens avec les témoins polonais et avec Simon Srebnik et d’Inge Deutschkron. Daniel Sibony, « Le film de Spielberg », Evénements : psychopathologie du quotidien, tome 2, Seuil, Paris, 1995, p. 366.

131

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images camp (1943). A la fin des années 1970, cela fait donc plus de trente ans que ce château a été rasé et, par conséquent, aucun plan de celui-ci n’a pu être tourné par l’équipe du film132.

Fig. 12 Captures d’écran issues de Shoah.

La grange qui constitue l’élément central de la séquence de Shoah, est le lieu dans lequel Srebnik et les membres du Sonderkommando de la seconde période du camp étaient enfermés. Dans le film, le chemin qu’emprunte la caméra correspond à celui que les Juifs du Kommando parcouraient en 1944 et non en 1942. Les plans sur cette grange ont été filmés à la fin des années 1970, lors de l’entretien avec Srebnik133. Aussi bien lors du tournage que du montage, le réalisateur a une connaissance précise des événements qui se sont déroulés à Chelmno et de leur chronologie. Il ne s’agit donc pas d’une erreur factuelle, mais bien d’un choix narratif. Dans ce cas, faire correspondre exactement le lieu dont le protagoniste parle à celui visible à l’écran, n’est pas l’objectif poursuivi. D’autres séquences de Shoah sont à prendre en compte afin de pouvoir généraliser le constat d’un tel décalage entre les paroles des protagonistes et les lieux représentés. De telles divergences ont été repérées à plusieurs reprises. Ainsi, par exemple, au début du film, alors que Srebnik indique comment les membres du Sonderkommando étaient forcés à jeter les cendres de Juifs morts dans la Ner, la rivière qui est montrée est bien trop large pour que ce soit celle-ci. L’équipe du film ayant tourné de nombreux plans sur la Ner, il s’agit là encore d’un choix. De même, alors que Deutschkron évoque la gare de Grünewald, depuis laquelle la majorité des Juifs de Berlin ont été déportés, c’est la station de métro du même nom qui est filmée. Quand celle-ci parle du centre commercial dans lequel des Juifs ont été réunis avant

132

Depuis, des fouilles archéologiques ont été entreprises sur le site de l’ancien château de Chelmno. Alors accompagné de témoins polonais, celui-ci est entré avec Claude Lanzmann à l’intérieur de la grange Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Simon Srebnik (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5024, cassette 3282, time code : 5h. 05 min. 23 sec.

133

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images d’être déportés, c’est un bâtiment construit après 1945 qui est visible à l’écran134. De même, alors que les propos de Karski, dont l’entretien a été tourné à Washington, sont audibles, un plan réalisé depuis l’arrière d’une fenêtre à New York est visible. Cela produit l’impression que le protagoniste s’exprime depuis ce second lieu. Les quelques exemples cités ne correspondent pas à un relevé critique d’erreurs factuelles commises par l’équipe du film. Au contraire, ce repérage permet d’affiner la compréhension de la manière dont Shoah a été réalisé. L’impression de continuité spatio-temporelle Un extrait de l’entretien tourné avec Motke Zaidl et Itzhak Dugin en forêt de BenShemen (Israël), permet de mieux saisir le rapport existant dans Shoah entre les propos et les vues. Lors du tournage, en 1979, ces deux protagonistes Juifs ont dit à quel point, selon eux, la forêt en Israël ressemble à celle de Ponari en Lituanie. Alors qu’ils parlent de la crémation des corps des Juifs en 1944, derrière eux, des volutes de fumée s’élèvent dans le ciel, à la manière d’une trace spectrale des vies humaines passées135. Ceci donne l’impression qu’une certaine contemporanéité existe entre le temps de l’entretien et celui des faits évoqués136. Dans ce cas, l’effet produit n’a pas été créé au montage mais lors du tournage. Ces volutes proviennent de broussailles brûlées par des gardes forestiers israéliens. Le réalisateur avait connaissance de cette activité et avait prévu de filmer l’entretien à ce moment-là137. A

134

L’Europa-Center, Berlin. Katalin Orbán, « Trauma and Visuality: Art Spiegelman's Maus and In the Shadow of no Towers », Representations, n°57, 2007, p. 69 et note 23, p. 87. 136 « L’incinération des morts devient une réalité concrétisée dans le présent, remise en scène sous les yeux du spectateur. Zaïdl et Dugin sont filmés assis sur les rochers d’une forêt, sur fond d’un nuage de fumée suggérant l’actualité de l’opération qu’ils sont en train de décrire. Le feu provient d’un de ces embrasements habituels qui ravagent régulièrement les pinèdes israéliennes, par temps chauds, et filmé au hasard dans la forêt de Ben Shemen, près de la ville de Lod en Israël. Le décor des pinèdes enfumées, accompagné du témoignage de Zaïdl et Dugin sur leur expérience de fossoyeurs à Ponari, crée l’illusion d’actualisation de l’opération d’incinération des corps sur le site d’extermination des juifs de Vilno, et la transposition de l’opération en Israël. » Levana Frenk, « Shoah de Claude Lanzmann : le film », non publié, Université de Tel-Aviv., p. 13 du chapitre que l’auteur nous a envoyé. 137 La traductrice de l’entretien se souvient, « Les forestiers de Ben-Chemen avaient mis le feu aux broussailles et l'on voyait monter des flammes derrière le rideau d'arbres et une fumée épaisse qui barbouillait l'horizon. (...) il [Claude Lanzmann] tenait beaucoup à ce que nous mettions la double interview en boîte au plus vite, tant que la lourde fumée filtrait à travers les arbres. », Francine Kaufmann, loc. cit., p. 665. 135

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images l’image, la présence de la fumée fonctionne comme un effet de contamination visuelle faisant signe du présent vers le passé138. Ziva Postec, la monteuse de Shoah, a expliqué : « J’appelle ça des images justes, (…) la forêt de Ben-Shemen, ça ressemble à la forêt de Ponari. Il faut que le public sente les choses. Et pour sentir les choses, ça n’a pas d'importance, si c’est la Pologne ou Ben-Shemen, si ça correspond, c'est ça que j'appelle, image juste. Quand vous voyez les panoramiques sur la forêt de Ben-Shemen et qu’il y a le feu, la fumée, on y croit. Et c’est ça qui est important, au cinéma, je pense. Et c’est pour ça que je dis que ce n’est jamais vraiment un documentaire (…). »139

Cet exemple rend compte du fait qu’aussi bien lors du tournage que du montage, le ressenti du spectateur prime sur le respect d’une exacte correspondance avec les lieux où se sont déroulés les faits passés. Pour la monteuse, « l’image juste » est celle qui tient lieu de, celle qui conduit le spectateur à croire, à adhérer à l’articulation proposée entre paroles et images.

Fig. 13 Captures d’écran issues de Shoah.

Au début de la séquence dans Shoah, après un panoramique sur la fumée, le réalisateur demande : « Mais les forêts de Lituanie, c’est bien plus épais que les forêts d’Israël, non ?»140

Les protagonistes sont d’accord avec cela (ill. 2 ci-avant). Un raccord est alors effectué, non pas sur la forêt de Ponari dont ils parlent, mais sur celle de Sobibor. Le fait que ce second lieu de tournage soit indiqué par un sous-titre (ill. 3), montre que le but recherché n’est pas de tromper le spectateur, mais de construire une articulation entre trois espaces. En

138

Fanny Lautissier, « Valse avec Bachir, récit d’une mémoire effacée », Conserveries mémorielles, n°6, 2009, [en ligne] URL : http://cm.revues.org/370 Consulté le 27 avril 2011. 139 Rémy Besson et Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. 140 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 29.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images effet, la forêt filmée en Pologne est beaucoup plus dense que celle de Ben-Shemen (ill. 1 et 3), renvoyant ainsi à la description faite par les protagonistes de celle de Ponari. Un effet supplémentaire est ainsi produit, cette fois par le montage. L’impression d’une similarité visuelle a été recherchée. Celle-ci provient tout à la fois des questions du réalisateur, des réponses faites par les protagonistes et de la manière dont ces deux éléments sont mis en regard de plans visuels. Tournés à Ben-Shemen et à Sobibor, les vues et les paroles participent à donner l’impression au spectateur que c’est la forêt de Ponari qui est représentée141. Le montage de différents plans visuels crée une impression de continuité spatiale. Il s’agit à présent de se demander si une telle continuité n’a pas également été recherchée en ce qui concerne la temporalité. La construction de l’effet de la contemporanéité Dans Shoah, Richard Glazar et plusieurs témoins polonais font le geste symbolique de se trancher la gorge. Celui-ci correspond au signe que certains polonais faisaient pour signifier aux Juifs arrivant aux abords des camps d’extermination qu’ils allaient être tués. Le fait que ce geste, qui renvoie au temps du génocide des Juifs, soit repris au présent crée un effet de continuité. En 1990, le réalisateur s’est exprimé sur la manière dont cette impression a été conçue. Lors d’un séminaire qui s’est tenu à Yale, l’un des participants, Cyrus Hamlin, est revenu sur la façon dont Glazar évoque ce geste dans le film (ill. 1 ci-après). « Quand la caméra montre le champ depuis le train [en Pologne] et qu’on entend la voix de Glazar qui décrit comment il a vu le garçon dans le champ faire un signe, on ne voit pas le garçon. On s’attend presque à ce qu’un personnage apparaisse en nous faisant un signe. A la place l’image passe à celle d’un personnage qui raconte l’histoire et ensuite répète le geste avec emphase. »

L’idée exprimée est que la coprésence des paroles du protagoniste et d’un champ filmé en Pologne conduit le spectateur à supposer qu’un personnage pourrait surgir et faire le geste décrit par le protagoniste. Dans cette perspective, le fait que le champ soit vide permet au spectateur d’imaginer une intrusion du passé dans le temps présent. Lanzmann l’interrompt alors et ajoute :

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Margaret Olin, « Lanzmann’s Shoah and the Topography of the Holocaust Film », Representations, n°57, 1997, p. 4. et André Pierre Colombat, « Claude Lanzmann’s Shoah », Filmmakers, n°33: The French Holocaust Film, The Scarecrow Press, London, 1993, p. 319.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images « Ce que vous dites est vrai. Mais en fait on voit un garçon, parce qu’il y a un garçon avec des vaches immédiatement après le geste de Glazar. »142

Dans cette séquence du film, plusieurs plans correspondant à trois lieux de tournage différents se succèdent en moins d’une minute. Le deuxième porte non pas sur un champ vide, mais sur un garçon qui conduit un troupeau de vaches (ill. 2).

Fig. 14 Captures d’écran issues de Shoah.

De la même manière que dans la séquence tournée à Ben-Shemen, l’insertion de ce second plan vise à produire une impression de continuité entre deux espaces. Le fait que les paroles d’un témoin polonais débutent, alors que le jeune homme reste à l’image, contribue à créer cette impression143. Plus encore dans ce cas cette impression se situe au niveau temporel. Elle vise à rapprocher le temps du génocide des Juifs et le temps présent. Cela est renforcé par le fait qu’immédiatement après, une séquence issue d’un entretien mené avec d’autres témoins polonais a été montée. Après quelques secondes, l’un d’entre eux fait le geste de se trancher la gorge (ill. 3 ci-avant), si bien que le spectateur peut penser qu’il s’agit du même garçon vacher, trente-cinq ans après. Cet effacement de l’écoulement du temps sera, par la suite, considéré à travers d’autres exemples. La question du point de vue Un montage similaire à celui qui vient d’être analysé a été effectué pour une séquence tournée à Grabow. Celle-ci est présentée, car la monteuse du film est revenue sur la manière dont elle a articulé les différents plans qui la composent. Alors qu’un témoin polonais est

142

Claude Lanzmann et Cyrus Hamlin, in Claude Lanzmann, Ruth Larson, David Rodowick, « Seminar with Claude Lanzmann 11 April 1990 », Yale French Studies, 1991, n°79, pp. 82-99; cet exemple à par ailleurs était développé par Gary Weissman, Fantasies of Witnessing. Postwar efforts to experience the Holocaust, Cornwell University Press, New York, 2004, pp. 193-194. 143 Dans les deux cas, un bâtiment ressemblant à une ferme est situé en arrière-plan, ce qui ajoute à l’effet d’une continuité filmique celui d’une continuité spatiale.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images interrogé (ill. 1 ci-après), des plans représentant une maison, puis des femmes se trouvant derrière les rideaux d’une fenêtre, ont été insérés (ill. 2 à 4). L’interprète traduit ainsi les propos de l’homme : « Dans chaque village ou petite ville, il y avait deux ou trois rues qui étaient fermées, et les Juifs étaient surveillés. Ils ne pouvaient pas sortir de ces quartiers. »144

Fig. 15 Captures d’écran issues de Shoah.

La mise en parallèle de ces paroles et de ces plans contribue à produire l’impression qu’hier en 1942 comme aujourd’hui en 1985, ces femmes surveillent ce qui se déroule dans les rues du village. La monteuse a expliqué : « (…) ça me paraît évident, je ne sais pas pour vous. Puisque pour moi les Polonais parlaient de la déportation, les petites images, les petites vieilles derrières les fenêtres. A nouveau je crois qu'on s'imagine, tout du moins, moi je me suis imaginé, qu'elles sont en train d'observer derrière les fenêtres la déportation. »145

De nouveau, c’est l’impression d’une continuité entre présent et passé qui est recherchée. L’idée que la monteuse s’est mise à la place des Juifs déportés entre 1941 et 1945 est également formulée dans ces propos. Postec a développé ce point à propos de la séquence qui ouvre Shoah. Le montage de celle-ci repose sur le même principe que celui qui vient d’être exposé. Dans le film, Srebnik chante tout en étant sur une embarcation qui avance sur la Ner, en contrebas du site de l’ancien château de Chelmno (ill. 1 à 4 ci-après). La monteuse a indiqué à ce sujet : « Comme à chaque fois que je l'ai fait, quand je voulais trouver le bon rythme, je me racontais une histoire. Les Polonais se cachent derrière les arbres et ils regardent avec des jumelles. Et

144 145

Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 120. Rémy Besson et Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images en regardant avec des jumelles, ils disent ce qu'ils voient et, en effet, ça fonctionnait bien. (…) »146

Fig. 16 Captures d’écran issues de Shoah.

Lors du tournage, la caméra a été placée de manière à ce que des arbres apparaissent au premier plan (ill. 1 ci-avant). Ainsi, pendant un instant, la barque sur laquelle se trouve Srebnik disparaît entièrement (ill. 2) pour resurgir ensuite. L’impression produite est celle décrite ci-avant. La caméra semble située dans l’axe du regard d’un paysan polonais qui observe Srebnik chanter sur la Ner. Cette impression est renforcée par un raccord fait sur une vue montrant au premier plan le protagoniste et au second plan, un jeune homme assis (ill. 3). Lors du tournage, différents arrière-plans ont été filmés par Lanzmann et William Lubtschansky à Chelmno147. Le fait que plusieurs vues aient été tournées permet de souligner que la présence d’un témoin polonais à l’image relève d’un choix. Qu’il s’agisse de la séquence sur la Ner ou de celle à Grabow le choix du point de vue est tout sauf neutre. La monteuse a précisé à ce sujet : « (…) le film c'est au fond s'imaginer à la place, c'est-à-dire que quand je suis avec les Juifs je suis eux. Je suis actrice. Quand je suis avec les Polonais, je suis toujours les Juifs, c'est-à-dire que je vois les Polonais qui me regardent. Moi, je jouais toujours la juive... je ne pouvais pas être polonaise, ni nazie. »

L’idée énoncée ci-dessus correspond à une certaine forme d’adhésion et rend compte d’une implication non distanciée. Le principe directeur est alors, tout à la fois celui d’une focalisation interne et de la négation de l’écoulement du temps. Postec monte le film en s’imaginant être dans le même espace et le même temps que les Juifs persécutés. Cela change sensiblement la manière de percevoir les vues filmées.

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La seconde partie de cette citation est issue d’un autre moment de la séance du séminaire durant lequel nous sommes revenus sur cette même question. 147 Claude Lanzamnn (propos recueillis par), « Simon Srebnik (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5024, cassette 3285. 30 minutes de pellicule.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images L’importance de la diégèse L’ensemble des séquences précédemment citées rendent compte du fait que, dans l’opposition aristotélicienne entre vérité historique et vraisemblance poétique, la manière dont Shoah a été conçu s’apparente plus au second pôle. L’articulation entre paroles et images portant sur des lieux repose moins sur le strict respect d’une concordance entre ces deux éléments que sur la recherche d’une forme adaptée à l’intrigue construite par l’équipe du film. La diégèse, c’est-à-dire ce qui est du domaine de l’histoire racontée, prend le pas sur le fait de rendre compte de ce « qui existe dans le monde usuel, indépendamment de tout rapport avec l’art filmique »148. Les plans visuels montés en parallèle aux propos des protagonistes correspondent à autant d’effets de réel, au sens donné à ce terme par Roland Barthes149. Dans Shoah, ces éléments ont pour fonction de construire une continuité entre le temps dont les protagonistes du film parlent (1941-1945) et le temps du tournage150. En cela, ils ne relèvent ni de la preuve visuelle151 , ni ne visent l’exactitude au niveau factuel. Les rapports construits par le montage entre paroles et images ne sont pas les mêmes que ceux auxquels les historiens s’astreignent. Cette idée a été notamment formulée par Garry Weissman : « Le mode de représentation choisi [pour le génocide des Juifs dans Shoah] correspond à la monstration visuelle de ce qui serait autrement absent en fournissant des images à la place de ce qui s'est passé, d'autres images que celles des têtes parlantes des survivants en train de témoigner dans des endroits très éloignés de l'endroit où s'est produit l'événement. (...) Le film est bien évidemment un support visuel, et Lanzmann propose forcément des images à chaque instant dans son film. (...) Lanzmann utilise clairement les vues qu'il a tournées en Pologne afin de compléter ou d’"illustrer" les témoignages. »152

148

La citation ci-dessus renvoie à la définition de l’afilmique tel que défini par Etienne Souriau (dir.), L’Univers filmique, Flammarion, Paris, 1953, p. 7 cité in André Gaudreault, François Jost, « Réalité afilmique et diégèse », Le récit cinématographique, Armand Collin, 2005, p. 34. 149 « (…) dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d'autre, sans le dire, que le signifier : le baromètre de Flaubert, la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d'autre que ceci : nous sommes le réel ; c'est la catégorie du « réel » (et non ses contenus contingents) qui est alors signifiée ; autrement dit, la carence même du signifié au profit du seul réfèrent devient le signifiant même du réalisme : il se produit un effet de réel, fondement de ce vraisemblable inavoué qui forme l'esthétique de toutes les œuvres courantes de la modernité. », Roland Barthes, « L'effet de réel », Communications, n°11, 1968, pp. 84-89. Par l’usage de ce concept il est fait référence aux recherches menées au sein du Lhivic (EHESS) et notamment au séminaire éponyme co-organisé par Christian Delage, André Gunthert, George-Didi Huberman et Michel Poivert en 2006, [en ligne] URL : http://www.lhivic.org/info/enseignement/reel Consulté le 2 avril 2011. 150 Le fait que ce soit des images d’enregistrement ne change aucunement la question. 151 Christian Delage, op. cit., 2006. 152 Gary Weissman, op. cit, pp. 192-193.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Ce chercheur exprime ainsi l’idée que les plans visuels correspondent au choix d’un mode de représentation. Il insiste sur le fait que le film n’est pas uniquement composé de séquences portant sur des protagonistes, mais d’une alternance de plans tournés sur les lieux et lors d’entretiens. Là où d’autres réalisateurs ont décidé d’effectuer des reconstitutions ou de monter des images d’archives, dans Shoah, les vues tournées principalement en Pologne ont pour fonction de participer à représenter le génocide des Juifs. Cet argument conduit l’auteur à interpréter les vues montées dans ce film non pas comme entretenant un rapport indiciel avec les paroles des protagonistes, mais comme relevant du domaine de l’illustration153. Ce constat peut être complété par une étude de la manière dont les documents sont insérés dans le film. Les documents ou la libre interprétation des sources La mise en scène de la lettre du rabbin de Grabow constitue un premier exemple de l’insertion d’un document. Comme cela a été précédemment expliqué, la lettre lue ne correspond pas au texte de 1942, celui-ci ayant été modifié à plusieurs reprises. Le réalisateur s’est appuyé sur un ouvrage de référence paru en 1951, qui propose une version éditée de la lettre. Celle-ci a été adaptée par le réalisateur pour correspondre à l’intrigue du film. Ainsi, Lanzmann a modifié les termes « hommes » en « Juifs », et « Lechow » en « Rzuszow ». Ces deux éléments attestent du fait, qu’en tant que réalisateur, il a fait usage de sources secondes. La recherche du document original et la stricte fidélité à la version faisant référence n’ont pas constitué un objectif prioritaire pour l’équipe. L’exactitude du document est moins importante pour Lanzmann que l’effet produit par la lecture de celle-ci. La concordance entre le lieu où la séquence a été filmée et le lieu où elle a été écrite est à interpréter dans ce cadre. Ainsi, c’est un rapprochement entre paroles et lieu qui est recherché. Le fait qu’à quarante ans d’écart, le réalisateur se trouve littéralement en lieu et place du rabbin, vise à produire un effet sur le spectateur.

153

Sur l’opposition entre valeur indicielle et illustration, on renvoie aux travaux menés au sein de la revue Etudes Photographiques depuis plus d’une dizaine d’années. La notion d’indicialité appliquée à la photographie a principalement été développée, à la fin des années 70, par Rosalind Krauss. Voir l’analyse proposée par Katia Schneller, « Sur les traces de Rosalind Krauss », Études photographiques, n°21, décembre 2007, [En ligne], mis en ligne le 21 septembre 2008. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/index2483.html. Consulté le 25 mai 2011.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Il n’y a qu’un seul autre document lu dans Shoah à la fin de la première période. Il s’agit d’une circulaire nazie visant à l’amélioration du fonctionnement des camions à gaz. Du camp d’extermination de Chelmno Lors de cette lecture le réalisateur n’est jamais visible à l’écran, sa voix étant tout de même reconnaissable. En parallèle de ses propos, plusieurs vues tournées par l’équipe du film sur une usine Thyssen-Krupp dans la Ruhr, sont montés154.

Fig. 17 Captures d’écran issues de Shoah.

Thyssen-Krupp est l’une des principales entreprises qui, pendant le génocide des Juifs, exploitait la main d’œuvre juive, notamment dans le camp d’Auschwitz. La fumée et les flammes visibles à l’image ont pour effet d’insister sur une continuité entre le temps présent du tournage et le temps du génocide des Juifs et des camions à gaz. La version originale de la circulaire et les paroles prononcées dans le film en parallèle de ces plans peuvent être comparées. Ce texte est consultable dans les archives nationales allemandes et a été publié en annexe de l’ouvrage coordonné par Eugen Kogon, Herman Langbein et Adalbert Rückerl Les chambres à gaz, secret d'Etat (1984)155. Dans Shoah, une dizaine de passages du document original ont été coupés. Cela a pour conséquence de mettre en correspondance le rythme des vues et de celui du texte lu156. De nouveau, le choix opéré est de faire primer la cohérence de l’intrigue par rapport au respect de l’authenticité du document.

154

Il s’agit de l’usine Thyssen-Krupp Steel, à Duisburg (Kaiser-Wilhelm-Straße 100). La séquence dans le film dure six minutes et vingt-huit secondes. Elle se compose de huit plans qui durent entre vingt-trois secondes et une minute vingt-cinq. Elle peut être divisée en deux parties. Les six premiers plans se situent aux abords d'une usine. Les deux derniers représentent un véhicule de la marque Saurer sur une route. La même démonstration pourrait être faite pour ces plans. Le camion Saurer d’aujourd’hui n’est pas un camion à gaz, mais un effet de continuité entre le temps du génocide des Juifs et le temps présent est produit par le film. 155 Dans la version française, seule la première page du document original est reproduite à côté d'une traduction retranscrite. Un facsimilé de l’original est publié dans la version originale en langue allemande, Nationalsozialistische Massentötung durch Giftgas (1983, la publication consultée est celle de 1986). 156 On peut considérer que la première coupe correspond à une volonté de ne pas relier le document à un événement précis. Il est en effet fait mention de l'explosion d'un camion à Chelmno, ce qui constitue un « cas isolé ». L'ensemble du document tel qu'il est lu dans Shoah peut sembler s'appliquer à l'ensemble des camions à

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images Les effets produits et la focalisation interne La conformité du lieu filmé à celui dont parlent les protagonistes et celle des textes lus aux documents utilisés, n’est pas un principe à la base de la réalisation. Pour autant, une forme d’adéquation est recherchée par l’équipe du film. L’ensemble des rapprochements effectués dans Shoah, qui ont été présentés dans ce chapitre de la thèse, poursuivent cet objectif. En ce sens, la fonction des vues est à distinguer de la notion d’effet de réel telle que proposée par Roland Barthes. Les champs, les forêts, les clochers, les volutes de fumée dans Shoah, ne correspondent pas à des notations contingentes telles que le sémiologue les définit157. Dans le cas du film, ces plans occupent une place centrale dans l’intrigue. Ils ont un effet sur la perception que le spectateur a des paroles de chacun des protagonistes. La présence de fumées dans les vues qui portent sur des cheminées de l’usine Thyssen-Krupp et celles tournées en forêt de Ben-Shemen, vise à affecter158 le spectateur. Le plan sur la façade de la station du métro de Grünewald sur laquelle, il est écrit, « Deutsche Reichsbahn » produit un effet. L’insertion de plans portant sur un enfant qui promène des vaches ou sur de vieilles femmes qui regardent derrière une fenêtre relève du même type de choix. A chaque fois, ces images visent à produire une résurgence du temps passé du génocide des Juifs dans le temps présent. Dans cette même perspective, l’exemple des vues montées en parallèle des propos de Podchlebnik sera pris en compte avant de conclure ce chapitre. Il est possible de se demander quel est l’effet recherché par le fait que la caméra soit placée dans un véhicule entrant et ressortant du site de l’ancien camp de Chelmno. La focalisation interne du point de vue produit l’impression que la scène est vue depuis l’intérieur d’un camion. Cet effet est renforcé par le fait qu’un peu de fumée s’échappe du pot gaz, alors que ce passage renseigne sur les raisons de la rédaction de cette note : c'est à la suite de ce problème survenu que la note est demandée. Les coupes deux, trois et cinq correspondent à la suppression de paragraphe entier peuvent être considérés comme relevant d'une volonté de réduire la durée de la lecture. Ces passages s'ils sont essentiels dans l'argumentation de Just ont pu être considérés comme redondant par l'équipe du film. Il en va de même pour les coupes, quatre bis et six, qui correspondent à des passages plus courts. Les coupes sept, sept bis et terce, ont peut-être un sens différent. La mention d'entreprises autres que Saurer est en effet toujours coupée. Elles correspondent à une volonté de faire correspondre les plans tournés sur des camions Saurer (visible dans le film) avec le contenu du texte « lu ». 157 Pour Barthes, un effet de réel correspond à une notation dont le seul sens est de renvoyer au réel et non de servir d’une quelconque manière la narration. En introduction et en conclusion de son article, il prend l’exemple de la mention d’un baromètre dans une description de Flaubert. 158 On utilise se ce terme en référence à la double racine latine du terme, d’un côté, affectare, qui « cherche à atteindre » et de l’autre affectus, qui renvoie aux sentiments. Ces images affectent le spectateur dans la mesure où en s’adressant directement à leur sentiment, elles transforment la perception qu’il a des paroles du protagoniste.

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Chapitre 1 : Du temps des faits à celui des images d’échappement. Ce choix pose question dans la mesure où il est impossible de déterminer de quel type de camion il s’agit. Un implicite est maintenu entre au moins trois options. S’agit-il de l’un des camions dans lesquels les membres du Sonderkommando montaient pour se rendre sur le site des fosses communes dans la forêt de Rzuchow entre 1941 et 1944 ? S’agitil de ceux dans lesquels certains Juifs sont arrivés à Chelmno avant d’être tués ? Ou encore, l’équipe du film veut-elle donner l’impression que la caméra est placée à l’arrière d’un camion à gaz ? En somme, le point de vue choisi correspond-il à celui de Juifs encore en vie159, d’un membre d’un Sonderkommado tel que Srebnik ou Podchlebnik ou à celle de Juifs déjà morts160 ? Le spectateur est confronté à cette question. Plus justement, la focalisation interne l’invite à ressentir quelque chose de l’ordre du tiraillement entre ces trois options. L’étude des vues a conduit à établir que si les paroles des protagonistes sont au centre de Shoah, leur mise en intrigue est liée à un montage d’éléments hétérogènes. Que ces articulations aient été conçues lors du tournage ou au montage, elles participent à la mise en intrigue. L’insertion de ces vues en parallèle aux propos tenus par des acteurs de l’histoire vise principalement à insister sur le caractère présent du passé. L’identification de cette fonction conduit à ne plus considérer Shoah comme un film composé uniquement d’extraits d’entretiens. Pour autant, la réalisation de ceux-ci constitue une phase centrale de la mise en récit de Shoah. Dans le deuxième chapitre de cette thèse, il s’agira d’étudier les dispositifs filmiques mis en place par l’équipe. La manière dont les tournages se sont déroulés, les axes directeurs des entretiens, le type de questions posées et le choix des protagonistes seront pris en compte. Il s’agira d’établir selon quelle méthode les premières recherches (1973-1974), puis les tournages ont été menés (1975-1979).

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A l’exception des membres du Sonderkommado, les Juifs ne ressortaient pas en vie du château, or la seconde partie de la séquence est une sortie de Chelmno. Il est donc peu probable qu’il s’agisse de cette option. 160 Claude Lanzmann décrit le tournage de cette scène dans Le Lièvre de Patagonie en faisant référence aux « camions à gaz », op. cit., 2009, p. 505, ce qui n’apporte pas pour autant une réponse à ce que le spectateur ressent en regardant le film.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques

Du projet aux dispositifs filmiques De la commande aux choix des thématiques Une certaine confusion1 a longtemps existé sur l’origine du projet du film et sur son financement. Une recherche conduite par Levana Frenk en 20072, ainsi que les propos tenus par Lanzmann en 2008-20093, ont cependant permis de clarifier cette question. Une commande de l’Etat israélien en constitue le point de départ. En effet, en 1973, après une projection privée du premier film de ce réalisateur, Pourquoi Israël, Alouf Hareven, travaillant au département de l’Information du Ministère des Affaires étrangères israélien, lui a proposé de réaliser « un film d’art à valeur pédagogique sur la Shoah »4. A ce titre, ce ministère a alors assuré le financement des premières recherches5. La somme allouée n’a cependant pas suffi à financer intégralement cette réalisation. En 1975-1976, la production est ainsi « restée en panne de fonds pendant deux ans »6. En 1977, à la suite d’une sollicitation personnelle du réalisateur7, Menahem Begin, élu depuis peu Premier ministre, a décidé de relancer le soutien accordé au projet8. En 1979, une fois les tournages achevés, la chaîne de

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Celle-ci a été en partie entretenue par des déclarations contradictoires du réalisateur. Levana Frenk explique ainsi, que Claude Lanzmann « a brouillé les pistes sur ce sujet », relevant que dans un article de L’Humanité publié en 1987, il avait dit que : « Personne, personne, il y a quinze ans de cela, n’a voulu investir un centime dans un projet aussi fou. Je suis donc mon propre producteur… ». En 1985, le réalisateur avait également indiqué, « on me l’a demandé. » sans préciser qui l’a demandé, in propos recueillis par Isabelle Nataf, « Six millions de morts par le détail », Le Matin, 29 avril 1985. Par ailleurs, il s’agit de remarquer qu’il a fait à plusieurs reprises usage du terme ambigu « d’amis israéliens ». Enfin, il est à noter que si le soutien du Ministère de la Culture français apparaît au générique du film, celui de l’Etat hébreu non. 2 On tient à remercier Levana Frenk de nous avoir communiqué la partie de sa thèse portant sur cet aspect. Le résultat de cette recherche est publié, in Levana Frenk, « La Shoah et la construction de l’identité israélienne à travers leurs représentations cinématographiques », dans Jacques Fijalkov (dir.), Transmettre la Shoah dans la famille, à l’école, dans la cité, Les Editions de Paris, Paris, 2007, pp. 49-67. 3 Le réalisateur est revenu à plusieurs reprises sur ce point dans ses Mémoires, Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, Paris, 2009, 557 p. Voir également, Claude Lanzmann, « Claude Lanzmann par lui-même. Sur les traces du Lièvre de Patagonie », radio de la Communauté Juive (RJC), avril 2009, 91 :40 à 93 :00 min. [en ligne] URL : http://www.akadem.org/sommaire/themes/liturgie/6/6/module_6263.php Consulté le 2 avril 2011. 4 Comme cela a pu être le cas pour d’autres réalisateurs depuis plusieurs années. Levana Frenk, loc. cit., p. 62. Claude Lanzmann est revenu sur ce point en 2009, précisant, « (…) l’idée de Shoah n’est donc pas de moi, je n’y songeais pas du tout. Même si la Shoah est centrale dans Pourquoi Israël (…) », dans Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 429. 5 Cette commande a fait l’objet de vives critiques de la part de l’historien Shlomo Sand, qui considère le film comme relevant de la propagande, dans Le Vingtième siècle à l’écran, Seuil, Paris, 2004, p. 331. 6 Levana Frenk, loc. cit., p. 63. 7 Claude Lanzmann, op. cit., 2009, pp. 229-230. 8 Sous la forme de l’annulation d’une dette de 850 000 dollars.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques télévision française TF1 ainsi que le réseau de chaînes allemandes Westdeutscher Rundfunk (WRD), ont préacheté les droits de diffusion de Shoah9. Levana Frenk a également souligné la participation du Ministère de la Culture français après mai 1981 et l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République10. Lanzmann insiste quant à lui, sur le fait que tout au long de ces années, des fonds privés se sont ajoutés à ces soutiens11. Enfin, en 1985, l’attribution du prix du judaïsme français délivré au film alors en fin de montage, a contribué à l’aboutissement du projet et notamment au tirage des copies 35 mm12. Au final, pour le mener à son terme, il aura fallu réunir entre trois et quatre millions de dollars13. Cette présentation synthétique rend compte, entre autres, du lien existant entre la diffusion du premier film de Lanzmann et le début du processus de réalisation de Shoah. Il convient de mener une étude de Pourquoi Israël (1973) afin d’appréhender plus finement la manière dont Shoah a été conçu. Pourquoi Israël comme protoforme de Shoah Le premier élément permettant d’établir un lien entre les deux réalisations est le fait que les principaux membres de l’équipe, à l’exception des assistants, ont été les mêmes. L’ingénieur du son est Bernard Aubouy, la monteuse est Ziva Postec et le chef opérateur, William Lubtschansky14. A propos de ce dernier, Lanzmann a écrit, qu’il « approfondit et

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Martina Thiele, Publizistische Kontroversen über den Holocaust im Film, vol. 1, Lit, Münster, 2001, p. 379. Le préachat par TF1 a été rendu public dès la sortie du film en salle (1985). Claude Lanzmann précise en 2002, que « (…) TF1 avait contribué par une convention d’achat de « droits-commande » au financement de la réalisation du film, que la chaîne était engagée par contrat à diffuser (…) » Claude Lanzmann, « Réponse à Marcel Ophuls », Cahiers du cinéma, n°567, avril 2002, p. 54. 10 Notamment par l’intermédiaire Société pour le financement de l’industrie cinématographique et audiovisuel (SOFICA), Remi Fournier Lanzoni, French Cinema, From its beginnings to the present, Editions Continuum, New York, 2005, p. 309 et W. Scott Haine, Culture and customs of France, Greenwood Press, Wesport, 2006, p. 200. 11 Alain Gaston-Dreyfus, puis, par la suite André et Daniel Harari ont particulièrement participé à ce financement. A l’occasion d’un discours prononcé lors de la cérémonie de César en 1986, après avoir remercié François Mitterrand et Jack Lang, Claude Lanzmann avait tenu à remercier ces trois dernières personnes qui apparaissent également au générique du film. Le nom d’André Wormser est mentionné. Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 539. 12 Ibid., p. 541. Il est à noter que Parafrance, le distributeur est alors en faillite (Cf. chapitre 5). 13 Sue Vice, op. cit., p. 17. Je remercie Martina Thiele de m’avoir communiqué une copie de : Dietrich Leder, « Bis an die Grenzen des Sagbaren. Eine Auseinandersetzung mit Shoah von Claude Lanzmann im Fernsehen », in FUNK-Korrespondenz, n°16, 18 avril 1986, pp. 1-4 dans lequel il est précisé que le WRD a participé au financement à hauteur de 500 000 Marks et que l’ensemble du projet se chiffrait à 25 millions de francs. 14 D’autres opérateurs et ingénieurs du son ont pris part aux différents tournages. Les trois noms susmentionnés correspondent à ceux qui ont occupé une place centrale durant l’ensemble du projet.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques affina [son] mon éducation cinématographique »15. Le fait qu’un même groupe restreint de personnes ait travaillé sur ces deux projets conduit à faire l’hypothèse que des choix similaires ont été opérés tant au niveau formel qu’à celui du contenu. Les thèmes de Pourquoi Israël sont dès lors à étudier. Ainsi que l’absence de point d’interrogation dans le titre l’indique, ce film ne relève pas d’un questionnement sur la légitimité de l’existence de l’Etat hébreu16. Pour le réalisateur, celle-ci n’est pas à mettre en question : le pays existe. Il s’intéresse, en revanche, aux modalités de son développement au début des années 197017. Dans le cadre de ce film, de nombreuses problématiques complémentaires sont abordées, constituant une critique de l’organisation politique et sociale de cet Etat. Le rapport entre immigration et intégration ainsi qu’entre Juifs de la diaspora et Juifs nés en Israël sont abordés lors de plusieurs séquences qui portent notamment sur l’arrivée de Juifs en provenance de Russie (ill. 1-3 ci-après).

Fig. 19 Captures d’écran issues de Pourquoi Israël.

Par exemple, les retrouvailles de deux frères ayant été séparés depuis plus de trente ans, sont filmées. Le réalisateur suit également un couple de jeunes Russes. L’histoire de leur intégration n’est pas mise en scène. Le film rend compte de la manière dont, au bout d’à peine un mois, ils ont souhaité quitter le pays. Par ailleurs, dans ce film, il demande à plusieurs Israéliens si un racisme se manifeste envers les nouveaux arrivants. Il revient également sur les mensonges proférés par les fonctionnaires responsables de l’Alya lors de la seconde vague 15

Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 427. Ce chef opérateur est alors reconnu comme l’un des principaux acteurs de la Nouvelle vague. 16 En France, durant, les années cinquante et soixante, Claude Lanzmann s’était engagé en faveur de la décolonisation de l’Afrique du nord. Un certain nombre de ses amis de combat se sont ensuite engagés dans la lutte contre Israël. Ils percevaient l’existence même de l’Etat hébreu comme étant le résultat de l’occupation illégitime de territoires acquis par un processus similaire à celui de la colonisation. Pourquoi Israël, sans point d’interrogation, constitue une réponse à ces critiques. 17 Il est également à noter que ce film tourné au tout début des années 1970, ne pose à aucun moment la question des raisons de la guerre des six jours (1967). Celle-ci a eu lieu, il est possible d’en discuter les conséquences, mais pas la légitimité.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques d’immigration qui a suivi la création de l’Etat (de 1955-1956 à 1966). Il montre des tensions, insistant notamment sur la diversité des cultures des Juifs se trouvant en Israël. Celle-ci est, entre autres, représentée par une mise en regard effectuée entre des chants révolutionnaires des Juifs venus d’Allemagne et l’émerveillement de touristes juifs américains devant les étals d’un supermarché israélien. Il pose également la question de la lutte des classes en Israël à travers une séquence qui montre alternativement des membres d’un kibboutz et des dockers du port d’Ashdod. Une partie de ce film porte sur une manifestation de rue et la répression policière qui lui est opposée. Par ailleurs, le réalisateur filme des policiers ainsi que des détenus dans une prison. Il s’intéresse également aux rapports parfois conflictuels entre politique et sionisme d’un côté et religion et orthodoxie de l’autre. Il confronte le spectateur à la question des mariages mixtes. Qui est Juif ? demande-t-il à plusieurs reprises. Les rapports entre modernité et tradition, puis le rapport entre armée et société civile, sont alors placés au centre du film. Enfin, la question des limites géographiques de l’Etat est posée à travers la présentation du mouvement Grand Israël et de ses opposants. Ainsi, dans Pourquoi Israël, Lanzmann aborde une multiplicité de thèmes. Chacun d’entre eux est présenté suivant une opposition apparente entre deux points de vue avant que n’apparaisse une complémentarité entre ceux-ci. Cela résulte du montage des entretiens tournés par l’équipe du film, sans qu’une voix off qui proposerait une synthèse n’ait été ajoutée. Lors de l’étude du montage de Shoah (Cf. chapitre 4), il s’agira de se demander si cette multiplicité de thèmes et ce principe de construction, constituent des principes organisateurs. Au préalable, la question de savoir si le sujet principal de Shoah, soit le génocide des Juifs d’Europe, est présent dans Pourquoi Israël, va être posée. Le génocide des Juifs est l’un des principaux thèmes abordés dans ce premier film et ce au même titre que, par exemple, celui de l’immigration. Les séquences d’ouverture18 et de fin de Pourquoi Israël se déroulent au Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem. Au début du film, dans la salle où se trouvent des archives recensant les noms des Juifs morts pendant le génocide, un homme consulte un registre. A la fin, trois heures après ce premier plan, ce même homme, accompagné du réalisateur, prononce le prénom de tous les Lanzmann morts pendant cette période. Par ce double plan qui enserre l’ensemble du film, le montage insiste

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Le premier plan porte sur un chant révolutionnaire allemand. Le second plan est à Yad Vashem.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques sur le lien existant entre la vie dans l’Etat d’Israël et le génocide des Juifs19. La séquence d’ouverture se poursuit par la découvre de l’espace muséal de Yad Vashem par un groupe d’adolescents israéliens (ill. 2 ci-après). Ceux-ci regardent des panneaux explicatifs, des photographies qui sont contemporaines des événements, écoutent un guide, réagissent. Ensuite, la flamme du souvenir (ill. 1) et le nom des camps inscrit au sol de la chambre de la mémoire, sont visibles à l’écran. Plusieurs gros plans sont alors opérés sur les noms d’Auschwitz-Birkenau, de Bergen-Belsen, de Dachau et de Drancy. Ainsi, le nom de l’un des lieux de la déportation des Juifs de France, de deux camps de concentration et de l’un de ceux de l’extermination des Juifs, sont ici filmés ensemble. Cette séquence rend compte, d’une part de l’attention du réalisateur à l’histoire et à la mémoire du génocide des Juifs, et d’autre part du fait qu’il ne distingue pas dans le film de 1973, camp d’extermination et camp de concentration.

Fig. 18 Captures d’écran issues de Pourquoi Israël.

Lors de trois séquences consécutives montées dans le dernier quart de Pourquoi Israël, le thème du génocide des Juifs est de nouveau présent. Celui-ci est abordé à travers l’évocation des questions liées aux restitutions. Faut-il accepter l’argent proposé par les autorités allemandes ? Pourquoi ? Comment ? Une sculpture symbolisant la souffrance vécue par les Juifs dans les camps est présentée. Le rapport entre l’exigence de se souvenir d’un

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Claude Lanzmann s’est toujours opposé à l’idée d’un lien de causalité direct, mais il a insisté sur l’articulation entre la destruction des Juifs d’Europe et la naissance de l’Etat hébreu. Il a expliqué, « La relation de causalité entre la Shoah et l’existence de l’Etat d’Israël m’apparaît évidente. En même temps, j’ai plus que tout en horreur l’idée qu’Israël serait la rédemption de la Shoah. Je ne pense pas cela. Je n’ai jamais voulu le penser. », dans Stéphane Bou (propos recueillis par), « Entretien avec Claude Lanzmann », Charlie hebdo, 4 juillet 2004 mis en ligne le 10 juillet 2004.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques passé traumatique et la nécessaire construction du pays est alors placé au centre du film. Les liens politiques existant entre Israël et Allemagne au début des années 1970 sont envisagés à travers l’exemple du jumelage de la ville de Dimona et de la cité allemande d’Andernach. Ces trois séquences portent sur le rapport que les Israéliens entretiennent avec l’histoire du génocide des Juifs. Des problématiques liées au développement d’une forme de mémoire collective de ce passé sont dans Pourquoi Israël. Ainsi, dans ce film, le judéocide est représenté comme constituant une part importante de l’identité des Israéliens. En 1973, Lanzmann s’intéresse moins aux faits tels qu’ils se sont déroulés, qu’à la manière dont ce passé est convoqué dans le temps présent en Israël. Cette importance accordée au présent du passé est commune aux deux films (Cf. chapitre 1). Après les axes de l’intrigue de Pourquoi Israël et l’intégration du thème du génocide des Juifs, la manière dont les entretiens ont été conduits pour Shoah sera analysée. Des recherches aux premiers entretiens Trois chocs successifs marquent les cinq premières années du processus de réalisation de Shoah (1973-1978). Pour le réalisateur, le premier choc correspond à une prise de conscience de ce qu’il nomme sa propre ignorance du sujet. Il a déjà réalisé Pourquoi Israël sans avoir pour autant mené de recherches spécifiques sur le génocide des Juifs. Il pensait alors avoir une connaissance relativement précise de ce qui s’est déroulé durant cette période. Pour autant, en réponse à la commande qui lui est faite, il décide à ce moment-là d’affiner sa compréhension de ce sujet. Ceci le conduit à prendre conscience des limites du savoir qu’il possède. Il indique avoir : « (…) commencé par lire, pendant un an, tous les livres d’Histoire que j’ai trouvés sur le sujet, tout ce que j’ai trouvé en fouillant dans les archives (…) Et j’ai mesuré l’étendue de mon ignorance. »20

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Claude Lanzmann, loc. cit., 1990, p. 293 ; A Laure Adler, il a déclaré, « J’ai passé un temps fou à lire, à fouiller les archives, à regarder des photos (…) », dans Valérie Champetier et Laure Adler, loc. cit. A la même période, il ajoute, « j’ai commencé par lire, tout lire. Par fouiller dans les archives ; s’il n’existe pas d’images, la bureaucratie nazie a, en revanche laissé un matériel écrit considérable. », Sophie Lannes, Jacques Derogy et Christian Jelen (propos recueillis par), « Shoah : la mémoire infinie », L’Express, 10 mai 1985, p. 40.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques

Fig. 20 Schéma du premier choc (1973).

Ainsi, le processus d’acquisition de connaissances et le début du processus de réalisation de Shoah sont confondus. Durant l’été 1973, Lanzmann travaille entre la bibliothèque et les archives de Yad Vashem, un logement étant mis à sa disposition afin qu’il puisse résider à Jérusalem21. Levana Frenk précise qu’il a alors « suivi un cours de formation accéléré à Yad Vashem sous l’égide d’un tuteur personnel »22. Un comité scientifique dirigé par Bauer est constitué. Lanzmann exposait régulièrement les grandes lignes de son travail devant celui-ci puis devant ce seul historien23. Dans le même temps, une assistante parlant l’hébreu, l’allemand, l’anglais et le français, Irena Steinfeldt, est engagée afin de mener avec lui le travail préparatoire24. Le réalisateur indique alors avoir lu des historiens tels que Richard Reitlinger et Raul Hilberg ainsi que l’ouvrage, Au fond des ténèbres, de Gitta Sereny25. Irena Steinfeldt ajoute les noms d’Israël Gutman, d’Henry Feingold et Erich Kulka26. Lanzmann précise avoir consulté certains extraits des actes des différents procès s’étant déroulés à Nuremberg, du procès dit de Treblinka et de celui d’Adolf Eichmann27. Il explique également avoir lu des témoignages tels que, par exemple, ceux de Primo Levi et de Robert Antelme28. Plus tard, à Varsovie, l’équipe du film a consulté des archives de la Commission d'Investigation pour les crimes allemands en Pologne (CZKH)29. C’est ainsi qu’ils ont pris

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Au sein de la fondation Mishkenot Sha’ananim, Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 430. Levana Frenk, loc. cit., 2007, p. 63. 23 Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 439. 24 Ibid., pp. 430-431. 25 Ibid., p. 430. 26 Entretien téléphonique réalisé avec Irena Steinfeld, 8 janvier 2008. 27 Claude Lanzmann, « Préface », dans Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz, Pygmalion, Paris, 1980, p. 11 et Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 438 et p. 470. 28 Ibid., p. 437. En l’absence des fiches synthétiques, les dates exactes de ces lectures sont difficiles à déterminer. Elles sont ici réunies bien que certaines aient été effectuées quelques années auparavant (notamment les témoignages) ou quelques années après (notamment les historiens cités par Irena Steinfeld). 29 Ces archives ont dû être consultées en début 1978 ou en 1979. Il fait référence à cela lors d’une séquence de l’entretien avec Karl Kretschmer, « (…) il y a quelque chose dont je ne suis pas sûr. Je pense qu’après, il est venu, en début 1942, à Chelmno. J’ai vu un Kretschmer aux archives de la Commission d’investigation à Varsovie. Je ne suis pas absolument sûr que ce soit lui. », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Karl Kretschmer (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, RG- 60.5018, cassette : 3246, non retranscrit à l’époque. 22

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques connaissance tout à la fois de l’historiographie sur le sujet et de l’existence de témoignages écrits par des Juifs ayant survécu. De premières fiches synthétiques ont alors été réalisées à la fois sur les textes consultés et à propos de chacune des personnes que l’équipe du film souhaitait rencontrer30. Ces recherches préparatoires, poursuivies durant la première partie de l’année 1973, s’interrompent entre le mois de septembre et la fin de l’année, afin de présenter Pourquoi Israël aux Etats-Unis, puis de tenter, en vain, de trouver un distributeur au film. La première projection a lieu dans le cadre du New York Film Festival, le 7 octobre 1973, soit au lendemain du début de la guerre du Kippour. Pour le réalisateur, cette actualité explique que le film n’ait pas connu à cette époque une plus large diffusion31. En France, durant cette même année, quelques projections privées sont organisées, mais le film n’est pas diffusé en salle. Si des liens ont été établis entre les deux réalisations de Lanzmann, il s’agit de remarquer qu’en 1973 Pourquoi Israël n’a pas fait l’objet de débat dans l’espace public médiatisé français. Le film n’est pas sorti et Lanzmann n’est pas connu en tant que réalisateur. A partir de 1974, les premières rencontres organisées par l’équipe du film avec des acteurs de l’histoire constituent un second choc. Celui-ci provient d’un écart ressenti par le réalisateur entre les connaissances qu’il a récemment acquises et les propos qui lui sont tenus. Il évoque une sorte de hiatus entre écriture de l’histoire et expérience sensible. Il explique en 1985 : « Il y avait un décalage absolu entre le savoir livresque que j’avais acquis et ce que me racontaient ces gens. Je ne comprenais plus rien. »32

Fig. 21 Schéma du deuxième choc (1974).

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Irena Steinfeld, op. cit. Jennifer Cazenave, op. cit., p. 184 et Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 434. 32 Claude Lanzmann, loc. cit., 1990, p. 294. 31

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Entre 1974 et fin 1977, il rencontre, la plupart du temps sans les filmer, une centaine de personnes33, en Allemagne, en Angleterre, en Autriche, aux Etats-Unis, en France, en Grèce, en Italie, aux Pays-Bas, en Suisse et en Tchécoslovaquie34. De nouvelles fiches synthétiques sont alors réalisées à la suite de ces entretiens35. Au cours de cette première phase, il ne se rend pas en Pologne sur les sites du génocide des Juifs. Il lui semble que l’histoire s’est « diasporisée : qu’on pouvait la raconter partout, à Paris, à New York, à Corfou » et que la Pologne constituait alors une sorte de non-lieu de la mémoire36. Il ajoute, que : « (…) plus j’avançais dans le travail d’enquête, puis de tournage, plus je m’impliquais. Je découvrais que ce savoir de six millions de morts, même quand on savait en gros comment ça s’était passé, était un savoir complètement abstrait, creux. »37

Ce degré d’implication semble avoir été celui de l’ensemble de l’équipe, dont certains membres expriment l’impression d’avoir participé à « une tâche sacrée »38. Le troisième choc a lieu entre février et mars 1978, lors du premier voyage du réalisateur en Pologne39. Il s’agit de son dernier déplacement à l’étranger avant le début effectif des tournages. A la confrontation aux paroles des acteurs de l’histoire, s’ajoute la confrontation aux lieux du génocide des Juifs.

Fig. 21 Schéma du troisième choc (1978)

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En l’absence d’archive, un chiffre plus précis est difficile à établir. Jennifer Cazenave propose un chiffre équivalent, op. cit., p. 184. 34 Claude Lanzmann, « J’ai enquêté en Pologne », dans Michel Deguy (dir.), Au Sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, p. 211. Cet article a été écrit en 1978. Ci-après noté : Claude Lanzmann, loc. cit., 1990b. 35 Il semble que dans certains cas ces entretiens faisaient l’objet d’enregistrements sonores. Francine Kaufmann, loc. cit. Ni ces fiches, ni ces enregistrements ne sont disponibles dans les archives. 36 Claude Lanzmann dans Marc Chevrie et Hervé Le Roux, loc. cit., 1990, p. 299. 37 Claude Lanzmann dans Isabelle Nataf (propos recueillis par), loc.cit. 38 En 1979, lors d’un tournage en Israël Kaufmann la traductrice indique « (…) même si l’équipe avec laquelle il [Lanzmann] tournait était à bout de forces et de nerfs après avoir parcouru la Pologne, l’Allemagne, les USA… on sentait que chacun participait à une tâche sacrée. L’assistante de Lanzmann Corinna Coulmass, était à moitié allemande et avait fait un doctorat sur la Shoah. Son caméraman était un fils de déporté. Nous partagions tous la même obsession. », loc. cit., p. 665. Francine Kaufmann est elle-même la fille d’un déporté. Elle explique également que la traductrice en Yiddish est, elle, la femme d’un « rescapé du ghetto de Varsovie. », p. 672. 39 Claude Lanzmann, loc. cit., 1990b, p. 211.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques C’est à ce moment-là, qu’une double découverte décisive pour la suite du film, est faite. Premièrement, le réalisateur se confronte à ce qu’il nomme la permanence et la pérennité des lieux40. A Treblinka, c’est moins l’existence d’un mémorial construit sur le site de l’ancien camp, que la présence d’un village portant ce nom qui l’interpelle. La vision d’un panneau routier, indiquant l’entrée de Treblinka, marque pour lui un point de rencontre entre présent et passé ainsi qu’entre ce qu’il sait et ce qu’il voit. Celui-ci fonctionne tout à la fois comme une trace matériellement inscrite dans le paysage rendant compte de la présence du passé et comme une indication faisant signe du présent vers le passé. Il explique à ce titre : « (…) ça a été un choc : l’acte même de nomination. Entre le savoir théorique – j’en étais chargé comme une bombe ! – et la réalité des lieux, des noms… Il y avait une pérennité. »41

Il considèrera par la suite que cet élément ne constitue pas un cas isolé. En Pologne, les routes, les forêts, les maisons et aussi les rails et les gares lui semblent être toujours les mêmes, « rien n’a changé », écrit-il à son retour en France au printemps 197842. Deuxièmement, le réalisateur rencontre lors de ce séjour une centaine de Polonais ayant vécu, pendant le génocide des Juifs, dans des villages jouxtant les camps43. Il écrit en 1985 avoir alors ressenti l’impression d’être, « le premier homme qui revenait sur les lieux »44. Non pas le premier à se rendre sur les sites des mémoriaux, mais le premier à ne pas se contenter d’aller en ces lieux dédiés à la commémoration des crimes passés. Il réalise alors tout à la fois, qu’entre 1941 et 1945, pour les habitants de ces villages le génocide des Juifs a été public45 et qu’à la fin des années 1970, ils en parlent de la manière « la plus spontanée et la plus ingénue »46. C’est de nouveau le sentiment d’un passé qui serait toujours présent qui l’interpelle. Ainsi, il note en 1978 :

40

Ibid., p. 213. La phrase précédente est la suivante, « Et c’est le même coup de sifflet déchirant, c’est la même gare, les mêmes bâtiments, les mêmes rails, les mêmes quais, les mêmes cheminots, les mêmes témoins ». En 1985, il explique : « L’anéantissement se donne immédiatement à voir, à travers la permanence et la pérennité des lieux. », Jacques-Pierre Amette (propos recueillis par), « Shoah : un monument contre l’oubli », Le Point, 29 avril 1985. 41 Claude Lanzmann dans François Gantheret, « Les non-lieux de la mémoire », dans Michel Deguy (dir.), Au Sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, p. 288. Cet entretien a été publié dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse en 1986. 42 Claude Lanzmann, loc. cit., 1990b, p. 213. 43 Le nombre est donné par le réalisateur lui-même, ibid., p. 216. 44 Claude Lanzmann dans François Gantheret, loc. cit., 1990, p. 285. Le réalisateur explique également : « soudain les Polonais se sont mis à parler : à la lettre, je réveillais leur mémoire. J’avais l’impression d’être le premier homme revenant sur les lieux d’un crime. », Valérie Champetier et Laure Adler, loc. cit.. 45 Claude Lanzmann, loc. cit., 1990b, p. 215. 46 Ibid., p. 216.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques « (…) Ceux qui alors avaient 30 ans en ont aujourd’hui 65 et leur mémoire est bien plus que fidèle, ils se souviennent de tout avec une exactitude fantastique, à la lettre hallucinatoire et lorsqu’ils parlent, ils ne racontent pas des souvenirs, mais ils donnent l’impression de vivre encore au présent. »47

L’impression d’une double pérennité, à la fois des lieux et des paroles des témoins polonais, le conduit à appréhender ce pays comme étant un espace dans lequel le génocide relève d’une actualité intemporelle48. L’implication dont il fait alors preuve le conduit à avoir une perception de la Pologne révélant une crainte vis-à-vis du caractère toujours présent du passé. Il ressent également un certain mal être à se trouver dans ce pays qui exacerbe chez lui une peur déjà présente de l’Est. Il explique qu’à partir de ce premier voyage, il n’a jamais cessé d’avoir une représentation « hallucinée » de la Pologne49. Entre 1973 et 1978, Lanzmann a donc acquis un savoir livresque et des connaissances venant de la consultation d’archives. Il a rencontré des Allemands persécuteurs et des Juifs persécutés. Il s’est rendu en Pologne sur les lieux du génocide des Juifs où il a rencontré des témoins polonais. Pour le réalisateur, ces trois dimensions sont complémentaires : « (…) il faut savoir et voir, et il faut voir et savoir. Indissolublement. »50

Fig. 23 Schéma de synthèse sur les chocs successifs (1973-1978)

47

Ibid., p. 214. Ibid., p. 212. 49 Claude Lanzmann dans François Gantheret, loc. cit., 1990, p. 288. 50 Claude Lanzmann dans Marc Chevrie et Hervé Le Roux, loc. cit., p. 294, Il ajoute ensuite : « Si vous allez à Auschwitz sans rien savoir sur Auschwitz et l’histoire de ce camp vous ne voyez rien, vous ne comprenez rien. De même, si vous savez sans y avoir été, vous ne comprenez pas non plus. Il fallait donc une conjonction des deux. », p. 294. 48

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Les connaissances historiennes lui permettent d’appréhender les propos des protagonistes portant sur les expériences vécues, celles-ci ne devenant pour lui pleinement compréhensibles qu’après qu’il se soit rendu sur les lieux. Pour autant, en 1978, Lanzmann s’intéresse moins aux archives consultées pour la première fois entre 1973 et 1974, qu’aux résultats des entretiens menés et aux lieux qu’il vient de découvrir. Ce double déplacement, de l’archive et de l’écrit à la parole, puis de la parole au lieu, correspond à ce qu’il nomme le « passage de l’abstrait au concret. C’est la démarche philosophique même, pour moi » ajoute-t-il. Ce glissement d'intérêt le conduit à poser la question de ce qu’il désigne comme étant « le vrai problème ; le vrai problème c’est l’incarnation. »51 Pour Lanzmann, cela correspond à l’instant durant lequel le lieu et la parole coïncident, scellant alors fugacement l’identité des mots et du réel52. Il s’agit pour lui du moment précis où quelque chose de l’ordre de la vérité des choses et des êtres devient perceptible. Dans la mesure où le projet qu’il conduit porte sur le passé, l’incarnation est également liée à une abolition du passage du temps. Comme il l’écrit en 1979, il s’agit : « (…) précisément de ressusciter le passé comme présent, de le restituer dans une actualité intemporelle. »53

Cette notion d’incarnation, telle que définie par le réalisateur, s’accompagne d’une volonté de transmettre celle-ci. Une fois, qu’un lien entre paroles et lieux est établi, la question des modalités de cette transmission se pose : « [il] se demande à lui-même : "comment transmettre ces questions ? Comment transmettre ces sentiments aux spectateurs, à ceux qui vont voir le film ?" »54

S’il y a eu, selon lui, incarnation, comment permettre aux spectateurs d’accéder à celle-ci ? La réponse donnée pour Shoah réside dans la conception de dispositifs filmiques et de mises en scène d’entretiens. Afin d’appréhender cela, il est dès lors nécessaire de s’intéresser aux différentes étapes du tournage.

51

Claude Lanzmann dans François Gantheret, loc. cit., p. 282. Le réalisateur est revenu à plusieurs reprises sur l’importance qu’il accorde à ce concept. 52 Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 545. 53 Claude Lanzmann, loc. cit., 1990a, p. 316. 54 Claude Lanzmann, loc. cit., 1991, p. 89.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Le choix des protagonistes Si entre 1975 et 1976, trois premiers entretiens ont été filmés, c’est entre 1978 et octobre 1979, que la majorité de ceux-ci ont été tournés55. Au total, l’équipe de Shoah a réalisé environ soixante-dix entretiens56.

Fig. 24 Schéma du temps des premières recherches à celui des tournages (1973-1979).

Fin 1978, seize d’entre ceux-ci se sont déroulés dans six villes différentes de la côte Est des Etats-Unis57 et ont été conduits dans un temps relativement limité. Il est en revanche difficile de déterminer avec précision la chronologie des autres tournages58. Les trois autres principaux pays concernés sont, Israël (environ vingt-cinq), l’Allemagne (treize) et la Pologne (plus ou moins dix). Des entretiens ont également été réalisés en Suisse (deux ou trois)59, en Autriche, en Tchécoslovaquie60 et plusieurs en Grèce61. En plus de cette division en termes d’espaces géographiques, une typologie des protagonistes en fonction de la place occupée pendant le judéocide est proposée. Reprenant en cela la tripartition hilbergienne entre, les témoins, les victimes et les bourreaux, les catégories de témoins polonais, Juifs persécutés et Allemands persécuteurs sont utilisés dans cette thèse.

55

Il semble que les derniers entretiens aient été tournés en Israël entre septembre-octobre 1979, dans Francine Kaufmann, loc. cit., p. 671. 56 Cf. sources en bibliographie. 57 Plus de la moitié d’entre eux à New York (9), trois à Washington, un dans le Vermont et les autres dans le Sud du pays (Tallahassee et Atlanta). 58 Il est possible de se reporter soit, aux informations communiquées par les protagonistes dans le cours de l’entretien soit, aux propos postérieurs de l’équipe du film. Aucun document relatif aux dates n’est disponible dans les archives accessibles aujourd’hui aux chercheurs. 59 Il s’agit de ceux avec Richard Glazar, l’un des survivants du Sonderkommando du camp d’extermination de Treblinka et de Maurice Rossel, le membre de la Croix Rouge qui a inspecté le ghetto de Theresienstadt. Il est fort possible que l’entretien avec Pictet se soit également déroulé en Suisse. 60 Il s’agit d’un tournage avec Bedrich Bass. 61 Dans l’ordre des prises de vue, peuvent être cités : Armando Aaron, Moshe Mordo, une séquence dans une synagogue, puis dans un cimetière, Samuel Levi, puis de nouveau Armando Aaron.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Selon cette classification, les protagonistes de la première catégorie sont environ dix, ceux de la deuxième représentent à peu près la moitié des entretiens et ceux de la troisième sont au nombre de douze. Dans ce cadre, plus de dix tournages demeurent hors classement. Une quatrième catégorie a été créée afin de répondre à cette aporie. Elle correspond aux représentants d’instances : la justice, l’information et l’histoire. A cette classification en termes de lieu de tournage et d’appartenance s’ajoute une répartition réalisée en fonction des thématiques des entretiens. Cette dernière s’avère être la plus opérante afin d’appréhender le processus de tournage de Shoah. De manière générale, chaque entretien porte principalement sur un thème. Il est cependant fréquent que le réalisateur aborde un autre sujet sans que cela ne prenne toutefois autant d’importance. Trois principaux thèmes sont abordés lors des entretiens. Il s’agit de la réaction des Juifs aux persécutions subies dans les ghettos à laquelle s’ajoute le temps de la déportation et la question des transports. La mise à mort des Juifs constitue un autre des sujets principaux. L’information et la réaction des alliés a fait l’objet de multiples tournages. Ces trois éléments centraux du projet de Shoah vont être présentés de manière successive. Cela constitue la modalité choisie dans cette thèse afin d’introduire chacun des protagonistes. Du temps des ghettos à la déportation des Juifs Le thème de la réaction des Juifs se subdivise en trois sous thèmes : les Conseils Juifs, la vie quotidienne au ghetto et la résistance juive. Chronologiquement, deux entretiens portant sur les Conseils Juifs ont été tournés en premier. Lanzmann et Irena Steinfeld les ont filmés relativement rapidement car ils craignaient alors le décès des protagonistes62. Le premier a eu lieu en 1975 en Israël avec Leib Garfunkel qui était, entre 1941 et 1944, le numéro deux du Judenräte de Kovno63. Le second a été conduit à Rome avec Benjamin Murmelstein64, ce dernier ayant pris part au Conseil Juif de Vienne avant de devenir le dernier chef du Judenräte

62

Leib Garfunkel est mort en 1976, alors que Benjamin Murmelstein a vécu jusqu’en 1989. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Leib Garfunkel (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5005, transcription, 48 p. 64 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Benjamin Murmelstein (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5009, transcription, 354 p. Le fait que ces deux entretiens soient les premiers est une information communiquée par Raye Farr qui est en charge de la préservation des archives du film à l’USHMM. Ce point a été abordé par Jennifer Cazenave, op. cit., note 533, p. 189. L’ordre entre les deux correspond à celui des numéros donnés aux bobines, Garfunkel : 1-21, Murmelstein, 22-96. 63

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques du ghetto de Theresienstadt65. Par la suite, d’autres entretiens ont également porté sur le rôle tenu par les Conseils Juifs. Ainsi, une interview a été réalisée avec Jacob Arnon, dont l’oncle faisait partie du Conseil Juif de Hollande66. Avec celui-ci, Lanzmann a principalement abordé les décisions prises par cette instance entre février 1941 et juillet 1942. Les propos tenus par ce protagoniste sont très critiques envers l’action de ce Conseil juif. Ce thème n’est pas uniquement appréhendé par des protagonistes Juifs. Ainsi, Franz Grassler, l’adjoint d’Auerswald à Varsovie aborde également ce sujet67. Hans Gewecke, le Gebietskommissar de Schaulen en Lituanie s’exprime à propos des relations existant alors entre le pouvoir civil allemand et le Conseil Juif du ghetto de cette ville. Enfin, les historiens Bauer et Hilberg appréhendent ce sujet à plusieurs reprises68. Ainsi, le rôle tenu par le chef du Conseil Juif de Varsovie, Adam Czerniakow, décédé en 1942, est souligné par l’historien américain. Ce premier sous-thème est donc abordé lors d’au moins sept tournages. Celui-ci, alors au centre des recherches historiennes (Cf. chapitre 3), peut être interprété comme s’inscrivant dans la continuité de Pourquoi Israël. En effet, le rôle qu’occupaient les membres des Conseils juifs est, à cette période, au centre de nombreux débats dans l’espace public israélien. L’hypothèse qu’il s’agit de l’une des raisons de l’intérêt de l’équipe du film pour ce sujet est ici avancée. Au-delà de ce seul sous-thème, un nombre conséquent d’entretiens ont à la fois pour sujets, les Conseils Juifs et les conditions de vie dans les ghettos polonais. A propos du ghetto de Lodz, Paula Biren revient ainsi sur ces deux aspects69. Les questions auxquelles elle répond portent aussi bien sur la politique mise en place par Chaim Rumkowski que sur les conditions de la survie. Srebnik décrit également ce ghetto70. Ruth Elias quant à elle témoigne des conditions de vie à Theresienstadt71. Ce dernier entretien complète ainsi celui mené avec Benjamin Murmelstein. De même, à New York, plusieurs tournages ont eu pour objet

65

Jennifer Cazenave a particulièrement étudié les modalités selon lesquels ces entretiens se sont déroulés, op. cit., pp. 190-195. 66 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Jacob Arnon (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60-5022, transcription, 60 p. 67 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Franz Grassler (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5042, transcription, 58 p. 68 Ce point sera particulièrement développé au chapitre 3 de cette thèse. 69 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Paula Biren (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5001, transcription, 48 p. 70 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Simon Srebnik (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5024, transcription, 200 p. environ. 71 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Ruth Elias (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5003, transcription, 57 p.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques principal ce qui s’est déroulé dans le ghetto de Riga72. Gertrude Schneider, sa mère et sa sœur73 ainsi que d’autres survivants, ont témoigné des conditions de vie au sein de celui-ci74. La question des rapports, parfois conflictuels, entre les Juifs déportés d’Allemagne et les Juifs de Lituanie est abordée à plusieurs reprises. Le réalisateur s’est également entretenu avec plusieurs membres de la police juive de ce ghetto. De manière comparable, une partie du témoignage de Dugin et de Zaidl porte sur le ghetto de Vilna75. Alors que Jan Wiener décrit celui de Cracovie, il parcourt avec Lanzmann les rues de cette ville. Le pharmacien polonais, Tadeusz Pankiewicz dont les murs de l’officine étaient mitoyens de ce lieu, explique de son côté, comment il a aidé les Juifs76. Enfin, un entretien filmé à Prague avec Bedrich Bass, porte sur le ghetto de cette ville et les conditions de vie qui y régnaient77. A ce sous-thème, s’ajoute celui de la résistance juive dans les ghettos. L’entretien avec Abba Kovner a porté sur des premières tentatives de lutte armée conduites à Riga dès le début de l’année 194278. La résistance au sein du ghetto de Minsk a été présentée par Hersh Smolar79, alors que Shima Rottem et Itzhak Zuckermann se sont exprimés au sujet de l’insurrection du ghetto de Varsovie80. L’entretien avec le Polonais non-Juif, Gustav AlefBolkoviak, a porté sur les tensions et les liens qui existaient entre la résistance juive et les mouvements de résistance communiste et nationaliste polonais81. Enfin, une partie des propos tenus par Bauer aborde ce même sujet (Cf. chapitre 3). Les trois sous-thèmes qui viennent

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Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Riga ghetto Survivors (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5041, transcription, 77 p. 73 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Gertrude Schneider (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5015, transcription, 55 p. 74 Plusieurs séquences sont tournées lors d’une réunion de l’amicale des survivants du ghetto de Riga [Society of Surivors of the Riga Ghetto]. Claude Lanzmann conduit alors un entretien avec la fondatrice et présidente de l’amicale, Lore Oppenheimer, puis avec le vice-président de l’amicale Herman Ziering. Cf. Andrej Angrick, Peter Klein, The « Final Solution » in Riga, Berghahm Books, New York, 2009, pp. IX-X. 75 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Itzhak Dugin de Motke Zaidl (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 71 p. et Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Jan Wiener (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 38 p. 76 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Tadeusz Pankiewicz (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5014, transcription, 27 p. 77 Dans le cas de cet entretien seule la transcription peut être consultée Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Bedrich Bass (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, 16 p. 78 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Abba Kovner (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5017, transcription, 89 p. 79 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Ernst Smolar (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5038, transcription, 61 p. 80 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Shima Rottem et Itzhak Zuckermann (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 75 p. 81 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Gustav Alef-Bolkoviak (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5037, transcription, 19 p.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques d’être présentés correspondent à la diversité des réactions des Juifs d’Europe après leur ghettoïsation. A ces entretiens, s’ajoutent ceux qui portent strictement sur le temps et les modalités de la déportation, ce qui constitue un autre sous-thème. Ainsi, des témoins polonais et des Allemands persécuteurs ont abordé la question des transports. Edward Kryschak, Hans Prause et Willy Hilse qui travaillaient pour la Ostbahn82, ainsi que Walter Stier, l’ancien chef du service des trains spéciaux à la direction générale de la Ostbahn (Gedob) ont été filmés83. Le Polonais, Henrik Gawkowski, qui conduisait les trains de déportés Juifs à proximité du camp de Treblinka ainsi que des cheminots travaillant dans cette gare ont également été interviewés. Jan Piwonski, l’aiguilleur polonais de la gare de Sobibor, s’est également exprimé devant la caméra de Lanzmann84. Par ailleurs, l’historien, Hilberg a accordé un entretien qui a porté, pour une part, sur la déportation des Juifs d’Europe. Enfin, ceux tournés avec Deutschkron et les Juifs de Corfou ont porté sur cette période85. Des entretiens qui ont pour objet la mise à mort des Juifs, vont être présentés selon la catégorie des protagonistes : des Sonderkommandos (sous-thème 1), des Allemands persécuteurs et des témoins polonais (sous-thème 2). A cette division s’ajoute la distinction entre camp d’extermination et tueries par balles (sous-thème 3).

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Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Hans Prause (entretien avec », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5029, transcription, 43 p. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Edward Kryschak (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5035, transcription, 37 p. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Willy Hilse (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, 30 p. Enfin, une bobine de film 16mm intitulée « Ganzenmüller » est répertoriée dans les archives. 83 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Walter Stier (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 74 p. 84 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Jan Piwonski (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5031, transcription, 35 p. 85 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Corfou (entretiens avec des habitants de) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5043, transcription, 68 p. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Inge Deutschkron (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 60 p. Il est également à noter qu’une partie des propos qui ont été tenus par les Sonderkommandos, Abraham Bomba et Richard Glazar, reviennent sur ce moment.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Les Sonderkommandos et les camps d’extermination Lanzmann est revenu à plusieurs reprises sur le choix des protagonistes Juifs : « J’ai choisi ceux qui avaient été les témoins directs de la mort d’un peuple, ceux qui se sont trouvés dans les situations charnières de l’extermination parce qu’ils avaient été sélectionnés. »86

Ainsi que le réalisateur l’explique, aucun entretien n’a eu pour objet principal la vie concentrationnaire des Juifs. Il s’est prioritairement intéressé à ceux qui étaient contraints de participer à la mise à mort. Onze tournages ont été menés avec des membres de Sonderkommandos. En plus de Podchlebnik et de Srebnik, dont les propos ont été abordés dans le premier chapitre de cette thèse, il s’agit de Müller et Vrba (Auschwitz-Birkenau), d’Abraham Bomba et Richard Glazar (Treblinka), ainsi que de Zaidl et Dugin (Vilna)87. A ces protagonistes qui ont une place centrale dans Shoah, s’ajoutent : Ada et Jitschak Lichtman, ainsi que Yehuda Lerner qui étaient des Juifs du travail dans le camp de Sobibor88. Dans ces cas, les entretiens ont principalement porté sur les modalités concrètes de la mise à mort des Juifs dans les camions et dans les chambres à gaz des camps d’extermination. Le thème de la résistance juive au sein des camps d’extermination a également été abordé, notamment avec Glazar, Lerner, Müller et Vrba. Des entretiens menés avec des témoins polonais et des Allemands persécuteurs ont eu pour objet les camps d’extermination (sous-thème 2). En ce qui concerne AuschwitzBirkenau, l’ancien SS Perry Broad et une habitante polonaise de la ville d’Auschwitz,

86

Claude Lanzmann, Sophie Lannes et al., loc. cit., p. 41. Il indique également : « Ce qui m’intéressait, c’était de trouver des gens qui avaient été aux charnières de l’extermination des Juifs, des témoins directs de la mort de leur peuple, et pas simplement des gens qui avaient été envoyés dans des camps de concentration. » Claude Lanzmann, Isabelle Nataf (propos recueillis par), loc. cit. 87 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Filip Müller (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5012 pour l’entretien mené en Israël et cote: RG-60.5021 pour les séquences tournées en Pologne, transcription, 142 p. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Rudolf Vrba (entretien avec), Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5016, transcription, 101 p. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Abraham Bomba (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5011, transcription, 72 p. Claude Lanzmann (propos recueillis par), Richard Glazar, Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5028, transcription, 153 p. 88 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Ada Lichtman (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5023, transcription, 49 p. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Yehuda Lerner (entretien avec), Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5030, transcription, 41 p.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Madame Pietyria peuvent être mentionnés89. Pour Chelmno, il s’agit notamment de Schalling qui était un membre de l’Ordnungspolizei et de Martha Michelsohn la femme de l’instituteur nazi du village90. Lanzmann a essayé, mais toutefois sans succès, de rencontrer l’un des chauffeurs de camion à gaz, Gustav Laabs91. A Chelmno, ainsi que dans les villages proches, des entretiens ont également été réalisés avec des témoins polonais. Falborski, qui était le chauffeur du garde forestier allemand Heinrich May, peut être cité92. Pour ce qui concerne Treblinka, l’Unterscharfuhrer Suchomel a témoigné ainsi que des agriculteurs polonais, dont Czeslaw Borowi. Oberhauser, le chauffeur de Christian Wirth a également été filmé durant quelques minutes93. Dans le cas des témoins polonais, des séries d’entretiens de groupe, dont les protagonistes ne sont pas nommément identifiés, ont été conduits notamment à Grabow (proche de Chelmno) ainsi qu’aux abords de fermes à Iladou et à Poniatowo (proche de Treblinka)94. Enfin, Lanzmann a également rencontré le procureur du procès dit de Treblinka, Alfred Spiess, revenant ainsi avec lui sur les conditions de la mise en place de l’opération Reinhard95. Les tueries par balles ont également fait l’objet de plusieurs entretiens (sous-thème 3). Cela a été le cas avec l’adjoint d’Otto Ohlendorf au sein de l’Einsatzgruppe D, Heinz Schubert96. Un entretien de quelques minutes a également été mené avec Karl Kretschmer, qui était le chef administratif d’une section de l’Einsatzgruppe 4a entre septembre et novembre 1942. Une partie d’un tournage réalisé avec Hans Gewecke a porté sur les rapports entre 89

Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Perry Broad (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 140 p. et Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Madame Pietyria (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 13 p. 90 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Franz Schalling (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5034, transcription, 44 p. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Martha Michelsohn (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5033, transcription, 60 p. 91 Claude Lanzmann, « Gustav Laabs (tournage) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG60.5025, transcription, 17 p. 92 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Bronislaw Falborski (entretien avec) », op. cit., transcription, 10 p. et Claude Lanzmann, « Heinrich May », op. cit., transcription, 10 p. 93 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Czeslaw Borowi (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5032, transcription, 22 p. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Franz Suchomel (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, 123 p. et Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Franz Oberhauser (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, 2 p. 94 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Grabow (entretiens avec des habitants de) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5039, transcription, 23 p. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Iladou et à Poniatowo (entretien avec des habitants de) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, 49 p. 95 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Alfred Spiess (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 76 p. 96 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Heinz Schubert (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5013, transcription, 43 p.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques l’administration civile allemande en Lituanie et les Einsatzgruppen97. Enfin, les Sonderkommandos Zaidl et Dugin ont abordé ce thème. Dans le cadre de l’Aktion 1005, les deux hommes étaient forcés à déterrer les corps des Juifs qui étaient ensevelis dans des fosses communes à Ponari. A ces trois sous-thèmes, qui portent sur les modalités de la mise à mort, s’ajoute un troisième ensemble d’entretiens ayant pour sujet central la transmission d’informations portant sur le génocide des Juifs aux Alliés. Un premier groupe de protagonistes a abordé la diffusion de renseignements depuis la Pologne vers les Etats-Unis ainsi que les réactions du gouvernement américain (sous-thème 1). Avec un second groupe, les réponses apportées par des leaders Juifs en Europe et en Palestine ont été appréhendées (sous-thème2). L’information du monde et la réaction des Alliés Les différentes manières dont les informations portant sur l’existence des camps d’extermination ont été transmises de Pologne aux Alliés entre 1942 et 1944 ont été abordées au cours de plusieurs tournages. Ainsi, la réaction des membres du Comité International de la Croix Rouge (CICR) a fait l’objet de deux entretiens réalisés avec Jean Pictet98 et Maurice Rossel99. Lanzmann a également rencontré le résistant polonais, Karski, qui a transmis aux Alliés des informations collectées en Pologne100. En Israël, le réalisateur a filmé le fils et le frère de Shmuel Zygelbojm, qui était le représentant du Bund à Londres et qui, fin 1942, avait rencontré Karski101. A New York, un entretien avec Peter Bergson et Samuel Merlin, deux activistes juifs sionistes révisionnistes qui avaient informé l’opinion publique américaine de la

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Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Hans Gewecke (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5027, transcription, 135 p. 98 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Jean Pictet (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, 61 p. Durant la Seconde Guerre mondiale ce dernier était un proche collaborateur du Président du CICR. Par la suite, il a été nommé directeur du CICR (1946), puis directeur général de l’institution (1966), avant d’exercer la fonction de vice-président (1971-1979). Il est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages portant sur le droit international et notamment le droit humanitaire et le droit des victimes. 99 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Maurice Rossel (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5019, transcription, 73 p. Claude Lanzmann a réalisé un film, intitulé Un Vivant qui passe (1997) à partir de cet entretien. 100 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Jan Karski (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5006, transcription, 73 p. 101 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Shmuel Zygelbojm (entretien avec le fils et le frère), Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, 15 p.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques destruction des juifs d’Europe a également été organisé102. Ils ont exprimé un point de vue très critique envers les leaders Juifs américains et envers l’administration de Franklin D. Roosevelt. Par ailleurs, Lanzmann a filmé John Pehle, l’ancien directeur du War Refugee Board (WRB)103, ainsi que le délégué de cette institution en Suisse, Roswell Mc Clelland. Ceux-ci ont expliqué comment, à partir de fin 1943, ils ont participé au sauvetage des Juifs d’Europe. Lanzmann s’est également entretenu avec l’ambassadeur américain Robert Borden Reams, qui faisait lui partie de la délégation américaine à la conférence des Bermudes. Enfin, ces questions ont également été abordées avec l’historien américain Henri Feingold104. Ce dernier a remis en perspective les actions engagées par l’administration américaine, des premières conférences internationales à la création du WRB, et celles menées par Bergson et Merlin. De nouveau, les propos tenus ont été très critiques envers l’attitude de l’administration américaine. Le second groupe d’entretiens a porté sur des actions de sauvetage conduites par deux leaders Juifs qui ne se trouvaient pas aux Etats-Unis pendant le génocide des Juifs. Premièrement, trois tournages ont eu pour objet le rôle que le rabbin orthodoxe Weissmandl avait, au sein du Working Group, en Slovaquie. Tout au long de la guerre, ce dernier a essayé de corrompre par l’argent des responsables nazis afin de sauver des Juifs. Lanzmann a rencontré Andrej Steiner, qui était un proche collaborateur du rabbin en Slovaquie, ainsi qu’Hermann Landau qui était en Suisse et avec qui le rabbin avait été en contact pendant les premiers mois d'après-guerre. Le réalisateur s’est également rendu au Mont Kisko à New York, où après 1945, le rabbin a fait construire une Yeshiva. Il a réalisé à cette occasion un entretien avec Siegmunt Forst qui était l'un des disciples du rabbin105. Le rôle de celui-ci a

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Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Peter Bergson et Samuel Merlin (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5020, transcription, 47 p. 103 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « John Pehle (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5021, transcription, 48 p. 104 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Roswell Mc Clelland (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 40 p., Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Fishing Party (entretien avec Robert Borden Reams) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 28 p. et Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Henri Feingold (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, transcription, 57 p. 105 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Siegmunt Forst (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5004, transcription, 73 p., Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Hermann Landau (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5007, transcription, 62 p. et Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Andrej Steiner (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM,cote: RG-60.5010, transcription, 92 p.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques également été abordé avec Vrba106. Le réalisateur de Shoah s’est aussi entretenu avec Shmuel Tamir qui était, au procès Rudolf Kastner, l'avocat de Malchiel Gruenwald107. En janvier 1956, cet avocat a rendu visite à Weissmandl. Plusieurs entretiens ont porté sur la mission effectuée par Joël Brand et Kastner (1944). Un entretien a ainsi été organisé avec Ehud Avriel, qui faisait partie du comité de sauvetage, qui a reçu Joël Brand à Istanbul et l’a conduit en Israël108. Lanzmann a de plus rencontré Hansi Brand qui était la femme de Joël Brand revenant avec elle sur les négociations conduites avec les nazis et sur la manière dont des leaders de ce comité de sauvetage ont dressé une liste de Juifs à sauver109. Enfin, il s’est entretenu avec Hanna Marton, qui a été l’une des personnes sauvées par le convoi organisé par Kastner110. Tout comme le sous-thème des Conseils juifs, le choix d’aborder cette mission peut être réinscrit dans la continuité de Pourquoi Israël. Il s’agit en effet d’une question qui est, depuis la fin des années 1950, au centre de débats dans l’espace public israélien. Le fait que celui-ci s’inscrive tout à la fois dans l’actualité et dans le contexte politique de l’Etat hébreu peut en partie expliquer qu’il n’ait pas été intégré à Shoah. Le temps long du processus de réalisation a conduit à des changements dans les sujets placés au centre du projet. A la suite de la présentation des différentes catégories de protagonistes et des nombreux thèmes abordés lors des tournages, il est à présent possible de s’intéresser aux dispositifs filmiques.

La diversité des dispositifs filmiques Les dispositifs sont le résultat de choix faits par l’équipe du film et d’une prise en compte des contraintes liées aux conditions des tournages111. Dans le cas d’un entretien, le

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Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Rudolf Vrba (entretien avec) », op. cit., cassettes 3233-3234. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Shmuel Tamir (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5040, transcription, 40 p. 108 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Ehud Avriel (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5000, transcription, 60 p. 109 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Hansi Brand (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5002, transcription, 44 p. 110 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Hanna Marton (entretien avec) », Claude Lanzmann Shoah Collection, USHMM, cote: RG-60.5008, transcription, 65 p. 111 Pour une présentation de la notion de dispositif filmique voir : Mouloud Boukala, Le Dispositif cinématographique, un processus pour [re]penser l’anthropologie, Téraèdre, Paris, 2011, notamment p. 72, p. 104 et p. 126. Le terme de « dispositif filmique » est appliqué à la réalisation d’un film, alors que la notion de dispositif cinématographique peut également être appliquée au temps de la diffusion du film. Sur le rôle de la 107

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques contenu verbal des échanges, soit, le type de questions posées et les réponses apportées, constitue un élément essentiel qui sera étudié par la suite. Au préalable, de nombreux autres aspects vont être analysés. Ainsi, le lieu de la prise de vue et la durée de l’interaction constituent deux des éléments principaux du dispositif filmique. Il est possible de se demander si le temps et l’espace de l’entretien ont été choisis par l’équipe du film, ou s’ils ont été imposés par les conditions de leur réalisation. La modification ou non de la disposition du lieu filmé est un autre aspect à prendre en compte. L’espace a-t-il été aménagé pour le tournage ? S’agit-il d’un lieu familier ou connu du protagoniste ou bien d’un décor ? La question de la mise en image Dans le cadre de la réalisation d’une série d’entretiens, il est arrivé qu’un protocole ait été défini afin d’assurer des conditions de tournage à chaque fois identiques. Cela a notamment été le cas lors de collectes de témoignages oraux. Pour Shoah, il est impossible d’apporter une réponse unique à chacune des questions posées ci-avant. La durée des entretiens a varié de quelques minutes, pour certaines séquences tournées avec des témoins polonais, jusqu’à onze heures pour celui accordé par Benjamin Murmelstein. Ils ont pu être réalisés sur le vif, dans la rue d’un village notamment à Grabow, comme la disposition du lieu a pu être entièrement adaptée, par exemple, lors de la séquence réalisée dans un salon de coiffure avec Bomba. L’hypothèse selon laquelle, à chaque catégorie de protagonistes correspondait un mode d’entretien, peut être infirmée. En effet, pour certains témoins polonais tels que Gawkowski et Piwonski le dispositif mis en place pour le tournage a été plus complexe et plus long que pour certains des Juifs persécutés ou des Allemands persécuteurs. Le rôle de la technique doit également être pris en compte. La place de la caméra, les mouvements effectués avec celle-ci, la présence ou non d’un trépied, le choix de la lumière ainsi que la place et la distance entre corps-filmant et corps filmés112 constituent autant

mise en scène dans le cinéma documentaire et l’illusion référentielle lire, François Niney, Le documentaire et ses faux semblants, Klincksieck, Paris, 2009, 207 p. sur Shoah, notamment, pp. 49-50. 112 Sur les interactions entre ce qu’il nomme corps-filmant et corps-filmé, on se reportera à : Annie Comolli, Claudine de France (éd.), Corps filmé, corps filmant, Presses de l'Université Paris X, Nanterre, 2005, 142 p. ainsi qu’à Christian Lallier, « Le corps, la caméra et la présentation de soi », Journal des anthropologues, n°112-113, 2008, mis en ligne le 28 juin 2010, [En ligne] URL : http://jda.revues.org/834 Consulté le 19 mai 2011. Sur la place des techniciens on peut citer l’anthropologue et réalisateur Jean Arlaud, « Les techniciens doivent trouver leur place, la plus juste possible, celle qui permettra la discrétion, mais aussi la pertinence de la prise d'image et de la prise de son. La combinaison de ces deux exigences réclame certes une bonne connaissance du milieu.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques d’éléments du dispositif. Quelle place le réalisateur occupe-t-il ? Est-il accompagné ou non d’un assistant ou d’un traducteur ? Un preneur de son et un chef-opérateur sont-ils présents ? Quelle place la caméra occupe-t-elle ? Est-elle éloignée, voire cachée, visant ainsi à une transformation minimale de la situation. Se situe-t-elle au contraire au centre de l’action, l’agencement de l’espace étant déterminé en fonction de sa position. Pour Shoah, ces éléments varient en fonction du lieu et de chacun des protagonistes alors qu’en revanche l’équipe de tournage est le plus souvent composée de la même manière. Un chef-opérateur filme l’entretien, pendant qu’un ingénieur du son enregistre les propos des protagonistes. Une seule caméra est utilisée pour filmer113, alors que le son est enregistré sur un autre support114.

Fig. 25 Photographies d’une bande-son et d’une pellicule de film 16mm, USHMM (CC Rémy Besson).

Par ailleurs, une bobine de film 16 mm n’excède pas onze minutes, alors que la piste son dure environ trente minutes. Ainsi, son et image ne sont pas automatiquement synchronisés. Il arrive ainsi qu’un son soit sans image et qu’une image soit sans son115. Ces caractéristiques techniques influent sur la temporalité de l’entretien. En effet, celui-ci est régulièrement interrompu lors d’un changement de pellicule. Ces arrêts contraints permettent parfois à des échanges informels de se dérouler hors-caméra et sans être enregistrés. Cela a pour conséquence que la durée de chaque rencontre est bien supérieure au temps filmé. Ainsi, par

Mais cette place est aussi intimement liée à la bonne distance par rapport au sujet filmé (...) », dans « La mise en scène de la parole dans le cinéma ethnographique », Communication, n°80, 2006, pp. 82-83. 113 Irena Steinfeld, op. cit., 8 janvier 2008. Le choix d’une pellicule 16 mm et non d’une pellicule 35 mm a permis de diminuer les coûts de production. 114 A l’exception des entretiens filmés avec la « paluche » le dispositif utilisé à toujours été le même. 115 Il a pu arriver que lors de tournages en extérieur et à la fin d’entretiens, l’équipe choisisse d’enregistrer uniquement le son ou uniquement l’image.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques exemple, les cinq heures de pellicule réalisées avec Karski correspondent à un tournage qui s’est déroulé sur deux jours. Le choix de l’échelle des plans est également à considérer. Aucune sophistication particulière n’a été recherchée à ce niveau-là, quatre types de plans pouvant être distingués. Des vues de demi-ensemble ont été réalisées principalement à Corfou et en Pologne, lorsque des séquences avec un groupe de protagonistes ont été tournées en extérieur. Lors d’entretiens individuels, l’échelle a varié du plan moyen au très gros 116 en passant par le gros117. Un code, défini par Lanzmann, lui a permis d’indiquer au chef-opérateur quand il devait effectuer un zoom sur le visage du protagoniste118. Ce procédé est présent dans la plupart des entretiens. Il arrive régulièrement au réalisateur de faire un geste ou d’inviter du regard l’opérateur à réaliser un tel mouvement de caméra. A l’exception de quelques panoramiques, il s’agit, la plupart du temps de zooms. Ainsi, en ce qui concerne le dispositif qui a été mis en place pour Karski, soixante et onze des cent neuf zooms ont été effectués vers l’avant119. Lanzmann a ainsi pu demander au chef-opérateur de réaliser un « très gros plan », ce qui a notamment été le cas au moment où Müller a commencé à pleurer120. De manière générale, un zoom avant a été effectué lors de l’évocation de moments particulièrement difficiles ou lorsque le protagoniste éprouvait des difficultés à formuler ses propos. A ces éléments qui définissent les conditions matérielles ainsi que la temporalité de l’entretien, s’ajoutent l’activité corporelle du protagoniste et de ceux qui le filment. La coprésence des corps et les interactions entre ceux-ci, soit la dimension proxémique du dispositif est à prendre en compte121. En effet, le réalisateur peut choisir d’apparaître ou non à l’image. Il peut demander au protagoniste de s’assoir, d’être debout, de changer de position, d’effectuer certains mouvements. Il peut lui présenter des objets, lui demander de regarder des

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Dans le cas de Shoah, un très gros plan correspond la plupart du temps au cas où seule une partie du visage est visible à l’écran. 117 Dans le cas de Shoah, il s’agit le plus souvent d’un plan isolant un visage, généralement cadré à la hauteur du nœud de cravate, ou d’un autre détail du corps. 118 « En tous cas, les opérateurs ne perçoivent pas les mêmes choses que moi ! J’avais donc ce système de signes tactiles, notamment pour utiliser le zoom – je n’ai jamais eu peur du zoom. », Claude Lanzmann dans JeanMichel Frodon (propos recueillis par), loc. cit., 2007, p. 114. 119 Le même relevé a été effectué pour les entretiens menés avec Abraham Bomba et Filip Müller. Des proportions similaires ont été relevées. 120 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Filip Müller (entretien avec) », op. cit., cassette 3210. 121 On reprend cette formule à Geoffrey Hartman, Yannis Thanassekos, « Pour une étude du témoignage audiovisuel des camps de concentration et d’extermination nazis », Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz, n°59, avril-juin 1998, p. 10.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques photographies ou bien encore de consulter un ouvrage. Il influence ainsi la posture et les gestes de l’interviewé. Ce dernier peut, lui, prendre l’initiative de se lever, de présenter des photographies, des objets ou un ouvrage durant le déroulement de l’entretien. Dans le cas de Shoah, la proximité du réalisateur est à prendre en compte. Il se trouve la plupart du temps placé à quelques centimètres du protagoniste. Il lui arrive de lui toucher l’épaule, soit dans un geste apaisant comme c’est le cas avec un Juif persécuté tel que Podchlebnik, soit pour les interrompre, comme avec un témoin polonais tel que Borowi. Plus généralement, la communication non-verbale, soit les postures des corps, les regards échangés et les gestes venant de l’ensemble des personnes présentes, est importante. Les dispositifs filmiques résultent de la combinaison de ces différents aspects, aussi bien spatio-temporel, technique que proxémique. De manière générale, ils sont plus ou moins consciemment pensés en amont et ils peuvent être plus ou moins élaborés. Cela dépend tout à la fois de choix opérés par l’équipe du film, ainsi que de la volonté des protagonistes. Dans tous les cas, si le réalisateur est à l’initiative de leur mise en place, celui-ci ne contrôle pas pour autant l’ensemble de leur effectuation. Les conditions de leur tournage dépendent d’interactions entre les personnes en présence, une incertitude quant au résultat du dispositif étant inhérente à celui-ci. L’anthropologue, Mouloud Boukala indique ainsi que : « Les dispositifs [filmiques] sont avant tout des manières d’être ensemble où des gestes, des interactions, des négociations, s’inscrivent dans un ici et maintenant dont il est impossible de penser par avance le résultat. »122

Des plus décisifs aux plus anecdotiques, ces aspects doivent être pris en compte. Ainsi, par exemple, le lieu et la durée du tournage peuvent être liés à des impératifs financiers, aussi bien qu’aux conditions météorologiques. La place de la caméra, celles des techniciens et de l’intervieweur sont parfois conditionnées par la taille de la pièce et/ou par des contraintes imposées par l’interviewé. L’équipe du film peut choisir l’arrière-plan, ainsi que la place du protagoniste ou bien ce dernier peut imposer le lieu et la manière dont il souhaite être filmé. Le réalisateur peut également lui demander de réitérer des propos qu’il ne comprend pas ou au contraire s’astreindre à n’effectuer qu’une seule prise. L’interviewé peut aussi refuser chacune des demandes du réalisateur et in fine décider de mettre fin à l’entretien. Dans certains cas, le versement d’une somme d’argent vise à limiter ce dernier risque. Il arrive en effet qu’un

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Mouloud Boukala, op. cit., p. 104.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques accord soit trouvé en amont du tournage ou encore qu’il se négocie pendant celui-ci. Le protagoniste peut faire preuve de certaines réticences face au dispositif proposé ou bien décider de s’y impliquer pleinement. Celui qui conduit l’entretien peut faire évoluer certaines modalités pendant le tournage. Si une telle liste ressemble à un catalogue de postures possibles, dans le cas du projet de Shoah, celles-ci ont toutes été mises en œuvre. En effet, le réalisateur d’un film n’est pas tenu de choisir entre l’une ou l’autre de ces différentes options. A la différence d’un chercheur en sciences sociales ou d’une institution collectant des témoignages qui se doivent de définir strictement un protocole, il n’a pas d’obligation à adopter une méthode pour l’ensemble du processus de réalisation. Ainsi, lors du tournage de Shoah, chacune des modalités précédemment énoncées ont été mobilisées tour à tour. Différents dispositifs ont été mis en place en fonction des protagonistes filmés. Ceux-ci peuvent être classés selon cinq types. L’impression de neutralité Dans le premier type, la conduite des entretiens ressemble à celle qui a été conçue dans le cadre de collectes de témoignages, telles que celles menées notamment par la Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies de l’Université de Yale à la même époque. Les tournages ont été réalisés de cette manière avec la plupart des représentants des instances, certains Allemands persécuteurs et Juifs persécutés ainsi qu’avec le témoin polonais Gawkowski. La plupart du temps, un environnement familier au protagoniste a été choisi. Il pouvait se trouver à son domicile, sur une terrasse (Podchlebnik, Elias), dans un bureau (Marton, Spiess), dans un salon (Gawkowski, Garfunkel, Hilberg), ou encore assis dans un canapé (Müller, Schneider). Dans d’autres cas, ils semblent avoir été filmés dans des chambres d’hôtel (par exemple, Glazar). Le plus souvent, l’arrière-plan était relativement neutre. Il pouvait s’agir d’une bibliothèque (Smolar, Karski, Bergson et Merlin), d’un mur blanc ou d’une fenêtre (par exemple, Müller). Le protagoniste était assis, souvent derrière un bureau ou une table, le réalisateur étant situé la plupart du temps hors du champ de la caméra. Le plus souvent, celui-ci était accompagné d’une traductrice et/ou d’une assistante. Ils étaient ainsi installés dans une sorte de face à face avec l’interviewé. La caméra, posée sur un trépied, était alors placée en face du protagoniste.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Si la forme présentée ci-dessus est proche de celle conçue pour une collecte de témoignages institutionnalisée, l’étude des deux entretiens menés fin 1978 avec Gertrude Schneider montre en quoi les attendus du réalisateur diffèrent de ceux des chercheurs. Alors que ceux-ci suivent un protocole, Lanzmann, indique : « (…) j’ai passé mon temps à avoir des idées de mise en scène. »123

Le premier entretien a consisté en un face à face entre le réalisateur et la survivante. Celle-ci était placée dans un environnement familier (ill. 1 ci-après). Elle a été conduite à présenter chronologiquement une période allant de sa déportation depuis Vienne jusqu’aux conditions de vie rencontrées dans le ghetto de Riga. Depuis quelques années, Gertrude Schneider menait une recherche et avait publié un ouvrage sur l’histoire de ce ghetto124. Durant l’entretien, elle a alors rendu compte des événements d’une manière distanciée, essayant de mettre en perspective son expérience subjective avec les conditions de survie durant cette période. Une discussion s’est engagée sur les modalités du fonctionnement de ce lieu. Schneider a fait référence à plusieurs reprises à des documents, à des lettres, au journal personnel de Goebbels. Quand le réalisateur a évoqué des photographies contemporaines de cette époque, elle l’a interrompu en lui indiquant les avoir également consultées. Elle s’est ainsi conduite en témoin expert. Quand Lanzmann lui a posé des questions plus précises, essayant de l’amener à décrire en détail son expérience, elle a résisté au questionnaire. Elle a apporté à plusieurs reprises des éléments factuels acquis a posteriori en faisant référence à sa propre étude125. L’entretien s’est interrompu après une heure de tournage.

Fig. 26 Captures d’écran issues de l’entretien avec Gertrude Schneider, Claude Lanzmann Shoah Collection.

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Claude Lanzmann dans Valérie Champetier et Laure Adler, loc. cit. Cf. chapitre 1. 125 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Gertrude Schneider (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 10. 124

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Quelques jours plus tard, un second entretien a été mené au même endroit. Schneider étant cette fois accompagnée de sa sœur et de sa mère. Cette dernière se trouvait à sa droite sur le canapé, alors que sa sœur était assise sur un fauteuil à sa gauche. La proximité de la caméra a fait que seules deux protagonistes pouvaient être filmés en même temps (ill. ciavant). Cela a eu pour conséquence que sa sœur était presque toujours hors-champ. Quand l’entretien a commencé, Schneider était en train de coudre. Cette activité a eu pour conséquence de lui faire adopter une posture différente. Alors que la première fois, elle apparaissait toujours tendue vers l’avant, soit tout à la fois vers la caméra et le réalisateur, elle s’est trouvée cette fois en retrait. Les mains occupées, elle ne faisait plus de gestes en direction de la caméra. La présence de sa mère à ses côtés l’a également conduite à moins regarder le réalisateur. Elle n’occupait ainsi plus la posture de l’expert. Au niveau du contenu, le second entretien a repris là où le premier avait été interrompu. Schneider a été la principale locutrice, alors que sa sœur est parfois intervenue et que Lanzmann a essayé à plusieurs reprises d’inclure également sa mère. Cette dernière confondait les dates, les épisodes et mélangeait les noms des personnes auxquelles il faisait référence. Cela a conduit les deux sœurs à la reprendre à plusieurs reprises. Après quelques minutes, le réalisateur a changé de manière de procéder. Il a décidé de ne plus poser de questions sur la vie au ghetto et a demandé aux trois femmes de chanter des chansons de cette époque. Elles ont alors entonné des airs en polonais, puis en yiddish. Cela a duré plusieurs dizaines de minutes car Lanzmann les a interrompues quand elles ont souhaité reprendre le récit des événements. A plusieurs reprises, il les a invitées à chanter. Dans le cadre de ce nouveau dispositif, la mère a trouvé une place. Alors que Schneider chantait, elle souriait, semblant se souvenir, reprenant quelques bribes de paroles, puis plusieurs fois, prise par l’émotion, elle a tremblé et elle a pleuré. Le visage baissé, le regard perdu dans le vide, elle s’est alors recroquevillée petit à petit sur elle-même. Gertrude Schneider a continué de chanter entièrement tendue vers elle. Sur les deux heures qu’a duré ce double entretien, seul un extrait de quarante secondes correspondant à ce dernier moment a été par la suite monté dans le film. Les modifications apportées durant le tournage montrent que ce qui est recherché par la création d’un dispositif filmique porte tout autant sur le contenu verbal du témoignage que sur d’autres formes d’expression. Le silence, le regard, le chant, les postures et les gestes constituent des éléments

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques qui ont autant d’importance que les mots prononcés pour décrire les faits passés. Mémoire verbale et mémoire du corps se complètent. Le deuxième type d’entretiens correspond également à un face à face pour lequel le lieu choisi par l’équipe du film revêt une signification particulière. Cela constitue une autre différence avec les témoignages enregistrés lors de collectes réalisées par des institutions. La mise en scène par le choix du lieu Le choix de la disposition des lieux est un élément particulièrement important dans la réalisation des entretiens. Il est parfois arrivé que seul l’arrière-plan joue un rôle significatif. Cela a été le cas, notamment lorsque l’équipe du film a choisi que différents moyens de transport soient visibles à l’écran. La première partie de l’entretien avec Paula Biren s’est déroulé sur une plage au bord de la rive du Canal de Panama, de nombreux tankers apparaissant au second plan126. A Bâle, en Suisse, Glazar était assis à la terrasse de l’hôtel Les Trois Rois devant un pont ancien, le Mittlere Brücke, alors qu’en contre-bas sur le Rhin de nombreuses barges passaient. Deutschkron elle, a été filmée à proximité de la gare de Grünewald d’où la majorité des Juifs de Berlin a été déportée. Enfin, derrière Borowi qui se trouvait dans un champ à proximité de Treblinka, des rails et des wagons constituent l’arrièreplan. Ces choix répétés rendent compte qu’une certaine cohérence formelle était recherchée lors du tournage. En plus de la présence de moyens de transports en arrière-plan des protagonistes, un nombre conséquent de vues ont été tournées sur ce thème127. Ainsi, plusieurs séquences réalisées en Allemagne ont été filmées depuis des voitures et en Pologne, depuis des trains, soit depuis l’intérieur d’un wagon ou d’une locomotive, ceux-ci étant à l’arrêt ou en mouvement. Pour autant, la plupart des vues de trains sont des panoramiques effectués depuis un lieu extérieur à ceux-ci (champ, quai de gare). Lanzmann a expliqué que, pendant le tournage, il était « absolument fasciné par la locomotive »128. A Grabow, de nombreuses

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Celle-ci résidait au nord des Etats-Unis est c’est à la suite d’une demande du réalisateur qu’elle s’est rendue à Panama. Information communiquée par l’USHMM à la suite d’un entretien avec Paula Biren. 127 Il est difficile d’en proposer une typologie dans la mesure où celles-ci restent pour la plupart non-numérisées. De telles vues ont été filmées lors de chacun des tournages. Ainsi, certaines bobines renvoient à des plans tournés en Allemagne, dont à Berlin et dans la Ruhr, aux Etats-Unis, dont à Washington et à New York, en Pologne, principalement à Varsovie et sur le site des anciens camps d’extermination. Un nombre conséquent de séquences ont également été tournées en Israël. 128 Claude Lanzmann, loc. cit., 1991, p. 91.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques séquences ont mis en scène des charrettes tirées par des chevaux129. Le réalisateur a filmé des camions en Suisse130, des tramways à Varsovie et des bateaux à Corfou. A New York, une entrée dans la ville a également été réalisée depuis une voiture. L’inscription de différents moyens de transport à l’image répond au fait que plusieurs entretiens portent sur le thème de la déportation. De cette façon, ces vues et la composition de l’arrière-plan entrent en résonance avec le contenu verbal de certains témoignages. Dans d’autres cas, la disposition du lieu a influé sur le déroulement de l’entretien. Par exemple, Rottem et Zuckerman ont été filmés dans une salle du Musée des Combattants du ghetto de Varsovie en Israël. Ils ont été placés face à un modèle réduit du ghetto qui a servi de support au déroulement des échanges. La traductrice a indiqué à ce sujet : « La maquette de Varsovie que Lanzmann impose à Kajik de décrire du doigt et du regard et de contourner physiquement (…) joue un rôle de catalyseur dans la montée du souvenir » 131 .

A la différence de ce premier exemple, dans la plupart de ces cas, il y a correspondance entre le lieu de l’entretien et celui dont ils parlent. Ainsi, les Juifs de Corfou sont allés, à la demande du réalisateur, sur les lieux de leur départ en déportation. Des plans ont également été réalisés à la synagogue, puis dans l’ancien cimetière juif de la ville132. Plusieurs séquences tournées avec des témoins polonais, relèvent également de cette catégorie. Ainsi, les cheminots de Treblinka ont été interviewés aux abords de rails. Ils ont désigné les wagons, allant jusqu’à les toucher. A la différence d’une présence des trains à l’arrière-plan, dans le cas de l’entretien mené avec Borowi, ces protagonistes ont cette fois interagi avec ce moyen de transport. Piwonski a été lui filmé sur le site du camp de Sobibor. Il s’est rendu avec le réalisateur à pied de la gare jusqu’à ce lieu133. Par la suite, ils sont allés dans la forêt de Sobibor sur le lieu des fosses. Cette séquence a été particulièrement mise en scène. Le chefopérateur et l’ingénieur du son ne se sont pas placés au plus proche de Lanzmann, de Piwonski et de la traductrice Barbara Janicka. Ils se situaient à distance d’eux, des troncs

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Claude Lanzmann s’est expliqué sur ce choix en 1990, « I think the horse gave us a sense of the peasantery, of the primitive character of this little village. », idid., p. 94. 130 Claude Lanzmann, « Gustav Laabs (tournage) », op. cit., cassettes: 3384-3385. 131 Francine Kaufmann, loc. cit., p. 670. 132 Seules les transcriptions correspondant à cette dernière séquence ont pu être consultées dans Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Corfou (entretiens avec les habitants de) », op. cit. 133 Les questions posées ont alors porté directement sur la topographie : « Le camp commençait où, exactement ? La limite du camp ? (…) ici, si moi je suis là, je suis dans l’enceinte du camp, c’est bien cela ? A l’intérieur du camp ? (…) Et puis ici, là, là je suis à quinze mètres de la gare, déjà je suis en dehors du camp ? (…) », Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 64.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques d’arbres se trouvant ainsi placés entre la caméra et le protagoniste. Ceci a eu pour effet de cacher et de découvrir tour à tour le réalisateur et le témoin polonais, la traductrice restant la plupart du temps hors-champ. Si dans ce cas, comme lors du tournage réalisé à Corfou, une mise en scène a été conçue avec l’accord du protagoniste, la plupart des autres entretiens tournés en Pologne se sont déroulés sur un mode proche de celui du reportage. Dans ces cas, il est arrivé que les lieux montrés soient tout autant signifiants. Ainsi, lors des séquences tournées à Grabow, des témoins polonais ont été filmés devant leur maison. Le réalisateur leur a fait remarquer que les façades en bois avaient dû être construites par des Juifs. A Wlodawa, alors qu’il était en voiture avec Pan Filipowicz, il a désigné les maisons appartenant anciennement à des Juifs, en disant : « Tous ces bâtiments-là n’ont pas changé ? (…) Et puis là, qu’est-ce que c’était en face ? (…) Un magasin juif ? (…) Cette belle maison était juive ? (…) Et la petite, ici ? (…) Et derrière, l’autre ? (…) Celle-ci, à gauche, aussi ? (…) Et qui habitait là : Borenstein ? »134

Enfin, certains des entretiens qui ont été tournés avec des Allemands persécuteurs relèvent de ce même type. Ainsi, celui qui a été mené avec Kretschmer s’est déroulé sur le perron de son domicile. Avec Oberhauser, le chauffeur de Christian Wirth, la caméra était portée à l’épaule. Le réalisateur est entré dans la brasserie où le protagoniste était serveur, s’adressant directement à lui. Avec Laabs, le dispositif était similaire, mais celui-ci n’a pas répondu. La porte de son appartement est restée fermée. Dans ces trois cas, les protagonistes se sont peu ou pas du tout exprimés. C’est moins le contenu verbal limité que leur refus de parler et leur présence qui ont ainsi été filmés135. Comme avec les témoins polonais, le lieu occupe une place centrale, une attention particulière étant apportée aux seuils et au franchissement de ceux-ci. A l’opposé de ces cas de rejets, certains protagonistes ont pleinement accepté de participer à des dispositifs élaborés. Dans le troisième type d’entretiens, en plus des lieux, ce sont les gestes des protagonistes qui sont mis en scène.

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Claude Lanzmann, op. cit., 1997, pp. 40-41. Il s’agit de trois cas limites puisque le choix du lieu dépendait autant d’une décision de l’équipe du film que de contraintes liées au refus des protagonistes d’être filmés.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Le lieu, le geste et la parole Plusieurs séquences tournées avec les Juifs persécutés Bomba et Srebnik, ainsi qu’avec le cheminot polonais Gawkowski, relèvent de ce type de dispositifs. Celles-ci vont être successivement analysées. Après un premier entretien non filmé, puis un deuxième réalisé en face à face136, Lanzmann a convaincu Gawkowski de conduire une locomotive à proximité de Treblinka. Cette motrice, identique à celles qui fonctionnaient en 1942-1943, a été louée par l’équipe du film, puis insérée dans le trafic ferroviaire polonais137. Plusieurs entrées en gare de Treblinka ont été réalisées. L’objectif poursuivi était d’insister sur la permanence des lieux138. Dans ces séquences, le fait de filmer depuis cette locomotive des rails, des champs, la forêt de Treblinka ainsi que la gare, produisent une impression d’intemporalité. Le réalisateur a aussi demandé au protagoniste de faire les mêmes mouvements qu’à l’époque, d’imaginer la présence de wagons à l’arrière de la locomotive et de ne pas prêter attention à la présence de l’équipe du film. Aucune parole n’a été prononcée. A travers la mise en œuvre de ce dispositif, c’est la manière dont Gawkowski a retrouvé les gestes passés qui a été filmée. La mémoire du corps a été ainsi mise en scène (ill. ci-après).

Fig. 27 Captures d’écran issues de Shoah

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La caméra est placée de telle manière qu’au second plan la femme de Gawkowski soit visible et que sur le mur apparaisse un christ en croix. Une autre séquence de chant non montée dans Shoah a été tournée dans une église. Au cours de celle-ci Henrik Gawkowski a chanté un cantique. 137 « La locomotive, à Treblinka, c’est ma locomotive, je l’ai loué aux Chemins de Fer polonais, ce qui n’a pas été simple, de même qu’il n’a pas été simple de l’insérer dans le trafic », Claude Lanzmann dans Marc Chevrie et Marc Le Roux, loc. cit., p. 298. 138 « La locomotive à vapeur qui fonce dans la nuit après avoir franchi le fleuve Bug sur un pont à voie unique entre Malkina et Treblinka est exactement la même (une TT2) que celle qui, dans l’hiver de 42, amenait ici les trains de Juifs en provenance de Varsovie. Et c’est le même coup de sifflet déchirant, la même gare, les mêmes bâtiments, les mêmes rails, les mêmes quais, les mêmes cheminots, les mêmes témoins. Rien n’a changé ». Claude Lanzmann dans Jean-Claude Raspiengas, « La Mémoire de l’Holocauste », Télérama, n°1954, 27 juin 1987, pp. 8-13.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques En fait, ce dispositif correspond à une mise en image de l’impression ressentie par Lanzmann lors de son premier séjour en Pologne. Il permet l’avènement de ce que le réalisateur nomme une incarnation. Dans le film, lors de l’arrivée en gare de Treblinka, alors que la locomotive ralentit, Gakowski sort la tête, se retourne, porte une main au visage et fait le geste de se trancher la gorge. Le regard un instant perdu dans le vide, il reste figé, puis, à deux reprises, il frappe de la paume de sa main la paroi extérieure de la motrice. Si certains des entretiens ont une forme qui est proche de ceux réalisés lors de collectes de témoignages, dans ce cas, le tournage se rapproche plus du modèle de la reconstitution historique139. Le deuxième cas correspond à une séquence réalisée avec Bomba. Après un premier entretien à New York, puis un tourage en face à face mené sur une terrasse à Tel-Aviv, Lanzmann l’a rencontré une troisième fois. A Treblinka, cet homme était contraint à couper les cheveux des femmes immédiatement avant que celles-ci soient dirigées vers les chambres à gaz. Après-guerre, il a vécu à New York où il a exercé le métier de coiffeur. Quand le réalisateur l’a filmé, il était à la retraite et vivait depuis peu en Israël. L’équipe du film a loué un salon de coiffure pour hommes et le protagoniste a été placé au centre de ce lieu. Pendant le tournage, les ciseaux à la main, faisant les gestes d’un coiffeur, il s’est déplacé autour d’un homme assis sur une chaise (ill. ci-après).

Fig. 28 Captures d’écran issues de Shoah

Dans la même pièce, d’autres personnes s’activaient. Leurs corps se reflétaient sur les murs du salon recouverts de miroirs (ill. ci-avant). De nouveau, le dispositif filmique construit a pour objectif de lier gestes et paroles. A l’opposé du dispositif mis en place avec Gakowski, les mouvements de ce protagoniste ont été notablement différents de ceux qu’il faisait durant la période du génocide des Juifs. Il se trouve en Israël dans un salon de coiffure et non pas à Treblinka aux abords d’une chambre à gaz. Il coupe les cheveux d’un homme et non de 139

Par l’usage de cette expression traduite, il est fait référence à la notion d’historical reenactment.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques femmes. Il prend son temps, ses gestes sont lents, alors qu’il était contraint de faire vite. Le dispositif ainsi créé vise tout autant à produire un lien entre son action au présent et ce qu’il a fait par le passé qu’à souligner une différence entre ces deux temporalités. Le troisième cas correspond à l’unique retour d’un Juif persécuté, Srebnik, sur les lieux d’un ancien camp d’extermination, à Chelmno. Dans ce cas, le réalisateur a mis en place cinq dispositifs filmiques différents. Premièrement, le protagoniste a été filmé sur le lieu des anciennes fosses de la forêt de Rzuchow. Seul, en présence de l’équipe de tournage, il lui a alors été demandé de reconnaître puis d’arpenter ce site. Deuxièmement, il est filmé sur les lieux de l’ancien château où il rencontre, pour la première fois depuis 1945, des témoins polonais. Il a alors décrit l’endroit et la manière dont une balle lui a été tirée dans la tête lorsque les membres du commando Bothman ont exécuté les derniers Juifs du camp d’extermination de Chelmno. A la demande du réalisateur, il a effectué certains gestes que les nazis l’obligeaient à faire à l’époque. Il a notamment imité la manière dont ils l’avaient forcé à courir alors qu’il avait les pieds attachés. Ce deuxième dispositif est proche de celui mis en place avec Gakowski. Il vise de nouveau à abolir la distance entre passé et présent. Troisièmement, Lanzmann a tourné plusieurs plans avec Srebnik durant lesquels il lui a été demandé de chanter tout en se trouvant sur une barque (Cf. chapitre 1). En 1944, les nazis l’avaient contraint à descendre la Ner sur une embarcation similaire. Les Allemands persécuteurs le contraignaient également à chanter pour eux. Ce dispositif consistant à le replacer dans les mêmes conditions et au même endroit que par le passé, est proche d’une reconstitution historique. C’est seulement par la suite qu’un entretien a été mené avec Srebnik et des témoins polonais au bord de cette même rivière. Quatrièmement, Lanzmann l’a filmé devant l’église de Chelmno à la fin d’une messe et au début d’une procession140. Cela a eu pour conséquence que de nombreux habitants du village étaient alors présents. Dans un premier temps, ils se sont regroupés autour de lui, le reconnaissent et lui parlant. Ils ont également répondu aux questions du réalisateur. Certains d’entre eux ont alors tenu des propos antisémites faisant reposer la cause du génocide des

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« A l’église. J’ai su qu’il y avait une fête catholique, j’ai été chercher mon type [Simon Srebnik], je l’ai amené à toute vitesse et je l’ai posé là, je les ai laissés arriver et s’agglutiner. J’ai dit à Glasberg l’opérateur, "tu tournes". Mais il tournait trop près d’eux, alors je l’ai obligé à traverser la route pour les prendre de l’autre côté et qu’on ait le groupe. La caméra fait partie de l’espace même ; elle est capitale. », Claude Lanzmann dans Valérie Champetier et Laure Adler, loc. cit.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Juifs sur le déicide. Dans un second temps, ils se sont retournés afin de regarder le passage de la procession, se détournant ainsi à la fois du protagoniste et de l’équipe du film. Cette séquence correspond à la troisième rencontre organisée entre Srebnik et des témoins polonais. Ce dispositif exacerbe l’opposition entre la perception du génocide des Juifs qu’ont les habitants de ce village et celle de Srebnik. Cinquièmement, un entretien a été organisé avec le prêtre du village à l’intérieur même de l’église. Le réalisateur cherchait alors à le confronter au protagoniste. Ils ont été tous les deux placés là où les Juifs étaient enfermés avant d’être tués, lors de la seconde période du fonctionnement du camp d’extermination. De la même manière que lors du tournage précédent, Srebnik est resté la plupart du temps silencieux. En fait, chacune des rencontres provoquées entre ce protagoniste et des habitants du village a moins donné lieu à un dialogue qu’à la mise en scène de la difficulté d’établir celui-ci. Les dispositifs permettant la coprésence d’un Juif persécuté et d’un témoin polonais ont tous pour conclusion le constat d’une incompréhension réciproque et de l’existence de deux mémoires hermétiques l’une à l’autre. Les entretiens avec Gawkowski, Bomba et Srebnik constituent donc des exceptions. Celles-ci ont été placées au centre du film et plus encore au centre des écrits produits sur celui-ci. A ces trois premiers types d’entretiens, viennent s’ajouter ceux menés avec des Allemands persécuteurs qui ont refusé d’être filmés et qui pourtant l’ont été. Des refus de s’exprimer au choix de la caméra cachée Dès 1974, à la suite de la lecture de l’ouvrage de Raul Hilberg La Destruction des Juifs d’Europe, Lanzmann a décidé de réaliser des entretiens avec d’anciens nazis141. A partir des références citées dans cet ouvrage, il a dressé une liste de cent cinquante noms de personnes qu’il souhaitait rencontrer. Il s’est rend ensuite en Allemagne à Ludwigsburg à la Zentrale Stelle où il s’est entretenu avec le directeur de l’institution, Adalbert Rückerl. Celuici lui a communiqué des informations que cette administration possédait et qui provenaient de dépositions d’anciens nazis. La plupart du temps, leurs lieux de résidence se sont avérés être inexacts. C’est pourquoi, en 1975, Lanzmann a engagé un nouvel assistant afin de les

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Lors dudépart à la retraite de Raul Hilberg, Claude Lanzmann a indiqué : « Je me souviens de ce lumineux après-midi de l’été 1974 à Jérusalem où j’eus en main pour la première fois le Hilberg que l’on m’avait envoyé de New York. » fax envoyé par Claude Lanzmann à James S. Pacy, The University of Vermont, 15 juin 1993, p. 2, Raul Hilberg papers, carton 8, fichier 37, University of Vermont.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques retrouver142. Il s’est alors adressé à une institution régionale [Land], l’Einwohnermeldeamt qui conservait les traces des changements de domicile de chacune de ces personnes. Quand les coordonnées de l’un d’entre eux étaient retrouvées, Lanzmann lui téléphonait ou se rendait à son domicile en expliquant son projet. A la double exception de Broad et de Suchomel, aucune suite n’a été donnée à ces prises de contact. Alors que le premier a refusé d’être filmé, Suchomel a accepté lui un enregistrement sonore en échange d’une somme importante d’argent. En mars 1976, l’entretien a été mené en une journée à Braunau-sur-Ihn en Autriche. Le réalisateur pensait alors devoir se contenter de l’enregistrement sonore qui avait fait l’objet de l’accord. Le chef-opérateur, Lubtschansky lui a proposé une autre solution. Une caméra expérimentale (la paluche) de taille réduite, conçue par l’ingénieur Jean-Pierre Beauviala a été utilisée sans que le protagoniste ne puisse la remarquer. Elle présentait l’avantage de ne faire aucun bruit, l’image ne s’imprimant pas sur une pellicule parce que transmise par un signal électronique. Lors de l’entretien organisé avec l’ancien nazi, le chef-opérateur lui a été présenté comme étant un ingénieur du son afin que celui-ci puisse rester dans la pièce. Il a alors manipulé un enregistreur (nagra), placé dans un sac qui, en fait, contenait également la caméra. Celle-ci retransmettait l’image qui était enregistrée sur un moniteur et que le chefopérateur pouvait consulter grâce à une ouverture située à l’arrière du sac (voir schéma de gauche ci-après)143.

Fig. 29 Schéma des dispositifs des entretiens en caméra cachée.

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Claude Lanzmann, « Lettre à Raul Hilberg », 11 août 1975, Raul Hilberg papers, carton 8, fichier 37, University of Vermont. Claude Lanzmann indique avoir engagé un assistant allemand afin que celui-ci conduise des recherches pour le film. 143 Claude Lanzmann a décrit ce dispositif in Claude Lanzmann, op. cit., 2009, pp. 471-472 ; voir également Jennifer Cazenave, op. cit., pp. 195-197.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Ce système a pu être mis en œuvre car Suchomel avait accepté un enregistrement sonore et la présence d’un technicien. Des améliorations techniques ont par la suite permis que la retransmission du signal soit effectuée sur une distance plus longue. De cette façon, une partie du dispositif technique a ensuite été placée à l’extérieur du lieu de tournage. Des entretiens ont ainsi été réalisés sans qu’un technicien ne soit présent dans la pièce et sans que le protagoniste n’ait donné son accord au préalable. La caméra a alors été cachée dans un sac à main confié à Corinna Coulmas, l’assistante de Lanzmann. Le chef-opérateur consultait les images filmées en direct sur un écran. Il se trouvait être à ce moment-là dans une camionnette garée à proximité du lieu de l’entretien (schéma de droite ci-avant). Quel que soit le dispositif, le système d’enregistrement du son était caché sous la chemise de Lanzmann144. Ainsi, le signal était retransmis vers l’extérieur si bien que Lubtchansky (ou Dominique Chapuis) prenait connaissance en direct du contenu des échanges145. Il est arrivé à plusieurs reprises, qu’à voix basse, Lanzmann leur adresse des indications. Trois ans après le tournage réalisé avec Suchomel, le second système a été utilisé avec Perry Broad. Cette fois-là, l’entretien s’est terminé précipitamment, la paluche ayant pris feu. Une seconde caméra a été achetée par la suite et d’autres entretiens ont pu être menés. Quelle que soit la technique adoptée, la qualité de l’image est restée relativement médiocre. Avec du grain, en noir et blanc, elle ne permettait pas toujours de distinguer les visages des protagonistes. Ce dispositif contraignant limitait le choix de l’angle de vue, de l’échelle de plan et de la distance entre la caméra et les personnes filmées. Pour autant, celui-ci a constitué une possibilité unique à l’époque de tourner des entretiens en caméra cachée. L’échec des premières prises de contact et la mise au point du second système, ont mené Lanzmann à recommencer « tout à zéro », c’est-à-dire qu’il a de nouveau recherché d’anciens Allemands persécuteurs selon cette fois d’autres modalités146. Des lettres ont été envoyées dans lesquelles, il n’était plus question de film, mais d’une recherche historienne. Le réalisateur a créé un Centre d’études et de recherches sur l’histoire contemporaine factice qu’il a domicilié au siège des Temps Modernes. Il a alors inventé le nom d’un directeur, le

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« Je portais dans une poche de ma veste un émetteur son haute fréquence et sous ma cravate un microphone ultrasensible, ce qui me contraignait à me vêtir toujours d’un costume-cravate et d’une chemise épaisse, même par grosse chaleur. » dans Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 474. 145 Ce second dispositif est décrit par Claude Lanzmann, ibid., pp. 467-468. 146 Claude Lanzmann précise, « ceux à qui le Pr Laborde avait écrit n’étaient pas, bien sûr, ceux que Claude Lanzmann avait rencontré », ibid., p. 471.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Professeur Laborde et a pris lui-même un nom d’emprunt : Claude-Marie Sorel. Une trentaine de lettres annonçant la venue de Claude-Marie Sorel pour mener un entretien enregistré, ont été adressées au nom du directeur du Centre d’études avec un papier à en-tête. La recherche conduite était annoncée en des termes valorisants pour les personnes sollicitées. L’objectif poursuivi était énoncé en des termes proches de ceux des auteurs négationnistes et comme visant à « rétablir la vérité sur le prétendu génocide des Juifs »147. Une somme d’argent était proposée et le « Professeur Laborde » s’engageait à ce que les entretiens enregistrés ne soient pas diffusés avant trente ans148. Lanzmann a reçu dix réponses dont cinq positives, notamment de la part de Stier. L’entretien avec ce protagoniste semble avoir été réalisé de la même manière que pour Suchomel, le chef-opérateur Dominique Chapuis ayant alors été présent dans la pièce149. Par la suite, ce système a également été mis en œuvre lors des entretiens conduits avec Schalling et Gewecke150. Dans le cas de Schubert, le second dispositif a été utilisé. Après environ une heure et trente minutes, la rencontre s’est terminée de manière précipitée, la « paluche » ayant été découverte par ce protagoniste151. Lanzmann et Coulmas ont alors été molestés, abandonnant la caméra sur place. Ni les images ni le son n’ont pour autant été perdus car ceux-ci avaient été enregistrés à l’extérieur de la pièce. Par la suite, Schubert a déposé une plainte, ce qui a eu pour conséquence la fin de l’usage du nom de Claude-Marie Sorel. La création de l’identité d’un historien fictif a conduit le réalisateur à modifier la manière dont il se présentait et dont il interagissait avec les protagonistes. La valorisation des Allemands persécuteurs est, dans ces cas, un élément constitutif du dispositif filmique. En fait, un ton empathique a été utilisé depuis le début avec l’ensemble de ceux-ci. La rencontre avec Suchomel, qui lui, connaissait la véritable identité de Lanzmann peut être prise comme exemple. Au début de l’entretien, lorsque réalisateur s’est enquis de sa santé. Il lui a demandé en allemand :

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Claude Lanzmann, dans Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, « Shoah, dix ans d’autopsie d’un génocide », Libération, 25 avril 1985. 148 Idem. 149 Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 476. 150 A la fin de l’entretien du vin est proposé à « Dominique », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Hans Gewecke (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 128. 151 L’archive totale dure 1h48, mais durant les dix premières minutes, seule Madame Schubert est présente avec Lanzmann et les deux dernières minutes correspondent à la fuite de Claude Lanzmann et de Corinna Coulmas.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques « Comment va votre cœur ? Tout va bien ? (…) votre santé, dans l’ensemble ? »152

Il a aussi insisté auprès du protagoniste sur le fait que son identité ne serait pas révélée par la suite153. A plusieurs reprises, il a fait usage de termes issus du champ lexical de la compréhension : naturellement [natürlich154], évidemment [selbverständlich155] ou encore, je comprends [Ja, ja das verstehe ich156] afin de mettre son interlocuteur en confiance. Il a par exemple indiqué : « C’était très difficile pour vous, c’est certain. »157

Enfin, il a valorisé des propos tenus par l’ancien nazi, insistant sur le fait qu’il avait raison158, que ce qu’il disait était intéressant159, très important [sehr wichtig160], qu’il lui était très reconnaissant [sehr dankbar161] et qu’il devait l’aider162. De telles marques de soutien apparaissent lors de la plupart des entretiens menés avec les Allemands persécuteurs. Après 1985, le réalisateur explique qu’il avait invité Suchomel au restaurant le jour du tournage. Cette attitude empathique est néanmoins à l’opposé d’une empathie réelle, Lanzmann indiquant être « au-delà du dégoût »163 envers les Allemands persécuteurs164. Cette typologie des modes d’entretien conduit à compléter la typologie des protagonistes. Celle consistant à ne prendre en compte que les témoins polonais, les Juifs persécutés, les Allemands persécuteurs et les représentants des instances ne résiste pas à une telle présentation. Le rôle du réalisateur, des assistantes et traductrices doit être considéré.

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« Wie ist Ihre Herz ? Alles in Ordnung ? (…) Ihre Gesundheit im Ganzen ? », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Franz Suchomel (entretien avec) », op. cit., transcription p. 1. 153 Quand Franz Suchomel lui dit : « Mais ne citez pas mon nom », il répond « non, non, je vous l’ai promis ». 154 Ibid., transcription, p. 1, p. 6, p. 7, p. 25, p. 44. 155 Ibid., transcription, p. 39. 156 Ibid., transcription, p. 3. 157 « Es war fur Sie Schwer, sicher », ibid., transcription p. 25. 158 « das ist wahr, das ist wahr », ibid., transcription p. 87 159 « das ist interessant », ibid., transcription, p. 83. 160 Ibid., transcription, p. 6, p. 22 et p. 24. 161 Ibid., transcription, p. 22. 162 « Sie mussen mich helfen », ibid., transcription, p. 6. 163 Claude Lanzmann dans Valérie Champetier et Laure Adler, loc. cit. Il reprend en cela les termes utilisés par Raul Hilberg pour qualifier l’attitude d’Adam Czerniakow à l’encontre des Allemands persécuteurs. 164 De manière plus incisive, il explique ainsi sa démarche : « Je voulais le [Suchomel] filmer. Qu’il parle. Le tuer avec la caméra. », Claude Lanzmann dans François Gantheret, loc. cit., p. 287.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques La place du réalisateur La diversité des dispositifs invite à s’interroger de manière transversale sur la place que le réalisateur occupe à l’image. Il arrive que Lanzmann soit le protagoniste principal de certaines séquences. Il s’agit notamment du cas de la lecture de la lettre du rabbin de Grabow devant l’ancienne synagogue de ce village. Lorsqu’il s’est rendu au domicile de Laabs, qui était l’un des chauffeurs des camions à gaz de Chelmno, celui-ci a refusé de lui répondre. Le réalisateur est alors le protagoniste principal de la séquence mettant en scène le refus de l’ancien nazi. Avant l’entretien avec Kretschmer, une séquence tournée dans une chambre d’hôtel le montre ajustant sous sa chemise le système d’enregistrement du son. Par la suite, il lit devant la caméra plusieurs lettres que ce protagoniste a écrites alors qu’il était membre d’une Einsatzgruppe. De telles mises en scène rendent compte du fait que le réalisateur pense à cette époque intégrer au film le processus de tournage. Plus généralement, c’est lorsque des plans ont été tournés en extérieur que Lanzmann s’est trouvé être dans le champ de la caméra. Il a marché ainsi aux côtés de Piwonski dans la forêt de Sobibor. Il s’est placé aux côtés des témoins polonais lors des entretiens menés avec eux. Cela a été le cas aussi bien avec les habitants de Grabow qu’avec les agriculteurs et les cheminots de Treblinka. De même, il a été aux côtés des Juifs grecs dans les rues de Corfou, dans leurs boutiques et à la synagogue. Lors de la rencontre avec les survivants du ghetto de Riga, à plusieurs reprises, il s’est trouvé dans le champ de la caméra. L’hypothèse peut être faite que cette manière de procéder constitue une spécificité du tournage de Shoah. Celle-ci peut être testée sur des réalisations antérieures auxquelles Lanzmann a participé. En fait, cette façon de filmer un entretien est déjà présente dans Pourquoi Israël (1973) et dans un reportage télévisé de trente minutes intitulé Israël : un peuple en guerre auquel Lanzmann a pris part en 1970165. Celui-ci porte sur les liens existant entre la vie quotidienne des citoyens israéliens et l’état de guerre en vigueur aux abords du Canal de Suez166. Lanzmann a notamment interviewé une jeune israélienne qui exprimait l’état de

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Réalisé dans le contexte de la guerre d’usure qui oppose Israël à l’Egypte au bord du canal de Suez, celui-ci a été diffusé à la télévision, au sein du magazine d’actualité Panorama ORTF, le 20 février 1970. 166 La séquence d’ouverture est tournée au bord de la mer. Un homme dit qu’il est venu en Israël en vacances et qu’il ne sent pas la présence de la guerre. Les plans suivants sont tournés lors de l’enterrement d’un soldat israélien.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques tension dans laquelle elle se trouvait. Dans ce reportage, le réalisateur, placé à ses côtés, apparaît à l’écran (ill. 1 ci-dessous)167.

Fig. 30 Captures d’écran issues de Israël : un peuple en guerre

Par la suite, les rapports entre les citoyens israéliens et leurs voisins arabes est au centre du reportage, plusieurs entretiens ayant été menés avec des gradés de l’armée. Dans les rues de Naplouse, Lanzmann a posé quelques questions à un colonel (ill. 2) dont les réponses ont été complétées par celle du général Shlomo Gazit (ill. 3). La conclusion de ce film porte sur la présentation par Arieh Yaari de la situation d’Israël d’un point de vue politique. Dans le reportage, lors de cet entretien, Lanzmann est de nouveau visible à l’écran (ill. 4)168. Cette présence à l’image de l’interviewer ne constitue donc pas une spécificité du tournage de Shoah. En fait, elle correspond plus généralement à un type d’entretiens qui s’est développé avec l’avènement du Cinéma direct et du Cinéma vérité169 au tournant des années 1960170. A cette présence à l’écran du réalisateur dans la plupart des tournages conduits en extérieur et/ou avec un groupe de protagonistes, correspond un relatif effacement lors des entretiens menés en face à face. La plupart du temps, dans ces cas-là, il est resté hors-champ. En revanche, de nombreux plans sur lui ont été effectués à la fin de chacun des entretiens. Dans ceux-ci, il est représenté prenant des notes ou regardant la caméra d’un air attentif. A de multiples reprises, son visage a été filmé en gros plan. Parfois, Lanzmann est montré

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Par la suite, l’accent est mis sur la solidarité entre les citoyens et l’armée. La seconde séquence se déroule aux abords du canal de Suez. Le quotidien des soldats stationnés sur la ligne Bar-Lev est représenté. 168 Un entretien est également conduit avec Golda Meir. La premier ministre explique qu’Israël souhaite la paix, mais que la politique de Nasser conduit à la poursuite de la guerre. 169 Le développement de caméra légère et la possibilité d’enregistrer le son en extérieur ont conduit à développer un style documentaire basé sur la captation de la parole en mouvement dans un lieu défini par l’équipe du tournage avec le protagoniste. Le premier mouvement s’est développé en Amérique du Nord au tournant des années 1960 et le second en France à la même période (Jean Rouch et Edgar Morin). 170 Pour une approche de Shoah comme s’inscrivant dans la continuité du cinéma vérité, lire Joshua Hirsh, « Shoah and the postraumatic Documentary after Cinéma Vérité », After Image : Film, Trauma and the Holocaust, Temple University Press, Philadelphie, 2004. Ou, en français, Martin Goutte, « L’apparition d’une figure documentaire : le témoin » dans Jean-Pierre Bertin-Maghit et Geneviève Sellier (dir.), La fiction éclatée, vol.1, L'Harmattan, Paris, 2007, pp. 155-169.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques consultant des documents avec des protagonistes. C’est le cas, par exemple, à la fin du tournage réalisé avec Karski, lorsqu’ils regardent ensemble des articles de presse. Cela a également eu lieu avec Müller. Ils ont consulté devant la caméra un ouvrage contenant des photographies d’Auschwitz-Birkenau. L’hypothèse selon laquelle ces plans ont été réalisés dans la perspective d’un montage alternant champ sur le protagoniste et contre-champ sur le réalisateur est avancée. Celle-ci sera envisagée lors de l’étude du montage. Les assistantes et les traductrices comme protagonistes L’étude de la présence du réalisateur à l’écran conduit à s’interroger sur la place occupée par les autres membres de l’équipe. Si l’ingénieur du son et le chef-opérateur sont toujours hors-champ, il arrive à plusieurs reprises qu’une assistante de Lanzmann apparaisse à l’image. Ainsi, lors du premier entretien filmé pour Shoah, Irena Steinfeldt était présente aux côtés de Lanzmann. Elle traduisait alors à voix haute des passages du livre de Leib Garfunkel de l’hébreu au français. Coulmas est, elle, visible à l’écran lors de la plupart des entretiens menés en caméra cachée avec les Allemands persécuteurs. De même, elle était aux côtés de Lanzmann quand ils ont rencontré Kretschmer, puis qu’ils ont essayé d’entrer en contact avec Laabs. A cette présence des deux assistantes, s’ajoute celle des traductrices. A la différence des entretiens menés en français, anglais et allemand, lors de ceux conduits en hébreu, polonais et yiddish, le réalisateur était accompagné d’une traductrice171. A sa demande, il s’agissait d’une traduction consécutive, sans prise de notes, c’est-à-dire que l’interprète devait écouter le protagoniste puis traduire immédiatement les propos dont elle se souvenait. L’absence de trace écrite a eu pour conséquence une moins grande précision. En revanche, cela a mené à une plus grande implication dans le dispositif. La traductrice ne se trouvait pas en retrait, elle regardait le protagoniste et interagissait de cette manière avec lui. Ce choix a conduit à l’existence d’écarts entre paroles des interviewés et paroles dites en français. Pour ce qui concerne les tournages menés en Pologne, le réalisateur a expliqué qu’il a d’abord été accompagné par une interprète polonaise juive172, Marina Ochab, puis qu’il a préféré engager

171

Quand les entretiens se déroulent en français et en anglais, Claude Lanzmann n’est pas assisté d’une traductrice. Dans le cas où l’entretien se déroule en allemand, Corinna Coulmas l’assiste à plusieurs reprises, mais c’est le réalisateur qui pose directement les questions. 172 Il s’agissait de Marina Ochab, Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 489.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques une polonaise catholique, Barbara Janicka173. Lors des séquences tournées en extérieur, notamment à Grabow et aux côtés des cheminots à Treblinka et à Sobibor, celle-ci apparaît régulièrement (ill. ci-après).

Fig. 31 Captures d’écran issues de Shoah

Elle a été choisie car le réalisateur présupposait qu’elle partageait certaines des idées des habitants des villages jouxtant le site des anciens camps d’extermination174. La manière dont elle traduisait les propos des témoins polonais participait à donner leur sens aux entretiens. Lanzmann a ainsi rapporté qu’elle adoucissait parfois leurs propos175. Par exemple, quel que soit le mot utilisé par ceux-ci pour désigner les Juifs (Zydek, Zydki, Zydoweczki, Zydowskich, Zydzi, Zydow, Zydkami, Zydkowie, Zydkow) elle faisait toujours usage du seul terme de « Juif »176. De plus, par exemple, quand un paysan habitant aux abords du site de l’ancien camp de Treblinka, a dit : « (…) et j’ai travaillé là-bas [dans un champ] à l’époque des Allemands, j’étais gosse, comme ça, et je sais ce qu’on faisait là quand ils les déchargeaient, qu’est-ce qu’ils criaient, quand ils les étranglaient. »

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Barbara Janicka dit qu’elle a été engagée par hasard (contact par un ami commun dentiste à Paris) et que le réalisateur lui a demandé préalablement si elle était juive ou non, citée dans Anna Bikont, « A on krzyczał: Wszyscy jesteście kapo », Gazeta Wyborcza, 10 avril 1997. 174 Dans un article consacré en partie à la question de la traduction dans Shoah, Xoan Manuel Garrido Vilarino considère que la manière dont le réalisateur utilise Barbara Janicka, non pas uniquement comme une traductrice, mais aussi comme un protagoniste du film sans l’indiquer explicitement correspond à une attique qui lui semble « pas éthique », dans « L’image des interprètes dans les films de l’Holocauste : du casque au visage », Anales de Filologia Francesa, n°13, 2003-2004, pp. 171-173. 175 Claude Lanzmann est revenu sur ce point en 1986 : « (…) l’interprète ne voulait pas traduire ce qu’elle entendait. Il y avait des moments où sa haine de moi était si forte ! Elle était très étrange. Parfois elle gauchissait tout, mes questions, les réponses. Elle les adoucissait. A d’autres moments elle était coincée par la vérité, et elle explosait dans sa traduction d’une façon très brutale. », dans François Gantheret, loc. cit., p. 287. 176 Le repérage de ces termes a été effectué à partir d’une traduction des propos du film réalisée par Anna Gronowska.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques elle n’a pas traduit le mot « déchargeaient »177. Le réalisateur interrompait parfois le cours des entretiens afin de reprendre Janicka178. Par exemple, à Grabow, après qu’une femme ait exprimé l’idée que les Juives étaient plus riches que les Polonaises, elle a traduit : « Elles étaient riches. Elles étaient riches, et les Polonais devaient les servir et travailler. »

Lanzmann est intervenu : « J’ai entendu le mot « capital »… »

Elle a répondu : « Elles avaient… enfin, il y avait le capital qui était entre les mains des Juifs ».

Il a alors ajouté : « Ah oui, mais ça tu n’as pas traduit, repose lui la question à madame, le capital était donc entre les mains des Juifs ? »179

Cela rend compte d’une tension perceptible entre eux. Ces interruptions soulignent l’existence d’écarts répétés entre les propos tenus en polonais et ceux traduits en français. En fait, la place conférée à la traductrice fait d’elle une protagoniste au même titre que les témoins polonais180. Bien que non visibles à l’écran, les interprètes des propos tenus par les Juifs persécutés jouent également un rôle dans les dispositifs filmiques. Ainsi, Francine Kaufmann, qui a réalisé certaines des traductions de l’hébreu au français, a rapporté que le réalisateur n’attendait pas de sa part une traduction au plus juste, mais qu’elle participe à l’entretien. Elle a expliqué à ce sujet :

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« Alors il a vu comment, comment on les étranglait… il a écouté comment ils criaient, alors il a vu ça… » Barbara Janicka dans Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Iladou-Paniatovo (entretien avec les habitants de) », op. cit., transcription, p. 5. Traduction des propos du film réalisée par Anna Gronowska. 178 Notamment dans les séquences tournées à Grabow, mais aussi lors de l’entretien avec Czeslaw Borowi. 179 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 131. 180 Ainsi, Shoshana Felman note, « (…) elle [Barbara Janicka] est très souvent présente à l’écran, aux côtés de Lanzmann, comme les autres acteurs de l’œuvre, parce que le procès d’accomplissement de la traduction est luimême partie intégrante du processus du film, participant à la fois de sa démarche et de son travail propre de témoignage cinématographique », « A l’âge du témoignage », dans Michel Deguy (dir.), op. cit., p. 64. Dans Shoah, « (…) the translator does become a witness precisely when she fails to translate. (…) In her failure, the translator is testifying to the interlinguistic gap that motivates translation (…) », Zrinka Stahuljak, « Violente Distortions: Bearing Witness to the Task of Wartime Translators », TTR: traductions, terminologie, redaction, vol. 13, n°1, 2000, p. 46. En 1985, Barbara Janicka s’est exprimée dans le contexte de la polémique en Pologne, Barbara Janicka, Anna Matałowska (propos recueillis par), « Ludzie garna˛ sie˛ do skandalu », Polityka, 11 May 1985.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques « Je me croyais là pour traduire. Je voulais prendre des notes, être complète et fidèle. Je ne pouvais me douter que j’étais un protagoniste du film, chargée d’incarner le premier spectateur du film. »181

Elle a par ailleurs indiqué que le réalisateur ne voulait pas lui communiquer préalablement les informations dont il disposait sur chacun des protagonistes. L’objectif que celui-ci poursuivait semble être qu’elle s’identifie ainsi aux propos tenus. Comme l’a fait remarquer Anny DayanRosenman lors du tournage réalisé avec Zaidl, quand il dit « je », elle traduit « je », quand il dit « nous », elle traduit « nous » 182. Le choix de Fanny Apfelbaum, soit d’une interprète non professionnelle pour le yiddish allait dans le même sens. Lors de l’entretien réalisé avec Podchlebnik, elle a adhéré au discours que celui-ci tenait. De cette manière, tout comme Barbara Janicka, celles-ci peuvent être considérées comme étant des protagonistes du film. S’exprimer pour d’autres acteurs de l’histoire Si l’étude du rôle tenu par le réalisateur, les assistantes et les traductrices a contribué à remettre en question la répartition des protagonistes en quatre catégories, il s’agit également de remarquer que certains d’entre eux ont un statut particulier dans la mesure où ils rendent moins compte de leur expérience qu’ils ne s’expriment pour d’autres personnes. Dans ce cas, ils occupent la place du témoin vicaire183. Cela est notamment le cas lors des tournages réalisés autour du thème du sauvetage des Juifs. Les deux acteurs de l’histoire que sont, le rabbin Weissmandl (1903-1957) et Kastner (1906-1957), étant décédés au moment de la réalisation de Shoah. Aussi bien, les entretiens conduits avec Steiner, Forst, Landau, Tamir, Brand, Hanna Marton et Avriel ont porté sur les actions passées de ces deux hommes (Cf. schéma ci-après). La partie de l’entretien durant laquelle Karski reprend les propos exprimés en 1942 par deux leaders juifs du ghetto de Varsovie, peut être considérée comme relevant de cette catégorie. De même, l’entretien réalisé avec Reams a conduit celui-ci à s’exprimer pour Breckinridge Long, qui était l’un des responsables du Département d’Etat américain. De

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Francine Kaufmann, loc. cit., p. 664 et p. 670. Anny Dayan-Rosenman, « L’écho du silence », dans Michel Deguy (dir.), op. cit., p. 193. 183 Paul Ricœur, op. cit., 2000. Il est également possible de renvoyer à la fomule de témoin du témoin (Primo Levi) analysé en lien avec Shoah notamment par Carles Torner, op. cit., pp. 80-82. Pour ce qui concerne Shoah, cette notion a été particulièrement développée par Froma I. Zeitlin, « The Vicarious Witness. Belated Memory and Authorial Presence in recent Holocaust Literature », History and Memory, vol. 10, n°2, automne 1998, pp. 541. 182

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques manière comparable, un certain nombre d’entretiens ont eu pour sujet les actions que le leader juif du camp des familles d’Auschwitz, Freddy Hirsch184 et le chef du Conseil juif de Varsovie, Czerniakow185 ont menées à cette période. La séquence durant laquelle Hilberg intervient au sujet du journal de Czerniakow constitue un cas limite dans la mesure où cet historien n’a pas rencontré cet acteur de l’histoire. L’hypothèse peut être faite qu’en lisant la lettre du rabbin de Grabow, Lanzmann a tenu le rôle de témoin de celui-ci. Enfin, la présence d’Hanna Zaidl lors de l’entretien mené avec son père Motke Zaidl, constitue un exemple d’une protagoniste n’ayant pas vécu durant la période du génocide des Juifs et participant pourtant au dispositif filmique186. Au terme de l’étude des différentes thématiques et des catégories de protagonistes, la manière dont Lanzmann a mené les entretiens peut dès lors être appréhendée.

Fig. 32 Schéma s’exprimer pour d’autres acteurs de l’histoire.

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Une partie des entretiens conduits avec Rudolf Vrba et avec Filip Muller ont eu pour sujet cet acteur de l’histoire. Sue Vice, op. cit., p. 68. 185 Cela a été notamment le cas lors des entretiens menés avec Franz Grassler et Raul Hilberg. 186 L’entretien mené avec le fils et le frère de Schmuel Zigelbojm (1895-1943) peut être considéré comme relevant de cette même catégorie. Cet exemple n’est pas développé dans la mesure où la version numérisée de celui-ci n’est pas encore consultable.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques

Entre réflexion et description : les questions du réalisateur

Le déroulement des entretiens Lors du tournage, aucune grille d’entretien n’avait été préétablie. Pour autant, des questions ont été posées de manière récurrente par le réalisateur. En 1985, il a indiqué à ce sujet : « Je posais les mêmes questions à tout le monde. »187

Certains thèmes ont été abordés avec la quasi-totalité des protagonistes. Il s’agit notamment, du rapport à l’Est, du rapport au froid et aux premières fois. Lors de l’entretien avec Müller, il a ainsi demandé : comment s’est déroulé le premier transport de déportés ? Comment s’est passé le premier jour ? Peut-il raconter la première fois qu’il a vu des corps ? Est-ce qu’il se souvient de la première sélection ? Quand ont-ils eu la première arme pour l’insurrection ? Peut-il décrire les chocs liés à ces premières fois 188? Ces différents thèmes correspondent à ce que Lanzmann a lui-même désigné comme relevant de ses propres « obsessions »189. Par ailleurs, les évasions des Juifs persécutés, ainsi que la réinsertion des Allemands persécuteurs après la guerre sont des thèmes régulièrement abordés. Enfin, celui du rapport aux religions juive et chrétienne a généralement été traité en fin d’entretien. Au-delà de ces sujets, la structure des entretiens est souvent la même190. Pour débuter, il est demandé à chacun de se présenter et de répondre à quelques questions d’ordre biographique (noté 1, sur le schéma ci-après). Celles-ci portent moins sur des aspects significatifs pour la suite qu’elle ne vise à permettre à l’entretien de commencer. La plupart du temps, cela conduit le protagoniste à dépasser une certaine forme d’inhibition liée au

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Claude Lanzmann dans Valérie Champetier et Laure Adler, loc. cit. Ces questions sont respectivement issues de Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Filip Müller (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 1 ; p. 4 ; p. 12 ; p. 105 ; p. 119 ; p. 12 et p. 141. 189 Claude Lanzmann dans Marc Chevrie et Hervé Le Roux, loc. cit., p. 300. 190 Les entretiens avec la plupart des témoins polonais ne suivent pas cet ordre. Etant plus courts, ils portent le plus souvent sur un seul thème. 188

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques dispositif filmique mis en place191. Ensuite, dans la majorité des cas, l’entretien se déroule en suivant un plan chronologique (noté 2, ci-après). Il porte sur une période et sur un certain nombre d’actions délimitées et non pas sur l’ensemble du parcours de la personne interviewée. Cela a eu pour effet de créer des tensions avec certaines personnes. Cela a par exemple été le cas avec Kovner qui cherchait à réinscrire ses actes dans un temps plus long alors que les questions du réalisateur portaient presque uniquement sur une période postérieure à 1941. La plupart du temps, quand la réponse apportée ne lui convenait pas ou qu’elle était imprécise, Lanzmann ne reprenait pas le protagoniste sur ce point. Il ne cherchait alors pas à obtenir une reformulation immédiate des propos tenus. En revanche, il revenait en général sur chacun de ces points à la suite d’une première exposition chronologique de l’expérience vécue (noté 4). Il pouvait également demander à ce qu’un élément présenté de manière confuse soit immédiatement dit une seconde fois devant la caméra (noté 3)192.

Fig. 33 Schéma déroulement des entretiens.

Le tournage réalisé avec Karski est assez représentatif de la manière dont les entretiens se sont déroulés. Celui-ci a d’abord été invité à présenter les premières missions qu’il a menées en tant que courrier de la résistance polonaise (bobine 1-4, noté 1 sur le schéma ciavant). Ensuite, Lanzmann a abordé avec lui l’un des trois sujets principaux, soit sa première rencontre à Varsovie durant l’été 1942 avec deux leaders Juifs. Les réponses ont été assez confuses (bobine 5, noté 2). Le réalisateur lui a alors demandé de réitérer ses propos (bobine 6

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« Je savais tout d’eux, et j’étais capable de les faire parler, mais la présence de la caméra rendait tout plus difficile. », Claude Lanzmann dans Sophie Lannes et al., loc. cit. 192 De telles reformulations ne sont pas effectuées avec les Allemands persécuteurs.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques et 7, noté 3). Il a ensuite insisté sur de nombreux détails l’interrogeant sur les rencontres suivantes et sur l’atmosphère régnant lors de celles-ci (bobine 8-9, noté 2). De nouveau, il n’a pas hésité à lui demander de reformuler certains de ses propos quand ceux-ci étaient imprécis (bobine 10, noté 3). Karski a raconté ensuite son intrusion dans le ghetto de Varsovie (bobine 11-12, noté 2). La seconde partie de l’entretien s’est déroulée de manière similaire. Celle-ci a porté sur la mission qu’il avait en octobre 1942 dans ce qu’il croyait alors être le camp de Belzec. Une première version « très confuse » (bobine 13-14, noté 2)193 a ensuite été reformulée (bobine 15-18, noté 3). Il a alors évoqué le troisième sujet, soit les rapports effectués auprès des Alliés en 1943 (bobine 19-31, noté 2) et la connaissance des camps par l’opinion publique américaine en 1944 (bobine 32). Cette manière de mener les entretiens visait à favoriser la formulation des propos de chacun des protagonistes ainsi qu’à permettre par la suite leur intégration dans Shoah. A ce titre, il s’agit d’un vecteur de cohérence. Un thème abordé par un protagoniste dans le film (noté A sur le schéma ci-après) peut provenir de moments différents de l’entretien (notés 1, 2, 3). En effet, lors du montage, des séquences aussi bien que des plans ou de courts passages du son ont ainsi pu être rapprochés.

Fig. 34 Schéma déroulement des entretiens et intégration dans Shoah.

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Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Jan Karski (entretien avec) », op. cit., résumé p. 7.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Une fois étudié le plan suivant lequel les entretiens se sont déroulés, il s’agit d’appréhender les champs lexicaux dont les questions posées pour Shoah relèvent. Dans un premier temps, celles formulées dans des réalisations antérieures, auxquelles Lanzmann a pris part, vont être analysées. Continuité et ruptures : Dim Dam Dom Dans le film réalisé en 1973, deux champs lexicaux principaux peuvent être distingués. Le premier relève du domaine de la quotidienneté et de la description. Les interventions du réalisateur ont été dans ce cas relativement succinctes et formulées en des termes simples. Le second appartient à celui de la réflexion. Dans ce cas, le réalisateur a posé à plusieurs reprises des questions d’ordre philosophique n’hésitant pas à entrer dans des controverses avec ses interlocuteurs. Ce balancement permanent entre dimension réflexive et dimension descriptive constitue une caractéristique de la manière de procéder de Lanzmann dans Pourquoi Israël. Au-delà de ce seul exemple, il est à noter que pour l’émission télévisée Dim Dam Dom (1965-1970)194, celui-ci avait mené des entretiens de manière comparable. Dans le cadre de ce magazine féminin de divertissement195, il a notamment réalisé deux entretiens avec quatre religieuses (janvier 1970) et trois policiers (octobre 1970). Certaines des questions alors posées ont porté sur des éléments du quotidien. Aux policiers, il a entre autres demandé : « L'uniforme de gardien de la paix vous le trouvez saillant ? (…) Qu'est-ce qui est martial, les bottes ? (…) Le cuir ? (…) Vous souhaiteriez avoir une tenue de cuir ? (…) Et le vôtre, l'uniforme des gardiens de la paix français, ne vous plaît absolument pas ? (…) Vous trouvez que votre uniforme ressemble à celui des gardiens de square ? (…) Oui ? (…) Vous trouvez ça humiliant, non ? (…) Les gardiens de square sont de vrais gardiens de la paix. Les squares, les enfants... (…) Donc il faut un uniforme pour inspirer davantage de respect, davantage de crainte, un peu quand même ? »

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Lors d’entretiens montés en séquences de dix à trente minutes, il a interviewé dans ce cadre, aussi bien des sportives, telles que Christine Caron et Marielle Goitschel (novembre 1965), ainsi que Colette Besson et Nicole Duclos (novembre 1969) mais aussi une actrice, telle que Delphine Seyrig (juin 1970), une chanteuse, telle que Sylvie Vartan (septembre 1965) ou encore, Pierre Cardin, le propriétaire de la marque de vêtements de mode du même nom (mai 1968). Références en bibliographie. 195 Comme le note, Christian Bosséno, « Dim Dam Dom (…) apportait une image nouvelle et révolutionnaire de la femme moderne et libérée, avec de courts sujets légers et modernes, très « mode », brillants, bouillonnants, enlevés, souvent décalés et provocateurs (pour l’époque !). Destinée d’abord à un public féminin, mais conseillé aux hommes (dans son titre Dam, les Dames, mais aussi les hommes, Dom) » in Télévision française : la saison 2010 : Une analyse des programmes, L’Harmattan, Paris, 2010, p. 383.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Des questions similaires ont été posées aux religieuses196. Dans les deux cas, à travers un questionnement portant sur l’uniforme, Lanzmann s’est intéressé aux rapports existant entre tradition et changement, autorité et liberté. Lors du même entretien, il a demandé par exemple aux policiers : «Quels sont les droits d’un policier qui ne sont pas les droits d’un autre citoyen ? (…) Si vous voulez, je vous demande qu’est-ce qu’un policier ? (…) Hormis l’uniforme, quels sont les autres droits qui sont ceux d’un policier et qui ne sont pas ceux de n’importe lequel des citoyens ? (…) Autre chose, comment devient-on policier ? Il y a bien un jour où vous êtes pour la première fois policier ? (…) Vous avez le sentiment que la police est au service de l’intérêt général de toute la population ? »

Sans être prépondérant, le champ lexical de la réflexion est alors plus mobilisé, les questions posées portant dans ces cas sur des problématiques d’ordre plus général. Entre 1965 et 1973, cette coprésence de deux champs lexicaux en apparence opposés caractérise la manière de procéder de Lanzmann. Il s’agit à présent de se demander si une telle dualité se retrouve dans les questions posées par le réalisateur lors des entretiens menés pour Shoah. Avant cela la question du ton adopté lors des entretiens peut être posée. Les entretiens avec les Juifs persécutés Dans le cas des Juifs persécutés, Lanzmann a indiqué, qu’après avoir décidé de rencontrer prioritairement des membres des Sonderkommandos, il lui a été plus facile de les retrouver que les Allemands persécuteurs197. Il a expliqué qu’en revanche, il lui a été tout aussi difficile de leur faire accepter les dispositifs filmiques proposés. « La seule façon de la [leur histoire] leur faire raconter, c’était de s’arranger pour qu’ils la [leur expérience passé] revivent. En plus, il fallait les convaincre d’accepter, et ça c’était très difficile. »198

196

« Ce n'est pas l'habit qui fait le moine ? », puis « est-ce que vous avez regretté de le quitter? (...) ça n'a posé aucun problème d'y renoncer ? (...) Est-ce que le choix de l'habillement que vous avez fait, ça a posé un problème, la jupe ? Le pullover ? (...) Mais la mode, par exemple, la longueur de votre jupe? (...) Vous l'établissez selon quels critères ? (...) Selon quelles normes ? (...) Pourquoi ? Pourquoi ? (...) Vous vous habilleriez comment ? (...) Est-ce que vous vous maquillez ? (...) Pas de poudre ? (...) Jamais de rouge à lèvre ? (...) Pourquoi dites-vous que ça ne vous ferez pas de mal des fois ? » 197 « Les retrouver n’a pas été très difficile, en dehors du coiffeur, que j’ai cherché très longuement. Ils sont une poignée, on les connaît. La difficulté a été de les faire parler. » Claude Lanzmann dans Catherine Humblot, Le Monde, 1987. 198 Claude Lanzmann dans Isabelle Nataf, loc. cit.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Certains, tel que Rivka Yosselevska, ont refusé d’être filmés de cette manière199. De même, Srebnik, par exemple, n’a dans un premier temps pas voulu participer au tournage avant d’accepter par la suite de retourner sur les lieux en Pologne200. Afin de les convaincre de prendre part au film, il a argumenté auprès d’eux en les renvoyant à une forme d’obligation morale201. A la différence de la manière dont il a procédé avec les témoins polonais, il a ressenti la nécessité de tout savoir d’eux avant de les filmer. Il a pris pour cela connaissance de leurs témoignages antérieurs et a organisé de premières rencontres sans la présence d’une caméra. Leurs propos ont souvent été confus202. Le réalisateur a mentionné, entre autres, l’exemple de Srebnik, qui a d’abord : « (…) fait un récit d’une confusion extraordinaire, auquel je n’ai rien compris. Il avait tellement vécu dans l’horreur qu’il était écrasé. »203

Une relation sur le long terme a alors été établie avec certains d’entre eux. Il leur a demandé de répéter plusieurs fois leurs propos afin d’être certain de bien les comprendre204. A titre d’exemple, il a passé deux jours avec Bomba afin de connaître ce qu’il a vécu durant le génocide des Juifs. Il a dit à ce sujet : « Avec le coiffeur, j’ai passé deux jours et deux nuits dans la forêt aux Etats-Unis, sans caméra. Des Juifs, je voulais tout savoir avant le tournage (…) En savoir le plus possible avant, pour inventer une stratégie pour les faire parler, comme le salon de coiffure. »205

199

Idem. « When Lanzmann asked me to make the film Shoah I refused. He came a couple of times and tried to convince me, and the he started to influence my wife and at the end I agreed. It was very difficult to do that, because I had to come back to the places I was in during the Holocaust. » Transcription en anglais de l’entretien de l’entretien accordé en hébreu par Simon Srebnik à Anita Tarsi and Yoram Amit, le 6 juillet 1991, dans le cadre du projet Fortunoff, T-3326. 201 En 1985, le réalisateur a expliqué : « (…) il n’a pas été simple de les convaincre de revivre… De leur faire admettre qu’ils avaient un devoir, une sorte d’obligation morale de transmettre. », Claude Lanzmann dans Sophie Lannes et al., loc. cit. 202 « En ce qui concerne les survivants juifs des commandos spéciaux, je pense qu'il y avait un impératif moral absolu, c'était de tout savoir d'eux avant de tourner. Je n'avais pas le droit d'être surpris. (…) Je les ai vus souvent, ces survivants, au cours de mon enquête. Et leur discours était d’abord confus. » Claude Lanzmann dans collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, p. 210. 203 Claude Lanzmann dans Marc Chevrie et Hervé Le Roux, loc. cit., p. 294. A ce sujet lire également : Claude Lanzmann, loc. cit., 1991, p. 93. 204 L’une des traductrices du film indique que « Lanzmann avait déjà longuement rencontré tous les témoins [Juifs persécutés], qu’il les avait enregistrés au magnétophone et avait transcrit leur récit, qu’il tentait de leur faire réexprimer à l’écran », Francine Kaufmann, loc. cit., p. 665. 205 Claude Lanzman, « Un vivant qui parle », Cinémathèque Française, Paris, 14 janvier 2008, dans le cadre du cycle de projections Le Cinéma et la Shoah. 200

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Il a également indiqué avoir été mieux à même de les comprendre après s’être rendu en Pologne, sur les sites des camps d’extermination206. Le fait de multiplier les entretiens préparatoires avec les différents protagonistes a aussi joué un rôle. Ainsi, il n’était pas rare, que lors des échanges, le réalisateur fasse référence à l’une des autres personnes interviewées. L’objectif poursuivi était d’éviter qu’ils expriment leurs souvenirs de manière distanciée. Il a expliqué : « (…) d’une certaine façon, il a fallu transformer ces gens en acteurs. C’est leur propre histoire qu’ils racontent. Mais la raconter ne suffisait pas. Il fallait qu’ils la jouent »207

Lanzmann souhaitait que les membres des Sonderkommando « revivent » les faits passés lorsqu’ils étaient filmés. Comme avec les témoins polonais, les questions posées visaient à nier l’écoulement du temps. Ils devaient répondre comme si ils n’avaient rien vécu d’autre depuis 1945. Il a indiqué à ce sujet : « J’étais obligé de leur faire payer le prix le plus haut : revivre la tragédie. Mais c’était le seul moyen que j’avais de ne pas trahir la vérité. »208

A l’opposé des entretiens menés avec les Allemands persécuteurs, Lanzmann a tenu des propos beaucoup plus durs avec les Juifs persécutés et en particulier avec les membres des Sonderkommandos. Les questions ont été posées sur un ton souvent sec et qui n’était pas particulièrement empathique. Geoffrey Hartman, qui a cofondé la Yale Video Archive for Holocaust Testimonies, relève que : « Sa manière [à Claude Lanzmann] de poser les questions peut devenir, pas seulement avec les persécuteurs, mais aussi avec les victimes une forme d’interrogatoire. »209

Le réalisateur a de son côté indiqué on ne peut plus explicitement à propos des anciens membres des Sonderkommandos : « [ce] sont des hommes que j’admire de toute mon âme ; ce sont des martyrs, des héros, des hommes simples, bons, intelligents (…) »210

206

« (…) quand j’ai commencé à tourner [avec les membres des Sonderkommados] les choses m’étaient devenues claires, parce que j’avais déjà été sur les lieux. », Claude Lanzmann dans Sophie Lannes et al., loc. cit. 207 Claude Lanzmann dans Marc Chevrie et Hervé Le Roux, loc. cit., p. 301. 208 Propos cité dans Patrice Carmouze, « Shoah : Voyage au bout de l’enfer », Le Quotidien de Paris, 29 avril 1985. 209 Geoffrey Hartman dans Geoffrey Hartman et Daniel T. O'Hara, The Geoffrey Hartman reader, Edinburgh University Presse, Edinburgh, 2004, p. 372. Il fait usage du terme: « pressured interrogation ». 210 Claude Lanzmann dans Valérie Champetier et Laure Adler, loc. cit.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques La gêne dont rend compte Geoffrey Hartman qui émet par ailleurs un avis très positif sur Shoah est liée au fait qu’il s’attend à ce que le réalisateur s’adresse de manière différente aux victimes et aux persécuteurs. Il présuppose que des questions pressantes doivent être posées aux seuls Allemands persécuteurs, les Juifs persécutés devant être eux ménagés. En fait, dans le cas de Shoah, il s’agit de l’exact inverse. Plus le ton et l’attitude de Lanzmann sont empathiques, plus il est, en fait, opposé au protagoniste ce qui est le cas avec les Allemands persécuteurs. Plus il s’oppose au protagoniste, plus il est en empathie avec lui, ce qui est le cas avec les Sonderkommandos. Cela représente deux pôles extrêmes d’une opposition qui constitue une clef d’interprétation pour l’ensemble des tournages. La manière dont le réalisateur conduit les entretiens avec les autres Juifs persécutés, les témoins polonais et les représentants des instances peut être interprétée à l’aune de cette dichotomie. Quand, par exemple, il s’adresse avec empathie à Borowi ou à l’ambassadeur américain Reams, il critique en fait leur point de vue. A l’inverse, quand il est avec Merlin et Bergson qui ont essayé d’informer sur le sort des Juifs, il se montre très critique. Ce modèle connaît cependant certaines exceptions. Ainsi, par exemple, avec l’ancien membre d’un Sonderkommando, Müller, il n’est pas particulièrement dans l’opposition. De même, il n’est pas dans l’empathie avec l’Allemand persécuteur Grassler. Pour autant, ce cadre interprétatif invalide le principe selon lequel Lanzmann dit ce qu’il pense et pense ce qu’il dit. Le fait que cette inversion ne soit pas explicitée dans le film a conduit à de multiples interprétations qui seront étudiées lors de la seconde partie de cette thèse. A l’écart constaté entre ce qu’il dit et ce qu’il pense s’ajoute un usage répété de formules qui peuvent aller jusqu’à l’ironie. Celle-ci est principalement présente lors des entretiens menés avec les témoins polonais, notamment lors des séquences tournées à Grabow, et avec les Allemands persécuteurs dont Suchomel. Au-delà de la question de l’attitude adoptée et du ton employé, le type et le contenu des questions posées peuvent être étudiés. Le choix de la description : l’entretien avec Filip Müller Dans le cadre des entretiens menés avec les membres des Sonderkommandos, le réalisateur a fait le choix de la description. L’entretien avec Müller peut être considéré comme représentatif des entretiens menés avec ce type de protagoniste. Lanzmann a insisté, pour

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques chacun des faits relatés, à la fois sur leur singularité211 et sur leur répétition dans le temps du génocide des Juifs. L’axe que le réalisateur a choisi avec Müller était chronologique. Les questions posées ont d’abord porté sur l’arrivée au camp, sur le premier jour, puis sur le travail et ce jusqu’à l’insurrection du Sonderkommando. Le réalisateur cherchait à l’amener à décrire les modalités pratiques de sa vie dans le camp. Il voulait qu’il parle de son expérience [Erfahrung], de ses impressions [Eindruck] qu’il décrive [beschreiben212]. Il a demandé : que s’est-il passé ? S’il peut expliquer ? Décrire [schildern] ? Comment étaient-ils 213? Peut-il donner un exemple [Beispiel] afin qu’il puisse se faire une représentation [Vorstellung214] de cela. Il a posé des questions courtes, demandé des précisions sur les lieux, les bâtiments et les personnes. Combien de crématoires y avait-il exactement ? Où était la rampe ? Où était le boyau [Schlauch] ? Où était le crématoire cinq ? La chambre à gaz était-elle petite ? Où se situait la forêt par rapport aux crématoires ? Où se situait le lac de cendres ? Combien d’individus composaient le Kommando ? Qui était là ? Y avait-il des SS ? Se souvient-il du nom du Kappo ? Combien étaient-ils ? Comment étaient-ils 215? A ces questions portant sur les lieux, les bâtiments et les personnes, se sont ajoutées celles qui ont porté sur la temporalité des événements. Il ne voulait pas seulement connaître les dates, mais aussi la période de la journée concernée. Etait-ce le matin ? La nuit ? Faisait-il froid ? Où dormait-il ? Il a également interrogé Müller sur ce qu’il ressentait à l’époque. A-t-il eu peur ? A-t-il pleuré ? Crié ? Qu’a-t-il compris ? Il l’a interrompu pour lui demander des précisions. Avait-il soif ? Buvait-il du thé ? Quel genre de thé 216?

211

Il s’agit précisément du « passage du singulier au singulier » pour reprendre une expression formulée par le réalisateur en 1986, Claude Lanzmann dans François Gantheret, loc. cit., p. 281. 212 Les termes sont issus de Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Filip Müller (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 3, p. 34 et p. 12. 213 Les quatre questions sont issues de la transcription de l’entretien mené avec Filip Müller, ibid., respectivement : « Was hat passiert ? », p. 3 et p. 42 ; « Kannst du erklaren ? », p. 104 ; p. 20 et p. 34; « Wie sind Sie ? », p. 20. 214 Les termes sont issus de la transcription de l’entretien mené avec Filip Müller, ibid., respectivement, p. 27 et p. 23. 215 Les questions susmentionnées sont issues de la transcription de l’entretien mené avec Filip Müller, ibid., respectivement : pp. 43-44 pour les quatre premières ; p. 43 ; P. 46 ; P. 48 ; p. 9 et p. 18 ; p. 10, p. 42 pour les deux suivantes ; p. 57 ; p. 135 pour les deux dernières. 216 Les questions susmentionnées sont issues de la transcription de l’entretien mené avec Filip Müller, ibid., 5012 respectivement : p. 84 pour les quatre premières ; p. 13 ; p. 42 pour les deux suivantes ; « Was hast du verstanden ? », p. 19 ; « Warum ? warum ? », p. 15 ; p. 5 pour les trois dernières.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Il lui a aussi posé des questions sur les modalités concrètes de la mise à mort des Juifs. Y avait-il de la violence aux abords des chambres à gaz ? Est-ce que cela puait [Stank] ? Y avait-il des saletés [verschmutzt] ? Des excréments ? De la fumée ? Peut-il décrire les corps des juifs morts ? Combien de temps durait la crémation ? Et la mise à mort dans les chambres à gaz ? Y avait-il de la violence à l’intérieur des chambres à gaz ? Quelle était exactement la tâche [Aufgabe] des membres du Sonderkommando 217? Il s’est de plus intéressé à la manière dont Müller a pu survivre. Leurs conditions de vie étaient-elles meilleures que celles des autres Juifs du travail ? Comment ceux-ci les considéraient-ils ? Ressentaient-ils encore des sentiments ? Comment était-il possible de faire ce travail ? Quelle était sa tâche à lui ? Cela était-il difficile d’un point de vue technique ? Physique ? Psychologique ? Avait-il pensé à s’évader 218? Enfin, le réalisateur a repris de nombreuses fois un ou plusieurs mots de Müller. Il reprenait, par exemple, les termes suivants : « étoile de David », « corps », « ventilateurs », « fosses », « tirer », « mort », « cour », « rampe »219. Ces répétitions ont également été présentes lors de la plupart des entretiens menés sans l’intermédiaire d’une traductrice. Elles ont deux fonctions principales, soit de permettre d’insister sur un mot que l’interviewer considère comme important, soit de relancer l’entretien sans pour autant avoir à poser une nouvelle question. Dans tous les cas, ces réitérations fonctionnent comme des marques d’intérêt. Le réalisateur soutient et relance ainsi Müller tout au long de leurs échanges. En plus de viser à une description détaillée des faits, cette manière de mener l’entretien tend à abolir la distance entre présent et passé. Il s’agit d’amener les protagonistes à effectuer un travail de remémoration après plus de trente ans. Lanzmann n’attend pas d’eux qu’ils expriment ce qu’ils pensent, il ne souhaite pas qu’ils remettent en perspective leur expérience. Ce qui l’intéresse principalement c’est une formulation des détails de leur vie quotidienne. Pour lui, l’accumulation du rappel de faits et de gestes permet à l’abstrait de

217

Les questions susmentionnées sont issues de la transcription de l’entretien mené avec Filip Müller, ibid., respectivement : pp. 24-25 et p. 61 ; p. 38 ; pp. 113-114 pour les deux suivantes ; p. 39 ; p. 12 et p. 112 ; p. 51 ; p. 137 ; p. 113 ; p. 39. 218 Les questions susmentionnées sont issues de la transcription de l’entretien mené avec Filip Müller, ibid., respectivement : p. 86 ; p. 95 ; p. 96 ; p. 50 ; pp. 110-111 pour les trois suivantes ; p. 103. 219 Les mots susmentionnés sont issus de la transcription de l’entretien mené avec Filip Müller, ibid., respectivement : p. 7 pour les deux premiers ; p. 8 ; p. 10 ; p. 16 pour les deux suivants ; p. 20 pour les deux derniers mots. Il serait possible de multiplier les exemples tout au long de l’entretien.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques devenir concret. Au-delà, cette attention portée à la précision vise à réunir les conditions nécessaires au surgissement de ce qu’il désigne comme un moment d’incarnation. L’incarnation comme moment clef Le souci du détail de la part du réalisateur conduit certains des Juifs persécutés à une sorte de point de rupture. En fait, les questions posées et plus largement les dispositifs filmiques visaient à établir les conditions de possibilité de moments d’incarnation. Ainsi, en 1990, à propos de la séquence tournée avec Bomba dans le salon de coiffure, Lanzmann a expliqué : « J’ai essayé de créer un cadre [setting] dans lequel quelque chose puisse arriver. »220

Ce quelque chose, le réalisateur le désigne comme correspondant à un moment décisif, un point de rupture221. L'objectif poursuivi lors des entretiens est de mener à un processus d’anamnèse pensé comme douloureux pour les membres des Sonderkommandos. Dans ce cadre, leurs paroles se sont actualisées dans une sorte d'état de tension permanent entre ce qu'ils voulaient dire de ce qu'ils avaient vécu et les questions posées qui cherchaient à les amener toujours un peu au-delà. La démarche du réalisateur les a conduit pour certains d’entre eux jusqu'à une situation limite où le fil de leurs propos s’est brisé devant une difficulté à dire leur quotidien dans un camp d'extermination. De telles ruptures ont eu lieu pour Podchlebnik222, ainsi que pour Müller et Bomba. Au cours des trois jours qu’a durés l’entretien mené avec Müller, la parole de celui-ci ne s’est rompue qu’une seule fois. Le dispositif filmique était celui d’un face à face relativement classique. Lanzmann se situait hors-champ, étant placé à la droite du protagoniste qui était lui assis sur un canapé devant une fenêtre. Les questions posées par le réalisateur ont été précédemment présentées. Müller a répondu avec précision à celles-ci, alors que les sujets abordés étaient difficiles. Le ton qu’il a employé était relativement posé et sa posture corporelle assez statique. Il a répondu assez longuement à chacune des questions, faisant peu de gestes et contrôlant le débit de ces paroles. Cela a changé que lorsqu’il a évoqué la manière dont les Juifs du « camp des familles » à Birkenau ont été tués. Il a dit en

220

Claude Lanzmann, loc. cit., 1991, p. 95. Il utilise les termes « turning point, a breaking point », ibid., p. 99. 222 Le point de rupture atteint par ce protagoniste a été présenté dans le premier chapitre de cette thèse. 221

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques allemand à ce moment-là : « Ils commencèrent tous à chanter. Le chant emplit le vestiaire entier, l’hymne national tchèque et l’Hatikva retentirent. Cela m’a terriblement ému, ce… ce… »

Il s’est alors interrompu, puis en larmes, a demandé au réalisateur : « Arrêtez, je vous en prie ! »223

Fig. 35 Captures d’écran issues de Shoah.

Il a ensuite commencé à bouger, donnant un instant l’impression de vouloir quitter la salle, puis repris le cours de son témoignage (ill. ci-avant). Lors du tournage réalisé avec Bomba dans le salon de coiffure, un même type de rupture s’est produit alors qu’il était en train de décrire l’arrivée de femmes juives de Czestochowa, c’est-à-dire de sa ville, dans l’Auskleiderung de Treblinka. A ce moment-là, il s’est souvenu que la femme de l’un des autres membres du Sonderkommando faisait partie de ce groupe. Il s’est interrompu224 tout en restant au centre de la pièce. L’opérateur a alors fait un zoom avant sur son visage. Le protagoniste s’est tu. Après une minute de silence, Lanzmann est intervenu en anglais ainsi : « Continuez Abe. Vous le devez. » puis il a ajouté, « Il le faut ».

Bomba a répondu qu’il ne pouvait pas, que c’était trop affreux. Lanzmann lui a demandé à trois reprises de continuer. Il a refusé deux fois, puis s’est exprimé à nouveau pour dire : « Je vous l’avais dit : ce sera très dur. »

223 224

Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 234. Ibid., p. 168.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques

Fig. 36 Captures d’écran issues de Shoah .

Il a alors quitté le centre de la pièce, s’approchant un instant du réalisateur qui restait horschamp et a précisé : « Ils mettaient ça dans des sacs et c’était expédié en Allemagne. »

Il est revenu vers l’homme dont il coupait les cheveux, murmurant quelques mots en yiddish, puis a relevé la tête et invité Lanzmann à continuer. Les échanges entre les deux interlocuteurs ont ensuite repris. Si les deux exemples susmentionnés correspondent à des entretiens conduits avec des Juifs persécutés, de tels moments d’incarnation ont également eu lieu avec un témoin polonais, un représentant des instances et avec un Allemand persécuteur. Dans le cas de Karski, cela a eu lieu au moment où il disait à Lanzmann que deux membres des jeunesses hitlériennes avaient tiré un coup de feu alors qu’il était dans le ghetto de Varsovie225. Il s’est arrêté un instant de parler, puis il a indiqué : « J’étais pétrifié. »226

Pendant deux à trois secondes, il a fait de grands gestes avec ses bras ne sachant plus comment formuler ses propos (ill. 1 ci-après). Il a alors pleuré un instant puis a repris immédiatement le fil de ses paroles. Si ce moment d’incarnation correspond à ceux qui ont eu lieu avec les Juifs persécutés, pour ce qui est de Suchomel, cela s’est passé lorsque le réalisateur lui a demandé de reprendre le chant de Treblinka. Ce que Lanzmann désigne comme incarnation dans ce cas, c’est moins une interruption de l’entretien ou le contenu verbal de celui-ci, que le regard un instant perdu du protagoniste (ill. 2) avant qu’il n’ait commencé de chanter. Dans le cas de Gawkowski, c’est le geste de se trancher la gorge fait

225 226

Cet élément a notamment été analysé par Sue Vice, op. cit., p. 59. Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 252.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques en gare de Treblinka (ill. 3), qui est désigné par le réalisateur comme constituant un moment d’incarnation.

Fig. 37 Captures d’écran issues de Shoah .

Pour Lanzmann, ces moments de rupture constituent l’aboutissement du processus de transmission qu’il désigne comme étant marqué du « sceau du vrai ». Si une telle interruption du discours est advenue principalement avec des Sonderkommandos, y a-t-il pour autant des points communs entre les questions qui leur ont été adressées et celles qui ont été posées aux autres protagonistes ? Le même intérêt pour la description et la quotidienneté était-il présent lors des entretiens menés avec les Allemands persécuteurs et les témoins polonais ? La quotidienneté comme thème transversal L’hypothèse selon laquelle Lanzmann s’intéresse à la description et à la quotidienneté des faits et gestes pour l’ensemble des protagonistes est faite. Dans cette perspective, l’étude de trois entretiens représentatifs de ceux réalisés avec des Allemands persécuteurs et des témoins polonais va être menée. Le cas limite de celui conduit avec Michelsohn, la femme de l’instituteur nazi de Chelmno, qui est tout à la fois un témoin et une Allemande, peut être pris comme premier exemple. Le réalisateur a tout autant mobilisé avec celle-ci le champ lexical de la description qu’avec les Sonderkommandos. Il a souhaité qu’elle décrive [schildern], qu’elle évoque ses impressions [Eindruck] pour qu’il puisse se représenter [vorstellen]227. Il lui a demandé de dire comment cela s’est passé, comment c’était, en prenant des exemples 227

L’ensemble des citations ci-après sont issues de Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Martha Michelsohn (entretien avec) », op. cit. Le réalisateur indique que c’est difficile de se représenter [vorstellen, p. 1] Chelmno, lui demande de décrire [schildern, p. 1, p. 21, p. 36 et p. 58], peut évoquer comment cela s’est passé [p. 12] ? Dire, comment cela s’est passé [wie das hat passiert, idem, p. 8] ? Décrire sa première impression [Eindruck, p. 4 et p. 59 à deux reprises] ? Et Bothman, comment est-il [wier war er ?, p. 16] ? Quand elle évoque le ghetto de Lodz, il lui demande comment c’était [wie war es ?, idem, p. 35]. Il demande également des exemples [Beispiel, p. 32, 33 et p. 34]. Il dit à deux reprises que c’est impossible de se représenter cette période [unmöglich zu vorstellen, p. 32 ; unvorstellbar, p. 54].

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques [Beispiel] pour illustrer ses propos. Il a également insisté sur la quotidienneté, utilisant notamment à plusieurs reprises l’expression de vie quotidienne [tägliche Leben228]. Il l’a interrogé sur, les dates, les périodes, la présence de telle ou telle personne229. Les questions du réalisateur étaient dans ces cas aussi brèves qu’avec Müller. Sur ses cent premières interventions, près d’un quart correspondait à des reprises de termes utilisés par Michelsohn230. Cela constitue de nouveau un point commun avec les entretiens menés avec les Juifs persécutés. Une seule fois, il lui a demandé son avis [Ihre Meinung] et une autre fois, sa vision du monde [Weltanschauung231]. Seules ces deux interventions s’éloignent significativement du lexique de la description. Ce champ lexical est également prépondérant lors des entretiens conduits avec les Allemands persécuteurs, l’exemple des questions posées à Suchomel étant ici étudié232. Il lui a été demandé de décrire [schildern] le camp de Treblinka, de faire part de ses impressions [Eindruck], d’expliquer [erklären] ce qui se passait afin qu’il puisse se représenter [vorstellen] tout cela. Le réalisateur voulait connaître, la topographie des lieux233, les personnes présentes et les dates précises de chacun des événements234, en insistant particulièrement sur la dimension technique de la mise à mort des Juifs235. Suchomel a ainsi été amené à décrire, les fosses, le boyau, la rampe, les chambres à gaz, ainsi que l’odeur, le froid, les corps et les pleurs. S’il lui a demandé à quelques reprises ce qu’il pensait236, cela est resté néanmoins marginal au regard de l’ensemble des échanges.

228

Ibid., p. 6 et p. 7. Il utilise également le terme « Jeden Tag », p. 15 et p. 18 à deux reprises, En particulier des membres du Kommando Bothman, Laabs, Haefele, Lenz, Burmeister, Martha Michelsohn, ibid., p. 17, mais aussi de Srebnik à plusieurs reprises. On reviendra sur ce point. 230 Les cent premières interventions correspondent à la première bobine et au début de la seconde, soit aux neuf premières pages de la transcription originale. Vingt-quatre des interventions de Claude Lanzmann sont basées sur une reprise d’un terme de Martha Michelsohn. 231 Ibid., respectivement aux p. 41 et p. 47. La seconde question est liée à l’obsession de Claude Lanzmann pour l’Est. 232 Les termes mentionnés ci-après sont issus de Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Franz Suchomel (entretien avec) », op cit. Claude Lanzmann lui a demandé à plusieurs reprises de décrire [schildern, p. 6 ; beschreiben, p. 18 ], comment était Treblinka [wie war Treblinka, p. 1, deux reprises], de décrire sa première impression [schildern. Ihren ersten Eindruck, p. 2], d’expliquer [erklären, p. 3, 6, 10, 24, 33, 57, 61 à deux reprises, 62 en français, 67, 68, 84, 90] ce qui se passait [was passiert, p. 6, 22, 36] afin qu’on se représente cela [vorstellen, p. 22]. Il l’interroge aussi sur ses réactions personnelles [was ware Ihre persönlich Reaktion, p. 29] 233 Il insiste sur la topographie, ibid., p. 18. 234 Il demande, par exemple, au sujet de la construction des chambres à gaz, « Wann, in welchen Monate ? », ibid., p. 13. 235 « Pouvez-vous m’expliquer avec [en prenant en compte] les étapes techniques ? », ibid., p. 10. 236 Le champ lexical de la pensée (par opposition à celui de la description) est caractérisé par l’usage de terme tels que, que signifie [was heisst, p. 4, 68], que pensez-vous quand vous dites [was Sie meinten, wenn sie sagen, 229

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Dans le cas de l’entretien mené avec Piwonski, Lanzmann lui a également demandé de décrire ce qui s’est passé dans le camp d’extermination de Sobibor237. Il a insisté sur, les dates, les personnes présentes, l’odeur238, les bruits239, les cris240 et surtout sur la topographie du site. Il voulait connaître les limites du camp241, la place de la gare par rapport à l’enceinte de celui-ci242, la distance entre les rails et la chambres à gaz243, l’emplacement des fosses244, le lieu exact de l’implantation de la forêt par rapport au camp245. Il lui a demandé s’il y avait des mines, des barbelés, une palissade246. Il a insisté sur le fait que les cheminots étaient « aux premières loges »247, qu’ils voyaient tout ce qui se passait248. En plus de la description des faits passés et de la topographie, la permanence des lieux constitue l’autre axe central de l’entretien. Lanzmann a particulièrement utilisé des termes liés à ce champ lexical. Il a notamment insisté sur le fait que rien n’a changé249, que tout était « exactement semblable »250. De manière générale, avec l’ensemble des témoins polonais habitant à proximité des camps, les questions de Lanzmann ont porté sur les trois axes complémentaires que sont, la description251, la topographie252 et la permanence des lieux253. Il

p. 61 ; was dachten Sie, p. 89], qu’est-ce qu’il pense [en français, p. 79] et des questions comme : pourquoi estce que selon lui on tuait les Juifs [p. 81], que pensez-vous des Juifs maintenant, [was denken Sie über die Juden jetzt ?, p. 83]. L’usage de ces termes se situe dans la seconde partie de l’entretien. 237 Les termes mentionnés ci-après sont issus de la transcription de l’entretien mené avec Jan Piwonski, RG60.5031, « Est-ce qu’il peut raconter le début » (p. 3) ; « il peut expliquer ça ? » (p. 4) ; « est-ce qu’il peut décrire l’arrivée du premier convoi ? » (p. 4) ; « comment ça s’est passé » (p. 5) ; « il peut décrire ce silence ? », p. 8 ; « Et est-ce que monsieur Piwonski peut décrire ces cris ? » (p. 10). Il indique à une reprise, « mais tout ça paraît inimaginable aujourd’hui. » (p. 15). 238 Claude Lanzmann (propos recueilis par), « Jan Piwonski (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 9. 239 Il lui relève notamment, « il entendait donc le bruit du moteur qui tournait. », ibid., p. 12. 240 « Est-ce que monsieur Piwonski peut décrire ces cris ? », ibid., p. 10. 241 « Le camp commençait où exactement ? La limite du camp ? », ibid., p. 36. 242 « Le déchargement des convois [de Juifs] se passait ici, dans la gare même ou est-ce que c’était plus loin ? », « le camp commence où exactement ? (…) alors, ici, là, on est déjà à l’intérieur du camp ? », ibid., p. 9 et p. 34. 243 « Entre le lieu où nous sommes aujourd’hui et les chambres à gaz y’avait quelle distance ? », ibid., p. 10. 244 Ibid., p. 18. 245 Par exemple, « alors... les chambres à gaz étaient là, à cinquante mètres derrières ce rideau [d'arbres] là? », ibid., p. 18. 246 Ibid., p. 13 et p. 18. 247 Ibid., transcription, p. 3. 248 « Et ça se passait sous leurs yeux ces meurtres ? », ibid., p. 6. 249 « Et extérieurement il [ça] n'a pas changé jusqu'à présent ? (...) ça pas ça n'a pas changé ? (...) c'était exactement comme ça ? (...) et la vieille maison là-bas ? », « le rail de la rampe, il n’a pas changé ? », ibid., p. 2 et p. 35. 250 Ibid., p. 36 en parlant à la gare. 251 Ainsi, il demande à Bronislaw Falborski, « comment ça se passait là-bas ? Qu’est-ce qu’il voyait ? Est-ce qu’il peut raconter en détails, non ? » (p. 4) ; « est-ce qu’il a vu lui-même ? », (p. 5 à deux reprises) ; « est-ce qu’il peut décrire cela ? (…) Oui, enfin comment étaient les camions, comment était le trafic, même ? (...) Et à quoi ressemblaient ces camions, comment c'était fait un camion à gaz ? (...) qu'elle était la couleur ? (...) Noirs, gris ? (...) Gris acier... Et il y avait combien de personnes dans la cabine de pilotage ? Mais les chauffeurs c'était

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques ressort de cette analyse comparative des entretiens menés avec des Juifs persécutés, des Allemands persécuteurs et des témoins polonais, qu’une prépondérance est accordée à la description et à la quotidienneté. Il est possible de se demander si un constat similaire peut être dressé pour les échanges conduits avec les représentants des instances. Le champ lexical de la réflexion Les champs lexicaux de la description et de la quotidienneté sont quasiment absents de l’ensemble des entretiens tournés avec les informateurs, les historiens et le représentant de la justice. Dans le cas de l’entretien mené avec l’historien Yehuda Bauer, Lanzmann a fait usage de termes issus du champ lexical de la réflexion. Il a souhaité s’entretenir avec lui en termes généraux de certains thèmes254 et que l’historien lui explique les raisons de plusieurs décisions prises durant le génocide des Juifs255. Il lui a demandé ce qu’il entendait par-là [mean256], s’il pouvait expliquer [explain257], dire ce qu’il pensait [think258], ce qu’il comprenait [understand259]. Le réalisateur a lui-même dit à plusieurs reprises, qu’il connaissait [know260] telle problématique et qu’il pensait [I think261] certaines choses. Lors de cette rencontre, les questions posées ont été plus longues et plus élaborées. Il s’agissait d’un entretien contradictoire durant lequel les deux hommes ont confronté leurs points de vue sur différents aspects de l’historiographie du génocide des Juifs. De tels échanges et de tels termes quoi ? Il était... était... un homme en uniforme ? (...) Et ils étaient comment ? Il peut décrire un peu ces chauffeurs le visage de ces gens, enfin ? » (p. 5). Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Bronislaw Falborski (entretien avec) », op. cit., transcription. 252 Par exemple, toujours dans le cadre de l’entretien avec Bronislaw Falborski, « Et les fosses étaient à combien de kilomètres, de mètres de la route ? », ibid., p. 6 253 Toujours dans le cadre de l’entretien avec Bronislaw Falborski, « Et est-ce que la gare a changé beaucoup depuis cette époque ? (...) ça n'a pas changé. J'ai demandé si ça avait changé. (...) C'est la même chose ? C'est la même disposition ? », ibid., p. 9. 254 « I would like us to discuss – in general terms first – the question of the Judenräte. », Yehuda Bauer, op. cit., p. 5. A la fin de l’entretien, il pose également une question générale sur la guerre contre l’Union Soviétique comme guerre contre les Juifs, qu’il conclut par un, « Can you elaborate ? », p. 77. 255 « Why ? What were the reasons ? », ibid., p. 43 ; « ok, but why was such a man appointed head of the rescue committee ? », p. 45 au sujet des prises de position de l’Agence juive. 256 « What do you mean when you talk about negative Judenräte », ibid., p. 6; « you meant he had a policy ? », p. 7. 257 « And how do you explain these different positions ? », ibid., p. 15. 258 « Do you think (…) », ibid., p. 69. 259 « In order to understand one has to say that the lifetime of the ghettos was very short. », ibid., p. 58. Cf. p. 68 et p. 70 260 « I know very well the case of Slovakia… », ibid., p. 33. 261 « But I think we must try to go deeper (…) », ibid., p. 10 ; Cf. p. 16, p. 21, p. 28, p. 29, p. 39, p. 47, p. 61, p. 62, p. 64. Il utilise la tournure négative, « I don’t think it is exactly the point », p. 25. Il utilise le terme mean, « this means the nazis knew (…) », p. 22 ; voir aussi p. 24. Il fait part de ce qui l’intéresse, « what interests me is that (…) », p. 66.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques caractérisent également ceux qui ont été menés avec Feingold262, Rubinstein263 et la plupart du temps, mais pas toujours avec Hilberg264. Dans l’ensemble des entretiens conduits avec les historiens, c’est donc le champ lexical de la réflexion qui a été prépondérant. La nature des questions posées allait avec leur statut d’expert, bien qu’ils aient été pour certains d’entre eux des acteurs de l’histoire du génocide des Juifs265. Les termes du champ lexical de la réflexion ont également été présents au cours des entretiens réalisés avec des informateurs. Deux exemples dans lesquels ils ont été prépondérants peuvent être présentés. Il s’agit de la rencontre organisée avec l’ancien directeur du War Refugee Board, John Pehle. Lanzmann a utilisé, de la même manière qu’avec les historiens, les verbes : penser [to think266], et dans une moindre mesure signifier [to mean267], expliquer [to explain268] et comprendre [to understand269]. Le réalisateur cherchait ainsi à obtenir des détails270 sur ce que ce protagoniste pensait à l’époque et sur les raisons [reasons271] qui guidaient son action. Dans le cas de l’entretien mené avec Bergson et

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« you mean », p. 2, p. 5, p. 6, p. 13, p. 33, p. 37, p. 40 ; « today you mean », p. 16 ; « what do you mean exactly. », p. 11 ; « Can you elaborate more on this this », p. 12 ; « I think », p. 19, p. 46 ; « what was the exact matter of the negociation ? », p. 20 ; « excuse me, we must make the things clear », p. 22 ; « do you think (…) », p. 26 à deux reprises, 48 ; « this means », p. 29, 46 et 55; « excuse me if… I cut you, I have to object about what you said », p. 53 ; « why was it not done so, this is the question », p. 54. Enfin à deux reprises Claude Lanzmann fait usage du terme « pattern ». Il cherche à établir un modèle de pensée, p. 24 et contredit Feingold en lui disant qu’il ne s’agit pas du même modèle, « it was not the same pattern », p. 53. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Henry Feingold (entretien avec) », op. cit., transcription. 263 « do you think (…) », p. 1 ; « you mean », p. 3, 5, 17 à deux reprises, ; « this means », p. 6 ; « but could you elaborate more about (…) », p. 7 et 18 ; « but about Roosevelt. What do you think about him. », p. 16 ; « you explained (…) », p. 17. Une question peut être citée en entier, « could you say how this Holocaust was really the product of highly developed technological society and the product at the same time of bureaucratic work ? », p. 23. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Richard Rubinstein (entretien avec) », op. cit., transcription. 264 Certaines parties de l’entretien avec Raul Hilberg s’éloignent de ce type. Ce cas sera étudié ultérieurement. Cf. chapitre 3. 265 Ou plus justement qu’ils ne sont pas interrogés pour cela. 266 « I think », p. 2 à trois reprises, p.3 à deux reprises, p.4 à quatre reprises, p. 6, p. 9, p. 13, p. 31, p. 38, p. 39, p. 43; « you think », p. 18, p. 24, p. 28, p. 39, p. 41 à quatre reprises, p. 44, p. 45. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Johne Pehle (entretien avec) », op. cit., transcription. 267 « I mean », p. 2, p. 24, p. 44 ; « This means », p. 8 à deux reprises, p. 10, p. 19, p. 23, p. 26, p. 36, p. 41; « that means that », p. 10 à deux reprises; « I understand what you mean », p. 24; « what does it mean to be… to be informed ? », p. 26; « you mean », p. 39; « what do you mean when you say (…) », p. 39, ibid. 268 « could you explain in few words », p. 2; « how could you explain this ? », p. 4; « could you try to explain what happened (…) », p. 18, ibid. 269 « I understand », ibid., p. 24 et p. 38. 270 « I think that we have to enter now into details », p. 2; « If we enter into the details », p. 3; « I think we should enter into the details », p. 13; « can we enter now into the… into the details », p. 17. Ceci peut être également relevé, « I would like to make clear », p. 30, ibid. 271 « what were the reasons », p. 5; « what was the reason… the reasons he gave ? », p. 33; « you think this is the main reason? », p. 41, ibid.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Merlin, les verbes : penser272 et signifier273 ont aussi été très présents et ce que Lanzmann souhaitait avant tout, c’était qu’ils expliquent [explain274]. L’usage de tels termes peut s’expliquer par l’éloignement de ces hommes des lieux de la mise à mort des Juifs pendant le temps du génocide. Si dans un premier temps, une répartition en termes de catégories de protagonistes a été adoptée, dans le cadre de l’étude du déroulement des entretiens, le critère de la distance spatio-temporelle s’avère être plus pertinent. Si comme dans les cas de ses précédents films le réalisateur a fait tout à la fois usage des champs lexicaux de la description et de la réflexion, le choix entre l’un ou l’autre s’est fait en fonction de la proximité des personnes des camps d’extermination durant le temps du génocide des Juifs. Les membres des Sonderkommandos étant entrés dans une chambre à gaz (Bomba et Müller) et ceux ayant travaillé aux abords de celles-ci ont décrit la dernière étape de la mise à mort des Juifs. Ils étaient les seuls à pouvoir exprimer un point de vue avec une focalisation interne. Les Allemands persécuteurs qui se trouvaient dans ces lieux ont également été interrogés. Il a été demandé aux témoins polonais ainsi qu’à Michelson de décrire les abords de ces camps. Dans ces cas, une attention particulière a été portée aux limites géographiques et aux franchissements des seuils. Les informateurs se trouvant en Palestine ou aux Etats-Unis lors du judéocide ont plus été amené à analyser leurs actions qu’ils ne les ont décrites. Dans les cas des personnes qui étaient éloignées des camps d’extermination, c’est le champ lexical de la réflexion qui a primé275. Enfin, les questions posées au procureur Alfred Spiess et aux historiens l’ont été également sur un mode réflexif. Cela a pourtant connu quelques exceptions, tel que le moment durant lequel Lanzmann demande à Hilberg de parler pour Czerniakow.

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« I think », p. 11, p. 16. « Do you think », p. 23 et à deux reprises p. 27. Ceci peut être également relevé, « I wonder if what you say is true », p. 18 et « I don’t think you are right », p. 37. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Peter Bergson et Samuel Merlin (entretien avec) », op. cit., transcription. 273 « what do you mean », p. 3, p. 32 et p. 35; « you mean », p. 16 et p. 32, ibid. 274 « How do you explain », p. 4; « How do you explain this lack of reaction », p. 7; « explain this more, please », p. 21; « try to explain this in detail », p. 42, ibid. 275 Cela explique que les deux champs lexicaux ont été utilisés dans le cas de Jan Karski, qui était entré dans un ghetto et dans un camp puis qui avait fait son rapport aux Alliés à Londres puis aux Etats-Unis.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques Entre singularité et continuité : les vecteurs de cohérence Si au terme du processus de tournage des entretiens, en 1979, les deux champs lexicaux sont coprésents, c’est durant la période du montage que la décision de ne conserver quasiment que des éléments descriptifs a été prise. Il s’agit là d’une rupture par rapport aux choix effectués dans le cadre de la réalisation de Pourquoi Israël276. Cette exclusion de la dimension réflexive des entretiens lors du montage conduit à se demander plus généralement au terme de l’étude des tournages quels aspects de la réalisation participent à donner sa cohérence à l’intrigue du film et quels sont ceux qui apparaissent trop hétérogènes pour cela. Trois éléments principaux ont contribué à créer une diversité rendant difficile la phase consistant à passer des entretiens tournés à un film monté. Il s’agit de la multiplicité des dispositifs filmiques mis en place entre 1975 et 1979. Ceux-ci vont, d’une forme proche de celle des entretiens menés dans le cadre de collectes institutionnalisées de témoignages à des mises en scène correspondant pratiquement à des reconstitutions historiques, en passant par un ensemble de configurations intermédiaires. Dans ces dernières, l’agencement du lieu ou l’arrière-plan ont par exemple pu être adaptés au tournage. Le grand nombre de protagonistes et leur diversité rendent toute tentative de synthèse difficile. S’il est communément admis en 2011 qu’ils se répartissent en trois catégories : les Juifs persécutés, les Allemands persécuteurs et les témoins polonais, cette typologie ne doit pas pour autant être acceptée comme telle277. A celle-ci, il est possible d’ajouter quatre autres catégories, que sont : les représentants des instances, les traductrices et les assistantes, les témoins secondaires et le réalisateur lui-même. La pluralité des thèmes abordés nécessite qu’un choix soit opéré afin de créer une intrigue. Ce dernier point conduit à insister sur le fait qu’aucun scénario n’a été établi entre 1973 et 1979. A cela s’ajoute, ce que la monteuse a qualifié de caractère « peu cinématographique » des éléments réunis lors de cette phase de la réalisation. La question devient dès lors, comment monter des entretiens pour concevoir un film ? Cela a conduit Stuart Liebman à introduire l’ouvrage qu’il a consacré à Shoah en indiquant que :

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Cette seconde phase de la mise en intrigue sera étudiée dans le quatrième chapitre de cette thèse. En cela, les acquis de la recherche menée par Martin Goutte ont été intégrés à ce travail.

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Chapitre 2 : Du projet aux dispositifs filmiques « Aucun cinéaste n’a jamais commencé un projet à propos d’un sujet historique aussi large et terrible avec une perspective de succès aussi peu tangible que l’intellectuel, éditeur et réalisateur Claude Lanzmann. »278

Pour autant, au terme de cette étude des archives du film, un nombre conséquent d’éléments de cohérence déjà présents lors du tournage peuvent être identifiés. Il s’agit principalement d’éléments formels. Ainsi, les mêmes échelles de plan et les mêmes mouvements de caméra (principalement le zoom) ont été utilisés pour l’ensemble des entretiens. Les arrière-plans de plusieurs des tournages ont conduit à inscrire dans le champ de la caméra des moyens de transport. Enfin, la présence à l’écran du réalisateur et le choix de montrer de manière récurrente le dispositif de tournage ont été opérés dès cette période. Ces éléments favorisent tout à la fois les transitions entre les plans et permettent de dégager une unité formelle. La structure des entretiens suivant un plan chronologique, a souvent été identique. Le réalisateur a la plupart du temps posé les mêmes questions à différents protagonistes. Il a cherché à atteindre des points de rupture qu’il a nommés des moments d’incarnation. L’ensemble de ces éléments relatifs au contenu participent à assurer la cohérence du film. A ces aspects portant soit sur la forme, soit sur le contenu, vient s’ajouter le souci transversal d’abolir la distance entre passé et présent. Aussi bien dans la manière de mener des entretiens que dans le choix des plans, une même insistance sur la pérennité et un même refus de l’écoulement du temps entre 1945 et la fin des années 1970 constitue un fil conducteur des tournages. Certains de ces choix, qui s’inscrivent dans une continuité formelle de Pourquoi Israël, ont facilité la réalisation de la seconde phase de la mise en intrigue : le montage (19791985). Avant d’étudier celle-ci, l’articulation entre le processus de réalisation et l’historiographie contemporaine peut être analysée. L’idée selon laquelle le film ne relève d’aucun choix historiographique semble s’être largement imposée en 2011, ainsi, Sue Vice indique à ce sujet : « Shoah ne présente ni des informations ni une thèse historique ou philosophique concernant l’Holocauste mais une contemplation de ce sujet en faisant usage de moyens spécifiquement cinématographiques. »279

Cette perception peut être questionnée à travers l’étude tout à la fois des entretiens menés avec des historiens et des écrits du réalisateur.

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Stuart Liebman, « Introduction », op. cit., 2007, p. 3. Sue Vice, op. cit., p. 8.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique

De l’articulation avec l’historiographique La place des documents Au terme du premier chapitre, il a été conclu que Shoah n’est pas un film historien. Ce constat repose sur le fait que la méthode et les enjeux ne correspondent pas aux pratiques historiennes des images animées. Ce constat n’équivaut pas à une critique mais à l’identification de la nécessité d’utiliser d’autres méthodes que celles mobilisées pour l’analyse d’un texte d’historien. Lors du deuxième chapitre, l’analyse a principalement porté sur la conception des dispositifs filmiques. Si l’acquisition de connaissances en archives a été évoquée, celle-ci n’a pas pour autant été présentée comme un enjeu central de la mise en intrigue. Souligner l’importance des paroles des protagonistes et des lieux filmés a pu donner l’impression que les documents ont occupé une place peu importante lors des tournages. Leur rôle sera étudié dans ce chapitre. Il s’agira par la suite de se demander quels choix historiographiques ont été à la base de la réalisation. Avec quels historiens des entretiens ontils été menés ? Au-delà, est-il possible d’établir une correspondance entre les axes historiographiques choisis et la forme prise par le film ? Une telle démarche conduira à replacer Shoah à l’articulation des recherches des deux conseillers historiques du film, Bauer et Hilberg. Au terme de cette étude comparée, des éléments ne correspondant pas aux études de ceux-ci seront ajoutés. Cela conduira à prendre en compte un article de Lanzmann datant de la fin des tournages (1979). Les fonctions des archives L’équipe du film a fait usage de documents en leur assignant au moins trois fonctions distinctes. Ceux-ci ont été utilisés afin de « piéger » les protagonistes ou au contraire à favoriser leur expression. Par ailleurs, certaines séquences sont articulées autour, non pas d’un protagoniste, mais d’archives écrites. Deux de ces scènes, montées dans Shoah, ont été étudiées précédemment. Il s’agit de la lecture de la lettre du rabbin de Grabow et de celle d’une circulaire visant à l’amélioration du fonctionnement des camions à gaz de Chelmno. D’autres plans portant sur des documents ont également été filmés et finalement non montés. – 157 –


Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Par exemple, avant de tenter de rencontrer Gustav Laabs, qui était l’un des chauffeurs des camions à gaz de Chelmno, le réalisateur a lu devant la caméra des extraits de l’acte d’accusation de celui-ci. Il commence ainsi : « Voyons qu’est-ce que nous avons sur Laabs, c’est un extrait de l’acte d’accusation du procès des tueurs de Chelmno, le procès a eu lieu en 1963.»1

Au cours de cette lecture, il insiste à deux reprises sur l’emploi par la justice allemande de l’expression « il a collaboré ». Il revient ainsi sur les responsabilités exercées par ce protagoniste2. En parallèle de ces propos, la façade de l’immeuble dans lequel Laabs réside est filmée (ill. 1 ci-après). Un zoom est opéré sur la fenêtre de son appartement (ill. 2), avant que Lanzmann et Coulmas n’aillent à sa rencontre (ill. 3).

Fig. 38 Captures d’écran issues du tournage avec Gustav Laabs, Claude Lanzmann Shoah Collection.

Il semble également que le réalisateur a lu des passages du rapport écrit par Heinrich May, le garde forestier allemand de Chelmno3. Une transcription en anglais du texte écrit par celui-ci en allemand, à propos de ce qu’il a vu principalement à Chelmno, à Kolo et dans la forêt de Rzuchow, fait partie des archives de Shoah. De même, avant que l’entretien avec Kretschmer ne débute, Lanzmann tient dans ses mains plusieurs des lettres que ce protagoniste avait rédigées en 1942 alors qu’il était membre d’un Einsatzgruppe (ill. 1 à 3 ci-après). Le réalisateur lit alors en français des extraits de ces courriers que Kretschmer avait adressés en allemand à sa femme et à ses enfants, le 27

1

Claude Lanzmann, « Gustav Laabs (tournage) », op. cit., transcription : Maison, p. 8. Avec ironie, il indique à ce sujet, « (…) la justice allemande, en effet, est tout à fait pointilleuse sur la matérialité des faits. », ibid., p. 9. 3 Une copie du rapport peut être consultée aux archives à Yad Vashem, sous la cote M-21/477. Une traduction en langue anglaise a été publiée : Heinrich May, « A Great Lie. National Socialism Unknown to the German Nation », in Lucja Pawlicka-Nowak, Chelmno Witnesses speak, The Council for the protection of memory of combat and martyrdom, 2001, pp. 154-162 et en français, avec une préface de Claude Lanzmann, « Rapport du maître-forestier May », Les Temps Modernes, n°487, février 1987, pp. 1-15. 2

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique septembre, les 15, 19 et 30 octobre 19424. Les passages sélectionnés pour cette lecture, sont ceux qui font explicitement référence à la mise à mort des Juifs5.

Fig. 39 Captures d’écran issues du tournage avec Karl Kretschmer, Claude Lanzmann Shoah Collection.

A chaque fois, l’usage de ces écrits vise à attester la responsabilité des protagonistes et leur rôle actif dans la mise à mort des Juifs. Deuxièmement, dans d’autres cas, les documents d’archives ne sont pas les sujets centraux des séquences, mais ils constituent des supports pour la conduite des entretiens. Ainsi, une partie de celui conduit avec l’historien Hilberg porte sur une circulaire de la Reichsbahn. Lors d’une autre série de plans, ce chercheur analyse le journal de Czerniakow, le chef du Conseil juif du ghetto de Varsovie. Il s’agit d’un cas isolé lié au statut de celui qui s’exprime. C’est la seule fois dans l’ensemble du projet que le réalisateur demande longuement à un historien d’étudier des sources contemporaines du génocide des Juifs. Cette même source a également été utilisée lors de l’entretien mené avec Grassler, l’assistant d’Heinz Auerswald, le commissaire allemand du ghetto de Varsovie. Dans un premier temps, pendant une dizaine de minutes, ce protagoniste explique qu’il ne se souvient de rien. Il refuse de répondre, échappant alors sans trop de difficulté aux questions posées par le réalisateur. En allemand, Lanzmann lui dit alors (ill. 1, ci-après) :

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Une copie de celles-ci peut être consultée à la Zentralle Stelle à la cote : 204 AR-Z 269/60, vol. de documents KA, f° 13. Référence citée in Christian Ingrao, Croire et Détruire, Fayard, Paris, 2010, p. 283, et une reproduction partielle, en français, in Ernst Klee, Willy Dressen, Volker Riess, Pour eux « c’était le bon temps ». La vie ordinaire des bourreaux nazis, Plon, Paris, 1990, pp. 149-159. Les lettres sont connues dès la fin des années 1940, quand Kretschmer est jugé une première fois. Fonds H13 Darmstadt, Öffentliche Sitzung des Schwurgerichts, Ks l/68 (GStA), 10 décembre 1968, Staatsarchiv Darmstadt, cote 2754-6, p. 82. Je tiens à remercier Philipp Hertzog pour cette précision. 5 Plus exactement, pour les trois premières lettres, il lit d’abord la date, puis deux extraits, mais sans faire apparaître qu’il sélectionne des passages. On a rendu compte de cette manière d’opérer à la fin du chapitre 1 de cette thèse. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Karl Kretschmer (entretien avec) », op. cit., non transcrit, cassette 3246.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique « Je vais vous aider à vous souvenir. »6

A ce moment-là, il le contredit en lui opposant le journal du chef du Conseil juif de Varsovie. Il ne le fait pas de manière frontale. Il ne lit pas d’extrait, il ne lui tend pas le document, mais lui signale simplement qu’un tel écrit existe et qu’il a été conservé. Il lui explique ensuite que l’auteur de ce texte a pris des notes chaque jour et que plusieurs références sont faites à son propos. Il lui dit alors : « Docteur Grassler, voici le journal d’Adam Czerniakow. Il y parle de vous. »

Il mentionne alors des dates précises, si bien que le protagoniste exprime à ce moment-là sa volonté de prendre des notes (ill. 2) : « (…) je réapprends cette date… puis-je prendre des notes ? Après tout, cela m’intéresse aussi… Donc, en juillet, j’étais déjà là-bas. »7

Fig. 40 Captures d’écran issuesde Shoah (1-2) et de l’entretien avec Franz Grassker, Claude Lanzmann Shoah Collection.

Ces deux moments distincts extraits de l’entretien de Grassler ont été montés dans Shoah en parallèle aux vues prises en plongée sur Varsovie (ill. 1, ci-avant). Par la suite, au cours de l’entretien, le réalisateur lui a tendu la version éditée de l’ouvrage (ill. 3). Coulmas traduit alors de l’anglais à l’allemand les entrées du journal qui le concernent. Ce passage n’a pas été monté dans le film et le document, ici la version éditée par Hilberg, n’est jamais visible à l’écran. Pour autant, le journal occupe une place centrale dans ce dispositif filmique. Tout au long des échanges, il est ainsi utilisé dans le but de réduire les possibilités de déni de la part du protagoniste. En fait, malgré l’introduction de ce nouvel élément, Grassler reste sur la défensive, répétant qu’il ne se souvient pas.

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Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Franz Grassler (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 8 et Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 256. 7 Les deux citations sont issues de Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Franz Grassler (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 10, Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 257.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Un dispositif similaire a été mis en place avec Schubert, ancien membre de l’Einsatzgruppe D. Dans ce cas, le réalisateur a fait porter plusieurs questions sur le rôle que celui-ci a eu durant les tueries par balles de Juifs en décembre 1941 à Simferopol en Crimée. Ce point a été au centre du procès intenté à ce protagoniste (1947-1948). Trente ans après celui-ci, Schubert défend à nouveau l’idée selon laquelle il a inspecté et non supervisé ces exécutions. Il explique en allemand : « J’ai été mis en relation… euh… avec des mesures d’exécution… c’était à Simferopol… on a beaucoup-beaucoup écrit sur cela... »

Sa femme, qui est assise derrière lui, assistant ainsi à l’ensemble des échanges, lui coupe la parole afin de préciser : « Oui mais c’était pour une inspection et non pas pour une surveillance… et je voudrais que… »

Lanzmann l’interrompt et demande : « C’était pour superviser… »

Schubert répond : « Non, justement pas… »

Avant que Coulmas n’intervienne à son tour en ajoutant : « Nous avons lu les actes du procès… vous comprenez ? »8

Les échanges ont continué autour de la consultation des affidavits rédigés en 1947 dans la perspective du procès9. Schubert explique avoir été contraint à signer ceux-ci. Il indique qu’il s’en est déjà expliqué. De nouveau, dans ce cas, l’utilisation d’une archive n’a pas modifié l’attitude défensive du protagoniste. Elle a avant tout conduit à une plus grande précision des questions posées. De la même manière, au cours de cet entretien, Lanzmann s’est appuyé sur un certain nombre de schémas et de sources reproduits par Hilberg dans l’ouvrage, La Destruction des Juifs d’Europe. Grassler et Schubert ont été ainsi placés dans l’impossibilité de présenter la version qu’ils souhaitaient donner des faits passés. La fonction des documents d’archives est dès lors de favoriser l’avènement d’échanges contradictoires. 8

Les citations sont issues de Claude Lanzmann (propos recueillis par) », « Heinz Schubert (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 33. 9 Ibid., p. 34

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique L’archive comme élément du dispositif Ce type de dispositif ne se limite pas aux seuls tournages réalisés avec des Allemands persécuteurs. Ainsi, avec les deux membres du Comité International de la Croix Rouge (CICR), de tels documents ont également été mobilisés. Lors de l’entretien mené avec Jean Pictet, après quelques minutes, Lanzmann a « opposé » à ce dernier un projet de protestation qui avait été rédigé lors de la séance plénière du Comité du 14 octobre 1942. Dans ce texte portant sur la déportation et les camps, le mot Juif était absent10. Les extraits lus par le réalisateur constituent l’un des axes centraux autour duquel l’entretien s’est déroulé11. Il est difficile de développer ce cas, car seule une transcription des propos échangés peut être consultée. En revanche, l’entretien mené avec Rossel peut être étudié de manière plus précise. Cela est possible, car les archives sont consultables et qu’un film Un vivant qui passe (1997) a été réalisé par Lanzmann sur la base de cet entretien. En juin 1944, à la demande du CICR, Rossel faisait partie d’une délégation en charge d’inspecter le camp de concentration de Theresienstadt. Les responsables de ce lieu avaient préparé la venue de ces représentants avec l’intention de les tromper sur les conditions de vie des Juifs. Après six heures passées dans le camp, Rossel a rédigé un rapport correspondant aux attendus de la mise en scène conçue par les nazis12. Lors de l’entretien réalisé trente-cinq ans après, Lanzmann a cherché tout à la fois à déterminer comment cet homme a pu refuser de voir et donc d’agir et plus encore, comment et pourquoi en 1979, il a refusé de reconnaître qu’il a été manipulé. Celui-ci se déroule sous la forme classique d’un face à face. Rossel est assis à son bureau et Lanzmann, ainsi que le chef

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Ce document n’a pas été diffusé à l’époque. Jean Pictet était le secrétaire de cette réunion. Il en a réalisé le procès-verbal. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Jean Pictect (entretien avec) », op cit., transcription, p. 16 ; au sujet de ce projet de déclaration voir notamment : Jean-Claude Favez, « 1942 : le comité international de la Croix-Rouge, les déportations et les camps » dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°21, janvier-mars 1989. pp. 53-54. 11 On en reproduit un extrait : « à côté des internés civils proprement dit, certaines catégories de nationalités diverses sont, pour des raisons dépendantes de l’état de guerre, privées de leur liberté, déportées ou prises comme otage… », « (…) ils peuvent même de ce fait subir des atteintes à leur vie pour des actes dont ils ne sont souvent pas les auteurs », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Jean Pictect (entretien avec) », op cit., p. 18. 12 Pour une présentation synthétique lire : Naomi Baumslag, « Deception and propaganda at Theresienstadt », in Murderous medecine, Greenwood Publishing Group, 2005, pp. 188-191.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique opérateur et l’ingénieur du son, lui font face (ill. 1 ci-après)13. Durant l’entretien, deux temps peuvent être distingués. Le réalisateur explique à ce sujet, qu’au début du tournage : « J’avais tout le temps peur qu'il se lève et qu'il dise on arrête. On arrête je ne parlerai plus je ne veux pas continuer. C'est pourquoi j'étais extraordinairement prudent dans mes questions, je tournais autour (…). »

Le ton employé par Lanzmann est alors empathique, il cherche à mettre en valeur le protagoniste en lui signifiant qu’il le comprend14. En cela, il opère de la même manière qu’avec les Allemands persécuteurs (Cf. chapitre 2). Il lui demande notamment quelles étaient ses conditions de vie à lui et comment se déroulait son travail de délégué du CICR à Berlin. Ce n’est qu’après une vingtaine de minutes d’entretien qu’il évoque pour la première fois les camps. Les questions de Lanzmann portent d’abord sur le fait que Rossel s’est rendu à Auschwitz15 puis à Theresienstadt. Il a alors « opposé » aux propos tenus par le protagoniste le rapport que celui-ci avait rédigé à l’époque. Plus précisément, il met en regard le contenu de ce texte avec les informations connues en 1979 concernant l’organisation de cette inspection. A la suite de la citation précédente, Lanzmann a indiqué : « (…) et à un certain moment après que je l'ai laissé longuement parlé, je lui oppose son rapport et il voit que je l'ai son rapport entre les mains et là il est prisonnier, il ne peut plus rien faire, il est obligé d'écouter et de subir. »16

A ce stade de l’entretien, le réalisateur prend plus longuement la parole. Il s’agit d’un tournant, du moment où le rapport de force établi entre les deux hommes s’inverse. Si Rossel pensait communiquer des informations concernant le rapport à son interlocuteur, il réalise que celui-ci en a déjà connaissance. L’usage de termes par Lanzmann tels que, « tourner autour », « prisonnier », « subir », rend assez bien compte du fait que le dispositif vise à piéger le protagoniste. Le document est au centre de ce dispositif.

13

Le réalisateur indique s’être rendu au domicile de Maurice Rossel, sans être annoncé et sans que celui-ci ait préalablement accepté d’être filmé. 14 Il indique, par exemple, « moi je trouve ça très extraordinaire ce que vous avez fait » et « c'était très courageux de faire ça », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Maurice Rossel (entretien avec) », op cit., p. 18 et p. 20. 15 Ibid., pp. 14-41. 16 Les deux citations ci-dessus sont de Claude Lanzmann, in entretien avec Hélène Frappat, supplément du DVD : Un vivant qui passe, Les Cahiers du cinéma, 2003.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique

Fig. 41 Captures d’écran issues de Un Vivant qui passe (1 et 3) et de l’entretien avec Maurice Rossel, Claude Lanzmann Shoah Collection (2).

A la fin de l’entretien, Lanzmann lit un discours prononcé par le docteur Paul Epstein alors qu’il était le chef du Conseil juif. A ce moment-là, le réalisateur est filmé plein cadre (ill. 2). Dans, Un Vivant qui passe le plan monté en parallèle de cette lecture porte sur le visage de Rossel (ill. 3). Ainsi, dans ce film de 1997 comme dans Shoah, les documents ne sont pas visibles à l’écran, mais ils occupent un rôle central dans l’intrigue. Dans chacun des quatre cas susmentionnés, une archive a été mobilisée afin que le protagoniste ne puisse pas présenter les faits auxquels il a pris part comme il le souhaite. Celles-ci visent à les contraindre à décrire certains aspects de leurs actions passées sur lesquels ils ne souhaitent pas revenir en présence de Lanzmann. L’hypothèse selon laquelle, l’usage de ces documents participe à créer un dispositif filmique pensé avant tout pour les spectateurs, peut être avancée. De nouveau, il s’agit moins de chercher à obtenir de nouvelles informations que d’arriver à une formulation différente de celles-ci. Le début de l’entretien avec Schubert rend assez bien compte de cela. Alors que ce dernier refuse de parler, car il estime avoir déjà tout dit lors de son procès et qu’il a été trop souvent sollicité17, Lanzmann lui répond : « Bien sûr vous ne pouvez rien dire de plus, d’ailleurs je ne veux pas du tout vous interroger sur les faits… non ce que je voudrais, et c’est cela surtout qui nous intéresse, parce qu’un procès est un procès avec des questions et des réponses, ce que je voudrais, c’est l’atmosphère de l’époque, les relations humaines – ce sont ces choses-là qui m’intéressent, est-ce que vous comprenez ? (…) J’aimerais que vous disiez les mêmes choses d’une autre façon, vous comprenez ? »18

17

Il indique notamment, « l’autorité centre à Ludwigsburg… me nomme toujours aussitôt qu’un nouveau procès s’ouvre quelque part contre les Einsatzgruppen », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Heinz Schubert (entretien avec) », op cit., transcription, p. 26. 18 Ibid., p. 11.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Dans ces cas, l’un des objectifs poursuivis est de rendre manifeste le refus des protagonistes de participer à l’entretien. Ceci est particulièrement observable lors de la séquence filmée avec Joseph Oberhauser. Celui-ci était le chauffeur de Christian Wirth, l’un des principaux responsables de l’opération Rheinardt. Au cours de l’entretien, Lanzmann lui a montré une photographie le représentant19. Dans Shoah, à ce moment-là de la séquence, un insert sur celle-ci a été monté plein cadre (ill. 2 ci-après). Le réalisateur lui a alors demandé en allemand (ill. 1 et 3) : « Reconnaissez-vous cet homme ? Non ? Christian Wirth… Monsieur Oberhauser ! Vous vous rappelez Belzec ? Vous avez des souvenirs de Belzec ? Non ? Et les fosses qui débordaient ? Vous n’avez pas de souvenir ? »20

Cette série de questions qui restent sans réponses souligne le refus du protagoniste de prendre part au dispositif filmique. Dans ce cas, l’archive qui a été utilisée est une photographie.

Fig. 42 Captures d’écran issues de Shoah

L’archive comme support A ce deuxième usage des archives s’ajoute une autre utilisation de celles-ci, principalement mise en œuvre lors d’entretiens conduits avec des protagonistes juifs. Dans ces cas, elles n’ont plus pour fonction de piéger ceux qui s’expriment, mais de les aider à formuler leurs propos. Ainsi, face à Hansi Brand, Lanzmann a lu deux extraits de textes que Kastner avait rédigés après la guerre21. De même, le réalisateur a cherché à faire réagir Jacob Arnon à des extraits d’articles publiés dans le journal de la communauté juive d’Amsterdam

19

Peu d’informations sont disponibles au sujet de cette photographie. Une copie est consultable dans les archives de la GFH sous le numéro de catalogue 26487. Elle est, la plupart du temps, datée de 1942. 20 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 97. L’entretien original n’est pas encore numérisé et il n’est donc pas possible de présenter ici les conditions dans lesquelles il s’est déroulé. 21 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Hansi Brand (entretien avec) », op. cit., transcription, pp. 27-28

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique et dans le Bulletin du Conseil Juif de Hollande22. Ces documents ont permis aux deux hommes d'aborder le thème de la coopération de certains leaders juifs avec les nazis. Dans ces deux cas, l’usage d’archives vise à ce que les protagonistes précisent leurs propos. Le fait de mobiliser des documents contemporains du sujet abordé sert également à ce que ceux-ci ne mobilisent pas d’informations acquises après 1945. A plusieurs reprises, de telles sources ont occupé une place centrale dans le dispositif filmique. Ainsi, avec Aba Kovner, les échanges filmés ont porté sur la déclaration que celui-ci avait rédigée le 1er janvier 194223. Durant cet entretien, celui-ci refuse tout à la fois de répondre aux questions prosaïques qui lui sont posées et de donner des détails concernant le quotidien de la résistance dans le ghetto de Riga. Il cherche à réinscrire son action dans une perspective plus globale et tient à s’exprimer dans un langage élaboré. Il impose à l’entretien son propre rythme, refusant la rupture de temporalité imposée par le réalisateur. En fait, il n’accepte de participer pleinement au dispositif proposé par Lanzmann que lorsqu’il est question de ce texte de 1942. De même, Avec Ehud Avriel, des courriers adressés en 1942 depuis la Pologne aux Juifs hors d’Europe24, afin de transmettre des informations codées concernant le judéocide, ont été décryptés. Avec Landau (ill. 1 ci-après), une lettre codée ayant une fonction similaire a été lue25.

Fig. 43 Captures d’écran issues de l’entretien avec Hermann Landau, Claude Lanzmann Shoah Collection

Hanna Marton, elle, s’est réfèrée à de multiples reprises à un carnet de notes prises par son 22

Les questions posées portent sur la forme et le contenu du Jewish Weekly, avant qu’il ne cite certains passages du Bulletin. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Jacob Arnon (entretien avec) », op. cit., transcription, respectivement p. 19 et pp. 46-51. 23 Ce document est reproduit et analysé dans Yitzhak Arad, « The Crystalization of the concept of armed resistance », Ghetto in Flames, The Struggle and destruction of the Jews in Vilna in the Holocaust, Yad Vashem, Jerusalem, 1980, pp. 221-238. 24 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Ehud Avriel (entretien avec) », op. cit., cassette 3101 25 Par ailleurs, une lettre écrite par le rabbin Dov Weissmandl a été lue par Herman Landau (ill. 2 dans le corps du texte). Par la suite, il a lui-même souhaité à plusieurs reprises lire de tels documents. Claude Lanzmann lui a également demandé cela à plusieurs reprises (ill. 3).

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique mari au cours de l’année194426. Un entretien a été tourné avec Bergson et Merlin dans une bibliothèque (ill. 1, ciaprès). Un panneau, sur lequel des publicités ont été affichées, apparaît à plusieurs reprises dans le champ de la caméra. Il s’agit de celles qui ont été publiées dans la presse pendant la guerre afin d’informer l’opinion publique américaine de l’extermination des Juifs d’Europe. A un moment donné, Bergson se lève et explique leurs actions passées, désignant tour à tour chacun de ces documents (ill. 2-3). Dans ce cas, les archives ont pour fonction de constituer des supports et d’être en même temps l’objet des propos tenus.

Fig. 44 Captures d’écran issues de l’entretien avec Bergson et Merlin, Claude Lanzmann Shoah Collection

A Corfou, l’un des protagonistes juifs a présenté plusieurs photographies (ill. 2 ciaprès). Il s’agissait de plusieurs cartes postales représentant le camp de concentration de Dachau (ill. 1 ci-après) ainsi que des photographies de famille (ill. 3). Ces images ont servi de support à ses propos et ont constitué à ce titre, des éléments constitutifs du dispositif filmique. A la différence des exemples précédents cette séquence a été montée dans Shoah.

Fig. 45 Captures d’écran issues de Shoah.

26

L’entretien mené avec Leib Garfunkel constitue un cas limite. Il s’organise autour de la lecture de l’ouvrage qu’il a publié en hébreu en 1959. Il avait écrit de premiers éléments pendant le génocide des Juifs. Leib Garfunkel, Ha-Yehudit be-ḥurbanah, Yad Vashem, Jérusalem, 1959, 330 p. Sur ce point, le travail mené par Jennifer Cazenave peut être consulté, op. cit..

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Cet usage de documents visuels ne s’est pas limité aux seules séquences tournées à Corfou et avec Oberhauser. En effet, comme indiqué précédemment, des dessins et des coupures de presse ont été régulièrement consultés par Lanzmann à la fin des entretiens (Cf. chapitre 2). Ces plans n’ont pas été montés dans le film, mais le fait qu’ils aient été tournés rend compte de la place prise par des sources visuelles. De même, une photographie datant de 1946 et représentant les ruines du ghetto de Varsovie a été filmée plein cadre au début de la dernière séquence du film27. Enfin, lors des tournages menés sur les lieux mêmes de l’extermination, plusieurs vues ont été réalisées sur des images contemporaines du génocide des Juifs. Ainsi, à Birkenau, devant les ruines du crématorium II, un zoom a porté sur une photographie de celui-ci. (ill. 1 à 3)28. Ce plan intégré au montage constitue l’un des nombreux éléments attestant de la présence d’archives visuelles dans le film. L’impression que Shoah est un film conçu sans ou contre les archives est ainsi invalidée.

Fig. 46 Captures d’écran issues de Shoah.

La centralité de la référence à Raul Hilberg

De l’entretien à la place de l’historien dans le film La question de l’articulation avec les méthodes historiennes ne se limite pas à l’usage de documents écrits et visuels. Elle peut également être appréhendée à travers le rôle tenu par les historiens en tant que protagonistes, ainsi que par l’étude des influences choisies par le réalisateur. Deux questions peuvent être posées : lors des entretiens, les différentes méthodes

27

Une copie de celle-ci a été mise en ligne par les archives de Yad Vashem à la côte : 5644[en ligne] URL : http://collections.yadvashem.org/photosarchive/en-us/82564.html Consulté le 2 avril 2011. 28 Une copie de celle-ci a été mise en ligne par les archives de Yad Vashem à la côte : 5720/8 [en ligne] URL : http://collections.yadvashem.org/photosarchive/en-us/103149_98919.html Consulté le 2 avril 2011. L’original se trouve au musée d’Auschwitz-Birkenau (Panstwowe Muzeum Auschwitz - Birkenau W Oswiecimiu).

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique de ces chercheurs ont-elles été abordées ? Ce film donne-t-il la parole aux historiens ? En fait, si plusieurs d’entre eux ont accordé un entretien à Lanzmann, seul Hilberg intervient dans le film29. Les différents thèmes abordés avec ce protagoniste peuvent être présentés. Quatre parties dans l’entretien (notées 1 à 4) vont être mises en regard avec les trois interventions de celui-ci dans Shoah (notées A, B et C). Le schéma ci-après en rend compte.

Fig. 47 Schéma de l’entretien avec Raul Hilberg (1)

La première partie des échanges a porté strictement sur le rôle des chemins de fer30. L’historien explique que ce choix est lié au fait que la Reichsbahn en tant qu’organisation administrative a été essentielle dans la mise en place de la Solution finale. Cela le conduit à souligner que, selon lui, le rôle de l’idéologie peut être tenu pour secondaire31. Ils ont ensuite abordé le fonctionnement de cette administration et en particulier les questions liées au financement du transport des Juifs vers les camps d’extermination et celles liées à la gestion des horaires des trains. Le cas qui a été considéré est celui de la déportation des Juifs de Salonique32. Par la suite, Hilberg a expliqué l’organisation du trafic à partir de deux documents allemands. Il s’agissait de Fahrplananordnung33, c’est-à-dire, d’« ordres de route » des trains spéciaux. Lors de l’entretien, l’analyse du second document a duré une vingtaine de minutes34. Ce point a été au centre de la seconde intervention de l’historien dans

29

Si le travail du chercheur américain est considéré comme historien, celui-ci a toujours inscrit ses travaux dans une optique plus proche des sciences politiques, ce qui se traduit, entre autres, par son rattachement académique à l'Université de Burlington où il a enseigné entre 1956 et 1991. 30 Il débute par une présentation des raisons pour lesquelles Raul Hilberg a mené cette recherche en particulier. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., bobine 385. Ci-après les numerous de bobines sont cites afin de render compte du déroulement de l’entretien. 31 Ibid., bobine 388. 32 Ibid., bobine 387-388 33 Le premier est daté du 16 janvier 1943, ibid., bobine 389. 34 Ibid., bobine 390-391. A la fin du résumé, il est ajouté à la main entre parenthèse, « très bon ». Il est également indiqué que « Les gens qui ont exécuté ces tâches extraordinaires étaient eux-mêmes tout à fait ordinaires, de bons chrétiens. » Si la mention du terme chrétien est présente, celle des hommes ordinaires ne l’est pas chez Hilberg.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Shoah35 (notée B sur le schéma ci-après).

Fig. 48 Schéma de l’entretien avec Raul Hilberg (2)

Lors de la deuxième partie de l’entretien, Hilberg a abordé les premiers développements de l’historiographie du génocide des Juifs et la manière dont, selon lui, l’accent mis sur les personnes ayant exécuté des Juifs a conduit à sous-estimer le rôle des personnels administratifs36. Cela l’a amené à aborder des questions d’ordre méthodologique. La première intervention de l’historien dans Shoah37 est issue de ce passage (notée A sur le schéma ci-après).

Fig. 49 Schéma de l’entretien avec Raul Hilberg (3)

L’entretien a ensuite porté sur la question du rapport entre continuité et rupture dans les persécutions antijuives menées par les nazis entre 1933 et 1945. Hilberg a alors réinscrit le judéocide dans une continuité historique. Lors du montage, un membre de l’équipe du film a noté dans le résumé qui accompagnait la transcription des échanges : « Il y a un progrès logique dans l’histoire. »38

35

Dans le résumé de l’entretien, il est mentionné qu’il s’agit là de la « découverte capitale d’Hilberg, Hilberg’s personal breakthrough. » 36 Ibid., bobine 393. 37 Idem. 38 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., résumé, p. 6.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique En fait, l’historien a expliqué à la fois la manière dont les nazis ont « inventé » afin de tuer39 et aussi, que les mesures prises s’inscrivaient dans le temps long des persécutions perpétrées à l’encontre des Juifs40. Il a ensuite décrit la période correspondant à l’expropriation41, soit les actions mises en place contre eux en Allemagne, principalement entre 1933 et 193842. Le processus par lequel les Juifs ont été exclus de la société et littéralement « pillés »43 a ensuite été présenté. Hilberg a précisé par la suite que la logique nazie n’était pas celle d’une exploitation rationnelle des Juifs mais relevait d’une « idéologie de la mort »44. Lanzmann a posé à plusieurs reprises la question de la radicale nouveauté de la Solution finale, sans obtenir sur ce point de réponse décisive. Tout en reconnaissant celle-ci, l’historien a insisté sur les dynamiques à l’œuvre, soit sur ce qu’il conçoit comme un processus de radicalisation cumulative sans véritable centre de décision. Il est notamment revenu sur les années 19401941, expliquant qu’aucun plan n’était alors prévu et que des décisions étaient prises sans que celles-ci ne proviennent nécessairement du plus haut niveau de la hiérarchie nazie. Suivant en cela l’optique fonctionnaliste alors adoptée par l’historien, il est noté dans le résumé de l’entretien que : « La Solution finale est le produit de l’activisme du tout le monde. »45

La manière dont les nazis ont pris des mesures de plus en plus radicales en Pologne à cette période a alors été abordée. Dans le résumé, il est noté que cela constitue une « accélération de l’Histoire »46. Hilberg a également indiqué que l’entrée en guerre contre l’Union soviétique a constitué une rupture. Il a établi un lien explicite entre le déclenchement de l’opération Barbarossa et la mise en place de la Solution finale et a particulièrement souligné la place occupée par les Einsatzgruppen. Lanzmann a lui abordé la question de la pression psychologique, seelische Belastung47, que les exécuteurs ont dit avoir éprouvée. Selon Hilberg, celle-ci explique en partie le passage des tueries par balles à l’usage du gaz dans les

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L’historien indique « ces bureaucrates devinrent des inventeurs », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., bobine 394. 40 Ibid., bobine 395. 41 Idem. 42 Soit du licenciement des fonctionnaires Juifs à la Nuit de Cristal 43 Le terme looting est utilisé dans Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., résumé, p. 9. 44 Ibid., p. 10 45 Ibid., p. 11 46 Ibid., p. 12 47 Ibid., p. 13, le terme constitue l’un des sous-titres.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique camions puis dans les camps d’extermination, évoquant également à ce sujet des raisons d’ordre financier ainsi que la volonté d’un plus grand secret.48 La troisième partie de cet entretien a porté sur le rôle des Conseils juifs, principalement à travers le cas de Czerniakow. Après avoir mentionné Benjamin Murmelstein et Leib Garfunkel filmés avant lui, Lanzmann a interrogé Hilberg sur le journal du chef du Conseil juif de Varsovie. Ce passage intégré au film constitue la troisième et dernière intervention de l’historien (notée C sur le schéma ci-après). Celui-ci considère que Czerniakow était une personnalité positive car le journal qu’il a tenu a permis un accès aux faits passés. Les échanges se sont déroulés en suivant l’ordre chronologique des entrées de ce journal.

Fig. 50 Schéma de l’entretien avec Raul Hilberg (4)

Les thèmes appréhendés ont été, entre autres, le rapport à la mort et la question de la connaissance de l’existence des camps d’extermination et celui des réactions des Juifs aux persécutions. Cette sous-partie de l’entretien a été intitulée par l’équipe du film : « comme des moutons à l’abattoir »49. Hilberg a expliqué que les Juifs n’arrivaient pas à concevoir la Solution finale, ce qui explique pour partie leur passivité. Il considère qu’ils n’étaient pas en capacité d’agir efficacement contre les nazis50. Il a également insisté sur le fait que Czerniakow était loyal, qu’il avait le sens du devoir et surtout qu’il ne collaborait pas avec les allemands, expliquant son suicide par une volonté de ne pas se compromettre. Lanzmann lui a

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Ils abordent ce dernier point et les limites du secret. Pour l’historien celui-ci visait en premier lieu les Juifs persécutés et en second lieu les Alliés, Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., bobine 402-403. Dans le résumé, début de la bobine 404, il est noté, « Hilberg répète assez longuement sa thèse, que le secret était partiel et visait en premier lieu les Juifs », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., résumé, p. 14. 49 Ibid., p. 18. 50 Il aborde ensuite le thème du sauvetage par le travail à travers l’exemple du ghetto de Lodz et de la politique menée par Rumkowski.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique alors fait remarquer que, dans La Destruction des Juifs d’Europe, il avait été plus sévère envers cet acteur de l’histoire, ce à quoi l’historien lui a répondu : « Quand je l'ai écrit, on n'avait pas encore le journal de Czerniakow. Aujourd'hui j'en parle certainement de manière plus nuancée - peut-être plus humaine. Cela ne veut pas dire que je pense que les Judenräte n'étai[en]t pas un désastre. Ils étaient un désastre. »51

Malgré ces propos très critiques, il a tenu à préciser, qu’à quelques rares exceptions près, les leaders juifs n’ont pas trahi leur peuple52. Les thèmes suivants ont été l’insurrection du ghetto de Varsovie puis, le rôle qu’a eu Kastner. Hilberg considère que le Rescue Group dont celuici était l’un des leaders visait à sauver certains Juifs et non pas tous les Juifs de Hongrie53. De nouveau, il a été critique, considérant qu’en établissant des listes de personnes à sauver, les membres de ce groupe de résistants juifs « jouaient à dieu »54. La quatrième et dernière partie de l’entretien a porté sur le processus menant des premières mesures prises en 1933 à l’extermination des Juifs à partir de 1941. Les deux hommes ont insisté sur le consensus qui existait au sein de la société allemande, dans ce que Hilberg a désigné comme étant un pays bureaucratique. Il a indiqué que : « Le principe de base de ce processus a été d'employer des gens ordinaires pour des tâches extraordinaires. »55

Il est ensuite revenu sur les quatre premières phases de La Destruction des Juifs d’Europe : la définition, l’expropriation, la concentration et la déportation. Il a exposé le principe selon lequel c’est l'administration, l'industrie, le parti et l'armée qui dans leur ensemble ont été les responsables du génocide des Juifs. L’entretien s’est terminé sur ce constat ainsi que sur l’évocation du rôle de l’entreprise IG Farben à Auschwitz-Birkenau et sur la réinsertion des personnels administratifs après 1945.

51

Ibid., p.16. Pour autant, l’historien fait plusieurs allusions critiques envers les décisions prises par Jacob Gens à Vilna. « Il n'a jamais dit "avec 1000 je sauve 10000, et avec 10000 je sauve 100000", et c'est son grand mérite », ibid., p. 20. 53 Selon lui, les membres du Rescue Group ne pouvaient pas prévenir les Juifs à cause des négociations et du chaos qui aurait suivi. 54 Ibid., p. 20. Pour autant, Hilberg note que les trois personnes qu'il admire sont Kastner, Czerniakow et Anielewicz. Ils concluent cette partie en abordant la question du rôle joué par les organisations juives en Allemagne. 55 Ibid., p. 21. 52

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Les principaux thèmes abordés avec cet historien et la manière dont ils ont été intégrés dans Shoah peuvent être représentés par le schéma ci-après :

Fig. 51 Schéma de l’entretien avec Raul Hilberg, synthèse.

En plus d’étudier le déroulement de l’entretien (1979), la fonction des trois extraits montés dans Shoah (1985) doit être prise en compte. Cela permet de mieux comprendre la place occupée par l’historien dans l’économie générale du film. La première intervention d’Hilberg se situe à la moitié de la première période du film et constitue un tournant de l’intrigue en introduisant la question de l’antisémitisme chrétien. En cela, elle occupe une place décisive, car ce thème est développé par la suite à travers de multiples entretiens conduits avec des témoins polonais (Cf. schéma ci-dessous)56.

Fig. 52 Schéma de l’intégration de l’entretien avec Raul Hilberg, à Shoah

56

La première partie du film se terminant et étant construit pour se terminer sur la scène durant laquelle Srebnik le survivant du Sonderkommando de Chelmno se trouve devant une église entouré de polonais qui vont exprimer le présupposé d’un lien entre la mort du Christ et le génocide des Juifs.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique La deuxième, portant sur le rôle de la Reichsbahn, est également centrale car elle constitue le seul moment d’explication de la présence transversale du thème des chemins de fer dans le film57. Enfin, la dernière série d’interventions ayant pour objet le journal d’Adam Czerniakow, est également importante car elle correspond à la seule fois où le thème des Conseils juifs est abordé dans Shoah58. Pour l’ensemble de ces raisons, ce protagoniste a un rôle primordial dans le film. Ses propos ont notamment pour fonction d’effectuer des liens entre les différentes séquences et d’assurer ainsi en partie la cohérence de l’intrigue. Ceci relève d’un choix effectué très tôt dans le déroulement du projet. Ainsi, dès août 1975, Lanzmann expliquait dans une lettre manuscrite adressée à Hilberg : « Dans tous les cas une chose est sûre : entre ces gens [les Allemands persécuteurs] il n’y a pas de point de rencontre, ni possibilité de rencontre, ni possibilité de confrontation. C’est la raison pour laquelle je vais vraiment avoir besoin de vous et même plus que ce que je pensais au départ quand j’ai lu votre livre et après notre rencontre à New York. Vous serez dans ce film [illisible] et la voix de l’accusation. Quand il n’y aura pas de témoin juif – survivant – vous serez celui qui dira qui est qui. »59

Les liens avec les travaux de l’historien Si l’étude du rôle des séquences tournées avec Hilberg et montées dans le film permet de souligner leur fonction, elle ne suffit pas pour autant à identifier un lien existant entre les recherches de l’historien et le contenu de Shoah. L’hypothèse selon laquelle certains des sujets appréhendés dans le film sont liés à des travaux antérieurs du chercheur est ici avancée. Il est donc nécessaire de se demander si les thèmes de la radicalisation des persécutions, du rôle des Conseils juifs et de celui des chemins de fer, tels que Hilberg les présente dans le film, correspondent à des recherches qu’il aurait menées avant la fin des années 1970.

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En effet, si on fait le compte de l’ensemble des chapitres du film, il apparaît que dans près de cinquante pourcent que des éléments relatifs aux chemins de fer apparaissent à l’image. La thématique est également abordée par d’autres protagonistes avant Hilberg. A Berlin, une rescapée juive – Inge Deutschkron – parle depuis une gare. Jan Piwonski, à Sobibor, marche entre la gare et l’emplacement où se trouvait le camp d’extermination. La plupart du temps la caméra opère de long travelings et parfois des panoramiques. Les trains arrivent dans les gares de Treblinka, à Sobibor, en partent, traversent des ponts, des paysages, la plupart du temps désert. Des cheminots polonais sont interrogés aux côtés de wagons en gare de Treblinka. Un paysan dans un champ – Czeslaw Borowi - est interviewé, alors qu’au second plan des wagons à l’arrêt sont visibles, etc. etc. Juste avant l’intervention d’Hilberg, Wahlter Stier, l’ancien chef de la Direction des Horaires de la Gedob est interviewé. 58 Il s’agit là d’un choix de Lanzmann d’aborder cette question – qui a longtemps fait polémique – sous un angle valorisant pour ceux-ci. Dans Shoah, Adam Czerniakow est strictement présenté comme celui qui a choisi de se suicider afin de ne pas collaborer aux déportations des Juifs de Varsovie vers les camps d’extermination. 59 Claude Lanzmann, « Lettre à Raul Hilberg », op. cit.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique La première intervention d’Hilberg dans Shoah porte principalement sur les antécédents du génocide des Juifs, soit, sur les persécutions perpétrées depuis le IVème siècle jusqu’en 1933. Il a en particulier souligné le rôle de l’Eglise et de la religion chrétienne60. Lanzmann lui a notamment demandé : « Vous pensez qu'on peut comparer chaque mesure ? »

L’historien lui a répondu par la positive. Il a ensuite développé une vision sur le long terme des persécutions, allant des premières tentatives de conversion jusqu’à la mise à mort des Juifs, en passant par la ghettoïsation. Il a expliqué que c'est seulement lors de la dernière phase que les nazis ont inventé quelque chose de nouveau61. En somme, selon lui, seule la mise à mort systématique a constitué une mesure radicalement nouvelle62. Le contenu de cette intervention dans Shoah correspond à une sous-partie du premier chapitre de La Destruction des Juifs d'Europe, intitulé « Les précédents »63. Dans cet ouvrage, dont la dernière édition date de 2006, l'historien propose deux tableaux à deux colonnes. Le premier intitulé, Contre les Juifs : législation catholique et législation nazie, se subdivise en, droit canonique et législation nazie. Le second, Mesures nazies et Mesures antijuives prénazies et nazies est subdivisé en, législation d'Etat ancienne et législation nazie. Dans les deux cas, une stricte mise en parallèle des lois anciennes (chrétiennes et séculières) et des lois du troisième Reich a été réalisée. Les informations ainsi présentées répondent à la question posée par Lanzmann en 1979 et intégrée dans le film en 1985 : « vous pensez qu'on peut comparer chaque mesure ? ». Pour autant, l'argumentaire tel qu’il se trouve dans l’ouvrage n’a été développé ni pour Shoah, ni pour cette dernière édition. Celui-ci se trouve être à la base même de la démarche de cet historien. Ainsi, les arguments susmentionnés étaient déjà présents dans la thèse que Hilberg a soutenue en 1955 et dans la première édition de l’ouvrage parue en 196164. Malgré de vives critiques émises dès cette époque, presqu’aucune

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Il soutient ainsi l’idée selon laquelle, les mesures prises par les nazis découlent : « Par-dessus tout de l'expérience, l'expérience passée (…) qu'étonnamment peu fut inventé ». Il précise : « de l'héritage chrétien. Un grand nombre de ces mesures avaient été façonnées au cours du temps, pendant plus de mille ans, par les autorités de l'Eglise, puis par les gouvernements séculiers qui marchèrent sur leurs traces. », Claude Lanzmann, op. cit., 1997, pp. 107-108. 61 Ibid., p. 107. 62 « (…) car les convertis peuvent toujours rester juifs en secret, les expulsés peuvent un jour revenir, mais les morts ne réapparaîtront jamais. », ibid., p. 110. 63 Cf. l'édition dernière version publiée français, Raul Hilberg, op. cit., 2006, pp. 25-30. 64 Raul Hilberg, Prologue to annihilation : a study of the identification, impoverishment and isolation of the Jewish victims of Nazi policy, Columbia University, 1955, 404 p. et Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, Quadrangle Books, 1961, 788 p. Cette insistance sur le rôle de l’Eglise catholique en Allemagne

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique modification n’a été apportée à cette partie de la recherche durant les cinquante années qui ont suivi65. Le lien existant entre les travaux de l’historien et cette intervention dans Shoah peut être représenté par le schéma ci-après :

Fig. 53 Schéma sur le rapport entre les travaux de Raul Hilberg, et ses interventions dans Shoah (1)

La deuxième intervention de l’historien dans Shoah a porté sur un document de la Reichsbahn et plus généralement sur la responsabilité de l’administration des chemins de fer dans la déportation des Juifs d’Europe. Dans l'ouvrage qu'il a consacré en 1971 aux Documents of Destruction, Germany and Jewry 1933-1945, Hilberg a reproduit cinquante archives précédées et/ou suivies d'une courte analyse. Le seizième chapitre de celui-ci porte sur un ordre de route de la Reischbahn66. Il s’agit du même type de documents que celui qui est été analysé dans le film67. L’intérêt d’Hilberg pour les sources relatives aux chemins de fer est donc bien antérieur à sa rencontre avec Lanzmann. Dans l’index des Mémoires de l'historien (1994), une seule entrée correspond au mot train. Il est notamment écrit : « Ma compétence en matière de train a joué sur mon travail, et ils ont retenu longtemps mon attention pendant un projet de recherche. (…) Je venais d'achever mes travaux lorsque Claude Lanzmann vint me voir dans le Vermont pour me parler de son projet : réaliser un film capital sur la catastrophe juive. »

Un article intitulé German Railraods/ Jewish Souls, publié en novembre 1976 dans la revue Society correspond aux travaux évoqués ci-avant par le chercheur. Après l’analyse transversale menée pour La Destruction des Juifs d’Europe, il souhaitait étudier une administration en particulier. Le fonctionnement des chemins de fer constituait selon lui un

peut être relevée dans un compte rendu d’un ouvrage d’un autre étudiant de Franz Neumann, Paul Seabury, publié en 1964 : « The Catholic Church as a Political Organism », Midstream, septembre 1964, pp. 101-103. 65 Pour une synthèse sur ce point voir notamment l’entrée au nom du chercheur réalisée par Christopher Browning, « Raul Hilberg », Encyclopaedia Judaica, second Edition, vol. 9, Keter Publishing House Ltd., Jerusalem, 2007, pp. 100-102 ou encore, Nathaniel Popper, « A Conscious Pariah », The Nation, 19 avril 2010 [en ligne] URL : http://www.thenation.com/article/conscious-pariah?page=0,0 Consulté le 2 avril 2011. 66 Raul Hilberg (éd. et commentaires), Documents of Destruction, Germany and Jewry 1933-1945, Quadrangle Books, Chicago, 1971, p. 106. 67 Il s’agit d’un ordre de route, signé depuis Berlin par Jacobi et daté du treize janvier 1943. Il concerne des trains à destination d'Auschwitz, de Treblinka et de Theresienstadt circulant entre le 20 janvier et le 28 février 1943.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique objet d’étude en soi en même temps qu’il permettait d’appréhender plus généralement les dynamiques à l’œuvre durant la période 1933-1945 et la mise en place de la Solution finale. Il considère que le rôle de la Reichsbahn avait été peu appréhendé, car les recherches avaient jusque-là avant tout porté sur les exécuteurs68. Il explique cela, entre autres, par le fait que très peu de sources étaient alors à la disposition des chercheurs. Afin de pallier cette carence, il a effectué, à partir de début 197669, un séjour de plusieurs mois en archives à Francfort, Ludwigsburg, Nuremberg, Vienne et Wuppertal. En 1979, dans un article réflexif intitulé In Search of the Special Trains, publié dans la revue Midstream, Hilberg est revenu sur les modalités selon lesquelles il a mené ces travaux70. S’il indique avoir trouvé certains documents, il dresse en même temps le constat d’une absence généralisée de sources écrites. Il note alors que le secret entretenu autour du rôle de la Reischbahn est mieux préservé à la fin des années 1970 que durant les années 1940. A la différence de son travail de thèse, basé avant tout sur des sources écrites contemporaines des faits, il considère dans le cadre de cette recherche, qu’il est nécessaire de consulter des sources orales postérieures à ceux-ci71. Dans ce cadre, il remercie le procureur Alfred Spiess de lui avoir communiqué des informations relatives aux enquêtes menées à l’encontre d’Albert Ganzenmüller. Il cite également les noms de Walter Stier, en faisant référence à ses témoignages en 1963, 1969 et 1972 et de Willy Hilse. Des tournages seront réalisés avec ces quatre personnes pour Shoah. Dans cette étude, il appréhende donc l’implication de la Reichsbahn dans le génocide des Juifs. Pour cela, il présente le mode d’organisation de cette administration. Il identifie les fonctionnaires en charge des trains spéciaux et les personnes avec qui ils travaillaient. Il explique comment les SS ont dû négocier avec eux afin de déporter les Juifs. Il aborde également les conditions de circulation des trains spéciaux et conclut l'article sur trois points.

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Il insiste sur le fait que « les chemins de fer ont joué un rôle majeur dans le développement des gouvernements autoritaires modernes » 69 La demande de congé sabbatique de Raul Hilberg a été consultée, in Raul Hilberg archives, boîte 18, fichier 23. 70 Raul Hilberg, « In Search of the Special Trains », Midstream, vol. 25, n°8, 1979, pp. 32–38. 71 Dans ce cas particulier, il considère qu’il est nécessaire de s’appuyer également sur des sources postérieures aux faits et notamment aux entretiens menés par la Zentralle Stelle. Il fait usage du terme d’histoire orale.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique A l'époque, les personnels de l'Ostbahn savaient à quoi ils participaient72, après-guerre, ceuxci ont conservé leur poste et il a surtout insisté sur : « (…) le rôle des chemins de fer allemands dans la destruction des Juifs [d’Europe] a ouvert d’importantes questions à propos de la nature et les ramifications de l’ensemble du 3ème Reich.»73

En 1979, quand Lanzmann filme Hilberg pour Shoah, celui-ci termine une recherche engagée depuis plus de deux ans. Le schéma des interventions de l’historien dans le film peut être ainsi complété :

Fig. 54 Schéma sur le rapport entre les travaux de Raul Hilberg, et ses interventions dans Shoah (2)

Par la suite, l’article de Society (1976) a été traduit en allemand et publié en 1981 sous la forme d’un ouvrage intitulé Sonderzüge nach Auschwitz74. L'ordre de route analysé dans Shoah est reproduit en annexe de cet ouvrage75. Dans ses Mémoires, l’historien indique que, lors du tournage, c’est le réalisateur qui lui a présenté ce document76. L’intégration par Hilberg de cette source à l’une de ses publications, rend compte de l’intrication des thèmes

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Raul Hilberg, loc. cit., 1976, p. 548. Raul Hilberg, loc. cit., 1976, p. 549 74 Raul Hilberg, Sonderzüge nach Auschwitz, Dumjahn, Mainz, 1981, 276 p. Il s’agit d’une version traduite par Gisela Schleicher à laquelle a été ajouté, comme cela est indiqué sur la deuxième de couverture « soixante-dix photographies historiques et un annexe avec soixante-six documents pour la plupart fac-similés ainsi que sept cartes ». En 1989, cet article a été réédité par Michael Marrus, dans un ouvrage collectif en quinze volumes, The Nazi Holocaust : historical articles on the destruction of European Jews, Meckler, Wesport, 1989. 75 Ibid., pp. 198-200. Il est suivi de la mention « Aus Dok. Samml. ZstL, Polen, Bd. 162, 162, Bl., 184-186. », ce qui signifie que le document provient de la documentation de la ZstL portant sur la Pologne et plus précisément du fichier 162, aux pages 184 à 186. 76 « Il [Claude Lanzmann] me montra un document des chemins de fer qu'il avait découvert, et je m'en emparais avec l'avidité d'un drogué pour lui en traduire les hiéroglyphes. « Il faut que je filme ça », dit-il, et je répétai mon analyse devant sa caméra. » dans Raul Hilberg, La politique de la mémoire, Gallimard, Paris, 1996, pp. 36-37. La version originale en langue anglaise est intitulée The Politics of Memory, et date de 1994. 73

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique auxquels ils s’intéressent. Cet exemple illustre également la contemporanéité de leurs démarches77. La troisième intervention du chercheur dans Shoah porte sur le Journal d’Adam Czerniakow. En 1979, Hilberg codirige la première édition commentée de ce texte en langue anglaise78. Celle-ci est donc contemporaine des tournages réalisés pour le film. En fait, le projet de cette publication a été engagé plusieurs années auparavant. Dans le chapitre qu’il consacre à ce sujet dans ses Mémoires (1994)79, l’historien précise avoir pris connaissance de l'existence de cette archive par l’intermédiaire de Josef Kermisz, l'archiviste de Yad Vashem, en 1968. Ceci est contemporain de la première édition du journal d’Adam Czerniakow en hébreu80 et légèrement antérieure à la publication de ce texte en polonais81. Il a donc commencé à travailler sur cette source au début des années 1970, soit plusieurs années avant d’être filmé pour Shoah. Au moment où l’historien accorde un entretien à Lanzmann, il vient de conclure une recherche dont le résultat est l'appareil critique de la version de 1979 du journal. Celui-ci consiste en une introduction de quarante-cinq pages co-écrites avec Stanislaw Staron82. Celle-

77

Lors de la seconde intervention de l’historien dans le film, après avoir analysé l’ordre de route, celui-ci aborde la question du financement de la déportation des Juifs. Ce point correspond à une sous-partie de l’article paru en 1976. Dans le film, les termes sont la plupart du temps les mêmes que ceux de l’article. De surcroît, la séquence porte sur les mêmes éléments que la publication. Ce sont : la fixation des tarifs (le prix au kilomètre, les prix de groupe, les frais supplémentaires en cas de souillures), les crédits accordés, l'agence qui gérait les trains spéciaux, les problèmes liés aux frontières et plus particulièrement le cas de la déportation des Juifs de Salonique et enfin, la manière dont les Juifs étaient contraints à financer leur propre déportation. Il ressort de cette étude comparée que la seconde partie de l’intervention de Raul Hilberg dans Shoah correspond point par point à l’analyse proposée dans Society en 1976. 78 Adam Czerniakow et Raul Hilberg, Stanislaw Staron et Joseph Kermish (éd.), The Warsaw diary of Adam Czerniakow : prelude to doom, Stein and Day, New York, 1979, 420 p. 79 Le chapitre en question est nommé, « Le Journal d’Adam Czerniakow », Raul Hilberg, op. cit., 1996, pp. 168179. 80 La première publication date de 1968 et la seconde 1970. Les deux éditions sont précédées d'une introduction en hébreu de Joseph Kermish, traduite en annexe en anglais, dont on peut considérer qu'il s'agit d'une première version du texte ensuite publié dans la version américaine. L'édition de 1968 se conclut par une annexe de 264 pages sur lesquelles sont reproduits les fac-similés de la version manuscrite du journal à raison de quatre feuillets par page, soit l'ensemble des 1017 faces des huit carnets (6 pages sont consacrées à des agrandissements, il y a neuf carnets mais le cinquième a été perdu). 81 « Plusieurs années s'écoulèrent, et puis j'appris que le journal avait paru dans une obscure revue polonaise – la publication de l'Institut historique juif de Varsovie » RH, Mémoire, p. 170. Jean-Charles Szurek en donne la référence exacte dans la version française des carnets, p. 270 : Biuletyn Zydowskiego Instytutu Historycznego w Polsce (Bulletin de l'Institut d'histoire juive de Varsovie), n° 3-4/ 83-84, 1972, 292 p. Il existe une seconde édition polonaise préfacé par Marian Fuks datée de 1983. L’édition française de ce journal se base sur celle traduite en anglais et date, elle, de 1996 à La découverte. De premiers extraits avaient déjà été publié dans Les Temps Modernes n°550 en mai 1992. 82 Raul Hilberg, Stanislaw Staron, op. cit., 1979, pp. 25-70. Cette introduction est précédée de vingt-quatre pages écrite par l'archiviste de Yad Vashem.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique ci correspond point par point aux propos que l’historien a tenus au réalisateur de Shoah. Si un lien est à établir entre les séquences du film et des extraits du livre, c’est moins aux notes du chef du Conseil juif de Varsovie, qu’à l’introduction de l’historien qu’il s’agit de se reporter. Quelques exemples issus de la première intervention d’Hilberg au sujet du journal d’Adam Czerniakow dans Shoah, peuvent être cités. Celui-ci a indiqué que : « (…) féru de mythologie grecque, il se décrit portant une tunique empoisonnée comme Hercule. »83

Dans l’introduction de l’ouvrage, il précise : « Czerniakow resta à son poste, convaincu qu'il ne pouvait faire autrement et, dans une allusion à la mythologie grecque, il se voit revêtu d'un manteau empoisonné.»

L'historien indique également que parfois Czerniakow faisait des commentaires : « (…) sarcastiques, si c'est le mot, il note, en décembre 1941, que l'Intelligentsia se meurt ! »

Dans l’ouvrage, il indique : « La communauté juive dans son ensemble, socialement stratifiée dans un système de famine relative, allait à la dérive. Czerniakow le dit indirectement lorsqu'il note, à la fin de l'année 1941, que l'Intelligentsia était en train de s'éteindre. »84

De même, dans l’introduction de l’ouvrage, il rappelle le nombre de calories consommées dans le ghetto85. Dans Shoah, il a dit que : « N’oubliez pas : la ration moyenne était de 1 200 calories. »86

Enfin, il a mentionné dans le film le cas d'un homme venu demander de l'argent au chef du Conseil juif, non pas pour manger mais afin de payer son loyer et ainsi de ne pas mourir dans la rue. Il a indiqué alors que Czerniakow appréciait ce type de comportement87. Dans l’introduction de l’ouvrage, il note à ce propos :

83

Raul Hilberg, Journal d’Adam Czerniakow, La Découverte, Paris, 1996, p. XLVII. Ci-après Raul Hilberg, op. cit., 1996b. 84 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 259, et Raul Hilberg, op. cit., 1996b, p. XXXIX de l’introduction. L'entrée correspondante est celle du 4 décembre 1941 : « Le matin, la Communauté. Pour la quatrième fois, on a élaboré le budget du ghetto. Le soir, j'ai préparé un rapport sur la situation au ghetto. Le typhus se déchaîne. Tout autour meurent des gens que je connais – toute l'intelligentsia. », Adam Czerniakow dans Hilberg, p. 201. 85 « L'impact de la privation de nourriture a en fait été mesuré. L'historien Isaiah Trunk cite une enquête de consommation menée dans le ghetto durant le mois de décembre 1941, qui révèle que les employés du Conseil bénéficiaient d'un rapport journalier moyen de 1665 calories, les artisans 1407, les commerçants 1225, et la « population générale », de 1125. », Raul Hilberg, op. cit, 1996b, p. XXXIX. 86 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 260. 87 Idem.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique « Il est également touché par l'attitude de tel individu réduit à la misère qui demande de l'argent non pour manger, mais pour payer son loyer, afin de ne pas mourir dans la rue. »88

Pour conclure sur ce point, si les propos tenus par l’historien dans le film peuvent donner l’impression d’une relative absence d’interprétation de sa part, ceux-ci résultent en fait d’un travail mené pour la publication du journal du chef du Conseil juif du ghetto de Varsovie. En somme, la fluidité des propos d’Hilberg tient au fait qu’il a une connaissance approfondie du texte et non à une absence d’interprétation de sa part. S’il peut être considéré comme le témoin du témoin (Cf. chapitre 2), ce n’est pas parce qu’il s’efface derrière les propos de Czerniakow, mais au contraire, parce qu’il se les est appropriés.

Fig. 55 Schéma sur le rapport entre les travaux de Raul Hilberg, et ses interventions dans Shoah (3)

Il ressort de cette étude que les trois interventions d’Hilberg dans Shoah portant sur le journal, sur le rôle de la Reichsbahn et sur la continuité des persécutions perpétrées à l’encontre des Juifs correspondent à trois recherches clairement identifiables (Cf. schéma ciavant). Cela conduit à poser la question des rapports existant entre la manière dont le génocide des Juifs est présenté dans le film et l’approche de cet historien. L’influence des recherches de Raul Hilberg Afin d’aborder cette question, il serait souhaitable de consulter l’ensemble de la documentation réunie par Lanzmann et Irena Steinfeld durant la première phase du projet (1973-1974)89. De même, la lecture des dossiers documentaires composés pour chacun des

88

Raul Hilberg, op. cit., 1996b, p. XLVIII. De tels exemples pourraient être multipliés pour les trois autres interventions de Raul Hilberg à propos du journal d’Adam Czerniakow dans Shoah. 89 Ces documents auxquels le réalisateur a fait référence à plusieurs reprises depuis 1985, n’ont pas été déposés dans le fonds constitué au Musée Mémorial de l’Holocauste à Washington.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique entretiens pourrait apporter certaines précisions90. Ces sources permettraient de savoir quels historiens ont été lus par l’équipe du film, dans quelle perspective et avec quelles influences respectives. Mais, ces archives ne sont actuellement pas consultables. En revanche, une lettre mentionnée précédemment, adressée par le réalisateur à l’historien en 1975, dans laquelle Lanzmann explique le rôle prépondérant des travaux de ce chercheur sur le film a été prise en compte dans le cadre de cette thèse. Un extrait de celle-ci peut être cité : « Comme un archéologue qui, Bible en main creuse en Terre sainte et vérifie tous les jours que la Bible est vraie, je creuse moi-même en Allemagne depuis deux mois avec ma précieuse Bible en main, La Destruction des Juifs d’Europe qui est définitivement aussi inquestionnable que Le Livre. »91

Après la diffusion de Shoah, Lanzmann a revendiqué à plusieurs reprises avoir pris appui sur les travaux de cet historien. A titre d’exemple, un extrait issu de la version envoyée pour publication du texte lu par le réalisateur lors du départ à la retraite de ce chercheur, peut être reproduit : « J’ai lu le Hilberg pendant des mois, j’en ai relu des chapitres année après année, non pour accumuler un savoir mais dans le cadre d’une praxis concrète, dans la perspective d’une œuvre à accomplir ou en voie d’accomplissement. C’est la seule façon d’apprendre. (…) il s’agit d’un livre unique, livre phare, livre môle, vaisseau d’histoire ancré dans le temps et comme hors du temps, immortel, immémorial, auquel rien, dans la production historique ordinaire, ne peut se comparer. »92

A la suite des propos du réalisateur, certains de ceux qui ont écrit au sujet du film, ont insisté sur l’existence d’une influence directe des recherches d’Hilberg sur les choix opérés par Lanzmann. Ainsi, par exemple, en avril 1986, Joël Carmichael dans Midstream a commencé son analyse de Shoah en indiquant : « Il y a un lien intime entre Shoah et La Destruction des Juifs d’Europe d’Hilberg. Le film, en fait, illustre le livre. »93

90

« Il était nécessaire de connaître un maximum de choses sur la personne, comme pour tout entretien. On se concentrait également sur le contexte historique, sur les témoignages écrits des personnes, leur vie dans le ghetto, leur correspondance (…) On voulait savoir pour ne pas croire tout ce qu’on nous disait », Irena Steinfeld, op. cit. 91 Claude Lanzmann à Raul Hilberg, op. cit. 92 Fax envoyé par Claude Lanzmann à James S. Pacy, op. cit., 1993, p. 2. Ce document a été traduit et publié dans James S. Pacy (éd.), Perspective on the Holocaust, Essays in honor of Raul Hilberg, Westview Press, Boulder, 1995, pp. 185-186. 93 Joël Carmichael, « The Record Skewed », Midstream, vol. 32, n°4, avril 1986, p. 47.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique De même, Yosefa Loshitzky considère que Lanzmann s’est inspiré de l’ouvrage d’Hilberg qu’il a pris comme modèle lors de la conception de son projet94. En 2011, Sue Vince a, elle, indiqué que Hilberg a été le « mentor intellectuel » de Lanzmann95. En France un tel lien de continuité entre les choix du réalisateur et les axes de recherche de l’historien a notamment été établi par Jacques Rancière96. De même en 2011, Sylvie Rollet a noté que : « Pour l’essentiel, toutefois, les connaissances historiques transmises par le film viennent des recherches du politiste américain Raul Hilberg, dont le cinéaste recueille en outre le témoignage à titre d’expert. »97

Si peu d’auteurs vont aussi loin que Joël Carmichael, la plupart d’entre eux insistent sur la place que les travaux de l’historien ont dans le film. Pour autant, faire de Shoah un film sous l’influence prédominante des choix historiographiques d’Hilberg est problématique pour plusieurs raisons qui vont être exposées. Il est pour cela nécessaire de revenir sur l’articulation existant entre l’entretien réalisé en 1978 et les extraits de celui-ci montés dans le film. Les limites de l’influence Les thèmes abordés lors des trois premières parties de l’entretien coïncident avec les trois interventions de l’historien dans Shoah. Le premier est celui du rôle de la Reichsbahn et correspond dans le film à la deuxième intervention d’Hilberg. Le deuxième est celui du rapport entre continuité et rupture dans les persécutions et correspond à sa première intervention dans Shoah. Enfin, le troisième est celui du journal d’Adam Czerniakow et correspond à sa troisième intervention. L’hypothèse selon laquelle les propos tenus par l’historien dans le film constituent une version synthétique de ceux formulés lors de l’entretien peut être avancée. En fait, si cela est en partie vrai, certains des thèmes appréhendés n’ont pas été intégrés lors du montage. 94

« Shoah was based on a thorough process of historical research which continued for eleven years. (…) For Lanzmann – inspired by the historian Raul Hilberg, whose book The Destruction of the European Jews was used as a model for Shoah – the details are what matters. », Yosefa Loshitzky, Spielberg's Holocaust: critical perspectives on Schindler's list, Indiana University Press, 1997, p. 105. 95 Sue Vice, op. cit., p. 73. 96 « Montrer l’anéantissement, comme Claude Lanzmann le fait dans Shoah, implique alors que l’on conjoigne une thèse sur l’histoire à une thèse sur l’art. La thèse sur l’histoire empruntée à Raul Hilberg est simple : l’histoire de la destruction des juifs d’Europe est une histoire autonome, qui relève de sa propre logique et n’a besoin d’être expliquée par aucun contexte. », Jacques Rancière, « L’Inoubliable » dans Jean-Louis Comolli et Jacques Rancière, Arrêt sur histoire, Editions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1997, p. 65. 97 Sylvie Rollet, op. cit., p. 185. Cette chercheure insiste auparavant sur le fait que Shoah n’est pas un film historien. En cela, elle n’adhère pas à l’idée d’une influence directe de Raul Hilberg sur la mise en intrigue de Shoah (cela explique le « toutefois au début de la citation).

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique C’est ainsi que la quatrième partie de l’entretien ne se retrouve pas dans le film. Celleci porte sur un aspect central du travail d’Hilberg, soit le processus qui conduit des premières vexations en 1933 à la mise à mort systématique des Juifs à partir de l’été 1941. Cette période se situe au centre de La Destruction des Juifs d’Europe, tout comme le rôle prédominant de l’administration. En 1986, Lanzmann a répondu assez sèchement à une question que François Gantheret lui a posée à ce sujet en indiquant : « J’ai l’impression que vous voulez m’entraîner vers la thèse de la bureaucratie. Je ne suis pas du tout d’accord. On peut toujours penser qu’on a été pris dans une chaîne ! Je suis résolument contre cette thèse (…). »98

Si dans ce texte, il fait par la suite référence à Hannah Arendt et non pas à Hilberg, il signifie ainsi son refus d’insister sur le caractère processuel des persécutions perpétrées entre 1933 et 1941. Cette différence de points de vue entre le réalisateur et l’historien américain a été relevée par Pierre Vidal-Naquet (Cf. chapitre 6). Après avoir identifié le refus d’appréhender la période précédant 1941 dans Shoah, il a indiqué que cette position constitue un défi à l’écriture de l’histoire. Il a indiqué : « Comment, en effet, ne pas remonter des chambres à gaz aux Einsatzgruppen et, de proche en proche aux lois d’exclusion, à l’antisémitisme allemand, à ce qui sépare et ce qui oppose l’antisémitisme de Hitler et celui de Guillaume II, et ainsi de suite jusqu’à l’infini ? Ainsi, a procédé, par exemple, Raul Hilberg [sous-entendu : à la différence de Claude Lanzmann] dans son admirable livre. »99

Cet aspect est particulièrement important, car la deuxième partie de l’entretien a porté également sur la période 1933-1945 et sur le moment de rupture qu’a constitué la période 1940-1941. Alors que Hilberg insiste sur le rôle essentiel du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale à l’Est et sur celui des Einsatzgruppen100, ces deux éléments n’ont pas été intégrés dans Shoah. Au sujet du rôle des Conseils juifs, une différence entre les propos tenus lors de l’entretien et ceux qui ont été intégrés dans le film a été identifiée. Afin d’appréhender celle-

98

Claude Lanzmann dans François Gantheret, loc. cit., pp. 291-292. Pierre Vidal-Naquet, « Le Défi de la Shoah à l’Histoire », Les Temps Modernes, n° 507, octobre 1988, p. 73. 100 En plus d’avoir intégré le rôle de ceux-ci dans La Destruction des Juifs d’Europe, il a également consacré un article à ce sujet : Raul Hilberg, « The Einsatzgruppen », Societas-A Review of Social History, été 1972, pp. 241249. 99

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique ci, les coupes opérées par l’équipe du film ont été étudiées. Ainsi, dans Shoah, lors de sa première intervention, Hilberg a dit au sujet de Czerniakow : « Et il continua, écrivant quotidiennement, jusqu’à l’après-midi du jour où il se suicida. Il nous a laissé une fenêtre par laquelle nous pouvons observer une communauté juive (…). »101

Lors de l’entretien, entre ces deux phrases, l’historien expliquait, entre autres, en quoi le chef du Conseil juif occupait une position d’intermédiaire entre les Juifs du ghetto de Varsovie et les nazis102. De la même manière, lors de sa seconde intervention dans le film, il dit : « Dans son journal, le 8 juillet, pas même deux semaines avant sa mort, il s’identifie au commandant d’un navire qui sombre. »103

Après le mot « mort », l’historien faisait référence à des critiques adressées à Czerniakow par des membres de la communauté juive. Celles-ci n’ont pas été intégrées dans le film104. De même, quand il est question de savoir si le chef du Conseil juif connaissait l’existence des camps d’extermination, une remarque négative émise par Lanzmann a été coupée105. Le fait que, selon Hilberg, Czerniakow n’avait pas de doute sur la destination des trains spéciaux a également été coupé au montage106. Enfin, l’explication fournie sur l’absence de mention des camps dans le journal n’a pas été insérée dans le film. C’est un point important, car la raison

101

Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 258 « And it is an important document, because Czerniakow occupied a post at the interface between the German and Jewish communities, in daily contact with both, receiving the requests of appeals and [illisible] form Jewish population, and in turn appealing to the Germans. Every week several times. And it is a unique document, because a man, holding that position, set down in very matter of fact language, without embellishment, in a almost laconic style, everything that was transpiring, every meeting he had, every subject that was discussed in that meetings. Thus the diary is full of names, incidents and occurrences of various kinds and covers the [illisible] when it comes to subjects - food, space, labour, hostages, children, shootings, deportations, ghettoization. In general, of all it is there. There is simply nothing that compares in sheer content and coverage why this diary contains. But it is above all remarquable because farther away where are from the event itself, it seems that the diary transcends the man, it seems that keeping the diary under the circumstances was one of the most important things he did. », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 102. 103 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 267. 104 « Czerniakow writes... because he was criticized by some people, because he organized some kind of a children's festival. », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 102. Il s’agit du début de la coupe, qui est un peu plus longue. 105 « I think he was what... It seems to be an interesting point because he was cut of... he was cut from the Jews too ». Raul Hilberg répond, « yes » et la partie intégrée dans le film reprend immédiatement après ce point, ibid., p. 118. 106 Dans le film, Hilberg dit, « (…) il enregistre le départ des Juifs du ghetto de Lublin, de Mielecz, de Cracovie et de Lvov. Et il se dit que quelque chose se prépare peut-être pour Varsovie même. », Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 269. Entre les deux phrases, il a dit, « Those four that he mentions specifically as having has deportations. And there is absolutely no doubt or question that that this is what he is talking about. », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 117. 102

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique avancée par l’historien constitue une critique radicale du rôle des Conseils juifs. La question posée dans le film, est la suivante : « Quand Czerniakow apprend, en mars 1942, qu’on déporte les Juifs de Lublin, Lwow et Cracovie – et nous savons maintenant qu’ils partaient pour Belzec – se demande-t-il où ils sont emmenés, et pourquoi ? »107

La réponse donnée correspond en partie seulement à ce qui a été demandé, prenant en compte le « où » et non pas le « pourquoi ». En fait, ce second terme était absent de la question initiale. Il a été ajouté lors du montage. Pour autant, la question du « pourquoi » a bien été posée par Claude Lanzmann mais à un autre moment108. La réponse d’Hilberg constitue une remontée en généralité sur l’action des Conseils juifs. Celui-ci considère qu’il leur était impossible de mentionner l’existence des camps d’extermination car cela entrait en contradiction avec leurs actions. Selon lui, à partir du moment où ils reconnaissaient que le but du processus engagé par les nazis était la mort, ils ne pouvaient plus continuer d’assurer leur fonction. Il explique ainsi le suicide de Czerniakow. Prises isolément, chacune de ces coupes peut être considérée comme un élément contingent, mais rapprochées les unes des autres, elles rendent compte de choix opérés au montage. Tout propos d’Hilberg qui viendrait nuancer l’idée selon laquelle Czerniakow aurait eu un rôle positif et toute critique émise au sujet de l’action des Conseils juifs ont été exclues de Shoah. Après avoir identifié un tel décalage entre les propos tenus lors de l’entretien et ceux montés dans la troisième intervention de ce protagoniste dans le film, l’hypothèse selon laquelle cela a également été le cas pour sa première intervention peut être formulée. Celle-ci porte, entre autres, sur les choix méthodologiques du chercheur. Il s’avère qu’un passage de l’entretien a été coupé entre les deux parties de cette séquence. Les premiers mots qu’il prononce dans le film, sont : « Je n’ai pas commencé par les grandes questions, car je craignais de maigres réponses. J’ai choisi, au contraire, de m’attacher aux détails, afin de les organiser en une forme, une structure qui permette sinon d’expliquer, du moins de décrire plus complètement ce qui s’est passé. »109

107

Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 269 Elle est formulée ainsi et suit dans l’ordre de l’entretien la question du où, « But why, why does it not say specifically they are.. they went to death, they were gassed. Because he didn't know or... », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 121. 109 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 107. 108

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Il expose ainsi son refus de toute théorie. La suite de l’entretien nuançant cette affirmation n’a pas été intégrée à Shoah. L’historien indique alors qu’au départ de sa recherche, il a dû choisir un modèle [pattern] afin de mener son travail en archives. L’axe choisi consistait à faire porter son attention sur le « processus »110. La mention de la nécessité d’adopter une méthodologie a été coupée. Dans le film, le rapport à la méthode est également abordé lors de la deuxième intervention d’Hilberg à travers la question de l’utilité des documents à l’écriture de l’histoire. Ce point a été soulevé lorsque le réalisateur lui a demandé la raison pour laquelle l’ordre de route de la Reichsbahn a autant d’importance pour lui alors qu'il pourrait mener des entretiens avec des acteurs de l'histoire et se rendre sur les lieux. Hilberg a répondu qu’il s'agissait d’un artefact, c'est-à-dire pour lui du seul type d’éléments qui soit parvenu du temps contemporain du génocide des Juifs jusqu’au temps présent. La ferveur avec laquelle il a tenu ces propos produit l’impression que l’historien entretient un rapport presque fétichiste à ce document. Celle-ci est renforcée par des écrits postérieurs au film. Ainsi, dans ses Mémoires, il indique à ce sujet : « Il [Claude Lanzmann] me montra un document des chemins de fer qu’il avait découvert, et je m’en emparais avec l’avidité d’un drogué pour lui en traduire les hiéroglyphes. »

Cet aspect a été remarqué par certains historiens critiquant le caractère romantique de la position positiviste d’Hilberg dans Shoah : « Les documents comme Hilberg les comprend acquièrent une valeur presque sacrée pour l’historien séculier. »111

110

Il précise qu’il a « emprunté » ce concept à un affidavit rédigé par Kastner en 1945. « Perhaps it should be pointed out that I was all of 22 years of age. And when I say that I began, I do mean to imply that I already had the ambition, that is the word, to describe the process as a whole. Now I had neither the knowledge nor experience to estimate what it would take. I did need an ordering principle. I did need an outline. I did need something, that would enable me to go into piles of documents that were not indexed, and thus looking at one item pertaining to 1943 in the Justice Ministry, and another item pertaining to 1945 in the banks, and yet another item, talking about the SS in 1944, be able to put these documents, all of which out of context into an order, into a definitive pattern, that would make sense. And I had to use some tools of analysis for this purpose, and I obtained them, I obtained them, I did not make them up myself, and in particular I obtained the notion of the process, of the destruction process form one man, who wrote an affidavit immediately after the war, and almost casually and incidentally gave me the clue, if you like the key. And this was of course Kastner. » Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 41. Il s’agit de la fin de la bobine 393. Le début de la bobine 394 correspond à la suite du passage intégré dans Shoah. 111 Federico Finchelstein, « The Holocaust Canon: Rereading Raul Hilberg », New German Critique, n°96: Memory and the Holocaust, automne 2005, p. 37.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Pour autant, lors de l’entretien, l’historien a surtout insisté sur l’intérêt des sources écrites contemporaines des faits afin de comprendre le fonctionnement de l’administration, considèrant chaque ordre de route comme une pierre de rosette. Il a expliqué que l’étude de ces documents permet des gains d’intelligibilité quant à la perception que l’on peut avoir du passé. Dans le film, il conclut sur le constat : « (…) c’est un artefact. C’est tout ce qui demeure. Les morts ne sont plus là. »112

En fait, lors de l’entretien, il a indiqué : « Oui, ces numéros signifient quelque chose. Les signatures signifient quelque chose. Ce n’est pas qu’un morceau de papier, c’est un ordre et le fait que celui-ci ait été envoyé d’un bureau à l’autre a mené à ce que le train mentionné ici soit parti conduisant les victimes à leur mort. »113

Ainsi, Hilberg dit faire l’histoire des documents dans la mesure où ceux-ci lui permettent d’accéder à une meilleure compréhension de ce qu’était la Solution finale. Ce point, qui se situe à la base de toute démarche historienne, mérite d’être relevé car il n’a pas été intégré au film. Au contraire, tel que présenté dans Shoah, l’historien défend l’intérêt du document pour le document. Enfin, si dans cette séquence, les derniers mots sont laissés à Hilberg, qui dit, « c’est un artefact, c’est tout ce qui reste », le plan suivant représente un lieu en Pologne. Comme le note le géographe Andrew Charlesworth : « Lanzmann défit visuellement le point de vue qui revient à poser que l’histoire correspond à l’étude des documents écrits. Il termine l’interview avec Hilberg avec une vue d’un paysage bucolique de Treblinka. Le lieu est encore là. Il restera encore un endroit appelé Treblinka quand tous les survivants seront morts. Le document qu’Hilberg tient n’est pas suffisamment puissant pour Lanzmann. Les pierres immuables et le nom des lieux semblent détenir un plus grand pouvoir. »114

112

Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 200. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Raul Hilberg (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 32. 114 Andrew Charlesworth, « The Topography of Genocide », Dan Stone (ed.), The Historiography of the Holocaust, Palgrave, 2004, p. 217. 113

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique

Fig. 56 Captures d’écran issues de Shoah

Pour conclure sur ce point, dans le film, l’historien apparaît comme travaillant sans autre méthode que celle qui consiste à se poser de « petites questions » et à porter une attention fiévreuse aux documents pris pour eux-mêmes. Alors que lors de l’entretien, il a expliqué que, s’il pose de « petites questions », c’est dans le but d’appréhender la manière dont les persécutions perpétrées à l’encontre des Juifs ont évolué entre 1933 et 1945 et que les documents sont les artefacts les mieux adaptés afin de lui permettre de comprendre cela. Ainsi, l’aspect central de l’entretien et plus largement des travaux de l’historien est absent du film. Il s’agit de l’attention que celui-ci porte aux dynamiques à l’œuvre dans les différentes administrations nazies entre 1933 et 1945. Le processus étudié, soit les douze années de continuité qu’il a décrites, fait place dans le film à l’idée d’une radicale rupture dans les persécutions au début de la mise à mort des Juifs par le gaz en un lieu fixe en décembre 1941. En cela, le point de vue défendu dans le film recouvre partiellement celui exposé par l’historien.

La place de Yehuda Bauer : une double influence A l’impression d’une influence unique et prégnante d’Hilberg succède celle d’une relative aporie. Si Lanzmann a fait des choix narratifs différents de ceux de l’historien américain, ceux-ci peuvent-ils être rapprochés d’axes développés par d’autres chercheurs ? En somme, ces choix se situent-t-ils hors historiographie ou relèvent-ils d’une autre historiographie ? Le réalisateur a-t-il travaillé avec d’autres historiens ? Comme indiqué au début du deuxième chapitre de cette thèse, il a été en contact avec Bauer115. Ainsi, à la période durant laquelle il étudie La Destruction des Juifs d’Europe d’Hilberg, le réalisateur est à Yad

115

Début du chapitre 2 de cette thèse.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Vashem et présente à plusieurs reprises l’avancée de son travail à Bauer avec qui il a a mené un entretien. Enfin, cet historien étant présenté au début du film au même titre que le chercheur américain (ill. ci-après).

Fig. 57 Capture d’écran issue de Shoah.

Les débats entre Yehuda Bauer et Raul Hilberg La coprésence des deux noms au générique du film conduit à se demander s’ils partagent une même conception de l’histoire du génocide des Juifs. Dans cette perspective, les débats historiographiques en cours à l’époque vont être présentés dans le but de mieux comprendre les choix qui ont été opérés pour Shoah. Tout comme Lanzmann, c'est en mars 1975, que Bauer a rencontré Hilberg pour la première fois116. Il a invité l'historien américain à prendre part à un colloque international qu'il co-organisait à New York. Celui-ci s’est avéré être le lieu d’une vive opposition entre les deux chercheurs, ce qui a constitué un moment de rupture dans l’historiographie du génocide des Juifs. La question placée au centre des débats était celle de la réaction des Juifs lors des différentes étapes des persécutions. Il s'agissait principalement de déterminer le rôle des Conseils juifs et d'établir quelle a été l'importance de la résistance juive. Dans les actes du colloque (1981), les textes de ces historiens se situent dans la partie concernant : The Judenrat and the Jewish response117. Cette cession du colloque a porté sur l’ouvrage d’Isaiah Trunk intitulé The Judenräte (1971). Le premier article, d’Hilberg,

116

Yehuda Bauer, « A human being without fault », Haaretz, 25 septembre 2007. Ces échanges sont connus à travers la publication de ces actes six ans après dans un livre co-édité par Yehuda Bauer et Nathan Rotenstreich (éds.), The Holocaust as Historical Experience, essays and discussions, Holmes & Meier Publishers, New York, 1981, 288 p.

117

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique constitue une critique positive de l'ouvrage118. Le second, de Bauer, réfute point par point les arguments avancés par l’historien américain119. Hilberg commence par insister sur la pertinence de l’objet d’étude choisi par Isaiah Trunk. Selon lui, une étude transversale des Conseils juifs est possible car les réactions de ceux-ci étaient globalement semblables, malgré une absence de concertation entre eux120. Au contraire, Bauer souligne la diversité des réactions face aux mesures prises par les nazis121. Si Hilberg défend l’idée que les membres des Conseils juifs n'étaient pas des sympathisants nazis, leur rôle a, selon lui, facilité la mise à mort des Juifs. Il considère qu'il s'agissait d'organisations dépendantes et totalement subordonnées à l’administration nazie122. Il insiste sur le fait que la notion de résistance est liée à la lutte armée et que les Conseils juifs étaient opposés à cette forme d’action. Ainsi, le principe même de ceux-ci est critiqué. Il dénonce en cela le rôle qu’avait l'administration juive dans les ghettos123. Au contraire, Bauer insiste lui sur les liens tissés entre ces Conseils et la résistance juive à Lachwa, Marcinkance, Minsk, Tuczun et Zdieciol. Par ailleurs, il donne une définition beaucoup plus large de la résistance incluant des formes d'oppositions telles que le maintien d'activités culturelles, spirituelles et éducatives124. Il insiste également sur l'existence de groupes intermédiaires entre résistance armée et Conseils juifs, choisissant comme exemple le Working Group en Slovaquie, dont l’action sera présentée ultérieurement. A partir de l’exposition d’un certain nombre de cas, il insiste sur le fait que la soumission aux contraintes imposées par les nazis et les négociations ont parfois permis de sauver la vie de Juifs. Il prend 118

Raul Hilberg, « The ghetto as a Form of Government : An analysis of Isaiah Trunk's Judenrat » dans Yehuda Bauer et Nathan Rotenstreich (éds.), The Holocaust as Historical Experience, essays and discussions, Holmes & Meier Publishers, New York, 1981. 119 Il est intitule « Jewish Leadership Reactions to Nazi Policies » dans Yehuda Bauer et Nathan Rotenstreich (éds.), The Holocaust as Historical Experience, essays and discussions, Holmes & Meier Publishers, New York, 1981. 120 « Jewish reception and reactions were remarkably similar across the occupied territories, despite the relative isolation of the communities and their Councils from each other. In the final analysis, the variation among ghettos is not as crucial as their commonality », Raul Hilberg, loc. cit., 1981, p. 156 121 « Admitteldy, some C were – as we have seen- clearly resitant while orhers equally clearly fitted the derogatory descriptions of Hilberg and Reitlinger. (…) Yet the main veriety of responses lay in the middle between dertermined resistance and helpless compliance. », Yehuda Bauer, loc. cit., 1981, pp. 178-179. 122 Il revient sur cette idée à plusieurs reprises, Raul Hilberg, loc. cit., 1981, p. 157 ainsi que p. 166. 123 Raul Hilberg revient à deux reprises sur cette notion d'administration juive dans la discussion qui a suivi les communications dans Yehuda Bauer et Nathan Rotenstreich (éd.), op. cit., p. 232.et pp. 254-255. 124 « Besides such case of involvement in armed resistance, there were Judenrate that took part in active unarmed opposition. » et « Admittedly, some Conseil were – as we have seen- clearly resistant while others equally clearly fitted the derogatory descriptions of Hilberg and Reitlinger. (…) Yet the main variety of responses lay in the middle between determined resistance and helpless compliance. », Yehuda Bauer, loc. cit., 1981, pp. 178179.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique notamment le cas de l'action menée par Chaim Rumkowski à Lodz125. Il insiste alors sur la multiplicité des types de réactions, sur les différences constatées en fonction des aires géographiques et de la période concernée126. Sa conclusion est sans appel : « Il est clair à présent que l’histoire de l’entière passivité ou dans une autre version, de l’effondrement [collapse] des leaders juifs en Europe pendant l’Holocauste repose sur des fondations inexactes et trompeuses. »127

Ces oppositions terme à terme entre ces axes historiographiques constituent le point de départ d’un débat universitaire qui durera près de trente ans. Chacun des deux historiens conservera par la suite des positions proches de celles exposées lors de ce colloque. Dans le cadre de cette thèse, l’existence d’un second point de vue permet de réinterroger l’inscription historiographique de Shoah. L’entretien conduit par Lanzmann avec Bauer sera analysé dans cette perspective. L’entretien accordé par Yehuda Bauer En 1978, en Israël, deux entretiens ont été réalisés avec Bauer128. Ils permettent d’appréhender certains des sujets que le réalisateur a abordés avec lui129. Le premier entretien est composé de deux parties durant entre une heure et une heure et demie130. La première a pour sujet principal la question du rôle des Conseils juifs et de la résistance dans les ghettos. La seconde porte sur la réaction aux informations concernant le judéocide, des Juifs vivant hors d’Europe et des Alliés131.

125

Ibid., p. 179 « Thus, a detailed examination of the evidence tends to show that the policies of the Judenrate, and especially of those that tried to save their communities by labor, cannot be brushed aside as either unrealistic or traitorous. Each case, moreover, must be seen against its local background. For these reasons, generalizations regarding Judenrate policies are usually inaccurate and misleading. », ibid., p. 182. 127 Ibid., p. 188 128 Les transcriptions de ceux-ci peuvent être consultées dans les archives, Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Yehuda Bauer (entretien avec) », op. cit. Ces entretiens ne sont pour l’instant pas numérisés. Toute analyse sérieuse des interactions entre Claude Lanzmann et l’historien est donc pour l’instant impossible. 129 En plus, de ces transcriptions en anglais, deux pages d’un résumé bobine par bobine de l’entretien sont disponibles. Le fait que certains passages de la transcription et que ce résumé ait été réalisé rend compte du fait que l’entretien a été travaillé pendant la période du montage. En somme, la possibilité d’intégrer cet entretien au montage a été évoquée et il semble que des tentatives aient été faites. 130 Avant cela, la première bobine de film (environ dix minutes) est consacrée à un point biographie, en même temps qu’à un premier questionnement d’ordre méthodologique, portant sur la notion de transmission. 131 Les titres ajoutés dans le résumé sont respectivement, pour la première bobine, « sionisme- la situation en Palestine », pour la seconde et la troisième, « sionisme (suite) », pour la quatrième, « L’affaire hongroise » 126

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Une question d’ordre historiographique a été abordée dès le début de l’entretien. Le réalisateur a demandé à Bauer si la perception des Conseils juifs par les historiens a évolué entre 1965 et 1978. Celui-ci a répondu par la positive expliquant, qu’après 1945, les résistants juifs ainsi que certains historiens considéraient comme des traitres ceux qui en avaient été des membres. Par la suite, il a insisté à plusieurs reprises sur ce qu’il considérait comme étant des généralisations abusives relevant du stéréotype132. Comme lors du colloque de 1975, il s’est attaché à décrire une échelle de réactions graduée en fonction des différents pays, villes et périodes. Il a expliqué : « Il n’y a pas deux Conseils juifs qui sont précisément pareils. »133

Il a également abordé les différentes réactions des membres de la police juive selon les ghettos134, en évoquant notamment le cas de celui de Vilna135. A l’exception de Ganzweis, le chef du bataillon 13 de la police juive de Varsovie, il a insisté sur le fait qu’aucun juif n’a collaboré avec les nazis136. Il y avait, selon lui, coopération, et toujours dans le but d’essayer de sauver la vie de Juifs. Au cours de l’entretien, il a développé les situations de deux pays : la Hollande et la Slovaquie, et de huit villes : Bialystok, Kosov, Kovno, Lodz, Lvov, Minsk, Siauli et Vilna. Il a insisté sur le fait que si la personnalité des leaders est à prendre en compte, d’autres dimensions sont également à étudier. Ainsi, les choix qu’opéraient les nazis et l’environnement local137 constituaient à son avis deux éléments décisifs quant aux réactions des Juifs138. Par la suite, Bauer a présenté quatre types distincts de politiques de sauvetage adoptées par les Conseils juifs : par le travail, par la résistance, par le sacrifice d’une minorité et par la négociation. Selon lui, le « vieux dictateur »139 Rumkowski a tenté de sauver des Juifs par le travail. Par l’exercice d’une politique coercitive envers les Juifs et de soumission aux nazis, son action visait à repousser la destruction du ghetto. Selon l’historien, si l’Armée rouge était

132

« (…) the impossibility to generalise about the policy of the Judenräte altogether », ibid., p. 6. Le terme stéréotype est utilisé p. 13 et 15. Il insiste sur la nécessité de ne pas dresser une « general picture », p. 32. 133 Ibid., p. 15. 134 Il cite notamment le cas de Siauli où ces derniers ont essayé de prévenir les Juifs, ibid., p. 13 135 Ibid., p. 29. 136 Yehuda Bauer explique, « there is a great difference between what I call cooperation and collaboration », ibid., p. 11 Cette phrase est soulignée dans la transcription. 137 Ibid., p. 15. Il revient sur ce point page 20 pour noter que dans le cadre de la ville de Kosov le fait que l’environnement était composé d’ukrainiens qui collaboraient avec les allemands entraient en ligne de compte. 138 Ibid., p. 16. 139 Ibid., p. 6

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique intervenue plus tôt, le chef du Conseil juif aurait contribué au sauvetage de 69 000 Juifs et serait à présent considéré comme un héros140. C’est, pour lui, l’une des raisons qui font qu’il est anachronique de condamner a posteriori l’action des Conseils juifs. Ainsi, ce sont les intentions et l’attitude des leaders juifs, et non le résultat de leur politique, qui pour cet historien sont à prendre en compte141. Lanzmann et Bauer ont abordé la question des rapports existant à cette période entre la résistance juive et les Conseils. Si Rumkowski combattait la résistance, d’autres, tel qu’Ephraim Barash à Bialystok, entrait régulièrement en contact avec celle-ci142. Il a indiqué qu’à Minsk, le Conseil juif a aidé la résistance à s’organiser143. A Kosov, en Galicie, des membres du Conseil ont prévenu la communauté juive d’une action imminente des nazis et les ont retardés144. La question de la convergence et de la divergence entre les objectifs de la résistance et ceux des Conseils juifs145 a notamment été appréhendée à travers l’étude de l’arrestation du résistant juif communiste Yitzhak Wittenberg (Leo Itzig)146. Lanzmann a particulièrement insisté sur ce dernier point147. Une autre politique consistait à sacrifier certains des Juifs afin de tenter d’en sauver d’autres148. Bauer a pris pour exemple de cela, le rôle du chef du Conseil juif de Vilna, Jacob Gens. Il a indiqué que dans ce cas-là, la police juive a pris part à des arrestations et a aidé à la

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Ibid., pp. 7-9. Après avoir souligné ce point, l’historien insiste sur la vacuité de cette stratégie, car les nazis suivaient des objectifs idéologiques et non un but économique ou politique rationnel. 141 « What we are discussing is the attitude of the Jewish leadership. It was objectively limited in what it could do. What we are discussing is not the outcome – what we are discussing is the intention. », ibid., p. 14. Il revient à une seconde reprise sur ce point, dans le cadre du cas du Conseil Juif de Lvov, p. 19. 142 Ibid., p. 12. Ce passage est souligné dans la transcription. 143 Ibid., p. 15. L’historien revient ultérieurement sur cette idée indiquant, « a Judenrat wich was willing to do everything in favor of armed resistance », p. 37. Ce passage est souligné. 144 Ibid., pp. 20-21. Ce cas est particulièrement développé. 145 « And therefore you find for instance in Vilna and in Bialystok, that the policies of the Judenrat and the policies of the underground sometimes have a very similar tinge », ibid., p. 26. Deux traits sont faits dans la marge. Ils indiquent un intérêt certain pour cette question. D’autres passages sont soulignés, tel que à propos de la résistance « you can’t call it cooperation, there was an acceptance of the same situation the Judenrat had to accept », p. 27. Le terme “converge” est utilisé par Yehuda Bauer à la page suivante. 146 Claude Lanzmann reprend à deux reprises Bauer quand ce dernier insiste sur le fait que c’est la cellule communiste qui a fini par donner Yitzhak Wittenberg. Il considère que ce n’est pas un point important et que le consensus était plus large, ibid., p. 25. 147 Claude Lanzmann conclut la bobine sur le constat, « This is why I think that to emphasise too much the contrast between the resistance and the Judenräte can lead to a completely distorted picture of the real situation », ibid., p. 28. 148 « (…) another policy which was engaged by some Judenrat heads (and Genz was one of them) to sacrifice a minority to save a majority, so they hoped. », ibid.,p. 21. Ils insistent également sur le choix de sauver les jeunes quand cela était possible, p. 32.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique mise en place de tueries149. Enfin, il a évoqué une politique qui consistait à négocier avec les nazis. Il s’agissait du sauvetage par l’argent. L’historien a alors exposé le cas des négociations avec les nazis menées en Slovaquie150. La seconde partie du premier entretien a commencé par une série de questions qui a porté sur la différence entre être informé et avoir connaissance du fait que les Juifs d’Europe étaient systématiquement tués. Bauer a expliqué que cette information a été communiquée aux juifs résidant en Palestine dès le mois de mars 1942151 mais qu’il a fallu attendre le mois de novembre de cette même année pour qu’une prise de conscience collective ait lieu152. Il y a eu un « changement soudain », un véritable « choc » à la suite de l’arrivée en Palestine d’un groupe de 69 Juifs en provenance d’Europe153. Une longue séquence a porté ensuite sur le rôle de l’Agence juive et sur les dissensions qui existaient entre Itzakh Greenbaum et les autres membres de cette organisation154. Lanzmann a alors vivement critiqué l’attitude des leaders sionistes155 et a comparé à plusieurs reprises leurs réactions à celle des Conseils juifs156. La question a dès lors été de savoir ce qui aurait pu être fait. L’historien a avancé trois types d’actions qui ont été mises en œuvre : l’envoi de parachutistes, des négociations diplomatiques et la corruption de responsables nazis. Il a estimé que l’intervention des premiers est restée sans résultats. Il a expliqué que Moshé Sharett et David Ben Gourion ont tenté d’organiser des négociations entre les Alliés et les nazis afin de sauver les Juifs d’Europe157 mais que cela s’est également avéré être vain158. Il a ensuite présenté de manière

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« And the Jewish police participated in the killing. Well, they didn’t actually kill, but they helped (…) », ibid., p. 21. Claude Lanzmann indique qu’il est d’accord avec cette version. 150 Cette question abordée rapidement a fait l’objet du second entretien. 151 A ce moment-là, « it was unthinkable », ibid., p. 41. 152 Au niveau de la structure de l’entretien, la première bobine porte immédiatement sur novembre 1942 et la seconde sur la période mars 1942-novembre 1942. On peut penser qu’il s’agit d’une demande du réalisateur, car la première bobine est interrompue brusquement. 153 Ibid., p. 43 154 Il explique que Greenbaum adhérait à un parti minoritaire – General Zionist – et que le Labour Party ne suivait pas les mêmes lignes politiques, ibid., p. 43. Il explique que si ce dernier était en charge du sauvetage, il a cependant choisi à plusieurs reprises de ne pas communiquer des informations (p. 42) et a déclaré à plusieurs reprises que l’édification de la Nation juive, devait passer avant le sauvetage des Juifs d’Europe. Il insiste notamment sur le fait que Greenbaum justifiait son refus d’aide par la passivité des Juifs d’Europe, mais qu’il n’a pas changé de point de vue à la suite de l’insurrection du ghetto de Varsovie, p. 47. 155 Ibid., p. 49 Il s’interroge également sur la lenteur des reactions des Juifs en Palestine, face à la vitesse des actions menées par les Nazis contre les Juifs d’Europe, p. 53. 156 Ibid.p. 50 Voir également p. 56 et Claude Lanzmann, p. 66. 157 « The people who do it are Ben Gurion and Sharett, and they tried to influence the British and American Governments to carry on negociations with the Nazis to save the Jewish people of Europe », ibid.p. 54

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique plus développée le troisième type d’actions à travers les cas de la mission de Joël Brand et plus particulièrement de celle de Kastner159. L’historien considérait que les critiques adressées après 1945 à ce dernier étaient injustifiées160. Il a exposé l’idée selon laquelle le train organisé par Kastner, visait à établir un précédent et que l’objectif poursuivi était de sauver tous les Juifs de Hongrie. Il a dit on ne peut plus clairement : « Je pense qu’il avait raison. »161

A ce sujet, Lanzmann a marqué à quatre reprises un désaccord avec Bauer162. Il a dit ne pas être convaincu par les arguments avancés par l’historien et a tenu à donner une vision plus contrastée de l’action de Kastner. Les échanges se sont arrêtés sur le constat de ce désaccord. Le second entretien a été plus bref et a principalement porté sur les négociations qui ont été menées à Istanbul par Joël Brandt et Bandi Grosz. L’historien considérait, qu’en 1944, les nazis souhaitaient moins négocier le sauvetage des Juifs, qu’obtenir une paix séparée avec les Alliés163. Cet entretien a été conclu en abordant le thème des tentatives de sauvetage des Juifs de Slovaquie. Sa conviction était que, malgré l’absence de preuve tangible164, en 1942, le Working Group a permis l’arrêt des déportations en cours en Slovaquie165.

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Il utilise les mêmes termes que pour les parachustistes « (…) to try to convince the British – was useless », ibid., p. 55. 159 Respectivement ibid., p. 53 et pp. 57-67. 160 Il indique notamment: « Let me put this very clearly : I think this whole issue is put the wrong way round », ibid.p. 57. 161 Ibid., p. 67. 162 « You don’t convince me absolutely. I think what you say is too simple. And, secondly, we don’t understand very well what Kastner, at the same time, was doing », ibid., p. 60 ; « I think the warning was not delivered properly », p. 61 ; « (…) you said the only chance to save Jews… you should say the only chance to save some Jews… because as a matter of fact he [Kastner] thought already that the others were doomed and he was going to save a handful. », Bauer répond, « No, that is not true » et Lanzmann indique, « I think it is », p. 64; « what interests me is that one can see the achievement of Kastner in a double light – either a completely positive one is what you say: he created a precedent and in fact this was the first time the Nazis released Jews. 1600 Jews nothing, and it is tremendously much. The negative thing is that he behaved like a classic Judenrat member: in one way he was only interested in saving a handful, because he knew he couldn’t save the… », après cette déclaration du réalisateur, Yehuda Bauer dit, « I am not sure that you are right » et Claude Lanzmann répond, « I am not sure you are right either », p. 66. 163 Ibid., p. 69. 164 « There is therefore a case for saying the ransom stopped the deportations, but there is no proof, because you could say the deportations were stopped for other which we don’t know today, we don’t have the documentation (…) So there is a case, but if you ask me whether there is proof, I cannot say there is », ce à quoi Claude Lanzmann répond, « I am sure there is no proof. », ibid., p. 75. 165 Ils évoquent ensuite l’Europaplan. La dernière question de Lanzmann porte sur le fait que la guerre contre l’union soviétique est une guerre contre les Juifs, ce à quoi Yehuda Bauer répond positivement.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Les thèmes évoqués lors du second entretien correspondent à la problématique du sauvetage. Il s’agit plus précisément de l’une des modalités, celle par la négociation, qui au milieu des années 1970166 constituaient l’un des axes principaux de recherche de Bauer. En 1974, cela a été le sujet central du second colloque historique internationale intitulée Rescue Attemps during the Holocaust, qui s’est tenue à Yad Vashem167. Le projet de Shoah a débuté à cette époque. Il s’avère que Lanzmann a réalisé un nombre conséquents d’entretiens autour de ces questions. Cela conduit par la suite, à étudier les liens entre les recherches de l’historien portant sur ce sujet et les tournages effectués pour Shoah. Les liens avec les travaux de Yehuda Bauer Dans le cadre de cette étude des travaux menés par Bauer, une attention particulière a été portée au cas du Working Group en Slovaquie, soit aux tentatives de sauvetage par l’argent, c’est-à-dire par la corruption de responsables nazis. Ce chercheur est, à l’époque, l’un des seuls historiens qui ne soit un Juif orthodoxe à avoir pris cet objet d’étude168. La question qu’il aborde à travers ce cas est formulée de manière explicite : « Y avait-il une possibilité de sauver une partie des Juifs d'Europe, ou un nombre significatif de Juifs d'Europe, en négociant avec les nazis? »169

Ce groupe de résistants juifs était structuré autour de deux personnalités, que l’historien qualifie d'extraordinaires lors du colloque de 1974170. Il s’agissait du rabbin orthodoxe Weissmandl et de Gisi Fleischmann qui elle représentait l'American Joint Distribution

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Ainsi, celui-ci est abordé dans un autre court ouvrage de Yehuda Bauer, The Jewish Emergence from Powerlessness, University of Toronto Press, Toronto, 1979, 89 p. Cette publication est le résultat de conférences délivrées en octobre 1975. 167 . Yehuda Bauer ouvrait la première cession avec un papier sur Les négociations entre Saly Mayer et les représentants de la SS en 1944-1945. « The negotiations between Saly Mayer and the representatives of the S.S. in 1944-1945 », in Yisrael Gutman, Efraim Zuroff (éd.), Rescue attempts during the Holocaust : proceedings of the Second Yad Vashem International Historical Conference, Jerusalem, April 8-11, 1974, Ktav Pub. House, New York, 1978. 168 Cet aspect est notamment souligné par Richard I. Sugarman dans « Rabbi Dov Weissmandl and the Holiness of Rescue: Jewish Religious Perspectives and Responses », in David Scrase et al. (éd.), Making a difference : rescue and assistance during the Holocaust, Center for Holocaust Studies at the University of Vermont, Burlington, 2004, p. 187. En dehors des travaux de Yehuda Bauer et dans une autre perspective que l’ouvrage qui fait référence sur le sujet est Abrahams Fuchs, The Unheed cry: the gripping story of Rabbi Weissmandl, the valiant Holocaust leader who battled both Allied indifference and Nazi hatred, Mesorah, New York, 1984, 288 p. 169 Il s'agit des premiers mots du chapitre « Rescue by negociations? Jewish attempts to negotiate with Nazis », in Yehuda Bauer, op. cit., 1979, p. 7. 170 Yehuda Bauer, op. cit., 1978, p. 6.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Committee (JDC)171. Politiquement, ils étaient donc opposés, mais dans le cadre du sauvetage des Juifs de Slovaquie, ils ont travaillé très tôt ensemble172. Les membres du Working Group s’étaient engagés dans la voie de la négociation avec les nazis durant l’été 1942, alors qu’à cette époque les trois quarts des Juifs de Slovaquie avaient déjà été tués173. Afin d'arrêter les déportations vers les camps d’extermination, ils avaient établi des contacts avec des responsables nazis dont notamment Dieter Wisliceny. Le principe à la base de l'action du rabbin Weissmandl était celui de l’Hatzalah. Suivant en cela la tradition juive, il s'agissait de placer la vie et donc sa sauvegarde au-dessus de tout174. Une offre impliquant le payement de 50 000 dollars en deux versements contre le maintien des 25 000 Juifs encore en Slovaquie a été proposée175. Karol Hochberg, membre du Conseil juif176, s’est présenté à Wisliceny comme étant un intermédiaire de Franz Roth, un Juif vivant en Suisse lui-même représentant des « Juifs du Monde »177. En fait, c’est le rabbin Weissmandl qui avait inventé cette identité, écrivant et signant des lettres au nom de Roth178. L’offre semble avoir été acceptée par le responsable nazi. Le Working Group a réuni 25 000 dollars. Pour le second versement, ils ont fait appel au représentant du Joint (JDC) en Suisse, Saly Mayer, mais celui-ci n'a pas pu obtenir l'argent. Weissmandl a également adressé des demandes aux responsables des communautés juives aux Etats-Unis, mais sans obtenir plus de succès. L’argent n’a pas été remis le jour convenu et après l’échéance de plusieurs délais, Wisliceny a ordonné la reprise des déportations. Deux trains spéciaux ont alors quitté la Slovaquie pour les camps 171

Yehuda Bauer, op. cit.,1979, p. 12. Les autres membres fondateurs du groupe étaient le rabbin Weissmandl, « Rabbi Armin Frieder, Ondrej Sterner, Dr. Oskar Neumann, et Gisi Fleischmann (sa cousine). » 173 Il est à noter que des actions avaient déjà été entreprises par le rabbin Weissmandl dès 1938. Cf. Abrahams Fuchs, op. cit., 1984. 174 ce principe s'inspire de la formule Talmudic: « all Israel are responsible for one another »Yehuda Bauer reprend ce principe à son compte quand il cite, « There was a possibility of saving Jews by negociations; no historian can say how many. A Hebrew saying goes : He who has saved one human life is likened to him who saved an entire world. », Yehuda Bauer, op. cit.,1979, p. 24 175 Ce chiffre a été sujet à question. Le nombre de Juifs encore en Slovaquie semble s'établir entre vingt et trentecinq mille. Raul Hilberg avance le chiffre de vingt-quatre mille, dans op.cit., 2006, p. 1364. 176 « During the expulsions of 1942, control of the US was usurped by a young Jewish engineer named Karol Hochberg; he later turned ou to be a dubious character, ambitious and adventurous. », Abrahams Fuchs, op. cit., p. 48, voir aussi Raul Hilberg, « (…) [Hochberg] se révéla bientôt être un paranoïaque surexcité, assoiffé de pouvoir et porté à l'intrigue. Il s'insinua dans les bonnes grâces de Wisliceny et, si l'on en croit Neumann [l'un des Chef du Conseil Juif], c'est à l'agent SS qu'il devait sa position. », op. cit., 2006, pp. 1355-1356 177 Richard I. Sugarman, op. cit., 2004, p. 200 et Yehuda Bauer, op.cit., 1979, p. 14. 178 Dr. David Kranlzer and Rabbi Eliezer Gevirtz, « The Working Group. Rabbi Michoel Ber Weissmandl », dans To save a world, CIS Publishers, New York, 1991 p. 42 172

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique d’extermination. Par la suite, Weissmandl a obtenu la somme demandée par les nazis. Les déportations se sont alors arrêtées pendant près de deux ans. Les raisons de cette interruption ne font pas l’objet d’un consensus chez les historiens au moment du tournage de Shoah. Pour les chercheurs Juifs orthodoxes et pour Bauer, le Working Group a eu un rôle décisif179, alors que pour Hilberg, leur action est à considérer comme contingente180. Dans, A History of the Holocaust, Bauer explique son désaccord avec cette seconde hypothèse181. En 1942, Weissmandl était convaincu de l’impact que l’action du Working Group a eu sur l’arrêt des déportations. Il a alors conçu un plan ayant pour objectif de sauver l'ensemble des Juifs encore vivants en Europe, qui est connu sous le nom d'Europa Plan. Des premières lettres ont été adressées à Mayer en octobre 1942. Celui-ci, au nom du JDC, n’a à nouveau pas pu accéder aux demandes du Working Group. Des courriers ont également été envoyés à des responsables de la communauté juive aux Etats-Unis182. Les contacts ont repris avec Wisliceny, mais cette fois, Hochberg n'était plus impliqué et c’est Andrej Steiner qui a négocié183. A Atlanta, Lanzmann a réalisé un entretien avec celui-ci à ce sujet. Le 10 mai 1943, Wisliceny les a informés qu’un tel plan pouvait être mis en place contre le versement de deux à trois millions de dollars. L'argent nécessaire n’a pas été réuni184 ce qui a conduit à la fin des négociations entre fin août et début octobre 1943185. Bauer a précisé que les fonds du JDC en Suisse étaient dans tous les cas inférieurs à la somme exigée par les nazis et que même si Mayer avait pu réunir l'argent, il n'aurait pas été en mesure de le transférer186. A la fin des années 1970, Lanzmann s’est rendu au Mont Kisko dans l’Etat de

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« En tout cas, à la suite de l'accord et du versement de la rançon, les Juifs slovaques ont connu un répit de deux ans. Une fois que Wisliceny a accepté la rançon, il ne pouvait plus reculer et a essayé de tenir sa parole. » Abrahams Fuchs, op. cit., p. 91 et Yehuda Bauer, op. cit., 1979, p. 12, pose « Can we attribute this moratorium to the bribe? W, furious and despairing, believed so; he accused the JDC and the Jewish world generally of being an accomplice to the murder of the last four (sic) trainloads of deported Jews ». 180 L'hypothèse de Raul Hilberg est basée sur deux rapports d'Hans Ludin, l'ambassadeur allemand en Slovaquie 181 Il considère, « Il n'y a aucune raison de douter que d'autres facteurs, dont certains que j'ai déjà mentionné, aient été pertinents: les protestations du Vatican, l'offensive en Russie durant l'été, les déportations du ghetto de Varsovie, et la crainte chez les slovaques de représailles après la guerre. Mais, je crois que le lien entre les payements et l'arrêt des déportations est indéniable. », Yehuda Bauer, op. cit., 1979, p. 14. Les arguments réfutés ci-dessus correspondent à ceux développées par Raul Hilberg, op. cit., 2006, pp. 1360-1363. 182 A partir de décembre 1942 Abrahams Fuchs, op. cit., pp. 105-106 183 Dr. David Kranlzer et Rabbi Eliezer Gevirtz, op. cit., p. 50 184 Abrahams Fuchs, op. cit., pp. 107-108 185 Ibid., p. 118 186 Il indique également qu'à ce moment-là ni le Joint à New York, ni WJC, ni les autres agences juives, comme l'Agence juive en Palestine, ne considéraient qu'il s'agissait d'une proposition réaliste. Enfin, il indique que

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique New York où, après 1945, le rabbin Weissmandl avait fondé une Yeshiva. Il a tourné un entretien avec Forst au sujet de l’ensemble de ces négociations. De surcroît, il a filmé Landau avec qui le rabbin avait été en contact en Suisse durant les premiers mois de l’année 1945. En 1944, de nouvelles prises de contact ont eu lieu après l’invasion de la Hongrie, dans le but d’empêcher les déportations. Joël Brand et Kastner, deux résistants juifs hongrois, avaient pris contact avec les nazis. Le second avait obtenu, en l’échange d'une rançon, que des Juifs soient transférés en Suisse187. Après 1945, la manière dont des listes avaient été établies afin de décider de ceux qui seraient sauvés, a été l’objet de nombreuses polémiques aussi bien entre historiens qu’au sein de l’espace public israélien. Lanzmann a mené un entretien avec Hansi Brand, la femme de Joël Brand, principalement à ce sujet. La question des liens entre les négociations menées par le Working Group et celles conduites par les résistants hongrois a été soulevée par le réalisateur lors d’un tournage avec Shmuel Tamir. Le 19 mai 1944, dans le cadre des négociations en cours, Joël Brand et un agent connu sous le nom de Bandi Grosz ont atterri à Istanbul. Ils étaient en possession d'une proposition formulée par Adolf Eichmann, qui sera par la suite connue sous le nom de, « trucks for blood »188. Ils ont alors notamment rencontré Ehud Avriel189. A la fin des années 1970, celui-ci a été filmé par Lanzmann à ce sujet. La question posée, telle que la formule Bauer, reste la même : « Est-ce que quelques, ou beaucoup de Juifs d'Europe auraient pu être sauvés par le biais des propositions de Brand et, si oui, pour quelles raisons cette opportunité a-t-elle été manquée ? »190

La question du sauvetage des Juifs de Hongrie renvoie également à celle du bombardement des voies ferrées empruntées par les convois se rendant à AuschwitzBirkenau. Bauer a expliqué que pendant l’été 1944, le chef du World Refugee Board (WRB), John Pehle avait demandé que de telles opérations soient entreprises. John Mc Cloy, pour le Département d’Etat américain, en tant que secrétaire adjoint à la guerre, avait jugé ce bombardement inutile, les Allemands étant en mesure de réparer rapidement les dégâts après

l'argent n'était pas la seule motivation des négociateurs nazis, mais que ceux-ci voyaient ce plan comme la possibilité d'ouvrir une négociation pour une paix séparée avec les Alliés. Yehuda Bauer, op. cit., 1979, p. 15 187 Dr. David Kranlzer et Rabbi Eliezer Gevirtz, op. cit., p. 54 et Yehuda Bauer, op. cit., 1979, pp. 16-17. 188 Yehuda Bauer, loc. cit., 1979, p. 94. 189 Yehuda Bauer, op. cit., 1979, p. 18. 190 Yehuda Bauer, loc. cit., 1979, p. 95.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique celui-ci191. Lanzmann a mené un entretien avec John Pehle. Il s’est également entretenu avec l’ambassadeur américain, Reams au sujet des réactions des membres du Département d’Etat aux informations transmises à propos du génocide des Juifs192. L’une des dernières tentatives de sauvetage a été organisée par Mayer entre août 1944 et février 1945. Celle-ci a notamment donné lieu à une rencontre, le 5 novembre 1944, entre le colonel SS Kurt Becher et Roswell D. Mc Clelland, qui était le représentant du WRB en Suisse. Cette mission a fait l’objet de la communication de Bauer lors du colloque international qui s’est tenu à Yad Vashem en 1974. Lanzmann a filmé Mc Clelland pour Shoah. Des propos tenus par Bauer en conclusion de l’étude qu’il a menée sur les différentes opérations de sauvetage, peuvent être cités : « (…) bien que les conditions du crime étaient inhérentes à l'idéologie nazie, il y avait, apparemment des alternatives. Pour réaliser ces alternatives, l'Ouest aurait eu besoin de priorités différentes : la préservation des vies humaines nécessitait une plus grande priorité que les considérations militaires. Par voie de négociation, par les bombardements, et d'autres moyens, des Juifs - et d'autres - auraient pu être sauvés. »193

En insistant sur la notion de « préservation des vies humaines », l’historien souligne que les actions conduites par les résistants juifs en suivant le principe de l’Hatzalah étaient nécessaires. Il a également écrit : « Ce ne furent que de tenaces et courageux individus, tels que Weissmandl, Kastner, et Mayer, qui ont saisi le sens de la situation épouvantable et qui ont sauvé - par le biais de bluffs et de prétextes - autant de Juifs qu'ils pouvaient, et plus auraient pu être sauvés. »194

Les deux premiers noms mis en avant par l’historien correspondent aux personnes autour desquelles Lanzmann a mené au total dix entretiens. En cela, ce corpus constitue, avec celui portant sur les ghettos et la mise à mort des juifs dans les camps d’extermination, l’un des 191

Après une seconde demande la part de John Pehle, John Mc Cloy a répondu qu'Auschwitz était trop loin pour que les avions alliés essayent de bombarder ce site, Dr. David Kranlzer et Rabbi Eliezer Gevirtz, op. cit., pp. 6062. 192 En 2010, Claude Lanzmann a déclaré à ce sujet :« Au Département d’Etat, des grands commis tels que Beckinridge Long ou Robert Borden Reams, que j’ai rencontré bien plus tard, coulant une retraite heureuse sur un golf de Panama city et fier de son excellence dans la préparation des martini dry, pratiquaient cyniquement la rétention d’information minimisant les alarmantes nouvelles, ne communiquant pas les rapports qui leur parvenaient.", Claude Lanzmann, « Jan Karski de Yannick Haenel : un faux roman », Marianne, 23 janvier 2010, p. 86. 193 Yehuda Bauer, History of the Holocaust, Franklin Watts, New York, 1982, pp. 329-330. 194 Yehuda Bauer, op. cit., 1979, p. 24.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique trois axes principaux du projet de Shoah (cf. chapitre 2). Si un lien entre les travaux de l’historien et la réalisation du film a été établi, il ne s’agit pas pour autant de surestimer celuici. En effet, aucun extrait de ces entretiens n’a été au final intégré au montage. L’absence du thème de la sauvegarde Trois raisons principales peuvent expliquer le fait que cet axe n’a pas été retenu dans Shoah. Si celui-ci était au centre des débats historiographiques au milieu des années 1970, il constitue un enjeu moins important au cours des années 1980. Une raison plus pragmatique peut être avancée. En 1982, aux Etats-Unis, le film de Laurence Jarvik, Who shall live, who shall die, a connu un succès important. Celui-ci porte sur les questions liées au sauvetage des Juifs et aux réactions des Alliés. Plusieurs acteurs de l’histoire, tels que Samuel Merlin, Peter Bergson, John Pehle et Roswell Mc Lelland (ill. 1 à 4 ci-après), filmés par Lanzmann pour Shoah, interviennent dans ce film. Par ailleurs, Gerhart Riegner, qui a transmis l’une des premières informations concernant le génocide des Juifs aux Etats-Unis et Josiah E. DuBois, qui était l’un des principaux membres du WRB le font aussi (ill. 5-6).

Fig. 58 Captures d’écran issues Who shall live, who shall die

Ce changement historiographique et l’existence d’un tel film ne suffisent cependant pas à expliquer que ces entretiens ne figurent pas dans Shoah. La troisième raison, qui semble avoir été la plus importante, réside dans des choix opérés lors du montage. En effet, c’est au cours

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique de cette phase du projet (1979-1985) que le sujet définitif du film a été arrêté. Ces décisions seront étudiées dans le quatrième chapitre de cette thèse. Avant cela, l’articulation entre les autres thèmes de recherche de Bauer et ceux abordés par Lanzmann va être analysée. De nouveau, à travers cette étude, ce sont les choix historiographiques opérés pour Shoah qui vont être interrogés. L’influence de Yehuda Bauer La même année que le démarrage du projet du film (1973) Bauer a publié un recueil de huit textes issus d’autant de conférences qui se sont tenues en Israël et aux Etats-Unis en 1971. Celui-ci s'intitule Ils choisirent la vie, la résistance juive dans l'Holocauste (1973)195 et peut être considéré comme constituant un état des travaux et des axes de recherche de l’historien. Les thèmes présentés dans cet ouvrage préfigurent les éléments sur lesquels cet historien va s’opposer à Hilberg en 1975. Dans le premier chapitre, il insiste sur le rôle de l’idéologie dans le déclenchement et la perpétration du génocide des Juifs. Dans le deuxième chapitre, Bauer propose une chronologie dont la première partie est intitulée Deux mille ans. Comme Hilberg, il lie le début des persécutions contre les Juifs au développement de l’influence de l'Eglise catholique196. Il insiste de nouveau sur l'importance d'une idéologie antisémite conduisant à la prise de pouvoir d'Adolf Hitler en 1933197. En cela, il se distingue de l’historien américain qui insiste sur le rôle prédominant tenu par l’administration. Le troisième chapitre s'intitule, Like Sheep to Slaughter ?, soit Comme des moutons à l'abattoir ? L'auteur note en introduction : « L'image des Juifs d'Europe comme étant des victimes passives se trouve dans un certain nombre d'ouvrages de référence sur l'Holocauste, très considérés et basés sur des recherches soigneusement menées. »198

195

Yehuda Bauer, They chose life, Jewish Resistance in the Holocaust, American Jewish Committee, New York, 1973, 61 p. 196 Cependant, à la différence du chercheur américain, il voit dans le dix-neuvième siècle une période d'émancipation, ibid., 1973, p. 15. 197 Sur le rôle de l'église pendant le génocide, il n'y a dans ce chapitre qu'une seule mention, « The only exception was to occur in Bulgaria, where in 1943 courageous opposition groups in the Governement, the Church and among the people brought to deportation, to a halt, saving all the Jews except in areas Bulgaria had annexed from Yugoslavia and Greece » ibid., 1973, p. 21. 198 Ibid., p. 23.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Il s’oppose ici au point de vue selon lequel les Juifs auraient été globalement, et sans explications, passifs. Au contraire, il insiste sur la résistance dont ils ont fait preuve face aux persécutions nazies. Il revient en conclusion de l’ouvrage sur ce point en notant : « (…) la résistance juive, quelle que soit sa forme, fait autant sens que leur mort. Abattus [Slaughtered], ils le furent, mais pas comme des moutons. »199

L’un des axes principaux de son argumentaire est donc de revenir sur l’idée selon laquelle les Juifs seraient allés à leur mort comme des moutons. Cette question est également centrale pour Lanzmann. Ainsi, par exemple, en 1969, lors d’une émission télévisée intitulée XXème siècle, consacrée au thème « être Juif », il est revenu à deux reprises sur cette notion alors qu’une question lui était posée concernant le génocide des Juifs. Tout d’abord, il a indiqué : « Les millions de Juifs qui sont morts dans les chambres à gaz, qui entraient dans les chambres à gaz, je parle des Juifs d’Europe orientale, des Juifs polonais particulièrement, qui entraient dans les chambres à gaz en chantant Chema Israël. On peut soit les considérer, certains l’ont fait, comme des moutons et dire qu’ils ont été passifs devant le massacre, soit au contraire et c’est ce que font la majorité des Israéliens, les considérer comme des martyrs parce qu’après tout, ces hommes qui entraient dans les chambres à gaz en chantant entraient en tant que Juifs et refusaient absolument, même au dernier moment, toute abjuration (…). Ils n’ont jamais cédé même dans les pires catastrophes. »200

Par la suite, alors qu’il s’exprimait au sujet de son passé de résistant, il a expliqué : « Pendant la guerre j’ai été un Juif persécuté et je me suis battu, j’ai fait de la résistance, etc. donc je ne suis pas resté passivement comme un mouton. »201

Il est également revenu plusieurs fois sur ce point après la diffusion de Shoah. Ainsi, lors d’une conférence à la Cinémathèque française en 2008, s’interrogeant sur l’enjeu du film, il s’est demandé : « Comment transmettre à nos enfants ce qui s’est passé ? Comment revenir sur l’idée que les Juifs se sont laissés mener à l’abattoir comme des moutons ? »202

Dans l’ouvrage de 1973, Bauer précise à ce sujet : « Il est incontestablement vrai que la grande majorité des Juifs d'Europe sont allés tranquillement à leur mort, sans avoir défié explicitement ou ouvertement résisté à leurs 199

Ibid., p. 57. Claude Lanzmann à Pierre Desgraupes (propos recueillis par) in « Être Juif, 2ème partie : la terre promise », XXème siècle, ORTF, 16 septembre 1969. 201 Idem. 202 Claude Lanzman, « Un vivant qui parle », op. cit. 200

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique tueurs. Mais ce n'était pas à cause d'un conditionnement historique. Certaines des causes réelles apparaîtront par la suite; la plus décisive, peut-être, fut le fait qu'entre l'occupation de la Pologne et le moment où le meurtre de masse à atteint son apogée, les victimes avaient subi 30 mois de souffrances inimaginables qui avaient presque anéanti leurs pouvoirs de résistance physique et mentale. »203

Cet argument a été repris à plusieurs reprises par Lanzmann lors d’entretiens conduits avec des Allemands persécuteurs, des témoins polonais ou des Juifs persécutés. L’hypothèse peut être faite, qu’à l’instar de Bauer, le réalisateur a retenu cette raison afin d’expliquer que la plupart des Juifs de Pologne ne se soient pas battus contre les nazis. Par la suite, Bauer s’est demandé pourquoi les réactions des Juifs aux persécutions nazies avaient été si peu étudiées jusqu’en 1973. Il considère que la cause principale réside dans le fait que les historiens ont trop longtemps presqu’exclusivement étudié les sources allemandes. Il note à ce sujet de manière critique : « Dans le cadre des procès, les documents nazis étaient suffisants (...) Pour écrire l'histoire, d'un autre côté, il ne suffit pas d'examiner les preuves des meurtriers, parce qu'elles ne rapportent pas ce qu'ils ne savaient pas ou ce qu'ils ne voulaient pas dire. »204

La section suivante du troisième chapitre s’intitule The other Side Speaks, L’autre côté parle. L'historien insiste en une page sur le rôle des témoignages des victimes. Il indique à ce titre que de nombreux journaux privés n’ont pas encore été étudiés et exprime l’idée suivante : « Plus important encore, beaucoup d'informations ne survivent que dans la mémoire de ceux qui étaient là-bas. En un sens, nos documents marchent encore parmi nous. Ces témoignages doivent être enregistrés pendant que les documents marchant [walking documents] sont encore en vie. Les souvenirs personnels, confirmés par plusieurs témoins indépendants peuvent être plus fiables que les documents écrits, parce que les comptes rendus [account] allemands ont souvent plus été adaptés pour cacher la vérité que pour la révéler. »205

203

Yehuda Bauer, op. cit., 1973, pp. 24-25. Il revient sur cette idée dans un ouvrage postérieur indiquant notamment : « Ainsi, nous avons pratiquement intégré l'argument nazi, puisque les nazis, également, ne considéraient pas les Juifs comme humains. L'expression moutons à l'abattoir représente les Juifs, non pas comme des êtres humains, mais comme un troupeau d'animaux, et il représente leurs assassins comme un boucher », in Jewish reactions to the holocaust, Mod Books, Tel aviv, 1989, p. 220 204 Il insiste ensuite sur le fait que « Quand nous disons qu'une victime assassinée a collaboré à sa propre mort, nous mettons une partie du blâme sur son sort sur elle; et dans la mesure où l'on fait cela, on disculpe son meurtrier. (...) Pour prouver que cela est vrai, il est nécessaire de documenter cela avec toutes les sources pertinentes. », ibid., 1973, p. 25. Cette idée a été développée à plusieurs reprises par le chercheur par la suite, lire notamment, Yehuda Bauer, « The Problem of Non-armed Jewish Reactions to Nazi Rules in Eastern Europe », Lessons and Legacies, vol. 6, 2004, pp. 56-57 205 Yehuda Bauer, op. cit., 1973, p. 26.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Il conclut sur ce point en indiquant que l'Institute of Contemporary Jewry de l'Université Hébraïque de Jérusalem, dont il fait partie, travaille à cela206. Il insiste ainsi sur l’importance du recueil et de l’usage des sources orales par l’historien. En cela, il s’oppose une nouvelle fois au paradigme proposé par Hilberg. Les chapitres suivants portent sur les différentes formes prises par la résistance juive et les Conseils juifs. Lors du colloque de 1975, il abordera celles-ci de la même manière207. Un dernier cas, qui n’est pas abordé dans le livre, peut être présenté. Il s’agit des Sonderkommandos. Dans les premiers écrits postérieurs à 1945, leurs actes ont souvent été perçus comme ayant été négatifs, aussi bien par des acteurs de l’histoire que par des historiens. Ils étaient considérés comme ceux qui sont allés trop loin pour survivre. Dans la première édition de La Destruction des Juifs d’Europe d’Hilberg (1961), ils sont quasi absents. Aucune entrée de l’index ne correspond à ce terme. Raul Hilberg se limite dans cet ouvrage à indiquer que le travail auquel ils étaient contraints était particulièrement horrible. Leur rôle durant le génocide des Juifs est décrit en cinq phrases. Au contraire, ils sont présents dans les écrits de Bauer qui qualifie de héros ceux qui ont choisi de respecter la vie jusqu’au bout. Cette seconde perception est à la base des choix de Lanzmann pour Shoah. Le lien, l’historien et le réalisateur, se manifeste par exemple par le fait qu’ils ont tous deux préfacé l’ouvrage du Sonderkommando d’Auschwitz, Filip Müller. La version française de ce livre publiée en 1980 est introduite par un texte de Lanzmann et celle de 1979 débute par une préface de Bauer. Celle-ci se termine sur le constat suivant : « Nous devons faire avec le témoignage de Filip Müller si nous voulons que notre civilisation survive. »208

Müller est le protagoniste qui s’exprime le plus longuement dans Shoah et la phase correspondant à la mise à mort des Juifs est le sujet central du film.

206

Il indique: « Les témoignages doivent être tirés, comparés, scrupuleusement évalués; les pièces d'un puzzle doivent être patiemment et précisément mises en place avant qu'une image vraie [true picture] puisse émerger », idem. 207 Sur le développement de l’historiographie israélienne entre Yad Vashem et l'Université Hébraïque de Jérusalem à partir de 1973, voir Dan Michman, « Is there an "Israeli school" of Holocaust Research ? », David Bankier et Dan Michman (éd.), Holocaust historiography in Context, Yad Vashem et Berhahn Books, 2008, pp.37-65. 208 Yehuda Bauer (préf.), Filip Müller, Eyewitness Auschwitz: three years in the gas chambers, Stein and Day, New York, 1979, p. XII.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Au terme de cette étude, l’inscription des choix opérés pour Shoah au regard des modèles interprétatifs proposés par Hilberg et Bauer est établie. Cette étude croisée permet d’indiquer qu’à une ou deux exceptions près, les positions historiographiques identifiables dans le film sont toujours plus proches de celles de Bauer. Sur le rôle prédominant accordé à des entretiens menés avec des acteurs de l’histoire, par rapport à celui qui est conféré aux sources écrites, l’équipe du film se trouve de fait plus proche des principes formulés par celuici. Il en va de même pour ce qui est de la présentation dans le film des Sonderkommandos et des membres de la résistance juive dans les camps d’extermination et dans le ghetto de Varsovie. Celle-ci est représentée telle qu’ayant occupé une place importante, les Juifs n’étant pas allés à l’abattoir comme des moutons. Sur la question des Conseils juifs, alors que c’est l’historien américain qui s’exprime, le point de vue présenté dans Shoah est en fait celui du courant historiographique défendu par Bauer. Cette typologie concerne également le thème du sauvetage qui au final n’a pas été intégré dans le film. En revanche, sur le rôle de l’administration par rapport à celui de l’idéologie, le film est plus proche des positions d’Hilberg. Sur l’importance de la place accordée à l’Eglise catholique comme catalyseur de la haine anti-juive, les propos tenus par les protagonistes dans le film sont en phase avec les deux historiens. Si une telle présentation synthétique produit l’impression que le film s’inscrit à l’articulation des choix historiographiques d’Hilberg et de Bauer, en fait, certains éléments à la base du projet de Lanzmann résistent à un tel classement. En effet, une nouvelle aporie apparaît. Celle-ci porte sur les bornes chronologiques choisies pour le film. Les deux historiens réinscrivent la mise à mort des Juifs entre 1941 et 1945 dans la continuité des persécutions subies entre 1933 et 1941. Ils prennent notamment en compte le rôle de la guerre. Or ces éléments sont absents de Shoah. Dans le film il n’est question ni de la Seconde Guerre mondiale ni de la période 1933-1941. Les phases précédant la mise à mort des Juifs sont absentes. De la même manière que lorsqu’une aporie a été identifiée à la fin du souschapitre de cette thèse portant sur les recherches d’Hilberg, il est possible de se demander si celle-ci renvoie à un domaine situé hors historiographie ou à des travaux menés par d’autres chercheurs. Afin de répondre à cette question, un texte qui a été écrit par le réalisateur à la fin du tournage et avant que le montage de Shoah ne débute, peut être étudié.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique

Les choix historiographiques En juin 1979, Lanzmann a publié un article dans Les Temps Modernes qui constitue un premier élément du récit du film dans l’espace public médiatisé. Intitulé « De l’holocauste à Holocauste ou comment s’en débarrasser », il peut être appréhendé comme constituant un état de la réflexion du réalisateur. Ce texte a été publié dans le contexte d’une polémique qui s’est développée autour de la série télévisée américaine Holocauste. Dans cet article, il est cependant moins question de celle-ci, que du statut du génocide des Juifs dans l’espace public et de la manière dont il peut être abordé au cinéma. La question de l’unicité et le rapport à l’espace public L’article porte aussi bien sur le judéocide en tant qu’événement que sur l’évolution de la perception de celui-ci entre 1945 et 1979. Cette démarche réflexive conduit Lanzmann à identifier un tournant historiographique. Il considère ainsi que, depuis quelques années, la volonté de réinscrire le nazisme dans l’histoire allemande conduit à une banalisation du génocide des Juifs209. Il dénonce ce qu’il désigne comme « un phénomène de rejet », soit une double tendance qui consiste, d’un côté à le trivialiser en le comparant à d’autres crimes et de l’autre à l’expulser de l’histoire. Une remontée en généralité est menée à partir de l’étude du cas de l’historiographie allemande de la fin des années 1970. Ainsi, il considère que l’Allemagne et les Alliés sont coresponsables de cette banalisation. Il établit alors explicitement un parallèle entre ce changement de paradigme et le fait que la responsabilité du génocide des Juifs était partagée entre le Reich et les Alliés. De plus, selon lui, de la même manière que les Juifs d’Europe ont été laissés seuls face à la mort, en 1979, ils sont les seuls à se confronter à la mémoire de ces crimes. Il considère ainsi que la question à poser est moins : « "Comment l’Holocauste a-t-il été possible ?", mais "comment est-il possible, trente ans après l’Holocauste que nous en soyons là ?" »

A cette tendance à la banalisation, il oppose la nécessité d’insister sur l’absolue unicité de l’événement historique qu’a été le génocide des Juifs. En fait, une tension entre singularité établie sur la base de comparaisons et radicale unicité du génocide se trouve être au centre de l’article. La notion de singularité correspond au principe qu’il peut être appréhendé en tant 209

Claude Lanzmann, loc cit., 1990a, pp. 312-313.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique que phénomène historique qui possède ses propres caractéristiques et sa propre temporalité. Ces critères de définition, qui le distinguent des autres massacres perpétrés par le passé, sont établis sur la base de comparaisons. Le concept d’unicité, ou plus précisément d’unique unicité, de radicale unicité, d’absolue unicité, renvoie à l’idée que la singularité de l’événement génocide des Juifs se situe au-delà de toute comparaison avec d’autres faits historiques. Il y a, dans le temps même de son effectuation, quelque chose qui le différencie radicalement du reste de l’histoire de l’humanité. Ce texte rend également compte d’une tentative de périodisation. L’évolution de la reconnaissance dans l’espace public de l’unicité est opposée à celle de la singularité. Pour le réalisateur de Shoah, l’Holocauste a été reconnu dans son « unique singularité » durant l’immédiat après-guerre. La création de la catégorie de Crime contre l’Humanité a marqué, selon lui, l’attribution d’un caractère métaphysique au judéocide dans l’espace public. Ainsi, il fait référence aux procès de Nuremberg comme un moment décisif de la reconnaissance à l’échelle internationale de cette unicité. Après cette prise de conscience, tout a concordé selon lui à obscurcir la perception de cette caractéristique. Durant les années 1950 et 1960, l’antisionisme et le renouveau de l’antisémitisme ont concouru à cette remise en cause. Celuici tend alors à être confondu avec les autres crimes et massacres du fascisme et du nazisme. Les représentations que propose Holocauste210 ont participé à cette obscène trivialisation du passé. Pour Lanzmann, la série télévisée constitue le symptôme de l’avènement d’une prise de conscience de la singularité basée sur la négation de l’unicité. L’émergence du judéocide comme objet indépendant dans l’espace public, s’accompagne d’une banalisation de l’événement historique. Pour résumer, il critique le fait qu’à la fin des années 1970, ce soit le terme de singularité qui s’impose plutôt que celui d’unicité. La série Holocauste constitue pour lui le symbole de cette tendance. Dès lors, la fonction qu’il assigne à son travail est de restaurer cette conscience de l’unicité du génocide des Juifs.

210

« (…) le feuilleton hollywoodien transgresse parce qu’il trivialise, abolissant ainsi le caractère unique de l’Holocauste, ce qu’il a d’incomparable et dont nous avons déjà parlé, ce en quoi il est pire que tous les crimes commis et à commettre. », ibid., p. 310. Les films de Joachim Fest, Hitler, une carrière (1977) et celui de Daniel Schmid, L’Ombre des Anges adapté d’une pièce de R. W. Fassbinder, (1976), sont également cités.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Treblinka ou la conscience de la singularité Si la chronologie proposée par Lanzmann est adoptée, il est possible de se demander quel est le moment charnière d’une reconnaissance de la singularité du génocide des Juifs dans l’espace public français. A la suite de Samuel Moyn211, l’hypothèse selon laquelle il s’agit de l’année 1966 peut être avancée. La polémique à laquelle l’ouvrage de Jean-François Steiner intitulé Treblinka a donné lieu dans la presse peut être considérée comme un marqueur212. Cette publication qui a pour sujet le camp d’extermination de Treblinka, insiste ainsi sur le fait que les Juifs étaient tués dès leur arrivée à la différence de ce qui se passait dans les camps de concentration. En cela, ce texte remet en cause l’idée communément admise en France selon laquelle, tous les déportés subissaient le même sort. Le succès public du livre, vendu à plus de cent mille exemplaires durant les premiers mois de sa diffusion, constitue l’un des premiers indicateurs de l’émergence de la singularité du génocide des Juifs dans l’espace public. Autant que le contenu de l’ouvrage, ce sont les propos de l’auteur à ce sujet et la campagne de communication réalisée lors de sa diffusion qui ont provoqué la controverse. Ainsi, dans un article publié en mars 1966, dans Le Nouveau Candide, l’auteur a déclaré : « (…) Si j’ai écrit ce livre c’est parce que, plus que l’indignation, l’émotion qu’on voulait m’enseigner, je ressentais la honte d’être l’un des fils de ce peuple dont, au bout du compte, six millions de membres se sont laissés mener à l’abattoir comme des moutons. »

A la suite de ces propos, c’est le thème de la réaction des Juifs aux persécutions, soit tout à la fois, celui de l’importance de la résistance juive et du rôle des Conseils juifs, qui fait alors irruption dans l’espace public213. Les six mois qu’a duré ce débat sont importants, car, comme le note Moyn, il : « (…) provoqua quelques-unes des premières déclarations sur le génocide d’acteurs d’une nouvelle génération, qui vont façonner [shape] de manière décisive ce qu’il va signifier ensuite

211

Samuel Moyn, A Holocaust controversy : The Treblinka affair in postwar France, Brandeis University Press, New Haven, 2005, 220 p. 212 Jean-François Steiner, Simone de Beauvoir (préface), Treblinka, Fayard, Paris, 1966, 395 p. 213 Le thème des Conseils juifs débattu dans l’espace public, est absent de l’ouvrage. Comme l’identifie Henry Rousso, ces thèmes apparaissent moins en France, qu’ils se trouvent actualisés dans le pays, suite aux débats liés à la tenue du procès Eichmann. La polémique fait ainsi suite à celle qui s’est déroulée aux Etats-Unis et en Israël autour de la question du rôle des leaders Juifs dans les ghettos et de l’ouvrage d’Hanna Arendt. Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, Seuil, Paris, 1990, pp. 189-191. La citation précédente est également issue de cet ouvrage.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique dans leur pays et en fait à travers le monde – par exemple, Claude Lanzmann et Pierre VidalNaquet. »214

Le chercheur renvoie ainsi aux propos tenus par Lanzmann lors d’un entretien avec Simone de Beauvoir et Richard Marienstras, publiés par le Nouvel Observateur215. Le réalisateur a alors énoncé deux principes pouvant être considérés comme étant à la base de la réalisation de Shoah. Premièrement, les Juifs ne se sont pas laissé conduire comme des moutons à l’abattoir216. Deuxièmement, il a défendu l’idée selon laquelle les membres des Sonderkommandos étaient des héros, c’est-à-dire qu’ils n’avaient en aucun cas collaboré avec les nazis. Ainsi, les premières prises de positions de Lanzmann sur ce sujet sont contemporaines de l’émergence du thème dans l’espace public médiatisé français217. Ces choix qui ont précédemment été articulés avec les thèmes de recherche de Bauer semblent à la base de son engagement et précèdent le travail engagé pour Shoah. Une inscription dans les débats contemporains La mention de cette polémique apporte une réponse à la question du moment précis de l’émergence du thème de la singularité. En revanche, elle n’explique en rien le décrochage qui s’est opéré entre la conscience de la singularité et celle de l’unicité. En fait, l’hypothèse que le terme même de « décrochage » pose problème, peut être formulée. La chronologie précédemment proposée ne correspond pas à une modélisation scientifique, mais constitue une reprise de l’interprétation proposée par Lanzmann dans son article. Or, il n’est pas certain que les premières années qui ont suivi la guerre correspondent, comme il l’a indiqué, à la reconnaissance de l’unicité du génocide des Juifs. En fait, cette période correspond plus à la reconnaissance de la singularité du sort des Juifs. Le terme juridique de génocide et la notion 214

Samuel Moyn, op. cit., p. 9. Celle-ci avait préfacé l’ouvrage de Jean-François Steiner et était alors vivement critiquée dans les médias. 216 « Steiner est de la génération "Hitler ? connais pas". Nous, nous sommes d’une autre génération et, pour moi, c’est proprement inacceptable d’écrire ceci. Il a l’air de dire que six millions de juifs, ce qui est une masse énorme (donc une puissance virtuelle), se sont laissé mener à l’abattoir comme des moutons, ensemble, à six millions. En fait, ils ne se sont pas laissé tuer à six millions, mais un par un. », Claude Lanzmann in Simone de Beauvoir, Claude Lanzmann et Richard Marienstras, « Entretiens avec Simone de Beauvoir. Il n’étaient pas des lâches », Le Nouvel Observateur, n°75, 27 avril 1966 [en ligne] URL : http://tempsreel.nouvelobs.com/culture/20060428.OBS5784/ils-n-rsquo-etaient-pas-des-laches.html Consulté le 2 novembre 2011. 217 Il indique à ce titre : « Moi [à la différence de Jean-François Steiner], jamais l’idée ne m’est venue de considérer les hommes du "Sonderkommando" comme des collaborateurs ou comme des traîtres. Je les considère comme des martyrs au même titre que tous les autres et beaucoup d’entre eux, je les tiens même pour des héros. Steiner dit peut-être la même chose à la fin de son livre mais il faut qu’il fasse un long travail pour en arriver là alors que, moi, je les considère, dès le départ, comme des martyrs. » Claude Lanzmann, loc. cit., 1966. 215

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique de crime contre l’humanité ont été retenus sur la base de comparaisons et non pour être appliqués uniquement au sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. L’idée, selon laquelle la radicale unicité du judéocide a été reconnue dès l’immédiat après-guerre, est ainsi réfutée. Seule la caractérisation du génocide des Juifs comme événement singulier s’est imposée progressivement après 1966. L’hypothèse selon laquelle, en France entre 1945 et 1979, la caractérisation du judéocide comme événement radicalement unique n’émerge pas dans l’espace public, peut être formulée. Dès lors, il s’agit d’identifier le moment où ce thème apparaît dans l’espace public. Avant 1979, la réponse ne se trouve pas en France. En revanche, à New York, le concept de radicale unicité est mobilisé dès 1967, lors d’un colloque dans lequel Elie Wiesel, Emil Fackenheim et George Steiner sont intervenus. Si cette date peut être considérée comme le marqueur d’un début de prise de conscience, Jean-Michel Chaumont note que c’est, entre 1974 et le tournant des années 1980, que le thème de l’unicité s’impose aux Etats-Unis218. Ce chercheur a indiqué que, durant cette période, ce débat d’abord théologico-philosophique, interne à la communauté juive, s’est ensuite étendu au champ historien puis bien au-delà des cercles académiques219. Il a proposé une cartographie des arguments avancés par ceux qui visaient à établir le concept d’unicité du génocide des Juifs sur des critères historiens, notant que le critère quantitatif n’est pas particulièrement mis en avant. Pour ces auteurs, le fait que six millions de Juifs soient morts ne constituent pas en soi un indicateur pertinent. En revanche, quatre critères qualitatifs sont avancés. Ils ne sont pas exclusifs les uns des autres et sont au contraire, le plus souvent, combinés. Selon Chaumont, deux d’entre ceux-ci sont plus souvent mobilisés. Il s’agit de la modalité de la mise à mort des Juifs dans les camps d’extermination. L’usage des chambres à gaz, soit la dimension technique et le caractère bureaucratique du processus sont particulièrement mis en avant. Le critère d’intentionnalité est souvent repris, que l’accent soit prioritairement mis sur le caractère métaphysique et religieux des crimes nazis, sur la rationalité de l’action des bourreaux ou au contraire, sur l’absurdité des critères de sélection mis en place par les nazis. Ce chercheur a identifié deux autres critères moins

218

« Depuis lors (1974), chaque année a vu sa moisson de textes amplifier le volume des contributions, avec une pointe ascendante au tournant des années 1980 », Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, La Découverte, Paris, 2010 (1ère éd. 1997), p. 126. 219 Les termes sont ceux de l’auteur, Jean-Michel Chaumont, op. cit., pp. 99-100 et p. 126.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique souvent mobilisés. Il s’agit de l’identité, sous-entendue juive, des victimes et des réactions des bourreaux, des victimes, des tiers proches (dont les témoins polonais) et des Alliés. Le schéma suivant représente les critères mobilisés à cette période dans les débats anglo-saxons.

Fig. 59 Schéma sur les critères de l’unicité.

Dans l’article de Lanzmann, publié dans les Temps Modernes, plusieurs des éléments figurant dans ce schéma sont implicitement ou explicitement présents220. Celui-ci s’inscrit dans une logique d’attestation de l’unicité sur la base de critères religieux en insistant sur le caractère métaphysique du crime commis à l’encontre des Juifs. Il fait notamment référence aux arguments issus de la théologie négative proposée par Emil Fackenheim221. Il présente l’idée selon laquelle le génocide des Juifs résulte d’un processus assumé par l’ensemble de

220

Claude Lanzmann fait d’ailleurs explicitement référence au philosophe et théologien Emile Fackenheim, dont la première prise de parole publique (dans l’optique d’une publication académique) a lieu au sujet du génocide Juif en 1967. Claude Lanzmann, loc cit., 1990a, p. 313. 221 Jean-Michel Chaumont résume, « l’unicité de l’événement est alors dérivée de l’identité des victimes, dont l’expérience a toujours, par définition, un sens religieux latent – en l’occurrence un sens messianique – qui la rend incomparable à ce que serait la même expérience endurée par des non-Juifs », op. cit., p. 121. Claude Lanzmann écrit en 1979, « (…) le destin et l’histoire du peuple juif ne se laissent comparer à ceux de nul autre peuple, de même le caractère cyclique de la persécution et de la haine antijuive (des sommets suivis de rémissions, des espoirs toujours fauchés), la longueur, la constance de la persécution, la puissance et l’extension de la haine, avec toutes les productions mythiques et fantasmatiques qu’elle ne cesse pas de susciter, font de l’antisémitisme un phénomène unique (…) Le prodigieux vouloir-vivre du peuple juif explique la constance et l’escalade de la haine antisémite jusqu’à son sommet ultime, l’Holocauste. », Claude Lanzmann, loc. cit., 1990a, p. 310. Il s’oppose, cependant, explicitement à l’idée qui reviendrait à considérer le génocide des Juifs comme un événement hors de l’Histoire. Claude Lanzmann note, « Dire que l’Holocauste est unique et qu’il ne se compare à rien n’implique pas qu’il faille le considérer comme un phénomène aberrant qui échapperait à toute prise intellectuelle et conceptuelle, qui tomberait hors de l’Histoire, à qui serait déniée la dignité d’événement historique. Nous considérons, au contraire que l’Holocauste est un événement historique à part entière (…) », p. 307.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique l’appareil administratif allemand. En cela, il insiste sur les modalités du crime222. Il part du présupposé que le judéocide est le résultat d’un antisémitisme bimillénaire, considérant celuici comme étant à la fois le produit et l’expression de l’histoire du monde occidental223. Il s’appuie en cela explicitement sur le principe exposé par Hilberg dans le premier chapitre de La Destruction des Juifs d’Europe224. Il développe l’idée selon laquelle ce crime est absolu car il s’articule avec la « spécificité absolue de l’antisémitisme » qui ne saurait être comparé avec le racisme225. Il souligne également le rôle de l’idéologie nazie. Il refuse toute démarche intentionnaliste, qu’il nomme théorie de l’aberration226, selon laquelle ce génocide serait le résultat de l’action de quelques-uns. Il considère en cela que l’ensemble des Allemands ont été responsables. Et enfin, selon lui, le cercle des responsabilités ne s’est pas limité aux frontières du troisième Reich. Ainsi, le réalisateur critique les actions entreprises par les Alliés à cette période. Il écrit à ce sujet : « L’Holocauste a d’abord été rendu possible parce que les nations se sont lavé les mains de la persécution des Juifs (…) »227

En cela, l’article de 1979 peut être considéré comme une synthèse de la plupart des arguments en usage dans le débat anglo-saxon existant à cette période autour de cette question de l’unicité du judéocide. Les termes qu’utilise Lanzmann correspondent à ceux qui sont en vigueur à la même période aux Etats-Unis. Ainsi, il écrit que le génocide des Juifs est, un

222

La première phrase de l’article est la suivante, « Au sortir de la guerre, la révélation massive du génocide commis contre le peuple juif – et la façon dont il fut perpétré – plonge dans la stupeur le monde occidental. » Le passage est par nous souligné. 223 « Nous considérons, au contraire que l’Holocauste est un événement historique à part entière, le produit monstrueux certes mais légitime de toute l’histoire du monde occidental. », idem. Il revient sur cette idée à plusieurs reprises, notamment, en inscrivant le génocide « (…) comme l’expression des tendances les plus profondes de la civilisation occidentale. Tous étaient fondamentalement d’accord pour tuer ceux pour lesquels il n’y avait plus de place. », pp. 311-312. 224 « Le prodigieux vouloir-vivre du peuple juif explique la constance et l’escalade de la haine antisémite jusqu’à son sommet ultime, l’Holocauste. Raul Hilberg a résumé cela dans une sèche et magnifique formule : « Les missionnaires de la Chrétienté avaient di en effet : Vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous en tant que Juifs. Les chefs séculiers qui suivirent avaient proclamé : Vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous. Les Nazis allemands à la fin décrétèrent : Vous n’avez pas le droit de vivre. », ibid., p. 310. 225 Par ailleurs, selon lui, l’histoire juive est radicalement incomparable à celle des autres peuples. 226 « (…) la théorie de l’aberration vise aujourd’hui à balayer l’idée même de responsabilité historique, celle de l’Allemagne et celle des nations », ibid., p. 311. 227 Il poursuit, « (…) on laissé les Nazis seuls avec le « problème ». Telles sont les responsabilités historiques qu’on peut suivre, cas par cas et étape par étape, jusqu’à la scandaleuse faillite du sauvetage des Juifs de Hongrie : « que ferai-je d’un million de Juifs ? » demandait Lord Moyne, haut-commissaire britannique en Egypte », idem. La Pologne n’est alors en aucun cas au centre de son propos. Il la cite au sein d’une liste, « d’autre par l’Allemagne s’est appuyée sur l’existence d’un monde agressivement antisémite : la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, l’URSS – pour ne citer qu’elles – étaient antisémites. », p. 311. Pour autant, ces deux mentions ne font en aucun cas de la Pologne un cas central dans la démonstration de Claude Lanzmann.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique « crime absolu », « sans précédent », « insurpassable », « indépassable », « innommable », un « absolu d’horreur » et qui relève d’une « unique singularité »228. Il considère également que toute tentative de comparaison avec d’autres crimes relève de « la faiblesse, l’absurdité, la perversité. »229 Ces termes, présents dans le vocable du réalisateur, peuvent être rapprochés des verbes utilisés par les auteurs anglo-saxons, tels que : « (…) amalgamer, confondre, relativiser, dissoudre, absorber, oblitérer, aligner, réduire, normaliser, ravaler, banaliser, diluer, accoler, niveler… »230

La centralité de la question de la représentation En revanche, l’article de 1979 se distingue de ce débat en prenant en compte de manière centrale la question de la représentation. Lanzmann identifie trois aspects problématiques en lien avec celle-ci. Le recours à la fiction dans le cas de la série Holocauste, soit le fait de respecter les codes en usage à la télévision, conduit à un succès public équivalent à un échec moral231. À ce sujet, il note que toute forme audiovisuelle court le risque d’ajouter au crime contre l’humanité, un « mensonge fondamental, un crime moral, un assassinat de la mémoire ». A l’opposé, il considère que la mise en intrigue du génocide des Juifs se heurte aux limites de la représentation, le silence étant, dans ces cas, le « mode le plus authentique de la parole »232. Sur ce point, il est proche de la position critique adoptée par Elie Wiesel dans le New York Times en avril 1978 lors de la diffusion de la série à la télévision américaine233. Ce dernier défend alors que l’usage de la fiction est dérangeant quand il est question du judéocide. De même, Wiesel a indiqué en 1985 dans la préface de la version française de l’ouvrage d’Annette Insdorf portant sur des films ayant pour objet le génocide des Juifs :

228

Ce dernier élément peut être rapproché de celui d’unique unicité forgé par Roy Eckard en 1974. Ibid., p. 308. Il pose au sujet des comparaisons tentées avec le génocide des Arméniens, le Goulag, les violences ségrégationnistes et la Saint-Barthélémy sont erronées. 230 Jean-Michel Chaumont, op. cit., p. 125. 231 Selon lui, la consolante identification permise par la mise en scène de Juifs assimilés et stoïques face à la mort dans Holocauste, constitue un crime. 232 Claude Lanzmann, loc. cit., 1990a, p. 310. 233 L’auteur indique « Untrue, offensive, cheap : as a TV production, the film is an insult to those who perished and to those who survived. » dans « Trivializing the Holocaust : Semi-fact and semi-fiction », New York Times, 16 avril 1978, p. 29. 229

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique « Je me méfie de l’une [la fiction romanesque] comme de l’autre. Plus encore de l’image. De l’image filmée, bien entendu. On n’imagine pas l’inimaginable. Et surtout, on ne le montre pas à l’écran. »234

Mais à la différence du réalisateur français, il a ajouté à la suite de ces propos, qu’il s’agit d’un point de vue personnel, d’une « attitude trop puriste, sans doute » précisant : « Cela dit, nous aurions tort de généraliser. Certains films nous font vibrer, Le Jardin des Finzi-Contini, la Barque est pleine, la Révolte de Job, réussissent à émouvoir sans tomber dans la sentimentalité à bon marché. »

Elie Wiesel considère également que les images d’archives peuvent constituer des éléments essentiels à la réalisation de films portant sur cette période235. Enfin, dans l’article de 1978, il a indiqué que ce qu’il reproche à la série Holocauste, ce n’est pas le fait que ce soit une fiction, mais que celle-ci ne soit pas suffisamment authentique. En fait, ce qu’il regrette c’est un manque de pudeur236. Ainsi, il n’établit pas de lien entre le refus de la fiction et l’unicité du génocide des Juifs. Pour Lanzmann, le risque encouru lors de la réalisation de films est de respecter la chronologie des faits et ainsi d’induire implicitement l’idée d’une douce téléologie conduisant des persécutions de 1933 à la mise à mort des Juifs dans les camps d’extermination. Et enfin, il considère que tout ne peut pas être représenté. Il a écrit à ce titre : « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flamme, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. » 237

La conjonction de ces trois points permet de considérer que le réalisateur de Shoah ajoute un cinquième critère à ceux précédemment énoncés pour définir la radicale unicité du génocide des Juifs. Selon lui, le caractère unique réside également dans la forme qui peut être donnée à aux réalisations cinématographiques. Il s’agit d’un déplacement de l’objet sur lequel porte les critères, des faits à leur représentation.

234

Elie Wiesel, « Préface », in Annette Insdorf, Cinémaction, n°32 : L’Holocauste à l’écran, Cerf, Paris, 1985, p.

6.

235

Il indique notamment : « (…) on ne peut se passer de ces images qui, situées dans leur contexte véridique, revêtent une signification primordiale pour la compréhension éventuelle du fait concentrationnaire. », Elie Wiesel, loc. cit., 1985, p. 7. 236 « Austerity, sobriety, restraint, what the French call « pudeur », are all qualities needed in such picture. They are sadly missed here. (…)Thus, I object to it not because it is not artistic enough but because it not authentic enough. It removes us from the event instead of bringing us closer to it. », Elie Wiesel, loc. cit., 1978, p. 29. 237 Claude Lanzmann, loc. cit., 1990a, pp 309-310.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique En conclusion de cet article, il présente les enjeux du film qu’il est en train de réaliser. Il expose alors les trois solutions qu’il a trouvées afin d’éviter les écueils précédemment identifiés. Afin d’éviter les risques liés au choix de la fiction, Lanzmann insiste sur la nécessité de filmer au présent, avec des acteurs de l’histoire. Pour autant, les souvenirs des survivants ne suffisent pas à contrer la tendance à une banalisation et à une trivialisation du génocide des Juifs à l’œuvre à la fin des années 1970238. Il faut, selon lui, opposer à cela une « œuvre d’art (…) une enquête sur le présent de l’Holocauste »239. Ainsi, l’événement et la perception de celui-ci dans le temps présent, doivent être abordés dans un même mouvement240. Ce principe est à la base de la réalisation de Shoah. Il insiste sur la nécessité de refuser tout engendrement241. Il s’agit pour lui de rendre compte d’un hiatus, d’un saut, d’un abîme entre les persécutions et la mise à mort des Juifs. Dans ce cadre, il pense que la narration doit relever de l’atemporel et de l’intemporel. Il a écrit à ce sujet : « L’extermination ne s’engendre pas, et vouloir le faire, c’est d’une certaine façon nier sa réalité, refuser le surgissement de la violence, c’est vouloir habiller l’implacable nudité de celle-ci, la parer et donc refuser de la voir, de la regarder en face dans ce qu’elle a de plus aride et de plus incomparable. »242

Et enfin, la chronologie ne doit pas être respectée. Il a indiqué : « Les six millions de Juifs assassinés ne sont pas morts à leur heure et c’est bien pourquoi toute œuvre qui aujourd’hui veut rendre justice à l’Holocauste doit se donner comme principe premier de briser la chronologie. »243

Il déduit de ce principe que la mise à mort des Juifs ne doit pas être placée à la fin du film, mais au départ. Aucun suspens, quant aux résultats des persécutions nazies perpétrées à l’encontre des Juifs, ne doit exister.

238

Le génocide est l’objet de récits mythiques, qui tendent à imposer une vision normalisée et aseptisée de ce passé. 239 Il insiste dans ce cadre sur la nécessité d’intégrer cette dimension réflexive de l’enquête au film même « (…) les difficultés et les chances de celle-ci [l’enquête] étant elles-mêmes partie intégrante du film (…) », ibid., p. 316. 240 Il faut, « (…) ressusciter le passé comme présent, de le restituer dans une actualité intemporelle », idem. 241 Les derniers mots de l’article porte sur le principe que le génocide doit se donner « à voir dans une hallucinante intemporalité. », idem, p. 316. 242 Ibid., p. 315. 243 Ibid., p 316.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Le refus de l’engendrement Ces deux derniers points constituent les réponses de Lanzmann aux questions soulevées au début de cette partie du chapitre portant sur l’article des Temps Modernes. Le projet de Shoah se distingue des choix historiographiques, aussi bien de Bauer que d’Hilberg, car le réalisateur refuse à la fois tout engendrement et tout respect de la chronologie. S’il formule ce point de vue en faisant référence au film qu’il réalise, ces choix concernent plus généralement les modalités de l’écriture de l’histoire. Un mémoire d’une cinquantaine de pages, intitulé La Représentation historique de la Shoah, écrit à la fin des années 1980 par Corinna Coulmas244, l’assistante de Lanzmann, permet d’articuler cette conception de l’histoire avec celles des deux historiens susmentionnés. L’auteure désigne le génocide des Juifs en mobilisant les mêmes termes que le réalisateur. Il s’agit, selon elle, d’un événement « limite », « incompréhensible et incommensurable », « métaphysique », d’un « non-sens absolu », d’un « mal absolu » et dont le « cœur est inconnaissable ». Les questions mises au centre de cette recherche historiographique menée pour Saul Friedländer dans le cadre d’un projet portant sur la mémoire collective, sont celles du passage à l’acte et du refus de l’engendrement. Elle a écrit à ce sujet : « Le problème devant lequel nous nous trouvons est le vieux problème philosophique du passage à l’acte. Une chose est de crier "mort aux Juifs", une autre de les tuer. »245

La chercheure considère que « l’historiographie libérale » portant sur le génocide des Juifs, telle qu’elle s’est développée entre le début des années 1960 et le début des années 1980, n’a pas apporté de réponses satisfaisantes à ces questions. Ces bornes chronologiques correspondent à la première publication de, La Destruction des Juifs d’Europe d’Hilberg (1961) et à la diffusion de A History of the Holocaust de Bauer (1982). Ainsi, les travaux réalisés par les deux historiens sont également désignés par l’expression d’historiographie libérale. Les caractéristiques communes à leurs recherches telles qu’identifiées par Coulmas, peuvent être présentées.

244

Corinna Coulmas, La Représentation historique de la Shoah, 51 p. [en ligne] URL : http://www.corinnacoulmas.eu/images/stories/documents/la-representation-historique-de-la-solution-finale.pdf Consulté le 2 novembre 2011. Selon les informations transmises par l’auteur, ce texte date de la fin des années 1980 ou du début des années 1990. 245 Corinna Coulmas, op. cit., p. 16.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique Celles-ci visent à réinscrire le nazisme dans le temps long des persécutions perpétrées à l’encontre des Juifs. Sur ce point, un lien explicite est établi entre leurs travaux. Ils ont tous les deux porté une attention particulière à la continuité des mesures prises par les nazis entre 1933 et 1945. En cela, ils ont une conception linéaire du temps qui les conduit à insister sur les causes du génocide des Juifs. Selon cette perspective, une articulation entre les dimensions, idéologique, culturelle, psychologique, politique et sociale, tendent à expliquer le passage à l’acte. Ils partagent, selon elle, une « même passion pour l’engendrement ». Pour Coulmas, ces dimensions complémentaires ne suffisent pas à expliquer le passage à l’acte. Celui-ci relève d’une aporie qui ne peut pas être résolue. Le déclenchement du génocide des Juifs ne peut pas s’expliquer. En cela, elle adopte une position similaire à celle que Lanzmann formule dans l’article des Temps Modernes dans lequel, il a écrit : « Tous les domaines d’explication (psychanalyse, sociologie, économie, religion, etc.) pris un à un ou tous ensemble sont à la fois vrais et faux, c’est-à-dire parfaitement insatisfaisants : s’ils ont été la condition nécessaire de l’extermination, ils n’en étaient pas la condition suffisante, la destruction des Juifs européens ne peut pas se déduire logiquement ou mathématiquement de ce système de présupposés. »246

Qu’ils mettent l’accent sur l’idéologie antisémite comme le fait Bauer ou sur le rôle de l’administration comme le propose Hilberg, l’enchaînement des causes et des conséquences est placé au centre de leurs recherches. Elle résume cela ainsi : « Le discours libéral est un discours logique à facettes multiples. La priorité est donnée à l’information multi-causale ; le soin de la chronologie, l’intérêt pour l’évolution de tous les détails qui convergent pour former un événement sont évidents. »

Ainsi, ces chercheurs n’ont pas, selon elle, réussi à percevoir le surgissement, la radicale nouveauté et ce qu’elle nomme le « saut qualitatif » que le génocide des Juifs constitue. Elle considère que, pour ceux-ci : « (…) le caractère exceptionnel, unique de l’événement (…) est évidemment annulé par cette démarche. »247

Ce texte n’apporte pas de solution alternative à l’écriture de l’histoire du génocide des Juifs. L’hypothèse selon laquelle Shoah peut être considéré comme une forme ayant visé à répondre aux attendus d’une telle perspective peut être formulée. En effet, le refus de

246 247

Claude Lanzmann, loc. cit., 1990a, p. 314. Corinna Coulmas, op. cit., p. 16.

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Chapitre 3 : De l’articulation avec l’historiographique l’engendrement est un élément qui a été placé à la base de l’intrigue du film. Le choix de ne représenter strictement que la période 1941-1945 et le refus de toute explication causale du génocide des Juifs peuvent ainsi être interprétés. Pour autant, en 1979, quand le réalisateur écrit l’article des Temps Modernes, il n’a pas encore formulé ces choix historiographiques en tant que tels. En effet, si Lanzmann a déjà décidé de faire débuter Shoah par une séquence portant sur les faits qui se sont déroulés à Chelmno en décembre 1941, soit par la mise à mort des Juifs, il exprime également la volonté d’aborder des périodes antérieures. Il a écrit à ce sujet : « (…) Si l’on veut par exemple que le spectateur soit touché au cœur par le scandale de la Conférence d’Evian, il ne faut pas qu’Evian apparaisse dans le film à la place chronologique qui a été la sienne dans le déroulement des douze années de l’Histoire du nazisme, il faut au contraire commencer par la fin, par cette nuit du 7 décembre 1941 où les neuf cents Juifs de la petite ville de Kolo, dans le comté de Konin (Voïvodie de Lodz), eurent le privilège d’être les premiers gazés de la Solution Finale dans les bois de Ruszow. Dans mon film, la Solution Finale ne doit pas être le point d’arrivée du récit, mais son point de départ (…) »248

S’il évoque ici une volonté d’intégrer dans le film des faits s’étant déroulés en 1938, telle que par exemple la Conférence d’Evian, ceux-ci n’ont finalement pas été abordés dans Shoah. La phase durant laquelle ces choix ont été arrêtés est celle du montage. Elle correspond au quatrième chapitre de cette thèse.

248

Claude Lanzmann, loc. cit., 1990a, p. 315.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Le montage : la construction de la cohérence

Si l’étude, portant sur l’inscription de Shoah dans l’historiographie, a permis de mieux comprendre les axes de l’intrigue du film, elle conduit également à s’interroger sur le rôle du montage. En effet, l’analyse des modalités de l’insertion de l’entretien mené avec Hilberg a mis en évidence des coupes opérées dans certains des propos des extraits sélectionnés pour le film. Cela a eu pour conséquence de modifier la signification d’idées exprimées par ce protagoniste, mettant celles-ci en correspondance avec les attendus de l’équipe du film, ce qui résulte du travail de montage. Il s’agit dès lors de se demander si ce constat est généralisable à l’ensemble des séquences. Si certains chercheurs ont considéré cette étape de la réalisation comme contingente, allant jusqu’à faire l’hypothèse que le montage suit l’ordre des tournages1, le rôle que celui-ci a eu dans la construction de la mise en intrigue, va être étudié.

La genèse du montage Ainsi, après les recherches préparatoires et les différents tournages, le montage correspond à une nouvelle phase du projet. Cet aspect a notamment été souligné par Lanzman en 2007, quand il a indiqué : « Il y a une écriture, il faut une écriture, des choix, certains et pas d’autres. Au tournage et au montage. (…) Le film se veut un long processus de découverte, par une écriture cinématographique. Sans doute même deux écritures successives, au tournage et au montage. »2

Le montage s’est déroulé entre septembre 1979 et avril 1985, soit pendant plus de cinq ans, aux laboratoires LTC à Saint-Cloud. Partant d’une multiplicité de plans tournés et de sujets abordés, l’équipe du film avait alors pour objectif de concevoir une forme visuelle cohérente.

1 2

Arthur Sainer, « Recalling the Horrors », Midstream, avril 1986, p. 45. Claude Lanzmann dans Jean-Michel Frodon, loc. cit., 2007, pp. 118-119.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence A l’été 1979, alors que Lanzmann et son équipe ont terminé le tournage des entretiens3, plus de deux cent cinquante heures de bande son et de pellicule 16 mm étaient à leur disposition4. Si le processus menant au montage final a été particulièrement long, c’est en partie parce que l’architecture du film a été conçue durant cette période. En effet, entre l’été 1973 et l’automne 1979, aucun script n’avait été élaboré5. Il s’agit donc de se demander : Quelles ont été les modalités du montage ? Selon quels principes les entretiens ont-ils été rapprochés afin de constituer des séquences ? A quels moments les choix décisifs ont-ils été effectués 6? Dans un premier temps, une approche chronologique sera adoptée en vue de répondre à ces questions. Dans un second temps, une attention plus particulière sera apportée au processus de montage du son. Si cette phase de la réalisation correspond au passage d’un ensemble hétérogène de matériaux filmés et sonores à la fixation d’une intrigue, des éléments homogènes aussi bien au niveau du contenu (par exemple, le type de questions) que de la forme (type de plans, usage du zoom, etc.) étaient déjà présents lors des tournages. Ces éléments qui visent à donner sa cohérence au film conduisent à se demander si une certaine continuité existe entre les choix effectués pour Shoah et ceux faits pour Pourquoi Israël. Pourquoi Israël comme protoforme de Shoah Afin de mener à bien cette partie du projet, Lanzmann s’est adressé à Ziva Postec, qui était la monteuse de Pourquoi Israël (1973)7. Si le sujet et la manière de mener les entretiens

3

Question : « Avez-vous commencé le montage alors que vous étiez encore en train de tourner ? » Réponse : « Non. Je n’ai pas touché à un plan avant d’avoir fini de tourner », ibid., p. 120. La chronologie des tournages établie à partir des archives tend à confirmer ces déclarations. 4 « (…) tourné 350 heures. Sur ces 350 heures, il y en a grosso modo une centaine à éliminer : des plans muets, des débuts d’interviews, des choses ratées », Claude Lanzmann dans Marc Chevrie et Hervé Le Roux, loc. cit., p. 302 5 « (…) il n’y avait rien de prémédité du point de vue de la construction. Il n’y avait rien qui ressemble de près ou de loin à un scénario : je n’en avais aucun besoin. Je ne savais pas que le film serait divisé en deux époques, je n’avais aucune idée de ce que serait sa durée finale. » Claude Lanzmann dans Jean-Michel Frodon, loc. cit., 2007, p. 120. 6 Le nombre d’entretiens portant sur la genèse du montage est restreint. Dans l’ordre chronologique, le premier est un entretien accordé par Claude Lanzmann à Marc Chevrie et Hervé Le Roux pour les Cahiers du Cinéma en juillet-août 1985. On peut également citer les échanges qu’il a eus avec Valérie Champetier en mai 1985, publiés dans L’Autre journal. La monteuse de Shoah a accordé un entretien à Anne Grynberg, publié au printemps 1986, dans Les Nouveaux cahiers. Elle a aussi mis en ligne sur son site Internet un texte qu’elle date d’août 1987. Entre janvier et octobre 2006, Claude Lanzmann a accordé trois entretiens à Jean-Michel Frodon, qui ont été publiés dans Le cinéma et la Shoah, en 2007. Enfin, en mars 2010, lors d’une séance qui a été organisée dans le cadre du séminaire de Christian Delage, Ziva Postec s’est exprimé à propos du montage. Rémy Besson et Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. 7 Ziva Postec a commencé ses lectures sur le génocide juif un an avant le début effectif du montage. « J’avais pas mal lu de choses sur le sujet, surtout l’année qui précédé le début de mon travail (…) ». Ziva Postec, « Le

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence pour ce film ont déjà été comparés avec le projet de Shoah (Cf. chapitre 2), des similitudes sont également identifiables au niveau du montage. Ainsi, six principes retenus lors de la réalisation de Pourquoi Israël ont été repris pour Shoah. Aucune voix off n’a été ajoutée. Dans les deux cas, seules les questions du réalisateur et les réponses des protagonistes constituent la narration. Aucune image d’archives n’a été insérée au montage. Si des photographies contemporaines des faits ont été intégrées aux dispositifs filmiques, c’est tout autant comme objets que comme images8. Celles-ci sont toujours présentées par des protagonistes ou montrées dans leur contexte. Aucune musique extra-diégétique n’a été ajoutée9. Dans le film de 1973, certains thèmes tels que le rapport des citoyens israéliens, à l’armée, à la religion et à la modernité sont abordés lors de courtes séquences au cours desquelles plusieurs protagonistes s’expriment sans pour autant être coprésents à l’écran. Comme dans Shoah, à chaque fois, un montage parallèle met leurs différents points de vue en regard. De même dans ces films, la parole est donnée aux protagonistes sans que le réalisateur ne formule explicitement une position personnelle. A propos de Pourquoi Israël, Lanzmann a indiqué : « [qu’] en fait, l’accumulation de toutes ces scènes, à la fois contradictoires et confluentes, font la force de ce film, je crois. »10

Ainsi, cette manière d’opérer n’équivaut aucunement à un effacement du narrateur, ce qui a notamment été exprimé par Marcel Ophuls à propos de ses propres films qui, sur ce point, sont comparables à ceux de Lanzmann. Il a indiqué à ce sujet : « En montrant le point de vue des uns et des autres, je pense que, par recoupement, on arrive assez vite à savoir ce que le type qui est derrière la caméra pense. »11

Ce principe peut être considéré comme étant à la base du montage de Shoah. Enfin, l’architecture des deux films de Lanzmann repose sur une alternance de plans tournés lors des entretiens et de vues réalisées en extérieur (Cf. chapitre 1). Cependant, ces six principes n’ont pas été appliqués de manière systématique. Ils ont parfois été discutés au sein de l’équipe. Ainsi, Ziva Postec a précisé que l’ajout d’une bande

montage du film Shoah », daté d’août 1987, [en ligne] URL : http://www.zivapostec.com/shoah.php Consulté le 2 avril 2011. 8 Ce point a été particulièrement souligné par, Sue Vice, op. cit., pp. 38-39. 9 Pour autant, comme dans Shoah, à travers, des chants, la musique est très présente. 10 Claude Lanzmann dans Stéphane Bou, loc. cit. 11 Claude Lanzmann, loc. cit., 2002, p. 54.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence musicale12 à certaines séquences de Shoah ainsi que l’intégration d’archives photographiques ont été évoqués. A propos de ce second point, elle a précisé que la décision de ne pas en insérer est en partie liée à la relative absence de sources visuelles13. Le réalisateur a quant à lui indiqué : « (…) [qu’il a ] su et décidé très tôt qu’il n’y aurait pas de documents d’archives dans ce film. J’en ai : j’ai une masse de photos qui viennent de l’Institut de la Seconde Guerre mondiale à Varsovie. Ça ne dit rien. Il fallait donc faire un film de vie, avec du présent pur. »14

En revanche, au cours du montage, l’absence de voix off et le principe de mise en regard de points de vue de protagonistes, n’ont pas été remis en question. Le principe de l’alternance des paroles et des vues est encore plus présent dans Shoah que dans Pourquoi Israël. Ces six choix à la base du montage de ce film s’inscrivent dans la continuité de ceux opérés pour Pourquoi Israël. Ils participent ainsi au processus qui a conduit de la diversité des plans tournés au film tel que diffusé en 1985. Pour autant, les décisions prises entre 1979 et 1985 sont à considérer en tant que telles. Afin d’appréhender les dynamiques à l’œuvre durant cette phase du projet, une approche chronologique a été adoptée. Des plans tournés aux premiers montages En 1979, des tirages de l’ensemble des pellicules tournées en 16mm ont été réalisés afin que ceux qui allaient réaliser le montage puissent prendre connaissance de l’ensemble du matériel à leur disposition. Les paroles échangées lors des entretiens ont alors été dactylographiées. Quand ceux-ci ont été menés en allemand, elles ont ensuite été traduites en français car Ziva Postec ne parlait pas cette langue15. Entre le 3 octobre et le 29 décembre

12

« Lanzmann, une fois est arrivé avec une amie à lui qui a dit, ça serait bien s’il y avait du Malher. Moi j’étais horrifiée (rire). Je disais, mais jamais de la vie. J’arrivais pas à voir comme on pouvait arriver à mettre de la musique sur ce film. Et finalement je l’ai convaincu, vraiment très très vite, qu’il ne fallait pas mettre de la musique, que le film en lui-même était une musique » Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. 13 « Lanzmann avait tourné, a apporté [lors du montage] quelques archives des musées de Varsovie et à un moment donné il m’a dit, essaye. Et puis je les ai mis, mais c’était affreux. Alors je lui ai dit, tu ne te rends pas compte, on ne peut pas mettre de photos d’archives ou même… parce qu’il y a très peu sur l’extermination et puis le film est énorme. Donc, il faut s’en passer. Et puis, finalement, on a réussi à être d’accord, mais je pense que c’était impossible. » idem. Par ailleurs, le 10 octobre 1979, alors qu’elle consulte des bobines tournées à Varsovie, Ziva Postec note dans son carnet de dérushage, « Musée photo Léon Fajner, photo juifs religieux assis devant homme, carte ghetto, archives photos officiers allemands (...) photo trains juifs - juifs enfermés églises, photos concernant Belzec, propagande nazie – discrimination. », archive privée de Ziva Postec. 14 Claude Lanzmann dans Marc Chevrie et Hervé Le Roux, loc. cit., p. 297. 15 « J’ai commencé par faire décrypter et dactylographier toutes les paroles, tout (ce) qui avait été dit : des centaines de pages de texte. » Claude Lanzmann [1985], in Michel Deguy (dir.), opus cit., 1990, p. 303. Ainsi,

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence 1979, celle-ci a ainsi pu visionner l’ensemble des plans tournés. Durant cette période, elle a rédigé un carnet de dérushage16 et des résumés de certains des entretiens ont été réalisés17. Ces notes rendent compte pour la première fois des paroles prononcées par les protagonistes et des plans visuels tournés18. Elle a également noté des motifs visuels récurrents, les mouvements de caméra et les changements de l’échelle des plans. Ces notes manuscrites ont ensuite servi à effectuer de nombreux raccords entre les différents plans du film. La monteuse a également indiqué dans ce carnet les passages lui paraissant particulièrement intéressants. Elle a ainsi attribué de une à trois étoiles à trente-deux entretiens19 en inscrivant celles-ci en marge20. Elle a ainsi identifié les moments qui lui semblaient les plus forts d’un point de vue cinématographique. A titre d’exemple, le 22 novembre 1979, alors qu’elle consulte l’entretien mené avec Podchlebnik, elle donne trois étoiles à la mention : « Les hommes revenant de la forêt. Podchlebnik envoyé dans la forêt découvre les cadavres de sa femme et [de] ses trois enfants. »21

Plus généralement, les moments des entretiens où l’émotion des protagonistes est la plus visible, ont été relevés. Elle a noté, par exemple : « Karski pleure », « Müller pleure »22

Dans le cas de la séquence tournée avec Bomba dans le salon de coiffure, elle a indiqué :

quand elle consulte l’entretien avec Murmelstein, elle note pour la bobine 50, l’absence des transcriptions en allemand et des traductions en français, archives privées de Ziva Postec. 16 Il s’agit de deux classeurs, de respectivement de 145 et 219 pages au format A4. Ceux-ci ont été consultés, dans les archives de Ziva Postec. 17 Elle indique : « après le visionnage de 350 heures où j’ai répertorié et classé le matériel, écrit des résumés, puis donné à taper et à traduire les textes des interviews, le travail proprement dit du montage pouvait commencer », Ziva Postec, loc. cit., 1987. 18 « Il y avait quelques plans – pas assez – visuels. Ça je m’en étais rendu compte. », « (…) il y avait quand mêmes des plans (visuels) au départ, et quand on a commencé le montage, ça paraissait évident, du coup, qu’il fallait aller dans ce sens », idem. 19 Le système semble avoir été mis en place de manière empirique durant le processus de consultation des entretiens. Le fait qu’une ou trois étoiles soient attribuées ne doit pas être interprété comme une échelle stricte. Pour autant, la marque de trois étoiles correspond à des passages particulièrement marquants. On déduit cela également du fait que dans ce cas les descriptions sont plus engagées. 20 Dans le classeur 1 : Glazar, Müller, Deutschkron, Hilberg, Suchomel, Biren, Rubenstein, McClelland, Pehle, Karski, Landau, Vrba, Oppenheimer, Kapinski, Madame Oppenheimer, Police juive, Bergson Merlin, Forst, Schneider, Corfou, Srebnik, Wlodawa, Piwonski, Int. Fermier à la gare. Dans le classeur 2 : Murmelstein, Yad Vashem, Rottem, Kovner, Elias, Zaidl, Podchlebnik, Bomba, Garfunkel. 21 Archive privée de Ziva Postec. 22 « Karski pleure », une étoile dans la marge ; « Müller pleure – demande de les rejoindre dans les chambres à gaz », 2 étoiles, il s’agit de l’unique passage marqué dans l’entretien avec Filip Müller.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence « Le transport des femmes de Cestakowa. Bomba s’arrête – pleure – puis reprend »23 (ill. ciaprès)

Fig. 60 Photographie du carnet de note de la monteuse, archives de Ziva Postec (CC Rémy Besson).

Les passages susmentionnés correspondent à des ruptures s’étant produites au cours des entretiens menés avec les Juifs persécutés nommées moments d’incarnation par le réalisateur. Par un tel repérage, ces éléments qui avaient été placés au centre des dispositifs filmiques (1975-1979) se trouvent être également placés dès 1979 à la base du montage. Ceux-ci ont par la suite tous été intégrés au montage final de Shoah (1985). D’autres entretiens qui occupent une place prépondérante dans le film, tels que ceux réalisés avec Karski, Vrba et Bomba et dans une moindre mesure avec Hilberg, Suchomel et Podchlebnik ont, dès ce premier visionnage, été identifiés comme étant les plus marquants. En revanche, ceux menés avec Müller et Glazar, par exemple, n’avaient pas été particulièrement mis en valeur dans ce premier document de travail. Le fait qu’ils aient par la suite pris une place importante dans l’intrigue s’explique donc moins par des raisons cinématographiques que par le rôle qu’ils tiennent dans la narration. D’autres entretiens, tel que celui conduit avec Forst, bien que très annotés, n’ont pas été retenus lors du montage final. L’attribution d’étoiles par Postec rend compte, qu’à cette étape du montage, une attention particulière a été apportée aux qualités formelles. Si dans le chapitre précédent, les choix ont été présentés en termes historiographiques, des éléments plus strictement cinématographiques entrent ici en ligne de compte. Ainsi, par exemple, alors que l’entretien avec Hilberg a largement été annoté, celui avec Bauer ne l’a pas été. Le 4 décembre 1979, lors du visionnage du tournage réalisé avec ce second historien, elle a noté en entête : « idées générales ». 23

Archive privée de Ziva Postec.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Après cette phase, des premiers montages, durant au total environ deux heures, ont été conçus sans pour autant que la trame générale du film n’ait encore été définie. Ainsi, au début de l’année 1980, des séquences autonomes durant de vingt à trente minutes constituaient en quelque sorte des courts métrages. Quatre séquences en particulier ont été montées. Il s’agissait, des plans tournés à Grabow avec les témoins polonais (noté A sur le schéma ciaprès), de la séquence réalisée devant l’église de Chelmno avec Srebnik (B), ainsi que des entretiens conduits avec les Juifs de Corfou (C) et avec Oberhauser (D). Afin que les membres de l’équipe du film puissent les visionner, un mixage de la bande-image et des pistes son a été effectué. Selon la monteuse, ces différentes séquences ont été intégrées par la suite au film sans être sensiblement modifiées24.

Fig. 61 Schéma des premiers montages.

Le prologue comme lieu d’exposition des impossibilités Si les séquences susmentionnées ont constitué les premiers éléments du film, la réalisation de celles-ci n’a cependant pas permis à l’équipe de dégager l’axe principal du montage. En 1980, pendant quatre à six semaines, Lanzmann, Coulmas et Postec se sont réunis hors de Paris afin de tenter de trouver la première trame du film. Ils n’étaient donc pas à Saint-Cloud dans la salle de montage et travaillaient sur les transcriptions écrites des entretiens. Ils ont alors effectué un collage d’extraits issus de celles-ci. Ce document de travail d’une centaine de pages, équivalait potentiellement à quatre heures de film portant sur le seul camp d’extermination de Chelmno. Aucun axe permettant de concevoir l’ensemble du film n’a à ce moment-là pu être dégagé. Au final, seules les premières minutes de Shoah correspondent partiellement à ce texte. Il s’agit de la séquence tournée avec Srebnik sur la Ner à Chelmno. Dès 1979,

24

Cela peut être particulièrement analysé dans le cas des séquences tournées à Corfou. En effet, dans les archives consultables à l’USHMM, deux versions successives du montage de cette partie du film peuvent être identifiées dans les transcriptions. Si certaines différences entre les deux versions sont observables, la structure d’ensemble de celles-ci est similaire.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Lanzmann avait indiqué vouloir commencer le film par ces plans. Ainsi, le montage qui aurait pu résulter de ce premier texte n’a jamais été réalisé. En effet, ayant une forme strictement scripturaire, celui-ci n’a pas pu servir lors de cette phase de la réalisation. Les enchaînements prévus n’ont pas fonctionné lorsqu’il s’est agi de raccorder les paroles retranscrites avec les plans tournés. Le montage a alors été interrompu une première fois. Par la suite, la décision de faire débuter Shoah par l’exposition de difficultés à réaliser un tel film a été prise. La monteuse a expliqué à ce sujet : « (…) on avait beaucoup de difficultés au départ. Comment dire, on s'est dit, peut-être que notre difficulté aussi, il faudra la mettre dans le film. C'est-à-dire que, comme les rescapés avaient des difficultés à parler, nous on avait des difficultés à monter le film. Et au fond on a commencé par la difficulté de raconter cette histoire. »25

C’est après environ un an et demi de travail que les dix premières minutes de Shoah ont été montées. Cette séquence d’ouverture repose sur le principe d’une alternance entre des plans exposant les problèmes rencontrés par l’équipe et ceux apportant des solutions. De cette manière, le début du film présente une validation du projet engagé. Les paroles qui ont été montées dans le premier plan signifient qu’il est possible de revivre ce passé. Alors qu’à Chelmno, sur la Ner, Srebnik chante, les propos d’un témoin polonais ont été insérés sans que celui-ci n’apparaisse à l’écran. Il dit : « (…) quand je l’ai réentendu chanter aujourd’hui (…) j’ai vraiment revécu ce qui s’est passé »26.

Ce point est ensuite invalidé une première fois. Srebnik n’est alors plus sur la Ner, mais sur le site des anciennes fosses, dans la forêt de Rzuchow. En allemand, il dit : « Oui, c’est le lieu (…) on ne peut pas raconter ça. Personne ne peut se représenter ce qui s’est passé ici. Impossible. »27

Puis, comme dans un mouvement de balancier, des habitants de Chelmno prennent de nouveau la parole. Cette fois, ils sont visibles à l’écran. Ils disent qu’ils connaissaient à 25

Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. En 1987, la monteuse avait déjà formulé cette idée : « Peu à peu il nous est apparu qu'il était difficile et presque impossible de raconter cette histoire, peut-être parce que chez les protagonistes du film nous apparaissait de plus en plus forte cette difficulté d'en parler… Nous décidâmes alors d'utiliser cet obstacle – la difficulté de parler – comme un élément du récit. », Ziva Postec, loc. cit., 1987. 26 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 24. 27 Ibid., p. 25

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence l’époque l’existence du camp d’extermination, « que c’était public »28, qu’ils en parlaient et qu’après la guerre ils ont continué à en parler. Cela signifie qu’il y a donc eu des témoins à l’époque des faits et que depuis, des possibilités ont toujours existé de raconter cette partie de l’histoire du génocide des Juifs. Par la suite, le constat de l’impossibilité revient. Podchlebnik prend la parole pour dire son refus de témoigner. Plus précisément, ce qu'il exprime alors, c'est que pour continuer à vivre, il faut oublier. Il ne souhaite pas faire la même chose que Srebnik. Il ne veut pas parler, il ne veut pas « revivre » cela et ne veut pas retourner sur les lieux. Pour autant, et c'est là une nouvelle validation du projet du film, ce refus, il le dit devant une caméra. Les paroles d’Hanna Zaïdl montées à la suite s’inscrivent dans une même logique. Celles-ci viennent donner du crédit au projet du film. Fille d’un Juif persécuté, elle représente la génération pour laquelle la réalisation de ce film est nécessaire. Elle dit à ce sujet que c’est uniquement à Lanzmann que son père a raconté dans son intégralité ce qu’il a vécu. Cette intervention clôt l’ouverture du film. Après que les difficultés à transmettre l’histoire du génocide des Juifs, de la part à la fois des protagonistes et de l’équipe du film ait été exposées, un second ensemble de problèmes a été soulevé. C’est la question de l’absence de trace du génocide des Juifs sur les lieux-mêmes de son effectuation. L’absence de trace comme élément constitutif de l’intrigue Les vingt minutes qui suivent les dix premières minutes du film portent sur l’effacement des traces du génocide des Juifs. L’intrigue de Shoah part de l’observation du néant, du constat d’une absence de marques visibles à la fin des années 1970 sur les lieux des camps d’extermination. L’équipe du film a choisi de rendre compte du fait que cet effacement a été voulu par les nazis dans le temps-même du judéocide. Cette séquence vise à transmettre l’impression qu’il n’y a rien à voir et que c’est justement cette absence qu’il s’agit de regarder. Dans ce cadre, les plans représentant des mémoriaux polonais ont été exclus de cette partie du montage. Quand ils apparaissent, c’est de manière très discrète (ill. 1 ci-après). Cette séquence correspond aux interventions successives de sept protagonistes. En Israël, Zaïdl et Dugin disent comment, en 1944, ils étaient forcés à brûler les corps des Juifs tués à Ponari29.

28 29

Ibid., p. 26 Durant cette séquence, ils interviennent une seconde fois, plus longuement à ce sujet. Cf. chapitre 1.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Ils expliquent la manière dont les nazis déshumanisaient jusqu’aux corps des Juifs morts en refusant qu’il soit fait usage des termes corps ou victimes pour les désigner. Piwonski rapporte, lui, comment en 1943 à Sobibor les nazis plantaient des arbres afin de cacher les fosses. Alors que celui-ci parle, cette forêt est visible à l’écran (ill. 2). Podchlebnik rend, quant à lui, compte du fait qu’en 1942 à Chelmno ils enterraient les corps, ils ne les brûlaient pas.

Fig. 62 Captures d’écran issues de Shoah

Glazar, puis de nouveau Zaïdl et Dugin parlent des bûchers et donc de la destruction des corps par le feu. Srebnik dit qu’à Chelmno les os des cadavres étaient broyés puis jetés dans la Ner. Alors que celui-ci s’exprime, un plan sur une rivière est monté (ill. 3). C’est ainsi que petit à petit les lieux donnés à voir se chargent du sens des paroles données à entendre. Le fait qu’il n’y a rien à voir devient progressivement ce qui est à voir30. C’est précisément lors du montage de cette séquence que Postec et Lanzmann ont décidé de faire de cette alternance entre visages des protagonistes et vues sur les lieux un principe directeur de la réalisation du film. Ainsi, dans Shoah, la multiplication de vues portant sur des paysages polonais conduit à créer une opposition entre le caractère intemporel de la nature et les propos des protagonistes. Pour Postec, c’est une idée centrale en terme cinématographique31. Cela constitue une évolution stylistique par rapport à Pourquoi Israël. Si de telles vues ont été insérées dans ce premier film, elles ne constituaient pas pour autant un axe du montage. Elles avaient pour fonction principale de servir de contrepoints aux entretiens et ainsi de participer à donner un rythme. Au début des années 1980, cette 30

La dernière intervention de la séquence est la seule intervention de Paula Biren dans le film. Elle ne dit plus l’impossibilité, mais le refus de retourner sur les lieux. Elle raconte qu’elle a entendu dire que le cimetière Juif de Lodz dans lequel ses grands-parents sont enterrés va être détruit. Des tombes à l’abandon sont visibles à l’écran. 31 « (…) au fond l’essentiel du film, c’est-à-dire l’idée centrale [c’est] la nature muette face aux paroles. » Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence opposition est devenue un élément essentiel afin d’assurer la cohérence de la forme visuelle. Ces vues sont alors devenues indispensables. Durant l’été 1981, le montage s’est arrêté une deuxième fois par manque de plans visuels. Afin de pallier celui-ci, une liste de plans à tourner a été dressée par l’équipe du film. Sur la base de celle-ci, fin 1981, une dernière série de tournages a été menée en Pologne, notamment à Treblinka et à Auschwitz32. C’est ainsi, que le montage a pu reprendre par la suite. Une construction en termes de chocs successifs La première demi-heure du film, qui correspond à l’exposition des difficultés, équivaut à la première partie de la première période du film (Cf. schéma ci-après).

Fig. 63 Schéma de l’architecture de Shoah (1).

Les deuxième et troisième parties durent environ deux heures et ont été montées entre fin 1981 et l’été 1982. Elles portent sur le choc qu’a constitué la découverte de la mise à mort systématique des Juifs dans les camps d’extermination. Elles ont été construites autour de l’opposition entre les réactions des témoins polonais et celles des Juifs persécutés. Alors que dans Shoah, les témoins polonais s’expriment à propos du caractère quotidien de l’extermination des Juifs vu depuis l’extérieur des camps, les Juifs persécutés parlent eux du choc ressenti à leur arrivée et de ce qui se déroulait à l’intérieur de ces camps. Dans le film, les deux termes de cette opposition ne sont pas présentés conjointement, mais l’un après l’autre. Il n’y a alors pas rencontre entre des protagonistes Juifs et des témoins polonais. Les réactions des témoins polonais, soit la deuxième partie du film, se composent de vingt-sept prises de paroles réparties entre huit protagonistes33.

32

L’équipe revient en France le 13 décembre 1981, juste avant que l’état d’urgence ne soit décrété en Pologne. La monteuse a indiqué : « Lanzmann est reparti pour la Pologne (il est revenu la veille du coup d'Etat militaire du Général Jaruslewski). Avec ces nouvelles images nous pouvions continuer. », Ziva Postec, loc. cit., 1987. Le réalisateur est également revenu sur ce point lire Claude Lanzmann dans Jean-Michel Frodon (propos recueillis par), loc. cit., 2007, p. 120. 33 Dans l’ordre chronologique de la première intervention : Pana Pietyra (2 interventions), Pan Filipowicz (2), Pan Falborski (1), Abraham Bomba (4), Czeslaw Borowi (5), paysans de Treblinka (4), cheminots de Treblinka (2), Henrik Gawkowski (4), Richard Glazar (1), Jan Piwonski (1).

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 64 Schéma de l’architecture de Shoah (2).

Cette séquence intègre également les propos de deux Juifs persécutés, Glazar et Bomba qui sont les seuls à ne pas avoir été filmés à proximité des sites des camps d’extermination. Celleci débute par le rappel de la présence de communautés juives en Pologne avant 1939 et de leur absence à la fin des années 1970. Après cela, les témoins polonais de Treblinka racontent l’arrivée des premiers trains spéciaux, l’accent étant mis sur leurs activités quotidiennes pendant le temps de la mise à mort des Juifs34. Bomba et Glazar expliquent quant à eux les conditions de transport des déportés, puis le geste que les Polonais faisaient lorsque ceux-ci arrivaient aux abords des camps35. La fin de cette séquence porte explicitement sur la question de la topographie des lieux. Gawkowski parle de l’emplacement de la rampe de Treblinka et Piwonski de la proximité entre la gare polonaise de Sobibor et ce camp d’extermination. Le choc ressenti par les Juifs déportés lors de leur arrivée, soit la troisième partie, est abordé en moins de temps.

Fig. 65 Schéma de l’architecture de Shoah (3).

Si les lieux évoqués jusque-là par les témoins polonais se situaient à proximité des camps d’extermination, c’est seulement à partir de ce moment-là que l’intrigue du film porte sur des faits s’étant déroulés à l’intérieur de ceux-ci. Cette partie se compose d’interventions de Vrba, de Bomba et de Glazar.36 Ils décrivent la violence, l’odeur insoutenable, les cris, les pleurs et la promiscuité qui régnaient alors en ces lieux. Ils disent comment et dans quelles 34

Ils insistent sur le fait qu’ils vivaient proches des camps, qu’ils ont travaillé dans leurs champs pendant toute cette période. Ils ont été les témoins, « aux premières loges ». Claude Lanzmann leur demande à plusieurs reprises s’il était possible de s’habituer à cela. La plupart des polonais répondent que oui, Gawkowski répond, non. Il explique qu’il devait boire pour tenir. Les cheminots insistent eux sur le fait qu’ils donnaient de l’eau aux Juifs. Il s’agit de l’introduction du thème de la soif, qui est mis en parallèle de celui du froid puis des tentatives d’évasion des Juifs en gare de Treblinka. 35 Cf. chapitre 1. 36 Vrba fait le récit du point de vue d’un Juif travaillant sur la rampe d’Auschwitz-Birkenau, alors que Bomba et Glazar racontent leur propre arrivée au camp de Treblinka.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence circonstances ils ont appris que tous les Juifs étaient mis à mort. Dès ce moment-là, ils évoquent le caractère exceptionnel de leur propre survie. Ils font ensuite le récit de leur première nuit au camp ainsi que de la découverte du travail qu’ils allaient être contraints d’accomplir. Suite au montage de ces deux séquences, une nouvelle tentative de script a été effectuée. Pour la seconde fois, un dossier d’une centaine de pages, constitué d’extraits de transcriptions des entretiens, a été conçu afin de servir de point d’appui à la suite du montage. Les séquences prévues dans ce dossier avaient pour sujet principal les ghettos. Celles-ci ne seront pourtant pas montées à ce moment-là (1981). Le réalisateur insistera a posteriori sur le fait que les deux tentatives de conception théorique ont constitué des échecs dans la mesure où elles n’ont pas conduit à l’intégration de séquences dans Shoah telle que prévue dans ces dossiers. Celles-ci ont toutefois permis à l’équipe de s’approprier le matériel et bien que les scripts conçus n’aient pas été respectés par la suite, les extraits des entretiens alors sélectionnés ont souvent été intégrés au film37. Du choix du sujet à la fin du montage Début 1983, soit dix ans après le commencement du projet, le sujet définitif du film a été arrêté. Lanzmann et Postec ont compris à ce moment-là qu’il porterait uniquement sur la mise à mort des Juifs dans les camps d’extermination. Ils ont alors décidé de ne pas intégrer certains thèmes et certains entretiens. Ceux liés aux recherches menées par Bauer ont alors été écartés. Par la suite, il n’a plus été question d’aborder de manière centrale des événements s’étant déroulés avant 1941, ni d’appréhender les réactions des Juifs résidants hors d’Europe. Ces choix ont conduit à une accélération du processus de montage. C’est ainsi, qu’entre 1983 et fin 1984, les six dernières heures du film ont été montées. Le rythme des séquences, jusque-là très découpé, devient alors plus lâche. Le temps de parole accordé à chaque protagoniste devient plus long. Il passe ainsi d’une moyenne de moins de trois minutes à plus de six. Après la quotidienneté telle que décrite par les témoins polonais et le choc ressenti par les Juifs, la réaction d’un Allemand persécuteur lors de son arrivée au camp d’extermination de Treblinka est abordée. C’est la quatrième partie de la première période de Shoah. 37

Cette construction a été consultée dans les archives privées de Ziva Postec. Copie en possession de l’auteur.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 66 Schéma de l’architecture de Shoah (4).

Après plus de deux heures de film durant lesquelles seuls des témoins polonais et des Juifs persécutés s’expriment, deux extraits de l’entretien mené avec Suchomel ont été montés38. Celui-ci revient sur les thèmes abordés par les membres des Sonderkommandos, soit, la mort, l’odeur et la promiscuité. Ces propos ont été mis en parallèle de ceux de Müller qui portent sur son propre état de choc39. Par la suite, Suchomel évoque le rôle que Christian Wirth tenait lors de la mise en place de l’opération Reinhard. L’ancien chauffeur de ce dernier, Oberhauser est le protagoniste de la séquence suivante (noté D sur le schéma ci-avant)40. Au cours de celle-ci, cet Allemand persécuteur exprime son refus du dispositif filmique conçu par l’équipe. Dans Shoah, ces plans ont pour fonction de valider l’usage de la caméra cachée utilisée pour l’entretien réalisé avec Suchomel. Ils font aussi le lien avec les propos du procureur du procès dit de Treblinka, celui-ci abordant également l’opération Reinhard. Cette séquence permet de remettre en perspective la manière dont la Solution finale a été mise en place41. Cette partie du film se termine sur la première intervention d’Hilberg. Si le procureur allemand a présenté l’opération Reinhard, l’historien replace, lui, la destruction des Juifs dans la continuité bimillénaire des persécutions perpétrées à leur encontre. Son intervention remplit une fonction charnière en introduisant le thème du rôle de l’antisémitisme chrétien. En effet, celui-ci occupe par la suite une place centrale dans le film. Après que se soient succédées des séquences sur le quotidien des témoins polonais, le choc des Juifs persécutés et celui des Allemands persécuteurs, le film porte sur les modalités de la mise à mort des Juifs dans le camp d’extermination de Chelmno (partie 5).

38

Cette intervention est précédée d’une scène de danse et l’intervention d’Inge Deutschkron. Il insiste sur la violence des Allemands persécuteurs envers les Juifs des Kommandos. Il revient non seulement sur l’odeur, mais également sur l’état des corps morts, sur la nécessité de les déplacer et sur la crémation. 40 Il s’agit de l’un des courts métrages monté en 1980 par Ziva Postec. 41 Le protagoniste suivant est Jan Piwonski qui parle justement de la construction du camp de Sobibor, puis de l’arrivée des premiers convois. Filip Müller reprend alors la parole. Si dans sa première intervention, il parlait des corps sans vie, il rappelle à présent l’arrivée des Juifs aux abords des chambres à gaz. 39

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 67 Schéma de l’architecture de Shoah (5).

Celles-ci sont présentées du point de vue d’un Allemand persécuteur, Schalling42, puis d’un Juif persécuté, Podchlebnik. Ces deux interventions sont suivies de plusieurs plans tournés avec des témoins polonais et ayant pour objet le rôle de l’antisémitisme chrétien. Cette partie de Shoah commence par la lecture de la lettre du rabbin de Grabow et se termine par la scène tournée devant l’église de Chelmno43. Celle-ci correspond à deux des courts métrages montés par Postec au début du projet (notés A et B sur le schéma ci-avant). Après un peu plus de quatre heures, ce sont les dernières fois où des témoins polonais s’expriment dans le film. Dans la suite de Shoah, seuls des Juifs persécutés, des Allemands persécuteurs, ainsi que des représentants d’instances interviennent44. Cela correspond à la fin de la première période. La seconde période se subdivise en six parties. La première a pour objet la mise à mort des Juifs à Treblinka ainsi qu’à Auschwitz-Birkenau. Suchomel, Bomba et Glazar s’expriment au sujet du camp de Treblinka, alors que Vrba et Müller le font au sujet de celui d’AuschwitzBirkenau45. La deuxième partie correspond à l’un des courts métrages montés en 1980 sur la déportation des Juifs de Corfou. La troisième partie, qui a été précédemment étudiée, a pour sujet les chemins de fer à travers les interventions alternées de Stier et d’Hilberg (Cf. chapitre 3).

42

Franz Schalling et Martha Michelsohn. Une transition est ensuite assurée par deux prises de paroles - Pan Falborski, puis Simon Srebnik - portant sur le rôle des camions à gaz. 44 La lecture du document nazi sur les améliorations à apporter auxdits camions à gaz conclut la première partie de Shoah. 45 Franz Suchomel décrit l’arrivée d’un convoi jusqu’aux portes de la chambre à gaz. La seconde séquence est celle du salon de coiffure. Elle débute par la sélection d’Abraham Bomba et se poursuit par l’arrivée des Juifs dans la chambre à gaz où il leur a coupé les cheveux. Suchomel et Glazar évoque ensuite la manière dont certains Juifs étaient tués à « l’hôpital » et les autres violences exercées par les nazis aux abords des chambres à gaz. 43

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 68 Schéma de l’architecture de Shoah (6).

Le début de la quatrième partie porte sur des tentatives d’actions de résistance armée dans les camps d’extermination46. Glazar, Müller et Vrba expliquent l’organisation de la résistance juive au sein des camps. Au-delà, dans les propos tenus, c’est l’impossibilité de résister qui prévaut. La fin de cette partie, qui débute par la seule intervention de Ruth Elias, est exclusivement consacrée à une présentation du camp des familles à Auschwitz-Birkenau. Puis, Müller et Vrba s’expriment également sur ce point et concluent à l’échec final de la résistance47. Dans le film, ce constat débouche sur la formulation de la nécessité qu’il y avait d’informer les Alliés et sur l’évasion de Vrba.

Fig. 69 Schéma de l’architecture de Shoah (7).

La cinquième partie est centrée sur le ghetto de Varsovie. Ce thème qui avait fait l’objet du second script et qui n’avait pas été intégré au film en 1982, a alors fait retour dans le montage. La première moitié de cette partie a été construite autour de l’intervention de Karski. Le fait que ce dernier ait transmis des informations portant sur le ghetto de Varsovie de Pologne jusqu’aux Etats-Unis, crée un lien avec la partie précédente. Dans Shoah, avec la fin de l’intervention de Vrba, ce sont les seuls propos qui abordent directement la question de la transmission d’informations aux Alliés durant le temps du judéocide. La seconde moitié de 46

Filip Müller explique que la survie des membres des Kommados dépendait de la mise à mort des autres Juifs. Franz Suchomel et Richard Glazar évoquent ensuite la période février-mars 1943, quand aucun transport n’arrivait à Treblinka. 47 Respectivement deux et trois interventions.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence cette partie est composée d’un montage alterné entre des extraits des entretiens menés avec Hilberg et Grassler48. C’est la seule séquence du film qui porte sur le rôle des Conseils juifs. L’annonce du suicide de Czerniakow, sur laquelle se termine cette partie, permet d’établir un lien avec la sixième et dernière partie, qui a été montée fin 1984, et qui porte sur l’insurrection du ghetto de Varsovie. Dans celle-ci, Simha Rottem et Itzhak Zuckermann décrivent l’organisation de la résistance juive49.

Fig. 70 Schéma de l’architecture de Shoah (8).

Selon les termes mêmes de Postec, le montage s’est ensuite arrêté sans que le film ne soit pour autant terminé. La possibilité de monter une partie supplémentaire avait été évoquée par l’équipe. Elle devait porter sur le thème de l’argent, soit sur la spoliation des Juifs, du point de vue des témoins polonais, des Allemands persécuteurs et des Juifs persécutés. Au terme de ce processus le bandeau présentant Srebnik est ajouté un début du film. Il résulte d’une volonté d’expliciter certains choix, dont notamment celui de la délimitation du sujet, des bornes chronologiques (1941-1945) et du lieu : le retour en Pologne. Ce découpage en onze parties thématiques correspond à l’architecture générale du film telle qu’elle a été conçue entre 1979 et 1985. Cette présentation chronologique du montage rend compte du fait, qu’à l’exception des quatre premiers courts métrages, l’ordre dans lesquelles les séquences ont été montées correspond à l’ordre d’apparition de celles-ci dans le film. Cela permet également de souligner que la construction de Shoah ne relève pas d’un plan préétabli, la structure du film ayant été définie au cours de la phase du montage50.

48

Celles-ci ont été précédemment présentées (chapitre 3). Shima Rottem raconte également comment il a rejoint Itzhak Zuckermann après avoir réussi à sortir du ghetto. Il explique ensuite comment il y est retourné alors que les derniers des combattants étaient morts. 50 Cela constitue l’une des raisons pour laquelle cette étape a été aussi longue. 49

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 71 Schéma de la temporalité du montage.

Dans ce cadre, le fait que l’articulation entre les différents thèmes constitue l’un des éléments principaux de la cohérence de l’intrigue, a été mis en évidence. Si cette présentation a permis de reconstituer la chronologie du montage, elle ne suffit pas pour autant à expliquer l’ensemble des choix opérés lors de cette étape (Cf. Schéma ci-avant). La construction de Shoah repose également sur d’autres vecteurs de cohérence.

Les vecteurs de cohérence

Le rôle des lieux et de la chronologie Après avoir appréhendé l’articulation entre les différentes parties thématiques qui composent Shoah, le rôle de l’écoulement du temps comme vecteur de cohérence de l’intrigue est à prendre en compte. En 1979, dans l’article publié dans les Temps Modernes, Lanzmann a écrit qu’il souhaitait faire débuter le film par la mise à mort des Juifs à Chelmno (1941). Cela constitue effectivement le commencement de Shoah. Ainsi que cela est expliqué dans l’article de 1979, après cette ouverture, des événements ayant précédé le temps de l’extermination (1941-1945), soit, par exemple, le « scandale d’Evian » (1938) pouvaient être abordés. Selon le réalisateur, ceux-ci ne devenaient pleinement compréhensibles que dans la mesure où le spectateur connaissait déjà le sort réservé aux Juifs. Selon ce principe, un montage rétro chronologique aurait pu être adopté. En définitive, la période antérieure à 1941 a été globalement exclue du film. Le principe évoqué n’a pas été retenu lors du montage final. L’intrigue du film ne semble donc pas organisée selon un axe chronologique. Dans ce même article, le réalisateur a insisté sur la nécessité de proposer une intrigue relevant de l’atemporel. Ce second principe semble avoir été appliqué lors du montage. A première vue, les différents camps d’extermination (1941-1945) paraissent avoir été appréhendés sans qu’un ordre chronologique des faits passés n’ait été respecté. En revanche,

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence le montage final permet d’identifier que différents lieux tiennent une place prépondérante dans l’organisation du film. L’hypothèse selon laquelle c’est l’espace et non le temps qui participe à la cohérence de l’architecture de Shoah est à tester. Si les lieux dont parlent les protagonistes sont pris en compte, quatre sites principaux peuvent être distingués, soit, les camps d’extermination de Chelmno, de Treblinka et d’Auschwitz-Birkenau ainsi que le ghetto de Varsovie51. Le schéma ci-dessous représente les différents espaces rapportés à la durée des séquences correspondantes. En fonction de ce critère, dix parties sont identifiables. Sept d’entre elles correspondent aux quatre lieux susmentionnés et trois autres constituent des exceptions.

Fig. 72 Schéma du rapport temps du film/ espace de l’intrigue.

La première exception (3, en blanc sur le schéma) correspond aux interventions d’Hilberg et de Spiess qui constituent des remises en perspective auxquelles aucun lieu ne peut être assigné. La séquence qui se déroule à Corfou est la deuxième exception (7, en blanc). La troisième porte sur le transport des Juifs vers les camps d’extermination. Les lieux sont alors, le rail, le train et le wagon (8, en vert). Les sept autres parties représentées sur ce schéma peuvent être rapprochées des onze parties thématiques précédemment présentées. La première et la cinquième se situent principalement à Chelmno. Les parties deux à quatre portent avant tout sur le camp d’extermination de Treblinka52. Dans la deuxième, les faits qui se sont déroulés dans le camp de Sobibor sont aussi abordés. La sixième a d’abord pour sujet Treblinka puis Auschwitz-Birkenau. La neuvième se déroule principalement à Auschwitz-Birkenau. Les parties dix et onze portent elles sur le ghetto de Varsovie.

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Il ne s’agit évidemment pas des seuls lieux dont parlent les protagonistes, Vilna, Lodz, Sobibor, Belzec et Berlin, entre autres seraient à prendre en compte, mais des espaces autours desquels la narration s’articule. 52 A l’exception de l’intervention de Pietyra dans la partie 2, de Rudolf Vrba dans la partie 3 et Filip Müller dans la partie 4. Ces trois cas portent sur Auschwitz-Birkenau. Enfin, il s’agit également de noter la présence d’une séquence à Berlin.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Il est dès lors possible d’étudier l’articulation entre les parties thématiques et les espaces, en lien avec la question du rôle de l’écoulement du temps. En fait, si la seconde partie, ayant pour sujet l’antisémitisme à Chelmno, est omise (partie 5), le montage suit un plan chronologique de la partie 1 à la partie 9. Le film débute par Chelmno (partie 1), continue par Treblinka (partie 2 à 4 et début de la partie 6), avant de se poursuivre à Auschwitz-Birkenau (partie 6 et 9). Dans ce cas, Corfou (partie 8) ne constitue pas une exception, mais le lieu de départ de l’une des dernières déportations vers AuschwitzBirkenau. Le fait que, celle qui porte sur Treblinka aborde aussi le camp d’extermination de Sobibor, permet de rapprocher les trois sites (Chelmno, Treblinka, Auschwitz-Birkenau) de trois étapes du génocide des Juifs. L’extermination des Juifs du Wartegau a d’abord eu lieu à Chelmno (1941-1942). Ensuite, l’Aktion Reinhard (Belzec, Sobibor et Treblinka) a conduit au meurtre des Juifs de Pologne (1942-1943). Enfin, Auschwitz-Birkenau est devenu le centre de la mise à mort des Juifs d’Europe (1942-1945). L’écoulement du temps du film suivant un axe linéaire n’est en fait brisé qu’à la fin de celui-ci. En effet, les parties dix et onze ont pour objet le ghetto de Varsovie, de la mission de Karski (1942) jusqu’à l’insurrection (1943). La focalisation dans le film sur l’espace polonais et le respect d’une certaine chronologie des faits passés constituent deux éléments complémentaires qui participent à la mise en intrigue du film. Après avoir posé la question de la structure de Shoah en termes de parties thématiques, de temps et d’espace, le rôle des thèmes abordés par chacun des protagonistes est à prendre en compte. Le rôle des thèmes Une séquence du film Diary de David Perlov permet d’appréhender le processus du montage de Shoah. Entre mars et juillet 1983, ce réalisateur a filmé la vie quotidienne de ses deux filles, Yaël et Naomie, à Paris. Deux minutes de ce film53 sont consacrées au fait que Yaël Perlov était alors l’assistante de Ziva Postec. Si cet extrait porte sur le travail de celle-ci, durant cette séquence, c’est principalement Lanzmann qui présente Shoah. Il n’évoque alors pas l’architecture globale du film, ainsi que cela vient d’être fait dans cette thèse, mais le rapport qu’il établit entre les noms de certains protagonistes et les thèmes abordés par chacun

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David Perlov, Diary, épisode 5, 1983, time code: 30 min. 55 sec. à 33 min. 05 sec.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence d’entre eux lors des entretiens. Filmé à Saint-Cloud dans le studio où se déroule le montage de Shoah, il s’exprime devant un tableau blanc couvert d’écritures54. Il dit : « Si vous lisez les noms sur ce tableau, ce sont les noms des personnes ; il y a que cinq personnages qui reviennent. »

Il se tourne alors vers la caméra et dit en s’adressant à une personne située hors-champ : « Bon, ce film est comme un puzzle, vraiment. Et, on essaye d'emboîter les choses, c'est très difficile. »55

Fig. 73 Captures d’écran issues de Diary.

Les mots inscrits sur le tableau correspondent à certains de ceux qui ont été soulignés dans les résumés archivés des entretiens56. Un relevé systématique de ces termes dans les résumés permet de les comparer aux paroles prononcées dans Shoah. Ce qui est ici désigné par le mot thème correspond à un aspect abordé explicitement dans le film, soit sous la forme d’une réponse développée à une question posée, soit en quelques mots57. Ces thèmes ont constitué l’un des éléments centraux ayant permis la mise en intrigue de Shoah. Les

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À l’arrière-plan, sur le tableau, des noms sont inscrits au feutre bleu : Suchomel (entouré d'un cercle), puis en dessous, Vrba, de nouveau Suchomel et ensuite Bomba et Müller. En face de chaque nom, on peut lire des mots : argent, Lazarett. Un zoom permet au spectateur du film de David Perlov de mieux les lire : froid, violence et en dessous femmes qui chient, puis Lazarett (ill. 2). 55 Les deux citations ci-avant sont issues de David Perlov, op. cit. À l’arrière-plan, sur le tableau des noms sont inscrits au feutre bleu : Suchomel (entouré d'un cercle), puis en dessous, Vrba, de nouveau Suchomel et ensuite Bomba et Müller. D'autres listes avec les mêmes noms se trouvent inscrites sur le tableau. En face de chaque nom, on peut lire des mots : argent, Lazarett. Un zoom permet au spectateur du film de mieux les lire : froid, violence et en dessous femmes qui chient (ill. 2). 56 Claude Lanzmann et Ziva Postec ont repéré chacune des occurrences de ces thèmes dans les transcriptions des entretiens originaux et ont choisi de monter les extraits identifiés dans cette séquence. 57 Dans tous les cas, ce ne sont pas des extrapolations menées à partir de ce que l’on a compris du film, mais bien de paroles prononcées par les protagonistes eux-mêmes.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence différentes modalités de leur insertion dans le film vont être présentées. Une typologie en quatre catégories est proposée : occurrence unique (A), occurrences filées sur plusieurs interventions successives ou proches (B), occurrences multiples et non consécutives (C), et enfin thèmes transversaux (D)58. Ces catégories qui ont été appliquées à l’ensemble du film vont être présentées à partir de quatre études de cas. Le fait qu’un thème soit abordé une fois est assez courant (A). Par exemple, Gawkowski évoque celui de l’alcool auquel il n’est pas fait référence dans le reste du film59. Un exemple type du deuxième cas (B) est celui du thème du geste (Cf. chapitre 1). Dans le film, celui-ci est abordé, d’abord par Glazar60, puis par un agriculteur de Treblinka61 et enfin par Borowi à deux reprises62. Ces quatre interventions sont quasi consécutives. Il arrive également que deux thèmes soient abordés en parallèle. Ainsi, en même temps que celui du geste, le thème des wagons63 est appréhendé à trois reprises. L’hypothèse selon laquelle l’absence du thème du geste dans l’intervention de Gawkowski s’explique par la présence de celui des wagons peut être avancée. Leur mention concomitante explique le montage de ces cinq interventions consécutives. Le lien ainsi créé participe à donner sa cohérence à la séquence. Thème du geste Thème des wagons

Glazar X

témoin polonais X X

Borowi X X

Gawkowski

Borowi X

X

Fig. 74 Schéma occurrence des thèmes.

58

Les deux premiers cas d’occurrence rencontrés (A et B) correspondent à des séquences de deux à huit minutes. Les thèmes abordés sont, par exemple, le rapport des témoins polonais à l’alcool, à l’or, aux wagons et à l’odeur; Si ces montages se retrouvent au final dans le film, ils peuvent y être plus ou moins développés par rapport aux premières versions. Selon les indications reportées sur la transcription ces montages duraient respectivement : 4’10, 6’30, 5’26 et 2’37. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Henrik Gawkowski (entretien avec), op. cit., transcription, p. 47. 59 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 55. 60 « (…) le vieux dans notre compartiment a vu quelqu’un… il y avait là des vaches qui paissaient… et il a demandé, mais par signes : « où sommes-nous ? » Et l’autre a fait un drôle de geste. Ça ! A la gorge. », ibid., p. 58. 61 « On leur faisait ce geste-là. [quel geste ?] qu’on va les étrangler », ibid., p. 59. 62 « Les gens qui avaient l’occasion de s’approcher des Juifs leur faisaient ce geste pour les avertir… » et « [alors il passait devant ces wagons de passagers, devant ces pullmans, comme il dit, et à ces Juifs étrangers qui étaient très calmes, qui ne pressentaient rien, il faisait ce geste ?] oui. », ibid., p. 60 et pp. 61-62. 63 Le thème des wagons est abordé par plusieurs protagonistes dans le film. Richard Glazar : « Nos wagons étaient des wagons de passagers normaux » ; Paysans de Treblinka : « Ils étaient dans des wagons de passagers, il y avait aussi un wagon-restaurant, ils pouvaient boire, ils pouvaient se promener également (…) ; Czeslaw Borowi : « Il dit que les Juifs étrangers arrivaient ici en wagon pullman » ; Henrik Gawkowski : « [Mais, d’après ce que je sais, c’était assez rare, le cas des Juifs étrangers transportés dans des wagons de passagers. La majorité arrivait dans des wagons à bestiaux.] non, ce n’est pas vrai. [ce n’est pas vrai ? Qu’est-ce qu’elle dit madame Gawkowska ?] Madame Gawkowska dit que peut-être son mari n’a pas tout vu. », ibid., pp. 58-61.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Dans un troisième cas (C), certains thèmes sont abordés à plusieurs reprises de manière non consécutive. Par exemple, au cours de la première période du film, le thème de la forêt est évoqué en deux temps distincts, d’abord par Zaïdl, Dugin et Piwonski puis vingt-cinq minutes après, par Falborski. L’hypothèse selon laquelle, la reprise d’un thème par différents protagonistes produit des effets d’échos qui participent à donner sa cohérence au film, peut être faite. Le quatrième et dernier cas (D) est le plus important. Vingt-cinq thèmes sont abordés à plusieurs reprises tout au long de Shoah. Premièrement, il ressort de leur analyse que la plupart ont un lien avec les champs lexicaux des camps d’extermination (chambre à gaz, crématorium, fosse, Sonderkommando) ainsi qu’avec la déportation des Juifs (déportation, transport). Deuxièmement, ils se rapportent aux expériences vécues par les protagonistes des trois principales catégories. Trois axes peuvent être identifiés : les sentiments individuels des Juifs persécutés (chaud/ froid, cris, espoir, faim, horreur, ignorance, pressentiment), les dispositifs mis en place par les Allemands persécuteurs (mensonge, rythme, sélection, violence) et le regard extérieur porté par les témoins polonais (tristesse/ regret, wagon, maison des Juifs). Troisièmement, un certain nombre de ces thèmes transversaux relèvent de ce que Lanzmann a appelé ses « obsessions »64. A ce titre, ceux du froid et des premières fois (arrivée au camp, le premier transport) peuvent être cités. La réitération de manière non contiguë de ceux-ci participe à donner sa cohérence à l’intrigue. La longueur du film, en permettant qu’un thème non évoqué pendant une voire deux heures ressurgisse à plusieurs reprises, renforce un tel processus. Ce principe directeur du montage repose sur le fait qu’au cours de la projection, le spectateur se souvient des premières occurrences du thème. La monteuse a expliqué : « [Dans le film] il y a les Juifs, il y a les Polonais et, à la fin, il y a les nazis. On les met rarement ensemble comme on fait d'habitude dans un film documentaire. Quand on a une information, on va vite chercher un autre personnage et on le colle avec, on les confronte. Là, au contraire, le film est construit en cercles, en spirales. »65

64 65

Claude Lanzmnan dans Marc Chevrie et Hervé Le Roux, loc. cit., p. 300. Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Pour reprendre une formule de Lanzmann, le film « apprend sa propre mémoire »66. Cette progression du savoir tout au long du film est un parcours proposé au spectateur. C’est ce qu’ils désignent comme correspondant à un montage par corroboration67. Elle poursuit : « (…) au départ [du film], on ignore vraiment. On sait en général, mais on ignore réellement le sujet, donc on observe, mais à la fin de ce [premier] cercle, le public devient aussi un témoin de ce qu'il a vu. Il n'est plus innocent, il est déjà en partie au courant. (…) C'est-à-dire qu'on va faire entrer [le spectateur] dans le film, peu à peu, comme je disais c'est un peu comme une spirale où on descend en enfer par cercle. »68

L’exemple du thème transversal de « la faim/ la soif » peut être appréhendé. Sans être central dans le film, celui-ci est évoqué directement à quatre reprises dans chacune des deux périodes du film. Dans les deux premières occurrences, les cheminots, puis les agriculteurs de Treblinka insistent sur le fait que « les Juifs avaient très soif »69 et aussi, sur la possibilité qu’ils avaient de les aider70. Par la suite, ce thème est de nouveau évoqué lors de la séquence tournée avec les habitants de Chelmno devant l’église. Certains d'entre eux indiquent qu’il était impossible d’aider les Juifs71. Pourtant, l’un des témoins polonais dit qu’il leur donnait de la nourriture72. Dans la seconde période du film, Srebnik évoque ce thème alors qu’il s’exprime à propos du ghetto de Lodz. Il explique : « Les gens avaient faim. Ils allaient et ils tombaient, ils tombaient… Le fils prenait le pain du père, le père le pain du fils, chacun voulait rester en vie (…) Je pensais aussi : si je survis, je ne désire qu’une chose : qu’on me donne cinq pains. Pour manger… rien d’autre. Je pensais ainsi. »73

Par la suite, c’est un Allemand persécuteur, Suchomel, qui évoque la manière dont les nazis avaient décidé d’affamer les Juifs qui étaient contraints à travailler dans le camp de

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Claude Lanzmann, Valérie Champetier et Laure Adler, loc. cit. Cet usage de la corroboration lors du montage constitue un élément central qui peut être rapproché du style des films de Marcel Ophuls. Giacomo Lichtner, op. cit., p. 160 et André-Pierre Colombat, op. cit., p. 323. 68 Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. 69 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p.51 70 « Quand les convois étaient arrivés, on donnait de l’eau ici aux Juifs » et « Parfois, quand on le permettait, on leur donnait de l’eau », ibid., p. 50 et 51. 71 « Tout était enfermé, ils avaient très faim [Est-ce qu’ils avaient à manger ?] On ne pouvait pas regarder de ce côté-là. On ne pouvait pas parler à un Juif. », ibid., p. 141 72 « Et monsieur Kantarowski leur donnait de la nourriture, du pain, des concombres », ibid., p. 143 Quelques secondes après, celui-ci prend la parole devant l’assemblée réunie par le réalisateur et explique que si les Juifs ont été tués, c’est à cause du déicide considéré comme une faute originelle qu’ils devaient expier. 73 Ibid., pp. 148-149. 67

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Treblinka74. Quelques secondes après, le même thème est repris par Glazar75. Ce protagoniste et Srebnik expliquent que, vivant de telles situations, les Juifs persécutés ne pouvaient pas toujours rester solidaires. Le sens de ce qu’ils disent n’est cependant compréhensible qu’articulés aux propos de Grassler. Dans le dernier quart du film, celui-ci tente d’expliquer que, dans le ghetto de Varsovie, les nazis ne cherchaient pas à affamer les Juifs76. Le dernier à aborder ce sujet à la toute fin du film est, Simha Rottem, l’un des héros de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Celui-ci explique, qu’en plus de lutter contre les nazis, les Juifs devaient lutter contre la faim : « (…) en dehors de la lutte contre les Allemands, nous luttions contre la faim, contre la soif, nous n’avions aucun contact avec le monde extérieur… »77

La manière dont le thème de « la faim/la soif » a été inséré dans Shoah, peut être ainsi résumée : dans la première période du film quelques éléments informatifs sont donnés par un ou plusieurs protagonistes ; ici, des agriculteurs, des cheminots et des villageois polonais. Ensuite, le sujet est abordé par un Allemand persécuteur et des Juifs persécutés, ce qui apporte plusieurs éclairages opposés sur ce même thème78. Le choix opéré lors du montage consiste à inclure des propositions contradictoires, ce qui permet d’identifier que certains des protagonistes mentent. Enfin, à l’aune des derniers propos tenus, une nouvelle cohérence se dégage. Dans ce cas, c’est l’intervention de Simha Rottem, qui conduit à réinterpréter ce qui a été préalablement dit. Selon lui, la faim et la soif n’ont pas eu raison de la volonté des Juifs, qui résistaient et se battaient. Cette progression par étapes successives, l’une venant contredire ou modifier la perception du thème a été explicitement formulée par le réalisateur en 1985 : « La difficulté était qu’il n’y a pas de proposition concessive au cinéma : vous ne pouvez pas dire "quoique". Vous pouvez le dire dans un livre, au détour d’une phrase, mais si vous voulez

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« Mais lorsqu’on a commencé, en janvier, à ne plus les nourrir, car Wirth avait décrété qu’ils étaient trop nombreux (…) Ils ne croyaient plus en rien », ibid., p. 207. 75 « … soudain, partout, il y eut la faim. Et la faim croissait toujours… et un jour – la faim était alors à son comble – L’Oberscharführer Kurt Franz surgit devant nous lança : « Alors… à partir de demain, les transports reprennent ! » Nous n’avons rien dit, nous nous sommes simplement regardés et chacun de nous a pensé : "demain c’en sera fini de la faim" », ibid., p. 208. 76 « Il eût fallu des rations plus substantielles (…) Il n’y a pas eu vraiment de décision d’affamer le ghetto (…) naturellement, avec ces rations insuffisantes et ce surpeuplement, une mortalité élevée, et même excessive, n’était pas évitable », ibid., pp. 266-267. 77 Claude Lanzmann, ibid., p. 281. 78 Ici par le biais des allemands persécuteurs Franz Grassler et Franz Suchomel, ainsi que par des Juifs persécutés, Simon Srebnik et Richard Glazar.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence le dire au cinéma, ce que vous voulez insérer devient aussitôt une sorte d’absolu, tue ce qui précède et détermine ce qui va suivre. »79

Ce choix permet d’appréhender un élément essentiel de la logique du montage. Celuici correspond au principe implicite que ce sont les Juifs persécutés qui détiennent la vérité. Les propos des autres protagonistes sont à interpréter en fonction des paroles de ceux-ci. Pour l’équipe du film, Les témoins polonais et les Allemands persécuteurs mentent plus ou moins. Un démenti à leurs propos n’est pas immédiatement inséré lors du montage, car le thème concerné resurgira lors d’une autre séquence dans les paroles de Juifs persécutés. L’idée étant que ceux-ci détiennent la vérité, le spectateur sera ainsi mis en situation d’identifier les contre-vérités énoncées par les Allemands persécuteurs et les témoins polonais. Le réalisateur80 aussi bien que la monteuse ont insisté sur le rôle actif attribué aux spectateurs : « Le public doit comprendre le montage par lui-même, on ne doit pas lui mettre dans la bouche la nourriture, c’est-à-dire que c’est au fur et à mesure qu’on comprend mieux la façon dont l’extermination s’est déroulée. »81

Les interventions des représentants des instances sont proches de la vérité, mais il leur manque toujours quelque chose pour qu’ils puissent l’exprimer pleinement82. Ainsi, Hilberg est présenté comme étant avant tout intéressé par les documents et comme refusant de se rendre sur les lieux afin de rencontrer les acteurs de l’histoire. Karski, quant à lui, rend compte, à la fin de son intervention dans Shoah, de l’incapacité qu’il ressent à partager complétement l’expérience vécue par les Juifs dans le ghetto de Varsovie. Il dit ainsi : « Ce n’était pas un monde. Ce n’était pas l’Humanité. Je n’en étais pas. Je n’appartenais pas à cela. »83

Ainsi, le principe à la base du montage n’est pas d’exposer de manière égalitaire et représentative le point de vue de chacun des types de protagonistes en présence. Il s’agit d’un aspect qui permet de mieux comprendre le choix des plans et de la focalisation interne telle qu’expliquée par la monteuse (cf. chapitre 1). Cette attention portée aux propos tenus dans le film ne doit donc pas conduire à négliger l’importance de l’articulation entre paroles et images. 79

Claude Lanzmann dans Marc Chevrie et Hervé Le Roux, loc. cit., p. 304. Ibid., p. 297 et p. 305. 81 Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. 82 Jan Karski dit à un moment son incapacité à saisir ce qui se déroule dans le ghetto, Raul Hilberg ne parle que du point de vue des documents, etc. 83 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 255. 80

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Le rôle des vues Afin d’appréhender le rôle des vues comme vecteur de la cohérence du film, les plans montés dans le but de créer des liens entre chacune des onze parties thématiques peuvent être étudiés. Ainsi, la transition entre la première partie du film et celle du choc des Polonais est opérée par un plan correspondant à une entrée dans la ville d’Auschwitz (ill. 1 ci-après). Celle, entre la routine de la vie des témoins polonais (partie 2) et le choc des Juifs persécutés est effectuée par une vue tournée sur le pont de Brooklyn avec au second plan, Manhattan (ill. 2). Dans ces deux cas, pour filmer ces images, la caméra a été placée dans un véhicule en circulation.

Fig. 75 Captures d’écran issues de Shoah

La transition entre les séquences portant sur le choc nazi (partie 4) et celles tournées à Chelmno est réalisée par l’insertion de vues d’une camionnette en mouvement (ill. 3, ciavant). La seconde période du film débute également sur une vue de cette camionnette (ill. 1, ci-après). Par la suite, la transition entre la partie portant sur les Juifs de Corfou (partie 7) et celle abordant la thématique des chemins de fer, est assurée par des vues montrant la mer, des bateaux, des wagons et une locomotive (ill. 2). La transition entre cette huitième partie et celle qui a pour objet la résistance juive est opérée par un plan du même type (ill. 3). Enfin, le plan sur lequel le film se clôt montre une locomotive (ill. 4)84.

84

L’intervention de Ruth Elias, soit le début de la seconde moitié de la quatrième partie de la seconde période est également introduite par un plan sans paroles portant sur un train. Il est également à noter que les derniers plans de la première période sont sur un camion Saurer.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 76 Captures d’écran issues de Shoah

Ainsi, la plupart du temps, le thème visuel des transports est utilisé pour permettre les transitions entre deux parties. Ces plans, durant lesquels aucun protagoniste ne s’exprime, facilitent le passage d’un espace à l’autre, sans qu’aucune voix off n’ait à être ajoutée. Deux transitions ont été conçues selon d’autres modalités. La première exception concerne le passage entre le choc des Juifs (partie 3) et le choc des nazis.

Fig. 77 Captures d’écran issues de Shoah

Dans ce cas, une scène de danse est introduite (ill. 1 ci-avant) avant qu’un plan pris depuis un véhicule qui roule de nuit à Berlin soit inséré (ill. 2). Celui-ci constitue une entrée en ville comparable à celles qui ont été mentionnées précédemment (Auschwitz, Corfou, New York). L’insertion d’une scène dansée peut dès lors être interprétée comme l’introduction volontaire d’un hiatus, ou bien encore comme le refus de réaliser une transition similaire aux autres dans le cas du passage de la parole des Juifs persécutés à celle des Allemands persécuteurs. L’intervention qui suit cette transition n’est pas celle d’un Allemand persécuteur, mais celle d’une Juive allemande, Inge Deutschkron, et elle est conclue par un plan tourné dans une gare montrant des trains (ill. 3). C’est uniquement après que celle-ci ait parlé depuis Berlin, que le premier Allemand persécuteur, Suchomel, prend la parole après plus de deux heures de film.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence La seconde exception correspond à la dernière transition du film (parties 10-11). Comme dans le cas précédent, elle débute par une séquence musicale. Pour autant, le ton est très différent puisque la valse berlinoise a laissé place à une lamentation en yiddish chantée par Gertrude Schneider et sa mère (Cf. chapitre 2). Avant que les deux femmes ne soient visibles à l’écran (ill. 2 ci-après), un panoramique est réalisé sur un champ gelé (ill. 1).

Fig. 78 Captures d’écran issues de Shoah

Cette vue, qui n’est suivie d’aucun plan portant sur un moyen de transport, peut être interprétée comme correspondant à la fin du voyage. Il s’agit là plus d’un début de conclusion que d’une transition. Le plan suivant introduit véritablement la partie conclusive de Shoah. Il s’agit d’un zoom arrière réalisé depuis une photographie du ghetto de Varsovie en ruine (ill. 3) jusqu’à Simah Rottem assis devant un modèle réduit de ce ghetto (ill. 4). Aucune parole n’est prononcée durant plus de deux minutes, le protagoniste faisant le tour de la maquette alors qu’un texte apparaît en sous-titre85. Ceci constitue le seul cas où un texte explicatif a été ajouté par l’équipe du film afin de permettre une transition entre deux parties86. En dehors de ces deux exceptions, dans Shoah, l’ensemble des transitions est effectué par des plans portant

85

Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 279. La troisième exception est celle de la transition entre la partie sur la résistance juive dans les camps et celle portant sur Varsovie. Il s’agit d’un cut entre le visage de Rudolf Vrba et celui de Jan Karski. Le récit de Karski s’ouvre sur la difficulté à témoigner. Il commence à parler, puis pleure et s’échappe, avant de commencer son témoignage. Il est possible de faire l’hypothèse que c’est la force visuelle de ce moment de faiblesse de la part de Karski qui est ainsi mis en avant.

86

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence sur des moyens de transport ce qui participe à donner sa cohérence visuelle au film. Celle-ci a également été recherchée lors du montage des entretiens menés en caméra cachée. Le cas de l’entretien avec Franz Suchomel Certains des entretiens réalisés en caméra cachée ont été tournés en garant une camionnette devant le domicile des Allemands persécuteurs. Cependant, dans le cas de Suchomel, le tournage a été mené différemment, l’ensemble du dispositif d’enregistrement de l’image et du son ayant été placé dans la pièce où se déroulait l’entretien (Cf. chapitre 2). Ces données peuvent être mises en regard avec les trois premiers plans de l’intervention de ce protagoniste dans Shoah. Le premier est une vue d’ensemble montrant une maison devant laquelle est garée la camionnette (ill. 1 ci-après). Un zoom avant permet de voir une antenne placée sur le toit du véhicule (ill. 2). Le deuxième porte sur l’intérieur de la fourgonnette (ill. 3-5). Le troisième, filmé en noir et blanc, montre Lanzmann et Suchomel (ill. 6).

Fig. 79 Captures d’écran issues de Shoah

Dans les images 3 à 5 (ci-avant), un écran est visible, deux techniciens semblant être en cours de réglage du matériel. Dans un premier temps, seule de la « neige » est visible sur un moniteur (ill. 3-4). Dans un deuxième temps, un zoom arrière est effectué, et quand l’image de l’écran se stabilise il est impossible de distinguer ce qui apparaît (ill. 5). Le plan suivant correspond à l’entretien mené avec Suchomel (ill. 6). Les propos des protagonistes ont débuté

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence dès le zoom avant réalisé sur la camionnette (ill. 1-2). Ainsi, la transition opérée entre l’extérieur et l’intérieur de la fourgonnette semble se dérouler sans rupture. Le début de l’entretien est ainsi montré tel qu’il aurait pu être filmé dans les conditions du direct. Les techniciens règlent leur matériel, puis une fois cela fait, les protagonistes sont visibles à l’écran. Il s’agit, en fait, d’un effet visuel construit par le montage. La piste son correspond bien au début de l’entretien tel qu’il s’est déroulé en mars 197687, mais la bandeimage telle qu’elle apparaît dans le film a été recomposée. Lors du tournage de cet entretien, il n’y avait pas de camionnette. Postec a confirmé cela : « (…) évidemment, il y a eu plusieurs méthodes [de tournage], mais dans le film il y a une méthode de filmage, au montage je veux dire. (…) pour faciliter la compréhension du public ce que j'ai fait c'est que j'ai pris la même méthode que celle que Lanzmann avait pris pour les autres nazis qu'il avait filmé. Vous vous souvenez dans le film il y a une camionnette, il y a l'opérateur et l'ingénieur du son qui se trouvent dans la camionnette. »88

Un même effet est produit par le montage de trois plans au début de la seconde intervention de Suchomel qui correspond à l’ouverture de la seconde période de Shoah (ill. 1-3 ci-après).

Fig. 80 Captures d’écran issues de Shoah

Enfin, la monteuse de Shoah a indiqué qu’un même choix a été effectué pour introduire l’intervention de Schalling89. Elle a expliqué le recours à un tel effet de continuité par une volonté de créer ainsi une cohérence entre l’ensemble des entretiens tournés en caméra cachée. Il s’agit dès lors, non plus de s’intéresser aux choix effectués par l’équipe, mais à la

87

Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Franz Suchomel (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 1. Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. 89 A propos de l’entretien avec Franz Schalling, la monteuse de Shoah a indiqué : « (…) j’ai mis comme s’il était tourné aussi dans la camionnette, pour que le public ne se disperse pas, alors j’ai décidé que ce soit pour tout le monde pareil. Mais en somme, il était tourné avec une caméra à l’intérieur, mais il ne le savait pas, il croyait que c’était des ingénieurs du son, mais en fait c’était des cameramen. », idem. 88

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence façon dont concrètement ceux-ci ont été mis en œuvre. Cet aspect va être notamment étudié à travers le cas du montage du son.

Le montage du son

La Propriétaire et la monteuse L’étude du montage a d’abord permis d’inscrire celui-ci dans la continuité des choix opérés pour Pourquoi Israël. Il a ensuite été montré que la conception du film repose sur onze parties thématiques, une progression chronologique (de 1941 à 1945), quatre principaux lieux, des thèmes récurrents et des vues. Ces différents éléments concourent à donner sa cohérence au film. Après avoir étudié l’architecture du film, la manière dont celle-ci a été pratiquement réalisée va être appréhendée. Cela conduit à s’intéresser au montage du son, ce qui correspond à un changement d’échelle. Afin de comprendre celui-ci, un extrait du film Diary de David Perlov et un film portant sur le montage de Shoah sont comparés. Si, dans le premier, qui porte sur le travail de Yael Perlov (ill. 1 ci-après), c’est presque exclusivement Lanzmann qui intervient, une autre personne apparaît à l’image pendant quelques instants. Il s’agit de Ziva Postec, la monteuse de Shoah (ill.2). Si, l’espace filmé est essentiellement celui d’un tableau blanc, pendant quelques secondes, un écran d’une table de montage, situé à l’opposé dans cette pièce, est montré à l’image. Sur celui-ci, le visage de Srebnik devient visible (ill. 3).

Fig. 81 Captures d’écran issues de Diary.

Le second film, réalisé par Claude Thiébaut, a pour titre, La Propriétaire et la monteuse (1983). Dans celui-ci, Lanzmann n’apparaît pas. Contrairement à Diary, la question du choix des thèmes de Shoah n’est pas abordée et aucune voix off, ni aucun dialogue ne sont

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence audibles avant le dernier quart du film. Seuls les bruits relatifs au travail du montage sont perceptibles. L’objet principal de La Propriétaire et la monteuse est l’activité de Postec. Celle-ci manipule des pellicules, tourne les pages d’un carnet, range et dérange des bobines. Elle utilise une colleuse pour films 16mm (ill. 1). Elle tient dans ses mains un carnet au format A4 sur lequel un texte dactylographié a été annoté à la main (ill. 2). Après cela, elle écrit au stylo sur ce carnet, puis découpe une piste son. Sur le banc de montage, quatre pistes son, sur lesquelles passent des pellicules tantôt de couleur blanche, tantôt de couleur sombre, apparaissent à l’écran (ill. 3).

Fig. 82 Captures d’écran issues de La Propriétaire et la monteuse

Les paroles entendues dans ce film correspondent à celles que la monteuse écoute sur le banc de montage. Les langues parlées sont au nombre de trois : le français, l’allemand et le polonais. Au début du film, on entend Lanzmann demander : « Ils regrettent les Juifs ? »

Ces propos sont traduits en polonais, avant qu’un homme réponde, ce qui est ainsi traduit en français : « Oui, ils les regrettent, car il y avait de très belles juives, alors quand on était jeune c'était bien. » 90

Des bribes de mots prononcés en allemand91, puis une phrase complète sont alors audibles :

90

Les deux citations ci-avant sont issues de Claude Thiébault, La Propriétaire et la monteuse, 1983, time code : 37 sec. à 55 sec.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence « Da kamen auf Lastwagen die Juden an und dann nach einer Zeit war so eine Kleinbahn gebaut, da kamen sie in der Kleinbahn an, alles zusammen gemischt in einem Wagen... in Lastautos, und nachher im Zug. »92

A ce moment-là dans La Propriétaire et la monteuse, des plans sont réalisés sur l’écran de la table de montage. Des séquences tournées pour Shoah sont alors clairement identifiables (ill. 1-3 ci-après). Par la suite, ces images et ces sons passent et repassent. Postec essaye d’ajuster précisément la pellicule 16 mm et la bande-son. Il s’avère que le résultat du montage qu’elle est en train de réaliser est identifiable dans Shoah (ill. 4-6). Les images et les sons provenant du film de Thiébaut correspondent exactement à une séquence du film tel que diffusé en 1985.

Fig. 83 Captures d’écran issues de La Propriétaire et la monteuse (1-3) et Shoah (4-6).

Le cas de l’entretien avec Martha Michelsohn Les propos susmentionnés sont issus d'une série d’entretiens portant sur le camp d’extermination de Chelmno93. Un rapprochement entre ceux-ci et le contenu des entretiens

91

Les paroles entendues sont les suivantes: « Da kamen auf Lastwagen die Juden an », « Kleinbahn », « entlaust », « war so eine Kleinbahn gebaut, da kamen sie in der Kleinbahn an, alles zusammen gemischt in einem Wagen... in Lastautos, und nachher im Zug. ». Claude Thiébault, op. cit. 92 Ibid., time code : 10 min. 48 sec. à 11 min. 05 sec. 93 Les vingt secondes de dialogue durant lesquelles, un homme parle du fait qu'il regrette les jeunes femmes juives correspond au début du chapitre 21 du second DVD du film 1 :14 :20- 1 :14 :39. La séquence qui commence par les paroles d'un autre homme qui regrette les Juifs correspond à la fin du chapitre 21 et au début du chapitre 22, 1 :15 :45- 1 :17 :02. Dans Shoah, entre ces deux séquences, il y a un plan réalisé avec trois polonaises qui s'expriment devant une maison blanche à Grabow. Il est impossible de déterminer si la séquence a

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence tels que tournés par Lanzmann et son équipe a été effectué. Ceci équivaut à comparer les paroles entendues dans le film de Thiébaut et montées dans Shoah à celles prononcées devant la caméra du réalisateur à la fin des années 1970. Le cas de l'entretien mené avec Michelsohn a été étudié94. Dans le film de Thiébaut, Postec fait un raccord image entre un plan portant sur une route et un plan réalisé sur le visage de cette protagoniste. Dans le film Shoah, ce raccord est également visible. Au moment, où son visage apparaît à l’écran, elle dit en allemand, « Pleins de femmes et d’enfants (…) »95 L’extrait correspondant à ces paroles dans Shoah est reproduit ci-après.

Fig. 84 Scan de la version publiée de Shoah et captures issues de Shoah.

La transcription, en allemand, de l’extrait de l’entretien mené par Lanzmann avec cette protagoniste, a été comparée à ces propos96. Quand le visage de Michelsohn apparaît à

été montée ultérieurement ou si le réalisateur de Bernardins, Bernardines a choisi de ne pas faire porter son film sur ce passage. 94 Les sous-titres français de Shoah, sont les suivants, « Ils arrivaient en camions, les Juifs. Et plus tard par le chemin de fer à voie étroite. Pêle-mêle, entassés dans les camions, ou dans les wagons du petit train. », Claude Lanzmann, Shoah, time code du DVD : 1h. 16 min. 40 à 1h. 17 min. 02 sec. 95 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 135. 96 Il est à noter qu'une transcription en français de l'entretien original avec Frau Michelsohn existe également. Ziva Postec avait elle-même demandé une traduction en français car elle ne parlait pas allemand. C'est l'un de ces deux documents que la monteuse de Shoah tient dans les mains quand elle travaille.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence l’écran, les paroles dites dans Shoah sont identiques à celles qu’elle a prononcées pendant l'entretien. Le son et l’image sont synchrones97. Lorsque dans Shoah, un plan montrant une route est visible à l’écran, la manière dont le montage a été effectué est différente. Les paroles prononcées lors de l’entretien ont été montées et tous les mots n'ont pas été conservés. Les plans précédemment présentés du film de Thiébaud portent sur cette phase du montage. Les paroles, telles que prononcées dans Shoah en parallèle du plan portant sur une route, sont les suivantes : « Da kamen auf Lastwagen die Juden an und dann nach einer Zeit war so eine Kleinbahn gebaut, da kamen sie in der Kleinbahn an, alles zusammen gemischt in einem Wagen... in Lastautos, und nachher im Zug. »98

Le début de la phrase reproduite ci-avant a été extrait de la seconde bobine de l’entretien réalisé par Lanzmann. Le passage correspondant, issu de la page 10 de la transcription, est le suivant : « Da kamen auf... zuerst... auf Lastwagen die... die Juden an und dann nach einer Zeit war ka… so eine Kleinbahn gebaut, da kamen sie in der Kleinbahn an »99

Il est à noter que les termes « die », « auf… zuerts » et « ka », barrés sur la transcription cidessous ont été coupés lors du montage. De nouveau, les termes qui ont été insérés dans Shoah sont soulignés. Un crochet marque également le début de l’extrait retenu dans le film.

Fig. 85 Scan de la transcription de l’entretien avec Martha Michelsohn, Claude Lanzmann Shoah Collection

97

Dans ce cas, les paroles qui ont été retenues dans le film sont soulignées dans la transcription. Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Martha Michelsohn (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 30. 98 Ibid., p. 10. 99 Idem, reproduite ci-avant.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Dans la marge, sur la gauche, un numéro « 1 » est inscrit. Il correspond au début du montage du son effectué en parallèle du plan portant sur la route. Légèrement en dessous de l’extrait, sur la droite, il est écrit, « P. 12 ». Dans la suite de l’entretien telle que retranscrite, Lanzmann demande, « Ein Kleinbahn ? », une voie étroite ? Ce à quoi, Michelsohn répond. Cette question et cette réponse, ainsi que la suite de l’entretien ne figurent pas dans le film. Dans la transcription reproduite ci-avant, le passage correspondant n’est pas souligné. En fait, la seconde partie de la phrase telle qu’elle est dite dans Shoah est issue d’un passage postérieur de l’entretien100. Les paroles qui sont prononcées dans le film, sont les suivantes : « (…) alles zusammen gemischt in einem Wagen... in Lastautos, und nachher im Zug. »

Il est possible de se reporter à la transcription originale de ce second extrait de l’entretien. Celui-ci est reproduit ci-après.

Fig. 86 Scan de la transcription de l’entretien avec Martha Michelsohn, Claude Lanzmann Shoah Collection

Les propos se situent à la page 12 de la transcription. La mention manuscrite de la page 10, indiquant « P. 12 » correspond donc à une indication visant à ce qu’un raccord soit effectué au moment du montage entre les deux extraits de l’entretien. Comme dans le premier cas, le passage retenu dans Shoah est souligné et placé entre crochets. Dans la marge de la page de transcription, l’inscription « 2 » correspond à l’ordre de montage de cet extrait qui vient en

100

Ibid., p. 12, reproduite ci-après.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence second dans Shoah après celui qui a été noté « 1 »101. En résumé, les deux extraits de la piste son qui composent ce court passage du film sont donc issus de deux moments distincts de l’entretien. Ils ont été raccordés aux paroles qui sont prononcées en parallèle du plan portant sur le visage de Michelsohn, celles-ci étant issues d’un troisième moment de l’entretien. Ces paroles sont reproduites à la page 30 de la transcription (notées 3 sur le schéma ci-après).

Fig. 87 Scan de la transcription de l’entretien avec Martha Michelsohn, Claude Lanzmann Shoah Collection

Ce schéma rend compte du fait que les paroles prononcées dans Shoah, qui sont montées par Postec dans le film de Thiébaut, La Propriétaire et la monteuse, correspondent à trois passages de la transcription, renvoyant en cela à trois moments distincts de l’entretien conduit par Lanzmann avec Michelsohn. La fonction des coupes La comparaison entre l’entretien conduit avec Michelsohn et ses interventions dans Shoah peut être poursuivie au-delà de la séquence montée dans le film de Thiébaut. Deux autres extraits sont ici étudiés comme étant représentatifs de la manière dont le son du film a été monté. Le premier correspond à la mention dans Shoah du nombre de Juifs morts dans le camp d’extermination de Chelmno. Dans le film, en allemand, Lanzmann et Michelsohn ont un dialogue à la suite d’une question posée par le réalisateur : « - Et vous savez combien de Juifs ont été exterminé là-bas ? - C’était quelque chose avec quatre. Si c’était 400 000 ou 40 000 – je ne peux pas vous le dire - C’était 400 000 - 400 000 c’est… oui, énormément, quelque chose avec 4. C’est triste, triste, triste. »102

101

Les crochets et passages soulignés, ainsi que le numéro « 4 » dans la partie supérieure de la page peuvent faire penser que la suite « 1 », « 2 » se poursuit. Il s’agit cependant d’une hypothèse erronée, ces extraits et numéros renvoyant bien à une suite d’extraits intégrés à Shoah, mais pas à la même. En effet, la suite de cette séquence est composée d’une seule bloc, que l’on a reproduit ci-dessus. Il n’y a donc pas d’extrait « 4 ». 102 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p.137.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence La bande-son du film peut être représentée par le schéma ci-après. Sur celui-ci, les deux interventions de Lanzmann sont en noir (1 et 3) et celles de Michelsohn en blanc (2 et 4).

Fig. 88 Schéma du montage du son (1).

L’impression produite par cet extrait est que l’appréciation du nombre de Juifs morts, de 40 000 ou 400 000, n’est pas vraiment signifiante pour elle, car cela reste abstrait. Le ton employé et la formulation de ses propos laisse penser à une certaine indifférence de sa part. Dans Shoah, ces paroles sont prononcées et apparaissent en sous-titres alors qu’à l’écran un plan montre Srebnik sur la Ner. En fait, lors de l’entretien, les propos de Michelsohn ont été les suivants : « [Et vous savez combien de Juifs ont été exterminé là-bas ?] Je l’ai su, mais je… si je vous dis un chiffre, alors je risque peut-être de vous dire une bêtise, alors je préfère ne rien dire. C’était quelque chose avec quatre. Si c’était 400 00 ou 40 000 – je ne peux pas vous le dire [Ça fait une énorme différence] Oui, pour ça justement. Alors je préfère ne rien dire. Bon c’était un nombre énorme. Un nombre énorme. [C’était 400 000] 400 000 c’est… oui, énormément, quelque chose avec 4. Je ne voulais pas dire une bêtise [Bon c’est…] C’est prouvé n’est-ce pas ? [Oui, oui. C’est…] C’est triste, triste, triste.»103

Si, dans Shoah, les deux protagonistes interviennent chacun à deux reprises (schéma ci-avant), dans l’entretien, dix prises de paroles ont été dénombrées (citation ci-avant). Le schéma suivant peut être proposé :

Fig. 89 Schéma du montage du son (2). 103

Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Martha Michelsohn (entretien avec) », op. cit., transcription, p.

60.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Les quatre interventions retenues dans le film sont représentées sur la deuxième ligne du schéma. Les passages notés A, B, C sur la troisième ligne correspondent aux coupes effectuées lors du montage104. La coupe A correspond à l’expression d’un défaut de mémoire de la part de la protagoniste. Elle a su le nombre de Juifs tués, mais elle a peur de dire « une bêtise ». La coupe B coïncide avec la réitération de ce doute. Elle dit, « je préfère ne rien dire ». La coupe C porte sur la troisième itération de celui-ci, « Je ne voulais pas dire une bêtise ». Le fait que Michelsohn reconnaisse que dans tous les cas il s’agit d’un nombre important, « bon c’était un nombre énorme. Un nombre énorme » correspond à la fin de la coupe B. L’impression d’une certaine indifférence au sujet du nombre de Juifs morts à Chelmno de la part de cette protagoniste, telle qu’elle ressort dans le film, est donc le résultat du montage du son. Dans ce cas, le sens produit par le montage est sensiblement différent de celui des paroles prononcées lors de l’entretien. Au-delà de cette seule séquence, la volonté de gommer l’expression d’hésitations et de nuances par des protagonistes a été observée à d’autres reprises, qu’il s’agisse d’une Juive persécutée, telle que Deutschkron105 ou d’une témoin polonaise, telle que Madame Pietyra106. La création du souvenir Dans le cas de Michelsohn, le montage du son a également eu pour fonction de donner l’impression qu’elle se souvenait d’un élément dont elle ne se rappelait en fait pas. La suite du

104

Il s’agit de deux interventions et deux extraits d’intervention de Martha Michelsohn et à trois interventions de Claude Lanzmann. 105 Dans Shoah, son intervention commence ainsi, « ce n’est plus mon pays [l’Allemagne]. Surtout, ce n’est plus mon pays quand ils osent me dire qu’ils ne savaient pas… ils n’ont pas vu. », Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 79. La réponse apportée lors de l’entretien était plus nuancée. Elle indiquait reconnaître la ville, la langue, mais que le temps a passé et qu’elle ne reconnaît plus les habitants. Ils sont radicalement différents de ceux qu’elle a connus pendant la guerre. Lors de l’entretien, c’est en premier lieu du passage du temps que naît ce sentiment d’étrangeté qui la conduit à se sentir étrangère en Allemagne. Elle dit pourtant encore se sentir « à la maison », puis comme dans un mouvement de balancier indique que maintenant sa maison est dans un autre pays (en Israël). La réponse aux questions suivantes est également nuancée. Inge Deutschkron fait une distinction entre les générations, même si elle critique le manque d’intérêt pour cette période chez les plus jeunes. L’impression d’un non-écoulement du temps et la radicalité du refus d’appartenance à la nation allemande sont donc en partie dû au montage. Il y a une radicalisation des propos tenus et la suppression de toute nuance. 106 Alors que Claude Lanzmann l’interroge sur ses sentiments à propos des Juifs elle répond, « ça dépendait des Juifs. Il y en avait qui étaient aimés et il y en avait d’autres qui n’étaient pas aimés. [mais le sentiment général ?] Alors… ils étaient plutôt aimés, parce que les Juifs donnaient par exemple le crédit », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Madame Pietyra (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 2. Une telle mention n’est pas intégrée lors du montage.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence plan précédemment présenté peut être étudiée. Srebnik est toujours visible à l’image (Cf. ill. ci-avant). Cette fois, on l’entend. Il chante en allemand107 : « Quand les soldats défilent les jeunes filles ouvrent leurs portes et leurs fenêtres. »

Par la suite, Lanzmann demande à Michelsohn : « Vous souvenez-vous d’un enfant juif, il avait treize ans. C’était un "Juif du travail". Il chantait sur la rivière… »108

Elle répond : « Sur la Ner ? - Oui - Il vit encore ? - Oui, il est vivant. Il chantait une chanson allemande que les SS à Kulmhof, à Chelmno lui avaient apprise : Quand les soldats défilent… »

Le réalisateur chante les dernières paroles qu’ils prononcent. La protagoniste reprend également en chantant : « …les jeunes filles ouvrent leurs portes et leurs fenêtres. »109

Le plan suivant montre Srebnik qui chante une nouvelle fois l’ensemble de ces paroles. La séquence avec Michelsohn se termine ainsi. Le fait qu’elle demande où il chante, puis s’il est encore vivant et qu’elle entonne les mêmes paroles, induit l’impression qu’elle se souvient de lui. De nouveau, il s’agit de se reporter à l’entretien. En fait, à la première question posée par le réalisateur, elle avait répondu : « Non je ne le connais pas »110 .

Après avoir demandé si c’était sur la Ner, elle avait ajouté : « Je n’en sais rien du tout, j’en ignore tout »111

De nouveau, l’impression qu’elle se souvient de lui est un effet produit notamment par ces deux coupes opérées lors du montage du son. Ce dont elle se souvient au moment de l’entretien, c’est d’une chanson populaire allemande, mais en aucun cas de Srebnik. Le fait 107

Le son monté en parallèle de ce plan est similaire à celui de la fin de la chanson entendue au tout début du film. 108 Claude Lanzmann, op. cit., 1997, pp. 137-138. 109 Les deux dernières citations sont issues de Claude Lanzmann, ibid., p.138. 110 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Martha Michelsohn (entretien avec), transcription, p. 17. 111 Ibid., p. 18.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence d’avoir réalisé ces deux coupes a pour conséquence de donner un sens différent aux paroles initialement prononcées par Michelsohn. A partir de l’étude de ce cas, l’hypothèse selon laquelle ce type de montage a été mené pour l’ensemble du film peut être formulée. Il s’agit dès lors d’opérer un repérage systématique des coupes qui ont été réalisées lors de cette phase de la réalisation de Shoah. Le rapport entre la piste son et la bande-image Après avoir étudié le cas du montage du son opéré pour les séquences de l’entretien de Michelsohn montées dans Shoah, une remontée en généralité est à conduire. Une comparaison exhaustive des transcriptions littérales des entretiens avec les propos tenus dans Shoah a été effectuée. La méthode a consisté à comparer les transcriptions intégrales en repérant les passages retenus dans le montage final. Une séquence de l’entretien avec Piwonski intégrée à Shoah peut être citée. Ci-après : en haut à gauche la transcription littérale et à droite le texte entendu dans le film ; en dessous à gauche les passages dont sont issues les paroles entendues dans le film. L’ordre n’a pas été respecté. Des coupes ont été opérées. Ce modèle est à la base du montage du son de Shoah.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 90 Schéma du montage du son, transcription de l’entretien avec Jan Piwonski, Claude Lanzmann Shoah Collection et scan de la version publiée de Shoah.

De manière générale, deux raisons expliquent les choix faits par l’équipe du film lors du montage du son. En premier lieu, un grand nombre de coupes participent à donner son rythme au film et à supprimer des propos redondants. Dans ces cas, le sens de ce qui a été exprimé par les protagonistes n’a pas été sensiblement modifié. En second lieu, certaines des coupes ont pour conséquence d’agencer différemment ce qui a été dit lors de l’entretien. Il peut arriver que ces agencements ne modifient pas le sens original des propos. Dans certains cas, en revanche, une différence significative entre les paroles prononcées lors de l’entretien et celles entendues dans le film, a été identifiée. La séquence avec Michelsohn entre dans cette dernière catégorie. Comme énoncé précédemment, le montage repose sur le principe d’une alternance entre des plans montrant des protagonistes filmés lors d’entretiens et des vues tournées en extérieur. Deux fonctions de ces vues ont été soulignées. Premièrement, la concordance entre celles-ci et les paroles prononcées en parallèle produisent des effets de sens, dont le principal consiste à produire une impression de continuité entre le temps du génocide des Juifs et le temps présent de la réalisation (Cf. chapitre 1). Deuxièmement, ces vues visent à rendre manifeste le caractère atemporel de la nature polonaise (Cf. chapitre 3). Troisièmement, il

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence s’agit d’insister sur une fonction plus pragmatique des vues. Celles-ci ont été utilisées afin de réaliser le montage du son.

Le début de la séquence de Shoah, dans laquelle Karski s’exprime, est pris comme exemple. Lors du premier plan, Karski dit en anglais : « Maintenant... Maintenant je retourne en arrière... trente-cinq ans... Non, je ne retourne pas... Vous savez, en fait, non... » (ill. 1)

Puis, il poursuit lors du deuxième plan (ill. 2) : « Je suis prêt... Au milieu de l’année 1942, je décidai de reprendre ma mission d’agent entre la résistance polonaise et le gouvernement en exil, à Londres. Les leaders juifs à Varsovie en furent avertis. Une rencontre fut organisée, hors du ghetto. Ils étaient deux. Ils n’habitaient pas le ghetto. Chacun se présenta : responsable du Bund, responsable sioniste. »

Enfin, lors du troisième plan (ill. 3), Karski s’interroge : « Maintenant, comment vous raconter ? »112

Fig. 91 Captures d’écran issues de Shoah

La piste son et la bande-image ont été synchronisées pour le premier et le troisième plan. Ainsi, à chacun de ces plans correspond un extrait de la piste son telle qu’enregistrée lors de l’entretien réalisé en 1978. Les paroles qui ont été prononcées par Karski et celles entendues dans le film sont identiques (Cf. Schéma ci-après).

112

Les trois citations ci-avant sont issues de Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 239.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 92 Schéma du montage du son (3).

En revanche, la synchronisation qui a été effectuée entre la piste son telle qu’enregistrée en 1978 et le deuxième plan de la séquence de Shoah, relève d’un travail de montage. Dans le film, au début de ce plan, aucun son n’est audible puis, la voix de Karski se fait de nouveau entendre. L’impression produite est qu’après une courte pause, le protagoniste recommence à s’exprimer. En fait, la vue montée à ce moment-là est un plan de coupe qui porte sur un couloir (schéma ci-après) et la piste son du film se compose d’extraits issus de moments différents de l’entretien enregistré en 1978. Ces paroles ont été prononcées à plusieurs minutes d’intervalle. L’impression de continuité est donc un effet qui a été construit lors du montage (Cf. schéma ci-après).

Fig. 93 Schéma du montage du son (4).

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Pour l’ensemble de Shoah, le travail accompli a été très minutieux. Lors d’un entretien accordé à Antoine Spire en 1985, Lanzmann est revenu sur ce point : « (…) le mixage d’un film est extrêmement périlleux. Difficile de monter une voix off avec en son direct la rumeur de New York sur un plan de Treblinka aujourd’hui. Parfois j’avais huit bandes sonores. Il fallait aller chercher le mot qui manquait quelque part sur l’une de ces bandes. Vous imaginez la difficulté. »113

Dans le cas du deuxième plan de cette séquence du film, l’ordre chronologique des propos tenus par Karski n’a pas été respecté. Dix extraits de la bande-son qui correspond à cette séquence, ont été identifiés. Les numéros qui leur sont attribués ci-après rendent compte de l’ordre dans lequel ils sont audibles dans Shoah. « (1) Je suis prêt... // (2) Au milieu de l’année 1942, je décidai de reprendre ma mission d’agent // (3) entre la Résistance polonaise et le gouvernement en exil, // (4) à Londres. // (5) Les leaders juifs à Varsovie en furent avertis. // (6) Une rencontre fut organisée, // (7) hors du ghetto. // (8) Ils étaient deux. // (9) Ils n’habitaient pas le ghetto. // (10) Chacun se présenta : responsable du Bund, responsable sioniste. »

Le troisième extrait, « entre la Résistance polonaise et le gouvernement en exil »114 se subdivise lui-même en trois parties115. Une trace de ce montage est visible sur la transcription des propos de Karski. Sur celle-ci, la monteuse avait souligné les passages qui ont été par la suite intégrés dans Shoah (ill. ci-dessous).

Fig. 94 Scan de la transcription de l’entretien avec Jan Karski, Claude Lanzmann Shoah Collection.

113

Claude Lanzmann dans Antoine Spire, loc. cit. « Between the Polish underground and the Polish Government in exile ». 115 Comme on l’a indiqué, lors du montage, Ziva Postec soulignait régulièrement les mots qu’elle souhaitait intégrer au film, ici « entre » (between), « la résistance polonaise » (the Polish underground) et « et le gouvernement en exil » (and the Polish Government in exile). Deux passages ont ainsi été supprimés : « la direction de différentes antennes » (the leadership of various segments of) et « et puis un messager entre les partis politiques, de temps en temps pour l’armée de l’intérieure, [et un] délégué du gouvernement » (and then a courier between political parties, from time to time the home army, delegate of the Government). 114

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Cette façon de procéder au montage du son ne constitue pas une exception. C’est le mode opératoire qui a été appliqué à chacun des entretiens. Postec à indiqué à ce sujet : « J’ai fait de la dentelle, c’est-à-dire que j’ai reconstitué ce que les gens disaient très longuement. Je l’ai raccourci et j’ai remonté la phrase. (…) Justement je disais qu’il faut manipuler, pour dire la vérité, et c’était ma préoccupation. (...) c’est une façon de lier l’image et le son. De juxtaposer le son à l’image. »116

Ainsi, l’une des fonctions des vues montées dans Shoah est de produire un effet de continuité, alors qu’en fait, les extraits sélectionnés des propos sont issus de moments différents des entretiens. Dans ces cas, l’équipe du film a décidé de chacun des mots qui sont entendus dans Shoah. C’est le résultat de coupes, comme dans le cas de la séquence réalisée avec Michelson, et aussi de rapprochements effectués entre des passages distincts des entretiens. Le contenu verbal des interventions des protagonistes dans Shoah, dépend ainsi tout à la fois des propos tenus lors des entretiens et du montage du son. Cette phase de la réalisation correspond donc moins à l’agencement d’extraits d’entretiens tels qu’ils ont été filmés, qu’à la création d’une nouvelle forme à partir de ceux-ci. Cela a pour conséquence que le modèle interprétatif afin d’appréhender Shoah n’est pas celui du témoignage et de l’histoire orale, mais celui d’une forme filmique nommée par le réalisateur et la monteuse dès 1985, « fiction de réel ». Si les séquences étudiées ont permis de comprendre la troisième fonction des vues, d’autres cas sont à considérer afin de percevoir plus finement ce que cette méthode de montage signifie quant à la mise en intrigue de Shoah. Quand le son suit l’image L’identification de la troisième fonction des vues conduit à réinterpréter la raison pour laquelle le montage s’est interrompu durant l’été 1981. A cette période, l’absence de vue a expliqué l’arrêt du montage et a conduit à la réalisation de nouveaux tournages à la fin de cette année-là. Ceux-ci visaient à ce que la monteuse dispose de nouveaux plans afin de permettre la reprise du montage du son117. Le cas d’une séquence du film, dans laquelle les vues occupent une place centrale, peut être étudié. Celle-ci correspond à la première intervention de Müller dans Shoah. Lors de celle-ci, ce protagoniste s’exprime à propos de la première fois où il s’est rendu au crématoire d’Auschwitz 1. Fin 1981, plusieurs plans ont été

116 117

Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. Ibid.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence tournés à Auschwitz dans le but d’intégrer au film cet extrait de l’entretien. Ceux-ci ont été réalisés afin de s’adapter au contenu des propos de Müller. Pour autant, les plans qu’ils tournèrent alors, ne correspondaient pas exactement aux paroles qu’ils souhaitaient intégrer dans le film. Ainsi, par la suite, lors du montage, le choix des mots sélectionnés dans les entretiens a visé à ce que ceux-ci s’adaptent aux vues. Le processus ainsi décrit fonctionne dans les deux sens, des paroles aux images, puis des images aux paroles (Cf. schéma ciaprès). L’adaptation des paroles aux images s’explique à ce moment-là par le fait qu’il est plus aisé d’effectuer une coupe dans la piste son que dans la bande-image. En effet, à la différence d’une coupe réalisée entre deux plans, une coupe effectuée dans la piste son ne peut pas être vue et si le raccord est opéré correctement, elle n’est pas non plus entendue. Dans ce cas, elle n’est pas perçue par les spectateurs du film.

Fig. 95 Schéma des tournages durant le temps du montage.

Pour la séquence avec Müller, le montage du son a eu pour objectif de faire correspondre dans le film ce qui est entendu à ce qui est vu, ceci dans le but de produire des effets sensorimoteurs. Ainsi, pendant que ce protagoniste dit, « je regarde autour de moi », la caméra effectue un tour complet. Dans un autre plan de la même séquence, la caméra portée à l’épaule filme plusieurs baraquements et alors qu’une sorte de porte est visible à l’écran, Müller dit, « nous sommes passés par une porte »118 (ill. 1 ci-après). Il en va de même lorsque les « deux premiers fours »119 apparaissent à l’image (ill. 3). Dans le film, en parallèle d’une vue qui porte sur la cheminée du crématoire, Müller indique : « [il] m’est apparu soudain un bâtiment plat avec une cheminée » (ill. 2)

118 119

Claude Lanmzann, op. cit., 1997, p. 89. Ibid., p. 90.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 96 Captures d’écran issues de Shoah

Comme l’a fait remarquer Gary Weissman dans le film : « l’image correspond pas à pas à la narration de Filip Müller »120. Pour autant, le protagoniste n’a pas prononcé exactement cette phrase. Celui-ci a dit lors de l’entretien : « [il] m’est apparu soudain un bâtiment, un bâtiment plat »

Soit, en allemand : « Plötzlich schien vor mir eine Gebaeude, eine flache Gebaeude » (par nous souligné dans l’illustration 1 ci-après)

En fait, le terme « cheminée », « Schornstein », est issu d’un autre passage de l’entretien réalisé avec ce protagoniste (ill. 2)121.

Fig. 97 Scans de la transcription de l’entretien avec Filip Müller, Claude Lanzmann Shoah Collection

120

Gary Weissman, op. cit., 2004, p. 197. Celui-ci a avancé l’hypothèse que la mention, faite dans le film par Filip Müller de la présence d’une cheminée en 1942, devait être liée au fait qu’une telle cheminée existait à la fin des années 1970. En effet, comme ce chercheur l’indique, le bâtiment, tel que découvert par Filip Müller en 1942, n’avait pas de cheminée. En effet, celle-ci a été construite après 1945, pp.197-198. 121 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Filip Müller (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 9, reproduite ci-avant. On peut également faire l’hypothèse que le terme « mit » provient d’un autre passage de l’entretien.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence La synchronisation de l’image et du son résulte du montage. Les mots sont toujours ceux que le protagoniste a prononcés, mais leur agencement dans le film relève d’un processus. Un autre exemple, issu de la seconde intervention de Müller dans Shoah peut être pris. A travers celui-ci, c’est la manière dont la monteuse a opéré le passage, d’un plan tourné lors d’un entretien à une vue réalisée à Auschwitz, qui est étudié. Dans ce cas, c’est la mention d’un lieu précis par le protagoniste qui permet la transition d’un plan à l’autre. Dans le film, Müller dit : « Soudain un silence pétrifia le groupe assemblé dans la cour du crématoire. Et tous les regards convergèrent vers le toit plat du bâtiment. »122

Ces deux phrases sont issues de deux moments différents de l’entretien. La première se trouve à la vingtième page de la transcription de l’entretien et la seconde, à la vingt et unième. Leur rapprochement dans le film est donc dû au montage. Ces deux phrases sont soulignées dans l’illustration ci-après.

Fig. 98 Captures d’écran issues de Shoah et scans de la transcription de l’entretien avec Filip Müller, Claude Lanzmann Shoah Collection

Le raccord entre le visage de Müller (ill. 1 ci-avant) et le plan suivant (ill. 2) est lié à une adéquation entre le contenu des paroles que celui-ci prononce et une vue du toit du crématorium d’Auschwitz 1. Le choix opéré lors du montage s’explique par le fait que le protagoniste a exprimé lors de l’entretien l’idée que tous ont regardé en direction de ce toit. La mention manuscrite portée sur la transcription, « Regard sur le toit » constitue en ce sens 122

Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 105.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence une trace du processus mis en œuvre. A plusieurs reprises lors du montage, de tels raccords ont été opérés. Un extrait issu de la seconde intervention de Falborski, peut être mentionné à ce titre. Lors de cette séquence du film, celui-ci décrit la manière dont un camion à gaz s’est renversé dans la forêt de Rzuchow. Ses propos, prononcés en polonais, ont ainsi été traduits : « Quand ils [les camions à gaz] circulaient plus lentement, ils avaient le temps de tuer les gens à l’intérieur. Une fois, un camion a dérapé. C’était au virage. »123

Sur la transcription de l’entretien, une inscription manuscrite, « tournage en forêt » a été ajoutée dans la marge du passage du texte correspondant à cette séquence. Dans Shoah, celleci débute pourtant par un plan montrant le visage du protagoniste (ill. 1 ci-après). La transition entre ce premier plan et une vue tournée en forêt de Rzuchow, qui porte sur un virage (ill. 2), est effectuée lorsque la phrase suivante est prononcée : « C’était au virage »124

Pour autant, ces paroles sont issues d’un autre moment de l’entretien mené avec ce protagoniste (illustrations ci-après)125. Comme dans le cas de la séquence avec Müller, la construction, lors du montage, d’une adéquation entre bande-image et piste son, a permis une transition entre un plan portant sur le visage d’un protagoniste et une vue. Quand de tels raccords sont opérés dans le film, la bande-image est par la suite constituée d’un assemblage de plans tournés en extérieur (ill. 3), alors que la piste son se compose, elle, d’extraits provenant de moments distincts de l’entretien.

123

Ibid., p. 145. Les paroles sont prononcées sur le plan représentant Bronislaw Falborski. 125 Il est également à noter qu’une question et une réponse ont été coupées, « il a vu cela ? Je ne l’ai pas vu ». Cette coupe ne modifie pas le sens, dans la mesure où la reprise est, « je suis arrivé une demie heure après (…) », ibid., p. 145. 124

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 99 Captures d’écran issues de Shoah et scans de la transcription de l’entretien avec Bronislaw Falborski, Claude Lanzmann Shoah Collection

Dans ces trois exemples, le fait que le visage du protagoniste ne soit plus visible à l’écran après qu’un raccord ait été effectué, permet un montage du son tel qu’analysé précédemment. Il s’agit du mode opératoire appliqué au cours du montage de l’ensemble des séquences de Shoah par Postec et Lanzmann. Enfin, il est arrivé qu’exceptionnellement des paroles issues d’un autre moment de l’entretien soient montées sur un plan portant encore sur le visage d’un protagoniste. Cela est le cas pour l’entretien réalisé avec Zaïdl et Dugin en Israël en forêt de Ben-Shemen (Cf. chapitre 1). Ainsi, quand Francine Kaufmann traduit les propos suivants de Dugin : « Des Allemands nous imposaient de dire, concernant les corps, qu’il s’agissait de Figuren, C’est-à-dire de… marionnettes, de poupées (…). »

Le visage de Zaïdl est visible à l’écran et celui-ci ajoute : « Schmattes »

La traductrice reprend alors : « (…) ou de Schmattes, c’est-à-dire de chiffons. »126

En fait, le protagoniste n’a pas prononcé ce mot à ce moment-là de l’entretien. Ce terme a été inséré dans le temps d’un souffle. La monteuse explique à ce sujet : « (…) on voulait absolument mettre le mot Schmattes en yiddish chiffons. Il le disait ailleurs, mais je n’allais pas laisser toute une séquence pour un mot, alors j’ai pris le mot, j’ai regardé ses lèvres et je me suis dit, j’ai l’impression que je peux le mettre dans sa bouche. Donc, je l’ai

126

Les trois citations ci-avant sont issues de ibid., p. 33.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence mis et ça a marché. Dugin dit qu’ils étaient des Figuren, des marionnettes et lui [Zaïdl] rajoute, des Schmattes, mais c’était pas dit là… et ça se voit pas. »127

Une fois analysé d’un point de vue technique l’ensemble de ces opérations et leurs conséquences sur la forme de Shoah, il est possible de revenir sur le rôle de celles-ci quant au contenu verbal du film. Cette dimension va être abordée à travers une série d’études de cas portant sur le montage du son réalisé des entretiens menés avec les témoins polonais. L’insistance sur l’antisémitisme polonais Dans le cas des entretiens qui ont été menés en Pologne, trois types complémentaires de mentions ont été régulièrement coupés au montage. Le premier, correspond à des marques de solidarité128 ou d’amitié129 exprimées par des témoins polonais à des Juifs persécutés. A titre d’exemple, dans l’une des séquences du film correspondant à l’entretien mené avec Pan Filipowicz, le passage suivant a été intégré : « Même avant la guerre, quand on parlait avec les Juifs, ils prévoyaient leur fin... Monsieur ne sait pas comment ils le savaient, mais déjà avant la guerre, ils le pressentaient. »130

La suite a été coupée : « [Et est-ce que eux, ils ont trouvé ça triste, la disparition des Juifs ?] Oui, certainement, parce que c'est... tous les croyants estiment que chaque être vivant, c'est un homme comme... comme nous... chacun peut vivre ! »131

Dans la transcription de l’entretien, ce second passage a été barré. Le deuxième type de mentions coupées correspond à des propos traduisant une certaine forme de trauma ressenti par des témoins polonais à la suite de la mise à mort des

127

Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. Dans les notes ci-après, les propos soulignés correspondent à ceux montés dans Shoah et donc ceux non soulignés, à ceux qui n’ont pas été intégrés au film. « Un Juif de l'étranger est sorti du wagon, il est allé acheter quelque chose au bar, mais le train s'est remis en marche, alors il a commencé à courir derrière... [Pour rattraper son wagon] Oui. pour attraper son train et ensuite les cheminots polonais lui ont dit que c'était pour être exterminé qu'il courait... alors il s'est enfui. », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Henrik Gawkowski (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 8 et Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 61. 129 « (...) il était beau comme tout, et plein de culture. [Pourquoi il se souvient de Borenstein?] parce... oui, il avait des contacts très très amicaux avec lui. », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Pan Filipowicz (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 16 et Claude Lanzmann, op. cit., 1997,p. 41. 130 Ibid., p. 43. 131 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Pan Filipowicz (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 2. 128

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence Juifs. Plusieurs coupes portent sur l’expression d’un choc132, d’un étonnement133 et d’une peur que les non-Juifs soient également mis à mort. Cette crainte qu’ils disent avoir ressentie a été formulée à plusieurs reprises lors des entretiens. Ainsi, par exemple, à Treblinka, un cheminot a rapporté comment une femme juive avait été tuée à l’endroit même où il était en train de s’exprimer à la fin des années 1970. Ce passage a été monté dans le film. Après avoir dit cela, il a immédiatement ajouté ce qui a été traduit ainsi : « Monsieur dit que... que ça l'énerve trop, quand il se souvient tout ça, vraiment il peut pas en parler longtemps... Monsieur dit que... ça... est arrivé aux Juifs et les suivants c'étaient les Polonais. »134

Ce second passage de l’entretien n’a pas été inséré dans le film. De même, dans Shoah, Gawkowski, le chauffeur de trains spéciaux, dit ce qui est traduit par : « (...) il savait que les êtres qui se trouvaient derrière lui, c'étaient des humains comme lui. »

Les paroles qu’il a prononcées immédiatement après n’ont pas été montées dans le film : « et ensuite ils étaient aussi conscients qu'une fois les Juifs liquidés, le tour des Polonais viendra. »135

Une mention de la souffrance ressentie par l’un des témoins polonais lors de la mort de son frère et de sa sœur, n’a également pas été montée dans le film136. De la même manière, l'idée

132

Le passage dans le film est le suivant, « En voyant ce rythme auquel ils ont travaillé - c'était d'une brutalité extrême - en voyant (...). », Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 101. Le passage souligné est issu d'un extrait plus long qui comporte entre autres une mention du choc pour les polonais qui n'est pas retenu. « Il a vu comment on déchargeait des briques d'une plate-forme. Alors tous les juifs qui travaillaient au déchargement des briques prenaient quelques briques et ils devaient les déposer dans un lieu déterminé et les allemands qui étaient debout le long de ce parcours, criaient et leur donnaient des coups de fouet et c'était d'une extrêmi... d'une brutalité extrême, ce qui a provoqué un choc énorme chez les gens d'ici qui ont vu ça [Ils ont été très choqués?] oui. », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Jan Piwonski (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 6. 133 « (...) ici, il y avait toutes sortes de gens, de tous les côtés du monde, qui sont venus ici, qui ont été dirigés ici [justement, alors est-ce que Madame ne trouve pas que c'est un... paradoxe un peu... un peu effrayant, à savoir qu'on a expulsé les Juifs de Auschwitz et que finalement Auschwitz est devenu la plus grande ville juive du monde, si on peut dire.] il m'est difficile de dire ça parce que nous étions tellement surpris par tout ce qui est arrivé ici, on a assisté à un mélange de gens, il y avait toutes sortes de gens qui... qui venaient ici, qui étaient mêlés comme nationalités. [qui sont venus du monde entier.] oui. Tous les Juifs sont venus ici. », Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Madame Pietyria (entretien avec) », op. cit., transcription, pp. 6-7 , Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 42. 134 Cheminots de Treblinka dans Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Henrik Gawkowski (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 36, Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 52. 135 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Henrik Gawkowski (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 14, Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 55. 136 « (...) ils étaient parfois tout nus dans les wagons, jusqu'à cent soixante-dix personnes. et ils mourraient [et qu'est-ce qu'ils pensaient... attends, attends... qu'est-ce qu'ils pensaient de tout ça, eux? ] oui... ils ont vécu pas mal de choses, oui... Il me demande si je... si je m'imagine mes réactions, si on avait tué mon frère et ma soeur -

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence qu’ils pouvaient être tués s’ils apportaient de l’aide aux Juifs n’a pas non plus été intégrée. Ainsi, quand dans Shoah, Borowi indique : « (...) quand le gardien ne le regardait pas, quand il se promenait, il faisait ce geste-là... »,

la suite de l’entretien n’est, elle, pas dans le film : « [Il poussait tout de même pas le courage jusqu'à faire ça devant le gardien ?] non, non, non, non… on était en guerre... les Polonais qui donnaient de l'eau ont été aussi fusillés ici. »137

Ainsi, les propos que les témoins polonais ont tenus à Lanzmann, durant lesquels ils ont expliqué qu’ils étaient à l’époque eux-mêmes persécutés et qu’ils avaient peur d’être tués, ont été coupés à plusieurs reprises. Ce choix conduit, de fait, à insister sur la radicale unicité du sort réservé aux Juifs. Ce type de coupes ne se limite pas aux seules séquences avec des témoins polonais. A titre d’exemple, un extrait issu de l’entretien mené à Corfou avec Armando Aaron, peut être cité. Décrivant les conditions de la déportation vers AuschwitzBirkenau, celui-ci a indiqué lors de l’entretien : « 80 dans un petit wagon où pouvaient rester seulement vingt bêtes. Tout le monde debout ou assis. Tout le monde souffrait. Beaucoup sont morts. »138

Les termes en italique dans cette citation ont été supprimés au montage. Ce protagoniste parle de Juifs grecs en utilisant l’expression : « Tout le monde souffrait ». Ici, c’est le fait qu’il ne désigne pas les personnes ayant été déportées avec lui comme étant des Juifs, qui n’a pas été intégré dans Shoah. Troisièmement, les questions posées aux protagonistes polonais par Lanzmann ont été coupées à plusieurs reprises au montage. Cela produit l’impression que le protagoniste aborde de lui-même un thème alors que cela vient en fait d’une réponse donnée à une question du réalisateur. Cela s’est également produit pour des séquences réalisées avec des Juifs persécutés. Postec a expliqué ce choix ainsi :

ce qu'il a vécu, lui. [On a tué son frère et sa sœur ?] oui et on ne pouvait pas trouver une solution, on ne pouvait pas être sauvé dans cette situation... », Cheminots de Treblinka dans Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Henrik Gawkowski (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 35, Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 50. 137 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Czeslaw Borowi (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 12, Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 62. 138 Armando Aaron dans Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Corfou (entretiens avec des habitants de) », op. cit., Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 190.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence « Au départ, [en 1979] j’étais un peu effarée par la façon dont il posait les questions. Mais après, très vite, j’ai compris (…). Parfois, il faisait souffrir les Juifs et quelques fois, j’ai enlevé les phrases qui étaient un peu fortes pour qu’on ne soit pas ahuris. Ça c’est le propre du montage, de donner le rythme et puis aussi d’arranger les choses. »139

Ces coupes opérées lors du montage, ne signifient pas pour autant que les trois types de mentions identifiés sont absents de Shoah, mais que leur présence a ainsi été limitée. Ce qui vient d’être décrit correspond à l’exclusion d’extraits d’entretiens à des séquences qui ont été intégrées dans le film. D’autres mentions de ces thèmes (solidarité et peur) n’ont pas été montées dans Shoah. Dans ce cas, il n’y a pas eu de coupe à proprement parler, puisque ces propos sont issus de passages d’entretiens qui n’ont pas été intégrés au film. Par exemple, l’idée que des témoins polonais pensaient qu’ils risquaient d’être, à leur tour, tués par les nazis a également été exprimée par un autre protagoniste polonais. Celui-ci a indiqué lors de l’entretien : « La seule explication peut être celle-ci, c’est que les Allemands voulaient exterminer tous les gens des autres races, les Juifs et puis après les Polonais aussi. »140

Dans ce cas, ce passage n’a pas été coupé, puisqu’aucun extrait de l’entretien proche de celuici n’a été monté dans le film. Cependant, le fait que ces propos aient été barrés dans la transcription, rend compte d’une volonté de ne pas les intégrer au montage. De la même manière, la mention de ce thème par Filipowicz a également été barrée dans la transcription de l’entretien qu’il a accordé à Lanzmann : « (…) quand les gens sortaient de l'église... souvent les... les Allemands attendaient pour faire des rafles et mêmes ils prenaient les catholiques, pour les mettre avec les Juifs. »141

Le cas de l’entretien avec Czeslaw Borowi Le cas du début de la première séquence avec Borowi dans Shoah constitue un exemple particulièrement élaboré de montage. Le dispositif mis en place lors de l’entretien a été tel que Lanzmann et Janicka étaient placés à la droite du protagoniste. Avec le chefopérateur et l’ingénieur du son, ils se trouvaient dans un champ proche de la gare de Treblinka, des wagons à l’arrêt étant situés derrière eux. Les paroles prononcées par Janicka 139

Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. Anonyme dans Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Pan Filipowciz (entretien avec) », op. cit., transcription reproduite ci-après. 141 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Pan Filipowciz (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 4. 140

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence qui traduisait en français les propos du protagoniste et Lanzmann qui posait les questions, ont été les suivantes : « Il est né ici, en 23 et il y habite jusqu'à présent [et il habitait exactement à cet endroit ?] oui, oui, exactement ici. [donc il était aux premières loges pour voir tout ça, là-bas, non ?] Naturellement [alors il a tout vu?] Tout. On ne pouvait pas s'approcher, mais il regardait à distance. Ils ont aussi une partie de leur terre de l'autre côté de la gare, alors pour aller travailler, il était obligé de traverser la voie, alors il pouvait tout voir. »142

Dans le film, deux plans ont été montés avant que le dispositif filmique n’apparaisse à l’image (ill. 3 ci-après). Il s’agit d’abord d’un plan représentant Borowi conduisant une charrette de foin (ill. 1) et ensuite d’un plan rapproché sur un train (ill. 2).

Fig. 100 Captures d’écran issues de Shoah

Les paroles dites en français dans Shoah sont les suivantes : « Il est né ici, en 23, et il y habite jusqu’à présent. [Il habitait exactement à cet endroit ?] oui, exactement ici. [alors, donc, il était aux premières loges pour voir tout, là-bas ?] Naturellement. On pouvait s’approcher, regarder à distance. Ils ont aussi une partie de leur terre de l’autre côté de la gare, alors pour aller travailler, il était obligé de traverser la voie, alors il pouvait tout voir. » 143

Quand les images ne montrent pas le dispositif de l’entretien (plans 1 et 2), la bande-son a fait l’objet d’un montage. C’est l’insertion de vues qui a permis celui-ci. Ainsi, l’une des questions posée par Lanzmann, « alors il a tout vu ? » a été coupée ainsi que le premier mot de la réponse, « tout ». Plus signifiant dans ce cas, la phrase, « on ne pouvait pas s'approcher, mais il regardait à distance » devient dans le film, « on pouvait s’approcher, regarder à distance. » En fait, dans Shoah, ces dernières paroles sont à peine audibles et un sous-titre

142 143

Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Czeslaw Borowi (entretien avec) », op. cit., transcription, p. 1. Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 46.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence apparaît, « on pouvait s’approcher, on pouvait regarder à distance »144. Dans ce cas, trois mots ont été coupés, « ne » et « mais il » avec pour conséquence de transformer sensiblement le sens de la phrase. Ainsi, lors de l’entretien, Borowi a indiqué à Lanzmann qu’il ne pouvait pas s’approcher145, alors que dans le film, il est indiqué qu’il pouvait s’approcher.

Fig. 101 Capture d’écran issue de Shoah

Après ce passage, une coupe a été opérée aussi bien au niveau du son que de celui de l’image. Une partie de l’entretien a été omis. Dans cette séquence, un second plan portant sur un train a été inséré (ill. 1 ci-après). Comme dans le cas précédent, la piste son a fait l’objet d’un montage. Le plan suivant montre le visage de Borowi (ill. 2). Le son correspond alors aux paroles que le protagoniste a prononcées à ce moment-là de l’entretien.

Fig. 101 Captures d’écran issues de Shoah

Dans le film, la première question que le réalisateur pose à Borowi par l’intermédiaire de Janicka, durant le plan portant sur le train (ill. 1 ci-avant), est la suivante : « Est-ce qu’il se souvient du premier convoi de Juifs en provenance de Varsovie le 22 juillet 1942 ? »

Janicka traduit ainsi la réponse :

144

C’est cette troisième et dernière version des paroles du protagoniste qui est reproduite dans l’ouvrage reprenant les paroles de Shoah. 145 Ces propos ont été traduits par Barbara Janicka sans en modifier le sens.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence « Oui, il se rappelle très bien le premier convoi, et quand on a fait venir tous les Juifs ici, les gens ont commencé à se demander : qu’est-ce qu’on va en faire ? Ils comprenaient bien que c’était pour les tuer, mais on ne savait pas encore comment. »146

La question posée au témoin polonais n’a cependant pas été celle-ci lors de l’entretien. Les quatre passages soulignés dans la transcription reproduite ci-après, correspondent à ceux qui ont été retenus pour le film. « [CL : Barbara je voudrais que tu demandes à Monsieur Borowi s’il se souvient de l’arrivée du premier convoi de Juifs en provenance de Varsovie le 22 juillet 1942 ?] Non, il ne se souvient pas. [CL : Il ne souvient pas, pourquoi ?] Alors, la date exacte bien sûr, il ne se la rappelle pas, il ne savait pas que jamais il aurait l’occasion d’en parler à qui que ce soit… [Oui… Non, non…, mais peu importe la date, est-ce qu’il se souvient du premier convoi ? ] Oui. Alors voilà, il se rappelle très bien le premier convoi, et quand on a fait venir tous ces Juifs ici (…) »147

Pour Shoah, deux questions différentes de celles qui ont été posées par Lanzmann lors de l’entretien ont été montées afin d’en composer une troisième. De plus, l’ordre des propos tenus par le protagoniste lors de l’entretien n’a pas été respecté148. Cela a eu pour conséquence de transformer le sens de l’échange. En effet, si dans Shoah la réponse du protagoniste est, « Oui. Il se rappelle très bien (…) », lors de l’entretien la traduction de sa réponse à la première question du réalisateur a été, « Non, il ne se souvient pas. ». Il indiquait ainsi ne pas se souvenir pas de la date. Ce dont il s’est souvenu en revanche, c’est du premier convoi. Après l’étude de la question, la réponse qu’a donnée Borowi et la traduction qu’en a proposée Janicka peuvent être appréhendées. Pour Shoah, aucun mot de cet échange n’a été coupé et pourtant, celui-ci a fait l’objet d’un montage. Lors de l’entretien, après que Lanzmann ait posé une seconde question et que Janicka l’ait traduite, Borowi a répondu en polonais et l’interprète a traduit ses propos (noté 1 et 2 sur le schéma ci-après). Les deux dernières interactions de l’entretien ont été insérées comme suit dans le film : « Czeslaw Borowi : No, pamiętam, no i właśnie ludzie się zastanawiali i tego, mówili: co to będzie, jak przyjdzie tego... Barbara Janicka : Oui. Il se rappelle très bien le premier convoi… 146

Les deux citations ci-avant sont issues de Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 46 Claude Lanzmann (propos recueillis par), « Czeslaw Borowi (entretien avec) », op. cit. 148 Le début de la question telle qu’elle est prononcée dans Shoah, « est-ce qu’il se souvient du premier convoi » est issue d’un passage de l’entretien qui est postérieur à celui dont est extrait la fin de la question, « (…) de Juifs en provenance de Varsovie le 22 juillet 1942 ? ». 147

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence przywieźli tych Żydków et quand on a fait venir tous les Juifs ici, no domyślali się, że będą na stracenie, ale w jaki sposób – nie wiedzieli… les gens ont commencé à se demander : qu’est-ce qu’on va en faire ? No tylko później, jak zaczęto to robić. Ils comprenaient bien que c’était pour les tuer, mais on ne savait pas encore comment. »149

Fig. 102 Schéma du montage du son (5).

Lors du montage, la bande-son correspondant aux paroles prononcées par Borowi a été découpée en quatre segments et la traduction intercalée. Dans Shoah, au lieu d’un extrait en polonais, puis d’un extrait en français, le spectateur entend alternativement quatre extraits en polonais et quatre en français Aucune des paroles prononcées par le protagoniste et par la traductrice ne semble avoir été coupée. Le sens des propos échangés n’a pas été modifié. Le montage du son a résulté d’une volonté de raccourcir la durée de chacune des prises de paroles en polonais. Postec a expliqué cette manière d’opérer à propos de l’insertion des paroles d’un autre témoin polonais, Jan Piwonski, au début du film. Elle a indiqué : « (…) j’ai éparpillé le texte aussi sur eux [les protagonistes]. Pour donner un certain rythme, donc j’ai coupé le texte, il parle en polonais et puis il y a une traductrice qui… donc j’ai coupé dans le [les paroles en] polonais et j’ai fait vérifier après par quelqu’un qui parle polonais. J’ai avancé entre, tout en sentant quand je pouvais. Je ne comprends pas le polonais, mais je pouvais, apparemment… c’était bien et je mettais le français. »150

Par ailleurs, elle a expliqué avoir régulièrement ralenti le rythme des paroles des protagonistes en ajoutant des silences lors du montage du son. A ce sujet, elle a indiqué : « (…) pour tout le film, pratiquement pour tous les [protagonistes] Juifs, j’ai espacé toutes les paroles. J’ai mis des silences entre les mots, entre les phrases pour créer ce rythme. Ils ne parlaient pas comme ça, mais vous ne pouvez pas le voir, je crois. C’est le rythme du film. »151

Au terme de cette étude du montage du son, le constat selon lequel chacune des interventions intégrées au film est le résultat de choix opérés lors de cette phase de la mise en 149

Propos en polonais retranscrits par Anna Gronowska, mars 2011. Rémy Besson, Christian Delage (propos recueillis par), « Ziva Postec (entretien avec) », op. cit., 2010. 151 Idem. 150

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence intrigue, peut être fait. Les paroles prononcées par les protagonistes et le rythme donné à celles-ci, résultent aussi bien d’opérations techniques réalisées à la table de montage, que de décisions prises lors de la consultation des transcriptions. Ces deux dimensions complémentaires ont participé à donner sa forme finale à Shoah. En 2011, il s’agit d’un aspect absent du récit médiatisé du film. A titre d’exemple, Sue Vice qui a par ailleurs porté une grande attention au montage du film indique qu’aucun montage des paroles des protagonistes n’a été effectué152. L’idée qui s’est imposée est que dans Shoah, la temporalité de chacune des prises de paroles correspond strictement à celle des entretiens. Le modèle interprétatif auquel la plupart des critiques et des chercheurs se réfèrent au sujet de Shoah est celui du témoignage et de l’histoire orale. Dans ce cadre, l’intérêt du film repose, entre autres, sur une intervention minimale de la part de l’équipe du film lors du montage. Pour ce qui est du montage du son, Lanzmann a émis en 2007 un point de vue similaire à celui-ci : « (…) [Pour Shoah] je me suis aussi absolument refusé à monter un son qui n’avait pas été enregistré au même moment que l’image, dès lors qu’il pouvait y avoir un doute sur le rapport image/son. (…) C’est une mésaventure qui m’est souvent arrivée : participer à un débat filmé, et découvrir qu’après le montage tout est changé. Le début se retrouve à la fin, tout est haché… une rencontre entre des personnes se transforme en une série d’apparitions. Le temps est mort ! La réalité est morte ! Là est le crime éthique. »153

Ces propos tenus plus de vingt ans après la sortie du film, entrent en contradiction avec la manière dont le montage du son de Shoah a été effectué. Ce que le réalisateur désigne comme correspondant à un crime éthique au sujet d’une émission télévisée, correspond à l’une des modalités du montage de Shoah. Au-delà du seul film de Lanzmann, de nombreuses réalisations intégrant les paroles d’acteurs de l’histoire ont été montés suivant ce même mode opératoire. Il s’agit de choix sur lesquels Marcel Ophuls, entre autres, s’est exprimé. A propos de ses propres réalisations, il a indiqué : « On ne peut pas faire des films sans choisir. A partir du moment où vous structurez un récit, vous faites des choix. Vous coupez quelques fois les gens en pleine phrase, vous passez de la page 3 dans la transcription de l’interview à la page 17 avant de revenir à la page 6. »154

152

Sue Vice, op. cit., p. 18. En note, celle-ci fait référence uniquement à l’entretien mené avec Claude Lanzmann en 2007, dont un extrait est reproduit ci-après. 153 Claude Lanzmann dans Jean-Michel Frodon (propos recueillis par), loc. cit., 2007, p. 113. 154 Marcel Ophuls, loc. cit., p. 54.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence En cela, il ne s’agit pas d’un crime éthique, mais de la manière dont des films tels que Shoah ou Le chagrin et la pitié ont été réalisés. Conjugué avec le faible nombre de déclarations faites par Lanzmann à ce sujet, cet aspect de la mise en intrigue conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle l’importance de cette phase du projet a été minorée après 1985. Cela conduit à se demander comment les choix opérés par l’équipe du film entre 1973 et 1985 ont été perçus après sa sortie en salle. De l’intrigue à la mise en récit dans l’espace public médiatisé La période qui débute lors de la première diffusion du film (21 avril 1985) correspond au passage de la mise en intrigue à celle de la mise en récit dans l’espace public médiatisé. L’étude de la diffusion de Shoah fait l’objet de la seconde partie de cette thèse. Elle correspond au temps durant lequel différents acteurs se sont approprié Shoah (chercheurs, critiques, journalistes, etc.). Avant d’appréhender les différentes modalités selon lesquelles cette seconde phase du processus s’est déroulée entre 1985 et 2011, un point portant sur la fixation de la mise en intrigue est proposé. Cinq dimensions complémentaires ont été mises en évidence dans la première partie de cette thèse. L’articulation des dispositifs filmiques avec d’un côté, les premiers écrits des protagonistes et de l’autre, les documents contemporains du génocide des Juifs, a été analysée. Le constat que l’équipe du film visait moins à ce qu’ils formulent de nouvelles informations portant sur les faits passés, qu’à une nouvelle manière de transmettre celles-ci a été fait. L’importance de la mise en scène, soit, la création de dispositifs filmiques élaborés pour les tournages des entretiens, a été soulignée. Lors de cette phase du projet l’équipe a pris des décisions concernant le choix des protagonistes, le rôle du réalisateur, des assistantes et des traductrices. Des thématiques : les ghettos, les camps d’extermination et l’information des Alliés, ont été retenues. Des questions à la fois réflexives et descriptives ont été posées afin d’aborder celles-ci. Par la suite, le film a été réinscrit dans le contexte historiographique contemporain de sa réalisation. Cela a conduit à identifier que les choix opérés par Lanzmann étaient liés aux travaux d’Hilberg et à ceux de Bauer. Cela a permis de mieux comprendre en quoi le film s’inscrit plus dans une histoire de la Shoah que dans une histoire de la Solution finale. Ainsi, – 283 –


Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence le refus de l’engendrement et le choix du sujet du film ont été historicisés. Suivant en cela le principe énoncé par Pierre Sorlin, il a été démontré que : « Le film historique, prenant comme base des événements passés, illustre des problèmes politiques contemporains ; il opère, de bout en bout, une translation vers le présent. »155

A ce niveau, l’enjeu principal de Shoah tel que présenté par le réalisateur en 1979 dans un article publié dans Les Temps Modernes, reposait d’un côté sur le refus de toute fiction spectaculaire et de l’autre, sur la volonté d’établir l’unicité du génocide des Juifs dans l’espace public médiatisé français. Une architecture conçue autour de onze parties thématiques a été identifiée. La manière dont celle-ci a été élaborée entre 1979 et 1985 a été analysée. C’est durant les quatre premières années de cette seconde phase de la mise en intrigue que le sujet définitif du film a été choisi. Il s’agit de la mise à mort des Juifs par le gaz dans les camps d’extermination entre 1941 et 1945. Dès lors, les entretiens ne portant pas sur ce sujet, qui avaient été tournés entre 1975 et 1979, n’ont pas été retenus lors de la phase du montage. Cela a eu pour conséquence d’exclure la plupart des entretiens de nature plus réflexive et d’intégrer ceux qui portent principalement sur la description du processus de la mise à mort des Juifs. La fonction des vues a été soulignée. Dans le film, l’intégration de celles-ci est liée à une volonté de la part de l’équipe du film d’insister sur le caractère présent du passé. Elles donnent également son rythme au film. Ainsi, de manière plus pragmatique, celles-ci ont permis le montage du son. L’étude de celui-ci a permis d’établir que chacun des mots prononcés dans le film résulte de choix opérés par l’équipe. En conséquence, le modèle qui permet d’appréhender le film est moins celui du recueil de témoignages que celui de la création d’une forme filmique construite à chaque étape de sa réalisation. Le fait que l’intrigue du film soit principalement assurée par des acteurs de l’histoire n’équivaut donc aucunement à un effacement du réalisateur comme narrateur. Le choix d’un tel modèle a mené à inscrire le processus de réalisation dans la continuité d’autres films auxquels Lanzmann a pris part, et en particulier de Pourquoi Israël. Cela a conduit à souligner la proximité sur certains aspects avec des films diffusés à la même 155

Pierre Sorlin, « Clio à l’écran, ou l’historien dans le noir », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, vol XXI, avril-juin 1974, p. 267.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence période. A partir d’un corpus de films contemporains réalisés en Allemagne, ayant pour protagonistes des témoins, des juifs persécutés et des Allemands persécuteurs, Julie Maeck a remis en perspective l’impression d’une radicale nouveauté produite par la forme de Shoah156.

Fig. 103 Captures d’écran issues de Kitty return to Auschwitz.

Deux autres cas peuvent être cités. Le premier est Kitty return to Auschwitz de Peter Morley (1978-1979)157. Celui-ci a pour objet, comme son titre l’indique, le retour158 à AuschwitzBirkenau d’une déportée prénommée Kitty Hart (ill. ci-avant)159. Celle-ci décrit, son arrivée dans ce camp une trentaine d’années auparavant, la vie des Juifs du travail dont notamment ceux du Kommando dit du Canada, le fonctionnement des crématoriums et enfin l’état des fosses communes. Comme dans le cas de Srebnik dans Shoah, le réalisateur cherche à faire revivre à cette protagoniste le passé, en la confrontant aux lieux et en l’invitant à refaire des gestes. Certains des thèmes abordés dans Kitty return to Auschwitz, tels que : la promiscuité, la violence, la résistance juive, la vie des Sonderkommandos sont également proches de ceux abordés dans Shoah.

156

Ce point est plus développé dans le chapitre 8 de cette thèse. Jeffrey Shandler, While America Watches, Televising the Holocaust, Oxford University Press, New York, 1999, pp. 193-194 et Aarnon Kerner, op. cit., pp. 213-216 qui fait le lien avec Shoah, ainsi que les propos du réalisateur: Peter Morley, « Kity - Return To Auschwitz », dans Toby Haggith, Joanna Newman (éd.), op. cit., pp. 154-160. 158 Ce terme renvoie à l’expression de documentaire du retour formulée par Annette Insdorf. 159 Celle-ci avait précédemment écrit son témoignage dans un ouvrage Kitty Hart, I am alive, Abelard-Schuman, Londres, 1961, 160 p. 157

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence

Fig. 104 Captures d’écran issues de Mut der verzweiflung

Le second film, Mut der verzweiflung de Peter Neusner a été réalisé pour la télévision autrichienne160. Dans celui-ci, plusieurs protagonistes de Shoah interviennent. Ainsi, dans la première partie qui porte principalement sur des tentatives d’insurrection à Treblinka et à Sobibor, le personnage principal est Glazar (ill. 1 ci-avant). Jan Piwonski, l’aiguilleur de Sobibor et le procureur du procès de Treblinka, Alfred Spiess interviennent aussi (ill. 2-3). Le réalisateur a également choisi de filmer certains plans sur les lieux, notamment dans les villages situés aux abords de Treblinka. Des témoins polonais s’expriment et une séquence a été tournée lors d’un marché (ill. 4-6). Enfin, plusieurs entretiens sont filmés en Israël dans la Maison des combattants des ghettos devant une maquette du camp de Treblinka. Si l’identification de tels points communs conduit à remettre en cause l’impression d’une radicale nouveauté de Shoah, ils conduisent à mettre en évidence un certain nombre de caractéristiques spécifiques. En effet, l’intrigue de Kitty return to Auschwitz a moins pour objet la mise à mort des Juifs que les modalités de la survie. De surcroît, le récit du film porte sur une seule protagoniste et le réalisateur intervient peu en tant qu’interviewer. Et si Mut der verzweiflung est avant tout une enquête tournée au présent, il intègre des images d’archives et

160

Ce film est consultable au centre audiovisuel de Yad Vashem. Je remercie Peter Neusner d’avoir par la suite accepté de répondre à mes questions, ainsi que Wolf Harranth (Dokufunk), Elisabeth Klamper (Dokumentationsarchiv des Oesterreichischen Widerstands) et le personnel de Österreichischer Rundfunk pour leur aide.

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Chapitre 4 : Le montage : la construction de la cohérence réinscrit la mise à mort des Juifs dans la continuité des persécutions perpétrées à l’encontre des Juifs entre 1933 et 1941 (ill. ci-après). Enfin, dans les deux cas, aucun Allemand persécuteurs n’intervient.

Fig. 105 Captures d’écran issues Mut der verzweiflung (2).

Dès lors, ce qui fait la singularité de Shoah, c’est moins sa nouveauté que la radicalité des choix opérés aussi bien lors des tournages que du montage. C’est la conjonction de la durée du processus de tournage et de montage, de la relative absence d’image d’archives, de l’absence de voix off et de musique, du rôle du réalisateur, de la coprésence de différents types de protagonistes et du choix de faire porter l’intrigue sur la mise à mort elle-même, qui constitue l’originalité de Shoah en 1985. Un autre aspect distingue Shoah de ces deux films, c’est leur diffusion dans l’espace public. En effet, en France, ces deux réalisations ne sont pas sorties en salle, n’ont pas été diffusées à la télévision et aucune recherche conséquente ne leur a été consacrée. Ces formes visuelles n’ont donc pas conduit à un questionnement sur la singularité du génocide des Juifs, ni sur les modalités de sa représentation et leurs réalisateurs ne se sont pas exprimés publiquement à ces sujets en France. Ces différences conduisent à s’interroger sur la manière dont Shoah a été diffusé.

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Partie 2

La Mise en récit dans l’espace public médiatisé

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception

Le premier temps de la réception Si dès 1987, la question de savoir s’il est possible ou pas d’écrire sur Shoah a été posée entre autres par Michel Surya1, la plupart des critiques mentionnent l’existence d’une surabondance de textes portant sur ce film. Ce fait constitue un élément pouvant être étudié en soi. Par exemple, en septembre 1985, seulement cinq mois après la sortie du film en salle, Sami Naïr a fait remarquer dans un article publié dans les Temps Modernes : « Voici donc un film et un livre, et déjà tout a été dit sur leur exceptionnelle valeur. (…) Ce joyau de l’art cinématographique, les critiques l’ont décortiqué, analysé, profilé dans tous les horizons (…). »2

L’auteur, ajoute cependant immédiatement après un « mais » qui le conduit à exposer son propre point de vue. Des mentions similaires, souvent placées en introduction des écrits portant sur le film, se sont multipliées à travers le temps. Ainsi en 2007, Claudine Drame introduit l’analyse qu’elle consacre au film de Lanzmann en précisant : « Il existe sur Shoah une abondante littérature faite d’articles de journaux et de revues, d’essais, de livres. Rarement un film, fût-il un film événement, a suscité autant d’échos (…). »3

De manière plus hagiographique, Michel Onfray débute son essai portant sur le film, en indiquant : « Ecrire sur Shoah, le film de Claude Lanzmann, en parler, se proposer d’y réfléchir relève-t-il aujourd’hui de la gageure, de l’audace ou de l’inconscience – sinon les trois ? Car que dire d’un pareil météore cinématographique installé dans le ciel de l’intelligence depuis 1985 qui n’ait déjà été pensé, écrit, publié ? Que peut-on se proposer d’ajouter sans craindre redondance, surcharge et répétition ? »4

De manière similaire au constat formulé par Sami Naïr en 1985, ces questions posées en 2002 par le philosophe, lui permettent d’introduire son propos. Il est, pour lui, possible d’ajouter 1

« (…) il n'y a rien à dire du film de Claude Lanzmann, Shoah. Rien à dire qui ne risque de retrancher à sa perfection. », Michel Surya, « Shoah, voyage au bout de la réalité », Lignes, n°1, novembre 1987, p. 142. 2 Sami Naïr, « Shoah, une leçon d’humanité », Temps Modernes, n°470, septembre 1985, p. 427. 3 Claudine Drame, Des Films pour le dire. Reflets de la Shoah au cinéma de 1945-1985, Metropolis, Genève, 2007, p. 302. 4 Michel Onfray, « Après que les cheminées ont cessé de rougir », L’Archipel des comètes, Grasset, Paris, 2002, p. 476.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception quelque chose, mais uniquement au prix d’un déplacement de perspective et dans ce cas, en adoptant un angle strictement philosophique. Il arrive également qu’une référence à l’abondance d’écrits soit faite dans le cours d’une analyse5. La plupart du temps, le fait d’indiquer qu’une importante bibliographie porte sur le film devient un argument pour signifier la difficulté à rendre compte de l’ensemble de ces écrits. Cela a pour conséquence, ainsi que Giacomo Lichtner l’indique : « Bien que la réception enthousiaste de Shoah [en 1985] constitue une fenêtre intéressante afin de s’interroger sur les valeurs culturelles françaises et le fait que les Français soient prêts à s’interroger sur leur passé » ladite réception « a été superficiellement étudiée par les chercheurs. »6

Plutôt que de chercher à rendre compte des textes écrits sur Shoah dans leur ensemble, ces publications vont être réinscrites dans le temps et par rapport aux lieux depuis lesquels les auteurs s’expriment. Les diverses appropriations du film, aussi bien par les chercheurs en sciences sociales (chapitre 6-7-8) que par les critiques cinéphiles (chapitre 7) et dans le domaine de l’enseignement (chapitre 8) vont être prises en compte. Dans ce premier chapitre de la seconde partie de cette thèse, l’analyse de la réception du film au moment de sa sortie en salle, le 30 avril pour la première partie et le 6 mai 1985 pour la seconde va être étudiée. Dans le cadre de ce chapitre, ce sont principalement les écrits publiés dans la presse généraliste et spécialisée ainsi que les journaux télévisés qui sont étudiés. L’objectif poursuivi consiste à identifier les termes et les thèmes autour desquels le récit de Shoah a été formulé dans l’espace public médiatisé français, entre 1985 et 1987. Ces deux années ont été choisies car elles correspondent d’une part à la diffusion du film au cinéma et d’autre part à sa programmation à la télévision. L’hypothèse formulée est que les éléments à la base du récit se sont fixés à cette période. Partant du constat que « le fétichisme attaché à l’objet film conduit

5

Par exemple, la chercheure américaine, Janet Walker, note que : « (…) le déluge d’écrits sur Shoah témoigne de la particularité du film et de sa supposée unicité. », in Trauma Cinema, Documenting incest and the holocaust, University of California Press, Berkeley, 2005, p. 130. De manière plus critique, l’historien du cinéma, Vincente Sanchez-Biosca écrit : « Voilà un film qui a récolté une vaste bibliographie, dirigée ou parrainée dans une large mesure par la lecture que l’auteur lui-même en a faite (…). » dans Jean-Pierre BertinMaghit et Béatrice Fleury-Vilatte, Les institutions de l’image, Editions de l’EHESS, Paris, 2001, p. 169. 6 Giacomo Lichtner, op. cit., pp. 159-160. Le chercheur propose ensuite l’une des seules études de la réception du film dans la presse française en 1985 et en 1987.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception à oublier la circulation des bobines »7, la manière dont il a été diffusé va être étudiée avant d’aborder le contenu des textes consacrés à Shoah en avril-mai 1985.

La première réception de Shoah (avril-mai 1985)

La sortie en salle : la faiblesse de la réception En règle générale, l’étude de la diffusion d’un film résulte d’une tension entre information et communication8, soit entre médiation et médiatisation9. L’information correspond au travail de médiation, indépendant de la production du film, effectué par les journalistes, les éditorialistes et les critiques10. Le terme de communication regroupe les actions de médiatisation menées par l’équipe assurant la promotion du film dans l’espace public11. Il s’agit à ce titre principalement d’un travail effectué par une équipe d’intervenants plus ou moins nombreux assurant le marketing, les relations presse et de publicistes financés par le distributeur du film. L’objectif fixé par la production à ce second groupe d’acteurs, est de constituer la sortie du film en événement. Pour cela, ils disposent tout à la fois de leurs propres moyens de communication, principalement la publicité, ainsi que de leur capacité à influencer l’information qui sera produite sur le film12. L’importance des sommes consacrées à la communication a pour conséquence que :

7

Pierre Sorlin, « La commercialisation des films en Europe dans la seconde moitié du XXe siècle », Histoire des industries culturelles en France XIX-XXe siècles, Association pour le développement de l’histoire économique (ADHE), Paris, 2002, p. 379. 8 De manière schématique, l’information correspond à ce qui est gratuit et dépend donc du choix des acteurs de la médiation (ici principalement les journalistes), alors que la communication correspond à ce qui est financé par les acteurs de la promotion (le service communication et marketing du distributeur du film). 9 Christine Croquet, « Les processus de médiation et de médiatisation au cours des campagnes de communication des films », Études de communication, n°21, 1998 [En ligne] URL : http://edc.revues.org/index2368.html. Consulté le 13 mai 2011. 10 Reprenant en cela la définition proposée par Stéphane Debenedetti, on considèrera tout au long de cette partie que « Lorsqu’on évoque la critique de presse, on se réfère plus spécifiquement à une forme de journalisme évaluatif dont l’objet serait à la fois d’informer le public sur une œuvre et de l’évaluer », in « La Critique : menace ou alliée stratégique. Une approche institutionnelle des relations entre distributeurs et critiques », Laurent Creton (dir.), Théorème, n°12 : Cinéma et stratégies. Économie des interdépendances, 2008, pp. 34-35. 11 Sur la manière dont l’espace public est le lieu des influences, parfois contradictoires et parfois complémentaires de ceux qui assurent la communication et de ceux qui assurent la médiation d’un film, voir, Matthieu Béra, « Critique d’art et/ou promotion culturelle », Réseaux, n°117, 2003, pp. 153-187. 12 Des recherches en management et en marketing ont particulièrement porté sur ces aspects. Pour une synthèse, voir, Stéphane Debenedetti, « L’impact de la critique de presse sur la consommation culture : un essai de synthèse dans le champ cinématographique », Recherche et Application en Marketing, vol. 21, n°2/2006, p. 44.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception « Les sorties des films constituées en événement ne sont donc que des pseudo-événements qui fragilisent le rôle de "médiateur" attribué aux journalistes et aux animateurs. »13

Sur ce dernier point, la sortie de Shoah en France constitue un contre-exemple, car le rôle joué par la médiatisation peut être tenu pour marginal. Comme l’indique le journaliste Antoine Spire lors de la sortie du film, Parafrance le distributeur du film est « aux prises avec des difficultés financières sans nom »14 et la situation est telle que la compagnie sera démantelée à la fin de l’année15. Lanzmann ajoute que, bien qu’il se soit « engagé à avancer le coût des copies [150 000 francs par copie] et le budget publicitaire »16 Parafrance n’a pas été en mesure de tenir ses engagements. La diffusion très limitée du film et l’absence de communication autour de celui-ci s’expliquent par ces problèmes financiers. Ainsi, en l’absence de toute médiatisation, l’équipe du film n’a pu s’appuyer que sur la médiation effectuée par les critiques et par les présentateurs de télévision afin que la sortie du film constitue un événement. Les articles publiés et les émissions diffusées à la télévision à cette période ont donc joué un rôle décisif. Cette absence de communication permet d’expliquer, en partie du moins, le rôle joué par le réalisateur dans la promotion du film. Celui-ci s’est ainsi retrouvé au centre du dispositif de lancement de Shoah, en étant tout à la fois un informateur sollicité par les journalistes et un communicant tentant d’influer sur la réception du film. Le constat de la faiblesse de la médiatisation pose la question du rôle que va jouer la médiation et notamment la presse spécialisée dans la promotion de Shoah. En 1985, le film sort une semaine avant le début du festival de Cannes, l’attention de la plupart des critiques de cinéma étant captée par cet événement17. Dans ce contexte, la diffusion de Shoah en salle est accueillie dans une quasi-indifférence. Les titres de la presse spécialisée traduisent bien celle-ci. Ainsi, par exemple, le numéro de mai 1985 de la revue Première, consacre sa Une au festival de Cannes, alors que l’unique mention du film de

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Stéphane Debenedetti, loc. cit., 2006, p. 44. Antoine Spire « Shoah à la conquête de l’Amérique », Le Matin de Paris, 18 novembre 1985. 15 Frédéric Sabouraud précise en décembre 1985, « Coup de grâce pour Parafrance. Celui qui était, il y a encore quelques mois, le quatrième distributeur français et le troisième circuit de salles (…) va être démantelé. (…) La crise ne date pas d’hier. Dès le début de l’année, les actionnaires (…) doivent faire face à des pertes de 268 millions de francs (pour un chiffre d’affaires de 400 millions de francs). », in « Parafrance : Les millions manquants », Cahiers du cinéma, n°378, décembre 1985, supplément : Le journal des Cahiers du cinéma, n°57, p. V. 16 Claude Lanzmann, Antoine Spire (propos recueillis par), « La Solitude du créateur de fond », Le Matin de Paris, 13 juin 1985. 17 En 1985, le festival de Cannes s’est déroulé du 8 au 20 mai. 14

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Lanzmann se trouve placée en fin de page douze en tête de la rubrique consacrée aux films, Pas Vus18. En mai 1985, le film est également absent des deux principaux titres de la presse cinéphile que sont Les Cahiers du cinéma et Positif ainsi que des autres revues de cinéma françaises19. Plus réactif, l’hebdomadaire culturel Télérama, au sein duquel le cinéma occupe une place importante, propose une critique très positive du film associée à un entretien avec le réalisateur. Cependant, Shoah ne fait pas la Une20 de ce magazine, il n’est pas non plus le film de la semaine21 et Pierre Murat émet quelques réserves à son sujet22. Lors de l’entretien que Lanzmann lui a accordé, il lui a fait part à trois reprises d’un certain malaise ressenti personnellement face au film. Il a indiqué à ce sujet : « Quand je me suis aperçu que vous aviez "piégé" ces ex-nazis en les filmant à leur insu, j’ai éprouvé une sorte de gêne… » « Mais vous vous montrez presque sadique avec certains témoins [Juifs persécutés] : ils vous supplient d’arrêter et vous continuez à les filmer, imperturbable. » « Vous vous montrez tout aussi sadique vis-à-vis des malheureux paysans polonais, plus victimes, entre nous, de leur indifférence que de leur antisémitisme… »23

Cette relative indifférence du mois de mai, s’accompagne durant l’été qui a suivi, d’un traitement non exceptionnel dans l’espace public médiatisé. La sortie du film ne constitue toujours pas un événement. Ainsi, dans les deux principales revues cinéphiles de l’époque Shoah ne fait pas la couverture24. Cependant, une place importante est consacrée au film dans

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« Shoah de Claude Lanzmann. Rien moins que dix heures de film qui ont représenté dix ans de travail et de recherches pour Claude Lanzmann. Des interviews-témoignages d'anciens déportés, nazis et "spectateurs" du massacre des Juifs en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce film est programmé en deux parties au cinéma le Monte-Carlo à Paris. », Anonyme, Première, Le magazine de cinéma, n°98, mai 1985, p. 12. 19 Le film n’est pas critiqué dans Le Cinématographe, la revue de l’actualité cinématographique ; ni dans Cinéma, n°317, mai 1985 (il est chroniqué en juin, n°318) ; pas plus que dans Starfix, n°26, mai 1985 ou dans La revue du cinéma, mai 1985, n° 405 (le film sera critiqué en juin). 20 Le double titre de la Une du numéro est « Mitterrand le sphinx » et « Festival de Cannes, le cinéma français s’exporte bien mais se vend mal. » 21 Il s’agit du film réalisé par Mehdi Charef, Le thé au harem d’Archimède. A un titre plus anecdotique, mais non insignifiant, il est à noter que dans le sommaire, le réalisateur est identifié sous le nom de son frère « Jacques Lanzmann ». 22 A la fin d’une critique très positive, il indique avoir ressenti « (…) un agacement passager lorsque, têtu, Lanzmann s’obstine à faire avouer leur antisémitisme primaire à des paysans polonais plus coupable d’égoïsme et de léthargie que de racisme conscient et raisonné. », Pierre Murat, « Shoah », Télérama, 1er mai 1985, n°1842, p. 18. 23 Ibid., p. 19 24 En juillet, l’image mise en couverture de Positif est un photogramme issu de La Forêt d’émeraude (John Boorman, 1985) représentant l’acteur Charley Boorman. Cahiers du cinéma, n°374, En juillet-août 1985, deux

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception le numéro de juillet-août 1985 des Cahiers du cinéma. Dans celui-ci, un entretien accordé par le réalisateur est relaté sur six pages et un article très positif signé de Marc Chevrie sont en effet publiés. Pour autant, le film ne bouleverse par la maquette du journal25. Il s’agit même de noter que le premier dossier du numéro n’est pas consacré à Shoah, mais à Marguerite Duras26. Dans Positif, en juillet, l’historienne Elise Marienstras consacre une critique élogieuse au film, celle-ci se trouvant toutefois placée en fin de numéro27. Dans d’autres revues cinéphiles moins largement diffusées, le film n’occupe pas la Une et n’est pas particulièrement mis en avant28. Et, si, en juin, Philippe Osmalin dans Cinéma consacre une critique positive au film29, Anne Kieffer, pour Jeune Cinéma se montre elle bien plus réservée30. Par ailleurs, fin 1985, à l’heure des rétrospectives, le film n’est quasiment jamais sélectionné parmi les plus marquants de l’année. Un seul des neuf critiques de Télérama considère qu’il s’agit du film de l’année31 et Shoah n’est pas mentionné dans l’article consacré au bilan de l’année 198532. Dans le hors-série de ce magazine culturel publié en janvier 1986

images sont mises en couverture des Cahiers du cinéma représentant respectivement Marguerite Duras et Axel Bogousslavsky. 25 Ainsi dans les numéros suivants de la revue des dossiers similaires seront consacrés à d’autres films. En septembre 1985 (n°375), Ran, d’Akira Kurosawa et Police de Maurice Pialat sont mis en avant. En octobre (n°376), ce sera le tour de Hurlevent, de Jacques Rivette et de 42ème Mostra de Venise. 26 « Marguerite Duras, été 1985 », Cahiers du cinéma, n°374, En juillet-août 1985, p. 4-13. 27 Elise Marienstras note, entre autres, « Claude Lanzmann est le premier à donner, par son film, la mesure de l’indicible. », dans « Shoah », Positif, n°293-294, juillet 1985, pp. 109-110. Les premières pages du numéro sont consacrées à un dossier de vingt-pages sur le tournage de La Forêt d’émeraude. Le dossier de soixante pages au centre du numéro est consacré à « Joseph Losey 1909-1984 ». La troisième partie du numéro porte sur le festival de Cannes 1985 (15 p.). Les critiques de films apparaissent ensuite. Shoah se trouve en seconde position après Witness (Peter Weir, 1985). 28 La couverture de Cinéma est consacré à « Tous les films de Cannes », avec une photographie représentant Juliette Binoche. Le film se trouve chroniqué avec les autres films du mois, après Parking, de Jacques Demy et Assoiffé de Guru Dutt. 29 Il déclare notamment, « fulgurante est l’œuvre de Claude Lanzmann (…) poétique si l’on veut, symphonique en un sens, et à l’évidence d’une architecture soignée. » Osmalin Philippe, « Shoah », Cinéma 85, n° 318, juin 1985, pp. 50-51. 30 Elle indique par exemple, « Shoah ne dit rien que nous ne sachions déjà – Mein Kampf d’Erwin Leiser (1959) avec des films de propagande nazie, montrait l’agonie des juifs entassés dans le ghetto de Varsovie – mais Shoah le dit autrement. » avant de conclure, « dans la ligne de Nuit et brouillard ou du récent film hongrois Voyage organisé (Gyula Gazdad) Shoah est habité par le beau. », « Shoah », Jeune cinéma, n°168, juillet, pp. 47-48. 31 Il s’agit de Joshka Schildlow. Les huit autres films sélectionnés sont Cuore, Eijanaika, Le voyage à cythère, Love streams, la rose pourpre du caire, brazil, nosthalghia, les favoris de la lune. 32 Les films jugés comme marquants sont peu nombreux, « Les consolations de 1985 ont été rares : Varda (Sans toit ni loi), Lion d’or à Venise. Téchiné (Rendez-vous), prix de la mise en scène à Cannes. Et quelques premiers film français plus que prometteurs : Le Thé du harem d’Archimède de Mehdi Charef, Rouge baiser de Vera Belmont… », Anonyme, « 85 vu par l’équipe cinéma : sans foi ni lois », Télérama, n° 1877, 1er janvier 1986, p. 9.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception intitulé « 1985. L’année du cinéma », il n’occupe pas une place particulière33. Il en va de même dans Les Cahiers du cinéma, où il est absent du palmarès annuel de la rédaction et des lecteurs, n’apparaissant en sixième place que pour l’un des quinze critiques de cette revue34. Dans le hors-série de La revue du cinéma consacré à « La Saison cinématographique 1985 » il a fait l’objet d’une recension positive mais pas particulièrement développée35. Enfin, dans un ouvrage intitulé L’année du cinéma 1985, une simple mention des crédits du film36 est faite à la fin de la section des réalisations du mois d’avril37. Le constat peut être fait qu’en 1985, la presse spécialisée ne participe pas à constituer Shoah en événement. Dans ce contexte de faible diffusion et de relative indifférence de la presse consacrée au cinéma, la réaction du public peut être étudiée à travers la sortie du film en salle. Pour les raisons financières évoquées précédemment, seules trois copies 35mm ont pu être tirées et Shoah est donc sorti uniquement dans trois cinémas parisiens38. Lanzmann s’était fixé un objectif de cent mille entrées à Paris, mais, à la mi-juin, le film n’a réuni que treize mille spectateurs. L’un des cinémas l’a alors retiré de sa programmation39. Ce retrait d’une salle parisienne a permis que le film sorte en province, d’abord à Lyon40, puis à Marseille dès

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La couverture est une image représentant Clint Eastwood et l’éditorial ne mentionne pas Shoah. Le film est présenté au même titre que quarante-six autres films sélectionnés par la rédaction. L’article de Pierre Murat et l’entretien avec Claude Lanzmann sont reproduits aux pages 94-96. Il s’agit du troisième article de la section intitulée « Apocalypse now », qui débute par une critique de Brazil et un entretien avec Terry Gilliam (pp. 8891) et se poursuit avec une critique de La Déchirure, de Roland Joffé (pp. 92-93). Par ailleurs, dans les notes accordées par l’équipe de critique Shoah n’est pas particulièrement valorisé. Il n’est noté que par quatre des sept critiques, alors que la majorité des films sont notés par cinq ou six critiques (pp. 112-113). Et si Pierre Murat et Joshka Schidlow lui accordent la note maximum (quatre étoiles), les deux autres critiques considèrent qu’il s’agit d’un film « bien » (trois étoiles) ou « pas si mal » (deux étoiles). L’ensemble de ces informations est issu de : « 1985. L’année du cinéma », Télérama, hors-série n°14, janvier 1986. 34 Il s’agit de Marc Chevrie qui a réalisé l’entretien avec Claude Lanzmann dans le numéro de juillet-août. Cahiers du cinéma, n°379, janvier 1986, supplément : Le journal des Cahiers du cinéma, n°58, pp. VIII-IX. 35 Anonyme, « Shoah », La revue du cinéma : la saison cinématographique, 1985, Hors-série, n°31, p. 109. 36 La seule mention du film est : « Shoah, Fr. 1976-1984, 9h30, film historique. Réal. Claude Lanzmann. », in Danièle Heymann et Alain Lacombe (dir), L’année du cinéma 1985, Calmann-Lévy, Paris, 1985, p. 195. Il en va de même dans Collectif, Fiches du cinéma, tous les films de 1985, Edts Chrétiens médias, Paris, 1986, où le film est mentionné dans l’éditorial, comme étant au même titre que Heimat (Reitz, 1985), considéré comme « mis à part » (p. 5), mais non retenu dans la liste des vingt films de l’année. Enfin, la critique du film est très court et pas particulièrement hagiographique (p. 357). 37 Les films du mois d’avril mis graphiquement en avant par la sélection d’un photogramme sont, Subway, 2010, La Route des Indes à deux reprises, Poulet au vinaigre, Blanche et Marie. 38 Le Monte Carlo, L’Olympic Luxembourg et L’Olympic Maryline. Les données concernant la fréquentation du film en salle à Paris sont issues de la revue, Le Film français, n°2035 au n°2087, soit de la sortie du film (mai 1985) à son retrait de l’affiche (mai 1985). 39 Il s’agit du Monte Carlo, ibid. Le nombre exact de spectateur est alors exactement de 13003 à Paris. Ce chiffre correspond au nombre d’entrées payantes dans le circuit traditionnel parisien (il ne prend donc pas en compte la première et les projections privées). 40 Claude Lanzmann présente le film sur France 3 Région Rhône-Alpes, le 19 juin 1985.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception le mois de juin, puis à Strasbourg et à Lille où il a reçu à chaque fois un accueil mitigé41. Ainsi, à Marseille seules six cent personnes sont allées le voir durant les deux semaines d’exploitation42. A partir du mois de septembre, la fréquentation a commencé à chuter dans les deux salles parisiennes qui continuaient de le diffuser. Le nombre de spectateurs par semaine est alors passé d’un millier durant l’été à environ quatre cents au début du mois d’octobre. Malgré cela, l’un des deux cinémas parisiens l’a maintenu à l’affiche43. A la mi-octobre, le film n’est plus programmé que dans cette salle et entre cent et cinq cents personnes vont le voir chaque semaine. En décembre, il est toujours programmé, mais uniquement en journée44. Au total, à la fin avril 1986, 34 891 personnes ont acheté un billet à Paris pour voir Shoah. En juillet 1987, soit au moment de la diffusion du film à la télévision, Lanzmann estime que le film a été vu par « 60 à 70 000 spectateurs environ, à Paris et en province. »45 Malgré le soutien des programmateurs des salles dans lesquelles il a été maintenu à l’affiche pendant un an (fin avril 1986) le film a été peu vu. A l’indifférence de la presse spécialisée vient s’ajouter une faible fréquentation. On peut faire l’hypothèse que cet échec relatif du film est lié, non pas aux conditions de sa diffusion, mais à certaines de ses caractéristiques et notamment à sa longueur. Afin de tester cette hypothèse, une comparaison peut être menée avec la diffusion de celui-ci aux Etats-Unis.

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Propos recueillis par Antoine Spire, « La Solitude du créateur de fond », Le Matin de Paris, 13 juin 1985. A partir de mi-novembre le film sort à Arras, Poitiers, Roanne, Toulouse, Saint-Etienne et Montpellier, dans Antoine Spire, loc. cit.. 42 Antoine Spire cite Claude Lanzmann, idem. Sylvain Ephimenco précise que lors d’une seconde sortie le film n’a été vu que par quatre-vingt dix-huit personnes, « Les témoignages ébranlent les catholiques néerlandais », Libération, 29 juin 1987. 43 Il s’agit de l’Olympic Maryline, cité in Patrice Carmouze, « Le film Shoah à la conquête des Etats-Unis », Le Quotidien de Paris, 11 octobre 1985. 44 « A Paris, l’équipe de programmation de l’Olympic annnonce qu’elle a décidé de garder ce "film exceptionnel" encore plusieurs mois, à 16 heures en semaine et à 14 heures le week-end et les jours fériés. », Anonyme, « Shoah poursuit sa carrière à Paris et remporte un grand succès aux Etats-Unis », dépêche AFP, 12 décembre 1985. 45 Bernard Le Saux (propos recueillis par), « Claude Lanzmann : Shoah transmet mieux la mémoire de l’holocauste que n’importe quel procès », Le Matin, 29 juin 1987. Pour autant, il note que le film est ressorti en salle à Paris. En effet, depuis le 3 juin le cinéma les 3-Luxembourg diffuse alternativement les deux parties du film. Anonyme, « Prolongation exceptionnelle de la projection de Shoah aux 3-Luxembourg », Le Monde, 8 juin 1987. Le 29 juin 1987, dans Libération, Laurent Joffrin note que, « la communauté juive s’est peu mobilisée ; au total les spectateurs furent à peine 60 000 », dans « Editorial : Défi à la mémoire française », Libération, 29 juin 1987, alors que Patrice Carmouze regrette que le film soit « passé trop inaperçu en France. », dans « La Topographie de l’horreur », Le Quotidien de Paris, 29 juin 1987.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Le succès de la sortie du film aux Etats-Unis Si la médiatisation du film a été faible en France, la situation a été tout à fait différente aux Etats-Unis. Dès mai 1985, Daniel Talbot, fondateur de la compagnie de distribution indépendante spécialisée dans le cinéma d’art et d’essai New Yorker Film, a vu Shoah à Paris46. Il a alors décidé d’en assurer personnellement la diffusion aux Etats-Unis. Après avoir fait sous-titrer le film en anglais, il a choisi de le projeter à New York à partir du 23 octobre 1985 dans le Cinema Studio qui lui appartient. En trois semaines, 12 000 billets ont été vendus, puis 22 000 en six semaines47. Durant cette période, à New York, le film a rivalisé avec les plus grosses productions françaises48. Plusieurs copies 35mm ont alors été réalisées49 afin que Shoah soit programmé à travers l’ensemble du pays. Il a ainsi été diffusé à Boston (environ 6 000 billets en un mois), puis à Washington (3 800 billets sur quinze jours) et à Philadelphie (2 400 billets sur quinze jours)50. Le film a ensuite été projeté à Los Angeles (27 décembre), Chicago (11 janvier), San Franscico (7 février), Détroit (7 mars), puis à Seattle, Miami, Denver, Houston, Milwaukee, Madison, Minneapolis, Sacramento, San Diego, St. Louis, Tucson, Palo Alto, Berkeley, etc. A chaque fois, la presse locale a rendu compte du succès important rencontré par le film auprès du public. En France, Antoine Spire, indique dès novembre 1985 : « (…) c’est aux Etats-Unis que Claude Lanzmann a reçu la consécration qu’il méritait pour Shoah. »51

Daniel Talbot (2007) et Lanzmann (2009) ont expliqué la manière dont ils ont à l’époque assuré la diffusion du film52. Un véritable plan de communication a été mis en place afin d’éviter que ne se reproduise l’échec de la diffusion en France53. Avant les premières

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Ce dernier est notamment connu pour avoir introduit la Nouvelle vague aux Etats-Unis, ainsi que pour avoir diffusé certains films de Bernardo Bertolucci, Werner Herzog, Chantal Akerman, Emir Kusturica, Errol Morris. 47 Anonyme, loc. cit., 12 décembre 1985. 48 « (…) après La Chèvre, 251 000 dollars en 15 semaines. », idem. 49 Dix copies 16mm ont été tirées pour des diffusions au sein de l’Université et pour l’enseignement du second degré aux Etats-Unis. Lenny Borger, « Lanzmann’s Shoah Draws Yank Crowds Despite 10-Hour Length », Variety, 11 décembre 1985. Daniel Talbot, donne le nombre de six et non pas de sept copies, n’évoquant pas les dix copies 16mm, dans « Distributing Shoah », Stuart Liebman (éd.), Claude Lanzmann’s Shoah Key Essays, Oxford University Press, 2007, pp. 58-60. 50 Lenny Borger cite les chiffres donnés par le distributeur de Shoah, loc. cit., Variety. 51 Antoine Spire, loc. cit. 52 Daniel Talbot, loc. cit., pp. 53-60 et Claude Lanzmann, op. cit., 2009, pp. 541-542. 53 Le réalisateur indique que durant une semaine pendant l’été 1985, il a travaillé avec Daniel Talbot. Ainsi, « (…) tous les deux chaque matin dans son bureau, animés d’une joyeuse humeur quasi guerrière, tentant

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception projections publiques qui ont eu lieu à New York, le distributeur a organisé des projections privées afin que les journalistes et autres prescripteurs prennent connaissance du film. Cela a eu pour effet, entre autres, que la diffusion des articles aussi bien dans la presse cinéma que dans la presse généraliste soit synchronisée avec la sortie du film54. Daniel Talbot a ensuite ciblé les villes ayant une forte communauté juive et n’a envoyé des copies que pour deux semaines à des salles s’engageant à financer la publicité et à ne toucher des dividendes qu’à partir d’au moins vingt mille dollars de chiffre d’affaires, soit l’équivalent de deux mille billets vendus. Il a par ailleurs autorisé les responsables de ces salles à utiliser ce film dans le cadre de soirées dévolues à la collecte de fonds au profit d’associations juives. Cette autorisation et le fait que le nombre de copies disponibles soit relativement restreint a eu pour effet que lesdites associations ont tout fait pour obtenir le droit de diffuser le film. La longueur de Shoah ne suffit donc pas à expliquer le faible nombre de spectateurs en France. Une stratégie spécialement adaptée a permis une meilleure diffusion de celui-ci aux EtatsUnis. Si en France, il est passé quasiment inaperçu dans la presse dédiée au cinéma et que les spectateurs français ne sont pas allés voir Shoah lors de sa sortie en salle, il s’agit de se demander si en avril 1985 la télévision a accordé une place plus importante au film. De l’avant-première à la présentation à la télévision Les jours qui ont précédé la sortie du film en salle vont être appréhendés afin de savoir comment celui-ci a été présenté à la télévision. Malgré l’absence relative de moyens précédemment évoquée, c’est par un unique acte de communication, l’avant-première, moment particulièrement fort symboliquement, qu’a débuté la diffusion du film dans l’espace public. Celle-ci s’est déroulée au théâtre de l’Empire, non loin des Champs-Elysées, le dimanche 21 avril 1985. L’information qui a alors été mise en avant était la présence du Président de la République à cette projection. Dans une dépêche de l’Agence France Presse (AFP) il est précisé que : « M. Mitterrand était accompagné de M. Jack Lang, ministre de la Culture. Étaient également présents, notamment, M. Ovadia Soffe, ambassadeur d’Israël en France, le grand rabbin

d’établir une stratégie de lancement américain pour cet étrange objet non identifié qui s’appelait Shoah (…) », ibid., p. 541. 54 Il est également possible de faire l’hypothèse que certains journalistes et critiques ont pu voir le film en Europe. Ce décalage dans le temps explique également le fait que les diverses publications soient synchronisées avec la sortie du film.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Kaplan, Mme Simone Veil, ancien ministre, l’écrivain Simone de Beauvoir, Costa Gavras, Régis Debray, Max Gallo, Marek Halter, Samuel Pusar, le professeur André Lwolf. »55

Alors même que la projection est en train de se dérouler, Lanzmann se rend sur le plateau du journal de la nuit d’Antenne 2 afin d’annoncer la diffusion prochaine du film. À la fin de l’édition, Bernard Pradineau a présenté Shoah comme constituant, « une suite de témoignages »56, puis a cédé la parole à France Roche qui a insisté sur le fait qu’« il ne s'agit pas d'un reportage rétrospectif, mais d'une œuvre de création ».57 Un extrait du film, durant un peu plus d’une minute, a alors été diffusé. Des trains à l’arrêt, puis, en noir et blanc le visage de Suchomel sont alors visibles. La veille, Lanzmann était déjà intervenu pendant plus de cinq minutes sur le plateau du journal télévisé de France 3 Ile-de-France, un extrait du même entretien étant diffusé58. Dans les deux cas, le ton des journalistes n’est pas particulièrement élogieux59, mais Lanzmann a par deux fois l’occasion de présenter sa démarche de réalisateur. Le lendemain de l’avant-première, en toute fin de journal de 13 heures sur TF1, Yves Mourousi rend compte de l’avant-première en quelques mots60. Un sujet d’une trentaine de secondes montrant Lanzmann et François Mitterrand montant les marches du théâtre est diffusé alors que le présentateur du journal conclut en indiquant que : « Claude Lanzmann - je vous le signale - sera l'invité de notre journal vendredi à 13h et nous verrons des extraits de ce monument du cinéma, consacré à ce génocide qui a frappé l'humanité toute entière. »

Le vendredi 26 avril à la fin du journal de TF1, un extrait de près de trois minutes du témoignage de Suchomel est diffusé61, puis un échange a lieu sur le plateau entre Yves Mourousi, Lanzmann et le critique cinéma de la chaîne, Alain Beverini. Les premiers mots du présentateur sont hésitants, il qualifie Shoah de « monument », avant d’expliquer qu’il est

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Anonyme, « Le président de la République et Mme Mitterrand à la projection de Shoah », dépêche AFP, 21 avril 1985. 56 Lors de la conclusion de la séquence il qualifie à nouveau le film de « témoignage ». 57 Claude Lanzmann, Bernard Pradineau, France Roche (propos recueillis par) in Journal Antenne 2 dernière, Antenne 2, 21 avril 1985, 23h34. 58 Claude Lanzmann explique pourquoi le film est intitulé Shoah (en opposition à Holocauste) et pourquoi le film dure dix heures. Alors que la présentatrice s'excuse de ne pas avoir vu le film, la journaliste cinéma, Agnès de la Faye, insiste sur deux aspects de Shoah. D'abord, sur le fait qu'aucun document ne soit monté dans le film et ensuite sur l'antisémitisme effrayant des polonais. Claude Lanzmann, Danièle Mariotti, Agnès de La Faye (propos recueillis par), Journal 19h, France 3 Ile de France, 20 avril 1985. 59 Aussi bien la présentatrice que la critique cinéma désigne Shoah comme un « film » sans le qualifier plus. 60 Yves Mourousi, Journal Télévisé de 13h, TF1, 22 avril 2011. 61 Comme sur Antenne 2, il s’agit du récit de la mise à mort de douze à quinze milles Juifs par jour à Treblinka. Claude Lanzmann, Alain Beverini (propos recueillis par), in Journal de 13h, TF1, 26 avril 1985.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception difficile d’assurer la transition entre un quelconque sujet et ce film. Il demande ensuite à Lanzmann d’expliquer un peu plus la manière dont il a mené les entretiens avec les protagonistes. Lanzmann présente alors la tripartition entre victimes, nazis et témoins. Le critique prend alors la parole pour insister sur la valeur cinématographique du film. Il désigne Lanzmann comme un « journaliste, un historien », avant d’insister sur le fait que la valeur du film est liée à la mise en scène. De manière assez catégorique, il pose que : « Le film n'est pas un documentaire, le film n'est pas un mélodrame sur l'Holocauste, je crois même plutôt que c'est l'anti-Holocaust. Il est un monument. »

Le 28 avril, la sortie de Shoah est annoncée lors du journal de France 3, Soir 3 et un extrait d’une minute de l’entretien mené avec Suchomel est de nouveau diffusé. Le présentateur du journal télévisé indique alors qu’il s’agit d’un « film fleuve » composé de témoignages que le réalisateur « nous livre dans leur brutalité, sans le moindre mot de commentaire »62. Le 29 avril 1985, soit la veille de la sortie du film en salle, le réalisateur intervient une nouvelle fois lors du journal d’Antenne 263. Le présentateur qualifie Shoah de « film extraordinaire ». L’actualité qui explique cette nouvelle invitation à la télévision est la visite, prévue pour le 5 mai, du Président Américain Ronald Reagan au cimetière de Bitburg en Allemagne. Après avoir condamné fermement cette initiative, Lanzmann est à nouveau invité à présenter les caractéristiques de Shoah et l’extrait du film correspondant au chant de Suchomel est alors diffusé. Il s’avère ainsi que durant la semaine qui a précédée sa sortie en salle (20-29 avril 1985), Shoah a été présenté à l’occasion de plusieurs plateaux télévisés. Il est à présent nécessaire d’analyser les modalités de la médiation du film sur ce médium. La médiation à la télévision : un documentaire ? La présence de Lanzmann à la télévision durant la semaine précédant la sortie du film contraste fortement avec l’absence de critique dans la presse cinéma. De manière générale, le travail qui a été mené par le réalisateur est valorisé sur ce médium. Shoah est présenté à la fin des journaux télévisés comme un produit culturel64. Un accueil favorable mais non exceptionnel, lui est alors réservé. Ainsi, par exemple, la façon de qualifier le film par chacun des journalistes peut être étudiée. Certains insistent sur son caractère monumental et 62

Claude Lanzmann in Soir 3, France 3, 28 avril 1985. Claude Lanzmann, Bernard Benyamin (propos recueillis par) in Journal de 20h, Antenne 2, 29 avril 1985. 64 Il est toujours présenté en fin de programme au moment habituellement réservé à ce type de productions. 63

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception artistique, alors que d’autres tendent plus à le considérer comme un témoignage et comme un documentaire. A plusieurs reprises, le travail mené par Lanzmann est rapproché de l’exercice de la profession de journaliste reporter d’images65. Les équipes des différents journaux télévisés ont toutes diffusé un passage de l’entretien conduit par Lanzmann avec Suchomel. Le choix même de ces extraits a traduit un balancement chez ces journalistes entre le fait de le classer prioritairement dans la catégorie de film documentaire ou dans celle d’œuvre artistique. Certains d’entre eux ont à ce titre choisi le passage durant lequel Suchomel chante alors que d’autres ont sélectionné celui durant lequel il atteste de manière plus factuel de la mort des Juifs dans les chambres à gaz du camp d’extermination de Treblinka (ill. ci-après). Quel que soit le passage diffusé, le fait qu’un nazi indique lui-même que des Juifs ont été massivement tués à Treblinka constitue la nouveauté du film. En cela, c’est l’insistance sur la valeur documentaire de Shoah qui a constitué l’axe principal des entretiens et des reportages qui ont été proposés à la télévision.

Fig. 106 Captures d’écran issues de Shoah

La perception de cette dimension informative est encore plus explicite en mai 1987 lors de la diffusion d’un court reportage au journal de TF1. Celui-ci rend compte de la demande de saisie du premier numéro des Annales d’histoire révisionniste opérée conjointement par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP). Ce reportage est composé de trois parties. En introduction, des écrits des négationnistes sont présentés et en conclusion, l’historien Pierre Vidal-Naquet explique en quoi leurs arguments sont irrecevables. Entre les deux, un extrait de l’entretien mené par Lanzmann avec Suchomel est inséré. Dans celui-ci, le protagoniste déclare notamment qu’en deux heures, les nazis étaient 65

Cette tendance à rapprocher la démarche de Claude Lanzmann de sa propre pratique professionnelle constitue une habitude dont on constatera ultérieurement qu’elle est récurrente.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception capables de tuer trois mille Juifs. Dans ce cas, comme en 1985, l’accent est mis sur le fait que les propos tenus par un ancien nazi constituent un nouvel élément attestant de la réalité du génocide des Juifs66. A la télévision, la présence des Juifs persécutés et des témoins polonais dans le film a été moins soulignée que celle des Allemands persécuteurs. Parallèlement, la plupart des journalistes insistent aussi bien sur la durée du film que sur le temps que le réalisateur a consacré à ce projet. Dans tous les cas, Lanzmann se trouve être placé au centre du dispositif expliquant, lors d’entretiens ou en plateau, les conditions du tournage du film. Le dernier aspect soulevé lors de ces émissions est le choix du titre. Lanzmann est ainsi amené à expliquer qu’il s’agit d’un mot hébreu, signifiant la catastrophe et qu’il l’a choisi par opposition au terme Holocauste, car celui-ci comporte une dimension sacrificielle. La télévision a accompagné la sortie de Shoah en insistant sur la valeur documentaire du film. Si les journalistes cinéma de la presse spécialisée n’ont pas accordé une place particulière à Shoah, on peut se demander si le film a trouvé une place dans la presse généraliste. Alors que Lanzmann est présent sur les plateaux de télévision, un quotidien propose un dossier portant sur le film. Libération et la question du rôle des témoins polonais Le 25 avril, quatre pages sont consacrées à Shoah dans Libération. Annette LevyWillard et Laurent Joffrin ont signé un long article, Shoah, dix ans d’autopsie d’un génocide dont on peut faire l’hypothèse qu’il a joué un rôle clef dans la réception du film dans la presse67. Ce dossier, qui met en avant le sujet historique, est placé en début du journal, dans les pages habituellement réservées aux événements politiques. Dans le texte mis en exergue du dossier, la durée du film et du processus de réalisation a conduit la rédaction de Libération à noter qu’avant même sa diffusion le film « est déjà un évènement cinématographique et historique ». Ce double axe, forme cinématographique et sujet historique, est tenu tout au long de l’article de Joffrin et Levy-Willard. Ils notent d’un côté, que pour la première fois Shoah propose un récit minutieux de la destruction des Juifs d’Europe, et que d’un autre côté, le réalisateur a inventé une forme qui le place au-delà du documentaire (absence d’image 66

Michel Enaudau, « Shoah : verdict et sortie », journal télévisé de 20h, TF1, 20 mai 1987. Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, « Shoah, dix ans d’autopsie d’un génocide », Libération, 25 avril 1985.

67

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception d’archive et de commentaire) et de la fiction (absence d’acteur et de toute reconstitution). Ils insistent enfin sur les questions que le film soulève. Dans le texte introductif, ils identifient deux sujets polémiques : le rôle des Polonais et celui des Alliés durant la période du génocide des Juifs. Les illustrations sélectionnées pour le dossier, treize photogrammes issus du film, induisent l’idée que Shoah se déroule presque exclusivement en Pologne68. De plus, un bandeau a été placé en bas de chacune des trois dernières pages de celui-ci. Sur le premier, il est écrit, « reconstruisant, reconstituant et finalement revivant ce qui semblait à jamais effacé », sur le deuxième, « retrouver les sons, les odeurs du massacre » et sur le troisième, « la résurrection n’aurait pas été complète sans la contribution des bourreaux ». Le titre de l’article, qui est également le titre de la dernière page du dossier, La Pologne au banc des accusés69 signale que ce texte ne porte pas sur les nazis, mais sur le rôle des Polonais pendant le génocide des Juifs. Dès lors, les « bourreaux » évoqués sur le dernier bandeau et les témoins polonais semblent se confondre. Dans le corps du texte, Joffrin présente la scène de l’église durant laquelle Srebnik se trouve être entouré par des habitants du village de Chelmno. L’éditorialiste insiste sur l’antisémitisme « évident, séculaire, moyenâgeux, [qui] transpire de tous les témoignages ». Le point de vue de Joffrin et celui du réalisateur se confondent presque. Il cite ensuite Lanzmann qui insiste sur le fait que, « (…) c’est aussi parce que les Allemands savaient qu’ils pouvaient compter sur le silence approbateur de la population » que le génocide des Juifs s’est déroulé en Pologne. Laurent Joffrin se distancie alors des propos de Lanzmann, en écrivant : « Tous les Polonais, objecte-t-on à Lanzmann, n’ont pas pendant la guerre imité les villageois de Chelmno. Certains ont caché des Juifs, des partisans, soutenu la révolte du ghetto, des Varsoviens ont favorisé la fuite des persécutés. "Certes, répond-il, mais ils restent catholiques" C’est la clé de l’explication pour l’auteur de Shoah qu’on acceptera ou qu’on rejettera. »70

L’article de Laurent Joffrin se termine sur le fait que cette dénonciation des « responsabilités connexes » ne se limite pas aux seuls Polonais catholiques, mais en creux, notamment à travers l’entretien mené avec Karski, au rôle des Alliés. Malgré la mention, en introduction, 68

Treize photogrammes, dont onze situés en Pologne sont reproduits. Cinq représentent des trains ou des rails et quatre la scène d’ouverture dans laquelle Simon Srebnik chante. 69 Le sous-titre est encore plus explicite, d’abord entre guillemets, Quand j’écoutais les Polonais, mes cheveux se dressaient sur ma tête, puis les pièces produites par le cinéaste portent une terrible accusation contre l’attitude des Polonais pendant le génocide. Idem. 70 Idem.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception de deux sujets annoncés comme étant tout autant polémiques, la forme éditoriale du dossier et le contenu des articles insistent largement plus sur le rôle des Polonais que sur celui des Alliés. Il n’est pas ici question de l’importance et des modalités de la réalisation du témoignage de Suchomel71 comme cela a été le cas à la télévision. Au sein du dossier que Libération consacre à Shoah, l’événement est créé par la mise en avant de la persistance de l’antisémitisme des Polonais. En écho à cet article, dès le lendemain, Françoise Maupin qualifie le film de « chefd’œuvre » et de « symphonie magistrale » dans une dépêche (AFP). Le contenu et le plan de ce texte sont calqués sur celui de Laurent Joffrin, retenant également les deux axes que constituent l’antisémitisme polonais et le rôle des Alliés. Ces deux thèmes sont considérés comme étant au centre du film. Cependant, après le dossier publié par Libération, il ne sera quasiment plus question du rôle des Alliés dans l’espace public médiatisé. La question du rôle des témoins polonais se trouve ainsi placée au centre d’une première polémique autour de Shoah. L’influence que celle-ci a eue sur la manière dont le film a été présenté en France va être à présent appréhendée. La première polémique comme élément du récit Alors que seuls les spectateurs du théâtre de l’Empire ont vu le film, une polémique a débuté. A la suite de la publication du dossier de Libération, la venue du Président de la République à l’avant-première du film a été rétrospectivement considérée comme une provocation par les officiels polonais72. Le 30 avril, le chargé d’affaires français en Pologne est convoqué par les autorités de ce pays qui exigent expressément que Shoah ne soit pas diffusé à la télévision française73. Le 1er mai, dans un discours à la nation, le général Wojciech Jaruzelski fait référence à « différentes forces qui tentent aujourd’hui de distordre l’histoire et

71

Un photogramme montre son visage, sans qu’il soit nommé. La légende est la suivante, « Le témoignage d’un ancien garde d’un camp de concentration (sic) », idem. 72 La dépêche de l’Agence de presse polonaise – PAP – est daté du 2 mai 1985. Les journaux, Trybuna Ludu et Rzeczpospolita proches du gouvernement conduisent une campagne contre le film entre le 2 mai et la fin du mois. Ewan Ochman, « The Search for Legitimacy in Post-Martial Law Poland: The Case of Claude Lanzmann’s Shoah », Cold War History, vol. 6, n°4, novembre 2006, pp. 501-526, dans ce cas, p. 505 et notes p. 520. 73 Un article, intitulé « La Pologne demande l’interdiction du film Shoah », diffusé sur fil général de l’Agence France Presse, 30 avril 1985 à 17h35, débute ainsi : « Les autorités polonaises ont convoqué "d’urgence" mardi le charge d’affaires français en Pologne, M. Toussaint Marcaggi, pour "exiger la non-diffusion par la télévision française du film Shoah qui "contient des insinuations outrageantes pour le peuple polonais quant à sa prétendue collaboration a l’holocauste des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, a annoncé l’agence officielle Pap." »

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception d’insulter la Pologne »74. De nombreux articles sont très rapidement publiés dans la presse officielle polonaise, alors même que le film n’est pas encore diffusé dans ce pays. Certains titres de la presse clandestine dénoncent également Shoah75. Ces publications ne rendent pas compte d’un questionnement portant sur l’ampleur de l’antisémitisme polonais durant la Seconde Guerre mondiale et au tournant des années 1980, sur la base du dossier de Libération, critiquent le caractère jugé anti-polonais du film. Les modalités du développement de cette polémique en Pologne ont été étudiées. En 2006, Ewa Ochman a notamment démontré que l’évolution de la campagne de dénigrement orchestrée par l’Etat polonais dépendait principalement d’enjeux internes à la société polonaise. Elle note en conclusion de son analyse : « Shoah a été présenté comme une preuve que le monde extérieur a commodément oublié le martyr de la nation polonaise et que le pays ne peut compter que sur lui-même. »76

Elle identifie deux temps distincts. Entre début mai et juin 1985, le film est présenté en Pologne comme étant un discours provenant de l’étranger et formulant des critiques injustifiées sur le comportement des Polonais dans leur ensemble. Selon elle, l’objectif était alors de rassembler l’opinion publique autour d’un rejet de ce qui était désigné comme étant un film fondamentalement anti-polonais. Cependant, un changement de perspective s’est opéré à partir de juillet 1985. Visiblement, à la suite d’une intervention du général Jaruzelski, des extraits durant quatre-vingt-dix minutes ont été diffusés à la télévision en octobre 1985 et le film dans son intégralité a été projeté au cinéma Muranow à Varsovie en décembre 1985. L’Etat communiste a alors utilisé le film dans une campagne menée à l’encontre de l’Eglise catholique polonaise77. Shoah n’est alors plus présenté comme relevant d’une attaque contre la Pologne, mais comme constituant une critique dirigée à l’encontre de l’attitude de l’Eglise durant le génocide des Juifs.

74

Cité par Ewa Ochman, loc. cit., 2006, p. 507. « A vrai dire, la presse d’opposition s’est en général située sur le même terrain que la presse officielle, acceptant ainsi de prendre pour centre du débat les aspects polonais de Shoah », Jean-Charles Szurek, « De la question juive à la question polonaise », Michel Deguy (dir.), Au Sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, p. 267. Lire, notamment, le dossier intitulé « Dossier: Shoah vu de Pologne », La Nouvelle Alternative, n°1, avril 1986, pp. 316. 76 Ewa Ochman, loc. cit., 2006, p. 521. 77 Dès le 9 août 1985, Alexandre Adler faisait l’hypothèse, que ce revirement était en fait une « (…) propagande antireligieuse habile, dans un bras de fer avec une Eglise qui, surtout au sein du bas clergé, n’est pas toujours exemplaire », in « Les raisons d’une volte-face », Le Matin, 9 août 1985. 75

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Il ne s’agit pas ici d’analyser les deux temps de cette campagne, ni d’en étudier plus finement les ressorts. Il est en revanche possible de noter que l’existence de cette polémique constitue une dimension importante dans le traitement éditorial du film en France. Giacomo Lichtner, qui a étudié le premier temps de la réception, résume : « La presse française s’est concentrée sur la Pologne au point de présenter l’antisémitisme polonais comme une problématique centrale du film de Lanzmann. »78

Ainsi, par exemple, dans Le Monde du 2 mai 1985, un article a eu pour titre, « La Pologne veut interdire Shoah ». Plus tard, dans Libération, une lettre de l’ambassade de Pologne, adressée au journal en réponse au dossier du 25 avril, a été publiée79. Dans le même numéro, Libération a proposé un article de Seweryn Blumsztajn, le porte-parole de Solidarité à l’étranger, qui critique le film tout en reconnaissant la persistance d’une forme d’antisémitisme en Pologne. Cette polémique, qui s’est poursuivie jusqu’en décembre 1985, a conduit à la publication d’articles tout au long de cette année-là80. Cela a eu pour conséquence d’inscrire Shoah dans l’actualité au-delà du seul temps de sa sortie en salle. De surcroît, la plupart de ceux qui écrivent alors sur Shoah ne sont pas les critiques de films de ces différents organes de presse mais des auteurs plus habitués aux pages politiques. Ainsi, le film n’est pas souvent mentionné dans les pages cinéma, mais il apparaît plutôt comme un événement revêtant un caractère politique. Si le film a été présenté à la télévision en insistant sur sa valeur documentaire, c’est une polémique politique qui a constitué Shoah en événement. Si la polémique avec la Pologne est un élément important de la première réception du film, elle est loin d’être le seul aspect sur lequel les journalistes de la presse généraliste ont écrit. L’appropriation dans la presse généraliste Ainsi, fin avril 1985, Françoise Maupin, dans une dépêche de l’AFP n’a pas mentionné l’existence d’une polémique. Elle a écrit :

78

Giacomo Lichtner, op. cit., p. 180. Le titre de l’article, qui « offense et bouleverse les sentiments des polonais », le point de vue jugé « paranoïaque » de Laurent Joffrin, le film de Claude Lanzmann et le rôle du gouvernement français pendant la guerre, se trouvent tour à tour dénoncés. 80 Krystzof Wolicki, « Shoah : la polémique détournée », Le Matin, 7 octobre 1985 ; L’article du Monde est une reprise du fil de l’Agence France Presse, Anonyme, « La diffusion d’extrait du film Shoah suscite de vives réactions », Le Monde, 2 novembre 1985. Le fait que Lech Walesa et Marek Edelman aient critiqué le film est repris. 79

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception « Shoah n’en apporte pas moins à l’Histoire une contribution très importante qui fera probablement couler beaucoup d’encre. »

Cette encre commence à être imprimée deux jours après, la plupart des premiers articles ayant été diffusés entre le 28 avril et le 13 mai 1985. Des articles parus dans une quinzaine de journaux nationaux et parisiens, quotidiens (Le Monde, Libération, Le Figaro, L’Humanité, Le Matin, France Soir, etc.) et hebdomadaires (Le Figaro magazine, Télérama, L’Evénement du jeudi, Le Point, L’Express, etc.)81 ont rendu compte de l’importance prise alors par la sortie du film en salle. Si la longueur des textes varie de manière substantielle, d’un simple entrefilet dans Le Canard enchaîné à cinq pages dans L’Autre Journal, ils sont unanimement positifs. Seule la durée du film est critiquée, soit parce que les journalistes craignent que les spectateurs ne se déplacent pas82, soit parce qu’ils la jugent excessive83. Giacomo Lichtner, dans l’étude qu’il a consacrée à la réception du film, note : « (…) les termes des critiques semblent souvent sans relief : il n’y a aucun doute sur leur sincérité, mais c’est comme si les auteurs avaient peut-être été submergés par un film qui nécessite plus d'un visionnement et se prête mal à être résumé en quelques centaines de mots. Dans tous les cas, les critiques contemporaines de la sortie du film se lisent comme des variations, de qualité diverse, des propos de Lanzmann sur son propre film. »84

Cette analyse rend compte de la centralité du réalisateur dans le récit de Shoah tel qu’il se développe dans la presse généraliste en 1985. Une comparaison du contenu éditorial de chacun des articles avec les propos tenus par Lanzmann, aussi bien lors d’entretiens qu’à la télévision, fait apparaître d’importantes similarités. Les termes utilisés par le réalisateur sont souvent intégrés de manière littérale, soit sous la forme de citations soit en étant incorporés à l’argumentation. Il s’agit moins de proposer une étude exhaustive du contenu des articles, que d’identifier quels termes et quels thèmes reviennent de manière récurrente. Seize éléments constitutifs du récit ont pu être identifiés qui permettent de percevoir quels aspects du film sont mis en avant.

81

Cf. Bibliographie, chapitre 5 : Réception dans la presse généraliste en 1985 en France. Isabelle Nataf (propos recueillis par), loc. cit. 83 Jean-Francis Held, « Shoah, ou l’épopée de la solution finale », L’Evénement du jeudi, 2 mai 1985. 84 Il ajoute : « These were expressed, both vociferously and intransigently, in a number of interviews. », Giacomo Lichtner, op. cit., p. 177. 82

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Les termes du premier récit En 1985, certains termes sont repris de manière quasi-systématique pour présenter Shoah. L’article diffusé sur le fil de l’AFP le 26 avril commence ainsi : « Il a fallu plus de dix ans à Claude Lanzmann pour réaliser Shoah, un long film de 9h30 sur le génocide juif pendant la seconde guerre mondiale, un chef-d’œuvre qui a la poésie puissante d’une cantate ou d’une méditation, en même temps qu’il apporte des témoignages exceptionnels sur cette tragédie. »

Cette introduction est particulièrement représentative de la manière dont le film sera par la suite présenté dans la presse généraliste. Dans la quasi-totalité des articles : la durée du film (1), celle du processus de réalisation « 10 ans » (2) et celle des rushes « 350 h. » (3) sont mentionnées85. En introduction ou dans les chapeaux qui précèdent la majorité des articles, il est précisé que le terme « Shoah », signifie catastrophe en hébreu (4). Ainsi, de la même manière qu’à la télévision, une traduction du titre du film est presque toujours faite. En plus de ces termes, celui de vérité est utilisé de manière récurrente. Le film ne correspond pas, selon ces textes, à une interprétation de la réalité passée, il atteint la vérité (5). « Le souci du vrai »86 en faisant « immanquablement [ressortir] le vrai », afin de « ne pas trahir la vérité »87. Par ailleurs, l’accent est particulièrement mis sur le rôle du réalisateur, celui-ci étant souvent introduit comme un proche de Jean-Paul Sartre (6) et comme ayant déjà réalisé, Pourquoi Israël (7). Pour autant, ce premier film n’est jamais présenté, aucun parallèle n’étant fait entre la forme de celui-ci et celle de Shoah. Le travail de Lanzmann est comparé à celui d’un « topographe » (8), qui insiste sur les « détails » (9), afin de faire « revivre » (10) au présent du film le passé du génocide (11). Si le fait qu’il se soit confronté à « l’incompréhensible »88, « l’innommable »89 et à « l’indicible »90 est parfois mentionné, ces termes relevant du champ lexical des limites de la représentation et de la compréhension ne sont pas particulièrement mobilisés91. En revanche, à plusieurs reprises, le film est présenté

85

À plusieurs reprises le fait que Claude Lanzmann ait tourné dans 14 pays est également mentionné. Isabelle Nataf, loc. cit., Le Matin, 1985. 87 Patrice Carmouze, loc. cit., 1985. 88 Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, loc. cit., 1985. 89 Patrice Carmouze, loc. cit., 1985. 90 Jean-Francis Held, loc. cit. 91 Une exception tout de même le premier article du Monde qui se conclut ainsi, « Même si l’on en voit qu’une partie, ce Shoah incontournable est désormais inoubliable : pardonner et se tourner vers l’avenir, c’est 86

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception comme disqualifiant les négationnistes (12)92, ce point renvoyant à sa valeur documentaire sur laquelle les journalistes de télévision ont auparavant insisté. Au niveau de la forme du film, les articles reviennent sur la tripartition, témoins, victimes, bourreaux (13) et l’absence d’image d’archive (14). L’omniprésence des trains (15) est également souvent mentionnée. Enfin, la grande majorité des articles insistent sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un film documentaire (16). Le fait qu’il ne soit pas désigné comme documentaire ouvre la question de la qualification de Shoah. Le non-usage du terme de documentaire dans la presse s’explique par le refus explicite de Lanzmann de qualifier ainsi Shoah. Lors de plusieurs entretiens, il a en effet insisté sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un film de ce type. Comme sur la plupart des autres points, les journalistes français ont repris les termes du réalisateur. Ainsi, dans Libération, il est noté tout à fait explicitement, « Shoah est un film, pas un documentaire ». De même, dans Le Matin, il est indiqué que Shoah, « n’est absolument pas un documentaire (…) [mais] un film, un "vrai" ». Jean-Francis Held indique qu’« il eût été futile, voire indécent d’en raconter l’histoire sur le mode documentaire »93 et dans L’Humanité94, il est précisé : « (…) mais attention, Shoah, n’est pas un documentaire, un constat juridique. C’est une œuvre d’art. Un requiem. »

Lanzmann a lui-même qualifié son film d’œuvre d’art en opposition au terme documentaire. Dans la presse, les mots choisis pour le caractériser sont : « œuvre monumentale »95, « œuvre de non-fiction »96, « film monumental »97, « monument »98, un « film-monument »99 ou encore comme un « voyage obligatoire »100

un

Le film est ainsi résolument présenté comme appartenant au domaine de l’art, ce choix éditorial n’ayant rien de naturel. Comme dans le cas de l’étude de la diffusion en salle, les indispensable. Mais pas sans savoir… », Laurence Devarrieux, « Le Champ de la conscience », Le Monde, 28 avril 1985. 92 Ivan Levaï, « Shoah », VSD, 2 mai 1985 et Patrice Carmouze, loc. cit., 1985. 93 Jean-Francis Held, loc. cit. 94 Bernard Frederick, « Shoah », L’Humanité, 6 mai 1985. 95 Robert Chazal, « Les Juifs devaient acheter leur billet pour Treblinka… », France Soir, 29 avril 1985. 96 Jeanine Baron, « Questions au silence », La Croix, 13 mai 1985 et Patrice Carmouze, loc. cit., 1985. 97 Idem. 98 Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, loc. cit., 1985. 99 Idem ; M.-N.T., « A propos de Shoah. Claude Lanzmann : vision des abîmes », Le Figaro, 30 avril 1985 ; Claude Lanzmann dans Jacques-Pierre Amette, loc. cit. 100 Ivan Levaï, loc. cit. Le terme de « film-fleuve » est utilisé par les critiques qui refusent l’hagiographie, JeanFrancis Held, loc. cit. et J.-P. G, opus cit., Le Canard enchaîné, 1985.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception articles publiés dans la presse française peuvent être comparés avec ceux publiés dans la presse généraliste américaine. Les premiers articles publiés dans la presse outre-Atlantique ont été le fait de journalistes du New York Times et du Washington Post. Le 1er mai 1985, Richard Bernstein a commencé ainsi son article : « Un film documentaire de 9h 30, portant sur la destruction des Juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, sorti cette semaine à Paris est acclamé par les critiques qui l’ont appelé un chef-d’œuvre et un monument contre l’oubli.»

Dans l’International Herald Tribune, le critique a titré son article, « Interwiew Film Documents Holocaust »101. Le 10 juillet 1985, Leslie Bennets annonçant la prochaine diffusion du film à New York a écrit : « New Yorker Film a conclu un arrangement afin de distribuer Shoah, un documentaire épique de Claude Lanzmann, qui a passé dix ans de sa vie à le réaliser. »

Le 20 octobre 1985, le sous-titre du photogramme mis en exergue de la critique de Bernstein a été le suivant : « Des habitants d’un village proche d’Auschwitz apparaissant dans Shoah, le documentaire sur l’Holocauste de 9h 30 de Claude Lanzmann. »

Le 24 octobre 1985, l’article de Dena Kleiman a été titré, Un nouveau documentaire sur l’Holocauste attire une audience motivée. Le point commun à l’ensemble de ces articles est l’usage du mot « documentaire » pour désigner le film de Lanzmann. Dans le Washington Post, l’usage du même terme se retrouve sous la plume de Paul Anttanasio le 3 et le 20 novembre et chez Joe Brown102 et Richard Cohen103 le 22. Seul George F. Will dans son article du Washington Post du 14 novembre fait usage dans le corps du texte de l’expression « chef-d’œuvre »104. Dans l’article du New York Times du 23 octobre, Vincent Canby, utilise

101

Richard Bernstein, « Interview Film Documents Holocaust », International Herald Tribune, 14 mai 1985. Dans le corps du texte il utilise également le terme de « documentary ». 102 Il fait également usage du terme « monument ». Joe Brown, « Shoah : Shouldering the guilt », Washington Post, 22 novembre 1985. 103 Il écrit, Shoah « is the ultimate film document of the Holocaust ». Richard Cohen, « Miraculously, They Still Can Cry », Washington Post, 22 novembre 1985. 104 George F. Will, « Coninuing Atrocity and continuing resistance », Washington Post, 14 novembre 1985. Dans un article publié à la fin du mois de novembre Charles J. Gans présente le film comme « a controversial French film », ce qui constitue la seule appellation négative dans le Washington Post. Charles J. Gans, « Poles Offended by Shoah », Washington Post, 28 novembre 1985.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception celle « d’histoire orale »105. Celle-ci sera reprise dans le sous-titre de la publication américaine du texte du film, Shoah : an oral history of the Holocaust : the complete text of the film (1985). Les critiques dans lesquelles Shoah est désigné comme étant un documentaire ou comme relevant du domaine de l’histoire orale ne sont pas moins élogieuses que celles publiées dans la presse française, mais rendent compte d’une autre perception. Aux Etats-Unis, en 1985, le film n’est pas présenté comme une œuvre d’art mais comme un film documentaire. Le fait que l’influence du réalisateur ait été moindre dans ce pays constitue probablement l’une des raisons pour laquelle il a été ainsi considéré. A l’instar des critiques de la presse spécialisée française, ces journalistes ont appréhendé le film sans remettre en cause le fait que Shoah soit ainsi qualifié. En avril-mai 1985, seuls les journalistes de la presse généraliste française, suivant en cela les propos mêmes du réalisateur, ont désigné le film d’œuvre d’art. A ces publications, s’ajoute une tribune de Simone de Beauvoir publiée en Une du Monde. Celle-ci a constitué un élément décisif pour la notoriété du film. Il est possible de se demander si cet article a participé à l’identification de ce film comme œuvre d’art et/ou comme documentaire. L’affirmation de l’exceptionnalité du film La tribune intitulée La Mémoire de l’horreur publiée dans Le Monde, le 29 avril 1985 a participé à la promotion du film dans le temps de sa sortie en salle. Le court chapeau introductif rédigé par la rédaction du quotidien reprend certains des éléments présents dans les autres textes106 avant de préciser que l’auteure de l’article, Simone de Beauvoir, était une amie du réalisateur107. En fait, ils se connaissaient depuis plus de trente ans au moment de la sortie du film (1952-1985). Amants entre 1952 et 1959, ils ont participé ensemble à partir de cette période au comité éditorial de la revue les Temps Modernes, dont la philosophe est devenue la

105

Vincent Canby, « Film : Shoah, Memories of the Death Camps », The New York Times, 23 octobre 1985. Il s’agit respectivement de la longueur du film (1), durée du processus (2), tripartition des protagonistes (15). 107 « Shoah, de Claude Lanzmann, sort le 30 avril prochain sur les écrans parisiens. Pendant dix ans, l’écrivain cinéaste a recherché les protagonistes – acteurs (sic), victimes, témoins – du génocide du peuple juif. Une longue quête dans le temps et la mémoire que commente ici son amie Simone de Beauvoir. Le film, l’un des plus longs de l’histoire du cinéma, dure près de dix heures. Il est projeté en deux parties », rédaction in Simone de Beauvoir, « La Mémoire de l’horreur », Le Monde, 29 avril 1985. 106

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception rédactrice en chef à la mort de Sartre (1980). Lanzmann a, entre autres, expliqué qu’il la consultait pendant la réalisation du film108 et que plusieurs fois elle est venue : « (…) à Saint-Cloud, au laboratoire LTC où se trouvaient les salles de montage de Shoah, et [Claude Lanzmann] lui montrait des séquences du film en train de se faire. »109

De surcroît, selon plusieurs des biographes de Simone de Beauvoir, il semble qu’elle a participé au financement de Shoah et que le réalisateur lui a demandé de rédiger cette tribune afin d’aider au lancement de Shoah110. Ce texte n’a donc pas seulement été écrit à la suite de la découverte du film à la fin avril 1985, mais par une personne proche du réalisateur qui a suivi les différentes étapes du processus de réalisation. Cet article peut donc être considéré comme étant un critical push111, soit un contenu éditorial rédigé à la demande d’un membre de l’équipe du film et dans une perspective proche de celui-ci, qui, de par la notoriété de l’auteure et de celle du médium sur lequel il est diffusé, va permettre au film d’être identifié dans l’espace public dès sa sortie en salle. Cette tribune a également joué un rôle à plus long terme dans le récit de Shoah, notamment car le réalisateur l’a mise en exergue des paroles du film publiées en juin 1985 chez Fayard112. Les premières phrases de la tribune sont les suivantes : « Il n’est pas facile de parler de Shoah. Il y a de la magie dans ce film, et la magie ne peut pas s’expliquer. Nous avons lu, après la guerre, des quantités de témoignages sur les ghettos, sur

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« Pendant les douze années très difficiles qu'a duré la réalisation de Shoah, je venais vers elle chaque fois que je le pouvais, j'avais besoin de lui parler, de lui dire mes certitudes, mes doutes, mes angoisses, mes découragements. Je sortais toujours des soirées que nous passions ensemble, sinon rasséréné, du moins fortifié (...) », Claude Lanzmann, « Minuit à Tolède », Les temps modernes, n°647-648, janvier-mars 2008, p. 12. 109 Claude Lanzmann, opus cit., janvier-mars 2008, p. 12. 110 Alors que Simone de Beauvoir était malade, Claude Lanzmann « faisait ce qu’il pouvait, mais il s’apprêtait à lancer le résultat de plus de douze années de travail acharné : son documentaire massif de neuf heures, Shoah, au financement duquel Beauvoir avait participé. Comme l’état de Beauvoir affolait Sylvie [Le Bon de Beauvoir] et qu’elle était prête à faire n’importe quoi pour l’empêcher de boire, Lanzmann crut avoir la solution. Il confia à Beauvoir la mission d’écrire la préface du livre tiré du script de Shoah, sachant que son soutien contribuerait au lancement du film, et elle se mit à la tâche avec plaisir. », Deirdre Bair, Simone de Beauvoir, Fayard, Paris, 1991, p. 712. En note, 13 p. 818, sur la question du financement le biographe précise qu’elle disait qu’il s’agissait « Juste des prêts, et peu importants ». Lire également, Huguette Bouchardeau, « Simone de Beauvoir ne se sent bien, en dehors des sorties avec Sylvie, que lorsqu’elle peut retrouver une activité en continuité avec ce qu’elle a toujours fait. Aussi, Lanzmann lui propose-t-il d’écrire la préface au script de Shoah qu’elle a aidé financièrement à produire, et son texte paraît chez Fayard en 1984 (sic), et à New York, aux éditions Panthéon, en 1985. », Simone de Beauvoir, Flammarion, Paris, 2007, p. 316. 111 On reprend ici la définition proposée par Joseph Lampel et Jamal Shamsie, « Critical Push: Sources of Strategic Momentum in the Motion Picture Industry », Journal of Management, 26/ 2, 2000, pp. 233-257. 112 Plusieurs articles rendent compte de la publication de l’ouvrage. On peut notamment citer celui de Max Gallo dans « Shoah : le légendaire et le sacré », qui commence ainsi, « un jour, ce livre-là, Shoah, on le placera à côté des plus grands : ceux qui appartiennent au monde du sacré et du légendaire (…) » in Libération, 13 juin 1985.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception les camps d’extermination ; nous étions bouleversés. Mais, en voyant aujourd’hui l’extraordinaire film de Claude Lanzmann nous nous apercevons que nous n’avons rien su. »

L’article s’articule autour de trois parties correspondant à l’importance des lieux, au rôle des voix et enfin à l’attention portée aux visages113. Simone de Beauvoir reprend alors la plupart des termes déjà en usage dans la presse. Elle indique notamment que le film n’est « ni fiction, ni documentaire » avant de conclure sa tribune sur le fait que Shoah est « une grande œuvre. Un pur chef-d’œuvre. » L’idée d’une adéquation entre le film et son objet ressort également fortement de ce texte. L’événement génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et ce dont Lanzmann a choisi de faire l’objet du film qu’il a nommé Shoah, sont deux éléments considérés comme presque identiques. Le temps du génocide (1941-1945) et celui du tournage (1975-1980) semblent se confondre sous la plume de Simone de Beauvoir. La philosophe écrit : « Comme tous les spectateurs du film, je mêle le passé et le présent. J’ai dit que c’est dans cette confusion que réside le côté miraculeux de Shoah.»

Ce texte peut être mis en regard avec une autre tribune d’Elie Wiesel intitulée « Un survivant se souvient d’autres survivants de Shoah »114, publiée le 3 novembre 1985 à la Une du New York Times. Ces deux articles ont un statut similaire, mais à la différence de Simone de Beauvoir, Elie Wiesel distingue nettement l’objet du film et l’événement. Il insiste également sur le fait qu’il s’agit d’une représentation du génocide des Juifs parmi d’autres. En introduction, il rapproche Shoah de trois films dits documentaires : Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1955), The 81st Blow (Haïm Gouri, 1974) et The Final Solution (Dieter Hildebrandt, 1983). Il n’établit aucune hiérarchie entre ces formes visuelles. Il rappelle également qu’Itzhak Zuckerman et Vrba étaient déjà reconnus comme des héros avant la sortie de Shoah. Il indique aussi que Vbra et Karski115 avaient chacun publié un livre auparavant. Il précise alors que dans The Secret State (1944), ce résistant « en dit plus que dans Shoah ». Enfin, il fait mention des écrits contemporains du judéocide émanant de membres du

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Le lendemain dans un entretien accordé à Patrice Carmouze pour Le Quotidien de Paris, elle reprend les mêmes éléments. Le film est jugé « indispensable » car Claude Lanzmann a réussi à « restituer le passé à travers les lieux, les voix et les visages. » 114 Elie Wiesel, « A Survivor Remembers Other Survivors of Shoah », New York Times, 3 novembre 1985, p. 1 et p. 20. 115 Il explique aussi qu’en 1981 ce dernier a déjà parlé publiquement de son rôle.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau (Zalmen Gradowski, Zalmen Lewental, Lejb Langfus). Ainsi, le film de Lanzmann se trouve être remis en perspective, historicisé par cet auteur. Une autre différence réside dans l’importance accordée respectivement au projet du réalisateur et aux paroles des protagonistes. Simone de Beauvoir cite Hilberg, Suchomel, Karski, le conducteur de la locomotive et le chef de gare de Sobibor sans indiquer leurs noms116. En revanche, elle insiste sur les choix opérés par le réalisateur. Lanzmann est cité à huit reprises, soit plus que l’ensemble des protagonistes du film. Le texte insiste sur le fait que c’est lui qui a su « faire parler les lieux », « a su retrouver les horribles réalités », qui « nous montre les gares », qui « nous raconte l’Holocauste », c’est lui encore qui a fait « le montage » et qui « discute longuement » avec Hilberg. Elie Wiesel insiste lui sur le fait que Lanzmann a été un infatigable investigateur, travaillant scrupuleusement et sans pitié à traquer chaque indice lui permettant de s’approcher du lieu et du temps du génocide117, il ne considère pas particulièrement que Shoah est un projet exceptionnel. Il explique ainsi que comme tout autre film (ou récit écrit), il est impossible qu’il rende compte totalement du génocide des Juifs. De surcroît, la suite de la tribune porte moins sur le travail du réalisateur que sur les protagonistes. Quatre des sept parties qui composent l’article ne portent pas sur le film, mais sur l’un des protagonistes. Elie Wiesel évoque d’abord sa rencontre avec Yitzhak Zuckermann (partie 2), puis l’ouvrage publié par Vrba (partie 4), l’ouvrage et le rôle de Karski durant et après la guerre (partie 5) et enfin la place occupée par Müller à Auschwitz (partie 6). De plus, à la Une du New York Times, quatre courts extraits de propos tenus par Vrba, Karski, Zuckerman et Müller sont reproduits. Insister comme le fait Elie Wiesel sur la place des protagonistes du film118, et non pas sur le rôle du réalisateur, conduit à se demander quelle place la presse généraliste française accorde à ceux-ci. La polarisation autour de quatre protagonistes En France, la plupart des articles portent sur les modalités de la réalisation du film. Aucun journaliste n’insiste autant qu’Elie Wiesel sur l’importance de la place de chacun des

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On notera que les protagonistes polonais ne sont pas identifiés par leur nom. Afin de valoriser le film, il mobilise, également certains éléments récurrents dans les récits sur le film, tels que la longueur de celui-ci, mais aussi la durée du projet, le nombre d’heures de rushes, etc. 118 Cet article porte avant tout sur les propos tenus avant et dans le film par les Juifs persécutés. 117

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception protagonistes dans le film. Certains d’entre eux sont parfois présentés sans que cela ne soit particulièrement développé. Dans plusieurs de ces écrits, aucun d’entre eux n’est cité119. D’autres fois, des protagonistes sont mentionnés sans que leurs propos dans le film ne soient particulièrement repris. On peut citer à ce titre, Karski120, Grassler121, Hilberg122, Gawkowski123, Stier124, Müller125 et Vrba126. En plus de ces mentions épisodiques, quatre exemples ont été développés à plusieurs reprises. Le premier concerne Suchomel et correspond à l’un des extraits présentés à la télévision. Le fait, qu’en niant que dix-huit milles Juifs aient été tués chaque jour à Treblinka, Suchomel confirme le meurtre de douze à quinze milles Juifs par jour dans ce camp, est repris dans cinq articles différents. Dans France Soir cet extrait n’est pas cité, mais il est dit de Suchomel qu’il semble avoir « l’âme en paix et même la satisfaction du devoir accompli »127, alors que dans L’Humanité c’est au chant de Treblinka qu’il est fait référence. Suchomel s’impose donc comme une figure centrale de la première réception de Shoah en France. On peut faire l’hypothèse que la citation récurrente de ce cas individuel est liée à la diffusion des extraits de l’entretien à la télévision dans les jours ayant précédé ces articles. Cela constitue ainsi un exemple de migration d’un médium vers un autre, ici du petit écran vers la presse écrite. La question de savoir si l’entretien mené avec ce protagoniste conservera à plus long terme un caractère central dans le récit du film sera posée ultérieurement. Comme en écho aux paroles de Suchomel portant sur les « 12 à 15 000 Juifs » tués par jour à Treblinka, le dialogue entre Lanzmann et Michelsohn constitue le deuxième cas cité à plusieurs reprises. Cet extrait du film porte précisément sur le fait qu’elle ne se souvient plus du nombre de Juifs morts dans le camp d’extermination de Chelmno. Elle hésite entre

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Claude Lanzmann, Isabelle Nataf (propos recueillis par), opus cit., Le Matin, 1985 ; M.-N.T., loc. cit. ; Anonyme, opus cit., L’Humanité, 1985 ; J.-P. G, opus cit., Le Canard enchaîné, 1985. 120 Patrice Carmouze, « Shoah : Voyage au bout de l’enfer », Le Quotidien de Paris, 29 avril 1985 et Claude Lanzmann, Sophie Lannes et al., opus cit., L’Express, 1985. 121 Identifié comme Glassler, Bernard Frederick, loc. cit. 122 Identifié comme Hellberg dans L’événement du jeudi. 123 identifié comme Gawliosky, Jacques-Pierre Amette, loc. cit. 124 Jean-Francis Held, loc. cit. et Sophie Lannes, et al., opus cit. 125 Jean-Francis Held, loc cit. et Sophie Lannes et al., opus cit. 126 Idem. 127 Dans un second article daté du 6 mai, il est mentionné qu’il est interrogé à l’aide d’une carte. Ce point est également mentionné dans Sophie Lannes et al., opus cit.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception quarante et quatre cent mille128. Le troisième cas correspond moins à des propos ou à un protagoniste qu’à une scène. Celle-ci se déroule devant l’Eglise de Chelmno et porte sur le thème de l’antisémitisme polonais129. Le nom de Srebnik est mentionné à plusieurs reprises et ses propos sont également repris en lien avec la scène d’ouverture du film130. Le quatrième et dernier cas est celui de Bomba et de la séquence qui se déroule dans le salon de coiffure. Il est écrit qu’il « raconte ce drame encore plus atroce que les autres »131, qu’il « est à pleurer »132. Les journalistes reviennent sur le dispositif filmique mis en place dans Shoah133, insistant dans un premier temps sur les propos de Bomba neutres et hachés, puis sur le fait qu’ensuite celui-ci « éclate en sanglots »134. Le constat peut être fait que plus de la moitié des protagonistes du film ne sont pas cités par les journalistes. Il n’est ainsi presque jamais fait mention des entretiens menés avec Borowi, Piwonski, Glazar, Grassler, Zaïdl et Dugin qui occupent pourtant une place centrale dans la forme visuelle. De même, ceux réalisés avec Müller et Vrba, ne sont que peu intégrés au récit du film. Les journalistes se focalisent principalement autour de quatre extraits d’entretiens. Si les protagonistes de Shoah occupent tout de même une place dans le récit du film en France, la question de savoir si ces différents articles abordent le rôle du montage, peut être posée. L’oblitération du rôle du montage Le rôle du montage a une place particulièrement importante dans le texte de Simone de Beauvoir. Ce point est d’autant plus remarquable, qu’il contraste fortement avec le reste des articles publiés au sujet de Shoah. Ainsi, dans le dossier consacré au film par Libération une seule référence est faite à ce sujet en conclusion de la courte note bibliographique portant sur le réalisateur et intitulée Claude Lanzmann, l’homme têtu. Le journaliste indique que : « Si, sur le terrain au cours de l’enquête, il a su rester froid – "il le fallait" - il lui est arrivé de pleurer dans l’obscurité de la salle de montage. »

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Jean-Francis Held, loc cit. ; Ivan Levaï, loc. cit. ; Bernard Frederick, loc. cit. Elle est également citée pour son indifférence au sort des Juifs par Robert Chazal, loc. cit. 129 Idem ; Jean-Francis Held, loc cit. ; Ivan Levaï, loc. cit. 130 Patrice Carmouze, loc. cit., 1985. 131 Robert Chazal, loc. cit. 132 Ivan Levaï, loc. cit. 133 Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, loc. cit., Libération, 1985 ; Bernard Frederick, loc. cit. ; Sophie Lannes et al., loc. cit. 134 Jacques-Pierre Amette, loc. cit.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Dans l’ensemble du corpus d’articles étudiés, le terme « montage » n’est mentionné qu’à trois reprises et le nom de la monteuse l’est une seule fois135. La philosophe revient quant à elle à trois reprises sur cette phase de la réalisation en insistant sur le fait qu’il « n’est jamais chronologique », qu’il y a « au-delà même de la subtilité du montage (…) des résonances, des symétries » et enfin, que « grâce au remarquable montage de Lanzmann il y a des moments de paix, de sérénité ». De la même manière que dans le dossier de Libération, le réalisateur est présenté comme étant l’unique auteur du montage. Ce point va poser problème au moment où la tribune de Simone de Beauvoir devient la préface des dialogues du film publiés chez Fayard. Dans cet ouvrage, publié dès juin 1985, les remerciements qui figuraient en incipit du film ont été omis. Ainsi, la mention suivante n’apparaît pas136 : « Ziva Postec, qui, pendant cinq années et jour après jour, a monté le film à mes côtés. »

Enfin, le livre est signé par le seul Lanzmann, qui devient de fait l’unique auteur du texte du film137. Toute mention de la monteuse étant ainsi absente de la version imprimée de Shoah, elle refuse d’accepter cela. Elle souhaite tout particulièrement que le passage qui indique, « le montage de Claude Lanzmann n’obéit à aucun ordre chronologique » soit modifié afin que son nom soit ajouté à celui du réalisateur. Une conciliation est tentée en ce sens fin octobre 1985, Lanzmann acceptant alors de remplacer le terme « montage » par celui de « construction ». Elle refuse, rappelant qu’elle souhaite que son nom apparaisse, ou qu’au moins, celui du réalisateur ne soit pas mentionné dans cet extrait de texte portant sur le montage. Début 1986, le litige est porté devant les tribunaux. Un article de Louis Skorecki, rend alors compte de ce différend dans Libération. Il commence ainsi :

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On les reproduit ci-après : « Claude Lanzmann interrompt le récit de l’un par celui d’un autre par un montage qui augmente la force de ce qui est dit. » Anonyme, loc. cit., France Soir, 1985. « Il m’est arrivé de m’effondrer sur la table de montage. A Ziva Postec, la monteuse, aussi. Mais il ne s’agissait pas d’être bouleversé » Claude Lanzmann dans Sophie Lannes, et al., loc. cit., L’Express, 1985. La troisième mention est faite dans Libération et citée dans le corps du texte. Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, loc. cit., Libération, 1985. 136 A partir de mi-juillet 1985, le texte du film est publié en intégralité en plusieurs épisodes au sein du quotidien Le Matin. Il est introduit par un texte de Max Gallo intitulé « Une Force étrange » et par un court texte de Claude Lanzmann. Les remerciements et toute mention de Ziva Postec sont également omis. Lire, Anonyme, « Shoah », Le Matin, 15 juillet 1985, p. 22. 137 Carles Torner indique à ce sujet que Claude Lanzmann : « (…) signe le script du film, ce qui produit cet effet remarquable que, dans ce texte même, je dois donner en notes à la fin de chaque chapitre, pour citer des paroles d’Abraham Bomba, de Franz Suchomel ou de Henrik Gawkowski, le nom de Lanzmann comme auteur : Claude Lanzmann, Shoah, Paris, Fayard, 1985, p. XXX. Il ne s’agit pas de Claude Lanzmann éditeur, coordinateur ou compilateur, mais d’une citation d’auteur », op. cit., p. 195.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception « Ziva Postec a passé près de six ans à mettre bout à bout les images du film de Claude Lanzmann. Pour faire reconnaître son travail, elle a attaqué le metteur en scène en justice. »138

Dans la seconde édition du texte, chez Gallimard, la mention devient celle-ci : « La construction de Claude Lanzmann n’obéit pas à un ordre chronologique. »139 Le nom de la monteuse reste absent de cette nouvelle version. La citation du nom de Postec dans l’article de Libération constitue l’une des dernières mentions de la monteuse dans le récit du film au sein de la presse généraliste140. Plus généralement, celle-ci devient quasiment absente du récit du film en France. Cet état de fait contraste avec la présence importante qu’elle a occupée dans la presse israélienne lors de la sortie du film dans ce pays. Elle apparaît en effet à plusieurs reprises en photographie dans des journaux et accorde plusieurs entretiens141. Enfin, il est à noter pour conclure sur ce point, qu’à partir de 1986, Lanzmann ne prononcera plus son nom au sujet de Shoah. Ainsi, jusque dans ses Mémoires, Le Lièvre de Patagonie publiées en 2009, elle demeurera absente des propos et des écrits du réalisateur142. A l’exception notable de l’entretien conduit par Anne Grynberg et de l’article de Clarisse Nicoïdski, aussi bien la phase du montage que la place de la monteuse sont absentes des écrits portant sur le film après 1985. Une focalisation sur la réalisation et sur le rôle du réalisateur a conduit à ce que les places respectives des protagonistes et du montage soient minorées. On peut se demander s’il en va de même en ce qui concerne la question historiographique.

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L’ensemble des informations de ce paragraphe sont issues de cet article. Louis Skorecki, « La monteuse de Shoah refuse de se fondre dans le noir », Libération, 27 février 1986, p. 18. L’article peut être consulté au sein du dossier de presse consacré au film par la Bibliothèque publique d’information (BPI), mais ne se trouve pas dans celui de la Bibliothèque Publique du Film (Bifi). 139 Simone de Beauvoir « La Mémoire de l’horreur », in Claude Lanzmann, Shoah, Gallimard, Paris, 1997, p. 12. 140 Ziva Postec a accordé un entretien à Anne Grynberg pour Le Monde juif, et un article lui sera consacré par Clarisse Nicoïdski, « Shoah ou la quête de l’identité », Tribune juive, non daté, archives privées de Ziva Postec. 141 Plusieurs articles publiés lors de la sortie de Shoah en Israël ont pu être consultés dans les archives privées de Ziva Postec. 142 Elle n’apparaît pas dans l’index des noms, bien qu’elle soit mentionnée au sujet du rôle qu’elle a joué dans Pourquoi Israël. « (…) accompagné des deux monteuses, Françoise Beloux et Ziva Postec, j’arrivais plein d’enthousiasme au fin fond de Neuilly, où se trouvait l’étouffant cagibi qui nous servait de salle de montage (…) », Claude Lanzmann, opus cit., 2009, p. 427.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Présence et disparition de la question historiographique L’absence de critiques cinéma en France peut, en partie, expliquer que très peu de comparaisons aient été faites entre Shoah et d’autres films143. La question de l’inscription historiographique de Shoah est, en revanche, soulevée dès le 25 avril 1985. En effet, l’article qui a provoqué la polémique autour du rôle des Polonais dans le film partage la dernière page du dossier de Libération avec un texte intitulé « Ecole d’histoire, histoire d’écoles. ». Celui-ci a pour sous-titre, « aujourd’hui, le génocide est devenu l’objet obligé d’études historiques. Shoah s’inscrit par son exigence dans un ensemble de travaux scientifiques souvent controversés. » Le journaliste, Luc Ronsenzweig, considère alors qu’en réalisant Shoah : « Claude Lanzmann a compris, que plusieurs décennies après l’événement, il fallait tenir compte du fait qu’aujourd’hui le génocide est, aussi, objet d’histoire ou plus précisément d’historiographie. »

Cet auteur rappelant que Lanzmann n’est pas un historien, insiste sur le fait que pourtant le film s’inscrit dans des problématiques soulevées par les chercheurs. La présence du seul Hilberg à l’écran est alors perçue comme résultant d’un choix historiographique effectué par le réalisateur. Il note à ce sujet : « (…) en faisant parler Raul Hilberg Claude Lanzmann s’inscrit dans une tendance historique. »

L’équivalence entre la présence de l’historien dans le film et l’influence de ses travaux sur les choix opérés pour Shoah, est un élément accepté sans être questionné. A l’aune des écrits de ce chercheur, le journaliste interroge la manière dont l’antisémitisme nazi est représenté dans Shoah. Les débats historiens entre continuité et radicale nouveauté de l’antisémitisme entre 1933 et 1945 sont alors présentés144. Ce questionnement, engagé dès le 25 avril 1985, n’a pas été par la suite repris et développé dans la presse. S’il est parfois fait référence à Hilberg, c’est principalement en tant que protagoniste du film. Plus généralement, la question des choix historiographiques du réalisateur n’est quasiment jamais posée par les journalistes.

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A l’exception notable du Chagrin et la pitié in Isabelle Nataf (propos recueillis par), opus cit., Le Matin, 1985. 144 Ainsi que sur la question, qu’il considère comme « abordée en filigrane dans Shoah » des rapports entre interprétations intentionnalistes et fonctionnalistes du génocide des Juifs.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception A ce constat, s’ajoute le fait qu’aussi bien dans la presse généraliste qu’à la télévision, l’absence de la parole des historiens peut être relevée. Ainsi, par exemple, aucune tribune n’a été signée dans la presse généraliste pour débattre des enjeux historiographiques du film. Aucune, non plus, n’est venue le réinscrire à l’articulation entre les travaux publiés en sciences sociales et les écrits provenant d’acteurs de l’histoire. L’absence dans le film de toute mention des tueries par balles menées par les Einsatzgruppen n’est pas non plus relevée. Les publications de certains des protagonistes du film, telles que mentionnées dans la tribune d’Elie Wiesel, ne sont pas non plus citées. Cela conduit à ce que l’idée selon laquelle il existe une adéquation entre le sujet de la forme visuelle, Shoah et l’objet du film le génocide des Juifs, ne soit pas remise en cause. Cette idée se retrouve sous la plume de plusieurs journalistes. Ainsi, Patrice Carmouze écrit : « (…) du génocide, nous ne savions jusqu’ici que la légende, c’est-à-dire une sorte d’abstraction que les mots eux-mêmes ne parvenaient pas à rendre dans sa pure vérité. »145

Jacques-Pierre Amette indique aussi : « Au fil des quarante dernières années, l’anéantissement des Juifs avait suscité son mythe et sa légende. Cette histoire-là, inscrite dans l’Histoire, a engendré ses pseudo-pédagogues qui ont cherché à l’installer dans la chronologie des temps. »146

Dans La Croix, il est précisé : « (…) depuis quarante-cinq ans (sic), ils s’étaient forgé une carapace de silence. (…) Bourreaux ou victimes n’échappent pas à la mise au jour voulue par le cinéaste d’un passé soigneusement refoulé. »147

Au constat de l’absence de la parole des chercheurs dans les médias généralistes, s’ajoute le non-questionnement des journalistes sur la question des choix historiographiques opérés par Lanzmann. Il semble que le réalisateur a eu un rôle dans cette disqualification des connaissances antérieures. Ainsi, dans Le Matin, il a expliqué que : « (…) la seule façon de l’apprendre aux gens, c’était de le réapprendre à moi-même et de le revivre, parce que le savoir par les livres n’est pas un savoir. »

145

Patrice Carmouze, loc. cit., 1985. Valérie Jacques-Pierre Amette, loc. cit., Le Point, 1985. 147 Jeanine Baron, loc. cit. 146

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Le réalisateur a également insisté dans L’Express sur le fait que les travaux des historiens passent à côté d’une dimension essentielle du génocide des Juifs : « (…) j’avais assisté aux Etats-Unis à un colloque d’historiens sur l’holocauste. (…) je m’étais rendu compte qu’ils ne le fixaient pas l’holocauste. Ils y échappaient, précisément par leur savoir. »

Dans Le Nouvel Observateur, il a indiqué : « Le savoir est un fait, insuffisant. C’est pour cela que je n’ai pas voulu faire un film d’historien. L’histoire ne peut rendre compte que d’une infime partie d’un événement comme celui-là. »148

Puis, durant l’été 1985, il a déclaré aux critiques des Cahiers du Cinéma : « (…) la question du concept est une question abstraite, d’historien, qui n’a pas de sens. »149

Le film est donc tout à la fois présenté par Lanzmann comme apportant un savoir nouveau et comme minorant l’intérêt des travaux historiens portant sur le génocide des Juifs. Au terme de l’étude de la réception du film en 1985, plusieurs constats peuvent être faits. Il a été peu question de celui-ci dans la presse cinéphile et dans les pages cinéma des quotidiens et des hebdomadaires. Le film a été faiblement diffusé et peu vu. S’il a acquis une certaine notoriété, c’est suite au déclenchement d’une polémique avec les autorités polonaises. C’est dans ce contexte qu’il a été qualifié d’œuvre d’art. Un certain nombre de termes et de thèmes lui ont été associés. Et si le rôle de chacun des protagonistes, celui du montage et la question de l’inscription historiographique ont été peu soulevés, le récit s’est principalement porté sur les choix du réalisateur et sur les conditions du tournage. L’étude de la diffusion de Shoah dans l’espace public médiatisé, nécessite la prise en compte d’un second temps. En effet, sa programmation à la télévision a constitué un événement comparable à celui de sa sortie en salle. Il s’agira de se demander si les éléments identifiés comme constitutifs du récit se sont renforcés ou se sont transformés ou ont disparu ? Dans ce second temps, Shoah a-t-il constitué un événement plus cinématographique que politique ? Le rôle du montage et la question de l’inscription historiographique ont-ils été soulevés ? Les protagonistes ou les

148

Claude Lanzmann, Catherine David (propos recueillis par), « Le choc Shoah », Nouvel Observateur, 26 avril 1985. 149 Claude Lanzmann dans Marc Chevrie, Hervé Le Roux, loc. cit., p. 294.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception réalisateurs ont-ils été au centre du récit ? Les termes et les thèmes ont-ils varié ? Le film a-til été plus vu en 1987 qu’en 1985 ?

La seconde réception du film en France (juillet 1987)

L’année 1986 ou le parcours international du film En 1979, TF1, alors chaîne publique, a préacheté les droits de diffusion de Shoah150. Lors de la sortie en salle en 1985, la diffusion à la télévision française du film en trois soirées a été annoncée aussi bien dans la presse que sur TF1. En juin 1986, alors que le film vient d’être retiré des écrans parisiens, cette programmation est annoncée sur le fil de l’AFP pour les 21, 28 août et 4 septembre 1986151. Lanzmann s’oppose alors à cette diffusion craignant que les téléspectateurs ne regardent pas le film à cette période de l’année. Il semble que par la suite, malgré des demandes répétées de la part du réalisateur, la chaîne publique ait refusé de reprogrammer le film152. Shoah poursuit alors son parcours international recevant notamment un certain nombre de récompenses dans le cadre de festivals. Aux Etats-Unis, le film a été primé en 1985, à New York par le Film Critics Circles (meilleur documentaire), à Los Angeles par la Film Critic association (prix spécial), ainsi qu’à Boston par la Society of Film Critics (meilleur documentaire) et à Kansas City par le Film Critics Circle (meilleur documentaire). En 1986, il a également remporté des prix décerné respectivement par le Centre Simon Wiesenthal, la Ligue Anti diffamation153 et l’Association Internationale du Documentaire154. En Allemagne, il a reçu une mention spéciale de la part de l’Office Catholique International du Cinéma (1986). A Berlin, il a obtenu le prix du meilleur premier film européen (Caligari Filmpreis) et le prix du Forum of New Cinema à la Berlinale (1986).

150

Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, « Shoah force le petit écran », Libération, 29 juin 1987. C’est la raison pour laquelle dès les premiers plateaux télévisés en 1985, il est dit que le film sera prochainement diffusé. 151 « Le gros événement du jeudi sera la diffusion de l’immense documentaire de 9 heures et demie de Claude Lanzmann Shoahs sur l’univers concentrationnaire (sic) et l’extermination des Juifs, les 21, 28 août et le 4 septembre. Le film a fait le tour du monde des salles, il vient pour la première fois à la télévision française », Anonyme,« TF1 mise sur la qualité pour l’été », Dépêche AFP, 2 juin 1986. 152 « La première chaine voulait le diffuser fin août l’an dernier. J’avais dit non. J’ai téléphoné ensuite une centaine de fois à la direction pour prévoir une autre date. On ne m’a jamais répondu ni rappelé. », Claude Lanznann, Claude Lanzmann, Catherine Humblot (propos recueillis par), « Shoah de Claude Lanzmann », Le Monde supplément Radio Télévision, 28-29 juin 1987. 153 The Torch of Liberty Award. 154 International Documentary Association.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Il est également considéré comme étant le meilleur documentaire de l’année lors du festival international du film à Rotterdam aux Pays-Bas (1986). En 1987, il a reçu un Peabody Broadcasting, soit « le plus grand prix de la télévision américaine » et en Allemagne, le Prix Adolf Grimme d’Or, soit, « le plus grand prix de la télévision allemande »155. En Angleterre, il a remporté un prix à la fois en tant que meilleur documentaire et que meilleur documentaire télévisé (1987)156. Il est à noter que la majorité de ces prix sont remportés dans la catégorie documentaire, ce qui participe à l’identification du film comme tel hors de France. Parallèlement, la première diffusion télévisée de Shoah a lieu en janvier 1986 aux Pays-Bas. Le film a été accueilli favorablement157. Il en a été de même en Israël, Tom Segev indiquant qu’il a été vu par cent mille personnes158, ce qui constitue également un succès159. En mars 1986, en Angleterre, la diffusion du film a constitué l’événement central du festival du film juif au National Film Theatre à Londres160. Il a été par la suite diffusé sur Channel 4. Il a également été télédiffusé aux Etats-Unis, ainsi qu’en Allemagne. A la suite du succès en salle, la diffusion sur la chaîne publique PBS aux Etats-Unis a été très suivie, ce qui a conduit la chaîne new-yorkaise Channel 13 à le programmer sur une journée161. Le résultat a été plus contrasté en Allemagne. Dans ce pays, il a obtenu entre six points d’audimat dans le Land de Hessen où il a été diffusé en mars 1986 à partir de 20h15 et environ deux points en Bavière où il a été diffusé le dimanche à l’heure de la messe162. Lanzmann constate que globalement, « le taux d’écoute en Allemagne a été faible. »163 De même, en Italie, le film n’a pas

155

Julie Maeck, op. cit., 2009, p. 311, note 673. Flaherty Documentary Award aux, British Academy of Film and Television Arts Awards. Shoah a également remporté le Broadcasting Press Guid Television Award et le Royal Television Society Programme Award. 157 Le nombre de deux millions de spectateurs est avancé par Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, loc. cit., 1987. 158 Tom Segev, Le Septième million. Les Israéliens et le génocide, Liana Levi, Paris, 1993, p. 485. 159 « En Israël, ça a été inouï, une bombe ! 400 000 personnes l’ont vu au cinéma et je ne parle pas de ce qui s’est passé quand le film a été diffusé par la télévision. », Claude Lanzmann, Serge Grünberg, (propos recueillis par), « Shoah pour la première fois en prime time sur France 2 », Globe hebdo, 30 juin 1993, p. 73. 160 Anonyme, « Shoah : A film by Claude Lanzmann », The Jewish Quaterly, vol. 33, n°1, Londres, 1986, p. 6 ; sur l’événement qu’a constitué cette diffusion lire : David Cesarini, « Preface », Toby Haggith, Joanna Newman (éd.), Holocaust and the moving image, Wallflower, London, 2005, p. XXI. 161 « Le succès a été tel que Channel 13 à New York l’a reprogrammé le dimanche suivant à 9 heures du matin : et il est passé en une fois, toute la journée », Claude Lanzmann dans Catherine David, loc. cit., 1987. Sur les modalités de la diffusion à la télévision aux Etats-Unis Cf. Dan Talbot, loc. cit., pp. 58-59. 162 Martina Thiele, opus cit., p. 398. Sur la chaîne Hessen 3, le film a été diffusé les 1er, 2, 8 et 9 mars 1986, alors que sur le Bayerischer Rundfunk, il a été diffusé le 7 et le 14 avril à partir de 10 heures. Le film a également été diffusé sur la WRD, NDR, SFD, Radio Bremen, SWF, SDR, SR, soit l’ensemble des chaînes régionales allemandes. Il a recueilli un audimat compris entre trois et quatre points et demi d’audience. 163 Il ajoute, « mais la carrière du film continue dans les salles », Claude Lanzmann dans Catherine David, loc. cit. 1987. 156

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception particulièrement constitué un succès d’audience. D’abord projeté au festival du film de Venise, il a rapidement été programmé sur la Rai 3, mais après 23 h et dans une version doublée peu convaincante164. Ainsi, le film, toujours qualifié de documentaire à l’étranger, a été récompensé par de nombreux festivals internationaux et a été diffusé par plusieurs chaînes de télévision. En France, il a fallu attendre que la privatisation de TF1 soit effective, après mi-avril 1987, pour que le film soit de nouveau annoncé165. Il a alors été programmé en quatre soirées consécutives, les 29 et 30 juin, les 1er et 2 juillet 1987 à 22 h30. Il s’agit de se demander quelle influence cette retransmission a eue sur le récit du film ? Afin de répondre à cette question, le contexte de cette diffusion a été étudié. Une double actualité Durant les jours qui ont précédé la diffusion du film, la privatisation de TF1 a été un sujet central aussi bien dans la presse qu’à la télévision. La première partie de Shoah a en effet été diffusée le jour du lancement de l’offre publique de vente des cinquante pour cent du capital de la chaîne encore détenus par l’Etat. Ainsi, par exemple, le 28 juin 1987, le nouvel acquéreur de TF1, Francis Bouygues est intervenu tout au long d’un 7 sur 7 exceptionnel. Cette émission visait à expliquer aux français les raisons pour lesquelles ils devaient acheter des actions de la chaîne. La question de la qualité des programmes est revenue à plusieurs reprises et Patrick Le Lay, le nouveau chef des programmes, a particulièrement insisté sur la nécessité d’offrir une programmation culturelle de qualité. Dans ce contexte, les nouveaux propriétaires de la chaîne ont fait de Shoah l’un des symboles de cet engagement. Dans la presse, il a notamment été écrit que : « Le premier acte tangible de MM. Bouygues, Le Lay et Mougeotte, à la tête de la Une, c’est de programmer Shoah. »166

164

« Shoah de Claude Lanzmann, bien qu’il ait été invité au festival du cinéma de Venise, est passé, rapidement et à une heure tardive sur les canaux télévisés en 1986, en version doublée et non sous-titrée (comme l’exigeait la multiplicité des voix et des langues parlées à l’écran). Il continue toujours à rester exclu des salles de cinéma, devenant ainsi un étonnant exemple d’œuvre invisible. », Carlo Saletti, « Après Primo », in Philippe Mesnard, « Images d’archives », Consciences de la Shoah. Critique des discours et des représentations, Editions Kimé, Paris, 2000, p. 161. 165 Cette période de latence explique en partie pourquoi le film a été programmé dans plusieurs pays avant la France. 166 Florence Assouline, « Pourquoi il faut voir Shoah », L’Evénement du Jeudi, 25 juin 1987.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Les responsables de la chaîne ont ainsi opté pour une diffusion sans coupures de publicité et ont assuré la médiatisation du film. Cela s’est traduit par l’achat de plusieurs pages de publicité dans la presse quotidienne généraliste. Ainsi, le 29 juin, la page onze de Libération a constitué une annonce publicitaire de cette diffusion. Sur toute la largeur de la page, il était écrit, « sur TF1, un événement majeur : Shoah de Claude Lanzmann. » En dessous de cette mention, un photogramme du film, le logo de TF1 et le texte suivant apparaissaient : « Shoah, le chef-d’œuvre qui bouleverse notre vision du monde. Une des plus grandes expériences de cinéma de tous les temps. Shoah, en version intégrale. Lundi 29, mardi 30 juin, mercredi 1er, jeudi 2 juillet à 22h30 sur TF1. »

Le lendemain, la même publicité a été insérée dans Le Monde167. Il n’est dans celle-ci pas question d’actions à vendre, d’avenir de la chaîne qui se joue pourtant à cette période, mais de l’événement que constitue le choix de diffuser un tel film. Shoah constitue ainsi un événement pour TF1168. Ainsi, la médiatisation du film, principalement dans la presse, s’explique en partie par la privatisation de celle-ci. Cela a pour conséquence, qu’à la différence de 1985, en 1987 Shoah n’a pas seulement été un événement dans les pages politiques, mais s’est inscrit dans une campagne institutionnelle menée par TF1. Cette contemporanéité entre privatisation de la chaîne et diffusion du film n’a fait pas pour autant l’objet des articles de la presse généraliste. Un autre événement judiciaire occupe alors le devant de la scène politique. Ainsi, à la question posée en introduction du dossier consacré au film par Libération le 29 juin 1987, « Pourquoi aujourd’hui ? », une seule réponse est apportée : « parce que le procès Barbie s’achève. »169. Le jour de la diffusion du film correspond tout à la fois à la fin du processus de privatisation de TF1 et au dénouement du procès Barbie170. Durant le mois de juin 1987, le procès est partout présent dans les médias. Le rôle des Allemands persécuteurs, des Juifs persécutés, des témoins, cette fois français et non polonais, étant au centre de l’actualité. Chaque soir lors du journal télévisé, en direct de Lyon, des envoyés spéciaux rendent compte des audiences. L’accusé et les dépositions des témoins dont parlent les 167

Le Monde, 30 juin 1987, p. 11 Il ne s’agit pourtant pas de surestimé le rôle de cette campagne institutionnelle. Ainsi, par exemple, les acquéreurs de la chaîne n’ont pas évoqué la diffusion du film lors de l’émission 7 sur 7. 169 Cette question/ réponse est issue du texte qui se trouve dans la colonne de droite de la première page du dossier consacré par Libération à Shoah. Ce texte n’est pas signé. 170 Il est également à noter qu’en optant pour une programmation en seconde partie de soirée, les risques en cas de faible audience et les coûts associés à la suppression des écrans publicitaires sont réduits. 168

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception journalistes sont absents des écrans. Si les dépositions sont filmées, ces images ne sont pas retransmises à la télévision. L’hypothèse peut être faite que la diffusion de Shoah, comme film tourné au présent et donnant la parole à des acteurs de l’histoire, vient ainsi répondre à une demande d’une partie des téléspectateurs. Dans tous les cas, comme le note Giacomo Lichtner : « Il est clair que TF1 a stratégiquement placé [la diffusion] juste avant le climax que constitue la fin du procès. »171

Le double contexte de la privatisation de TF1 et du procès de Klaus Barbie a participé à ancrer la diffusion de Shoah dans l’actualité. Il s’agit de se demander si le récit du film va se transformer à l’occasion de cette diffusion à la télévision. En 1985, en mettant l’accent sur la valeur documentaire du film, les journaux télévisés ont proposé un récit dont il s’agit de se demander s’il a connu des évolutions en 1987. La présence à la télévision : un pur chef-d’oeuvre En 1987, il est moins question de Shoah à la télévision qu’en 1985 dans la mesure où la présentation de sa programmation est assurée par la seule chaîne qui le diffuse. Le lancement du reportage consacré au film lors du journal de 20 h de TF1 du 29 juin, constitue un indicateur de l’état du récit au moment de cette diffusion. Le présentateur, Bruno Masure a dit : « Même si ce mot est quelque peu galvaudé, c'est un véritable événement qui va se dérouler ce soir sur TF1 avec la diffusion à partir de 22h30 de la première partie du film Shoah, qualifié à sa sortie par Simone de Beauvoir de "pur chef-d'œuvre". Shoah, anéantissement en hébreu, démonte le mécanisme de l'Holocauste. Ce film de Claude Lanzmann qui a nécessité onze années de tournage et qui dure au total neuf heures trente est le contraire d'un documentaire. »172

Chacun des mots prononcés ce jour-là par Bruno Masure est important pour l’étude du récit. Il s’agit d’abord de remarquer que le terme de « Shoah » ne s’est pas encore imposé dans le langage courant puisque celui-ci a explicité le titre du film en faisant référence au terme « Holocauste » afin de désigner le génocide des Juifs d’Europe173. De la même manière qu’en

171

Giacomo Lichtner, op. cit., p. 183. Bruno Masure in Journal de 20h, TF1, 29 juin 1987. 173 L’hypothèse que cette partie du texte constitue une reprise de l’éditorial de Libération peut être formulée. Laurent Joffrin indiquant : « Plan après plan, parole après sanglot, Lanzmann démonte la machinerie de 172

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception 1985 dans Libération, la diffusion du film est annoncée comme un événement avant même d’avoir lieu. Cela s’inscrit dans la campagne de communication que la chaîne télévisée a lancée autour du film, renvoyant ainsi explicitement aux publicités publiées dans la presse. En somme, l’événement pour le présentateur c’est avant tout la retransmission télévisée et celuici a énoncé trois éléments expliquant l’usage de ce terme. Il a souligné que Shoah porte sur le génocide des Juifs. La durée du projet et la longueur du film ont été évoquées. Il a qualifié Shoah de chef-d’œuvre. C’est donc tout à la fois le sujet, le processus de réalisation horsnorme et la valeur esthétique qui constituent la diffusion du film en événement. La réception critique en 1985 est résumée en 1987 par l’expression, un pur chef-d’œuvre qui est issue de la tribune de Simone de Beauvoir. Le texte de la philosophe devient ainsi un élément constitutif du récit du film. Si les émissions diffusées en 1985 ont rendu compte d’une tension entre valeur documentaire et dimension artistique, le film est résolument présenté en 1987 comme une œuvre d’art. Le reportage qui a immédiatement suivi ce lancement a débuté par cette question : « Du dernier métro à La Passante du sans souci, sur TF1 hier soir, dont on revoit ici les images, on connaît des dizaines de films sur le nazisme et l'extermination des Juifs, mais quelle est donc la différence entre ces fictions émouvantes, souvent terribles, et Shoah, l'œuvre de Claude Lanzmann ? »

Une seule réponse a été apportée, celle de Lanzmann. En écho aux propos du présentateur, celui-ci a expliqué dans le reportage : « Shoah ça n'est clairement pas une fiction, ce n'est pas non plus un documentaire. »

Alors qu’en parallèle de ces paroles des images extraites de Shoah sont visibles à l’écran, le réalisateur a souligné la coprésence de trois types de protagonistes dans le film. Il a également insisté sur le rôle de la mise en scène avant d’ajouter qu’il n’est pas difficile à regarder et qu’il peut y avoir : « Une joie à voir ce film (…) ce n’est pas un devoir de voir Shoah, c’est le contraire c’est un plaisir profond, parce que c’est une œuvre de cinéma. »174

Aucune conclusion, autre que celle du réalisateur, n’a été proposée. Si en 1985, l’entretien mené avec Suchomel occupait une place centrale dans les reportages télévisés, en 1987, aucun l’Holocauste (…) », loc. cit. Dans les deux cas, il s’agit de noter l’usage du terme « Holocauste » afin de désigner le génocide des Juifs. 174 Claude Lanzmann dans Bruno Masure, Journal de 20h, TF1, 29 juin 1987.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception extrait des propos des protagonistes n’est diffusé. Il s’est agi d’un face à face d’une minute et demie entre les téléspectateurs du journal de TF1 et le réalisateur175. Celui-ci occupe donc une place plus centrale en 1987 qu’en 1985. La présence du film sur cette chaîne ne s’est pas limitée à un seul journal, le réalisateur étant invité ce jour-là à revenir présenter Shoah une seconde fois. La place de la question de l’unicité Lanzmann a été l’invité du journal de treize heures de TF1 le 2 juillet 1987, à la fois en raison de la diffusion du film par cette chaîne de télévision et aussi parce que le procès de Barbie est proche de son dénouement. En fin d’émission, le réalisateur est intervenu pendant près de cinq minutes, expliquant pourquoi il a toujours été hostile au procès en cours. Il lui semble que quarante ans après les faits la « cérémonie judiciaire avec tout le théâtre qui l’entoure » avive plus les tensions qu’elle n’est à même de rendre la justice. Il a ensuite insisté sur l’unicité du génocide des Juifs, sur la base de deux critères. Le premier correspond aux conditions administratives et techniques de la mise à mort des Juifs et le second est lié au fait qu’ils ont été tués systématiquement pour la seule raison qu’ils étaient Juifs. Il refuse en cela toutes les comparaisons qui ont pu être effectuées par l’avocat de Barbie avec la guerre d’Algérie et celles qui sont parfois faites avec le conflit israélo-palestinien 176. Lanzmann réitérera cette prise de position notamment lors d’un entretien réalisé par Ophuls et intégré au film, Hôtel Terminus (1988) qui est consacré à Barbie et à son procès. Trois courtes interventions du réalisateur de Shoah ont été montées en parallèle de celles de Paul Vergès, l'avocat de Klaus Barbie (ill. 1-3, ci-après). Lanzmann s’est d’abord étonné que, s'étant engagé pour l'indépendance de l'Algérie, celui-ci puisse à présent défendre Barbie. Paul Vergès faisait par la suite dans, Hôtel Terminus un rapprochement entre les tortures menées par les autorités françaises en Algérie et les actions de Barbie à Lyon durant l'occupation. Lanzmann, a dit qu'il s'agit : « (…) d'une généralisation, qu’on n’évitera [pas et que] ce sera tout le système de défense de Barbie. »177

175

Après l’introduction, une seule question du journaliste Michel Cardoze est montée dans le reportage. Claude Lanzmann, Yves Mourousi, Marie-Laure Augry (propos recueillis par), Journal de 13h, TF1, 2 juillet 1987. 177 Claude Lanzmann dans Marcel Ophuls, Hôtel Terminus, 1988. 176

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception

Fig. 107 Captures d’écran issues de Hôtel Terminus

Il a ajouté que le procès devient une affaire politique à partir du moment où de tels raisonnements sont faits. Enfin, il a expliqué qu’une confusion inacceptable est entretenue dans l’espace public entre le génocide des Juifs et les actes de tortures perpétrés contre les résistants et lors de la guerre d’Algérie. Ces deux déclarations du réalisateur de Shoah portant sur l’unicité du génocide des juifs, peut être mise en lien avec l’article publié dans les Temps Modernes en 1979, dans lequel il déclare que son film a pour fonction de rétablir la conscience de cette unicité. Il est dès lors possible de se demander si ce thème a été particulièrement présent dans les propos portant sur Shoah entre 1985 et 1987. L’hypothèse formulée est que la diffusion du film aurait permis à un discours portant directement sur la nature de l’événement de se développer. Cela revient également à se demander si la présence du film dans les médias n’a pas constitué un support pour ce discours. Cette hypothèse se trouve invalidée par une étude aussi bien des articles de presse que des interventions du réalisateur à la télévision. Il a pu arriver que le thème soit abordé, mais il n’a été en aucun cas central à cette période. A ce titre, il est possible de revenir sur la comparaison effectuée entre la tribune de Simone de Beauvoir et celle d’Elie Wiesel. Publiée aux Etats-Unis et non traduite, celle d’Elie Wiesel insistait alors sur l’unicité du judéocide. Il expliquait : « (…) les nazis ont fait des victimes, mais le terme Shoah ne s’applique qu’aux Juifs. En regardant la succession des images, des mots, des visages et paysages, on comprend mieux l’unicité de la tragédie du peuple juif. Ce que les Allemands ont fait aux Juifs, ils ne l’ont fait à aucun autre peuple. La preuve que Shoah procure est non questionnable. »178

Il a ainsi intégré le film de Lanzman à sa propre perception de l’Holocauste, soit au principe, déjà constitué, d’une double unicité. D’un côté, Shoah, comme tous les autres films, est 178

Elie Wiesel, loc. cit., New York Times, 1985.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception incapable de rendre compte pleinement de la Shoah. L’événement est unique, il reste toujours quelque chose de résolument non appropriable par ceux qui en font le récit. D’un autre côté, pour Elie Wiesel, Shoah permet aux spectateurs de mieux saisir le fait que le génocide des Juifs est radicalement différent du reste des crimes perpétrés par les nazis. C’est précisément ce second point qui donne, selon lui, une valeur incontestable au documentaire. Simone de Beauvoir quant à elle insiste moins sur ce que le génocide des Juifs a d’unique, que sur l’unicité du projet de Lanzmann. Cette idée du caractère exceptionnel du film se retrouve dans les articles de la presse généraliste aussi bien en 1985 qu’en 1987 alors que le thème de l’unicité du génocide des Juifs n’émerge pas dans l’espace public médiatisé à propos de Shoah durant cette période. Ceci conduit à se demander quels éléments se trouvent être au centre du récit de Shoah dans la presse en 1987. Les modalités du récit dans la presse Afin de déterminer si le premier récit du film dans la presse (1985) se modifie lors de la diffusion à la télévision (1987), plusieurs aspects sont à appréhender. Il est possible de se demander si les termes utilisés pour présenter et qualifier le film ainsi que les extraits d’entretiens mobilisés à cette occasion ont été différents. L’annonce de la diffusion par TF1 a été faite par l’AFP le 21 juin dans un texte en tous points similaires aux articles publiés dans la presse en 1985. Le ton de la dépêche est tout aussi élogieux. Dès le lendemain et jusqu’au 29 juin, de nombreux articles ont été publiés dans la presse généraliste. Le fait que le film soit presqu’aussi présent dans ces médias en 1987 qu’en 1985 constitue un premier élément de réponse179. A l’exception de certains hebdomadaires180, l’échec du film en salle n’a en rien entamé le soutien apporté au film par les journalistes181. De nouveau, Libération consacre une place centrale au film dans ses pages. Laurent Joffrin signe un éditorial intitulé « Défi à la mémoire française » et les pages deux, trois et quatre du quotidien sont consacrées à Shoah.

179

On reprend en cela l’idée exposée par Stéphane Debenedetti selon laquelle, « (…) ce n’est pas tant ce que disent les critiques qui importe en termes d’entrées au spectacle que la présence en nombre élevé de critiques. Le fait qu’il y ait de nombreuses critiques pour un spectacle souligne en effet son importance et maintient l’intérêt du public. », loc. cit., 2006, p. 51 180 Une place moins importante est accordée au film dans les hebdomadaires politiques, tels que L’Express (pas d’article la semaine de la diffusion) et Le Point (article court en fin de la page consacrée à la télévision). En revanche, une place équivalente à celle de 1985 est consacrée au film dans le Nouvel Observateur. 181 Cf. Bibliographie chapitre 5 : Réception dans la presse généraliste en 1987.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Le Monde réserve également une place importante au film, puisqu’il en fait la Une de son supplément radio-télévision. Il ressort par ailleurs de la comparaison entre les articles publiés en 1985 puis en 1987 que certains éléments se trouvent être résolument accolés au film. Il en va ainsi de sa durée, de la longueur du processus de réalisation et des rushes, de la tripartition des protagonistes, de l’absence d’image d’archive et de l’omniprésence des trains. D’autres thèmes ont pratiquement disparu, il n’est ainsi pratiquement plus fait référence à Sartre182 ni au premier film de Lanzmann183. L’absence de mention de ceux-ci provient du fait que la biographie du réalisateur est moins souvent présentée. A partir de 1987, Lanzmann est mentionné comme l’auteur de Shoah sans autre référence. Plus globalement, si le nombre de thèmes récurrents se trouve légèrement réduit, la plupart d’entre eux ont été reconduits sans être notablement modifiés. En revanche, l’émergence de nouveaux thèmes dans la presse en 1987 est à analyser. Les nouveaux thèmes du récit Ces nouveaux thèmes sont au nombre de cinq. Le parcours du film à l’étranger entre 1985 et 1987 a été intégré au récit du film. Deux des trois articles du dossier que Libération a consacré à ce sujet portent par exemple sur ce point. Le premier texte revient sur les succès obtenus et les difficultés rencontrées par le film au cours de ces deux premières années d’exploitation. Le second insiste plus sur la réception positive du film lors de sa diffusion à la télévision hollandaise. Les propos de Serge Zeyons dans la Vie Ouvrière résument assez bien la manière dont ce thème a été présenté dans la presse : « il faut savoir que toutes les chaînes de télévision ouest-allemandes ont déjà, il y a maintenant plus d’un an, programmé Shoah aux meilleures heures d’écoute : 20h15 et 21 heures. En Hollande, où il fut diffusé deux dimanches de suite à 20h15, le film fut regardé par 2 millions de personnes. Aux Etats-Unis, il a constitué un événement médiatique majeur. En Pologne, il a pris les proportions d’une mini-affaire Dreyfus (…). »184

182

Référence faite dans un encadré, Patrick Lefort, « Mes Onze ans de traque pour arracher la vérité aux nazis », Télé 7 jours, 27 juin au 7 juillet 1987, pp. 62. 183 Le fait que le film fasse « revivre » les événements aux protagonistes et qu’il soit basé sur des « détails » est relativement absent. La mention des négationnistes est assez rare jusqu’à ce que l’AFP mentionne l’existence d’un tract écrit par Faurisson. 184 Serge Zeyons, « Sur les lieux du crime », La Vie ouvrière, 29 juin 1987. Il est également possible de citer les propos de Catherine David : « Alors que les téléspectateurs lui ont déjà fait un accueil fervent en Allemagne, en

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Parallèlement, certains journalistes ont insisté sur la faible réception du film lors de sa sortie en France. Le fait que le film a reçu des récompenses à l’étranger n’est pas intégré au récit sur Shoah, en revanche, plusieurs articles mentionnent sa diffusion à la télévision dans d’autres pays. Malgré des réceptions diverses de la part des téléspectateurs, ces programmations sont toutes présentées comme étant des succès. Le parcours international du film constitue ainsi un argument pour inviter les téléspectateurs à regarder le film. Les journalistes mettent en regard l’échec relatif de Shoah en France avec ce qu’ils qualifient de succès international. Dans Libération, Laurent Joffrin conclut ainsi l’éditorial qu’il consacre au film : « (…) la communauté juive [française] s’est peu mobilisée (…) quand les foules se pressaient à New York (…) l’audience de TF1 aux heures de la programmation sera un nouvel indice » de l’intérêt que les français portent à l’histoire de cette période185.

La dépêche AFP annonçant la diffusion du film sur TF1 présente deux autres nouveaux thèmes qui seront ensuite repris dans la plupart des articles. Il s’agit d’un côté du fait que la diffusion de Shoah est, « la première décision prise par Etienne Mougeotte, directeur d’antenne à TF1 » chaîne tout juste privatisée et d’un autre côté, que celle-ci est contemporaine de la fin du procès de Klaus Barbie186. La presse soutient alors unanimement le choix opéré par la nouvelle direction de la chaîne. Lanzmann accompagne cela en insistant sur le fait qu’il a été contacté par TF1 et qu’ils ont eux-mêmes proposé qu’il n’y ait pas de coupure publicitaire lors de la diffusion187. Il tient des propos similaires lors du journal de treize heures de TF1 le 2 juillet. Seul le fait que le film soit diffusé en seconde partie de soirée est parfois critiqué au sein de la presse de gauche188. La contemporanéité entre cette diffusion et la fin du procès de Klaus Barbie a été à nouveau soulignée. Dans l’éditorial de Libération du 29 juin 1987, Laurent Joffrin commence ainsi : « Klaus Barbie n’est pas dans Shoah. Il en est quand même l’un des personnages. »

Suède, au Danemark, aux Pays-Bas, en Belgique, en Suisse, en Italie, aux Etats-Unis et même en Pologne (sous forme d’extraits). », loc. cit., 1985. 185 Patrice Carmouze, insiste également sur cet aspect, débutant sa conclusion, par ces termes, « immense succès aux Etats-Unis, passé trop inaperçu en France. » dans « Le Topographe de l’horreur », Le Quotidien de Paris, 29 juin 1987. 186 Anonyme, « TF1 diffuse Shoah de Claude Lanzmann les 29, 30 juin et 1er et deux juillet », Dépêche AFP, 21 juin 1987. 187 Claude Lanzmann dans Bernard le Saux, loc. cit. 188 Sylvie Steinebach, « Je suis dans ce train », L’Humanité, 29 juin 1987 et Serge Zeyons, loc. cit.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception En plus de Barbie et d’Etienne Mougeotte, le nom de Simone de Beauvoir est cité à plusieurs reprises par les journalistes189. Bernard Le Saux dans Le Matin, débute son article par ces mots : « Un pur chef d’œuvre. C’est par ce jugement définitif que Simone de Beauvoir saluait la sortie de Shoah (…). »

De même, Patrick Lefort a fait référence à la préface de Simone de Beauvoir. Le qualificatif de « magique » revient explicitement en référence à la philosophe aussi bien dans Libération que dans La Croix.190 La critique qu’elle a émise devient alors un élément à part entière du récit du film aussi bien dans la presse qu’à la télévision. Un nouveau thème a été mentionné le 30 juin sur le fil de l’AFP, puis à plusieurs reprises dans la presse à partir du 1er juillet191. Il s’agit d’un texte négationniste intitulé « Ouvrez les yeux, cassez la télé ! » rédigé par Robert Faurisson192 qui a été publié le 18 juin 1987 sous la forme d’un feuillet A4 recto-verso. Celui-ci constitue la critique la plus virulente formulée contre Shoah193. En fait, comme l’écrit Vidal-Naquet194, la critique « est extrêmement "vague" pour employer le langage de l’auteur ». Ce tract porte moins sur le film qui est qualifié de « pensum » et de « gigantesque navet » qu’il n’est le lieu de la formulation d’éléments récurrents dans les discours négationnistes. L’article se compose de deux parties. La première, relativement courte, porte sur les chambres à gaz, ce que l’auteur désigne comme le « mythe » exterminationniste et la « vérité » qu’il prétend rétablir. La seconde partie, plus développée, consiste en de rapides comparaisons établies entre les propos tenus par huit protagonistes dans le film et des propos qu’ils ont exprimés auparavant195. Le contenu

189

Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, loc. cit., 1987 ; Bernard le Saux, loc. cit. ; Patrick Lefort, loc. cit. et Colette Boillon, « Shoah sur TF1 », La Croix, 27 juin 1987. 190 Idem et Sophie Darmaillacq, « La Marche entravée d’un film géant », Libération, 29 juin 1987. 191 « Shoah. Pour certains, le témoignage ne sera pourtant pas suffisant. Mardi, des tracts circulaient à Paris, niant la réalité du génocide, des chambres à gaz, parlant de "mythologie officielle" signés par un certain Robert Faurisson. Sans commentaires. », Michel Castex, « Shoah : des millions de français plongent dans l’horreur des camps de la mort nazis », Dépêche AFP, 30 juin 1987. 192 Robert Faurisson, « Ouvrez les yeux, cassez la télé ! », deuxième supplément du numéro 1 des Annales d’histoire révisionniste, Paris, printemps, 1987. Ce texte a été à nouveau publié in, Annales d’histoire révisionniste, numéro 4, Paris, printemps, 1988, pp. 169-177. 193 Pierre Guillaume, l’éditeur de La Vieille Taupe, a indiqué qu’un tract négationniste avait été distribué à la sortie des salles de cinéma projetant Shoah, à Paris, en mai 1985. In, Droit et Histoire, La Vieille Taupe, Beaune-la-Rolande, 1990, p. 10. Celui-ci est reproduit aux pages, 18-19. Il contenait notamment des déclarations faites par Robert Faurisson sur Europe 1 en décembre 1980. 194 Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire, Seuil, Paris, 1995, note 40, p. 218. 195 Il s’agit d’Abraham Bomba, de Rudolf Vrba, de Filip Müller, de Jan Karski, de Raul Hilberg, de Franz Suchomel, des paysans polonais qui ne sont pas nommés et enfin de Richard Glazar.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception de ce tract n’a été ni publicisé ni encore moins intégré au récit de Shoah. Au contraire, l’hypothèse selon laquelle il a participé à renforcer le consensus autour de Shoah peut être formulée. Dans la presse, les rares références faites à celui-ci ont eu pour fonction d’insister sur la valeur du film de Lanzmann. Après l’étude de ces cinq thèmes venant s’intégrer au récit de Shoah, il s’agit de se demander quelle place les protagonistes du film prennent dans ce récit ainsi que les termes utilisés pour qualifier Shoah. Persistance et transformation des termes Il est à nouveau possible de poser la question de la dénomination même du film. La dépêche de l’AFP du 30 juin 1987 est à ce sujet fidèle au premier récit publié dans la presse généraliste, le film étant considéré comme appartenant au domaine de l’art et le mot de documentaire n’étant pas utilisé. Ainsi, le terme « œuvre » est mentionné à cinq reprises et celui de « non-fiction » à deux reprises. Comme cela a été le cas en 1985, plusieurs journalistes ont insisté sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un documentaire suivant en cela les propos du réalisateur196. Cette idée se retrouve dans de nombreux articles qui indiquent que : « (…) ce n’est ni un film de fiction ni un documentaire »197 « (…) Shoah, n’est pas un documentaire »198 « (…) pas un documentaire, mais un film »199 « (…) il ne s’agit absolument pas d’un film documentaire »200 « (…) les 9 h 30 de Shoah ne doivent rien à la fiction »201

Et s’il arrive exceptionnellement que le film soit considéré comme un documentaire202 ou un film témoignage203, dans la très grande majorité des articles, d’autres termes sont utilisés. Les termes suivants peuvent être mentionnés (ci-après).

196

Claude Lanzmann déclare à Catherine Humblot, « Shoah n’est pas un documentaire mais une non-fiction », celle-ci ajoutant : « Shoah est un film sacré », loc. cit. 197 Serge Zeyons, loc. cit. 198 Colette Boillon, loc. cit. 199 Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, loc. cit., 1987. 200 Bernard le Saux, loc. cit. 201 Patrick Lefort, loc. cit. 202 « La preuve est faite, s’il en était besoin, que le public français sait apprécier un document de valeur (…) », A. Rd., « Cinq millions de Français ont regardé Shoah », Le Monde, 2 juillet 1987. « c’est un documentaire

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception « monument »204, « œuvre d’art »205, « chef d’œuvre »206, « film exceptionnel »207, « film monumental »208, « œuvre de non-fiction »209

A ceux-ci, pour la plupart déjà présents en 1985, s’ajoute une dimension sacrée du film, qu’on regarde « comme on ouvre un livre de prières »210. Lanzmann a insisté lui-même sur le fait que Shoah est une « œuvre talmudique »211 qui « obéit à l’interdit de la représentation »212 et Catherine Humbolt dans Le Monde a écrit qu’il s’agit d’un « film sacré »213. Les évolutions du premier récit (1985) vont dans le sens d’une validation et d’une accentuation du caractère hagiographique de celui-ci. Après cette étude des termes et des thèmes du récit, il est possible de se demander si la place des protagonistes du film dans le récit s’est modifiée. Les mentions des protagonistes sont moins nombreuses en 1987 qu’en 1985. En fait, il n’est quasiment plus question des extraits du film mobilisés dans la presse lors de sa sortie en salle. Ainsi, le passage dans lequel Suchomel dit que douze à quinze milles Juifs étaient tués par jour dans le camp d’extermination de Treblinka, est presque absent214 et Bomba n’est mentionné qu’à trois reprises215. D’autres protagonistes sont cités, mais sans qu’aucune scène du film ne soit présentée. Tels sont les cas d’Hilberg, Srebnik, Stier, Podchlebnik et Zaïdl216. De surcroît, si en 1985, les noms des témoins polonais était parfois omis, en 1987, c’est également le cas des protagonistes Juifs. Ainsi, Srebnik devient « ce petit juif qui traversait

drôlement bien fichu » dit l’une des personnes interrogées par Marc Babronski, « Il faut que tous les jeunes voient Shoah », France soir, 1er juillet 1987. 203 A. Rd., loc. cit. et « On doit reconnaissance à Claude Lanzmann pour ce témoignage capital dans le procès instruit contre le crime majeur du siècle, voire de l’histoire de l’humanité », Sylvie Steinebach, loc. cit. 204 Laurent Joffrin dans Annette Levy-Willard et Laurent Joffrin, loc. cit., 1987 et Michel Boué, opus cit., L’Humanité, 1987. 205 Florence Assouline, loc. cit. 206 Marcel Jullian, opus cit., Le Parisien; Michel Boué dans Michel Boué, Sylvie Steinebach, loc. cit. et Bernard le Saux, loc. cit. 207 Colette Boillon, loc. cit. 208 Patrick Lefort, loc. cit. 209 Anne Chemin, « Obsession », Réforme, 27 juin 1987. 210 Laure Joanin, « La Diffusion de Shoah », Le Parisien, 29 juin 1987. Catherine Humblot écrit, « Shoah est un film sacré », loc. cit., 1987. 211 Idem et « Lanzmann évoque le Talmud, qui interdit la représentation de Dieu », Michel Boué, Sylvie Steinebach, loc. cit.. 212 Catherine David, loc. cit. 1987. 213 Catherin Humblot, loc. cit., 1987. 214 Serge Zeyons, loc. cit. 215 Patrick Lefort, loc. cit. ; Sylvie Steinebach, loc. cit. ; Sophie Darmaillacq, loc. cit. 216 Serge Zeyons, loc. cit. et Catherin Humbolt, loc. cit., 1987. Les noms de Filip Muller, de Franz Suchomel et d’Abraham Bomba apparaissent également dans la légende des photogrammes du Monde, mais cela est trop rare pour qu’on puisse en tirer une quelconque analyse sur le passage du témoin du texte à l’image.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception pieds attachés »217 et dans un autre article, Bomba devient « Filip Muller, le coiffeur »218. Ces absences et interversions ne s’accompagnent en aucun cas d’un ton moins hagiographique. Les paroles des protagonistes occupent alors une place qui n’est pas centrale dans les écrits portant sur le film. La modification du récit du film dans le temps précédant la diffusion ayant été présentée, la manière dont celle-ci a influencé le récit peut être appréhendée. Le succès du film comme élément du récit Le début de la diffusion du film le 29 juin 1987 à 22h30 a donné lieu à un pic d’audience à la télévision219. Pendant la première partie de Shoah, celle-ci s’est située en moyenne entre neuf et onze points d’audimat, soit environ deux millions de foyers, c’est-àdire entre quatre et cinq millions de téléspectateurs. L’audience a décliné de plus d’un tiers par la suite220, mais le nombre de téléspectateurs est toujours resté supérieur à trois millions (1,4 million de foyers). Médiamétrie commente pour la presse : « Il arrive qu’un documentaire programmé à 22h30 atteigne, comme Shoah, les neuf points moyens d’écoute. Mais tout d’abord, il s’agit de scores exceptionnels en fin de soirée ; ensuite, ces émissions ne dépassent généralement pas une heure. Le miracle de Shoah, c’est d’avoir conservé, à chaque jour de sa diffusion, le même auditoire pendant deux heures et demie. » 221

C’est moins le résultat en termes d’audience222, que la manière dont celui-ci a été immédiatement intégré au récit du film qui va être étudié. En effet, dès le 30 juin 1987, soit le lendemain de la diffusion de la première partie de Shoah, une dépêche de l’AFP qualifie cette programmation de succès : « (…) à la veille du verdict dans le procès de Klaus Barbie à Lyon (…) quatre millions de téléspectateurs français ont basculé d’un coup lundi soir dans l’horreur des camps de la mort 217

Patrice Carmouze, loc. cit., 1987. Michel Boué, Sylvie Steinebach, loc. cit. 219 Plus de 13 points d’audimat à 22h30 le 29 juin. Un point d’audimat n’est pas une mesure relative aux nombres de personnes qui regardent la télévision à un moment, mais au nombre absolu de foyer qui possède une télévision. Un point correspond à 194 000 foyers. On peut considérer qu’un peu plus de deux personnes vivent par foyer (2,4 au recensement de 1999). Il est pourtant difficile de savoir si plusieurs personnes regardent à ce moment-là la télévision. À l’inverse on peut imaginer que plusieurs « foyers » se sont réunis pour regarder le film. 220 Mardi 30 juin (8,4 - 9 points), mercredi 1er juillet (7 à 8,2 points), jeudi 2 juillet (8 points) Les audiences minimums sont celles diffusées par l’AFP, « Médiamétrie : l’audience de Shoah sur quatre jours », 3 juillet 1987. 221 Patrice Lestrohan, « Shoah : jamais tant d’écoute à une telle heure… », L’Evénement du jeudi, 9 juillet 1987, p. 17. 222 Au total, entre trois et six millions de téléspectateurs ont donc vu une partie ou l’ensemble de Shoah. De quarante à soixante-dix fois plus de personnes ont vu Shoah à la télévision qu’au cinéma. Si on considère que Shoah a fait 70 000 entrées en salle et que trois à cinq millions de personnes l’ont vu à la télévision. 218

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception nazis. (…) Les voix qui parlent, c’est miracle si nous les entendons. Tout être humain doit remercier Lanzmann pour cela. »223

À partir du 1er juillet, la presse a unanimement insisté sur le niveau de cette audience. Les titres des articles relatant ce résultat sont évocateurs : « Shoah crève le petit écran » (Libération) ; « Shoah, du jamais vu » (Le Parisien) ; « Cinq millions de Français ont regardé Shoah » (Le Monde) et enfin le 3 juillet, « Les shoah des téléspectateurs » (Libération)224. Avec quelques jours de décalage l’hebdomadaire, L’Evénement du jeudi, a titré : « Shoah, jamais tant d’écoute à une telle heure »225. Chaque article reprend les données communiquées par Médiamétrie, le film a fait neuf, dix, onze, treize points d’audience. Des chiffres en valeur absolue sont également repris, le film a été vu par quatre, cinq, six millions de spectateurs. Ces valeurs, difficilement interprétables, ne sont pas pour autant comparées à d’autres, à l’exception de Médiamétrie qui indique qu’il arrive parfois que des documentaires atteignent ce niveau d’audience226. La médiation effectuée par les journalistes et les articles consacrés à cette diffusion reposent sur le principe de l’exceptionnalité du succès rencontré. Dans Libération, il est écrit qu’il s’agit de, « quatre jours-météores (…) Des chiffres considérables en période de départ en vacances (…) »227; « une audience excellente », selon Le Parisien228, « un succès » rendant compte d’une « extraordinaire intelligence du public » selon L’Evénement du jeudi. Le 2 juillet, lors du journal de treize heures, Yves Mourousi a qualifié cette diffusion télévisée de « véritable succès auquel bien peu s’attendaient »229. Et lors du vingt heures de cette même chaîne, Bruno Masure a utilisé des termes similaires :

223

Michel Castex, loc. cit., Dépêche AFP, 30 juin 1987. A l’exception de ce dernier article, les autres ont un contenu éditorial relativement limité. Pour le dire autrement, leur contenu se résume à un commentaire succinct de l’audience et leur sens se trouve dans le titre lui-même. Ils attestent du succès. Plus complet, l’article de Libération, constitue un essai d’étude qualitative sur la réception du film. 225 Patrice Lestrohan, loc. cit. 226 Dans Le Monde il est précisé, que le premier soir, le film a réalisé un audimat supérieur à la série télévisée américaine, Mission impossible, diffusée sur la cinquième, A. Rd., loc. cit. 227 Philippe Lançon, « Du côté de la communauté juive », Libération, 3 juillet 1987. 228 Anonyme, « Shoah : du jamais vu », Le Parisien, 1er juillet 1987. 229 Claude Lanzmann prend alors la parole une première fois afin de remercier la chaîne et le directeur des programmes, Etienne Mougeotte, en particulier. 224

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception « TF1 diffusera ce soir la quatrième et dernière partie de Shoah, ce film de Claude Lanzmann a obtenu un remarquable succès avec une audience moyenne de quatre millions de téléspectateurs chaque soir. »230

Succès critique dans la presse généraliste et échec en salle en 1985, la diffusion sur TF1 est cette fois présentée comme un succès populaire. Celui-ci constitue un nouvel élément qui s’intègre alors au récit du film. Les thèmes étudiés précédemment rendent compte du fait que le consensus hagiographique autour du film s’est renforcé en 1987. Le cas de Télérama peut être pris comme exemple de cette évolution dans les médias généralistes. Ce magazine culturel, dans lequel Pierre Murat avait exprimé certaines réserves à l’égard du film en 1985, choisit en 1987 de consacrer un dossier spécial et sa Une à la diffusion de Shoah à la télévision. La première fixation du récit : le cas Télérama Un dossier de six pages qui contient en particulier un article de Jean-Claude Raspiengas intitulé « La Mémoire de l’Holocauste » publié par Télérama le 27 juin, permet d’identifier un nouvel état de la réception du film en 1987231. Le fait que le magazine culturel, qui présente le programme télévisé, consacre sa Une à la diffusion du film participe à constituer celle-ci en événement. La photographie choisie pour la page de couverture n’est pourtant pas un photogramme de Shoah, mais celle de l’enfant du ghetto de Varsovie232. Ce choix d’une photographie contemporaine du génocide des Juifs afin d’illustrer ce dossier peut être considéré comme révélateur du fait, qu’en 1987, la question des images d’archives est secondaire dans les écrits consacrés au film. L’absence d’image de ce type dans Shoah est régulièrement soulignée dans la presse, mais ce choix n’est pas présenté comme relevant du domaine de l’interdit de la représentation. Il est également à noter que le titre mis en Une, « Shoah : La mémoire de l’holocauste, 4 soirées sur TF1 », rend compte du fait qu’en 1987, le terme Shoah ne s’est pas encore imposé afin de désigner le génocide des Juifs.

230

Le lancement se termine, ainsi, « Fallait-il raviver le drame de l'Holocauste et diffuser un tel film ? François Bernardie a posé ces questions à des résidents d’un foyer de jeunes travailleurs. » Le reportage constitué d’interventions courtes des jeunes du foyer conduit à présenter différents points de vue avant de conclure sur l’intérêt de la diffusion du film. 231 Jean-Claude Raspiengas, « La Mémoire de l’Holocauste », Télérama, n°1954, 27 juin 1987, pp. 8-13. 232 Soit l’une des plus connue et l’une des plus reproduites, comme l’a indiqué Frédéric Rousso. Sur la circulation de cette image issue du rapport Stroop (1943), Frédéric Rousso, op. cit.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception

Fig. 108 Montage de photographies du numéro de Télérama du 27 juin 1987 (Rémy Besson CC).

Le ton général de l’article est extrêmement élogieux, le film étant notamment qualifié, d’« œuvre magnifique». Au-delà des termes employés, c’est l’adhésion de l’auteur au récit proposé par Lanzmann qui peut être relevée. L’argumentation développée s’inscrit dans la continuité de celle de l’article de 1985 de Simone de Beauvoir. Dès les premières lignes, un lien qui semble indissoluble entre le film et l’événement, est admis. Un paragraphe commence ainsi : « Shoah. Anéantissement, destruction, catastrophe, en hébreu. » et le suivant : « Shoah : l’œuvre d’un homme, d’une vie (…) »

L’idée contenue dans cette dernière citation, est celle d’une seconde correspondance, entre Lanzmann et Shoah. Il considère ainsi que le réalisateur et le film sont si indissociablement et si intimement liés qu’aucun autre membre de l’équipe n’est cité233. De surcroît, selon lui, l’unicité de l’événement et celle du film peuvent être rapprochées. Il écrit : « (…) un film, comme il n’en a jamais existé, à la démesure de l’événement : l’extermination d’un peuple. Shoah, cette œuvre magnifique et insoutenable, est une entreprise qui n’a pas d’exemple. »234

Le journaliste insiste par la suite sur le fait que Shoah donne un accès direct au génocide des Juifs et note, que le réalisateur : « à force de questions, d’interrogations, (…) abolit le temps, ressuscite l’horreur. » puis que « le passé lointain, refoulé à l’extrême, devient présent absolu. C’était hier et c’est demain. »235

En fait, l’article ne porte, ni sur le génocide des Juifs (le sujet), ni sur le rôle des Polonais (thème considéré comme central en 1985), ni sur le film lui-même (la diégèse), mais

233

Le terme « montage » est cité une fois, mais le nom de la monteuse est absent. Jean-Claude Raspiengas, loc. cit., p. 9. 235 Ibid., p. 10. 234

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception sur la manière dont Lanzmann l’a réalisé. Le réalisateur devient ainsi le sujet central du récit. A ce titre, les nombreuses citations insérées dans l’article sont à prendre en compte. Celles-ci sont au nombre de dix-huit et proviennent de trois types de locuteurs : les protagonistes du film, les critiques/autorités morales et le réalisateur lui-même. Les protagonistes ne sont donc pas absents de cet article. Ainsi, Bomba, Srebnik, Suchomel et Hilberg sont mentionnés. Elie Wiesel est cité à deux reprises, une fois en tant que survivant et une autre fois comme autorité morale. Le seul critique ayant écrit sur Shoah que Raspiengas cite est, Bernard Cuau. Celui-ci défend dans la citation la manière dont Lanzmann a mené les entretiens avec les Juifs persécutés. Au total, il s’agit de sept citations, auxquelles, il faut ajouter onze extraits de déclarations ou d’articles de Lanzmann. L’une d’entre elles, issue de l’article des Cahiers du Cinéma de 1985 est même reproduite sur soixante et une lignes. Si le réalisateur est le sujet et l’objet de l’article, il en est également l’un des deux principaux énonciateurs. Son point de vue est cité de manière littérale à de nombreuses occasions. Aucun autre témoignage ou travail scientifique portant sur le génocide des Juifs n’est cité. Au contraire, tout projet antérieur à Shoah est disqualifié : « Claude Lanzmann confirme [ce que Cuau a écrit] "Rien n’avait été fait. J’étais le premier et le seul à pouvoir le faire." »236

Seules, deux autres formes visuelles sont citées, Le Choix de Sophie et la série Holocauste, mais uniquement en étant radicalement critiquées. A ce titre, un encadré reprenant un extrait de l’article de Lanzmann des Temps Modernes (1979) a été titré par la rédaction, La fiction est un crime. De la réception aux appropriations postérieures Si l’impression que Shoah a immédiatement constitué une référence dans l’espace public s’est imposée en 2011, le processus ayant conduit à ce que le film acquiert ce statut a en fait été plus long. En France, en 1985, la diffusion de Shoah en salle a été très limitée et les spectateurs peu nombreux. La presse cinéphile ne s’est pas approprié le film. Celui-ci a été présenté à la télévision avant tout comme un documentaire apportant de nouvelles informations sur le génocide des Juifs. Et ce n’est qu’après le déclenchement d’une polémique avec les autorités polonaises, qu’il a acquis une visibilité dans l’espace public médiatisé

236

Ibid., p. 12.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception français. A ce moment-là, dans la presse généraliste, la sortie du film en salle a été perçue comme constituant un événement avant tout politique. Paradoxalement, c’est également à cette période qu’il a été qualifié d’œuvre d’art. En 1987, cette acception a été intégrée au récit du film à la télévision. En fait, c’est progressivement que la plupart des termes et des thèmes mobilisés par le réalisateur se sont imposés. Cela a conduit à une insistance tout à la fois sur le caractère exceptionnel du film et sur une identification de Lanzmann à celui-ci. En 1987, si l’appropriation est loin d’être généralisée, peu de chercheurs et de critiques cinéma ayant écrit sur celui-ci, il s’agit de remarquer que l’ensemble des propos formulés sont très positifs. S’il n’a pas constitué en 1985 un événement cinématographique, en 1987 dans les médias généralistes, il devient une référence tout à la fois dans ce domaine ainsi qu’au niveau politique et historique. Ainsi, c’est à partir de 1987 que le terme Shoah s’est imposé en France afin de désigner le génocide des Juifs. Le dossier paru dans Télérama rend compte d’une tendance hagiographique se renforçant entre 1985 et 1987. Cela constitue une différence par rapport à la manière dont le récit du film s’est développé aux Etats-Unis durant la même période. Dans ce pays, fin décembre 1985, le consensus autour du film a été rompu. Dans la revue culturelle The New Yorker, Pauline Kael, qui était l’une des critiques de cinéma les plus influents, a émis un avis négatif au sujet de Shoah237. Elle a indiqué que « le film est épuisant à regarder car il ferme l’esprit », à l’opposé de celui de Ophuls, Le Chagrin et la Pitié qui lui semble plus stimulant pour les spectateurs. De surcroît, celle-ci critique Lanzmann qu’elle ne considère pas comme un bon intervieweur, car il est trop pressant avec les protagonistes, ni un bon réalisateur, car son usage du zoom est jugé grossier, ni un bon monteur, car il ralentit trop l’écoulement du temps. Elle ajoute à ces critiques portant sur la dimension esthétique, une dimension plus politique. Elle considère à ce titre, que Shoah est un film à charge contre les non-Juifs qui insiste trop sur l’actualité de l’antisémitisme. Elle indique que le film vise à étourdir le spectateur et que : « (…) le cœur de son obsession [à Lanzmann] est de vous montrer que les gentils le feront [le génocide] de nouveau aux Juifs s’il y a une nouvelle opportunité. »238

237 238

Pauline Kael, « The Current Cinema, "Sacred Monsters" », The New Yorker, 30 décembre 1985, pp. 67-72. Ibid., p. 72.

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Chapitre 5 : Le premier temps de la réception Si cet article a été critiqué à son tour notamment dès janvier 1986 dans Village Voice, l’autre grande revue culturelle new-yorkaise239, il constitue cependant un point de rupture dans le récit du film aux Etats-Unis. Et s’il n’a pas été retenu dans l’anthologie de textes coordonnée par Suart Liebman en 2007, il constitue en 2011 l’argument principal conduisant Sue Vice à indiquer que, « le film a été reçu lors de sa sortie avec un mélange d’adhésion et de rejet ». Ce texte qui n’est toujours pas traduit en français, n’a donc pas été intégré au récit du film dans l’espace public médiatisé. Pour ce qui concerne l’étude de la période 1985-1987, il s’agit surtout de remarquer qu’un texte équivalent n’a pas été écrit en français à cette période. En 1987, aucun texte publié dans les médias généralistes ne vient rompre le consensus existant autour de Shoah. Les modalités selon lesquelles des chercheurs en sciences sociales se sont approprié le film vont être à présent étudiées. Cela conduit à se demander si le récit de Shoah va être remis en perspective, historicisé et/ou se trouver renforcé et développé dans ce domaine.

239

J. hoberman, « Film/Shoah business », Village Voice, 28 janvier 1986, p. 65. Celui-ci avait auparavant consacré une critique élogieuse au film, J. hoberman, « Shoah : Witness to Annihilation », Village Voice, 29 octobre 1985.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives

Les appropriations successives Concluant l’étude qu’il a consacrée à la réception de Shoah lors de la diffusion du film à la télévision en 1987, Giacomo Lichtner indique : « La renommée de Shoah a joué un rôle central pour ce qui est de son impact sur la "mémoire collective", désormais on pressent que ses effets à long terme résident dans le maintien de son statut d’œuvre culte, plutôt que dans le fait d’atteindre une diffusion plus large. »1

Cette intuition semble juste dans la mesure où les diffusions du film qui ont suivi n’ont pas constitué de nouveaux événements. Ce point permet d’insister de nouveau sur la distinction existant entre la réception du film par le public et le développement du récit dans l’espace public médiatisé2. La sortie de Shoah en quatre cassettes vidéo en 1987, soit à la suite du passage du film sur TF1, n’a induit aucun changement dans le récit du film. La distribution en DVD à partir de 2003 n’a pas non plus joué un rôle déterminant dans la manière dont le récit du film s’est développé. De même, le passage des trente premières minutes du film dans le cadre de La Marche du siècle (22 mai 1990)3, sa première programmation en 1993 à 20 heures 30 sur Antenne 2, sa diffusion lors du procès de Paul Touvier sur Arte en 19984, puis les nouvelles programmations sur France 3 en 2005 lors des commémorations du 60ème anniversaire de l’ouverture des camps5, puis en 2008 sur France 5 et plus récemment en 2010 sur Arte n’a pas notablement influencé l’évolution du récit6. Le fait que Shoah soit

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Giacomo Lichtner, op. cit., p. 186. Les conséquences du fait que de nouveaux spectateurs découvrent le film lors de chaque programmation ne sont pas étudiées dans cette thèse. 3 _ « Extraits de Shoah » in Serge Moati, La Marche du siècle : De Nuremberg à Carpentras, France 3, 22 mai 1990, 30 min. 4 Le film fut diffusé en deux soirées réunissant respectivement – selon Médiamétrie – 630 et 670 000 spectateurs, soit environ 1,3 point d’audience. Anonyme, « Médiamat Médiamétrie », Le Monde, supplément Radio Multimédia Actualité, 16 février 1998. 5 Le début de l’année 2005 a été marqué par les commémorations du soixantième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau. A cette occasion, un véritable « battage médiatique » a été organisé par les chaînes de télévision françaises. Celles-ci se sont livrées à une compétition, afin d’acquérir les droits des films reconnus comme des références. Diffusé le lundi 24 janvier, pour la première fois en intégralité dans une même soirée, Shoah a constitué l’un des événements de cette série de rendez-vous. Dans ce cadre il est vu par trois millions de spectateurs. La diffusion de Shoah d’abord prévue sur Arte et finalement faite sur France 3 a ainsi été remplacée par la série Holocauste. Julie Maeck, op. cit., 2009, pp. 9-12 et Marie Colmant, « Respect. Simone Veil. 60 ans Auschwitz », Télérama, n°2878, 5 février 2005, p. 166. 6 Entre 1994 et 2004, on fait l’hypothèse que ce sont les polémiques qui se sont développées autour d’autres formes visuelles qui vont jouer un rôle central dans les médias généralistes. 2

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Chapitre 6 : Les appropriations successives régulièrement programmé à la télévision participe au maintien de son statut de film référence sans pour autant conduire à l’ajout de nouvelles dimensions au récit. Les termes et les thèmes qui se sont imposés entre 1985 et 1987 sont alors repris (Cf. chapitre 5). Les nouvelles diffusions constituent autant de moments où le récit du film tel qu’il s’est fixé en 1987 est réitéré. Cela ne suffit cependant pas à expliquer le maintien du statut de référence du film et le fait qu’il occupe encore une place dans l’actualité.

La multiplication des acteurs du récit Ceci conduit à s’intéresser aux diverses autres appropriations dont Shoah a fait l’objet. Cette notion d’appropriation des biens culturels a été notamment développée par Pierre Bourdieu. Cependant, l’acception sociologique du terme repose sur une étude des publics alors qu’il s’agit dans le cas présent de n’étudier strictement que les propos tenus sur Shoah dans l’espace public médiatisé. A l’issue de l’étude de la première réception (1985-1987), il est admis, comme l’indique André-Pierre Colombat, que : « L’engagement personnel et absolu de Lanzmann pour son film a été une condition, certes controversée, mais nécessaire au succès de Shoah (…) »7

En effet, entre 1985 et 1987, le réalisateur a présenté le film à de nombreuses reprises, aussi bien dans la presse qu’à la télévision. Le chapitre précédent de cette thèse a permis d’établir que son point de vue a été largement repris dans les médias généralistes. Cependant, la reconnaissance de la centralité effective du réalisateur fonctionne souvent comme un écran qui conduit à ne pas percevoir le rôle prépondérant joué après 1987 par une multitude d’autres acteurs. L’identification de l’absence d’approche critique Dans ce chapitre, la manière dont un certain nombre de chercheurs issus de disciplines diverses vont s’approprier Shoah est étudiée. Relativement absents dans les médias dans le premier temps de la réception, à l’exception remarquée de Simone de Beauvoir, ceux-ci occupent une place centrale dans le maintien du statut de référence du film. La période appréhendée est celle de 1987 à 2011. Une attention particulière est portée aux trois premières 7

André Pierre Colombat, op. cit., p. 340.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives années de cette période. L’hypothèse faite est que le récit du film dans le champ des sciences sociales se fixe à ce moment-là. Une comparaison a été réalisée entre les écrits publiés en France et aux Etats-Unis durant cette période. Ainsi que cela a été le cas lors de l’étude du récit dans la presse généraliste, il s’agit d’appréhender les spécificités des textes parus en France. Les modalités de ce récit ainsi que les divers liens qu’il entretient avec celui qui s’est développé dans les médias généralistes sont tout à la fois étudiés. Un nombre conséquent de travaux portant sur Shoah et relevant de différentes disciplines permet de souligner que les chercheurs en sciences sociales se sont approprié cet objet. Leur analyse nécessite de tenir compte tout à la fois de différences disciplinaires et de méthodes diverses mises en œuvre au sein de chacune de celles-ci. A l’instar du premier récit (1985-1987), la relative absence de recherches en esthétique et en étude cinématographique durant la période 1987-1990 peut être notée. Les premiers écrits produits sont principalement le fait de psychanalystes, de philosophes et d’historiens. La plupart de ces textes ne remettent pas en perspective le récit de Shoah. Ils ont au contraire participé à la constitution de celui-ci. L’un des premiers écrits historiens portant sur le film constitue cependant une exception. En effet, dans Le Syndrome de Vichy (1987), Henry Rousso aborde les productions cinématographiques comme des vecteurs qui influent sur la perception du passé et des symptômes révélateurs du rapport que la société française entretient avec l’Etat français. Le chercheur considère que Le chagrin et la pitié d’Ophuls (1969) est un vecteur clef qui nécessite à ce titre une étude approfondie et aborde Shoah comme un symptôme parmi d’autres. S’il souligne son caractère novateur8, il s’interroge surtout sur les raisons d’une réception unanimement positive de Shoah en France. Ce texte constitue moins une critique de la forme visuelle qu’une première approche réflexive de sa diffusion et de sa réception dans l’espace public. Constatant une absence de critique négative, Rousso considère que cela correspond presque à un symptôme. Il s’interroge sur les raisons pour lesquelles, entre 1985 et 1987, aucune critique n’a été formulée sur la manière dont les entretiens ont été menés. Il fait l’hypothèse, qu’au sein de la société française du milieu des années 1980, il n’est peut-être plus possible de critiquer un film tel que Shoah sans être perçu comme étant antisémite. Cette analyse réflexive portant sur la réception du film constitue une exception. L’immense majorité des écrits ne portent pas sur la diffusion de Shoah dans l’espace public, mais constituent des 8

Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, Seuil, Paris, 1987, 378 p.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives tentatives d’appréhension du film lui-même. C’est à ce titre que chacune des publications peut être considérée comme constituant un élément du récit du film. Le premier champ disciplinaire dans lequel ces appropriations par des chercheurs peuvent être étudiées est celui de la psychanalyse. Le récit des psychanalystes : entre limites et franchissement En mai 1987, une conférence portant sur le film intitulée Les limites de l’interprétable s’est tenue dans le cadre du colloque Fin d’une analyse, finalité de la psychanalyse, organisé en Sorbonne par le Mouvement du Coût Freudien. En présence de Lanzmann, les psychanalystes, Eric Didier, Anne-Marie Houdebine, Jean-Jacques Moscovitz et Jean-Pierre Winter se sont exprimés9 avant que le réalisateur de Shoah et Anne-Lise Stern n’interviennent également. Plutôt que d’appréhender chacune des communications concernées, la manière dont chacun des intervenants perçoit le film à partir de sa propre pratique de l’analyse est présentée. En effet, chacun d’entre eux a rendu compte du fait que Shoah a transformé son rapport à la psychanalyse10. Par exemple, Eric Didier introduit son propos en indiquant : « Je vais essayer de dire un peu en quoi, dans ma pratique d’analyste, ça a eu des effets, (…) de voir ce film. »11

Moscovitz indique ainsi : « (…) la position qu’a adoptée C. Lanzmann et l’œuvre qu’il a réalisée, ont, semble-t-il, modifié non seulement ma façon d’écouter mais ma façon de répondre (…). Où ça s’est

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Eric Didier, Anne-Marie Houdebine, Jean-Jacques Moscovitz et Jean-Pierre Winter, « Les Limites de l’interprétables », in Marie-Emmanuelle Didier-Weil, François Petitot (org.), Fin d’une analyse, finalité de la psychanalyse, Les Editions Solin, Malakoff, 1989, p. 346. 10 En conclusion du colloque Jean-Pierre Winter, insiste sur une piste qu’on ne développera pas ici, soit sur la manière Shoah, peut fonctionner « comme analyseur de la situation de la psychanalyse aujourd’hui. », in « propos conclusif », loc. cit., 1989, p. 338. 11 Eric Didier, loc. cit., 1989, p. 238. Le psychiatre Paul Mathis qui intervient depuis la salle indique également, après avoir évoqué rapidement la manière dont Claude Lanzmann pose des questions aux protagonistes du film, que « l’analyste est parfois un peu au niveau d’une telle interrogation et d’un tel manque de réponse. », p. 247. La psychanalyste Marie-Christine Laznik-Perrot, s’interrogeant sur ce que Claude Lanzmann a dit des réactions des déportés à son film dit : « je me demande si vous ne nous avez pas apporté là un instrument de travail. », p. 249 ; lors d’une autre table, la psychanalyste Jeanne Bernard, indique : « (…) il y a des événements qui vous touchent. Je pense à la façon dont Shoah fait événement, pour nous, fait acte. Comment le travail qu’a fait cet homme, met les gens au pied du mur d’avoir à faire eux aussi un travail avec la mémoire. », dans « Passe et lieu X, table ronde II », Marie-Emmanuelle Didier-Weil, François Petitot (org.), Fin d’une analyse, finalité de la psychanalyse, Les Editions Solin, Malakoff, 1989, p. 307.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives passé ? Quand ? À quelle date ? Le 18 ou le 19 ? Avec qui ? Pourquoi ? Comment il en est revenu ? Qu’est-ce qu’il vous a dit ? Comment l’avez-vous questionné ? »12

Le lien établi entre la méthode de l’analyste et le projet mené par Lanzmann est également souligné. Houdebine explique « L’auteur de Shoah enseigne l’analyste. »13

Le fait que chacun des trois psychanalystes fasse référence aux travaux menés depuis plusieurs années par la psychanalyste ancienne déportée, Anne-Lise Stern, peut également être noté. Il apparaît ainsi que le séminaire qu’elle coordonnait à cette période a joué un rôle important dans la prise en compte du génocide des Juifs et du film Shoah dans leur pratique professionnelle14. A cette occasion, celle-ci a notamment indiqué percevoir la démarche du réalisateur comme s’intégrant à la discipline15 : « Lanzmann a voulu son film épuré absolument : épuré, du registre, tout-à-fait psychanalytique, de l’épure. »16

L’ensemble des intervenants du colloque de 1987 constate alors qu’il est illusoire de penser que tous les psychanalystes verront Shoah17 ni que la discipline se trouvera à l’avenir modifiée dans son ensemble par la démarche de Lanzmann. Pour autant, ils insistent sur le fait qu’à l’échelle de leur groupe, le film les a conduits à s’interroger sur la place et les conséquences du génocide des Juifs dans leur pratique. Il s’agit, pour eux, de rappeler que les conséquences du trauma qu’il a causé ne doit pas seulement être étudié chez l’analysé mais 12

Jean-Jacques Moscovitz, loc. cit., 1989, 217. Les lignes qui précédent cette phrase sont les suivantes, Shoah « retentit sur notre pratique analytique et conduit à ne pas lâcher l’autre que j’écoute, à ne pas le/la lâcher dans l’horreur, la douleur, à ne pas le contenter de silence (il pourrait se connoter de ce silence du camp), à ne pas se satisfaire de connivence, dans l’analyse – ou ailleurs, à ne pas hésiter à fouiller, à demander des précisions pour les faire retrouver, sous le monde – nécessaire on le sait – des fictions. », Anne-Marie Houdebine, loc. cit., 1989, p. 221. 14 Jean-Jacques Moscovitz, explique, par exemple, « (…) c’est un peu grâce à Anne-Lise Stern qu’ayant vu Shoah, j’ai eu le courage d’aller voir Lanzmann parce que c’est à partir de l’enseignement qu’elle fait quelque part dans Paris où j’ai pu me trouver, que j’ai pu entendre des choses de cet ordre-là – combien la question même du désir de l’analyste est sollicité par le film. », loc. cit., 1989, p. 241. 15 Il note également que « ce que Shoah de Lanzmann nous permet c’est donc le Retour à Lacan. », Anne-Lise Stern, loc. cit., 1989, p. 240. 16 Ibid., p. 243. Par ailleurs, celle-ci a conclu les échanges de la table en indiquant : « si les analystes continuent imperturbables à aller voir Shoah et s’ils continuent à être comme ça [indifférent à ces questions], il n’y a pas de raison pour que ça cesse. Shoah, c’est pas fait pour aider la clinique et les petites élaborations de tout un chacun. C’est fait pour que s’arrêtent cinq minutes les analysteries et que ça chahute un peu les analystes en eux ! (…) Je trouve que les témoignages apportés ici et les quatre analystes qui ont parlé là, sont dans ce sens très réconfortants. Shoah ça leur a vraiment… Ça les a déplacé de leur fauteuil, ne serait-ce que neuf heures ; et ça a eu des effets… », p. 250. 17 Anne-Lise Stern par exemple, fait remarquer, non sans une certaine forme d’ironie, que « parmi les gens qui n’ont pas été voir Shoah, il y a quand même un très grand nombre d’analystes. », ibid., p. 242. 13

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Chapitre 6 : Les appropriations successives aussi chez l’analysant. Ils retiennent que le réalisateur de Shoah a fourni quelques premières clefs d’interprétation d'un questionnement qu’il s’agira de poursuivre. Cette conférence autour de Shoah, publiée en un chapitre au sein des actes du colloque, constituera par la suite la base de la première publication collective parue autour du film et intitulée Shoah, le film, des psychanalystes écrivent (1990)18. Celui-ci constitue une suite aux débats engagés insistant tout à la fois sur le trauma ressenti par chacun d’eux et sur les conséquences du génocide des Juifs sur la vie des analysés. L’ouvrage se compose d’une retranscription de l’intervention de Lanzmann faite en 198719, de textes écrits par chacun des quatre intervenants et de participations provenant d’autres psychanalystes20. Certains des psychanalystes écrivant dans l’ouvrage de 1990 s’accordent sur le fait que Shoah fonctionne comme un révélateur des limites de la représentation en général et de l’impossibilité de représenter le génocide des Juifs en particulier. Ainsi, Gérard Swec qui compare l’acte de regarder Shoah au déclenchement d’une névrose traumatique, indique : « [qu’] il reste toujours une part d’irreprésentable. (…) Le film est une représentation de l’absence de représentation (…) Le blanc de la pensée que nous communique le film provoque en nous une incapacité à penser, à nous représenter. »21

Gérard H. Rabinovitch insiste lui sur le fait que : « (…) nous nous heurtons là aux limites de notre entendement. »22

Dans cette perspective, Moscovitz indique que le génocide des Juifs reste impossible à narrer23 et Francine Beddock considère qu’au sein du film :

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Collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, 223 p. Le réalisateur a également communiqué un court texte – mis en préface – au sein duquel, il explique pourquoi il n’est pas en mesure de préfacer l’ouvrage. 20 Il est à noter que la majorité de ceux-ci étaient intervenus lors de la séance de questions suite aux interventions lors colloque de 1987. 21 Gérard Szwec, « Shoah une névrose traumatique », collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, p. 78-79. 22 Gérard H. Rabinovitch, « La Déchirure du rêve éveillé », collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, p. 157. 23 « Quand à la question de l’universitaire, l’historien nous l’éclaire : ils « ne peuvent narrer que ce qui est narrable ». C’est en ces termes que Claude Lanzmann, en décembre 1987, s’est adressé à son auditoire lors d’un symposium intitulé Mémoire et Histoire et qui succédait à un colloque sur La politique nazie d’extermination. Comment transmettre l’existence de l’extermination puisque c’est un fait que chacun s’accorde à reconnaître comme non narrable ? (…) Si l’extermination n’est pas narrable, c’est que les morts des chambres à gaz ne peuvent en aucune façon être aujourd’hui en place de témoins, puisqu’ils furent tous assassinés. », Jean-Jacques Moscovitz, « Savoir et non savoir en question », collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, pp. 60-61. Le psychologue reviendra à plusieurs reprises sur ce principe. Ainsi, dans 19

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Chapitre 6 : Les appropriations successives « La plupart des visages de survivants expriment le silence. Ils sont habités par le silence, celui qui ne trompe pas pour dire que les mots manquent. Le silence interrompt la parole. (…) Le sourire est un moyen de défense terrible devant l’impossible à dire.»24

A l’opposé, d’autres auteurs perçoivent plus le film comme ayant permis de repousser les limites du représentable. Barbara Hazan soutient ainsi : « [qu’] un espace est créé par le metteur en scène où ce qui ne pouvait l’être est dit, où l’insoutenable est soutenu. »25

Leslie Kaplan met l’accent sur les conséquences de la mise en scène « absolument nouvelle » de la parole des rescapés, des témoins polonais et des nazis dans Shoah26. Eric Didier pense que les psychanalystes doivent s’affronter à : « (…) l’aune de l’irréparable auschwitzien – et non plus, depuis le travail de C. Lanzmann, de l’impensable auschwitzien (…). »27

Daniel Oppenheim indique lui : « (…) pour ceux qui l’ont fait et pour ceux qui le voient, le film Shoah montre qu’il est possible de transmettre cette parole hors du silence », avant d’ajouter que, « le mérite de Shoah est de faire parler, de rompre le silence. »28

Houdebine considère que : « [Les survivants] ont à nous dire quelque chose de cet incompréhensible, de cet indicible qui a eu lieu. (…) Difficile à dire ; cependant il est clair que Lanzmann les interrogeant, les

L’arche, lors de la polémique au moment de la sortie de La Liste de Schindler, il écrit après avoir présenté le silence d’Abraham Bomba dans Shoah, « le risque [encouru par La Liste de Schindler mais plus largement par tout film], à tous moments, n’est-il pas la rupture de la transmission et le glissement dans un jouir obscène, si ce n’est la parole elle-même qui dit sa limite par le silence ? », in, « Violences du figurable », L’Arche, n°442, juillet 1994, p. 55. 24 Francine Beddock, « Le Temps de voir, le temps de dire », opus cit., 1990, p. 71. 25 Barbara Hazan, « Nettoyage », collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, p. 17. Au sujet des chambres à gaz, elle indique, « Avant le film de Claude Lanzmann, l’on ne savait pas ce qui se passait dans cet ultime moment, revenant jusque-là toujours buté sur le spectacle impressionnant des cadavres… A vous d’imaginer le reste ! En réalisant ce film, l’auteur dit non à ceci : il refuse de toutes ses forces de laisser ce lieu se constituer comme un lieu possible de fantasmatisation, comme un lieu poétique. », p. 13-14. 26 Les termes de la tripartition des protagonistes – rescapés, des Polonais et des nazis – sont de l’auteur de l’article. Leslie Kaplan, « Shoah, une scène pour la parole », collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, p. 152. 27 Eric Didier, « de l’impensable à l’irréparable », collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, 1990, p. 24. 28 Daniel Oppenheim, « Survivre, transmettre », collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, 1990, p. 165 et p. 167.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives poussant à dire précisément, à revenir sur les lieux, encore ou pour la première fois de cette façon, leur suppose un savoir qu’ils doivent nous transmettre. »29

Pour conclure au sujet de cette première appropriation, la question des limites du représentable est posée à propos de la parole et non de l’image. Les questions liées, aussi bien à l’usage des images d’archives qu’à la représentation par la fiction, sont absentes. Dans le cadre du champ psychanalytique, Shoah a été perçu à la fois comme un objet mettant en valeur des limites et aussi comme participant à repousser celles-ci. Deux interprétations complémentaires du film coexistent donc pour ces auteurs. Il est possible de se demander si dans d’autres champs des sciences sociales cette coexistence va persister ou si l’une des deux dimensions va s’imposer. L’ouvrage collectif intitulé Au sujet de Shoah30 permet de tester cette hypothèse. Au sujet de Shoah comme entrée pluridisciplinaire En 1990, un second ouvrage a été exclusivement consacré à Shoah31. Si le premier résulte d’un travail collectif, celui-ci repose sur le recueil de vingt-trois textes issus de sources hétérogènes32. Les articles ainsi réunis par le philosophe Michel Deguy ont été écrits par des professeurs de lettres33, des historiens34, des historiens du cinéma35, des philosophes36, des réalisateurs37, un journaliste38, ainsi que par un homme politique39. Dès lors, la question des critères retenus pour le choix de ces contributions, pour la plupart publiées entre mai 1985 et

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Anne-Marie Houdebine, « L'écriture Shoah », collectif, Shoah, le film : des psychanalystes écrivent, Jacques Granchet, Paris, 1990, p. 94 Elle ajoute, ensuite, qu’ « alors l’irreprésentable peut se dire, l’indicible se regarder et la vérité dite entre deux. », p. 98. 30 Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, 316 p. 31 Le premier, Shoah, les psychanalystes écrivent a été faiblement intégré à l’historiographie, le second, Au sujet de Shoah est devenu une référence incontournable en France. 32 Les vingt-trois papiers qui le composent sont d’une grande hétérogénéité. Il peut s’agir d’une allocation prononcée lors d’une remise de prix (Elisabeth de Fontenay, «le texte d’une présentation faite le 23 mai 1985 lors de la cérémonie du Prix des Arts, des Lettres et des Sciences de la Fondation du judaïsme français (note, p. 149), d’un article de journal (les entretiens avec Claude Lanzmann publiés à la fin de l’ouvrage), de la notice d’une encyclopédie (Rachel Ertel, reprise de la notice de l’encyclopédie Universalia 1986), d’un article scientifique. La taille des textes varie également, de l’unique page du Hier ist kein Warum de Claude Lanzmann aux quatre-vingt-dix pages, du texte de Shoshana Felman intitulé à l’âge du témoignage. 33 Anny Dayan-Rosenman (Paris 7), Rachel Ertel (Paris 7) et Shoshana Felman. 34 Timothy Garton Ash, Jean-Charles Szurek et Pierre Vidal-Naquet. 35 Bernard Cuau (Paris 8, aujourd’hui décédé), Gertrude Koch (FU Berlin). 36 Michel Deguy (Paris 8), Elisabeth de Fontenay (Paris 1), Sami Naïr (il est actuellement, conseiller d’Etat) 37 Marcel Ophuls, Elisabeth Huppert (réalisatrice, productrice et écrivain) et Claude Lanzmann lui-même. 38 Neal Ascherson. 39 Jacek Kuron. On notera également la présence d’Abraham Brumberg (éditorialiste et éditeur).

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Chapitre 6 : Les appropriations successives fin 1989, peut être posée40. Celle-ci est d’autant plus importante que cet ouvrage est devenu par la suite la publication de référence sur Shoah en France. Les textes composant ce recueil ne constituent pas un échantillon représentatif de la réception du film durant cette période. Cet objectif n’est d’ailleurs pas celui qui est poursuivi par Deguy qui en introduction énonce un parti pris favorable au film. L’ouvrage se compose de trois parties dont l’ordonnancement est en soi significatif. Ainsi, la troisième constitue une reprise de quatre textes de Lanzmann dont deux proviennent d’entretiens. Le premier, qui prend la forme d’un court manifeste, est intitulé Hier ist kein warum (1988)41. Le réalisateur présente là son refus de toute compréhension et de toute explication du génocide des Juifs (Cf. chapitre 7). Le deuxième et le troisième textes sont deux entretiens accordés à la Nouvelle Revue de Psychanalyse (1986)42 et aux Cahiers du cinéma (1985)43 qui permettent à Lanzmann d’expliquer le processus de réalisation et les choix opérés. Le fait que l’un des articles soit issu d’une revue cinéphile n’est pas représentatif de l’état du récit à cette période mais de la volonté d’insister sur le film comme œuvre d’art. Enfin, le quatrième texte est celui publié par le réalisateur en 1979 dans les Temps Modernes44. Dans celui-ci, il développe un point de vue plus théorique sur la représentation du génocide des Juifs (Cf. chapitre 4). Ces écrits ainsi réunis deviennent une référence permettant d’expliquer la manière dont Shoah a été réalisé pour ceux qui écrivent sur le film dans une perspective strictement auctoriale45. La deuxième partie qui a pour titre « réflexions sur la question polonaise » reprend et s’inscrit dans la continuité de la polémique qui s’est déroulée en 1985 (Cf. chapitre 5). Cela rend compte du fait qu’en 1990, ce thème est le seul à être jugé suffisamment important pour

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Michel Deguy note en introduction, « le présent livre ne recueille pas les articles contemporains de la première sortie, pas même les plus émus et les plus forts (Simone de Beauvoir, Claude Roy, Max Gallo… tant d’autres). », in opus cit., 1990b, pp. 6-7. Ce qu’il désigne par première réception correspond assez strictement aux mois d’avril, mai, juin 1985, alors que ce que l’on désigne comme le premier récit correspond à la période 1985-1987, ici étendu jusqu’en 1989-1990. 41 Claude Lanzmann, « Hier ist kein Warum », dans Michel Deguy (dir.), Au Sujet de Shoah, Paris, Belin, 1990c, p. 279. Ce texte a d’abord été publié dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°38, automne 1988. 42 Claude Lanzmann dans François Gantheret, loc. cit., pp. 280-292. Ce texte a d’abord été publié dans Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°33, printemps 1986. 43 Claude Lanzmann dans Marc Chevrie et Hervé Le Roux, loc. cit., pp. 293-305. Ce texte a d’abord été publié dans les Cahiers du cinéma, n°374, juillet-août 1985. Il a été présenté au début du chapitre 5 de cette thèse. 44 Claude Lanzmann, « De l’Holocauste à Holocauste ou comment s’en débarrasser », loc. cit., pp. 306-316. Ce texte a été présenté à la fin du chapitre 3 de cette thèse. 45 Ce terme désigne une tendance à expliquer une production filmique ou littéraire par des propos tenus par leur auteur. Jean-Pierre Esquenazi, Sociologie des publics, La découverte, Paris, 2009, p. 10.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives qu’une partie entière de l’ouvrage lui soit consacrée. Les questions relatives à l’unicité du génocide des Juifs, à la fiction, aux images d’archives qui occuperont une place centrale dans le récit durant la seconde moitié des années 1990 ne sont pas encore identifiées (Cf. chapitre 7). La première partie, plus développée, regroupe un ensemble de textes présentés de manière non hiérarchisée. A la diversité des approches traitant de la question de la représentation, s’ajoute le fait que chacun des auteurs insiste plus sur un thème particulier : les corps des protagonistes46, la mise en scène47, le rôle des trains48, la place des voix et des chants49, pour ne citer que les plus explicites50. La pluralité des thèmes ainsi abordés ne doit pas conduire à minorer le fait que de nombreux points de consensus existent entre les textes réunis dans Au Sujet de Shoah. En premier lieu, le rapport au deuil51 à la religion et à Dieu52 sont des éléments plus régulièrement mobilisés que dans les textes publiés dans les médias généralistes. Que le film soit considéré comme ayant un caractère religieux ou comme remettant en cause les interdits religieux, qu’il soit vu comme permettant de faire le deuil53 ou au contraire comme empêchant celui-ci54, ces thèmes sont ici centraux. L’usage d’un vocabulaire parfois proche de celui du religieux montre que le film est alors considéré comme une prophétie55, un film sacré56. Cela a pour conséquence, qu’à plusieurs reprises Lanzmann est perçu comme l’auteur d’un travail surhumain57, qu’il est presque un prophète58. Cette

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Bernard Cuau, « Dans le cinéma une langue étrangère », Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, pp. 13-19. 47 Michel Deguy, « Un Œuvre après Auschwitz », Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, pp. 21-48. 48 Marcel Ophuls, « Les Trains », Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, pp. 175-187. 49 Anny Dayan-Rosenman, loc. cit., Shoshana Felman, loc cit., 1990 et Marcel Ophuls, loc cit. 50 Le mode d’argumentation est également différent d’un texte à l’autre. Ainsi, certains auteurs développent leur pensée dans un rapport assez lâche à la forme visuelle, alors que d’autres tentent de s’approcher du point de vue supposé du réalisateur. 51 Claude Lanzmann, « Préface », Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, p. 9. 52 Michel Deguy, loc. cit., p. 41; « montrer le silence de Dieu », Elisabeth de Fontenay, « Un Monumental et incandescent aide-mémoire », Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, p. 148 ; « Il est possible que Dieu se soit montré là. C’est ça qu’on voit dans le film de Claude Lanzmann », Elisabeth Huppert, « Voir (Shoah) », Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, p. 150. L’ensemble de l’article porte sur les liens entre Shoah, le génocide des Juifs et la présence de Dieu. 53 « Curieusement, on est apaisé en regardant Shoah », ibid., p. 156. 54 « Comme si Lanzmann demandait qu’on vînt veiller et prier : exercice de la piété qui maintient la douleur au présent, et le deuil à son paroxysme », Elisabeth de Fontenay, loc. cit., 1990b, p. 148. 55 Michel Deguy, loc. cit., p. 41. 56 Elisabeth de Fontenay, loc. cit., p. 152. 57 Rachel Ertel, « Le Noir miracle », Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, p. 49. 58 « On peut prononcer à propos de ce film le terme de prophétie : toute œuvre d’art réussie en est une. Accoler le terme de prophète à Claude Lanzmann est gênant – là encore ; ne pas le faire est sans doute un mensonge. Du

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Chapitre 6 : Les appropriations successives quasi-fusion entre le film et le réalisateur constitue un point commun avec le récit tel qu’apparaissant dans les médias généralistes et notamment dans le dossier publié en 1987dans Télérama. En second lieu, la place de l’image ou plus justement celle de l’articulation entre paroles et images, qui n’a été que très marginalement abordée par les psychanalystes, se trouve être placée au centre de l’ouvrage59. La question se déplace ainsi, des problématiques liées à l’indicible et aux difficultés à dire, à celles de l’irreprésentable et des difficultés à représenter le génocide des Juifs d’Europe. En effet, si la conférence des psychanalystes a porté sur les limites de l’interprétable, la question commune aux textes qui composent cet ouvrage est celle des limites de la représentation. Reprenant en cela certaines des questions soulevées dans l’article de 1979 (Cf. chapitre 4), la question de la possibilité et/ou de l’impossibilité de représenter le judéocide est ainsi posée par chacun des auteurs. Les termes d’irreprésentable, de limites de la représentation, quasi-absents dans les médias généralistes aussi bien en 1985 qu’en 1987, deviennent dès lors centraux. Pour autant, cet ouvrage n’est pas le résultat du travail d’un groupe constitué autour d’une conception particulière de l’image, aucun consensus n’étant recherché sur ce point. Ainsi, Deguy, partant du présupposé qu’il est impossible de montrer le génocide des Juifs, considère que Shoah permet de dépasser cette impossibilité60. En même temps que le film s’inscrit dans un refus de la mimesis ne montrant aucune image contemporaine des faits, il permet au spectateur de s’en faire une représentation61. Le film conduit en cela à dépasser l’innommable. Cette idée se trouve également chez Rachel Ertel, quand elle écrit que :

reste pour avoir pu mener à bien cette œuvre proprement surhumaine, il faut admettre que quelque chose d’autre a été à l’œuvre pendant les dix ans requis pour l’élaboration, d’autre que sa volonté propre », puis « (…) Lanzmann est sans doute intégralement prophète. », Elisabeth Huppert, loc. cit., pp. 151-152. Pour Shoshana Felman, Claude Lanzmann est d’une « absolue lucidité », loc. cit., 1990, p. 111. 59 A l’exception des articles de Marcel Ophuls et de Pierre Vidal-Naquet dont on peut considérer qu’ils ont un statut particulier. Pierre Vidal-Naquet, « L’épreuve de l’historien : réflexions d’un généraliste » dans Michel Deguy (dir.), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, pp. 198-208. 60 « Une grande œuvre, et cinématographique, en l’occurrence, montre qu’un rapport de l’art à l’inhumanité – de ce qui en suspendait la tradition, et même selon Adorno dont on répète le mot fameux « Après Auschwitz… », la possibilité même d’une œuvre – est regagné : de fait », Michel Deguy, « Introduction », Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, p. 6. Le passage entre guillemets ci-dessus se trouve, Michel Deguy, loc. cit., p. 28. 61 « Il fallait que pût être mis en œuvre, donné en spectacle en quelque façon d’œuvre, l’irreprésentable « Auschwitz » ; indirectement par la médiation d’une mise en scène ; que fût conjurée la solution de continuité historique dont parle Adorno ; que le sans-précédent qui interdit de comprendre ce passé comme répétition, fût

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Chapitre 6 : Les appropriations successives « Claude Lanzmann est parvenu à retrouver les rares rescapés juifs pour les faire accoucher de l’indicible. »62

Le film exprime quelque chose du génocide des Juifs en choisissant de ne pas le montrer. Shoshana Felman note qu’en cela Shoah constitue une transgression, « la barrière du silence peut être déplacée et, d’une certaine manière, levée » ce qui constitue une désacralisation63. En revanche, selon Elisabeth Huppert, l’absence d’images d’archives correspond à un respect de l’interdit biblique. Les choix qui justifient Shoah et qui lui confèrent une valeur sont ceux de ne pas représenter, soit de ne pas montrer et de ne pas nommer64. Pour Gertrud Koch65, « c’est [par] l’absence d’images »66, par la création de « blancs » que le film « donne une représentation de l’inimaginable. »67 Pour cette auteure, l’absence d’images fait image et permet au spectateur de s’approprier le film. De manière exemplaire, si Deguy insiste sur le fait que le film nomme ce qui reste impossible à montrer68, Sami Naïr, développe, lui, l’idée

citable. Reconfié à la mémoire, à notre histoire, ce qui la suspendait ; qu’on puisse se figurer avec ça ! », Shoshana Felman, loc. cit., 1990, p. 37. 62 Rachel Ertel, loc. cit., p. 49. 63 Les termes « transgresser » et « désacraliser » sont de l’auteur. Elle ajoute, Shoah est « le récit de la décanonisation de l’Holocauste pour permettre son historicisation jusqu’alors impossible. », Shoshana Felman, loc. cit., 1990, p. 72. Il s’agit là de l’idée de l’entrée dans l’histoire que l’on trouve également chez Anny DayanRosenman ou plus justement de l’entrée dans le politique. « (…) par sa caméra [il permet le passage], du religieux à l’artistique et de l’artistique en politique », p. 123. 64 « On [dans le film] ne représente pas non plus : deuxième commandement inscrit dans les Tables de la Loi, figurant dans le Livre de l’Exode : « Tu ne feras pas de statue ni aucune forme de ce qui est dans le ciel en haut ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux, au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras pas devent eux, et ne les serviras pas. » », loc. cit., 1990, p. 150 et aussi, « Shoah est tout simplement un film (oblique) sur Dieu : peut-être le premier. L’innommable n’est pas représenté », p. 151. A l’opposé de cette vision religieuse, Anny Dayan-Roseman, considère que tout en étant fidèle à la foi, le film tend à faire entrer le génocide dans l’histoire. « Il [le réalisateur] replace ainsi le rabbin et son appel [lettre de Grabow] dans un domaine qui est autre que celui de la foi : le domaine de l’Histoire. », loc. cit., p. 196. L’auteur revient à cette idée en conclusion, « Dans cette entrée en Histoire, la place de l’historien Raul Hilberg apparaît comme centrale. (…) Le très beau livre de Yerushalmi, « Zahor », et sa réflexion sur les juifs et l’Histoire, permet de mieux appréhender la démarche de Hilberg et surtout celle de Lanzmann, héritier et novateur », p. 197. Cette entrée du génocide dans l’histoire par le biais de la mémoire est différente de celle défendue par Michel Deguy en introduction. Pour lui, le film permet l’entrée du film dans la mémoire, mais en tant qu’antihistoire (loc. cit., p. 5). 65 Cette idée est également présente dans le texte de Shoshana Felman, à travers le cas des premières paroles du film et de la maison blanche, qu’elle associe à la page blanche, à la neige qui recouvre Treblinka, dont elle dit qu’ « elle est la couleur même de l’oblitération », loc. cit., 1990, p. 130-131. Voir aussi, le « silence blanc », p. 122-123. 66 Entendu comme des images contemporaines du génocide. 67 Gertrud Koch, « Transformations esthétiques dans la représentation de l’inimaginable », Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, p. 164. 68 Bernard Cuau écrit également, « La caméra tourne sur son axe, découvre des champs, des forêts paisibles… ou des barbelés. Elle pivote. Balaie un angle de 20, 30, 40° ou plus. Rien ne se donne à voir. Absolument rien », loc. cit., p. 15. Elisabeth de Fontenay note, « Une œuvre au présent et qui ne montre rien sinon des trains, et encore des trains, et des visages (…) », loc. cit., p. 147.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives que le film montre ce qui reste innommable69. En insistant sur ces points de vue différents, parfois antagonistes, il s’agit moins de souligner les contradictions que la manière dont l’interprétation du film est liée à diverses conceptions de l’image qui lui préexistent70. A ce titre, un point particulier se trouve au centre aussi bien de l’introduction de Deguy que du long article de Felman (90 pages). Les deux chercheurs insistent sur la persistance d’une forme d’opacité71, d’un noyau d’obscurité72. Selon eux, l’intérêt principal de Shoah réside dans le fait qu’il atteste d’une impossibilité à témoigner. Le fait que la négation du judéocide par les nazis durant le temps même de son effectuation73 et l’absence de traces dans le temps présent74, soient à la base de la réalisation du film a retenu toute leur attention (Cf. chapitre 4). Ce constat est particulièrement théorisé par Felman, dont l’intérêt pour ce qui se refuse s’étend aux propos des protagonistes, « la nécessité du témoignage (…) l’impossibilité de témoignage »75. Cela conduit la chercheure à faire l’hypothèse que le

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« (…) il s’agit plutôt, pour Lanzmann, de montrer « ce qui ne peut être mis en mots », c’est-à-dire l’innommable : il y a génocide, il est là, sous ces plaines fleuries, autour de cette rampe de chemin de fer, au-delà de cette porte voûtée, entre ces rectangles de pierre que vous voyez », Sami Naïr, « Shoah, une leçon d’humanité », Michel Deguy (dir), Au sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, p. 169. 70 Il ne s’agit aucunement de dire que des arguments sont plaqués sur Shoah, que les auteurs ont refusé la confrontation avec le film, tout au contraire, mais de reconnaître qu’à chaque fois, le récit sur le film est dépendant de présupposés qui sont propres à chacun des auteurs. 71 « Le vocable même de « Shoah » est devenu ce nom, opaque et mystérieux, entré dans nos propos, nos murmures (…) », Michel Deguy, loc. cit. p. 21 ; Shoshana Felman parle de « radicale opacité » du témoignage, loc. cit., 1990, p. 61. 72 Ibid., p. 99, note 19. 73 Ibid., pp. 61-62 et Michel Deguy, loc. cit., p. 42-43. 74 « (…) nous voyons l’absence de trace », ibid., p. 29. 75 Soshana Felman, loc. cit., 1990, p. 77. L’ensemble de l’argumentation de Soshana Felman est construite sur la mise en relief de cette impossibilité du témoignage. Il ressort de son analyse que les témoignages sur le génocide des Juifs valent moins par les informations, que pragmatiquement ils transmettent, que pour l’exposition de ce qui ne peut être transmis. Le témoignage est travaillé par sa propre négation. Ce que l’auteur cherche dans le témoignage c’est la présence du référent (p. 128), d’un résidu littéral de la réalité (p. 137), c’est-à-dire le surgissement au présent du passé sans médiation. L’idéal du témoignage pour Shoshana Felman est une parole qui soit énoncée depuis « l’intérieur du camp de la mort » (p. 83), ce qui est impossible (constat fait p. 87). Dès lors, il ne peut y avoir que des impossibilités. Le temps qui passe et le travail de la mémoire constituent une impossibilité essentielle. La construction narrative de son récit par le témoin est une impossibilité. Le travail de médiation du film, des conditions pratiques du tournage ou montage, constituent une autre impossibilité. Dans ce cadre, le témoignage devient quelque chose d’impossible, car il constitue toujours une médiation, culturellement construite et inscrite non pas dans le temps de l’événement, mais dans le temps de son actualisation. Seules les chansons – paroles écrites par d’autres et avant – réitérées par la voix du témoin permettent de s’approcher du témoignage (p. 130). Ce n’est dès lors plus les mots, mais la voix, le timbre, le ton, car ils sont garants de la « singularité unique » de l’énonciation (p. 140), qui font qu’un témoignage est possible pour Shoshana Felman. Cette pensée du témoignage s’articule avec la forme visuelle Shoah, dont le récit débute par l’exposition des difficultés liées à la transmission du passé et qui accorde une place importante au chant. En conclusion, Shoshana Felman, note, « fragment de la réalité, passerelle entre l’art et l’histoire, la chanson – comme le film entier – désentrave l’indicible de l’histoire (…) » (p. 144). Ce qui est à noter ici, c’est l’équivalence posée entre la chanson et le film. Le film est interprété comme étant un immense chant. Cette remontée en généralité permet à l’auteur de conclure sur le fait que Shoah est le film qui permet le témoignage.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives véritable sujet du film n’est pas le génocide des Juifs mais le témoignage76 comme étant tout à la fois impossible, le judéocide étant un événement sans témoin77, et réalisé dans Shoah. Partant de cette idée, elle met au centre de l’étude des paroles des protagonistes le fait qu’ils ne disent pas tout, qu’à un moment leur parole se brise sur quelque chose qui ne peut être dit. Il est impossible de témoigner de ce qui s’est déroulé à l’intérieur d’une chambre à gaz en fonctionnement, puisque les Juifs qui sont rentrés dans celles-ci sont morts. Dans le cadre de ce paradigme, en recueillant les paroles des Sonderkommandos ainsi que celles d’Allemands persécuteurs et de témoins polonais, Lanzmann est devenu « le gardien de la différence »78, de l’écart, de l’insaisissable79, de ce qui résiste, de la béance, du grain. Dès lors, c’est moins ce qui est dit par les acteurs de l’histoire qui est important, que le fait qu’ils manifestent, par leur présence devant la caméra, une impossibilité à dire. En plus du rapport à la religion et à l’image, un troisième aspect peut être considéré comme transversal. Il s’agit de la place accordée à l’imagination. Dans cet ouvrage de 1990, un consensus assez large s’est établi autour de l’idée que l’imagination du spectateur joue un rôle important dans la perception du film. Gertrud Koch écrit ainsi : « La mise en demeure de s’abstenir, (…) de toute imagination esthétique de l’extermination – une mise en demeure qui n’est pas exempte de pathos creux – porte à faux, s’oppose aux revendications légitimes d’expression. Vouloir fonder sur une limite sociale objective une esthétique normative du contenu n’est qu’un acte d’autorité, là où il s’agit bien plutôt d’étudier comment cette limite est réfléchie et retracée par l’art lui-même. »80

Cette idée que le film donne à s’imaginer le passé est également présente dans les articles de Bernad Cuau81, et d’Anny Dayan-Ronsenman82. Avec celui de l’indicible, les trois thèmes

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Ibid., p. 57. Elle note, « (…) un événement donc, sans témoin, non sur un plan empirique, mais cognitif et perceptif [… car il] dissout la possibilité de tout communauté », ibid., p. 63. In fine, Shoah à travers le fait que Filip Müller rappelle le chant de l’hymne national tchèque et de l’Hatikva par des Juifs avant la chambre à gaz, restaure cette communauté de témoignage et permet ainsi de témoigner de l’événement. », p. 141. 78 Ibid., p. 75. 79 « Shoah, quête philosophique de la différence en tant qu’insaisissable (…) », ibid., p. 76. Le terme incommensurabilité est également utilisé à plusieurs reprises à la même page. 80 Gertrud Koch, loc. cit., p. 162. 81 Il écrit, par exemple, « (…) nous sommes les spectateurs horrifiés d’un remake terrible. L’image se brouille, s’efface. Dans le même paysage, derrière le même rideau d’arbres, nous voyons passer sur la même barque un enfant juif enchaîné et deux soldats nazis », Bernad Cuau, loc. cit., p. 17. 82 Celle-ci indique par exemple, « nous avons le loisir de peupler les paysages, les gares qui défilent devant nos yeux d’images tirées de notre propre imaginaire, de notre propre mémoire, fut-elle culturelle. », Anny DayanRonsenman, loc. cit., p. 193. 77

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Chapitre 6 : Les appropriations successives (religiosité, représentation, imagination) sont ceux autour desquels le récit hagiographique se fixe en 1990. Il s’agira de savoir si par la suite ceux-ci persistent, se transforment ou disparaissent. Avant cela, une approche différente peut être adoptée. Elle a consisté à comparer ce récit avec celui qui s’est développé dans les médias généralistes entre 1985 et 1987 (Cf. chapitre 5). Porosité avec le récit dans les médias généralistes Plusieurs liens entre la manière dont le récit de Shoah s’est développé dans les médias généralistes d’une part, et dans les sciences sociales d’autre part, sont établis. Premièrement, tout comme dans la presse en 1987, les protagonistes du film cités dans les contributions sont peu nombreux. La seule scène du salon de coiffure, associée au nom de Bomba, revient de manière récurrente83. Les noms de Srebnik84, de Karski85 et de Suchomel86 sont également cités à plusieurs reprises, mais dans la majorité des cas sans qu’aucune scène de Shoah ne soit décrite. Cette polarisation autour de quelques protagonistes seulement constitue un point commun entre les écrits des auteurs de l’ouvrage de 1990 et les journalistes des médias généralistes (1985-1987). Certains protagonistes, dont le rôle essentiel dans la mise en intrigue a été souligné dans la première partie de cette thèse se trouvent être absents des articles. Enfin, comme dans la presse, l’idée selon laquelle Lanzmann est l’unique auteur du film est admise sans être problématisée. De même, les textes insistent tous sur la radicale nouveauté du film. Il y a aussi un consensus, le plus souvent implicite, mais parfois explicite, autour de l’idée que le réalisateur est le premier à se rendre en Pologne sur les lieux du génocide des Juifs pour réaliser un film87. Il ressort de cet ouvrage l’impression que les protagonistes s’expriment pour la première fois, aucune référence n’étant faite à leurs témoignages antérieurs88. Aucune

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Bernard Cuau, loc. cit., p. 14 ; Michel Deguy, loc. cit., p. 31 ; Rachel Ertel, loc. cit., p. 51 ; Soshanna Felman, loc. cit., 1990, p. 73 ; Sami Naïr, loc. cit., p. 172 ; Anny Dayan-Rosenman, loc. cit., p. 188. 84 Bernard Cuau, loc. cit., p. 18 ; Rachel Ertel, loc. cit., p. 51 ; Sami Naïr, loc. cit., p. 171 ; Soshanna Felman, loc. cit., 1990, p. 70 et surtout pp. 114-129 ; Marcel Ophuls, loc. cit., pp. 178-179. 85 Rachel Ertel, loc. cit., p. 52 ; Gertrude Koch, loc. cit., p. 163 ; Soshanna Felman, loc. cit., 1990, p. 58 et surtout pp. 90-97. 86 Rachel Ertel, loc. cit., p. 51 ; Soshanna Felman loc. cit., pp. 136-138 ; Marcel Ophuls, loc. cit., p. 183. 87 « Claude Lanzmann, premier homme sur les lieux du crime, vient pour ouvrir les cicatrices, fouiller les blessures, faire parler les âmes mortes », Bernard Cuau, loc. cit., p. 16. 88 Ainsi, les publications ou les films auxquels ils ont pu prendre part et qui ont été mentionnés dans le premier chapitre de cette thèse se trouvent absents de cet ouvrage.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives comparaison entre leurs différents propos n’a été présentée dans le livre ce qui renforce l’idée d’une exceptionnalité du film. A quelques exceptions près, dont celles qui se trouvent dans l’article d’Ophuls89, le film n’est rapproché d’autres. Le fait que Shoah soit une œuvre d’art est également un élément accepté sans être discuté90. La plupart des textes tendent à développer l’idée qu’il ne s’agit pas d’une, mais de l’œuvre d’art91, du chef-d’œuvre92 qui a transformé irrémédiablement le rapport au génocide des Juifs. La plupart des auteurs s’accordent implicitement sur le fait qu’à l’unicité de la Shoah répond comme en écho l’unicité du film Shoah. La proximité entre les deux atteint une sorte d’acmé quand Felman demande à propos de la position du spectateur : « Est-il possible d’être témoin de Shoah (de l’Holocauste aussi bien que du film) de l’intérieur ? »93

La construction d’une telle contiguïté n’est pas présente en ces termes chez chacun des auteurs, mais tous considèrent que ce film est exceptionnel94, qu’il constitue un événement majeur95, fondateur96, d’un nouveau rapport au monde97 ou à l’identité juive98. Enfin le plus souvent, aucune référence à d’autres films, d’autres écrits, que ce soit des travaux historiens

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Ce dernier remet en cause la critique de Lanzmann de la série Holocaust (p. 183), il critique le refus de la fiction à partir de l’exemple de To be or not to be de Lubitsch (p. 184), il critique certains aspects de la tribune publiée par Simone de Beauvoir (p. 184-185). Il met également Shoah en regard avec ses propres films, ainsi qu’avec Heimat (Edgar Ritz), Pasqualino Sette Belleze (Line Wertmüller), Lili Marleen (Rainer Werner Fassbinder) et Kapo (Gillo Pontecorvo). 90 Le qualificatif de « documentaire », n’est quasi jamais utilisé dans la première partie de l’ouvrage. A l’exception notable de l’article de Marcel Ophuls écrit d’abord pour une revue américaine, loc. cit., pp. 175-177. 91 Sami Naïr, loc. cit., p. 167 ; « grande œuvre historique » chez Pierre Vidal-Naquet, loc. cit., 1990, p. 202. 92 Michel Deguy, loc. cit., p. 23. 93 Soshanna Felman, loc. cit., 1990, p. 81. Il y a en fait deux questions. Est-il possible d’être témoin de Shoah de l’intérieur ? Est-il possible d’être témoin de la Shoah de l’intérieur ? A ces questions, des réponses – à chaque fois négatives – vont être apportées par l’auteur. Ce qui est troublant dans la formule citée, c’est le contenu de la parenthèse, qui déplie le sens du terme Shoah, « de l’Holocauste aussi bien que du film ». Que signifie ce « aussi bien » ? Il semble ici poser une équivalence entre les deux termes, l’Holocauste (six millions de morts), le film (neuf heures trente de pellicule), aussi bien. 94 Par exemple, « ce fut bien une entreprise sans mesure et sans précédent que cette enquête illimitée sur l’extermination », Elisabeth de Fontenay, loc. cit., p. 146 ou encore, Shoah est « l’entreprise jamais encore tentée d’un film qui transmettrait vraiment », « Shoah, cette ultime étape, ce face à face, sans précédent avec l’intérieur [du génocide] », « une œuvre d’une portée sans précédent », Soshanna Felman, loc. cit., 1990, p. 109, p. 110 et p. 111. Ou encore, Marcel Ophuls, « je considère Shoah comme le plus grand documentaire d’histoire contemporaine jamais réalisé, sans exception, et de loin le plus grand film que j’aie jamais vu sur l’Holocauste (…) », loc. cit., p. 175. 95 Rachel Ertel, loc. cit., p. 49. 96 Soshanna Felman, loc. cit., 1990, p. 56. 97 Michel Deguy, loc. cit., p. 40 ; « (…) il déplace radicalement et fait éclater non seulement les notions ordinaires qu’on avait pu s’en former [de l’Holocauste], mais également notre vision du réel, notre idée de ce que doivent être le monde, la culture, l’histoire, notre vie elle-même. », Soshanna Felman, loc. cit., 1990, p. 56. 98 Elisabeth de Fontenay, loc. cit., p. 154.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives ou provenant de témoins n’est faite99. Tout à la fois sujet et source de l’argumentation, Shoah n’est pas dans ce cadre considéré comme un objet culturel à analyser et à mettre en perspective100. A quelques exceptions près, ces éléments à la base du récit ne seront pas remis en cause jusqu’en 2011 (Cf. introduction). Une dernière dimension se trouvant dans Au sujet de Shoah peut être ajoutée. Il s’agit de la notion de transparence du récit.

Du principe de transparence au devenir référence

L’absence de mise en intrigue L’ensemble des éléments présentés ci-avant conduit à établir l’idée selon laquelle Shoah est un récit objectif. Pour certains des auteurs, le film détient quelque chose de l’ordre de la vérité de l’événement. Le présupposé d’une absence de mise en récit du film, commun à plusieurs des textes, conduit à une absence de questionnement portant sur le rapport du film à l’historiographie et à un désintérêt pour le montage et pour la construction de celui-ci101. Ainsi, à l’exception des questions abordées par le texte de Vidal-Naquet, les thématiques appréhendées dans le chapitre de cette thèse portant sur l’historiographie, sont absentes de cet ouvrage (Cf. chapitre 3). Pour le dire autrement, si le film est la vérité sur le passé, si Shoah est le film qui permet d’accéder à la vérité passée, alors il n’y a pas d’intérêt à le mettre en regard avec d’autres réalisations et il devient secondaire de se demander en quoi il s’agit d’un récit102. Cela se traduit par une tendance à nier Shoah en tant que forme construite. On peut à ce titre citer Deguy : « L’impossibilité de mise-en-intrigue est assumée en tant que telle, nulle fiction que celle de l’ubiquité des témoins rassemblés autour de la disparition du four, foyer éteint ; et cette

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Il y a quelques exceptions, Pierre Vidal-Naquet loc. cit. et Gertrud Koch, loc. cit. On peut se demander si l’explicite refus de toute pensée historienne et la revendication des limites de la pensée rationnelle au sujet du génocide (Sami Naïr, loc. cit., p. 171), chez certains auteurs n’explique, pas en partie ce refus de toute mise en perspective du film. Il ne s’agit là que d’une hypothèse, et de nouveau, il ne s’agit pas de généraliser le propos à l’ensemble des articles du recueil. 101 Le texte de Gertrude Koch constitue une exception. Celle-ci note, par exemple, que « La longueur du film a pu faire méconnaître à beaucoup sa structure de construction complexe, qui joue de diverses manières avec le temps réel et le temps filmique. », loc. cit., p. 164. 102 La question du récit est centrale dans l’article de Michel Deguy, mais toujours articulée avec l’idée d’une impossibilité du récit et non avec un questionnement pragmatique sur ses conditions d’effectuation. 100

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Chapitre 6 : Les appropriations successives assemblée n’en est une que pour nous grâce à l’appel pressant, réitéré et retiré de Lanzmann. »103

Elisabeth de Fontenay exprime l’idée que : « Le résultat, c’est une œuvre complètement désespérée qu’aucun sens n’habite, qui ne permet à aucun pathos de bercer les morts et de consoler les vivants. »104

Et de manière plus explicite encore, Felman précise : « Le narrateur laisse d’autres prendre en charge la narration – les voix vivantes des différents témoins qu’il interviewe, dont les récits doivent être capables de parler d’eux-mêmes, s’ils sont bien là pour témoigner, c’est-à-dire pour attester la validité unique et irremplaçable du témoignage direct. C’est de cette manière seulement, par l’abstention du narrateur, que le film peut en fait être une narration de témoignage : une narration de ce qui précisément, ne peut être ni rapporté, ni raconté par un autre. La narration est alors essentiellement une narration du silence, l’histoire de l’écoute du réalisateur : le narrateur est celui qui raconte le film dans la seule mesure où il prend en charge le silence du film. »105

Cette citation est importante car elle explicite un principe qui est à la base de l’ensemble de l’argumentation de l’auteure et parce qu’elle est issue d’un article qui a connu un écho assez fort auprès des chercheurs en sciences sociales. L’idée, présentée sur le ton de l’évidence, est que Shoah est un film de témoignage, ce qui revient dans ce cadre à insister sur l’absence de mise en intrigue. Fausse au regard du montage réalisé (Cf. chapitre 4), elle va cependant s’imposer comme constituant une clef interprétative centrale du film. Il ne s’agit pas pour autant d’insister sur le décalage existant entre cette interprétation et le processus de réalisation, notamment car en 1990 les archives du film n’étaient pas encore disponibles. Au contraire, ces propos, tout comme ceux de Deguy et d’Elisabeth de Fontenay rendent compte de l’efficacité du montage. Lanzmann et Postec ont tous deux insisté sur le fait que celui-ci ne devait pas être visible et que la cohérence du film repose entre autres sur la fluidité de la

103

Michel Deguy, loc. cit., p. 36. L’idée présentée dans ce paragraphe est qu’une représentation du génocide des Juifs est possible dans la mesure où il y a suspension de toute forme d’intrigue. Quelques lignes auparavant, le terme de « mise en intrigue » est rapproché de ceux de fiction, récit, comparaison, on peut supposer que c’est dans ce sens qu’il s’agit de l’interpréter, p. 36. 104 Elisabeth de Fontenay, loc. cit., p. 147. 105 Shoshana Felman, loc. cit., 1990, p. 71, on peut également citer à la page précédente, « la rigueur de Lanzmann narrateur est précisément de ne parler qu’en interviewer (et en enquêteur) pour refuser à la narration tout ce qui vient de sa propre voix (…), idem, p. 70. Il s’agit alors de relier ces interprétation, avec l’idée énoncé dès l’introduction que « Shoah est un film constitué exclusivement de témoignages : des témoignages directs de ceux qui furent les protagonistes de l’Holocauste, interviewés et filmés par Lanzmann pendant les onze années qui précédèrent la diffusion du film (1974-1985). », p. 56 pour se rendre compte que le grand absence de ce récit est le montage. Dès lors le film est considéré comme une « collection de fragments », « le film rassemble des fragments de témoignages », p. 76.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives forme. A ce niveau, le récit de Shoah rend compte d’une adhésion à la manière dont la mise en intrigue a été conçue. Au-delà des textes réunis dans Au Sujet de Shoah, l’idée d’une forme de transparence (Cf. chapitre 1) est présente dans de nombreux textes portant sur le film. Elle fait l’objet de mentions éparses qui reposent sur des présupposés partagés par différents auteurs. Elle est par exemple présentée dans une brochure pédagogique éditée aux Etats-Unis par la Paramount : « Shoah constitue une confrontation directe avec ceux qui ont vécu l’Holocauste, avec les gens qui étaient là. (...) Dans un sens, regarder le film qui va vous être projeté correspond à un dialogue à sens unique. Shoah vous fournit une vue intime de gens qui étaient impliqués dans l'Holocauste. Ces personnes vont vous parler directement. »106

Cette idée se retrouve également dans des textes de chercheurs. Ainsi, Felicity Edholm, dans History Workshop indique que le film permet un accès direct aux témoignages : « Environ quinze personnes participent à des entretiens longs et leurs témoignages sont le film. (...) La caméra ne cherche jamais à ajouter une signification supplémentaire en vous disant quoi faire ou quoi regarder, en soulignant fortement certains aspects et donne ainsi une remarquable dignité à l'expérience du témoin. »107

Lawrence Langer, comparant la version écrite du témoignage de Müller avec le témoignage tel qu’il est dans Shoah, note que : « Au-delà de tout débat à propos du témoignage oral il n’en demeure pas moins que chaque mot tombe directement des lèvres du témoin. On ne peut en dire autant du témoignage écrit d’un survivant qui est ouvertement et silencieusement édité. »108

Dans ce cas, l’absence de montage dans le film est opposée à la manière dont les témoignages écrits sont édités. L’accent est mis sur les témoignages oblitérant ainsi une étape essentielle du processus de création. Dans le cadre de ce paradigme, le rôle du réalisateur en tant que narrateur est perçu comme effacé. Robert M. Webster écrit à ce sujet : « Lanzmann évite les techniques documentaires traditionnelles: il n’y a pas de narration, pas de chronologie, très peu d’explications. »109

De même, dans Film Quarterly, Patricia Erens précise, elle, que :

106

Anonyme, Shoah. A masterpiece. A history. A legacy, Paramount Pictures Corp., 1986, p. 2. Felicity Edholm, « A Film by Claude Lanzmann », History Workshop, n°25, printemps 1988, p. 204-205. 108 Lawrence Langer, Holocaust Testimonies: The Ruins of Memory, Yale University Press, New Haven, 1991, p. 210. 109 Robert M. Webster, « Shoah by Claude Lanzmann », The French Review, vol. 61, n°6, mai 1988, p. 976. 107

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Chapitre 6 : Les appropriations successives « (…) tout au long [de Shoah] Lanzmann ne met jamais au défi, jamais il ne moralise. Il écoute tout. Aucune voix ne tente jamais de mettre les choses en perspective. Cela n’est pas nécessaire. Les protagonistes [Allemands et Polonais] se condamnent eux-mêmes. »110

L’idée selon laquelle le réalisateur n’intervient pas en tant que narrateur, non reliée dans ce cadre au fait qu’il s’agit d’un choix de mise en intrigue, conduit à donner l’impression que les propos montés dans Shoah correspondent strictement à ceux prononcés lors des entretiens. Dans la même perspective, en France, Michel Onfray par exemple, insiste sur le caractère objectif de la transmission mise en œuvre dans ce film. Il écrit que, dans Shoah : « [Il n’y a] pas de zoom, pas d’effets d’optique, pas de grand-angle, pas de jeu avec la focale, pas de tromperie : la vérité de l’objectif neutre, voir la vérité objective. »111

Giacomo Lichtner précise quant à lui : « [Qu’]il est essentiel pour Lanzmann que les témoins puissent parler leur propre langue, et qu’aucune coupe ne soit effectuée lors de la traduction. »112

Ruth K. Angress, dans une recension portant sur le film proposée dans le Bulletin du centre Simon Wiesenthal, indique elle que : « Même si l’interviewer les trompe [les nazis] en faisant usage d’une caméra cachée, il ne modifie pas leurs réponses. »113

De tels exemples, qui rendent comptent d’un même choix d’interprétation, peuvent être multipliés. Ils consistent à prendre en compte le dispositif filmique mis en place lors du tournage (Cf. chapitre 2) et non pas la phase du montage (Cf. chapitre 4). Dans ces cas, les conditions de la captation sont étudiées (1973-1979), mais une partie de la mise en intrigue est omise (1979-1985). Cette idée commune à de nombreuses analyses renvoie à l’écart qui existe entre la manière dont Lanzmann a présenté le film entre 1985 et 1987 et la manière dont celuici a été réalisé. L’ensemble des critiques alors portées sur le film sont positives, la qualité première du film étant pour ces auteurs, l’authenticité. Aarnon Kerner a démontré que ce critère est un topos des écrits portant sur les films ayant pour sujet le génocide des Juifs (Cf. chapitre 1). Moins l’équipe du film intervient au cours de la transmission de paroles d’acteurs de l’histoire et plus cette réalisation semble proche de la vérité. La forme visuelle Shoah est 110

Patricia Erens, « Shoah by Claude Lanzmann », Film Quaterly, vol. 39, n°4, été 1986, p. 30. Michel Onfray, « Après que les cheminées ont cessé de rougir », in L’Archipels des comètes, Grasset, Paris, 2002, p. 493. 112 Giacomo Lichtner, op. cit., p. 168. 113 Ruth K. Angress, « Lanzmann’s Shoah », Simon Wiesenthal Center Annual, vol. 3, 1986, p. 257. 111

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Chapitre 6 : Les appropriations successives valorisée comme reposant sur une construction minimum. De ce fait, elle est perçue comme donnant un accès direct aux paroles d’acteurs de l’histoire. Le film comme écran de projection disciplinaire Un autre aspect commun à de nombreuses publications réside dans le fait de considérer le film comme relevant du domaine disciplinaire de chaque chercheur. Celui-ci a été identifié précédemment dans des écrits proposés par des psychanalystes. Cette démarche n’entre pas en contradiction avec le fait de considérer Shoah comme une œuvre d’art. Le film peut être désigné comme telle et comme résultant d’une démarche psychanalytique. Une même propension est identifiable dans l’article rédigé par Jean-Charles Szurek, « De la question juive à la question polonaise »114. Tout en qualifiant Shoah d’œuvre, celui-ci considère qu’il s’agit d’une « investigation anthropologique visuelle » et d’un « document anthropologico-sociologique ». En tant que tel, pour lui, le film remet en cause les pratiques des chercheurs en sciences sociales et en particulier de ceux qui font usage de la sociologie historique115. Il propose alors d’appréhender Shoah comme étant : « (…) aussi un film sur la paysannerie polonaise d’aujourd’hui. »

En des termes similaires, le sociologue Patrick Bruneteaux considère que dans ce « grand documentaire », Lanzmann a fait preuve d’un « souci quasi-ethnographique du détail. »116 Dans le domaine des études littéraires, un article de Philippe Mesnard intitulé « Ecriture d’après Auschwitz » est ici cité. Travaillant à partir d’un corpus de textes écrits et d’un seul film, Shoah, il considère celui-ci comme étant : « [Une] œuvre cinématographique de dimension littéraire. »117

114

Jean-Charles Szurek, loc. cit., pp. 258-275. Il note, « la démarche de Lanzmann devrait faire réfléchir tout spécialiste de sciences sociales qui travaille sur une composante historique », ibid., p. 262. 116 Patrick Bruneteaux, « Obstacle aux recherches sur les camps de la mort. Une pensée scientifique prise entre l’insignifiance et l’offense », Terrain, n°42, mars 2004, [en ligne] URL : http://terrain.revue.org/1776 Consulté le 2 avril 2011. 117 Philippe Mesnard, « Ecriture d’après Auschwitz », Tangence, n°83, 2007, p. 33. Il semble que parfois ce type de références tendent à considérer Shoah comme dépassant les capacité du médium littéraire. Ainsi, Hans Keller écrit, « Le texte est écrit sur les corps et non sur la page. Comment peut-on dire que l’on a lu à propos de l’Holocauste, après avoir regardé le film Shoah de Claude Lanzmann ? », dans « Never Again is Now », History and Theory, vol. 33, n°2, mai 1994, p. 129. 115

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Chapitre 6 : Les appropriations successives Le même type de rapprochement est également opéré par Lawrence L. Langer qui considère que : « Le réalisateur est plus proche d’un novelist que d’un historien dans sa manière de filmer. »118

De manière comparable dans le domaine philosophique, un court essai de Onfray intitulé Après que les cheminées ont cessé de rougir (2002) peut être cité. Ce dernier indique notamment que : « Shoah fournit des images et des mots, du savoir et du voir, pour utiliser les termes mêmes du réalisateur-philosophe. »119

Il ne s’agit pas de discuter ce texte mais de relever l’expression, « le réalisateur-philosophe ». Lanzmann, psychanalyste pour les psychanalystes, sociologue pour Jean-Charles Szurek devient à présent un philosophe parmi les philosophes. Il s’agit ainsi pour Onfray de : « (…) lire ce travail cinématographique comme une œuvre de philosophie et de philosophe. »120

A cette tendance, s’ajoute une propension à établir des comparaisons entre le réalisateur et Shoah d’une part et d’autre part des films et des auteurs de référence du domaine disciplinaire concerné. Par exemple, en 1987, dans le numéro de la revue Yod ayant pour sujet La littérature de la Shoah, Charlotte Wardi consacre un article entier à Shoah en écrivant que le film communique : « [Une] vérité des faits, vérité fondamentale du vécu mis en scène, vérité, inéluctable, semblable à celle qui se dégage des livres de survivants tels que E. Wiesel, P. Lévi, J. Semprun, R. Antelme (…) ».

Elle indique également que : « Les personnages dans les œuvres d’E. Wiesel, A. Schwartz-Bart, J. Becker, P. Lévi, J. Semprun, R. Antelme, pour ne citer qu’eux, ressemblent aux survivants filmés par Lanzmann. »121

Une démarche comparable est à l’œuvre chez Anny-Dayan Rosenman. Chercheure en études littéraires, celle-ci rapproche Shoah de récits écrits portant sur le génocide des Juifs. Dans un 118

Lawrence L. Langer, « The cinematic imagination of Shoah », Sh’ma, a journal of Jewish responsibility, 18 avril 1986, p. 89. 119 Michel Onfray, loc. cit., pp. 477-478. 120 Ibid., p. 482. 121 Charlotte Wardi, « Réflexion sur l’écriture de la Shoah », Yod. Revue des études hébraïques et juives modernes et contemporaines, n°25 : La littérature de la Shoah, 1987, p. 11 et p. 15.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives article intitulé « Tu Raconteras sans remuer les lèvres… » elle cite en plus du film de Lanzmann, les noms de Robert Antelme, Jean Cayrol, Paul Celan, Charlotte Delbo, Itzhak Katzenelson, Piotr Rawicz, Nelly Sachs, André Schwartz-Bart et Elie Wiesel122. Cette chercheure développera ce travail sur Shoah dans Les Alphabets de la Shoah (2007) dans lequel le film de Lanzmann est l’unique forme visuelle étudiée au sein d’un corpus composé de textes des auteurs susmentionnés123. De manière comparable, Onfray rapproche la démarche du réalisateur de celle de Kant, pour son travail sur le mal radical, de celles de Henri Bergson et de Gilles Deleuze pour leurs pensées respectives sur la temporalité, de celle de Sartre pour son ontologie phénoménologique124 , de celle de Cratyle125 pour sa réflexion sur le sens des mots et de celle de Socrate pour son art d’accoucher les esprits126. De la même manière, dans un premier article publié dans L’Arche (1994)127, puis dans un second paru dans les Cahiers Pédagogiques (1997)128, le philosophe Robert Redeker compare le film aux écrits de Marcel Proust, de Spinoza, à l’Antigone de Sophocle, aux Méditations métaphysiques de Descartes et à La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. En 2004, l’historienne de l’art Dominique Baqué, dans l’ouvrage, Pour un nouvel art politique en plus de rapprocher Shoah des films d’Ophuls et de Resnais, établit une comparaison de Shoah avec des œuvres des artistes contemporains, Esther et Jochen Gerz, Christian Boltanski et Vera Frenkel129. En 2006, selon la même perspective, dans

122

Anny Dayan-Rosenman, « Tu Raconteras sans remuer les lèvres… », L’Arche, n°442, juillet 1994, pp. 47-49. Jean Cayrol est cité pour le texte et pour le film Nuit et Brouillard. 123 Auxquels s’ajoute Imre Kertész. Anny Dayan-Ronsenman, Les Alphabets de la Shoah, Editions du CNRS, 2007, 238 p. 124 Michel Onfray, loc. cit., p. 477 et p. 491. 125 « Enfin, pour parfaire le portrait socratique de Claude Lanzmann, il convient de préciser combien sa démarche s’inscrit dans la perspective cratylienne d’une réflexion sur les morts, leurs sens, leurs contenus. », ibid., p. 487. 126 Ibid., p. 481. 127 Il considère que « Shoah est dans le cinéma, dans le plus grand cinéma, au sein même du plus grand des cinémas, une œuvre à hauteur de l’Antigone de Sophocle, c’est-à-dire une œuvre qui est un legs de l’humanité pour l’humanité. » Puis il ajoute : « il faut alors aborder Shoah comme on ouvre Shakespeare, Proust ou Spinoza. », Robert Redeker, « Auschwitz ne se raconte pas », L’Arche, n°442, juillet 1994, p. 57. 128 Robert Redeker, « Shoah en classe de philosophie », Les Cahiers pédagogiques, n°379, décembre 1999, p. 35 (Cf. chapitre 7). 129 Elle cite également la bande dessinée d’Art Spiegelman, Mauss. Dominique Baqué, « Au-delà de la représentation, ce qui se peut dire, in memoriam », Pour un nouvel art politique. De l'art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, 2004, pp. 281-295.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives l’introduction de l’ouvrage qu’elle consacre au film130, l’historienne de l’art Aline Alterman insiste sur le fait que : « Shoah s’inscrit dans une tradition, une histoire déjà longue du cinéma. »131

Elle cite des réalisateurs allemands d’avant-guerre, « le thriller hollywoodien d’aprèsguerre », ainsi que Michel Drach, Elia Kazan, Federico Fellini, Michel Mitrani, Roberto Rosselini, Andrei Tarkovski et Orson Welles comme autant de précurseurs du regard porté par Lanzmann sur les visages. Cette manière de rapprocher le réalisateur d’autres auteurs constitue un élément récurrent des écrits qui visent à légitimer le film en tant qu’œuvre d’art (Cf. chapitres 7 et 8). Le devenir référence : une grande œuvre La double tendance de certains chercheurs à intégrer Shoah à leur discipline ainsi qu’à comparer le réalisateur à des auteurs de référence de leur champ disciplinaire conduit à identifier deux autres éléments. En premier lieu, des récits multiples, qui ne se rencontrent pas forcément, coexistent. Chacun d’entre eux s’approprie le film en l’incorporant à sa pratique. Ceci traduit implicitement le fait qu’ils ne cherchent pas à le penser à partir d’autres lieux132. Quand ils appréhendent le film sous un angle disciplinaire, ils sont enclins à penser que celuici a été conçu selon les méthodes de leur discipline. Ces rapports non problématisés aux lieux conduisent naturellement à opérer des rapprochements avec des auteurs qui constituent des références pour eux. Au-delà de ces différentes approches, un point commun réside dans le fait que le réalisateur est toujours comparé à des auteurs reconnus comme étant les plus importants dans leur champ d’étude respectif. En second lieu, dans le contexte des sciences sociales, Shoah n’est presque jamais mis en regard avec d’autres films. Plus précisément, il est jugé comparable aux plus grands films du septième art, mais il est rare que des comparaisons soient effectuées entre celui-ci et des films réalisés autour d’entretiens. L’absence de rapprochement en France entre la forme visuelle Shoah et les différents films d’Ophuls peut être prise comme exemple. De telles

130

Aline Alterman, « introduction : Shoah est un film », Visages de Shoah: le film de Claude Lanzmann, Editions du Cerf, Paris, 2006, pp. 13-33. 131 Ibid., p. 22. 132 Il ne s’agit pas pour autant de présupposer que les auteurs dénient l’intérêt des autres approches.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives études n’ont quasiment été menées que par des chercheurs travaillant sur ce réalisateur133. A ce sujet, il est possible de mobiliser à nouveau les écrits en langue anglaise portant sur Shoah. A l’opposé des écrits français, aussi bien dans la presse généraliste que dans les publications scientifiques, la comparaison entre les deux réalisateurs constitue un élément récurrent. Ainsi, Giacomo Lichtner note que : « (…) l’attention de Lanzmann au témoignage et au montage comme permettant la corroboration ou la réfutation, ne sont pas sans rappeler le style révolutionnaire des entretiens d'Ophuls. »134

Annette Insdorf, indique, elle, que c’est : « A la manière d’Ophuls que son style d’entretien [de Claude Lanzmann] intrusif, souvent agressif, très précis, permet au passé de devenir presque présent. »135

Colombat quant à lui, va jusqu’à comparer le rôle d’Hilberg dans Shoah à la place accordée à Pierre Mendès France dans Le Chagrin et la pitié136. Cette absence de mise en perspective du film en France a pour conséquence de participer à donner l’impression d’une radicale nouveauté. Cela s’explique en partie par le fait que le cinéma n’est en général pas l’objet d’étude principal de ceux qui écrivent sur le film. L’intégration de Shoah à leur corpus d’étude constitue quelque chose d’exceptionnel et cela renforce en retour l’impression d’exceptionnalité du film. Ces tendances à l’œuvre aussi bien chez les psychanalystes, les sociologues, les philosophes et les historiens de l’art conduisent à se demander ce qu’il en est pour les historiens. Ceux-ci considèrent-ils Shoah comme relevant de leur domaine disciplinaire ? Comparent-ils Lanzmann aux chercheurs qui font référence dans cette discipline ?

133

Il est notamment possible de citer, Vincent Lowy, Marcel Ophuls, Bord de l’eau, Paris, 2008, 280 p. et du même auteur, « Les Têtes parlantes: analyse croisée de la pratique de l'interview dans les films de Marcel Ophuls et de Claude Lanzmann », Cahier international sur le témoignage audiovisuel, n°7, septembre 2001, pp. 53-86. 134 Giaomo Lichtner, op. cit., p. 160. En des termes similaires, André Pierre Colombat considère que « Comme dans les films d’Ophuls, Shoah est basé sur pouvoir de la répétition et de la corroboration (…) », op. cit., p. 323. 135 Annette Insdorf, Indelible Shadows, Cambridge University Press, Londres, 3ème ed. (1ère 1983), p. 238. 136 André Pierre Colombat, op. cit., p. 331.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives

Le récit historien : du film-histoire au film-mémoire Au regard du champ des sciences sociales et plus largement de l’espace public médiatisé, il s’agit de ne pas surestimer le rôle du récit historien sur le récit du film137. Il est dès lors possible d’inverser la question posée, soit au lieu d’étudier comment les historiens ont transformé le récit de Shoah, de chercher à comprendre comment les débats autour de Shoah ont participé à changer leur perception du génocide des Juifs. Il est nécessaire de définir pour quels chercheurs le film a constitué un objet d’étude. Comme cela sera abordé par la suite, les historiens du vingtième siècle et les historiographes se sont particulièrement intéressés à celui-ci. Ce point est particulièrement important car dès 1979, le réalisateur indiquait que la vocation principale de son projet était bien de mener à un changement historiographique (Cf. chapitre 3). En effet, dans l’article des Temps Modernes, après avoir constaté une tendance à la banalisation du génocide des Juifs, il écrivait vouloir, à travers Shoah, rétablir la perception de l’unicité de celui-ci. Les débats sur l’écriture de l’histoire Il devient ainsi possible de faire l’hypothèse, qu’au sein de la communauté historienne cette question de l’unicité du génocide va se trouver placée au centre des débats autour de Shoah. La querelle qui se développe alors en Allemagne [Historikerstreit] à partir de juin 1986138, soit moins de trois mois après la diffusion du film à la télévision allemande139, constitue un contexte favorable au développement d’un tel questionnement. Déjà, en 1979, Lanzmann identifiait une volonté commune à certains chercheurs allemands de réinscrire la période nazie au sein de l’histoire nationale. Le fait, par exemple, qu’en 1986 Ernst Nolte propose d’interpréter le génocide des Juifs comme représentant une réponse préventive à une menace communiste, est identifié par Lanzmann comme constituant une nouvelle

137

Comme l’indiquent Maryline Crivello et Nicolas Offenstadt, « (…) la communauté historienne n’est qu’un point de passage dans une série de discours qui n’y trouvent ni un point de départ ni un lieu d’arrivée. » dans Maryline Crivello, Nicolas Offenstadt (éd.), « Introduction », Concurrence des passés, usages politiques du passé dans la France contemporaine, Université de Provence, Aix-en-Provence, vol. 1, p. 202. 138 Sur ce point lire Henry Rousso, « Préface », dans Nobert Frei, L’Etat hitlérien et la société allemande, Seuil, Paris, 1994, pp. 7-29. 139 Le 6 juin 1986 dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, alors que Shoah a été diffusé entre le 1er mars et le 14 avril 1986 selon les régions (Cf. chapitre 5).

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Chapitre 6 : Les appropriations successives manifestation d’une tendance à banaliser le judéocide. De plus, Nolte insère une référence à Shoah dans le premier texte de la polémique : « (…) on diffuse à la télévision le bouleversant film-document Shoah, fait par un cinéaste juif. Certains passages font penser qu’en un sens il est vraisemblable que les détachements de SS présents dans les camps de la mort ont été eux aussi des victimes, et que, par ailleurs, un antisémitisme virulent a pu exister parmi les victimes polonaises du national-socialisme. »140

Dans ce cas, la référence au film est mobilisée dans une argumentation qui vise à démontrer la non spécificité de l’antisémitisme allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Reprenant la première partie de la citation ci-dessus, dans sa réponse à Nolte, Jürgen Habermas la fait précéder d’un accusateur : « [Voilà] tout ce que son auteur tire de Shoah, le film de Lanzmann.»141

En novembre de la même année, ce sociologue mentionnera une seconde fois Shoah sans que pour autant le film ne se situe au centre de cette polémique142. Le film est principalement une référence partagée par certains chercheurs et non un argument mobilisé dans le cadre de controverses. Il semble en fait que ce sont les historiens travaillant sur la mémoire et sur les sources orales qui sont les premiers à s’approprier le film. En effet, pour ceux-ci, la diffusion de Shoah au milieu des années 1980 s’inscrit dans le temps du développement de ce qui a parfois été nommé l’histoire orale. Dans le cadre de ce paradigme, le fait que le film soit composé d’entretiens conduits avec des acteurs de l’histoire retient leur attention. Henry Rousso, dans un avis de recherches publié en 1988 dans la revue Vingtième-siècle, indique ainsi que Shoah est : « (…) pour beaucoup l’occasion de comprendre l’importance du témoignage, sa puissance d’évocation, sa faculté irremplaçable de sensibiliser une audience dont l’écrasante majorité est née bien après la fin de la guerre. »

Ce texte est un avis de recherches car il poursuit en indiquant :

140

Ernst Nolte dans Rudolf Augstein (dir.), Devant l’histoire, Cerf, Paris, 1988, p. 31. Jürgen Habermas dans Rudolf Augstein, ibid., p. 54 142 Il indique, « Ces derniers temps, le nombre de souvenirs de ceux qui, pendant des décennies, n’étaient pas à même de parler de leurs souffrances ne cesse de croître. (…) Nous avons pu assister au processus presque physique du travail de remémoration, dans des scènes où Claude Lanzmann, impitoyable, a délié les langues des victimes d’Auschwitz et de Majdanek (sic). Dans le cas du coiffeur, la terreur devenue raideur et mutisme accède pour la première fois à la parole, et on serait tenté de ne plus croire à la force libératrice de la parole. », Jürgen Habermas dans Augstein (dir.), ibid., 1988, p. 202, originellement publié dans le journal allemand, Die Zeit, 7 novembre 1986. 141

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Chapitre 6 : Les appropriations successives « Ce fut aussi pour certains l’occasion de réaliser que les sources de l’histoire du temps présent ne se limitent pas aux sacro-saintes archives de papier pelure, mais peuvent prendre les formes les plus diverses, comme ici le témoignage filmé. »143

La référence au temps présent et à l’usage du témoignage comme source pour les historiens et non à l’histoire orale en tant que champ disciplinaire, renvoie aux travaux conduits par des chercheurs de l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP) depuis sa création en 1978. En effet, la réflexion théorique en cours portant sur la pratique de la dimension orale144 et la collecte de témoignages oraux se développent durant cette période (1980-1987). Cela participe à la légitimation de cette pratique des historiens qui ont pour objet d’étude le temps présent. Cette évolution propre à la discipline, qui précède et accompagne la sortie du film, a conduit à une réception problématisée de Shoah par certains historiens145. Si l’idée selon laquelle le film leur permet de prendre conscience de la nécessité d’intégrer des entretiens à leurs corpus est erronée, celui-ci occupe néanmoins une place centrale dans le développement de ce nouveau champ de recherches. Cette idée a notamment été exposée par Régine Waintrater146 ainsi que par Florence Descamps. Cette historienne travaillant principalement sur des sources orales, invite à ne pas : « (…) négliger l’impact des films de Claude Lanzman, de Shoah (1985) à Sobibor (2001), qui ont contribué à placer le témoignage filmé au centre de la réflexion à la fois cinématographique et mémorielle. A cette occasion ont resurgi de façon insistante les questions fondamentales liées au métier de l’historien ? Qui parle ? D’où le témoin parle-t-il ? Pour qui et à qui parle-t-il ? »147

143

Henry Rousso, « La mémoire de la Shoah en vidéo », Vingtième-siècle. Revue d’histoire, n°17, janvier-mars 1988, p. 113. 144 Vincent Duclert, « Artiches orales et recherche contemporaine. Une histoire en cours », Sociétés & Représentations, 2002/1, n°13, p. 75. 145 On peut citer entre autres, la publication d’une bibliographie dans le premier numéro du Bulletin de l’Institut. « L’histoire orale en France : orientation bibliographique », Bulletin de l’IHTP, n°1, 1980, p. 27-43 ; Problèmes de méthode en histoire orale, Paris, IHTP-CNRS, 1981, puis notamment de Jean-Pierre Rioux, Danièle Voldman, L’Histoire orale en France. Répertoire des chercheurs, Paris, IHTP-CNRS, 1982, 60p. ; « Histoire orale et histoire des femmes », Bulletin de l’IHTP, supplément n°3, 1982 ; « Questions à l’histoire orale », Les Cahiers de l’IHTP, n°4, juin 1987. Il est également possible de citer, bien qu’il soit postérieur à la sortie du film en salle, Danièle Voldman (dir.), La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales, IHTPCNRS, 1992. 146 Selon lesquels, « Shoah est un film sur le témoignage, considéré comme le seul médium apte à rendre compte du phénomène génocidaire. (…) L’utilisation que Lanzmann y fait du témoin a beaucoup contribué à la réhabilitation d’une parole personnelle. (…) Avec lui, un nouvel essor est donné à la parole du témoin, et on assiste à une véritable avalanche de récits : c’est comme si Lanzmann avait opéré à la façon d’un sésame pour un public prêt désormais à lever un peu de l’interdit qui frappait cette période. », Régine Waintrater, « Témoigner de la Shoah », Sortir du génocide, Payot & Rivages, Paris, 2011 (1ère édt. 1993), p. 45. 147 Florence Descamps, « Et si on ajoutait l’image au son ? Quelques éléments de réflexion sur les entretiens filmés dans le cadre d’un projet d’archives orales », La Gazette des Archives, mars 2005, n° 196, pp. 95-122. [en

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Chapitre 6 : Les appropriations successives A cet intérêt des chercheurs pour les témoignages qui composent le film, s’ajoute un questionnement portant sur l’écriture de l’histoire. En France, la période 1984-1987 a été marquée par de multiples débats au sein de la communauté des historiens qui l’ont désignée comme correspondant au début du momentmémoire148. La question de l’articulation entre mémoires plurielles et écriture de l’histoire a notamment été posée à travers la publication du premier tome des Lieux de mémoire de Pierre Nora149. Face à ce qu’il identifie comme étant une crise de l’histoire, celui-ci propose les prolégomènes d’une histoire de la mémoire. La publication du Syndrome de Vichy s’inscrit également dans ce même temps. A ces publications, fait écho l’ouvrage rapidement traduit en français de Yosef Hayim Yerushalmi Zakor [souviens toi], sous-titré, histoire juive et mémoire juive150. Cet historien américain pose la question de la résistance de la tradition juive aux modalités classiques de l’historiographie occidentale. Il conclut cette publication sur l’existence d’un doute quant aux capacités de l’histoire à saisir la complexité des enjeux mémoriaux en ce qui concerne le génocide des Juifs. Ce dernier point renvoie à la manière dont Shoah a été mis en intrigue et à l’idée que quelque chose de l’événement résiste au récit. Ces deux publications sont à replacer dans le contexte plus général de ce qui est nommé la crise de l’histoire et des enjeux dudit tournant linguistique. Cette démarche réflexive correspond à : « [La] mise en doute de cette épistémologie de la coïncidence et avec la prise de conscience de l'écart existant entre le passé et sa représentation. »151

Débutant durant les années 1970152, celle-ci a conduit dans ses formes extrêmes à une contestation de la discipline par la déconstruction de ses bases méthodologiques153. La (ré)intégration de la dimension langagière a conduit certains chercheurs à passer du principe ligne] URL : http://afas.imageson.org/document34.html#bodyftn15 Consulté le 2 avril 2011. Voir notamment, François Hartog, Vidal-Naquet, historien en personne : l'homme-mémoire et le momentmémoire, La Découverte, Paris, 2007, 141 p. 149 Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, vol. 1: La République, Gallimard, Paris, 1984, 674 p. Sur ce point lire notamment : Patrick, « Les Lieux de mémoire, une poétique de la mémoire ? », Espaces Temps, n°74/75, 2000, pp. 122-142. 150 Yosef Hayim Yerushalmi, Zakor, histoire juive et mémoire juive, La Découverte, Paris, 1984, 165 p. 151 Roger Chartier, Au bord de la falaise, Albin Michel, Paris, 1998, p. 16. 152 On pense notamment aux questionnements épistémologique de Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire : essai d'épistémologie, Éditions du Seuil, Paris, 1971 et Michel de Certeau, L'Écriture de l'histoire, Gallimard, Paris, 1975. 153 Le texte toujours non-traduit qui constitue, en France, le symbole de cette seconde tendance s’intitule Metahistory et a été publié en 1973 par d’Hayden White. 148

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Chapitre 6 : Les appropriations successives que l’histoire est aussi un récit à celui que l’histoire est avant tout un récit. Ceci a progressivement mené à ce qu’une équivalence soit posée entre récits historiens et récits littéraires. En France, les concepts proposés par Paul Ricœur dans l’ouvrage Temps et récit (1983-1985) ont alors constitué des points d’appui théoriques permettant à ce questionnement de se développer154. Le philosophe insistait alors tout à la fois sur la nécessité d’une écriture de l’histoire plus réflexive et plus consciente de ses limites méthodologiques, tout en refusant résolument la dimension relativiste des écrits dits postmodernes. De surcroît, la pratique de la microhistoire, de l’Alltagsgeschichte et la réintégration de la dimension biographique, pensés comme étant tout à la fois des expérimentations discursives et de nouvelles modalités d’une quête de référencialité, s’affirme durant cette même période. Pour autant, il ne s’agit pas d’insister particulièrement sur des liens de cause à effet entre la diffusion de Shoah et chacun de ces déplacements à l’œuvre au sein de la discipline histoire. La sortie en salle et la diffusion à la télévision du film de Lanzmann sont contemporaines d’une critique interne des modalités d’écriture de l’histoire. Dans ce contexte, le film a pu apparaître comme constituant une remise en cause venant de l’extérieur de la capacité de l’histoire à rendre compte du passé. Les propos du réalisateur, repris dans la presse à cette époque, ont participé à renforcer l’impression de l’existence d’un antagonisme entre le film et les écrits émanant de cette discipline. Cela a pu être le cas notamment lorsqu’à de multiples occasions le réalisateur a présenté Shoah comme représentant un dépassement de l’histoire. En 1986, il déclarait ainsi dans le Nouvel Observateur, dans L’Express et dans la Nouvelle Revue de psychanalyse : « Le savoir est faible, insuffisant. C’est pour cela que je n’ai pas voulu faire un film d’historien. L’histoire ne peut rendre compte que d’une infime partie d’un événement comme celui-là. »155 « Et puis savoir qu’est-ce que ça veut dire ? J’avais assisté aux Etats-Unis, à un colloque d’historiens sur l’holocauste. J’y ai connu Raoul Hilberg, qui tient une place importante dans ce film. Mais je m’étais rendu compte qu’ils ne le fixaient pas (…). »156 « J’ai assisté, participé à des séminaires d’historiens, et il y a quelque chose qui pour moi est un scandale intellectuel : la tentative de comprendre, historiquement, comme s’il y avait une sorte de genèse harmonieuse de la mort. »157

154

Paul Ricœur, op. cit., 1983-1985. Claude Lanzmann dans Catherine David, loc. cit., 1985. 156 Claude Lanzmann, dans Sophie Lannes et al., loc. cit. 155

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Chapitre 6 : Les appropriations successives Une certaine contemporanéité existe entre d’une part, la sortie du film et les critiques émises par le réalisateur à l’encontre des historiens et d’autre part, un questionnement portant sur les articulations entre histoire et mémoire. Contrairement à ce qui a pu être constaté dans d’autres disciplines des sciences sociales, Lanzmann n’a pratiquement jamais été identifié par des historiens comme étant l’un de leur pair. Du film-histoire à l’œuvre d’art : Pierre Vidal-Naquet Pourtant, à ce niveau-là, une exception peut être relevée. Il s’agit des écrits de VidalNaquet qui est le seul historien dont un texte a été intégré à l’ouvrage, Au sujet de Shoah (1990)158. En effet, dans l’un des principaux essais qu’il a consacré au négationnisme qui a pour titre, Les assassins de la mémoire (1987) celui-ci considère que Shoah est un « filmhistoire » apportant la preuve que l’historien est également un artiste159. Ce chercheur qualifie le film d’historien car il participe à invalider dans l’espace public les écrits des auteurs négationnistes. Considérant que ces publications constituent une critique sensiblement plus dangereuse pour la discipline que ne l’est Shoah, il choisit d’en faire une référence. Le film devient alors un argument dans la lutte qu’il conduit contre le négationnisme. En 1987, lors du colloque international intitulé La Politique nazie d’extermination il indique en une formule au caractère polémique que : « La seule grande œuvre historique française sur le massacre, œuvre assurée de durer et, comme on dit, de rester, n’est pas un livre mais un film, Shoah, de Claude Lanzmann (…). »160

Ainsi que Julie Maeck le rappelle, l’historien regrettait que, contrairement à ce qui s’est passé lors du colloque qui s’est tenu à Paris en 1982, en 1987, le thème du négationnisme n’a pas

157

Claude Lanzmann, dans François Gantheret, loc. cit., p. 289. Pierre Vidal-Naquet, « L’épreuve de l’historien : réflexions d’un généraliste », loc. cit., 1990. 159 « L’écriture n’est pas le seul mode de l’histoire. Pourquoi Shoah est-il une grande œuvre d’histoire, et non, par exemple, un recueil de contes (comme l’écrivent les négationnistes) ? Il ne s’agit ni d’une reconstitution romanesque comme Holocauste, ni d’un film documentaire – un seul document de l’époque y est lu, concernant les camions de Chelmno-, mais d’un film où des hommes d’aujourd’hui parlent de ce qui fut hier. Survivants juifs s’exprimant dans un espace qui fut jadis celui de la mort, tandis que roulent des trains qui ne conduisent plus aux chambres à gaz, anciens nazis délimitant ce que furent leurs exploits, les témoins reconstruisent un passé qui ne fut que trop réel ; les témoignages se recoupent et se confirment les uns les autrers, dans la nudité de la parole et de la voix. Que l’historien soit aussi un artiste, nous en avons là la preuve absolue. », Pierre VidalNaquet, « Les Assassins de la mémoire (1987) », Les Assassins de la mémoire, La Découverte, 2005, p. 149. Le terme, film-histoire est utilisé en note, p. 217, note 26. 160 PierreVidal-Naquet, « L’épreuve de l’historien : réflexions d’un généraliste », dans François Bédarida (présente), La Politique nazie d’extermination, Albin Michel-IHTP, Paris, 1989, p. 44. 158

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Chapitre 6 : Les appropriations successives occupé une place centrale dans les débats161. La chercheure fait l’hypothèse que l’une des raisons pour lesquelles Vidal-Naquet a tant insisté sur Shoah est liée au fait que les chambres à gaz constituaient l’un de ses objets d’étude162. Il était important selon lui de conduire une recherche portant sur la mise à mort des Juifs et pas seulement sur le processus qui a conduit à celle-ci. En 1987, il insiste cependant moins sur le fait qu’il s’agit d’un travail historien que sur la manière dont le film questionne les chercheurs de cette discipline. En conclusion, il demande : « En quoi ce film questionne-t-il l’historien ? Lanzmann le fait remarquer lui-même, son exposé est en rupture avec la tradition historiographique. (…) [il a] fait œuvre d’histoire là où seule la mémoire, une mémoire d’aujourd’hui, est appelée à témoigner. »163

Vidal-Naquet met notamment l’accent sur le fait que Lanzmann connaît l’historiographie du génocide des Juifs, et en même temps, à la différence du premier texte cité, il indique qu’il considère que Shoah est une œuvre d’art164. En 1992, ainsi que l’historienne Lucette Valensi le rapporte dans Les Annales : « Pierre Vidal-Naquet a conclu le colloque [L’année 1942 et les Juifs en France, EHESS] avec une remarque en forme de provocation : l’histoire est trop sérieuse pour être laissée aux historiens. Et pour illustrer son propos, il citait trois œuvres majeures, qui ont plus fait pour la connaissance de l’extermination des Juifs que le travail des historiens de métier : l’œuvre de Primo Levi, celle de Raul Hilberg (initialement politologue), et Shoah de Claude Lanzmann. »165

En 1995, le chercheur indique également on ne peut plus explicitement : « Les historiens doivent le constater, les grandes œuvres qui encadrent désormais cette mémoire (…) ne sont pas à l’origine des œuvres conçues par des historiens. (…) Claude Lanzmann est un artiste qui a construit une histoire sur des mémoires multiples. »166

161

Il est possible de se référer à la publication des actes, François Furet (dir.), Colloque de l'EHESS: L'Allemagne nazie et le génocide juif, Gallimard et Seuil, Paris, 1985, 605 p. 162 Julie Maeck, « Le jeudi noir des historiens : acte II », in op. cit., 2009, pp. 334-342. La citation est issue des pages 337 et 339. 163 Pierre Vidal-Naquet, loc. cit., 1990, p. 207. 164 « (…) derrière chacune de ces questions, il y a toute l’historiographie de la Shoah que Lanzmann connaît aussi bien qu’un historien de métier. Entre le temps perdu et le temps retrouvé il y a l’œuvre d’art (…) », Pierre Vidal-Naquet, loc. cit., 1989, p. 48. 165 Lucette Valensi, « Présence du passé, lenteur de l’histoire », Annales. Economies, Sociétés, Civilisation, année 1993, Vol. 48, n°3, p. 497. 166 Pierre Vidal-Naquet, « Sur un espace de mort », Réflexions sur le génocide, tome 3, La Découverte, Paris, 1995, pp. 212-213, publié originellement comme préface de Geneviève Decrop, Des camps au génocide : la politique de l’impensable, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1995.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives Ces deux dernières citations rendent compte du fait que la perception du film par VidalNaquet a sensiblement évolué entre la sortie de celui-ci en salle et 1995. Considérant dans un premier temps Shoah comme un film-histoire, il conclut au terme d’une réflexion de dix ans, qu’il constitue avant tout une œuvre d’art et qu’il porte tout autant sur la mémoire que sur l’histoire. Cette position est finalement assez proche de celle de la plupart des historiens qui ont écrit sur le film. Un film-mémoire pour les historiens Les historiens considèrent en général que Shoah est un film sur la mémoire167. A ce titre, plusieurs articles issus des actes du colloque international qui a porté sur le nazisme et la Solution finale face aux limites de la représentation abordent le film (UCLA, 1990)168. Ce colloque a eu pour objectif de rendre compte de la proximité entre les problèmes posés aux historiens par les écrits négationnistes et la remise en cause des modalités de l’écriture de l’histoire par certains chercheurs dits postmodernes. Citant Vidal-Naquet, plusieurs intervenants tels que Saul Friedländer et Carlo Ginzburg169 ont opposé aux tenants du tournant linguistique, la nécessité de persister dans l’appréhension d’une réalité qui est extérieure aux textes. Selon eux, cela constitue la seule manière permettant de remettre en cause la démarche de ceux qui nient le génocide des Juifs. Dans ce contexte, Shoah a été discuté à plusieurs reprises. Saul Friedländer considère qu’il s’agit d’un travail artistique qui a su saisir une part de la réalité passée à travers le prisme de la mémoire170. Citant en note les

167

A l’exception de Pierre Sorlin, qui indique, « Son film ne participe en rien à la constitution d’une mémoire, c’est-à-dire d’une remémoration, par les membres d’une formation sociale, de faits dont la plipart d’entre eux n’ont pas connaissance directe ; il s’agit d’un monument que, slon les circonstances, les spectateurs tenteront d’oublier ou sauront utiliser pour se souvenir. », Pierre Sorlin, « La Shoah : une représentation impossible ? », in Jean-Pierre Bertin-Maghit et Béatrice Fleury-Vilatte, Les institutions de l’image, Editions de l’EHESS, 2001, p. 183. Cette désignation comme film mémoire ne se limite pas aux seuls historiens. Ainsi, par la sociologue Nicole Lapierre considère, que le film « (…) a porté à l’incandescence le rôle de la mémoire et du témoin. », dans « Le cadre référentiel de la Shoah », Ethnologie française, 2007/3, tome 37, p. 476. De même, Renaud Dulong indique, qu’il s’agit d’un « film mémorial de la Shoah », Renaud Dulong, Le témoin oculaire, Les conditions de l'attestation personnelle, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1998, p. 105. Pour une présentation plus complète de l’approche du témoignage proposée par ce chercheur on renvoie à la thèse de Martin Goutte, op. cit. 168 Saul Friendlander (éd.), Probing the Limits of Representation, Harvard University Press, London, 1992, 407 p. 169 Carlo Ginzburg, « Just One Witness », Saul Friedlander (éd.), Probing the Limits of Representation, Harvard University Press, London, 1992, pp. 82-96. 170 Au sein de Shoah « the reality is there, in its starkness, but perceived through a filter : that of memory (distance in time), that of spatial displacement, that of some sort of narrative margin which leaves the unsayable unsaid. », Saul Friedlander, « introduction », op. cit., 1992, p. 17.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives travaux de Felman et de Gertrud Koch, il considère que le film conduit à prendre en compte l’existence d’une « marge narrative » dans toute mise en intrigue du génocide des Juifs. Shoah devient alors, pour l’historien, la manifestation archétypale de l’impossibilité de proposer un récit clos de celui-ci171. Selon lui, il faut écrire tout en rendant compte des limites de l’écriture historienne. Cette résistance, qu’offre le passage du passé à l’intrigue, ne le conduit pas à invalider les attendus de la discipline et l’engage au contraire à rechercher un nouveau mode d’écriture. Ces expérimentations narratives doivent être menées par les historiens eux-mêmes. Shoah constitue pour lui une référence qui atteste des limites de la représentation face à un événement tel que le génocide des Juifs d’Europe. Lors de cette conférence, comme cela a été le cas pour la querelle des historiens allemands, le film n’est pas au centre des débats mais celui-ci constitue une référence partagée. Cette reconnaissance du film, comme œuvre portant sur la mémoire, est présente chez d’autres chercheurs. C’est le cas par exemple d’Omer Bartov lorsqu’il identifie que les représentations commémoratives et mémorielles portant sur le génocide des Juifs sont de plus en plus nombreuses. Il en propose une classification en trois catégories : les mémoires écrits et les témoignages oraux, les représentations littéraires, cinématographiques et plastiques, et les œuvres commémoratives. Les écrits de Wiesel et de Levi, aussi bien que la bande dessinée d’Art Spiegelman ou encore le film de Spielberg, sont classés dans la deuxième catégorie. Le seul film mentionné dans la première catégorie portant sur les mémoires et les témoignages est celui de Lanzmann. L’historien écrit ainsi : « Précisons que bon nombre d’intellectuels engagés dans cette entreprise ne sont pas historiens mais critiques littéraires. Parmi les plus remarquables, on peut citer les études de Lawrence Langer et Shoshana Felman, tandis que l’œuvre cinématographique la plus importante sur le souvenir du traumatisme est sans nul doute le film de Claude Lanzmann Shoah. »172

Ceci rend compte d’une tendance comparable à celle relevée précédemment à considérer le film de Lanzmann comme étant une sorte de non-récit. A la différence des écrits et des autres films, il est indiqué que Shoah permet un accès direct aux témoignages des protagonistes. De 171

Il reviendra sur cette idée notamment en écrivant, « (…) today, almost fifty years after the events, no mythical framework seems to be taking hold of the Jewish imagination, nor does the best of literature and art dealing with the Shoah offer any redemptive stance. In fact, the opposite appears to be true. In not recent work of art is this lack of closure as obvious as in Claude Lanzman’s film Shoah. Each individual testimony remains a story unresolved. », Saul Friedländer, « Trauma, Transference and "Wroking through" in Writing the History of the History of the Shoah », History and Memory, vol. 4, n°1, printemps/été 1992, p. 43. 172 Omer Bartov, « Recherches historiques sur l’Holocauste et études comparatives », in Catherine Coquio (textes réunis par), Parler des camps, penser les génocides, Albin Michel, Paris, 1999, p. 116.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives nouveau, il n’est pas alors question de choix historiographiques ou du montage, l’idée de transparence de la forme et d’absence de mise en intrigue se trouvant être ainsi implicitement mise en avant. Celle-ci est régulièrement mobilisée par des historiens. Ceci est par exemple le cas au tournant des années 1990, quand Alf Lüdtke explique que : « Dans ce film [Shoah] construit en longs plans, l’auteur ne raconte pas d’histoire ; il propose uniquement des interviews, interrompues par des travelings – tout aussi paisibles – sur les rails et sur les terrains d’extermination aujourd’hui. Contrairement à ce qui se passait dans les approches ouvertement fictives des modes de vie historiques que nous venons de citer [Heimat et Rote Erde], le génocide, les souvenirs et les mutismes, ici, ne sont pas mis en scène. »173

Dans l’ensemble des cas précédemment cités, le réalisateur et Shoah sont considérés comme des « outsiders » pour reprendre le terme utilisé à ce sujet par Edouard Arnoldy. Celui-ci indique que le film de Lanzmann, au même titre que les écrits de Walter Benjamin, Henri Bergson, Michel de Certeau, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Siegfried Kracauer, Claude Lévi-Strauss et Paul Valéry, a permis de mener une réflexion sur les modalités de l’écriture de l’histoire174. Il indique à ce sujet : « Participant à serrer au plus fort les liens entre la mémoire et le témoin, consacrant le témoin – direct, actif, oculaire ou en suppléance, Shoah de Lanzmann imposerait le devoir de mémoire comme une évidence de l’histoire, et même du cinéma. »175

Cette mention d’une évidence de l’histoire est une référence explicite à l’ouvrage éponyme publié par François Hartog en 2005. Dans un chapitre consacré aux rapports existant entre témoins et historiens, ce dernier considérant Lanzmann comme une « voix dissonante », note : « Avec Shoah, il a justement voulu "réhabiliter le témoignage oral". C’est un film de témoins et sur le témoignage, mais pas sur les survivants et leur destin, sur la "radicalité de la mort" plutôt. »176

Pour cet historien, le film de 1985 constitue un symptôme tout à la fois de l’importance prise dans l’espace public par les questions liées à la mémoire et par la centralité du thème du génocide des Juifs. Shoah est mobilisé en tant que représentant un symbole du momentmémoire. Cette idée a également été développée par l’auteur des Lieux de mémoire lors d’un 173

Alf Lüdtke, « Qu’est-ce que l’histoire du quotidien ? », in Alf Lüdtke (dir.), Histoire du quotidien, Edts de la Maison des sciences de l’homme, 1994 (1ère ed. en allemand, 1989), p. 34. 174 Il est à noter que dans ce cadre Claude Lanzmann est le seul outsider à être un réalisateur. 175 Edouard Arnoldy, « Le Cinéma, outsider de l’histoire ? Proposition en vue d’une histoire en cinéma », 1985, Mille huit cent quatre-vingt quinze, n°55, 2008. 176 François Hartog, « Le témoin et l’historien », Evidence de l’histoire, Gallimard, 2007 (1ère Edt. EHESS, 2005), p. 263.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives débat organisé avec Lanzmann par les Rendez-vous de l’histoire en 2008. Nora a alors déclaré : « Je suis évidemment admiratif du résultat de cette démarche, le film Shoah, mais celle-ci n'a rien à voir avec l’histoire. »177

Selon lui, le film pose des questions aux historiens mais relève d’un autre régime de vérité178. Dans le cadre de ce paradigme, la valeur principale de Shoah réside dans le fait d’avoir donné une place centrale au témoignage. Le film comme marqueur historiographique Après avoir constaté que Shoah est la plupart du temps considéré par les historiens comme un film-mémoire, il s’agit de constater que certains d’entre eux l’ont utilisé comme marqueur d’un changement historiographique. Cette dimension est ici présentée à partir d’un corpus d’ouvrages portant sur le vingtième siècle, publiés dans la collection, Point histoires aux éditions du Seuil. Le premier titre appréhendé correspond à la seconde publication du Syndrome de Vichy (1990). Dans celui-ci, le texte portant sur Shoah est plus favorable au film que la version de 1987179. L’historien exprime cependant à nouveau l’idée selon laquelle le film a des « défauts »180, précisant que les réserves qu’il émet portent moins sur la forme visuelle que sur la manière dont la critique et l’usage en font une référence incontournable. L’ajout, dans cette seconde édition, de mentions hagiographiques peut être considéré comme un indicateur d’une quasi-absence de critiques négatives, voire mêmes réservées émises par les historiens en 1990.

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Le débat a été organisé à Blois lors des 11ème rendez-vous de l’histoire. Une transcription partielle des échanges a été publiée dans Claude Lanzmann, Pierre Nora, Jacques Juliard (propos recueillis par), « Pourquoi légiférer sur l’histoire », Nouvel Observateur, 8 octobre 2008. 178 « On voyait à travers Shoah, la parole vécue, vivante, de ces survivants et ça posait effectivement à un historien le problème de la limite de ce qu’il pourrait lui-même rendre. Ça le mettait en face de quelque chose qui n’a plus cessé d’être pour nous et qui est la force du témoignage. (…) On y est tellement sensible et tellement sensible aux limites que l’histoire peut avoir par rapport à cette force du témoignage que l’on est hostile, si on est un historien, contre la prétention de certains détenteurs de ces témoignages de posséder la vérité définitive. C’est une autre vérité qu’ils détiennent. Simplement, Shoah nous confrontait d’une certaine manière peut-être avec les limites de nos pratiques historiennes, d’une manière un peu brutale sur un problème qui nous était à tous très sensible. On ne s’est pas couvert la tête de cendre. (…) Je m’empresse de dire que la mémoire que tu as fait transmettre à travers Shoah est vivante, pathétique, plus que pathétique, déchirante, présente en permanence (…) », Pierre Nora, in Claude Lanzmann, Pierre Nora, « Débat Lanzmann / Nora: Devoir d'histoire, devoir de mémoire ? », Forum Libération, 15 avril 2011. 179 Henry Rousso, op. cit, 1990, pp. 271-273. 180 Il pose ainsi la question de ce qu’il identifie comme la surreprésentation de l’antisémitisme polonais, par rapport à l’absence de la mention du rôle de pays tel que la France.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives Cette tendance sera par la suite confirmée. Dans La France et les Juifs (2004) Michel Winock considère le film comme étant un vecteur décisif d’une transformation du rapport que la société française entretient avec la mémoire du judéocide. En une formule, il résume : « Le cinéma donne lui aussi l’occasion aux Français de prendre la mesure de la Shoah, comme l’atteste le film de Claude Lanzmann (…). »181

Pour Jean-Pierre Rioux, le film est moins le vecteur d’un tournant que l’un des marqueurs d’un changement qui s’opère dans la société. Ainsi, dans le tome consacré au vingtième siècle de L’histoire culturelle de la France, il identifie : « [Une] montée d’une mémoire très vigilante du génocide, qu’a enregistrée le succès du film Shoah de Claude Lanzmann. »182

Dans la chronologie qu’elle propose à la fin de l’ouvrage intitulé Histoire des Juifs de France, Esther Benbassa fait référence à la sortie en salle de Shoah (1985) comme le seul événement marquant entre la guerre du Liban (1982) et le procès de Klaus Barbie (1987)183. Ces trois mentions, issues d’ouvrages portant sur l’histoire du vingtième siècle, rendent compte du fait que le film est devenu une référence à part entière. Pour autant, il ne s’agit pas de surestimer l’intégration du film à la chronologie de ce siècle. Ainsi, celui-ci n’est pas cité dans la liste très détaillée de dates clefs proposées par Bernard Panh dans la Chronologie de la France au vingtième siècle184. De même, dans le recueil de documents consacré à La France du vingtième siècle, Olivier Wievorka et Christophe Prochasson n’ont pas sélectionné un texte portant sur le film pour l’année 1985185. Enfin, Shoah est absent de la chronologie proposée par Winock à la fin du chapitre, « La

181

Michel Winock, La France et les Juifs de 1789 à nos jours, Seuil, Collection Point Histoires, Seuil, Paris, 2004, p. 349. 182 Jean-Pierre Rioux, « Les consommations du tout-venant », in Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli, Histoire culturelle de la France. Tome 4 : Le Temps des masses. Le Vingtième siècle, Collection Point Histoires, Seuil, Paris, 1998, p. 353. Par ailleurs l’historien, tout en reconnaissant la qualité esthétique du film a critiqué les prises de position du réalisateur de Shoah et notamment son refus de comprendre, in Jean-Pierre Rioux, « Devoir de mémoire, devoir d’intelligence », Vingtième siècle, n°73, 2002. 183 « 1985 : Projection en mai du film de Claude Lanzmann Shoah. », Esther Benbassa, Histoire des Juifs de France, Collection Point Histoires, Seuil, Paris, 1997, p. 309. 184 Bernard Panh, Chronologie de la France au vingtième siècle, Collection Point Histoires, Seuil, Paris, 2009, p. 166-167 pour l’année 1985 et pp. 172-173 pour l’année 1987. 185 Olivier Wievorka, Christophe Prochasson, La France du vingtième siècle, Collection Point Histoires, Seuil, Paris, 2004. Pour l’année 1985, c’est le thème de « l’idéologie sécuritaire » et un texte de Charles Pasqua qui est retenu, pp. 644-645.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives question juive » de l’ouvrage qu’il a consacré à La France politique : dix-neuvième – vingtième siècle186. De plus, le film constitue pour les historiens de la mémoire et du politique une référence plus centrale que pour les historiens du visuel. Ainsi, dans le chapitre intitulé « de l’irreprésentable » dans l’Histoire du visuel au vingtième siècle, Laurent Gervereau n’attribue pas à Shoah une place particulière. La seule mention du titre du film se trouve être placée en introduction de ce chapitre : « Transposer consiste à véhiculer autrement. Alors, représenter l’univers concentrationnaire est-il légitime ? (…) Le cinéma a apporté, ces vingt dernières années, différentes propositions narratives entre Shoah de Claude Lanzmann, La Liste de Schindler de Steven Spielberg et La vie est belle de Roberto Benigni. »187

Le film est ainsi considéré comme constituant une référence parmi d’autres. Au terme d’une présentation des œuvres plastiques et cinématographiques qui portent à la fois sur le système concentrationnaire et sur ce qu’il nomme la déportation, il conclut : « En fait, il n’existe pas vraiment de représentation de la déportation (au sens où il existe des récits circonstanciés de la déportation). La déportation ne se représente pas. »188

La dernière phrase de cette citation constitue une prise de position qui renvoie aux débats initiés dès 1987 par les psychanalystes. A la différence de ceux-ci, l’historien constate que dans ce cas, le film n’a rien changé. Pour lui, jusqu’au tournant des années 2000, quelque chose du génocide des Juifs résiste à toute représentation visuelle. Plus largement, ces derniers exemples montrent que pour les historiens en général, Shoah ne constitue pas une référence incontournable. Si certains chercheurs mentionnent le film dans leurs travaux, d’autres ne le font pas et quand celui-ci est pris comme référence, il n’a, la plupart du temps, pas une place centrale. Au terme de cette analyse, il s’agit de considérer le rapport à l’histoire entretenu par le film Shoah au-delà de ce que les historiens en disent. Le fait qu’il soit ou non

186

Michel Winock, « La question juive », La France politique : dix-neuvième – vingtième siècle, Collection Point Histoires, Seuil, Paris, 2003, p. 202-203. L’historien cite l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic (1980) et la publication de l’ouvrage de Pierre Vidal-Naquet Les Assassins de la mémoire (1987), mais pas Shoah. 187 Laurent Gervereau, Histoire du visuel au vingtième siècle, Collection Point Histoires, Seuil, Paris, 2003, p. 290. 188 Ibid., p. 322. On notera que bien qu’il fasse très clairement la distinction entre les trois camps principaux d’Auschwitz – travail, concentration, extermination - en introduction, le chercheur échappe durant l’ensemble du chapitre à la question de la représentation de l’extermination, afin de ne poser que la question de celle de la concentration, aussi désignée sous le vocable de « déportation » (avec et sans majuscule).

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Chapitre 6 : Les appropriations successives un film historien est également à appréhender à travers des avis émis par des critiques et depuis des recherches conduites dans d’autres disciplines des sciences sociales. Le devenir historien Si certains critiques sont en accord avec les historiens pour désigner Shoah comme un film sur la mémoire189 ou une œuvre d’art relevant d’un autre régime de vérité190, certains d’entre eux lui confèrent le statut de film historien. Ainsi, dans une critique publiée en 1986, l’historienne de l’art américaine Patricia Erens, considère que : « Pour Lanzmann l’histoire vient en premier (…) qu’il est un bon historien oral », un « historien obstiné »191

Le critique anglais Jonathan Davis, considère quant à lui que Shoah : « (…) c’est l’histoire cinématographique. »192

de

l’Holocauste.

C’est

l’histoire

à

travers

le

médium

De même, Anne-Lise Baron qui a écrit un ouvrage pédagogique sur La Shoah à l'écran: crimes contre l'humanité et représentation pour les Editions du Conseil de l’Europe explique dans la notice qu’elle consacre à Shoah : « Ce film est une incomparable leçon d’histoire et une initiation parfaite à la méthode de la recherche historique. (…) [Le] film est à la fois une preuve irréfutable, un irremplaçable document historique (…). »193

Cette tendance, présente chez certains auteurs, à considérer Shoah comme un film d’histoire, ne vient pas pour autant se substituer aux conclusions des historiens. Les identifications de cette forme cinématographique, par les historiens en tant que film-mémoire et par certains critiques, comme film-histoire, coexistent. Cette double désignation conduit à l’existence d’un hiatus dans la signification acquise par le film dans l’espace public. Celle-ci ne remet pas en

189

Il est possible de citer, l’auteur et critique littéraire, Leon Wieseltier, note, « l’attitude de Lanzmann est à l’opposé de l’attitude des historiens. (…) il veut rendre compte des faits au moment où ils ne sont pas encore advenus. (…) il recherche un sens de la contemporanéité » Leon Wieselter, « Shoah », Dissent, hiver 1986, p. 29. 190 Certains considèrent même, que « Shoah n’est pas un documentaire ou un film historique, mais une allégorie, une immense métaphore. », Louise Sweet, « Shoah », Monthly Film Bulletin, mars 1987, p. 87. 191 Patricia Erens, loc. cit., 1986, p. 29 et p. 30 192 Jonathan Davis, « Until Shoah, film had always worked in the space of illusion », The Jewish Quaterly, vol. 33, n°1, Londres, 1986, p. 8. 193 Anne-Marie Baron, « Documentaire sans document : Claude Lanzmann, Shoah », in La Shoah à l'écran Crimes contre l'humanité et représentation, 2004, p. 34

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Chapitre 6 : Les appropriations successives cause le consensus hagiographique qui s’est développé autour de cet objet. Elle intervient en 1990 lors de la parution de l’ouvrage intitulé Face à l’extrême de Tzevan Todorov.

Critiques et maintien du consensus Face à l’extrême, Tzevan Todorov Après le retrait de la plupart des réserves exprimées par Rousso dans le Syndrome de Vichy (1987), les textes publiés au sujet de Shoah sont dans leur ensemble favorable au film194. Trois ans après la diffusion à la télévision, l’année 1990 correspond à un moment de consensus maximum autour de Shoah dans les sciences sociales. La première voix dissonante est celle de Tzevan Todorov dans Face à l’extrême (1991), le chercheur consacrant huit pages critiques au film. Il présente celui-ci en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un documentaire mais d’une œuvre d’art. En disant cela, il n’entend pas dédouaner Lanzmann de ses responsabilités en tant que réalisateur. Au contraire, il lie sa critique au fait que Shoah est le résultat d’un processus de création. Dans ce cadre, il ne renvoie pas à la transparence ou à l’absence de mise en récit mais à des choix et à des valeurs que le réalisateur doit assumer195. Quatre points sur lesquels il a particulièrement insisté peuvent être identifiés. La vision de Lanzmann est trop « simpliste », « schématique » et « manichéenne »196. Selon lui, le réalisateur use d’oppositions binaires, se refusant ainsi à rendre compte de la complexité du temps passé. Le chercheur est particulièrement gêné par ce qu’il désigne comme constituant des messages que le réalisateur essaye de transmettre. Dans la continuité de la polémique initiée en 1985 (Cf. chapitre 5), Todorov insiste en particulier sur le fait que la vision transmise par Shoah de la Pologne est caricaturale197. Il pense : « [qu’] A l’exception de Karski, un Polonais qui a fuit la Pologne, Lanzmann a choisi de ne montrer que des Polonais antisémites. (…) le message de Lanzmann est : tous les Polonais sont antisémites. »198

194

A l’exception des écrits négationnistes. Ce sont donc les choix effectués – et non le fait que des choix aient été effectués – qu’il trouve « problématiques ». 196 Tzevan Todorov, op. cit., 1991, p. 250. Tzevan Todorov cite comme exemples : « nous et eux, amis et ennemis, bons et méchants », « les polonais et les autres êtres humains ». p. 252. 197 Il explique cela par le fait qu’il n’a pas véritablement recherché à appréhender le pays et ses habitants, mais s’est contenté d’une vision abstraite, liée à ses propres obsessions. 198 Ibid., p. 250. 195

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Chapitre 6 : Les appropriations successives A travers ces mentions, l’auteur critique le fait que Lanzmann adhère à la thèse de la « culpabilité collective ». Le chercheur reproche au réalisateur d’avoir manipulé et instrumentalisé les protagonistes allemands et juifs du film. Il critique la méthode d’entretien de Lanzmann, dont il compare le « déni de la volonté individuelle » avec celle qui fut employée par les nazis. L’historien s’interroge sur l’absence de certains témoins tels que Marek Edelman ou Władysław Bartoszewski199. Il lie ce choix à une volonté de faire passer la dimension esthétique et l’efficacité du film avant ce qu’il considère comme « le vrai et le juste »200. En cela, il juge le film non représentatif des faits passés. Le chercheur critique vivement et à de multiples reprises le refus de comprendre défendu par le réalisateur de Shoah. Il lui reproche d’avoir repris à son compte le principe, Hier ist kein warum (Ici il n’y a pas de pourquoi)201. Ces points conduisent Todorov à conclure sur le fait que Shoah est un film réalisé à propos de la haine et qui a intériorisé celle-ci202. Dans la seconde édition de son ouvrage (1994), il conclut son texte en établissant une comparaison entre le film et le projet nazi. Il écrit à ce sujet : « (…) son œuvre n’est pas seulement une évocation du passé, elle est aussi un acte accompli dans le présent, qu’on doit apprécier en lui-même. Or l’énormité du mal passé ne justifie pas un mal présent, même si celui-ci est infiniment moindre.»203

Ce qu’il pose par-là c’est une différence d’échelle, de degré entre le génocide des Juifs et le film et non pas une différence de nature, les deux étant considérés comme des projets guidés par la haine. Cette formule conclusive peut être perçue comme l’exact inverse de celle que Felman émet dans l’article étudié précédemment, A l’âge du témoignage. L’impact du texte de Todorov est difficile à mesurer. Au moment de sa sortie, il semble qu’il n’ait pas conduit à une remise en cause du caractère hagiographique du récit du film. Il s’agit de remarquer que ce texte a été peu cité et peu discuté, notamment lors des polémiques (1994-2001). Les critiques émises par l’auteur n’ont pas été intégrées au récit204. Cette absence de prise en

199

Ibid., p. 253. Il écrit : « A sa façon, Shoah participe de cet art que refusait Marek Edelman, l’art qui sacrifie le vrai et le juste au beau (…). », idem. 201 Il écrit qu’alors que Primo Levi, qui avait cité cette phrase qu’un SS lui avait adressée, a combattu ce principe toute sa vie, « Lanzmann, lui préfère la morale d’un SS. Il ne relève pas cette ressemblance entre ses antagonistes et lui-même ; elle n’existe pas moins pour autant. », ibid., p. 254. On reviendra sur ce point. 202 « Shoah, film sur la haine, est fait avec de la haine et enseigne la haine. N’y a-t-il pas là, pour reprendre une autre expression de Lanzmann, un « parallèle tragique » ? » ibid., p. 255. 203 Tzevan Todorov, Face à l’extrême, Seuil, Paris, 1994, p. 294. 204 A l’exception notamment de Carles Torner qui indique « C’est Todorov qui a opposé avec le plus de virulence une critique frontale au film Shoah et aux raisons de Lanzmann. », op. cit., pp. 132-140. 200

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Chapitre 6 : Les appropriations successives compte de critiques défavorables au film peut être mesurée à l’aune de leur intégration dans des articles portant sur Shoah et provenant des Etats-Unis. Dans ce cadre, deux approches critiques peuvent être appréhendées. La première porte sur les problématiques liées à la représentation du genre dans le film et la seconde constitue une analyse plus transversale des questions soulevées par Shoah. La question du genre En 1993, une critique négative du film intitulée Gendered Translations : Claude Lanzmann’s Shoah, est parue dans un ouvrage collectif édité par les presses universitaires de Princeton205. Tout en reconnaissant l’intérêt du film, Marianne Hirsh et Leo Spitzer soulignent ce qu’ils identifient comme étant des limites de la démarche du réalisateur. Ils considèrent qu’en insistant presque exclusivement sur la fin du processus de mise à mort, soit les abords de la chambre à gaz, le film ne rend pas pleinement compte de la subjectivité des protagonistes et de la diversité des réactions des Juifs face aux différentes étapes des persécutions. Selon eux, ce choix narratif a conduit le réalisateur à représenter les Juifs de manière uniformisée206. Ils indiquent, en des termes proches de ceux de Todorov, que cela renvoie « ironiquement » à la manière dont les Juifs « étaient traités par les nazis »207. Faisant usage du même type de formulation, ils ajoutent qu’à la manière des nazis : « Ironiquement, cependant, le film de Claude Lanzmann éradique également les différences de genre entre les victimes de la Solution finale. »208

La critique de l’uniformisation est aussi celle du déséquilibre créé dans le film entre la présence de protagonistes masculins et féminins209. Ils insistent ainsi sur l’absence des

205

Marianne Hirsch et Leo Spitzer, « Gendered Translations: Claude lanzmann’s Shoah. » in Miriam Cooke et Angela Woolacott (éd.), Gendering War Talk, Princeton University Press, Princeton, pp. 3-19. Par la suite les références renvoient à la réédition de l’article in Stuart Liebman (éd.), op. cit., 2007, pp. 175-190. 206 Ils ajoutent à cela, que Claude Lanzmann n’a aucunement recherché à appréhender, ce qu’ils nomment à la suite de Primo Levi, la « zone grise ». Le réalisateur n’a pas tenté de comprendre les compromissions et ce qu’ils nomment les actes de collaboration nécessaires à la survie aussi bien des kapos que des membres des Sonderkommandos. Ils indiquent on ne peut plus explicitement. « L’histoire des victimes comme communiquée dans Shoah est une histoire. », Marianne Hirsch et Leo Spitzer, loc. cit., p. 182. 207 Ibid., p. 181. Le terme ironiquement, « ironically » est également issu de cette page. 208 Ibid., p. 176. Le terme également, « also » est en italique dans l’article original. 209 Elle se limite en fait à une mise en parallèle du rôle joué par les hommes et les femmes. Il n’est donc pas fondamentalement question de distinction de genre, mais de sexe. L’absence de représentation des homosexuels, par exemple, n’est pas même évoquée.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives femmes dans Shoah210. Ils considèrent qu’elles sont maintenues à l’arrière-plan et que leurs courts témoignages portent uniquement sur la transmission d’émotions et non, comme dans le cas des hommes, sur celle de connaissances ayant pour objet le génocide des Juifs211. Les évocations multiples de femmes par les hommes relèvent du même champ lexical des affects212. L’ensemble du film concourt à les marginaliser en tant que témoins et par conséquent à donner une vision déformée des faits passés213. Dans le monde anglo-saxon, cette critique a été par la suite intégrée dans des articles portant sur le film. Il est possible de citer par exemple l’article de Margaret Olin paru dans la revue Representations en 1997214. La chercheure présente les arguments de l’article de 1993 avant de se demander si la présence des femmes à travers les propos des hommes ne constitue pas finalement un choix pertinent. De même, en 2010, Ferzina Banaji, faisant référence à ce texte, indique que la question du genre est un « point aveugle » dans Shoah. Elle précise par la suite que cela est avant tout lié au fait que ce point n’était pas appréhendé dans l’historiographie du génocide des Juifs à l’époque de la réalisation du film215. Ces deux exemples rendent compte du fait que le texte de Hirsh et de Spitzer a été intégré au récit de Shoah en langue anglaise. En 1997, un second texte critique de l’historien Dominick LaCapra est paru dans la revue, Critical Inquiry. Ici, il n’y a pas de pourquoi Intitulé « Here There Is No Why » cet article peut être appréhendé comme une critique cette fois transversale de Shoah et comme une réponse à l’ouvrage, Au Sujet de Shoah. En introduction, l’historien annonce vouloir penser le film en dehors et contre216 l’influence des propos tenus par Lanzmann après 1985. Dans plus des trois quarts des trente-neuf pages qui

210

Après avoir noté que seules quatre femmes interviennent dans le film, ils notent ainsi, que la « (…) presque complète absence des femmes (dans le film) est frappante », ibid., p. 177. 211 Comme les auteurs l’indiquent en note, « les voix des femmes communiquent que peu d’informations sur le fond », ibid., p. 188, note 8. 212 Le terme est des auteurs, ibid., p. 179 à propos du témoignage de Ruth Elias. 213 Ibid., p. 186. L’article se termine sur une comparaison de la structure du film et de celui du mythe d’Orphée. L’article se conclut sur le constat que « (…) la mythique et la force de création artistique orphique, révèle aussi la politique de cette mythologie en reproduisant le sacrifice d'Eurydice et le meurtre de Méduse. », ibid., p. 187. 214 Margaret Olin, loc. cit. 215 Elle utilise le terme de « Blindspot ».Ferzina Banaji, « The Shoah after Shoah : Memory, the Body, and the Future of the Holocaust in French Cinema », L’Esprit Créateur, vol. 50, n°4, winter 2010, pp. 126-127. 216 L’auteur annonce un en dehors, qui se transforme souvent dans le cours de l’argumentation en un contre.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives composent ce texte, des citations ou des références sont faites au livre Au Sujet de Shoah217. Comme l’a relevé Janet Walker218, le chercheur fait du texte de Felman, qu’il considère comme le plus connu et le plus influent219, le symbole des interprétations du film proches de celles du réalisateur220. Chacun des arguments de cette chercheure est dès lors exposé avant d’être contredit. A la différence de celle-ci, il considère que le sujet du film n’est pas le témoignage mais la recherche d’une résurgence d’un passé traumatique chez les protagonistes221. Dominick LaCapra critique également la majorité des autres textes issus d’Au Sujet de Shoah222 qu’il considère comme : « une lecture autorisée de Shoah. »223

Cet article porte par la suite sur deux aspects complémentaires. Il pense que le réalisateur a mal maîtrisé sa distance au film et que cela est manifeste aussi bien dans la forme visuelle que dans les propos qu’il a tenus après la diffusion de Shoah. Il considère que Lanzmann s’est identifié inconsidérément aux victimes224. Il a, selon lui, perdu tout sens de la nuance et par là-même toute capacité à comprendre ce qui s’est passé entre 1941 et 1945. Faisant usage d’un vocabulaire psychanalytique, il évoque un phénomène de transfert et une volonté de

217

Le chercheur ouvre et conclut son argumentation sur le constat de la qualité et de l’importance du film et on peut remarquer qu’il fait référence aux mêmes protagonistes que les auteurs de l’ouvrage de 1990 (Abraham Bomba, p. 232, Simon Srebnik, p. 249, Filip Müller, p. 241 et Jan Karski, p. 257). Il est à noter que la quasitotalité des propos du réalisateur sont issus des articles publiés dans la troisième partie du livre. 218 « LaCapra’s critic of Shoah is homologous to his critic of Shoshana Felman’s treatment of the film », Janet Walker, op. cit., p. 132. 219 Dominick LaCapra, « Here There Is No Why », Critical Inquiry, vol. 23, n°2, p. 245 et il développe à la page suivante, « Felman’s approach to Shoah is one of celebratory participation based on empathy or positive transference undisturbed by critical judgment », p. 246. 220 « I would therefore urge the reader to examine Felman’s essay closely and use it as a counterpoint to my own approach. », ibid., p. 250. 221 Ibid., p. 235. 222 Il commence par celui de Pierre Vidal-Naquet. Il reproche implicitement à l’historien d’avoir identifié certains paradoxes dans le film sans les avoir soulignés. Il renvoie ici au fait que le film balance entre l’explication du génocide comme étant quelque chose d’unique et comme étant l’accomplissement de l’antisémitisme occidental (sous-entendu chrétien). Il souligne que dans l’article Pierre Vidal-Naquet, se basant sur Thucydide, explique qu’il est possible de faire l’histoire du temps présent, mais que cela suppose une certaine distanciation et que dans tous les cas l’histoire nécessite de faire des comparaisons. Il se demande pourquoi ces points ne sont pas présents dans son analyse de Shoah. Il souligne alors que le film ne se base pas sur des comparaisons et que Claude Lanzmann manque de distance, ibid., p. 235-236. Il poursuit avec une critique de l’article de Shoshana Felman (Cf. infra). En note, il critique également, les articles de Sami Naïr et Elisabeth Huppert (note 21, p. 253). D’une manière cette fois non critique il renvoie également aux articles de Neal Ascherson, de Timothy Garton Ash (p. 258) et de Jean-Charles Szurek (note 24, p. 259). Ce sont donc bien des articles issus de la première partie de l’ouvrage qui sont critiqués. 223 Ibid., p. 245. Il note par exemple que c’est Lanzmann qui a traduit le texte de Shoshana Felman. 224 « Such a procedure would have required a more critically self-reflective role for Lanzmann in the film itself », « (…) Lanzmann’s unchecked transferential subjective position », ibid., p. 261.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives revivre jusqu’à la mort ce qu’il n’a pas vécu225. Selon lui, Lanzmann s’autorise parfois une violence symbolique qui ne se justifie pas226. En des termes freudiens, il considère que le film est trop focalisé sur le « working out » et pas suffisamment sur le « working through »227, c’est-à-dire que le réalisateur insiste trop sur l’exposition de la dimension traumatique sans apporter d’éléments permettant sinon de dépasser ou tout du moins de travailler sur ce trauma initial228. Le point de départ de cet article est que si le film pose des questions aux historiens, ceux-ci peuvent également poser des questions à Shoah. L’enjeu de ce texte étant ainsi posé, son argumentation porte sur les choix historiographiques opérés par l’équipe du film. C’est la première fois que cette dimension émerge de manière centrale et critique dans une contribution portant sur Shoah. Le chercheur refuse la réponse de la licence poétique. En des termes proches de ceux de Todorov, il précise que considérer le film comme une œuvre n’empêche pas de poser des questions d’ordre historique. Il identifie deux refus dans les propos de Lanzmann qu’il s’agit de dépasser, d’une part celui de l’image, Bildverbot et d’autre part celui du pourquoi, Warumverbot. En faisant référence à l’historien Saul Friedländer229, il explique ensuite que les limites de la représentation n’empêchent en rien de poser la question du pourquoi. Il refuse également le fait que toute tentative de compréhension historienne soit qualifiée d’obscène. Il considère également que la manière dont le réalisateur s’identifie aux victimes et condamne les bourreaux est trop simpliste. Il note que la position de Lanzmann repose sur un paradoxe non explicité. Selon lui, le réalisateur défend l’idée que le génocide des Juifs est à la fois quelque chose de radicalement unique et l’aboutissement de l’antisémitisme chrétien. En cela, il pense que d’un côté, il est trop proche des travaux

225

Il considère également que le réalisateur se sent plus proche des morts que des survivants. Il note entre autre le fait qu’à plusieurs reprises la caméra se situe à la place de ceux qui vont mourir, ibid., p. 265. 226 « One consequence is what Lanzmann himself willingly call a lack of human respect for others. » Il convoque alors l’exemple de l’entretien et des déclarations de Lanzmann à propos de Franz Suchomel, mais aussi dans la manière dont il interroge les Juifs persécutés. Il relève l’expression « blindly intrusive », idem. 227 Ce terme renvoie au Durcharbeiten de Freund et peut être traduit en français de manière littérale par « travailler jusqu’au bout » ou par perlaboration. Cf. Yvon Brès, Freud et la psychanalyse américaine Karen Horney, Vrin, 2002, p. 103-104. 228 Voir notamment, Dominick LaCapra, loc. cit., p. 234, puis « But one may argue that, at least with respect to secondary witnesses in art and in historiography, there should be interrelated but differentiated attempts to supplement acting-out with modes of working-through », p. 245. 229 Dont il explique que la réponse correspond à intégrer la parole des témoins au sein de son récit historien et à introduire des commentaires qui permettent de briser la linéarité du récit (ibid., p. 242). Florent Brayard, « La longue fréquentation des morts. À propos de Browning, Kershaw, Friedländer - et Hilberg », Annales, 64e année, n° 5 septembre-octobre 2009, pp. 1053-1090.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives d’Hilberg et nie l’importance de l’idéologie raciste du régime nazi230 et que de l’autre, il est trop éloigné de ceux d’Hilberg en déclarant que le génocide des Juifs est quelque chose de radicalement unique. La critique porte ensuite sur la question de la représentativité et donc de l’adéquation entre l’état de l’historiographie et le choix des thèmes du film. Dans cette optique, il pense qu’un autre historien aurait dû intervenir en vue de plus insister sur la dimension idéologique231. Là où les auteurs d’Au sujet de Shoah partaient du présupposé de l’adéquation entre Shoah et la Shoah, LaCapra explique en quoi le film n’est pas représentatif des faits sur lesquels il porte. Il constate que Shoah n’aborde pas la mise à mort des tziganes, des homosexuels, des témoins de Jéhova, ne traite pas de la « zone grise » et n’aborde pas la question des Conseils juifs. Enfin, il relève qu’aucun nazi gradé, ni aucun Français n’a été filmé et que la parole n’est pas suffisamment donnée aux femmes232. L’intégration des critiques au récit en langue anglaise Depuis la fin des années 1990, les questions posées dans cet article critique ont été intégrées aux recherches portant sur le film conduites aux Etats-Unis. Ainsi, par exemple, Janette Walker, dans une étude favorable à Shoah, reconnaît l’intérêt de la démarche de LaCapra avant d’en critiquer certains aspects233. De la même manière, Joshua Hirsh considère que ce texte soulève des problématiques intéressantes, notamment sur la notion de transfert, avant de proposer une interprétation différente du film234. Il semble ainsi, qu’à partir de cette

230

Il revient sur cette idée Dominick LaCapra, loc. cit., p. 263. En cela il considère qu’il a accepté de manière non problématisée l’attention portée par l’historien américain aux détails. 231 On ne peut ici s’empêcher de penser à la place que Yehuda Bauer aurait pu occuper dans Shoah. 232 On a repris ici les arguments tels que présentés par l’auteur ibid, pp. 259-260. Cet article est critiqué dans le numéro suivant de la revue. Dans celui-ci, Ora Gelley note par exemple qu’il constitue moins une tentative de penser en dehors des cadres proposés par Claude Lanzmann, que contre ceux-ci. Elle reproche également à l’auteur de manquer la dimension artistique du film et de ne pas distinguer les propos du réalisateur de l’œuvre, ce à quoi l’historien a répondu qu’une telle distinction n’était pas pertinente. En 2001, il précisera, « My own approach to Shoah insists on consistently relating aesthetic qualities and historical-political issues and conceives differently the priorities Koch postulates between them. Moreover, I would be wary of eastheticized renderings of the Shoah, including the unqualified inclination to validate certain tendencies (notably desire to have the past relived or acted out) by viewing them in exclusively aesthetic terms. », Dominick LaCapra, History and memory after Auschwitz, Cornell University Press, New York, 1998, p. 97. L’historien conclut sa seconde critique en affirmant que Shoah est le film le plus important sur l’Holocauste, mais qu’il doit pouvoir être discuté et critiqué. Dominick LaCrapa, « Equivocation of Autonomous Art », Critical Enquiry, vol. 24, n°3, p. 833-836. 233 Janet Walker, op. cit., 251 p. 234 Joshuah Hirsh, « Shoah and the Posttraumatic Documentary after Cinéma Vérité », Afterimage, Film, Trauma and the Holocaust, Temple University Press, 2004, pp. 70-71.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives période, parallèlement aux textes publiés en français, une bibliographie en langue anglaise se développe de manière relativement autonome235. En 2007, cet article a été également intégré à l’ouvrage collectif coordonné par Stuart Liebman Claude Lanzmann’s Shoah : Key Essays. Dans cet ouvrage de synthèse, les articles de Hirsh et Spitzer et de Lacapra, constituent deux des seuls textes critiquant le film Il est à noter que ces articles n’ont jamais été traduits en français et que les trois principaux arguments critiques qu’ils contiennent restent absents du récit dans les sciences sociales en France. Il s’agit de la question du transfert pris au sens psychanalytique du terme de Lanzmann vis-à-vis de certains des Juifs persécutés qu’il filme. Une critique de Shoah relevant du domaine des gender studies est encore aujourd’hui inédite en France. Au contraire, en 2011, la thèse de Jennifer Cazenave qui porte sur la représentation des femmes dans Shoah, s’inscrit explicitement contre la lecture proposée par Hirsh et Spitzer (Cf. chapitre 8). Les choix historiographiques faits par l’équipe du film ont été peu étudiés. Le chapitre trois de cette thèse participe à poser un certain nombre de questions à ce sujet. Le recueil de textes coordonné par Liebman (2007) peut être considéré pour de multiples raisons comme un équivalent actualisé et en langue anglaise d’Au sujet de Shoah. Trois des textes de Lanzmann réunis à la fin de l’ouvrage de 1990 sont ici placés au début. D’autres contributions du livre coordonné par Deguy ont été insérées236 et d’autres publications favorables au film ont été traduites237. Des textes datant de 1985-1986, tels que la tribune de Simone de Beauvoir, celle d’Elie Wiesel et un article de David Denby (Cf. chapitre 5)238 font également parti de ce recueil. Ces choix, très proches des vues du réalisateur, ont été reprochés à Liebman. Berel Lang s’est ainsi étonné du fait que le texte de Pauline Kael ne figure pas dans la partie « critique » de l’ouvrage239. Liebman rapporte, qu’à l’inverse, Lanzmann lui a reproché de ne pas avoir reproduit le texte de Felman. Ce qui importe ici, c’est que les deux textes critiques de cet ouvrage soient ceux de LaCapra et de Hirsch et Spitzer. Liebman rapporte que Lanzmann n’était pas favorable à ce choix, mais qu’il a opté 235

Si bien que rendant compte des textes publiés sur le film Jay Geller, en 2002, cite douze titres uniquement en anglais in, Jay Geller, « The Rites of Responsibility : The Cinematic Rhetoric of Claude Lanzmann's Shoah (1985) », in Film and History, Vol. 32, n°1: Special focus : The Holocaust on Film [Part 1], 2002, pp. 30-37. 236 On peut citer le texte de Marcel Ophuls et de Gertrude Koch. Deux des textes de la partie 3, « Controversie and Critiques », sont des traductions des articles de Timothy Garton Ash (dans une version réduite) et JeanCharles Szurek publiés en 1990. Le second article portant sur les rapports entre Juifs et Polonais a été largement actualisé. 237 Le texte d’Anne-Lise Stern (1990) et celui de Georges Didi-Huberman (1995) peuvent être cités. 238 Il est également possible de citer l’article de Leon Wieselther, « Shoah » et de Fred Camper, « Shoah’s Absence ». 239 Berel Lang, « Claude Lanzmann's Shoah: Key Essays », Cinéaste, Vol. XXXIII, No. 4.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives pour le texte de l’historien américain car celui-ci répondait de manière subtile et détaillée aux « mystifications » contenues dans le texte de Felman240. L’intégration de ces deux articles à un ouvrage par ailleurs très favorable à Shoah ainsi qu’au point de vue de son réalisateur241, rend compte du fait que des prises de positions contradictoires sont acceptées dans le récit du film, aux Etats-Unis, en 2007. Dès lors, l’hypothèse que trois phases distinctes se sont succédées dans le récit de Shoah dans le champ des sciences sociales peut être formulée. Dans un premier temps, une production de textes globalement très favorables conduit à la publication en 1990 d’ouvrages collectifs. Dans un deuxième temps, quelques années après, un débat argumenté se développe laissant une place plus importante à des critiques remettant le film en perspective. L’hypothèse selon laquelle il s’agit là d’une trajectoire classique pour un film ayant connu un succès critique et de multiples appropriations peut être formulée. Il n’est pas rare qu’à un consensus en faveur d’un film succède une remise en cause de celui-ci. Dans un troisième temps, ces écrits critiques ont été intégrés à un récit favorable au film (ouvrage de 2007). Ce modèle interprétatif du récit de Shoah correspond en fait à ce qui s’est déroulé aux Etats-Unis (Cf. schéma ci-dessous).

Fig. 109 Schéma de l’appropriation dans les sciences sociales (1).

La non-intégration des critiques en France En France, la situation est toute différente. Le consensus n’a pas été remis en cause. Le texte de Todorov a peu été intégré et ceux de LaCapra, de Hirch et Spitzer ont été le plus souvent

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Stuart Liebman a répondu à cette objection par deux arguments. Le texte, très long, était difficile à intégrer dans le cadre d’un tel ouvrage. Il a également indiqué que certains arguments de l’article le laissaient « perplexe ». Stuart Liebman, opus cit., 2007, p. 22, note 36 et Stuart Liebman, « Responding to a reviewer », Cineaste, vol. XXXIII, n°1, décembre 2008, p. 85. 241 « Many of the essays in this volume speak to an inability to comprehend the Holocaust, echoing Lanzmann’s criticisms of explanation », Oren Baruch Stier, « Book Reviews: Claude Lanzmann’s Shoah. », Holocaust and Genocide Studies, p. 94.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives ignorés. Le schéma ci-dessous représente l’évolution du récit dans les sciences sociales en France.

Fig. 110 Schéma de l’appropriation dans les sciences sociales (2).

Une critique de ce modèle pourrait amener à considérer que l’article de Georges DidiHuberman paru en 2001, Images malgré tout (Cf. chapitre 7) est celui qui remet en cause le consensus en France. Dans ce cas, un décalage de trois ou quatre ans par rapport au récit aux Etats-Unis pourrait être identifié et non une évolution différente dans ces deux pays. Cependant, il s’agirait là d’une interprétation erronée du texte de 2001. En effet, la critique émise par l’historien de l’art ne porte pas sur le film mais de manière plus générale sur la question de la représentation du génocide des Juifs. Ce qu’il met en cause c’est le point de vue exprimé par Lanzmann après 1985 et non pas la forme visuelle Shoah. Au contraire, il se montre très favorable aux choix opérés par le réalisateur. En 1995, dans la revue Vingtièmesiècle, Didi-Huberman a consacré au film un article intitulé Le lieu malgré tout qui participe à renforcer le consensus hagiographique autour du film242. En 2003, dans sa réponse aux propos critiques qui ont suivi la publication de son texte de 2001, il maintient que les choix effectués pour la réalisation de Shoah lui semblent tout à fait fondés243. L’un des seuls textes qui constitue une critique frontale du film en France est celui de l’historien Shlomo Sand publié dans Le Vingtième siècle à l’écran (2004)244. Celui-ci reproche à Lanzmann de ne pas avoir rendu compte du rôle des autorités françaises dans la déportation des Juifs. Ce point l’amène à exprimer l’idée que le réalisateur fait de « l’antisémitisme catholique des polonais ignares (…) la cause principale » du génocide des

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Georges Didi-Huberman, « Le Lieu malgré tout », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. 46, n°1, 1995, pp. 36-44. 243 Georges Didi-Huberman, « Malgré l’image toute », Images malgré tout, Les Editions de Minuit, 2003, p. 119. 244 Shlomo Sand, Le Vingtième siècle à l’écran, Seuil, Paris, 2004, 519 p.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives Juifs, construisant ainsi une « continuité artificielle et déformante »245. Il critique également l’absence d’inscription du génocide des Juifs dans le contexte plus large de la Seconde Guerre mondiale. Sand voit aussi dans Shoah, le « triomphe du souvenir personnel » et d’une vision subjective du réalisateur « orientée afin de susciter l’adhésion émotionnelle », qui conduit à une « manipulation politique » et à une « présentation mythologique du passé »246. Enfin, il aborde la question du financement de Shoah en mentionnant le rôle tenu par l’Etat israélien. La réception du texte de Sand portera principalement sur ce dernier point, le livre ayant déclenché une polémique. Dans Le Point, la réaction de Bernard-Henri Levy a été l’une des plus vigoureuses, celui-ci qualifiant les propos de cet historien de « vomissures », de « niaiseries », de « contre-vérités » et parfois même de « calomnies »247. Ce point de vue semble avoir prévalu en France et par la suite le texte sera peu intégré à l’historiographie. Pour autant, c’est après cette publication que l’origine du projet est établie, puis que le mode de financement du film est reconnu par le réalisateur. La période de la publication des textes remettant en cause aux Etats-Unis le consensus autour du film (1993-1997) correspond au renouvellement d’une perception hagiographique en France248. Dans ce pays, les axes du récit de Shoah qui se sont développés durant la première moitié des années 1990 en sortent renforcés. Il est dès lors possible d’étudier deux textes rendant compte de manière différente de cette interprétation. La figure du musulman : rupture et continuité Le premier exemple étudié de l’écart entre critique anglo-saxonne et continuité du récit en France correspond à la publication en 1998 de Ce qui reste d’Auschwitz par Giorgio Agamben249. Si pour LaCapra la référence à Shoah est centrale, dans cet ouvrage, le film de 1985 est mentionné sans que le titre ne soit cité. Le philosophe indique :

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Ibid., p. 332. Ibid., p. 333. 247 Bernard-Henri Levy, « Bloc-notes de Bernard-Henri Levy », Le Point, 11 mars 2004. Alexandre Adler dans Le Figaro considérant les écrits de Shlomo Sand sur Shoah constituant comme un « événement symbolique » comparable au dynamitage des bouddhas de Bamyan et aux attentats du 11 septembre in « Antisémitisme et police de la pensée », Le Figaro, 19 mai 2004. Au contraire, dans L’Express, Eric Conan soutient la grande liberté de ton de Shlomo Sand à propos de Shoah, Eric Conan, « Le XXe siècle en gros plan », L’Express, 12 avril 2004. 248 En partant du présupposé qu’il y a un infilmable en faisant référence à Shoah, l’ouvrage de Vincent Lowy, op. cit., 2001, participe à renforcer le caractère de référence du film. 249 Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Edition Payot et Rivages, 2003 (1ère éd. 1998), 193 p. 246

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Chapitre 6 : Les appropriations successives « (…) au cours de recherches menées à l’université de Yale, S. Felman et D. Laub avancèrent une définition de la shoah comme "événement sans témoin". En 1990, l’un des auteurs développa cette idée sous la forme d’un commentaire du film de Claude Lanzmann. »250

Si cette référence semble avoir une valeur contingente dans l’ouvrage, on fait ici l’hypothèse que l’argumentation du philosophe italien s’inscrit dans la continuité en même temps qu’il remet en cause la thèse centrale du texte de Felman publié dans Au Sujet de Shoah. Dans une perspective résolument non historienne251, Agamben considère que le génocide des Juifs pose moins la question de l’absence de témoin que celle de la nécessité de redéfinir la signification du témoignage252. Il s’agit pour lui de penser les conséquences éthiques du judéocide. Réfutant toute idée d’un indicible253, il propose de penser le témoignage à partir de la figurelimite du « musulman »254 ou plus justement de ce qu’il nomme le paradoxe de Primo Levi. Il considère, à l’instar de cet auteur que « le musulman est le témoin absolu », c’est-à-dire que c’est l’homme dont l’humanité a été détruite, qui a vécu de la manière la plus radicale l’expérience du camp. Cette affirmation a au moins deux conséquences. En premier lieu, le témoin intégral est celui qui ne peut pas témoigner. En second lieu, la valeur des paroles de ceux qui témoignent est liée au fait qu’ils s’expriment pour le témoin intégral. Leurs propos valent avant tout parce qu’ils transmettent l’existence d’une lacune, d’une béance, d’un manque255. A l’instar des présupposés qui sous-tendent l’article de Felman, le philosophe pense que le survivant est amené à se confronter à une « impossibilité de dire »256 ce qui ne signifie en aucun cas un indicible. Pour Agamben, l’existence même des survivants qui ne

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Giorgio Agamben, op. cit., p. 37. Un avertissement placé en introduction de l’ouvrage est consacré à la présentation de la nature non historienne des propos de l’auteur. Il écrit, « ceci n’est pas un livre d’histoire, mais une recherche sur l’éthique et le témoignage (…) », ibid., p. 11. Giorgio Agamben refuse également l’usage de termes et tournures juridiques. Enfin, il refuse tout approche métaphysique de la question du témoignage. 252 Il écrit, « Ce seuil d’indistinction entre dedans et dehors [identifié par Shoshanna Felman] (…) aurait pu conduire à une compréhension de la structure du témoignage ; or c’est précisément là ce que l’auteur omet d’interroger. », ibid., p. 38. Il refuse à la chercheure américaine la résolution de l’aporie du témoignage par la parole chant, « cela revient à esthétiser le témoignage – chose que Lanzmann s’était bien gardé de faire », p. 38. 253 Ibid., pp. 33-34. 254 Ce dernier est défini comme, Giorgio Agamben, ibid., p. 46. Il se situe au seuil entre l’homme et le nonhomme. Il est l’homme encore en vie, mais incapable d’agir, de penser et de communiquer. 255 « (…) le témoignage vaut ici essentiellement pour ce qui lui manque ; il porte en son cœur cet « intémoignable » qui prive les rescapés de toute autorité. Les « vrais » témoins, les « témoins intégraux », sont ceux qui n’ont pas témoigné, et n’auraient pu le faire. Ce sont ceux qui « ont touché le fond », les « musulmans », les engloutis. Les rescapés, les pseudo-témoins, parlent à leur place, par délégation – témoignent d’un témoignage manquant (…) Qui se charge de témoigner pour eux sait qu’il devra témoigner de l’impossibilité de témoigner. », ibid., p. 36. 256 Ibid., p. 170. 251

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Chapitre 6 : Les appropriations successives sont pas des témoins intégraux, impose aux rescapés une nécessité absolue de témoigner257. Dans ce cadre, accepter l’indicible revient à se soumettre à la volonté des nazis258. Pour autant, s’il y a un déplacement théorique de Felman à Agamben, de l’événement-sans-témoin vers la notion de « témoin absolu », ce dernier demeure celui qui ne peut pas témoigner et ce dont il faut témoigner c’est d’un blanc, d’une absence. Shoah comme objet du siècle L’écart entre les récits dans les contextes américain et français à la fin des années 1990 se mesure au fait que l’article de LaCapra et l’ouvrage de Gérard Wajcman L’objet du siècle (1998) sont contemporains259. Si le texte de l’historien américain constitue une tentative de pensée critique sur le film, celui de l’auteur français équivaut à une radicalisation de la tendance hagiographie. Comme son titre l’indique, l’essai du psychanalyste français est une enquête visant à déterminer quel est l’objet du siècle. Il s’agit d’identifier une forme artistique qui soit à même de transformer en profondeur le regard des spectateurs260. Quatre œuvres sont appréhendées : la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp, le Carré noir sur fond blanc de Kasimir Malevitch, les non-monuments de Joren Gertz et Shoah de Lanzmann. La présentation des trois premières formes permet à l’auteur de définir les conditions de l’avènement de l’objet du siècle soit, la quatrième forme, Shoah. La définition de celle-ci repose sur trois éléments complémentaires. Le premier est qu’elle doit être une œuvre d’art, c’est-à-dire selon Gérard Wajcman, une forme qui interroge la société en même temps qu’elle apporte une réponse261. Le deuxième élément est qu’elle doit porter sur le sujet du siècle. Celui-ci est, la présence du vide, l’existence d’un manque, ou plus précisément la centralité de l’absence, une absence positive262. L’objet du siècle est celui qui réussit à rendre présent, à incarner cette absence263. Ainsi que Régine Robin l’indique au sujet de cet ouvrage :

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Dans un ultime chapitre, l’auteur indique que le statut de musulman peut n’être que temporaire et que dans ce cas il peut lui-même devenir le témoin-survivant du témoin-intégral qu’il a été, ibid., pp. 179-180. 258 « Mais si, rabattant l’unique sur l’indicible, ils font d’Auschwitz une réalité absolument séparée du langage, s’ils amputent le musulman de la relation entre impossibilité et possibilité de dire qui constitue le témoignage, alors ils répètent à leur insu le geste des nazis, ils sont secrètement solidaires de l’arcanum imperii », ibid., pp.170-171. 259 Gérard Wajcman, L’objet du siècle, Verdier, 1998, 253 p. 260 Sur la place du spectateur lire notamment, ibid., p. 71. 261 Cette réponse doit cependant conserver la forme d’une énigme, ibid., p. 34. Il écrit plus loin, « un objet qui serait un poseur de réponses », p. 87. 262 « (…) l’œuvre-de-l’art nommé Roue de bicyclette expose, elle, un vide. La roue de bicyclette est un socle troué d’exposition de vide. », ibid., p. 80 ainsi que p. 88 et p. 90. Au sujet des ready made, il note, « de là à tenir

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Chapitre 6 : Les appropriations successives « (…) plutôt que des ruines, c’est de leur absence qu’il faudrait faire cas. On voit bien qu’on se situe ici dans le paradigme du "sans", de l’absence. »264 Troisièmement, pour l’auteur, l’objet du siècle doit permettre de se détacher de toute illusion d’une représentation mimétique du monde265. Le siècle appelle une forme qui détruit le mensonge inhérent à toute tentative d’exposition, de mise en forme d’un référent réel. Selon Wajcman, il faut en finir avec l’analogie, la ressemblance, le similaire, la volonté de transposition266, il faut, « faire voir sans représenter »267. L’art doit s’assumer en tant qu’illusion, car selon lui : « Croire que l’illusion n’est qu’une illusion, c’est sans doute là l’illusion véritable, la plus tenace. »268

Cette forme non mimétique, telle l’œuvre de Kasimir Malevitch, ne doit pas pour autant tourner le dos au monde réel. Il n’est pas question pour cet auteur de promouvoir l’art pour l’art269. Au contraire, la destruction de l’illusion doit conduire à porter un regard moderne sur le monde270. Pour résumer, Wajcman a conçu une argumentation qui lui permet de poser que d’un côté, le sujet du siècle est l’absence et que de l’autre, l’objet du siècle est celui qui est capable de rendre présent cette absence. Il pose alors que l’Absence du vingtième siècle est le génocide des Juifs et son « noyau », la chambre à gaz271. Il ajoute que de cet événement il n’y aucune image contemporaine272.

que tout objet ici n’est jamais que l’empreinte positive d’un manque d’objet, il n’y a pas loin (…) », p. 85. De manière similaire, il écrit : « Le Carré noir, [est] une mise en présence de l’absence », p. 96. 263 « Le Carré noir, c’est une absence d’objet, comment dire, incarnée. C’est cette absence. Ce tableau ouvre sur une ontologie négative, une ontologie de l’absence et du manque. (…) Malevitch ne peint pas rien, il peint le rien. », ibid., p. 95. 264 Régine Robin « Entretien avec Régine Robin », in Philippe Mesnard, op. cit., 2000, p. 55. 265 « Comment accéder au monde autrement que par l’image ? Comment viser au monde, le réel, sans du même coup faire tomber, interposer la surface, l’écran de la représentation ? Voilà le nœud. », Gérard Wajcman, op. cit., p. 166. « L’art serait moderne au moment où (…) il en serait venu, comme on a pu le formuler, à s’émanciper de la réalité, ou formellement, à rompre avec la mimésis. En cela, « libérer l’art de ce ballast qu’est le monde des objets » revenait à s’affranchir de la tyrannie de la ressemblance », p. 175. 266 Ces termes sont mobilisés à la page 185. Il utilise le terme « d’un art anti-transposition », ibid., p. 209. 267 Ibid., p. 211. 268 Ibid., p. 116. 269 Il qualifie cette tendance de l’art pour l’art d’« autisme de la modernité » et « d’auto-érotisme » indiquant « il me semble qu’il y a une autre voie, une autre façon surtout de dévisager ces œuvres (celle de Malevitch et de Duchamp), qui les découvre, au contraire, tournées en vérité vers le monde, non plus occupées à se réfléchir mais à viser, avec brutalité, le réel. », ibid., p. 52. 270 En cela le Carré noir sur fond blanc, « s’il se détourne, c’est non du monde mais de l’illusion du monde, de l’illusion que la peinture donnerait à voir le monde », ibid., 1998, p. 132. Il s’agit d’un « Retour vers le Réel », p. 133. 271 Ibid., p. 227. 272 « L’événement moderne est sans visage. Le centre de ce siècle du triomphe de l’image reste hors de toute image », ibid., p. 239.

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Chapitre 6 : Les appropriations successives Il devient alors évident que : « Shoah, serait le portrait exact de l’objet du siècle », car le « (…) sujet du film et l’objet-del’art moderne se recouvrent exactement, sont rigoureusement homogènes. »273

Le choix du film est lié au fait qu’en proposant un agencement de paroles d’acteurs de l’histoire, il permet de « regarder au-delà de l’image. »274 Shoah rend le spectateur témoin du fait qu’il n’y a rien à voir275. Il introduit un peu d’opacité, il jette un peu d’ombre, il trouble l’illusion de transparence276. En cela, pour l’auteur, le film interroge en même temps qu’il apporte une réponse. L’ouvrage se referme sur ce constat, Shoah est l’objet du siècle. Au-delà de cette conclusion, Wajcman pose les jalons d’une pensée de la modernité. Celle-ci invite à se détourner de l’image et de toute tentative de mimésis pour regarder l’Absence en face. Le film de 1985 est tout à la fois l’aboutissement du parcours mené à travers l’art du vingtième siècle et in fine la forme qui justifie la pertinence de la pensée de l’auteur.Cet ouvrage rend compte du fait que loin d’évoluer vers une dimension plus critique, comme c’est le cas aux Etats-Unis, le récit français est dans une continuité hagiographique. De plus, le psychanalyste considère que la valeur de Shoah réside dans sa capacité à détruire les illusions, à montrer le rien et à faire voir sans utiliser d’images contemporaines des faits. Ce dernier point aura des conséquences sur la suite du récit de Shoah dans les médias généralistes. En effet, Wajcman est l’un des principaux participants aux polémiques qui se sont développées autour des questions liées à la représentation du génocide des Juifs (19942001). En 1998, il écrit une tribune dans Le Monde contre les choix opérés par Benigni dans La Vie est belle. En 2001, il rédige un article qui occupe une place centrale dans la polémique autour de l’exposition Mémoire des camps critiquant alors un texte publié par George DidiHuberman. En fait les deux chercheurs sont tous les deux très favorables au film. Dans ce contexte, l’enjeu du débat change d’objet. Il ne consiste plus à caractériser la forme visuelle Shoah, mais à déterminer la manière dont il est possible de rendre compte du génocide des Juifs. Cette question fait l’objet du septième chapitre de cette thèse.

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La première citation se trouve page 225, la seconde, page 224. Il est à noter que cette homothétie entre objet et sujet est le résultat de l’ensemble de l’argumentation de l’auteur. 274 Ibid., p. 250. Finalement il considère que : « toute image est une sorte de dénégation de l’absence. (…) Aussi pourrait-on dire qu’aucune image ne peut montrer l’absence », p. 243. 275 « Shoah constitue la première vision à la fois d’ensemble et de près de la machine à produire de l’absence », ibid., p. 249. 276 Ibid., p. 252.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile

Le temps des polémiques et le récit cinéphile En 1994, soit un peu moins de dix ans après la sortie de Shoah, une série de trois polémiques de durée et d’intensité différentes débute (schéma ci-dessous). Celles-ci sont réunies sous l’intitulé de querelle des images. Elles ont pour point commun d’avoir commencé lors de la diffusion des formes visuelles que sont les films, La Liste de Schindler (1993, 1994 en France), La Vie est belle et les Histoire(s) du cinéma (1998) ainsi que l’exposition photographique, Mémoire des camps (2001).

Fig. 111 Schéma du temps des polémiques (1985-2001).

Les enjeux de la querelle des images Il s’agit moins ici de proposer une synthèse de chacun de ces débats que de montrer en quoi ils concourent à la transformation du récit de Shoah. Les différentes étapes de cette querelle des images se sont structurées autour d’une même interrogation : est-il possible de représenter le génocide des Juifs avec des images ? Cette question reprend une problématique soulevée en 1979 lors de la diffusion de la série télévisée Holocauste. Durant les années 1990, celle-ci a pris différentes formes : est-il possible/ souhaitable de reconstituer le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau et les chambres à gaz (reprise de 1979) ? Des acteurs de cinéma peuvent-ils interpréter des rôles de Juifs ou faut-il privilégier les paroles des acteurs de l’histoire (1994) ? Est-il possible/ souhaitable de réaliser des fictions dramatiques et/ ou comiques (1998) ? Est-il possible/ souhaitable d’insérer des images contemporaines du génocide des Juifs dans le cadre de reconstitutions ou bien de films dits de montage (1998 et 2001) ? Ainsi, au cours de toutes ces années, des choix concernant la mise en scène sont

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile interrogés. Il en va ainsi, entre autres, de l’usage de la fiction, de celui de la comédie, ainsi que du statut accordé à l’archive. L’ensemble de ces points ont été à l’origine des débats qui se sont développés autour de la représentation du génocide des Juifs. Les écueils de la querelle des images Un certain nombre d’écueils sont à éviter lors de l’étude de ces trois polémiques. Ils doivent être énoncés avant d’analyser chacun de ces cas particuliers. Si des films et une exposition sont à leur origine, il ne s’agit pas pour autant d’analyser le contenu respectif de ces formes visuelles. Afin d’appréhender ces débats qui se sont déroulés dans un espace public médiatisé et ce principalement dans la presse, il est nécessaire de mobiliser d’autres méthodes que celles utilisées pour les études de réception d’un film (Cf. chapitre 5) ou celles proposées pour des études de type sémiologique. Le sociologue Gabor Eross fait l’hypothèse que les prises de positions lors de polémiques relèvent la plupart du temps du hors sujet pour ceux qui étudient le cinéma, car : « (…) les débats sur les films, les stratégies d’argumentation visent essentiellement à appuyer ou à mettre en cause la crédibilité scientifique, ainsi que la pertinence sociologique, politique ou politico-intellectuelle de la représentation. »1

Par l’expression « hors sujet », il souligne le fait que les différents écrits portent moins sur les films en tant que formes visuelles, que ceux-ci ne servent de support au renouvellement de débats préexistants2. Il remarque à ce titre que l’agenda politique se trouve être souvent au centre des choix éditoriaux opérés par les médias. A titre d’exemple, la sortie de La Liste de Schindler est contemporaine de faits d’actualité tel que la renégociation des accords du GATT3 qui pose la question de la pérennité de l’exception culturelle. Ainsi que le rappelle le

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Gabor Eröss, « Le hors sujet des rapprochements thématiques dans l’espace public », Questions de communication, n°4, 2003, p. 315. 2 A partir d’une étude portant sur la manière dont des films historiques sont appréhendés dans la presse généraliste, il explique que lesdits écrits portent moins sur le contenu des films que sur des messages éthiques et normatifs qui leur sont extérieurs. Dans un entretien, il explique notamment : « à propos des films historiques, il y a beaucoup de débats passionnés qui les concernaient, mais où il était en fait peu question des films euxmêmes. Il était beaucoup plus question de rattacher le film à un espace de discours préexistant, de rattacher le film à des débats intellectuels préexistants. », Gabor Eröss, Charles Biljetina (entretien avec), Hors-sujet comme modalité majeure de réception du film historique, Archives Audiovisuelles de la Recherche, [En ligne], mis en ligne le 24 décembre 2003, URL : http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?id=187&ress=796&video=86720&format=68#1903 consulté le 1er avril 2011. 3 Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce. En 1994, l’organisation mondiale du commerce (OMC) est créée.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile sociologue Jacques Walter, ces accords ainsi que le précédent film du réalisateur américain, Jurassic Park, faisaient alors figures de symboles de la mondialisation néolibérale présentée dans certains médias comme constituant l’envers de la création cinématographique européenne4. Ces éléments expliquent en partie le déclenchement de la polémique en 1994. Gabor Eross indique également, dans un vocable bourdieusien, que les prises de position publiques et médiatisées sont souvent liées à une volonté de sauvegarder ou d’acquérir de l’autorité, du prestige, voire de la prestance dans un milieu intellectuel et culturel. L’apostrophe, la moquerie, le sarcasme, l’attaque ad hominem, sont autant de modalités régulièrement mobilisées afin de déprécier ou d’accréditer les propos d’un réalisateur sans pour autant discuter de son film. Les points susmentionnés correspondent à autant d’acquis de la sociologie critique des médias et sont ici intégrés à l’analyse historienne des récits. Si les arguments avancés par ce chercheur semblent être justifiés, l’expression, « hors sujet » peut, elle, être questionnée. En fait, dans les cas étudiés ci-après, un « sujet » extérieur aux polémiques n’existe pas. Pour l’exprimer autrement, dans le temps des polémiques, le fait de postuler qu’un espace au sein duquel des critiques porteraient strictement sur un film, constitue une hypothèse erronée5. Ainsi, ce que le sociologue considère comme étant un hors sujet, constitue le sujet même à étudier. C’est pourquoi, dans le cadre de ce chapitre de la thèse, une étude des textes publiés à ces trois périodes est menée. Ce choix relève de la volonté d’appréhender les débats tels qu’ils se sont déroulés dans l’espace public médiatisé et non la manière dont ils dépendent d’interactions entre les différents acteurs6. L’objectif poursuivi est ici d’analyser les engrenages à l’œuvre qui conduisent à chacune de ces polémiques afin de comprendre comment le récit de Shoah s’est transformé entre 1994 et 2001. Durant cette période, les propos tenus s’articulent avec des récits déjà constitués et ils sont liés à des appropriations diverses depuis différents lieux disciplinaires ou professionnels (Cf. chapitre 6). Pour ce qui est de ladite querelle des images, le lieu préexistant à prendre en 4

Jacques Walter, « La Liste de Schindler, un procès sur l’américanisation de la Shoah », dans Olivier Dard et Hans-Jürgen Lüsebrink (éds.), Américanisations et anti-américanismes comparés, Presses Universitaires Septentrion, 2008, pp. 149-161. 5 Lors de la polémique autour de la Liste de Schindler, Camille Nevers dans un article publié dans les Cahiers du cinéma revendique cet argument, celui de la critique cinéphile pure, mais pour mieux dans un second temps prendre parti dans ledit débat. 6 Si le fait d’étudier les interactions entre les différents acteurs, et non seulement leurs textes, permet des gains d’intelligibilité quant au fonctionnement des polémiques, cela ne constitue pas l’objet de cette partie de la thèse.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile compte est en priorité celui des écrits cinéphiles. Le récit cinéphile comme discours constitué L’émergence de questions liées à la représentation des camps nazis au cinéma est antérieure à la polémique née autour de La Liste de Schindler (1994). En effet, des articles publiés à partir du tournant des années 1960 par des critiques et des réalisateurs proches des Cahiers du cinéma portent sur ces mêmes questions. Leur formulation, en tant qu’élément participant à l’identité de cette revue, ne date pourtant pas de ces années-là, mais du début des années 1990 et de la publication d’un texte du critique de cinéma Serge Daney. Si le récit cinéphile préexiste aux temps des polémiques, le développement de celui-ci en tant que récit unifié date de la même période. Il y a donc moins succession que contemporanéité. La différence réside dans le fait qu’à cette époque, les Cahiers réinscrivent les questions liées à la représentation du génocide des Juifs dans l’histoire de leur revue (1959-2000). Afin d’appréhender cela, une série d’articles publiés en 2000, au sein du hors-série que les Cahiers ont consacré au Siècle du cinéma, a été étudiée (schéma ci-dessous).

Fig. 112 Schéma du récit cinéphile (1).

Dans ce numéro, Antoine de Baecque, historien et critique, a coordonné un dossier de treize pages portant sur le sujet7, tout en signant le premier article intitulé « Quel cinéma après

7

Collectif, « 1945 : Premières images des camps », Cahiers du cinéma, hors-série : Le Siècle du cinéma, novembre 2000, pp. 62-75.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Auschwitz ? »8 Cet auteur participe en même temps qu’il rend compte de la constitution d’un récit cinéphile qui porte sur les images des camps. Cette histoire s’écrit principalement autour des noms de cinq personnes : les critiques réalisateurs, Alain Resnais, Jacques Rivette et JeanLuc Godard, le critique continuateur, Serge Daney et Antoine de Baecque lui-même. Dans ce dossier, ce dernier cite longuement l’article de Serge Daney qui avait déjà établi une première continuité : « C’est parce que Nuit et brouillard [de Resnais] avait été possible que Kapo naissait périmé et que Rivette pouvait écrire son article [De l’abjection]. »9

Immédiatement à la suite, un long extrait dudit article, « De l’abjection », est reproduit10. Enfin, un entretien accordé par Resnais dans lequel il inscrit sa propre conception dans la continuité de la critique de Rivette, conclut ce dossier11. Après avoir décrit la manière dont le récit cinéphile a été présenté en 2000, il est dès lors possible de s’intéresser à l’articulation existant entre les différents éléments qui le composent. Le film fondateur est Nuit et Brouillard (1955) d’Alain Resnais, celui-ci étant alors reconnu par les critiques des Cahiers comme celui qui a « fait revenir la mémoire des images des camps »12. Le texte fondateur est, selon cette revue, celui de Rivette (1960), qui désigne implicitement Gillo Pontecorvo comme étant la figure inverse d’Alain Resnais, car il est, coupable d’un mouvement de caméra inacceptable. Il écrit à ce sujet : « Voyez cependant, dans Kapo [le film de Gillo Pontecorvo], le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travellingavant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. »13

En 1960, Rivette reprend également dans son texte une formule empruntée à Luc Moullet, « La morale est une affaire de travelling » et surtout le détournement de celle-ci opéré par Godard. Cette seconde formulation a été prononcée en 1959, à l’occasion d’un débat organisé

8

Antoine de Baecque, « Quel cinéma après Auschwitz ? », Cahiers du cinéma, hors-série : Le Siècle du cinéma, novembre 2000, pp. 62-66. 9 Serge Daney dans Antoine de Baecque, ibid., p. 66. 10 Jacques Rivette, « De l’abjection », Cahiers du cinéma, hors-série : Le Siècle du cinéma, novembre 2000, p. 67. 11 Alain Resnais, Antoine de Baecque (propos recueillis par), « Les photos jaunies ne m’émeuvent pas », Cahiers du cinéma, hors-série : Le Siècle du cinéma, novembre 2000, pp. 70-75. 12 Antoine de Baecque, loc. cit., 2000, p. 66. 13 Jacques Rivette, loc. cit., p. 67.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile par les Cahiers au moment de la sortie en salle d’Hiroshima mon amour d’Alain Resnais14. Lorsque le réalisateur, Eric Rohmer, fait part de l’agacement qu’il ressent face à certaines scènes du film, il lui est demandé si ses réticences proviennent de critiques d’ordre esthétique ou moral. Godard intervient alors en affirmant : « C’est la même chose. Les travellings sont affaire de morale. »15

La question posée, au tournant des années 1960 et reprise au début des années 1990, revient à déterminer quelle forme cinématographique peut convenir afin de représenter les camps nazis. Pour Rivette aussi bien que pour Daney, le formalisme, entendu comme l’étude de la forme pour elle-même, ne se trouve pas au centre du débat16. La forme cinématographique juste est, selon eux, intrinsèquement associée à une conscience morale. Cette recherche d’une forme juste repose dès le départ sur l’identification et l’exclusion de ce qui n’est pas juste, ce qui est considéré comme abject et qui devient sous la plume de Serge Daney, l’obscène. Le film Kapo, honni par Rivette, est celui autour duquel se structure le récit. Ainsi, le texte de 1960 devient a posteriori fondateur du récit cinéphile portant sur les camps nazis. En 1992, l’article de Serge Daney commence ainsi : « Au nombre des films que je n’ai jamais vus, il n’y a pas seulement Octobre, Le jour se lève ou Bambi, il y a l’obscur Kapo. Film sur les camps de concentration, tourné en 1960 par l’Italien de gauche Gillo Pontecorvo, Kapo ne fit pas date dans l’histoire du cinéma. Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne l’avoir jamais oublié ? Car je n’ai pas vu Kapo et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quelqu’un – avec des mots – me l’a montré. »17

En notant qu’il n’a pas vu Kapo, le critique précise que son objet n’est pas la forme visuelle, mais bien le film en tant que pris dans un récit, en l’occurrence celui de Rivette. Comme dans le texte de 1960, c’est une question de morale qui le retient, celle de l’impossibilité de représenter les « camps de concentration » avec les moyens habituels du spectacle. Les questions qu’il se pose, comme Rivette l’a fait avant lui, ne portent pas sur un travelling en particulier mais sont plus générales :

14

Jean Domarchi, Jacques Doniol-Valcroze, Jean-Luc Godard, Pierre Kast, Jacques Rivette, Eric Rohmer, « Table ronde sur Hiroshima, mon amour d'Alain Resnais », Cahiers du cinéma, n° 97, juillet 1959, pp. 1-18. 15 Jean-Luc Godard, ibid., p. 5. 16 Serge Daney, « Le travelling de Kapo », Trafic, n°4, automne 1992, p. 18. 17 Ibid., p. 5.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile « Où finit l’événement? Où est la cruauté ? Où commence l’obscénité et où finit la pornographie? Je sentais bien qu’il s’agissait là, taraudantes, des questions inhérentes au cinéma d’après les camps. »18

Par opposition à Kapo, les films cités par Serge Daney sont, Nuit et Brouillard, Hiroshima mon amour ainsi que les plans tournés par Georges Steven à la libération des camps de concentration. « Il faut », écrit-il de manière injonctive, inventer de nouvelles formes pour rendre compte des camps nazis19 au risque sinon de sombrer dans : le voyeurisme, la pornographie, l’incohérence, la sottise et la lâcheté20. Ainsi, Serge Daney rend compte de la position de Rivette en même temps qu’il la radicalise. L’usage de ces termes en plus de celui d’obscène renvoie aux mots choisis en 1979 par le réalisateur de Shoah afin de désigner la série télévisée Holocauste (Cf. chapitre 4). Il y a donc bien une circulation des idées et du vocabulaire utilisé au sujet des films portant sur le génocide des Juifs et plus largement sur les camps. Le récit cinéphile et celui que propose le réalisateur de Shoah ont ainsi un certain nombre de caractéristiques communes. Dans les deux cas, un certain type de fiction est considéré comme inapte à rendre compte du génocide des Juifs. En 2001, ce lien a notamment été établi par Philippe Mesnard, qui écrit à ce sujet : « En tant que discours constitué, la position iconoclaste – ne rien voir, ne rien montrer, parce que le mal ne se montre pas – est tardive dans l’espace public. Certes, les arguments iconoclastes sont connus depuis longtemps. C’est Rivette qui les énonce, avec son article dans les Cahiers du cinéma, « De l’abjection » (1961), à propos du film Kapo : on ne montre pas l’univers concentrationnaire, c’est obscène. Point. Mais ces discussions ont lieu dans des cercles restreints. La diffusion de la série Holocauste (1979) marque le vrai tournant. L’extermination des Juifs entre dans l’industrie du cinéma. C’est alors que la position d’un Claude Lanzmann, par exemple, s’impose vraiment dans le débat public. »21

Il qualifie alors les deux récits de « position iconoclaste », faisant de la publication en 1979 de l’article du réalisateur de Shoah, le moment où cette conception de la non-représentation des camps s’impose dans l’espace public français. Si cette proposition n’est pas reprise dans cette thèse22, c’est la construction en 2001 d’une continuité entre les positions de Rivette et de Lanzmann qu’il s’agit ici de souligner. Pour autant, à cette période, ceux-ci ne communiquent

18

Ibid., p. 13. La formule est de Serge Daney. 20 Les termes sont de Jacques Rivette. 21 Philippe Mesnard, Frédéric Chapuis (entretien avec), « Représenter l’irreprésentable », Télérama, n°2661, 10 janvier 2001, p. 12. 22 On tend à penser que c’est après 1990 et la publication de l’article de 1979 dans l’ouvrage coordonné par Michel Deguy, Au sujet de Shoah, que cette prise de position est devenue une référence partagée. 19

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile pas forcément entre eux. Et si, en 1979, Lanzmann ne cite pas les articles mentionnés dans les Cahiers, en 2000, Shoah n’est pas non plus considéré dans cette revue comme un film référence (schéma ci-dessous).

Fig. 113 Schéma du récit cinéphile (2).

L’absence de la référence dans le récit cinéphile Le second article du dossier publié en 2000 d’Antoine de Baecque, Des Femmes qui nous regardent23, s’inscrit dans la continuité du récit cinéphile. A la différence des deux critiques précédemment mentionnées qui font reposer le récit sur une forme honnie, il fait l’hypothèse qu’une forme adaptée existe, rejoignant en cela la position de Lanzmann. Pour autant, la définition que chacun en donne est différente. Alors qu’en 1979, le réalisateur de Shoah retient comme principes directeurs, la rupture de la chronologie, le refus de l’engendrement ainsi que de celui de la fiction, Antoine de Baecque identifie lui une forme cinématographique particulière. Celle-ci correspond à l’invention du regard caméra en tant que geste cinématographique qui peut être identifié dans un corpus de films allant d’Europe 51 et de Monika à Hiroshima mon amour24. Selon lui, l’existence même de cette forme rend possible la réalisation de films de fiction. Ce dernier point constitue une différence notable avec le modèle proposé par Lanzmann. Cette proposition constitue alors un nouvel élément intégré au récit cinéphile des Cahiers. En dehors de toute polémique, le dossier publié en 2000 est un nouvel état de la réponse cinéphile aux problématiques liées à la représentation des camps nazis au cinéma.

23

Antoine de Baecque, « Des Femmes qui nous regardent. », Cahiers du cinéma, hors-série : Le Siècle du cinéma, novembre 2000, pp. 68-69. 24 Ces films ont respectivement été réalisés par Roberto Rossellini, 1952 ; Ingmar Bergman, 1953 et Alain Resnais, 1959. Pour lui, ce regard est une forme, produite par l’histoire, soit issue « directement » des camps nazis et non pas de l’histoire du cinéma. Cette idée a été développée in Antoine de Baecque, L’Histoire caméra, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, Paris, 2008, 496 p.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Par ailleurs, dans l’ensemble du dossier les termes de « camp nazi » et d’ « Auschwitz » sont utilisés pour qualifier la période historique abordée. Il est dès lors possible de se demander si ces écrits portent sur les camps d’extermination ou sur les camps de concentration. En somme, l’objet de ces textes est-il, la possibilité ou non de représenter la mise à mort des Juifs, question absente en 1960 dans l’espace public, ou bien la possibilité ou non de faire du cinéma à partir d’expériences vécues dans l’univers concentrationnaire. Si ces questions restent ouvertes, un constat s’impose à la lecture du dossier des Cahiers (2000). Les mots de, génocide des Juifs, de Shoah et d’Holocauste ne sont quasiment pas mobilisés. Pas moins de dix films25 et de seize réalisateurs considérés comme des auteurs sont cités26, sans que ni Shoah ni Lanzmann ne soient mentionnés. Le rapport problématique de Godard au film de 1985 est un élément qui permet en partie d’expliquer cette non-communication entre les deux récits. En effet, en décembre 1987, ce réalisateur participe à trois émissions télévisées afin d’assurer la promotion de son dernier film, Soigne ta droite. La seconde consiste en une rencontre avec Marguerite Duras dans le cadre de l’émission culturelle FR3 Océaniques27 qui peut être prise comme exemple d’une manifestation dans l’espace public médiatisé du refus d’intégrer Shoah au récit cinéphile. Alors qu’il s’agit d’une discussion à deux se déroulant au domicile de la réalisatrice, une tension palpable émerge quand il est question du film. Voici les propos qu’ils échangent à ce sujet : Godard. – « (…) on préfère écrire des livres pour dire : ça n’a jamais existé ! Pour qu’ensuite [dans] un autre livre, dire : c’est ignoble, ça a toujours existé ! On préfère ça plutôt que de montrer. Il suffit de montrer. La vision existe encore. Si le pneu de ta voiture est dégonflé tu ne feras pas croire… [les voix se recouvrent] Duras. – Shoah, il a montré. Shoah, il a montré Godard. – Il a rien montré, il a montré les Allemands, écoute, il n’a rien montré. Duras. – Oui, il a montré. Godard. – Il fallait montrer ça, mais il y a mille films…

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To be or not to be, Le Dictateur (p. 66), Nuit et Brouillard (p. 66, 67, 69, 73), Kapo (p. 66, 67), Hiroshima mon amour (p. 66, 68, 69, 72, 73), Europe 51 (p. 69), La Bombe (p. 72), On connaît la chanson, Muriel et Les Parapluies de Cherbourg (p. 75). 26 Roberto Rossellini (p. 63, 66, 69), Ingmar Bergman (p. 63, 66, 69), Jean Renoir (p. 63), Alfred Hitchcock (p. 63, 66), Fritz Lang (p. 63), Ernst Lubitsch (p. 66), Charlie Chaplin (p. 66), Alain Resnais (p. 66, 68, 69 ), Godard (p. 66, 74), Gillo Pontecorvo (p. 67), Peter Watkins (p. 72), Chris Marker (p. 74), René Vautier (p. 74), Leo McCarey, Tim Burton, Arnaud Desplechin (p. 75). 27 « Le 28 décembre, l’émission de FR3 Océaniques propose plus de deux heures d’entretien entre Duras et Godard, qu’elle reçoit chez elle, rue Saint-Benoît. Le dialogue est un libre exercice d’improvisation en duo, sur les sujets les plus divers, et quelques beaux paradoxes s’énoncent sur le ton de la conversation entre amis. », Antoine de Baecque, Godard, Grasset, Paris, 2010, p. 649.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Duras. – C’est pas montrer ce qui a été fait… il a montré les trous. Godard. – Il a montré vingt ans après… il a montré un peu quelque chose… [les voix se chevauchent] Duras. – Il a montré les fosses dans la terre, les grandes fosses profondes, les… il a montré les rues. Il a montré les survivants. Il a montré les routes, la neige, le froid… Il a montré tout le temps ! »28

Ces paroles, prononcées quelques mois à peine après le succès de la diffusion du film à la télévision (Cf. chapitre 5), n’ont pas fait l’objet de débats dans l’espace public médiatisé français. En 1987, aucune polémique ne s’est déclenchée à ce sujet-là. Les critiques de Godard sont à la base du regard porté au sein des Cahiers sur les camps. Le fait qu’en 1987, il n’intègre pas Shoah comme référence, participe à ce que le film ne le devienne pas dans cette revue. En opposition aux propos de Lanzmann, et avec un sens de la formule et de la provocation, il déclare que le film « n’a rien montré ». Au-delà, il expose trois arguments. Premièrement, d’autres films portent sur ce sujet et Shoah n’a en cela rien d’exceptionnel. Deuxièmement, celui-ci ayant été réalisé bien après les faits, il ne peut rendre compte de leur effectuation. Troisièmement, il existe des images d’archives des camps qu’il « suffit de montrer ». Le fait même de réaliser un film à partir de plans tournés dans les camps permet d’attester de ce qui s’y est déroulé. En cela, comme le souligne Antoine de Baecque, Godard a en fait été marqué par la diffusion de Shoah. Selon son biographe, le début de ses projets de films portant sur l’histoire en général et sur celle des camps en particulier, peut être relié à la sortie de celui de Lanzmann29. Son intérêt croisé pour l’écriture de l’histoire et les archives l’a conduit à réaliser entre 1987 et 1998 les Histoire(s) du cinéma qui ont été l’objet d’une polémique qui sera présentée ultérieurement dans le cadre de cette thèse30. Si les propos de Godard ne suffisent pas expliquer l’absence de Shoah dans le dossier publié par les Cahiers (2000), il s’agit de remarquer que la presse spécialisée n’occupe pas plus en 2000 qu’entre 1985 et 1987 (Cf. chapitre 5) une place prépondérante dans la

28

Jean-Luc Godard, Marguerite Duras dans « Duras-Gordard », Océaniques, France 3, 28 décembre 1987. « Le contexte historique de la conception des premiers épisodes des Histoire(s) compte énormément dans leur orientation, centrée sur la responsabilité du cinéma face à la guerre, à l’extermination, à la puissance destructrice des totalitarismes et des impérialismes. Pour Godard, cette « ère historique » s’ouvre avec la sortie en salles de Shoah, le film-somme de Claude Lanzmann, en avril 1985, qui le marque infiniment tout en suscitant chez lui des réserves et en engendrant des polémiques. », Antoine de Baecque, op. cit., 2010, p. 683. 30 Sur ce point lire Christian Delage, « Le vaste appétit de l'histoire de Jean-Luc Godard », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°64, octobre-décembre 1999, pp. 145-148. 29

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile formulation du récit de Shoah. L’étude du dossier coordonné par Antoine de Baecque, rend également compte du fait que la presse cinéphile n’est pas au centre des polémiques qui se sont développées à partir de 1994. Les propos tenus, les écrits produits lors de celles-ci n’ont pas été intégrés et peu discutés dans cette revue. Comme cela a été le cas entre 1985 et 1987, il s’avère que le récit de Shoah a été produit avant tout au sein de la presse généraliste et politique.

Le refus de la fiction et le devenir documentaire Le déclenchement de la première polémique née autour de la question de la représentation du génocide des Juifs, étudiée ici, a lieu lors de la sortie en salle de La Liste de Schindler. Le sujet du film de Steven Spielberg est la manière dont un Allemand, Oskar Schindler, membre du parti nazi venu faire fortune à Cracovie, se retrouve à exploiter des détenus concentrationnaires Juifs et va choisir in fine de les sauver. Dans cette fiction, celui-ci représente un personnage positif qui est à l’opposé d’Amon Goeth, le nazi en charge du camp de travail de Plaszow31. A la différence de Shoah, l’objet de l’intrigue n’est donc pas strictement la mise à mort des Juifs dans les camps d’extermination, mais la vie et la mort des Juifs du travail dans un camp de concentration. D’autre part, des choix de réalisation différents ont été faits pour ces deux films. Spielberg a réalisé une fiction. Pour cela, il a dirigé des acteurs qui jouent les rôles d’Allemands persécuteurs, de témoins polonais et de Juifs persécutés, dans des décors construits pour le film. Dans ce cadre, il a notamment filmé des scènes représentant des corps en décomposition, des SS forçant des Juifs à travailler dans des fosses communes et enfin, la crémation des corps (ill. ci-dessous).

31

Dans le film, ce jeu de miroir entre les deux personnages est figuré de manière littérale à travers une scène de rasage qui met en scène leur similarité physique. Ils constituent ainsi de manière métaphorique la figure Janus de l’Allemand persécuteur tiraillé entre le Bien et le Mal.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile

Fig. 114 Captures d’écran issues de La Liste de Schindler.

Les refus du réalisateur En mars 1994, ce film est déjà sorti aux Etats-Unis et en Israël en étant un succès en termes de critiques et de nombres d’entrées réalisées. Si des avis négatifs ont été publiés à cette époque-là, aucune polémique dans ces pays ne s’est pour autant développée32. Si, en France, La Liste de Schindler a également été un succès en termes d’entrées, la réaction de la critique dans la presse généraliste a été toute différente. Plutôt que de proposer une synthèse de l’ensemble des propos tenus dans les différents médias, il s’agit ici de montrer en quoi ils ont pris part au récit de Shoah. Le débat né autour de ce film débute avec la publication de deux textes parus dans Le Monde du 3 mars 1994 qui sont respectivement de Lanzmann et de Danièle Heymann33. En introduction, le réalisateur de Shoah indique avoir apprécié les autres films de Spielberg et ne pas remettre en cause son honnêteté. Après avoir ainsi indiqué qu’il respecte le travail réalisé34, il émet une série de six critiques. Premièrement, il considère que certains thèmes, tels que les rôles de la police juive et des Conseils juifs, sont abordés de manière ambiguë. Le manque d’explication donnée sur le rôle de la police juive est considéré comme « à la limite dangereuse » et la représentation des membres du Conseil juif comme reproduisant des stéréotypes. Ces thèmes, liés aux réactions des Juifs aux persécutions nazies, correspondent à deux de ceux que Lanzmann a abordés lors d’entretiens conduits pour Shoah et qui n’ont finalement pas ou peu été intégrés au film (Cf. chapitre 3). Ainsi, le réalisateur de Shoah critique implicitement le fait que La Liste de

32

Les critiques adressées au film en lien avec Shoah ont été analysées par Miriam Bratu Hansen, « Schindler List Is Not Shoah : The Second Commandment, Popular Modernism, and Public Memory », Critical Inquiry, vol. 22, n°2, hiver 1996, pp. 292-312. 33 Danièle Heymann, « La Liste de Schindler », Le Monde, 3 mars 1994. Claude Lanzmann, « Holocauste, la représentation impossible », Le Monde, 3 mars 1994, p. 1 et p. 7. 34 Steven Spielberg ne sera accusé ni de négationnisme ou d’antisémitisme, ni d’être un mauvais réalisateur ou d’avoir négligé le sujet.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Schindler appréhende des questions qu’il s’est finalement refusé à prendre en compte. Le choix de représenter certaines formes de coopération qui ont été effectives entre des Juifs et des nazis, constitue pour lui ce qui pose problème. Deuxièmement, il met en cause le point de vue choisi par Spielberg. « C’est le monde à l’envers », écrit-il, voulant ainsi signifier que le spectateur est conduit à s’identifier à un Allemand, Oskar Schindler, et non à des Juifs. L’article critique en cela ce qui est nommé « la mode des justes ». De manière implicite, Shoah est de nouveau pris comme référence. Pour Lanzmann, un film portant sur le génocide des Juifs ne doit permettre une identification qu’aux Juifs persécutés et non aux Allemands persécuteurs ou aux témoins polonais. Selon lui, les personnages qui complexifient la perception de cette tripartition sont à exclure. Ainsi, il est souhaitable de ne représenter, ni des Juifs persécutés qui ont coopéré avec des nazis, ni un Allemand qui les a aidés. Tout comme la précédente critique, celle-ci renvoie au montage de Shoah et notamment à la manière dont les paroles des protagonistes ont été choisies (Cf. chapitre 4). Troisièmement, comparant La Liste de Schindler à la série télévisée Holocauste, Lanzmann énonce, « [qu’il] il y a un interdit de la représentation ». Il reprend là un argument de l’article de 1979 selon lequel, toute fiction correspond à une transgression et à une trivialisation du génocide des Juifs qui remet en cause sa radicale unicité, le « cercle de flamme, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible ». S’il s’agit là d’une reprise de principes énoncés dans l’article des Temps Modernes, le réalisateur ajoute un nouveau point à ceux-ci. Ainsi, quatrièmement, il assimile les reconstitutions fictives du film de Spielberg à une création d’archives visuelles. En cela, la fiction devient critiquable car elle propose des images qui n’existent pas et qui ne doivent pas exister. Il écrit à ce propos : « Et si j’avais trouvé un film existant – un film secret parce que c’était strictement interdit – tourné par un SS et montrant comment 3 000 juifs, hommes, femmes, enfants, mouraient ensemble, asphyxiés dans une chambre à gaz du crématoire 2 d’Auschwitz, si j’avais trouvé cela, non seulement je ne l’aurais pas montré, mais je l’aurais détruit. Je ne suis pas capable de dire pourquoi. Ça va de soi. »35

35

Idem.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Dans cet extrait, Lanzmann émet la volonté de détruire tout film qui représenterait des Juifs à l’intérieur d’une chambre à gaz en fonctionnement. Ce propos, qui n’est pas argumenté, repose sur une rhétorique de l’évidence. Il n’est donc pas question de discuter cette assertion qui est à accepter comme telle, « ça va de soi », note-t-il. Par la suite, cette phrase sera souvent reprise et constituera un tournant dans le récit de Shoah. Cinquièmement, une fois énoncé cette série de refus s’articulant autour de l’usage de la fiction et du statut de l’archive, Lanzmann avance une critique directement liée à Shoah. Il prend comme exemple la scène de la crémation de corps de Juifs à Plashow (voir ill. ciavant), considérant qu’il s’agit là d’une version illustrée de la séquence de Shoah durant laquelle Zaidl et Dugin expliquent qu’ils ont déterré des corps de juifs à Ponari (Cf. chapitre 1). Il écrit à ce sujet : « Il a fait un Shoah illustré. »36

Il reproche ensuite au film de 1994 d’avoir transformé le génocide des Juifs en un « mélodrame kitsch », visant tout à la fois à permettre une catharsis et à produire des larmes. Selon lui, les scènes créées par Spielberg qui tendent à être des reconstitutions, empêchent le spectateur de s’imaginer les faits passés : « les images tuent l’imagination ». Pour lui, celles-ci s’opposent en cela aux entretiens montés dans Shoah. Le principe que Lanzmann défend correspond à un refus de la mimésis afin de permettre aux spectateurs d’imaginer par euxmêmes ce qui s’est passé. Sixièmement, il dénie toute pertinence à la fin du film, « l’hypothèse d’un happy ending ». Selon lui, celle-ci crée implicitement un lien entre le génocide des Juifs et la création de l’Etat d’Israël. En fait, la plupart des points énoncés ci-dessus sont développés suivant la même structure argumentative. Il conteste les choix de réalisation de Spielberg, avant d’expliquer une manière qu’il considère comme juste de représenter le génocide des Juifs en se basant pour cela sur Shoah. Ainsi, comme le note Jacques Walter : « (…) le cinéaste place son film en position de référence et d’étalon »37.

36

Idem. Jacques Walter, La Shoah à l’épreuve de l’image, Presses universitaires de France, Paris, 2005, p. 136. A ce sujet, Samuel Blumenfeld, indique : « Sur ces bases, Lanzmann place son propre film, Shoah, sorti en 1985, en référence absolue. », in « Rétrocontroverse : 1994, peut-on représenter la Shoah à l’écran ? », Le Monde, 12 août 2007. Cet aspect est d’ailleurs assumé par Claude Lanzmann, quand, dans l’article du 3 mars 1994, il écrit : « je pensais vraiment avec humilité et orgueil qu’il y avait un avant et un après Shoah, et je pensais qu’après Shoah

37

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Les six critiques émises par Lanzmann au sujet de La Liste de Schindler confèrent à Shoah le statut de référence à l’aune de laquelle d’autres réalisations seront par la suite analysées. Audelà de cette tribune, les arguments avancés ont été repris par des journalistes. Ainsi, dans ce même numéro du Monde, Danièle Heymann propose une critique qui à première vue semble cependant plus consensuelle38. L’usage du noir et blanc est qualifié de superbe, les interprètes principaux sont jugés remarquables et le style est décrit comme étant : « (…) si "honnêtement" documentaire. »39

Ces guillemets constituent le premier élément marquant un basculement dans son argumentation. A partir de là, c’est en se basant sur le critère d’authenticité de la représentation que la journaliste remet en cause les choix opérés par Spielberg (Cf. chapitre 1). Les qualités attribuées à ce film sont par la suite considérées comme autant d’« oripeaux flatteurs d’un mélodrame "positif" » qu’il s’agit de remettre en cause. Le film est décrit comme étant construit sur « une émotion dont il faudra se repentir », car Spielberg est un « inguérissable optimiste », d’un « incurable sentimentalisme ». Puis de nouveau, comme pour Lanzmann, c’est la possibilité d’identification du spectateur au héros « nazi "positif" » qui est critiquée. Ainsi, chacun des choix s’éloignant du « ton tragique » proposé dans Shoah, est considéré comme étant une trahison par rapport au critère d’authenticité. Enfin, Danièle Heymann reproche à Spielberg d’avoir filmé une scène se déroulant dans un espace que le spectateur identifie d’abord comme étant une chambre à gaz avant qu’il ne puisse comprendre qu’il s’agit de douches40. Elle écrit une fois encore entre guillemets : « (…) cette scène "finit bien". Est-ce supportable ? »41

Aucune réponse explicite n’est apportée à cette question, mais l’argumentation développée tend à transmettre l’idée qu’une telle scène n’est pas tolérable. Cette critique, qui s’associe à celle du réalisateur de Shoah, rend compte de l’adoption d’un modèle interprétatif. De cette manière, le film de 1994 est perçu à l’aune de propos tenus par Lanzmann au sujet de sa

un certain nombre de choses ne pouvaient plus être faites. Or Spielberg l’a fait. », Claude Lanzmann, loc. cit ., mars 1994. 38 Elle considère le film, comme « un chef-d’œuvre de virtuosité rythmique et stylistique », Danièle Heymann, loc. cit., mars 1994. 39 Idem. 40 Elle explique que la séquence ne correspond qu’à une seule ligne dans l’ouvrage qui a servi de source au réalisateur, indiquant ainsi que le fait de développer ce point relève d’un choix de la part de Steven Spielberg. 41 Idem.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile propre réalisation. Les refus, de la fiction, du suspens, de la représentation mimétique, sont autant d’arguments présentés par Danièle Heymann. Au-delà de cet exemple, l’influence que différents articles publiés lors de cette polémique ont eue sur le récit de Shoah, peut être appréhendée. La centralité de la référence dans le temps de la polémique La manière dont en 1994 Spielberg a communiqué autour de son film42, essayant de se prémunir d’éventuelles critiques, puis la façon dont il a défendu ses choix dans le temps de la polémique43, ont déjà été étudiées44. Dans le cadre de ce chapitre de la thèse, ce sont moins ces aspects-là, que la façon dont la référence à Shoah est centrale dans ces débats, qui est analysée. Cette centralité s’explique par le fait que les différentes prises de position sont rédigées en réponse au point de vue que Lanzmann a exprimé dans Le Monde. En effet, une nette distinction peut être faite entre les articles consacrés à La Liste de Schindler publiés avant le 3 mars 199445 et ceux qui l’ont été postérieurement. Ce qui est souligné ici, ce n’est pas tant que, les journalistes, les chercheurs, les éditorialistes soient d’accord ou non avec les propos de Lanzmann, mais plutôt que les thèmes que celui-ci soulève soient placés au centre de la polémique. Ainsi, dès le 4 mars, dans Libération, le réalisateur Ludi Boeken signe une

42

Il est notamment possible de se référer à Danièle Heymann, Henri Béhar (propos recueillis par), « Un entretien avec Steven Spielberg », Le Monde, 22 février 1994. Déjà en 1991, présentant son film à venir, il utilisait l’argument dit de l’utilité : « Personne, ici, n’a vu Shoah [de Claude Lanzmann] qui est pourtant admirable. C’est très clair : certains films doivent être faits, et celui-ci, j’ai besoin de le faire », Steven Spielberg, Henri Behar (propos recueillis par), « Le cœur de Steven Spielberg. Souvenirs d’enfance pour un film d’adulte », Le Monde, 25 décembre 1991. 43 Après la publication de l’article du 3 mars 1994, il faisait toujours le film comme une référence : « J’ai lu Elie Wiesel, Primo Levi, et je possède les neuf heures de Shoah de Claude Lanzmann que j’ai visionné trois fois. C’est à mes yeux un document important, une contribution essentielle et définitive à la mémoire des survivants. (…) » Mais à la question : « Vous êtes-vous demandez si vous aviez moralement le droit de faire su spectacle sur l’Holocauste ? » Il répondait avec plus de vigueur : « Je respecte ceux qui sont choqués par la démarche parce que, à leurs yeux, la Shoah ne peut donner lieu à une illustration, ou parce qu’elle est indicible. Mais cela peut alors conduire à ne plus rien faire sur cette tragédie, et ça me paraît un crime plus grave encore que celui que je commets. (…) Je crois en effet que le cinéma, par l’émotion, rend tout plus abordable que le documentaire. La différence entre Shoah de Lanzmann et La Liste c’est tout ce qui sépare la recréation dramatique de l’Histoire à travers une histoire particulière, et la recollection de la mémoire. Pourquoi l’un et pas l’autre ? », Steven Spielberg, Elisabeth Schemla (propos recueillis par), « Jusque-là je ne voulais pas être juif », Nouvel Observateur, n°1528, 10 mars 1994, pp. 8-9. 44 Par Jacques Walter, op. cit., 2008 et Vincent Lowy, op. cit., 2001. 45 Voir par exemple, Jacques Buob, Philippe Coste, « L’Honneur de Herr Schindler », L’Express, 22 février 1994 ; Marie-France Leclère, « L’effroi et les larmes », Le Point, 19 février 1994 ou encore Marc Ferro, « La Liste de Schindler, de Steven Spielberg. Un nazi saisi par la grâce », Le Monde Diplomatique, n°480, mars 1994, p. 2 et Joshka Schidlow, « La Liste de Schindler », Télérama, n°2303, 5 mars 1994, qui fait référence, pour s’en distinguer, au texte de Claude Lanzmann sur la Holocauste.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile tribune critiquant vivement la position de Lanzmann46. Le 9 mars, dans Le Monde, Bertrand Poirot-Delpech invente un dialogue entre un fils bouleversé par La Liste de Schindler et un père refusant au film tout argument d’utilité en faisant référence à Shoah47. Le 19 mars, dans ce même quotidien, un courrier des lecteurs commence ainsi : « On ne dira jamais assez combien l’œuvre de Claude Lanzmann est salutaire. Cependant, il y a dans sa prise de partie du dernier film de Spielberg, la Liste de Schindler, tous les errements qui desservent aujourd’hui les idées mêmes qu’il défend, que nous défendons. »48

Au contraire, dans le supplément radio-télévision du Monde du 14 mars, Bruno Frappat commence son article ainsi : « Sur quoi, sur qui, pleure-t-on en sortant, hébété, du dernier film de Spielberg ? Claude Lanzmann, réalisateur de l’admirable Shoah – dont il faut répéter que la vision devrait être rendue obligatoire aux écoliers du monde entier –, l’a dit dans ces colonnes. »49

Enfin, à une question portant sur les modalités de la représentation du génocide des Juifs en rapport avec La Liste de Schindler, le philosophe Jean-Luc Nancy répond en se référant à des propos de Lanzmann50. Le 10 mars, dans le Nouvel Observateur, Elisabeth Schemla insiste quant à elle sur la qualité du film de Spielberg en indiquant qu’il permet de relancer des débats : « (…) sur un sujet, la Shoah, dont on pouvait penser qu’après l’œuvre définitive de Claude Lanzmann il ne donnerait plus jamais lieu à "illustration", à fiction. »51

A l’opposé de ce qui a pu être constaté dans le récit cinéphile et au-delà de prises de position divergentes, un nombre conséquent de textes ont pour référence partagée Shoah ainsi que des propos tenus à ce sujet par le réalisateur. Il est dès lors possible de se demander si le constat qui vient d’être fait se limite à la presse généraliste ou s’il concerne également les revues spécialisées et scientifiques.

46

Ludi Boeken, « Shoah : pas de droits d’auteur sur la mémoire », Libération, 4 mars 1994. Bertrand Poirot Delpech, « Diagonales Nuit et brouillage », Le Monde, 9 mars 1994. 48 Gérard Larnac, « Au courrier du "Monde" Holocauste. La barbarie industrielle », Le Monde, 19 mars 1994. 49 Bruno Frappat, « A propos du film de Steven Spielberg La Liste de Schindler », Supplément radio-télévision du Monde, 14 mars 1994. 50 Le philosophe craint une confusion entre « l’interdiction de l’idole » et l’interdit de la représentation et dit, « je ne vois pas pourquoi il y aurait un interdit ». Ce dernier passage étant utilisé comme intertitre par l’éditeur du Monde in Thomas Ferenczi (propos recueillis par), « Un entretien avec Jean-Luc Nancy », Le Monde, 29 mars 1994. 51 Elisabeth Schemla, « Pourquoi Oskar Schindler », Nouvel Observateur, n°1528, 10 mars 1994, pp. 6-7. 47

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Le devenir documentaire En fait, les thèmes présentés lors de la tribune du 3 mars 1994 ont été débattus par la suite dans des revues spécialisées et scientifiques. Dans un article paru dans Positif, le réalisateur Marcel Ophuls condamne la position prise par Lanzmann. Il considère le refus de toute fiction portant sur le génocide des Juifs comme constituant un principe inacceptable52. A l’opposé, Robert Redecker écrit dans L’Arche un article très défavorable au film de Spielberg reprenant explicitement certains des arguments de Lanzmann53. Jean Collet, dans la revue Etudes, considère quant à lui qu’aucun sujet ne doit être a priori considéré comme étant tabou. Il indique que des films de fiction sont possibles après Shoah et Nuit et Brouillard, avant de conclure que la Liste de Schindler est « un monument d’obscénité »54. Dans la revue Vingtième Siècle, l’historien François Garçon, après avoir reconnu des qualités à ce film, cite également Shoah et Nuit et Brouillard afin d’expliquer pourquoi le parti pris de la reconstitution du judéocide conduit irrémédiablement Spielberg à l’échec55. Dans ces deux cas, les films de Lanzmann et de Resnais sont associés et également considérés comme des documentaires par opposition à la fiction réalisée par Spielberg. Dans une critique de la Liste de Schindler publiée dans les Cahiers du Cinéma, Camille Nevers développe une idée comparable. Elle écrit que : « Shoah est un film exemplaire, un document(aire) historique, Schindler List est un film qui exemplifie, qui fictionne à l’intérieur de l’Histoire. »56

Il ressort de l’analyse de ce corpus d’articles, que si la tribune du 3 mars 1994 a servi de déclencheur au débat médiatique, les six critiques émises par Lanzmann n’ont pas été reprises de manière comparable. Un point a été particulièrement mis au centre de la polémique. Il s’agit du rapport entre fiction et documentaire, soit dans ce cas, de l’articulation

52

« A cette occasion, comment résister à la tentation d’écrire tout le mal que je pense de l’article de Claude Lanzmann dans Le Monde au sujet de La Liste de Schindler, (…) cette façon pudibonde, élitiste et tristement rive-gaucharde de vouloir interdire l’Holocauste au cinéma de fiction pour l’éternité me semble suspecte, entachée de provincialisme littéraire. J’ai eu envie de téléphoner sur-le-champ à Lanzmann pour dire ceci : "On voit bien que tu n’y connais rien au cinéma. Tu commences par écrire que tu trouves les autres films de Spielberg formidables, pour expliquer ensuite pourquoi celui-ci te semble mauvais, alors que tout porte à croire que c’est justement le contraire !" (…) », Marcel Ophuls, « Le denier des « Good Guys » », Positif, n°400, juin 1994, pp. 93-94. 53 Robert Redecker, loc. cit., L’Arche, n°422, juillet 1994. 54 Jean Collet, « La Liste de Schindler », Etudes, n°3804, avril 1994. 55 François Garçon, « Entre l’holocauste et l’épouvante « La Liste de Schindler » », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°43, juillet-septembre 1994. 56 Camille Nevers, « Schindler’s List : One + One », Cahiers du Cinéma, n°478, avril 1994, p. 50.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile entre possibilité de reconstituer (Spielberg) ou refus de la reconstitution (Lanzmann). Dans la majorité des articles, Shoah est une référence mobilisée en opposition à la fiction. Dans ce cadre, ce film va être de plus en plus souvent décrit comme étant un documentaire. Dès lors, l’appellation de « fiction du réel » jusque-là régulièrement accolée à Shoah en France, reprenant en cela les propos mêmes du réalisateur, est moins mobilisée. Cet élément du récit présent entre 1985 et 1987 disparaît à partir de ce moment-là. Dans les médias généralistes français, cette polémique marque également le moment durant lequel Shoah devient une référence à partir de laquelle toute autre production portant sur le génocide des Juifs est à analyser. Ce devenir référence du film est donc ainsi lié à un article du réalisateur qui a servi de point d’appui à différents critiques et journalistes. Après avoir étudié ce premier cas, la manière dont la deuxième polémique va influencer le récit de Shoah peut être appréhendée. Il s’agira de se demander si, de la même manière que le rapport à la fiction a été au centre de la polémique en 1994, un autre thème s’est imposé en 1998 ? De La Vie est belle aux Histoire(s) du cinéma En octobre 1998, une deuxième polémique est née lors de la sortie en salle du film de Roberto Benigni, La Vie est belle. Celui-ci est une fable tragi-comique toute entière construite autour de Guido, personnage humaniste et farceur interprété par le réalisateur lui-même. S’inscrivant dans le contexte de l’Italie fasciste, l’intrigue porte dans un premier temps sur la rencontre de Guido avec sa future femme. Dans un second temps, l’histoire se focalise sur la manière dont, déporté avec son oncle et son fils, il va cacher à ce dernier la réalité du camp de concentration et d’extermination dans lequel ils se trouvent. En ce qui concerne le récit de Shoah, ces débats constituent une réactualisation atténuée de la polémique qui s’est développée autour de la Liste de Schindler. La question posée s’est déplacée de : est-il possible de réaliser une fiction sur le génocide des Juifs ? à : est-il possible de réaliser un film comique sur ce sujet ? De la même manière qu’en 1994, Shoah constitue une référence mobilisée aussi bien dans les critiques positives que négatives émises au sujet de La Vie est belle. Plus encore que Shoah, c’est la figure du réalisateur qui est mise en position de magistère, qu’elle soit défendue ou bien attaquée sur la base des critiques énoncées par celui-ci en mars 1994. Ces références interviennent notamment pour deux thèmes qui sont, celui d’une articulation documentaire-fiction-fable comique et celui de la possibilité de la représentation de la mise à – 415 –


Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile mort des Juifs. La différence essentielle est que Lanzmann n’a pas rédigé de texte portant directement sur le film de Benigni. Les critiques qui reprennent et discutent ses positions se réfèrent à celles qu’il a adoptées au sujet du film de Spielberg. Cette deuxième polémique s’inscrit donc explicitement dans la continuité de la précédente. L’affirmation de la valeur documentaire Des références à la polémique de 1994 apparaissent de façon récurrente dans des articles publiés en 1998. Ainsi, par exemple, l’historien et intellectuel engagé, Tom Segev note dans Le Figaro du 21 octobre : « Je préfère Shoah de Claude Lanzmann à La Liste de Schindler de Steven Spielberg, mais je préfère l’œuvre de Benigni à ces deux-là. Car elle dépasse le contexte des camps pour l’utiliser comme la représentation ultime du mal. »57

Dans Libération, Jean-Jacques Moscovitz fait référence au film de 1985, avant d’indiquer que : « La vie est belle de Benigni ou la Liste de Schindler de Steven Spielberg vont allégrement provoquer, pour le séduire, un public tant désireux de ne plus subir la honte sans nom faite à l'humanité. »58

Dans les Inrockuptibles, Serge Kaganski indique que : « La Vie est belle ment sur toute la ligne et fait ainsi le lit douillet des thèses que l'on sait. Bien sûr, c'est au corps défendant de Benigni lui-même qui, pas plus négationniste ou antisémite que le Spielberg de La Liste de Schindler, n’est animé que de bonnes intentions. »59

Dans Le Monde, Frodon, note : « Ayant choisi d'affronter cette transgression, le film de Roberto Benigni la met en œuvre avec des "précautions" dont ne se souciait nullement l'autre film qui vient aussitôt à l'esprit, l'entreprise mercantile et mégalomane d'« hollywoodisation » de la douleur du siècle qu'était La Liste de Schindler. »60

57

Philippe Gelie (propos recueillis par), « Tom Segev : un brevet de « légitimité » », Le Figaro, 21 octobre 1998. 58 Jean-Jacques Moscovitz, « Tribune : L’avis de Benigni n’est pas si beau », Libération, 12 novembre 1994. 59 Serge Kaganski, « Le triomphe du faux », Les Inrockuptibles, n° 170, 21 octobre 1998. 60 Jean-Michel Frodon, « Auschwitz, l'éthique et l'"innocence" », Le Monde, 22 octobre 1998. Dans le même numéro il est indiqué : « Roberto Benigni rompt en effet le tabou de la représentation de la Shoah de manière plus insidieuse que La Liste de Schindler, de Steven Spielberg, en ravalant "innocemment" Auschwitz au rang d'une situation historique comme une autre. », in chapeau de l’article de Samuel Blumenfeld, « Roberto Benigni, fabuliste des camps de la mort », Le Monde, 22 octobre 1998. La référence explicite à Steven Spielberg et

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Dans Le Temps, Norbert Creutz énonce : « Depuis Shoah (1985), extraordinaire documentaire de Claude Lanzmann, les positions semblent verrouillées : aucune fiction, aucune tentative de recréation, ne saurait être à la hauteur de la tragédie. D’accord, mais comment ignorer l’impact émotionnel d’un Schindler’s List ? »61

Dans la plupart de ces articles un lien explicite est ainsi fait entre La Liste de Schindler et La Vie est belle. Sur la base de jugements d’ordre esthétique ou d’ordre moral, leurs auteurs proposent de hiérarchiser ceux-ci par rapport à Shoah. Chaque film vaut en fait pour un type de représentation et constitue un point de repère dans la recherche du film qui rend compte le plus justement du génocide des Juifs. Dans ce cadre, celui de Spielberg est soit, considéré comme incarnant le pire car il « trivialise » les faits, soit, vu comme étant le plus juste car il permet d’atteindre le plus grand nombre de spectateurs. Le film de Benigni est considéré soit, comme inacceptable car il propose une intrigue à partir d’un sujet qui ne s’y prête pas ou au contraire, juste, car il opère à la manière d’une représentation allégorique. Dans tous les cas, ces deux films sont présentés sous la même appellation de fiction par opposition à Shoah qui est de plus en plus souvent désigné comme un film documentaire. Sur ce dernier point, il semble que par la suite le récit de Shoah a peu évolué. Le film est, depuis 1998, tout à la fois présenté comme un documentaire et une œuvre d’art. Jean-Luc Godard ou le radical refus de l’irreprésentable Dans ce contexte, les Cahiers du cinéma est l’une des rares revues à consacrer une critique développée au film de Benigni sans faire référence à Shoah. Ainsi, deux ans avant la diffusion du hors-série consacré au Siècle du cinéma, le film de 1985 n’est en aucun cas une référence pour la rédaction de cette publication. Fin octobre 1998, un premier rapprochement entre les écrits de Lanzmann et le récit cinéphile est pourtant tenté par Serge Kaganski dans un article publié dans les Inrockuptibles62. « On connaît l'objection à toutes ces remarques : La Vie est belle n’est pas un documentaire historique, c'est une fable, un conte, etc. Face à quoi on maintiendra une rigide position lanzmanno-godardienne : filmer des fables sur les camps d'extermination devrait être interdit.

implicite à Claude Lanzmann, sont également présentes dans Alexander Meyers « Oui, "La vie est belle" », Le Monde, 31 octobre 1998. 61 Norbert Creutz, « La représentation de l’Holocauste a déjà une longue histoire », Le Temps, 27 octobre 1998. 62 Serge Kaganski, loc. cit., octobre 1998.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Pourquoi ? Parce que l'extermination est infilmée (jusqu'à preuve du contraire) et infilmable (par-là, on entend impossible à représenter en fiction reconstituée). »63

Il ne s’agit pas ici de discuter cette affirmation mais bien de relever le néologisme, « lanzmanno-godardien ». Les deux réalisateurs sont associés dans un même refus/interdit de filmer une « fable » portant sur le génocide des Juifs (schéma ci-dessous).

Fig. 115 Schéma de l’opposition des récits cinéphiles (1)

Si ce rapprochement semble audacieux au regard des réserves énoncées par Godard à l’encontre de Shoah en 1987, il est surtout démenti dans un autre article du même numéro des Inrockuptibles. En effet, au cours d’un long entretien consacré aux Histoire(s) du cinéma, que Godard accorde à Frédéric Bonnaud et Arnaud Viviant, il revient sur le différend qui l’oppose à Lanzmann. En fin d’entretien, un des journalistes lui demande : « Pourquoi les nazis ont-ils filmé les camps alors qu'ils ont tout fait pour que ça ne se sache pas ? »64

Le réalisateur répond par des arguments visiblement préparés à l’avance65 et qui méritent d’être cités : « (…) Je n'ai aucune preuve de ce que j'avance, mais je pense que si je m'y mettais avec un bon journaliste d'investigation, je trouverais les images des chambres à gaz au bout de vingt ans. On verrait entrer les déportés et on verrait dans quel état ils ressortent. Il ne s'agit pas de prononcer des interdictions comme le font Lanzmann ou Adorno, qui exagèrent parce qu'on se retrouve alors à discuter à l'infini sur des formules du style "c'est infilmable" il ne faut pas empêcher les gens de filmer, il ne faut pas brûler les livres, sinon on ne peut plus les critiquer. Moi, je dis qu'on est passé de "plus jamais ça" à "c'est toujours ça" et je montre une image de La Passagère de Munk [ill. 2] et une image d'un film porno ouest-allemand [ill. 3] où on voit un chien qui se bat avec un déporté, c'est tout : le cinéma permet de penser les choses. »66

63

Idem. Pour une analyse plus détaillée de cet article voir Jacques Walter, op. cit., 2008, p. 170. Jean-Luc Godard, Frédéric Bonnaud et Arnaud Viviant (propos recueillis par), « La Légende du siècle/ JeanLuc Godard - Histoire(s) du cinéma », Inrockuptibles, n°170, 21 octobre 1998. 65 D’après Antoine de Baecque, « Ce fragment d’entretien est en fait une réponse, quasi mot pour mot, très préparée, à un autre morceau d’entretien, donné lui par Claude Lanzmann au Monde quatre ans auparavant (…) », in op. cit., 2010, p. 763. 66 Jean-Luc Godard, Frédéric Bonnaud et Arnaud Viviant, loc. cit., octobre 1998. 64

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Ces propos ont souvent été interprétés sans qu’un rapprochement ne soit effectué avec la séquence du film à laquelle ils se réfèrent. Cela a conduit à de multiples contresens. Les captures d’écran ci-dessous sont issues des Histoire(s) du cinéma.

Fig. 116 Captures d’écran issues des Histoire(s) du cinéma.

Lors de la séquence considérée, il est d’abord dit en voix off : « Les Polonais on fait deux films d’expiation La Passagère et La Dernière étape et un film de souvenir Kanal »67

Par la suite, trois plans (ill. ci-avant) sont respectivement accompagnés en voix off des textes suivants, « puis ils ont fini par accueillir Spielberg » (ill. 1), « lorsque plus jamais ça est devenu » (ill. 2), « c’est toujours ça » (ill. 368). La signification de la proposition, « c’est toujours ça » n’est pas valorisante. Au contraire, l’auteur critique vivement La Liste de Schindler en rapprochant ces propos d’un plan issu d’un film pornographique. Le modèle proposé est le suivant69 :

67

Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, épisode 1A. Il est à noter que Kanal le film d’Andrzej Wajda réalisé en 1957 qui porte strictement sur la fin de l’insurrection de Varsovie en 1944 et non sur l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943. 68 Ce plan ne correspond pas exactement à la déclaration de Jean-Luc Godard dans les Inrockuptibles. Voir à ce sujet, Maurice Darmon, La Question juive de Jean-Luc Godard, Le Temps qu’il fait, 2011, p. 41, note 7. 69 Shoah est ici mis entre parenthèses car le réalisateur s’oppose moins au film en tant que forme visuelle, qu’aux propos tenus par Claude Lanzmann.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile

Fig. 117 Schéma de l’opposition des récits cinéphiles (2)

En fait, dans l’entretien accordé aux Inrockuptibles en 1998, Godard s’oppose tout autant au film de Spielberg qu’aux positions défendues par Lanzmann. Il établit un lien entre les déclarations de ce dernier, celles d’Adorno et les autodafés dans le but de défendre la capacité du cinéma à rendre compte du génocide des Juifs. Il considère que la liberté de filmer doit être totale, ce qui permet, entre autres, une réappropriation du résultat obtenu par d’autres réalisateurs. Ainsi, pour Godard, le médium cinématographique permet de remettre en perspective tous types d’images filmées. Si un film représentant l’intérieur d’une chambre à gaz en fonctionnement avait été tourné, il ne faudrait pas le détruire, mais tout au contraire le montrer afin de pouvoir le critiquer. Ce point de vue correspond à celui qu’il a déjà exprimé en 1987. L’un des thèmes principaux autour desquels Godard travaille alors est celui de la valeur rédemptrice des images. Selon lui, le fait de montrer celles-ci sauve tout à la fois le cinéma et quelque chose de l’ordre de l’honneur de l’humanité. Pour le dire autrement, le seul fait de donner à voir ces images permet de se confronter au passé auquel elles se rapportent et d’être ainsi en mesure de le dépasser. La volonté de retrouver un film contemporain du fonctionnement des chambres à gaz repose sur cette conception du cinéma. En 1998, cette affirmation ainsi que la diffusion des Histoire(s) du cinéma s’accompagnent de la publication d’un ouvrage reprenant l’ensemble des déclarations de Godard. Dans celui-ci, les propos tenus lors de la rencontre avec Marguerite Duras (1987) à propos de Shoah, sont repris70. Dans le contexte de ce début de polémique, ils acquièrent une actualité. Ainsi, dans Le Monde, Wajcman publie une tribune intitulée « Saint Paul » Godard contre « Moïse » Lanzmann dont le sous-titre est, « La polémique autour du film de Roberto

70

Jean-Luc Godard, Alain Bergala, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Vol. 2 : 1984 à 1998, Cahiers du cinéma, Paris, 1998, p. 146. La transcription proposée ci-avant ne repose par sur cet ouvrage qui en propose une version non fidèle.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Benigni La Vie est belle. »71 Cet article, ainsi que les déclarations de Godard sont contemporains de la polémique née autour du film de Begnini. Dans le cadre de ce qui devient dès lors une double polémique, Wajcman critique ce qu’il identifie chez Godard comme étant « une théologie de l’image. Ni nette ni neuve » en faisant référence à « Begnini et Spielberg » que « Lanzmann et Adorno » n’ont pas empêché de filmer. Ainsi, du rapprochement entre les films de Godard et de Lanzmann opéré par Serge Kaganski, on passe à celui que Wajcman propose entre ceux de Godard et de Spielberg. L’auteur écrit : « Selon la doctrine de l’Eglise de la Sainte-Image, ce serait La Liste de Schindler contre Shoah, pour Spielberg contre Lanzmann. J.-L G. accuse Lanzmann de ne rien montrer, de ne rien vouloir montrer, et, sans doute, de servir ainsi les intérêts de ceux qui ne veulent rien changer. »72

Cela peut être représenté par le schéma suivant :

Fig. 118 Schéma de l’opposition des récits cinéphiles (3).

Le fait notable est ici que pour la première fois la question de l’archive, déjà présente depuis le texte de Lanzmann (1994), se trouve être placée au centre de la polémique. Cette interrogation n’est plus dès lors seulement liée à un interdit moral de la représentation, mais elle l’est également à l’éventualité de l’existence d’images contemporaines de la mise à mort des Juifs dans les camps d’extermination et à leur usage. Le refus de la représentation présenté Wajcman s’appuie sur une conception de l’image qu’il a proposée la même année dans un ouvrage, L’objet du siècle dans lequel Shoah est une référence centrale (Cf. chapitre 6). Ce dernier point conduit à établir un lien entre le récit tel qu’il s’est développé dans les médias généralistes et dans le champ des sciences sociales. Le renouvellement de la référence au film dans l’espace public médiatisé entre 1994

71 72

Gérard Wajcman, « "Saint Paul" Godard contre "Moïse" Lanzmann », Le Monde, 3 décembre 1998. Idem.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile et 1998 peut être considéré comme l’une des raisons pour lesquelles la plupart des chercheurs n’intègrent pas les écrits critiques. Le fait que la caractérisation du film soit encore un enjeu de débat dans les médias généralistes constitue un contexte défavorable au développement de positions plus nuancées et d’interrogations plus critiques. Le décrochage entre le récit de Shoah aux Etats-Unis et en France peut en partie s’expliquer par cela. Cette tendance va être renforcée trois ans après, lors d’une troisième polémique qui s’inscrit dans la continuité des deux premières.

Le retour de l’archive : l’exposition Mémoire des camps L’exposition photographique, qui s’est tenue à l’Hôtel de Sully à Paris entre le 12 janvier et le 25 mars 2001, est au centre de la troisième et dernière polémique. Cette fois, il ne s’agit donc pas d’un film. Son titre est, Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis, 1933-1999. Les trois parties qui la composent correspondent à trois temps successifs respectivement intitulés la période des camps (19331945) », l’heure de la Libération (1945) et le temps de la mémoire (1945-1999). Dans la première, des photographies prises par des nazis et par leurs victimes sont exposées. Dans la deuxième, il s’agit principalement d’images prises par les soldats Alliés au moment de la libération des camps de concentration. Dans la troisième, des œuvres photographiques, réalisées par différents artistes, sont données à voir73. Dans un reportage télévisé, diffusé sur France 3 le 11 janvier 2001 lors du 19/20 région Paris Ile-de-France, Clément Chéroux74, le commissaire de l’exposition, explique ces choix. Il exprime l’idée que l’objet premier n’est pas de faire l’histoire du génocide des Juifs avec des images, mais de faire l’histoire de ces images qui portent sur le génocide des Juifs (Cf. introduction). Par la suite, il donne des précisions sur deux des quatre photographies montrées, qui ont été prises à Birkenau par des membres du Sonderkommando Juif. Il indique à leur sujet :

73

Pour une présentation de l’exposition, cf. Henriette Asséo, « Clément Chéroux (dir.), Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d'extermination nazis, 1933-1999, Paris, Marval, 2001, 246 p., 269 ill. NB et coul., bibl., index, 44,21 E. », Études photographiques, n°11, mai 2002, [En ligne], mis en ligne le 19 novembre 2002. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/index300.html Consulté le 2 avril 2011. 74 L’autre commissaire de l’exposition était, Pierre Bonhomme, alors directeur de l’Association Patrimoine Photographique.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile « Une première image ne représente rien d’identifiable, mais montre en revanche la difficulté qu’il y a pu avoir à réaliser ces images clandestinement. Une deuxième photographie montre des femmes nues quelques instants avant qu’elles n’entrent dans les chambres à gaz, dont on peut voir ici un détail très précis. Des femmes… à l’instant qui précède celui de la mort. »75

Dans les propos qu’il tient, deux éléments qui sont à l’origine de la décision d’exposer ces images, sont avancés. Au début, il explique que leur valeur vient de leur existence même. C’est le geste photographique et les risques pris par ceux qui les ont réalisées qu’il s’agit de mettre en évidence. Par la suite, il exprime l’idée que le contenu de ces photographies est également à prendre en compte, c’est-à-dire qu’elles représentent quelque chose d’important, une scène précédant « de quelques instants » seulement, la mise à mort de ces femmes dans une chambre à gaz76. Dans le reportage susmentionné, les prises de vue réalisées à Birkenau constituent l’accroche choisie par la journaliste. Celle-ci précise qu’il s’agit de clichés clandestins rares effectués par des déportés au risque de leur vie. A la suite de l’intervention du commissaire, la journaliste indique que le fait de les montrer permet « presque » de porter un nouveau regard sur les camps d’extermination. Le choix de cet axe pour un reportage réalisé avant l’ouverture de l’exposition au public, permet une première appréhension des points sur lesquels la polémique va par la suite se développer. En effet, l’enjeu de ce parcours muséographique tel que présenté par Clément Chéroux lors de cette émission, n’a pratiquement pas été l’objet de débat. En fait, toute l’attention des critiques va se polariser sur le choix de présenter les photographies prises à Birkenau. Cette insistance, qui porte en particulier sur la nouveauté et l’exceptionnalité de ces images, se trouve être ainsi mise en avant dans le numéro de janvier 2001 de la revue Télérama. Claude Lanzmann : « une opinion parmi les autres » Le fait que le reportage télévisé du 11 janvier ait été diffusé sur une chaîne régionale est un indicateur d’un différentiel de notoriété entre les films placés au centre des deux premières polémiques et l’exposition photographique. La visibilité acquise par celle-ci à un niveau national est liée à la publication du numéro du 10 janvier 2001 du magazine culturel

75

Marie Berrurier, « Expo photo : Mémoire des camps », 19/20, France 3, région Paris Ile-de-France, 19 janvier 2001. 76 La mention d’un « détail très précis » que le commissaire invite le spectateur à regarder correspond à cette importance accordée à la valeur documentaire, informative, de ce qui est visible à l’image.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Télérama. En effet, sur la page de couverture de celui-ci, une photographie d’un déporté est accompagnée du titre, à l’intérieur des camps, dont le sous-titre est, une expo photo renouvelle notre regard sur la shoah. Un article de cinq pages, placé au début de ce numéro et favorable au projet a pour en-tête, « comment se représenter l’irreprésentable ? ». La seule réponse apportée à cette question est celle proposée par le commissaire de l’exposition. Dans cet article, il est, entre autres, expliqué que celle-ci apporte : « (…) la preuve par l’image, la preuve de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme. Cette part de l’Histoire nous est tout à coup restituée ; et c’est le grand mérite de cette exposition que de nous permettre d’enfin mieux comprendre les conditions de réalisation et d’utilisation des photographies des camps. »77

Ces propos rappellent ceux tenus par Godard en 1987. En somme, ces images existent et il « suffit de les montrer. » Dans le cadre du dossier de Télérama, les photographies prises par des membres des Sonderkommandos occupent une place centrale. L’une d’entre elles est notamment reproduite sur une pleine page. Après le premier article, suit un entretien accordé par le philosophe Philippe Mesnard. Celui-ci présente l’exposition en des termes tout aussi positifs. A la question de savoir quand la mémoire du génocide des Juifs a pris une place importante dans l’espace public français, il apporte une réponse sans faire référence au film de Lanzmann78. Et, à une question portant sur la notion d’interdit de la représentation, il répond par l’argument selon lequel, les Cahiers et le réalisateur de Shoah, défendent une position iconoclaste ayant émergé dans l’espace public à la fin des années 1970. Il indique par la suite : « C’est alors [en 1979] que la position d’un Claude Lanzmann, par exemple, s’impose vraiment dans le débat public. Au motif que montrer le traumatisme relève du blasphème, Lanzmann va jusqu’à dire que s’il trouvait des films de l’époque il les détruirait. Plus tard, il jette logiquement l’anathème sur La Liste de Schindler. C’est une opinion parmi d’autres. »79

L’article des Temps Modernes (1979) et celui du Monde (1994) se trouvent ainsi liés, rapidement historicisés et surtout remis en perspective. Le philosophe considère le réalisateur comme l’un des acteurs de la querelle des images et ne lui reconnaît pas un rôle de magistère.

77

Frédéric Chapuis, « L’Horreur vue de l’intérieur », Télérama, n°2661, 10 janvier 2001, p. 9. Il est également écrit, que l’exposition est « une présentation unique à ce jour. », p. 8. 78 Il répond que c’est « dans les années 1970, avec l’émergence en Occident de la figure de la victime civile » et que « la chute du mur de Berlin marquera l’aboutissement de ce processus. », ibid., p. 11. 79 Ibid., p. 12.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Cette mention constitue l’unique référence faite à Lanzmann dans ce dossier intégralement consacré à la question de la représentation des camps nazis. Si par la suite, la polémique ne porte ni sur ce numéro de Télérama ni sur les propos de Philippe Mesnard, c’est bien ce dossier qui a donné sa notoriété à cette exposition. Cette médiatisation lui permet d’acquérir dans l’espace public français, une visibilité qui peut être comparée à celle des films de Spielberg et de Begnini. L’hypothèse selon laquelle, la polémique advient à partir du moment où l’exposition connaît une certaine renommée, peut être ainsi formulée. Elle peut également s’expliquer par la place minime accordée aux positions exprimées par Lanzmann. Le choix effectué dans le dossier de Télérama constitue un écart sensible par rapport à la position adoptée dans ce magazine lors des deux premières polémiques. En fait, de référence partagée par différents auteurs, que ceux-ci soient en opposition ou en accord avec les choix du réalisateur, Shoah devient un film parmi d’autres. Dès lors, la manière dont cette troisième polémique s’est développée peut être présentée. De l’existence d’une image intégrale Comme dans les deux premiers cas (1994 et 1998), c’est moins sur la forme visuelle, ici une exposition, que sur des textes que la polémique va porter (2001). Dans ce cas-là, il s’agit de deux articles publiés dans le catalogue de l’exposition80. Le premier est signé par l’un des deux commissaires et constitue une sorte d’introduction au second, dont l’auteur est l’historien de l’art, Georges Didi-Huberman. Le texte de Clément Chéroux s’ouvre sur l’idée que, si un « témoin intégral » existe, reprenant en cela Primo Levi et la lecture de celui-ci proposée notamment par Agamben (Cf. chapitre 6), alors, une « image intégrale » du génocide des Juifs peut également exister81. Celle-ci est définie comme correspondant à une photographie d’une chambre à gaz, cet espace étant considéré comme le plus représentatif de la mise à mort des Juifs par les nazis. Dans ce cas, à la différence du philosophe italien qui insiste sur le blanc et la béance dans le témoignage, la valeur de l’image est liée à ce qu’elle représente. Elle vient remplir un vide, combler une absence. De la définition du témoin

80

Clément Chéroux (dir.), Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), Marval, Paris, 2001, 246 p. 81 Ibid., p. 213, dans la première occurrence le terme intégrale est entre guillemet, ce qui n’est plus le cas dès la seconde occurrence.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile intégral à celle de l’image intégrale, il y a donc un changement de paradigme qui sera au centre des débats en 2001. Après avoir expliqué pourquoi une telle image peut être réalisée, le commissaire revient sur les polémiques (1994 et 1998). Lanzmann est alors critiqué pour ses « propos iconoclastes », qui « évoquait l’impossibilité absolue de montrer de telles images »82. De manière explicite, il choisit alors de reprendre à son compte les propos de Godard publiés dans les Inrockuptibles. Il indique : « (…) ces images pour lesquelles vingt ans de recherches seraient nécessaires, existent bel et bien et sont connues. (…) ce sont précisément celles qui furent réalisées pendant l’été 1944 par les membres du Sonderkommando et de la résistance polonaise d’Auschwitz autour – mais aussi depuis l’intérieur même – de la chambre à gaz du crématoire V de Birkenau. »83

L’idée défendue est celle d’une possible résolution de la polémique portant sur l’irreprésentabilité par la monstration de photographies qui, justement, représentent les abords d’une chambre à gaz et ont été prises depuis celle-ci. Pour Clément Chéroux, ces photographies réalisées par des Juifs persécutés constituent des documents utiles à la connaissance de la destruction des Juifs d’Europe. Il note ainsi, qu’elles : « (…) sont loin d’être inutiles et il ne peut s’agir de les détruire. »84

Cette assertion semble constituer à nouveau une critique formulée à l’encontre des propos tenus par Lanzmann en 1994. Le commissaire de l’exposition ajoute en conclusion : « (…) il faut simplement les analyser comme des documents historiques qui permettent d’approfondir la connaissance des événements qu’elles représentent. »85

L’article de Didi-Huberman qui vient après celui-ci dans le catalogue et s’intitule « Images malgré tout », est introduit par Clément Chéroux comme répondant à ces attendus.

82

Le commissaire indique que cette image intégrale, est « le lieu de toutes les attentes et de toutes les angoisses, une surface de projection, un véritable écran noir ». 83 Idem. 84 Le reste de la citation est la suivante, « Ces images peuvent être montrées, elles l’ont été depuis la fin de la guerre sans qu’aucun interdit ne soit venu l’empêcher. Elles n’ont pas été faites du point de vue de nazis, mais de celui des déportés. Elles n’ont pas seulement valeur de preuve, mais aussi de document. », ibid., p. 215. 85 Il s’agit de la dernière phrase du texte, ibid., p. 217.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Au nom du droit à imaginer Un seul paragraphe du texte de Didi-Huberman porte explicitement sur Shoah. Il regrette, que l’absence d’archives visuelles dans ce film ait servi : « (…) d’alibi à tout un discours – moral autant qu’esthétique – sur l’irreprésentable, l’infigurable, l’invisible et l’inimaginable… »86

Il désigne ensuite l’analyse que Wajcman propose des œuvres de Jochen Gertz dans L’objet du siècle (1998), comme symptomatique de ce type de lecture. À propos de Shoah, il indique que les choix effectués dans le cadre de la réalisation d’un film : « (…) n’édictent aucune règle (…) ne permet[tent] d’émettre aucun jugement péremptoire sur le statut des archives photographiques en général. »87

Dans cet article, l’historien argumente contre l’injonction à penser le génocide des Juifs à partir du paradigme de l’indicible et encore plus à partir de celui l’inimaginable88. Il souligne que l’emploi de ces termes désigne une doxa qui s’est imposée dans les années 1990 dans l’espace public français et qui revient à valider le présupposé mensonger selon lequel les nazis auraient réussi à détruire l’ensemble des traces du judéocide. Il note explicitement à ce sujet : « Les nazis ont sans doute cru rendre les juifs invisibles, et rendre invisible leur destruction même. Ils se sont donnés tant de mal pour cela que beaucoup, parmi leurs victimes l’ont pensé aussi, et que beaucoup, aujourd’hui, le pensent encore. »89

En note, il renvoie notamment aux articles de Rachel Ertel et de Soshana Felman publiés dans Au Sujet de Shoah (Cf. chapitre 6). L’idée que, l’absence, le vide, le blanc sont à considérer comme étant au centre de toute représentation, les nazis ayant réussi à détruire toutes traces du génocide des Juifs, est critiquée. Didi-Huberman indique que, sur la base des archives disponibles, celles-ci existent et qu’elles doivent être étudiées90. Selon lui, le fait de les

86

Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Editions de Minuit, 2003, p. 40. En note, l’historien renvoie aux textes d’Ilan Avisar, ainsi qu’à ceux de Gertrude et de Soshana Felman publiés dans Au sujet de Shoah. 87 Ibid., p. 41. 88 Il écrit on ne peut plus explicitement, « parler d’Auschwitz dans les termes de l’indicible, ce n’est pas s’approcher d’Auschwitz, non, c’est au contraire éloigner Auschwitz dans une région que Giorgio Agamben a fort bien définie en termes d’adoration mystique, voire de répétition insue de l’arcanum nazi lui-même (…) La « vérité » d’Auschwitz, si cette expression a un sens, n’est ni plus ni inimaginable qu’elle n’est indicible. », ibid., p. 39. 89 Ibid., p. 34. 90 Ce constat a été confirmé par les recherches engagées par la suite, ainsi en introduction de l’article faisant la synthèse d’un dossier très complet publié dans The American Historical Review en 2011, Sarah Farmer indique, « Les trois articles précédents rétablissent le fait que l’Holocauste a été représenté visuellement par des victimes,

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile ignorer revient à accepter l’idée trompeuse selon laquelle les nazis auraient réussi à toutes les supprimer. Il ne critique pas le fait qu’un tel choix soit à la base du montage de Shoah (Cf. chapitre 4), mais que cette idée se soit imposée dans l’espace public après 1985. Il insiste par ailleurs sur la nécessité d’imaginer91 et de penser de manière pragmatique à partir des images produites par les membres du Sonderkommando. Il considère que les lieux mêmes des prises de vue impliquent que les chercheurs leur portent une attention particulière92. Ces images sont à considérer comme résultant d’un acte de résistance. DidiHuberman propose une étude phénoménologique93 qui le conduit à s’intéresser tout à la fois au geste photographique94 ainsi qu’à mener une critique interne et externe95 des photographies. L’usage des termes « malgré tout » lui permet d’opposer aux interdits de la représentation une série de possibilités concrètes. Le chercheur indique que les prises de vues de 1944 ne montrent pas tout96, « ne disent pas toute la vérité », qu’il s’agit de « minuscules prélèvements »97 au caractère fragmentaire, lacunaire, inadéquat et inexact98. Il insiste dans un mouvement dialectique sur le fait que cela ne doit en aucun cas conduire ceux qui les étudient à les disqualifier. Tout au contraire, selon lui, l’ensemble de leurs caractéristiques doivent être prises en compte. Elles sont : « (…) inadéquate[s] mais nécessaire[s], inexacte[s] mais vraie[s]. »99

persécuteurs et témoins pendant son déroulement, l’Holocaust n’a jamais été non représenté », dans « Going Visual: Holocaust Representation and Historical Method », The American Historical Review, vol. 115, n°1, février 2010, p. 115. 91 La première phrase de l’article est la suivante, « Pour savoir il faut s’imaginer », Georges Didi-Huberman, op. cit., 2003, p. 11. 92 Il note, « pour réfuter l’inimaginable, plusieurs hommes ont pris le risque collectif de mourir et, pire encore, de subir le sort réservé à ce genre de tentative (…) », ibid., p. 29. 93 En conclusion, Georges Didi-Huberman note qu’elles valent moins par les informations qu’elles transmettent, que comme la manifestation d’un « défaut d’information », la « survivance », d’un « geste ». En cela, elle constitue « l’autoportrait tragique du "commando spécial" », ibid., p. 63. 94 « Cette image est, formellement, à bout de souffle : pure « énonciation », pur geste, pur acte photographique sans visée (donc sans orientation, sans haut ni bas), elle nous donne accès à la condition d’urgence dans laquelle furent arrachées quatre lambeaux à l’enfer d’Auschwitz », ibid., p. 54. 95 Il compare à plusieurs reprises l’usage possible des photographies avec l’usage qui peut être fait des témoignages écrits des membres du Sonderkommando. Il cite à plusieurs reprises les écrits contemporains du génocide des Juifs, ainsi que ceux rédigés a posteriori. Dans ce second cadre, il accorde une place prépondérante au témoignage de Filip Müller qui est également un protagoniste de Shoah. 96 Un des écueils à éviter est celui qui « consiste à les hypertrophier, à tout y vouloir voir. Bref, à en faire des icônes de l’horreur. », ibid., p. 50. 97 Deux dernières citations sont issues de, ibid., p. 54. 98 Ibid., p. 53. 99 Ibid., p. 56.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile La valeur intrinsèque d’une image des chambres à gaz Tentant de reconstituer les conditions de l’acte photographique, Didi-Huberman fait l’hypothèse

que

deux

des

quatre

photographies

prises

par

des

membres

des

Sonderkommandos l’ont été depuis l’intérieur d’une chambre à gaz100. Cet élément peut être rapproché des propos tenus par le commissaire de l’exposition. D’un point de vue cette fois non plus phénoménologique, mais ontologique, il s’agit pour l’historien de l’art d’insister sur la valeur intrinsèque de ces images. Elles sont ce qui, contre la volonté des nazis, permet de conserver, presque de sauver, « la forme même de l’humain, et son image avec elle. »101 Pour lui, cela revient à postuler que : « [la] représentation malgré tout (…) s’impose comme la représentation par excellence, la représentation nécessaire de ce que fut un moment d’août 1944 au crématoire V d’Auschwitz. »102

Ce point peut être également rapproché de la citation issue des Histoire(s) du cinéma de Godard mise en exergue de cet article du catalogue : « Même rayé à mort un simple rectangle de trente-cinq millimètres sauve l’honneur de tout le réel. »103

L’idée du réalisateur selon laquelle les images ont une valeur rédemptrice se trouve ainsi être intégrée au texte du chercheur. En cela, celui-ci n’est pas loin de proposer un renversement paradigmatique et de s’inscrire par là-même dans une autre doxa. La série d’images photographiques présentée comme l’élément remettant en cause l’existence d’un inimaginable, sert à insister sur la possibilité que tout puisse être représenté. Le fait de souligner le lieu de la prise de vue, une chambre à gaz, peut être interprété comme résultant de cette volonté argumentative. Alors qu’en 1994, Lanzmann indique que la suspension de toute représentation mimétique permet à l’imagination du spectateur de se développer, en 2001, pour Didi-Huberman, imagination et photographies contemporaines des faits sont 100

Il indique que : « le photographe a dû se cacher dans la chambre à gaz », ibid., p. 11 ; puis, « depuis la pénombre de la chambre à gaz, Alex a bien mis en lumière le centre névralgique d’Auschwitz, à savoir la destruction, voulue sans reste, des populations juives d’Europe », p. 56. Dès lors, il valorise particulièrement la « masse noire » visible sur la droite du troisième cliché, « Car cette masse noire n’est autre que la marque du statut ultime où ces images sont à comprendre : leur statut d’événement visuel », p. 53. 101 Ibid., p. 60. L’historien ajoute ensuite, que « c’est jusqu’à l’image de l’art que les détenus auront voulu préserver malgré tout, comme pour arracher à l’enfer quelques lambeaux d’esprit, de culture, de survie », p. 61. 102 Ibid., p. 55. 103 Clément Chéroux, op. cit., 2001, p. 213. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, tome 1, Gallimard, Paris, 2006, p. 87.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile appréhendées ensemble. Le mouvement de balancier est alors total et ce renversement crée les conditions d’une controverse. Une référence contre l’usage des images d’archives De nouveau, il s’agit de ne pas se tromper de cadre interprétatif. Si le texte de l’historien de l’art ouvre un débat académique, la manière dont il a été discuté dans l’espace public médiatisé ne relève pas de ce domaine104. Ainsi, en 2001 débute une troisième polémique. Quatre articles ont principalement alimenté celle-ci. Les deux premiers sont publiés dans Le Monde du 19 janvier 2001. Il s’agit d’une critique négative de l’exposition rédigée par Michel Guerrin105 et d’un entretien mené par ce journaliste avec Lanzmann106. Lors de celui-ci, le réalisateur reprend chacun des arguments exposés dans le dossier de Télérama dans le but de les invalider. Ainsi, en quelques phrases, il réfute tout à la fois la pertinence historiographique107, l’intérêt muséographique108, l’enjeu109 et le caractère novateur de l’exposition110. Au sujet des deux textes du catalogue et des quatre photographies, Lanzmann reprend la citation préliminaire de Godard afin de la réfuter au nom d’un, « quel culot d’écrire cela ! ». Il critique également le texte de Didi-Huberman en le qualifiant de, « cuistrerie interprétative » insupportable, qui conduit à fétichiser ces images. Faisant comme en 1994, usage d’une rhétorique de l’évidence, il remet en cause les choix opérés aussi bien par l’historien de l’art que par le commissaire de l’exposition. Ses propos se réfèrent à la conception de l’image qu’il a exposée dans l’article des Temps modernes en 1979 sans que cette fois une argumentation ne soit développée. Le lecteur est invité à adhérer à

104

Un tel débat aura lieu après la sortie de l’ouvrage Image malgré tout. A ce titre les critiques adressées par Sylvie Lindeperg (op. cit., 2007, pp. 109-113), l’article de Jean-Michel Frodon, « Juste des images », Cahiers du cinéma, n°587, février 2004, pp. 19-22 ou encore l’ouvrage d’Hubert Damisch, Ciné Fil, Seuil, Paris, 2008, 198 p. 105 Michel Guerrin, « Entre mémoire et histoire des camps, le rôle de la photographie », Le Monde, 19 janvier 2001, p. 28. 106 Claude Lanzmann, Michel Guerrin (propos recueillis par), « La question n’est pas celle du document mais celle de la vérité », Le Monde, 19 janvier 2001, p. 29. Les points de vue critiques exprimés par les historiens, Annette Wieviorka, Jean-François Chevrier et Marie-Anne Matard-Bonucci accompagnent cet article. Leur publication dans le même numéro du Monde renforce les propos tenus par le réalisateur. 107 A l’instar des historiens mentionnés à la note précédente, il considère qu’une certaine confusion est maintenue entre camps d’extermination et camp de concentration. 108 Prenant comme exemple, la mise en parallèle des « visages tuméfiés » des déportés et des nazis battus à la Libération, il critique les choix muséographiques des commissaires. Il indique aussi que la troisième partie de cette exposition lui semble « révoltante », car faisant preuve d’une esthétisation mal pensée. 109 Il indique, « je ne vois surtout pas ce qu’un tel projet peut apporter si ce n’est le risque de tout mélanger ». 110 Selon lui, l’exposition ne révolutionne pas le regard car toutes les photographies présentées sont déjà connues.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile cette critique sans que les idées sous-jacentes ne lui soient à nouveau exposées. Lorsque Guerrin lui pose la question du rapport à l’archive, en lui demandant s’il détruirait les quatre photographies prises aux abords des chambres à gaz, il réfute cela. Il indique alors qu’il le ferait pour des images qui auraient été prises par un SS d’une chambre à gaz en fonctionnement à Birkenau, car il a « réalisé Shoah contre toute archive. » Si la référence à Shoah occupe une position marginale dans le dossier de Télérama du 10 janvier 2001, l’entretien accordé par Lanzmann replace le film de 1985 au centre des débats qui se déroulent dans la presse généraliste. Si la polémique se développe d’abord au sein de cette presse, cette référence va également être mobilisée dans des revues spécialisées. Ainsi, Shoah se trouve être placé au centre de deux articles des Temps Modernes qui portent sur l’exposition. Ceux-ci s’inscrivent dans le temps de la polémique car ils ont été publiés dès le mois de mars 2001, soit à peine plus d’un mois après l’entretien accordé au Monde par Lanzmann. Les auteurs en sont Elisabeth Pagnoux et Gérard Wajcman. Celle-ci écrit : « Les promoteurs de l’exposition espéraient-ils balayer d’un coup de vent nouveau les onze années de travail pendant lesquelles Claude Lanzmann a réalisé son film Shoah ? »111

Wajcman s’interroge : « (…) mais surtout, comment peut-on à ce point s’aveugler sur le fait, tout simple, connu de tous, qui est, par exemple112 , la façon dont Claude Lanzmann, dans un film sur la shoah, dans ce qui est pour tous le film sur la shoah, répond à l’absence d’image et à l’infigurabilité de la shoah (…). »113

Dans cette citation, le degré d’absolutisation de la référence à Shoah peut être relevé114. Suivant cette même tendance, Pagnoux, note elle de manière explicite : « Shoah atteint le degré absolu de la parole. Shoah est, en ce sens, une œuvre d’art. En prenant le parti de ne pas utiliser d’images d’archives, Lanzmann a fait un choix qui dit, exactement, sa détermination : opposer au silence absolu de l’horreur une parole absolue.»

111

Elisabeth Pagnoux, « Reporter photographe à Auschwitz », Les Temps Modernes, n° 613, mars-mai 2001, p. 87. 112 Shoah est le seul exemple « positif » mobilisé dans l’ensemble de l’article. 113 Gérard Wajcman, « De la croyance photographique », Les Temps Modernes, n° 613, mars-mai 2001, p. 55, les passages sont par nous soulignés. 114 Il n’est pas ici question de rendre compte du degré de violence des attaques parfois ad hominem portées à l’encontre de Clément Chéroux et surtout de Georges Didi-Huberman.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile « (…) on ne pense pas après Shoah, comme avant Shoah. Le film nous informe au sens philosophique du terme : après Shoah, on pense avec Shoah. Loin de renouveler le regard, Shoah crée le regard, en dit la nécessité. » « [dans Shoah] La parole part de Lanzmann et revient à lui. La création est au centre. Il n’y a là aucun crime. C’est la dignité humaine qui est à l’œuvre. Il n’y a pas d’Humanité en dehors de la parole. »115

L’un des arguments énoncés dans les assertions précédentes, et commun aux deux articles, consiste à défendre l’idée selon laquelle seules les paroles peuvent rendre compte du génocide des Juifs et non les images d’archives. Enfin, dans des termes qui rappellent étrangement ceux utilisés par Godard en 1987, Wajcman écrit : « (…) ce à quoi confronte le film Shoah de Claude Lanzmann : des images qui ne montrent rien, images de rien, des routes, des bois, qui montrent, des images pour montrer enfin ce qui est au-delà des images, comme le contraire des images. Les images du film de Lanzmann sont le contraire des documents photographiques. »116

Le nœud de la querelle se situe exactement là. Pour Godard et pour les auteurs des textes du catalogue de l’exposition, ce il ne montre rien, conduit à essayer de montrer des images malgré tout, alors que pour Wajcman et Pagnoux, seules ces « images de rien » sont adaptées car elles permettent à la parole de se développer. Leur position peut être schématisée ainsi :

Fig. 119 Schéma de l’opposition des récits cinéphiles (4).

Au-delà de ce point, le fait que Shoah serve d’unique exemple afin d’opposer les paroles aux images d’archives peut être relevé. De ce fait, il est perçu comme ayant été conçu contre l’usage des images d’archives. Cette impression, qui est par moments renforcée par des propos tenus par le réalisateur lui-même, est fausse au regard à la fois de la forme visuelle et du processus de création (Cf. chapitre 4). Ainsi, dans l’entretien que Lanzmann accorde en janvier 2001, celui-ci déclare qu’il a « réalisé Shoah contre toute archive » et indique lors d’un entretien accordé à Daniel Bougnoux pour les Cahiers de Médiologies :

115 116

Elisabeth Pagnoux, loc. cit., respectivement aux p. 95, p. 96 et p. 97. Gérard Wajcman, loc. cit., mars-mai 2001, p. 77.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile « Je voulais simplement opposer l’archive à Shoah, qui s’est construit contre toute archive. »117

Ce point constitue un nouveau tournant dans le récit118 car il prend dès lors la force d’une évidence. Absente jusqu’en 2001, l’idée que Shoah, le film sans images en mouvement contemporaines du génocide des Juifs, est un film conçu contre les images d’archives s’impose alors. Dans une critique de l’exposition qui est parue dans Le Monde, Jacques Mandelbaum, partant du principe qu’il n’existe pas d’images du génocide des Juifs119, explique que c’est ce constat qui nourrit « de bout en bout le film de Lanzmann, Shoah (1985) »120. Le critique replace ensuite les débats en cours dans le contexte des polémiques. Il oppose alors deux conceptions : « (…) ceux qui s’y refusent [à la fiction] pour des raisons de morale esthétique (de Claude Lanzmann à l’auteur de Drancy Avenir, Arnaud des Paillières) » et de l’autre côté, « une ligne qui relie Marvin Chomsky (Holocauste, 1978) à Roberto Benigni (La Vie est belle, 1999) [ dont] le pathos consolateur de la fiction qui confère désormais une figure au désastre, en se superposant à la pédagogie de l’horreur fondée sur les images d’archives. »121

Cette proposition constitue une clef d’interprétation permettant d’appréhender la modification du récit alors à l’œuvre. Selon lui, Shoah et Lanzmann appartiennent à une première ligne, dont la « morale esthétique » est basée sur l’absence d’archives et le refus de la fiction. La seconde ligne englobe les films de fiction réalisés entre 1978 et 1999 qui reconstituent le génocide des Juifs, la pédagogie de l’horreur (1945-1946) et les images d’archives. En établissant ainsi un lien entre ces deux derniers éléments, le critique disqualifie l’usage des secondes. Il indique à ce titre : « (…) ce n’est jamais, s’agissant de la Shoah, qu’une inadéquation [celle des images d’archives] qui chasse l’autre [celle de la fiction]. »

117

Il s’exprime alors au sujet de la polémique qui a suivi la publication de l’article dans Le Monde en 1994. Claude Lanzmann, Daniel Bougnoux, « Le Monument contre l’archive ? », Cahiers de médiologie, n°11, 1er semestre 2001, p. 273. 118 Celui-ci a été identifié à ce moment-là par Christian Delage dans sa recension de l’exposition publiée in, « Mémoires des camps », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°72, octobre-décembre 2001, pp. 144-145. 119 Il indique entre autres choses, « toutes les images connues, s’agissant de ce crime-là, sont donc, sinon fausses, du moins inappropriés », dans « La Shoah et ces images qui nous manquent », Le Monde, 25 janvier 2001. 120 Jacques Mandelbaum, loc. cit., janvier 2001. Cette idée clairement anachronique sera de nouveau présentée par le même journaliste dans une critique de l’ouvrage de Georges Didi-Huberman (2004). « De cette dernière conviction [le refus de l’archive], Claude Lanzmann a tiré un film, Shoah, réalisé sans image d’archive quand le livre de l’historien d’art tient sa légitimité de ce seul matériau », Michel Guerrin et Jacques Mandelbaum, « Pouvoirs et limites des images d’information », Le Monde, 27 avril 2004. 121 Jacques Mandelbaum, loc. cit., janvier 2001.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Ce critique intègre ainsi les arguments développés par Wajcman et Pagnoux à un modèle interprétatif jusque-là principalement basé sur le refus de la fiction.

Fig. 120 Schéma de l’opposition des récits cinéphiles (5).

La place et le rôle des images d’archives se trouvent à ce moment-là situés au centre de la question toujours débattue de la représentation du génocide des Juifs. Celles concernant les chambres à gaz retiennent alors toute l’attention, leur absence tendant à se substituer à l’interdit de la fiction. Ce déplacement du récit s’est opéré progressivement entre 1979 et 2001. Au terme de la présentation des polémiques, l’établissement de la radicale unicité, qui constitue l’enjeu central de l’article des Temps Modernes, peut être à nouveau évoqué. Les conséquences de l’évolution du récit sur cette dimension peuvent être appréhendées. Entre 1985 et 1987, ce thème a été peu présent dans les débats autour de Shoah (Cf. chapitre 5). Il est possible de se demander s’il n’a pas pourtant constitué l’un des enjeux communs aux polémiques et si le déplacement susmentionné du récit peut être interprété à l’aune de cette question de la radicale unicité du génocide des Juifs.

Les mots en usage : une éthique du refus et ses limites Ces questions conduisent à s’interroger sur la raison principale de l’intérêt suscité par le thème de la représentation du judéocide dans l’espace public médiatisé entre 1994 et 2001122. Si la plupart des acteurs des trois polémiques partagent ce questionnement, une

122

Un avis inverse a également été défendu. Ainsi, en 2005, à l’interrogation suivante : « Une des questions liées à la guerre et, à l’image les plus débattues au cours de ces dernières années fait appel à la notion d’irreprésentable, d’indicible, d’in-montrable ? Qu’est-ce qu’un historien peut penser de ces notions ? » Marc

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile réponse univoque ne peut cependant pas être apportée à celui-ci. L’existence d’un enjeu, qui serait commun aux acteurs des polémiques, est difficile à établir car leurs attendus sont différents. Le fait que leurs prises de position soient souvent formulées de manière assez similaire, soit avec une tendance à la radicalité, à la création de dichotomies et à l’emploi d’un ton polémique123, tend à faire oublier qu’elles sont sous-tendues par des présupposés distincts. Si, un critique de cinéma, un historien de l'art, un journaliste et un historien du politique ont tendance dans le temps de la polémique à utiliser le même ton, ils ne s’expriment cependant pas depuis le même lieu124. En 2009, la manière dont Didi-Huberman est revenu sur la polémique qui s’est développée après la publication de son article en 2001, peut être prise en exemple. Lors d’une conférence au centre Pompidou, celui-ci a déclaré : « Pour en revenir à cette innocence, cette position dont on parlait tout à l’heure de l'historien de l’art qui croit un peu niaisement qu'il travaille juste sur des images... c'est un peu le sentiment que j’avais en travaillant sur les images d'Auschwitz et la réponse qui m’a été faite, dans sa violence même et à mon avis dans son injustice, mais dans sa violence, c'était de me dire : vous faites de la politique ! (…) ça m'a vraiment déstabilisé complètement comme historien de l’art. »125

Ces propos rendent compte du fait qu’une partie de la troisième polémique repose sur un hiatus. Pour Didi-Huberman, la présence d’images d’archives pose strictement la question d’une représentation possible ou non du génocide des Juifs, alors que pour Wajcman et Lanzmann l’enjeu semble se situer à un autre niveau. L’hypothèse peut être faite qu’il s’agit pour eux de la reconnaissance de l’unicité du judéocide. En cela, la cohérence entre l’article

Ferro répond : « C’est une notion lancée par Lanzmann pour valoriser son œuvre. En dehors de ce rapport étroit à Lanzmann et à son œuvre, je ne suis pas sûr que ce soit un vrai problème. (…) Plus encore que le journaliste, le cinéaste a besoin d’exister, lui d’abord. Alors tout est bon, même le scandale… » Le refus des termes de la question constitue donc une attitude possible. Une distinction entre d’une part, les acteurs de ces polémiques et d’autre part, ceux pour lesquels celles-ci n’ont pas d’intérêt peut être faite. Si c’est l’histoire des textes écrits, des paroles dites, des formes visuelles créées, qui est faite, la possibilité de ce refus doit être pris en compte. Cf. Anna-Claude Ambroise-Rendu et Isabelle Veyrat-Masson « Entretien avec Marc Ferro : guerre et images de guerre », Le Temps des médias 1/2005 (n° 4), p. 239-251. [En ligne], URL : www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2005-1-page-239.htm. Consulté le 2 avril 2011. 123 Dominique Wolton, loc. cit., 1992, pp. 95-114 124 Ainsi, certains visent à définir ce qu’est une forme visuelle juste, d’autre à trouver le juste moyen de transmettre la mémoire du génocide des Juifs, d'autres à en écrire l'histoire, alors que certains luttent contre le racisme et la xénophobie dans le temps présent des polémiques. S’il est évident que chaque auteur peut poursuivre plusieurs de ces objectifs, il ressort de l'analyse des textes produits que l'ordre des priorités qu’il se donne n’est jamais explicité dans le temps de la polémique. 125 Georges Didi-Huberman, « Quand les images prennent positions », Conférence au Centre Georges Pompidou, 6 mai 2009, 78ème minute [En ligne] URL : http://www.dailymotion.com/video/x9a8ig_quand-les-imagesprennent-position_creation Consulté le 2 avril 2011.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile de 1979 (Cf. chapitre 4) et l’engagement du réalisateur de Shoah dans les polémiques des années 1990 est à souligner. Afin d’appréhender cet aspect, les thèmes développés par Lanzmann et des auteurs proches de ses positions lors des polémiques (1994-2001), peuvent être présentés à partir des refus exprimés. Ils sont regroupés dans cette thèse sous l’intitulé d’éthique du refus. Ainsi, dans l’article du Monde du 3 mars 1994 consacré à La Liste de Schindler, le réalisateur réfute l’intérêt de toute reconstitution des camps nazis, de l’usage de la fiction, du mélodrame et de la catharsis, de l’identification à un Juste et du happy-ending126. La polémique née autour de La Vie est belle se focalise elle sur le refus de la possibilité même de réaliser une comédie autour d’un tel sujet. A travers les réactions de Lanzmann aux déclarations de Godard ainsi qu’au catalogue de l’exposition, Mémoire des camps, la capacité de certaines images d’archives à transmettre le génocide des Juifs se trouve également réfutée. Par la suite, les deux articles parus dans Les Temps Modernes (2001) rendent compte plus généralement d’une opposition au fait de représenter par l’image la destruction des Juifs d’Europe. L’enjeu des polémiques et le choix des mots Ces refus ne prennent leur sens qu’articulés à la reconnaissance de l’existence d’une forme cinématographique appropriée, Shoah. Si celle-ci n’existait pas, ils seraient alors assimilables à des interdits, or Shoah constitue le référent acceptable. Selon cette perspective, la place occupée par ce film dans l’espace public médiatisé français est liée à leur formulation. Dans un mouvement dialectique qui reste ouvert, Shoah justifie ces refus et ces refus justifient la centralité de la référence à Shoah. Le fait que cette forme visuelle soit la seule acceptée conduit à ce qu’elle devienne l’objet d’une véritable hagiographie. Ainsi, c’est moins la forme visuelle du film tel que diffusé en 1985, que l’ensemble des polémiques et des interprétations auxquelles il a donné lieu entre 1994 et 2001, qui confèrent à Shoah son statut de référence. Par exemple, le fait de percevoir le film comme étant construit en opposition à l’usage de toute image d’archives est le résultat d’un processus médiatique et non une caractéristique propre à cette forme.

126

A ces refus du réalisateur, certains journalistes et critiques ajoutent celui de ce qu’ils nomment la forme du drame hollywoodien.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Les refus multiples et l’acceptation unique s’accompagnent également d’un interdit. Il s’agit de celui de la représentation de l’intérieur d’une chambre à gaz en fonctionnement tout aussi bien par des images d’archives que par une reconstitution. Pour Lanzmann, un même principe énoncé aussi bien en 1979 qu’en 1994, vient expliquer cela. Il y a un : « (…) cercle de flamme, parce qu’un certain absolu de l’horreur est intransmissible. »127

A la représentation de cet espace est opposé un interdit moral. Si seul ce dernier point fait l’objet d’un interdit, la réalisation d’une forme visuelle et/ou la défense de l’un des refus susmentionnés sont également qualifiées d’obscènes. L’usage de ce dernier terme constitue un élément principiel de cette éthique du refus. Le mot est mobilisé comme un argument d’autorité à valeur tautologique : est obscène ce qui est désigné comme tel. Son emploi récurrent vise à qualifier une forme ou un argument contesté. Le point de vue de George DidiHuberman, celui de Clément Chéroux ainsi que certaines scènes de La Liste de Schindler et de La Vie est belle, sont irrémédiablement qualifiées d’obscènes. Cet adjectif qui provient du latin obscenus « sinistre, de mauvais augure; indécent, sale, dégoûtant, immonde»128 et obscena « ce qui ne peut être mis en scène »129 est utilisé la plupart du temps dans son sens figuré : est obscène ce « qui offense ostensiblement le sens esthétique ou moral. »130 A ce qualificatif d’obscène, s’ajoute l’usage des termes de banalisation et de trivialisation régulièrement mobilisés pour désigner les démarches historiennes visant à maintenir le critère de comparabilité au sujet du génocide des Juifs. Le propre de ces arguments d’autorité est qu’ils n’ont pas besoin d’être justifiés. Il s’agit à nouveau d’une rhétorique de l’évidence. Si une demande d’argumentation est tout de même adressée à ce propos, celle-ci est immédiatement renvoyée au domaine de l’indécent. Ce principe se trouve être à la base même de l’usage de la formulation, Hier ist kein Warum,

127

Claude Lanzmann, loc. cit., mars 1994. Définition issue du Dictionnaire lexicographique Le Trésor de la Langue Française informatisé (TFLI) du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL- CNRS), [En ligne], URL : http://www.cnrtl.fr/definition/obsc%C3%A8ne Consulté le 2 avril 2011. 129 Nancy Huston, Dire et interdire, éléments de jurologie, Payot, Paris, 1980, p. 39. 130 Défintion issue du la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie française, mis en ligne par le CNRTLCNRS [En ligne], URL : http://www.cnrtl.fr/definition/academie9/obsc%C3%A8ne Consulté le 2 avril 2011. 128

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile il n’y a pas de pourquoi, prise au sens de Lanzmann131. Dans un court texte au titre éponyme, le réalisateur explique : « [qu’] il y a une obscénité absolue du projet de comprendre. »132

Suivant en cela le principe énoncé précédemment, il poursuit : « (…) pas de pourquoi, mais non plus de réponse au pourquoi du refus du pourquoi sous peine de se réinscrire dans l’obscénité à l’instant énoncée. »133

L’historien, Enzo Traverso s’est quant à lui explicitement opposé à ce principe, au nom de la nécessité d’écrire l’histoire du génocide des Juifs. Il explique : « (…) "ne pas comprendre", écrit-il [Lanzmann] a été sa "loi d’airain" pendant les années de préparation de Shoah : un "aveuglement" qu’il revendique non seulement comme condition de "l’acte de transmettre" implicite à sa création, mais aussi comme posture épistémologique (…) Il est difficile de ne pas voir dans cette interdiction du "pourquoi" une sacralisation de la mémoire (…). Il s’agit d’une interdiction normative de la compréhension qui frappe au cœur l’acte même d’écriture de l’histoire (…). »134

L’un des enjeux des polémiques revient plus largement à déterminer si le génocide des Juifs peut être compris ou s’il relève ontologiquement du domaine de l’incompréhensible. Le refus de comprendre, ajouté aux autres éléments qui constitue l’éthique du refus, ne suffit pas à saisir la raison majeure pour laquelle la mise en image de l’espace de la chambre à gaz s’est trouvée placée au centre des trois polémiques. Cet aspect doit donc être articulé à la question de la représentation. Yannis Thanassekos a identifié ce qu’il nomme : « (…) une rhétorique [qui] a contribué à formater une doxa qui stipule que ce qui s’est produit à Auschwitz est d’une part radicalement incompréhensible, hors raison et entendement, et de l’autre strictement irreprésentable. »135

Reliant le refus radical de comprendre à une affirmation de l’unicité du génocide des Juifs, il explique que par une « curieuse hyperbolisation » les tenants de cette rhétorique concluent que le génocide des Juifs est :

131

Sur ce point lire, Yannis Thanassekos, « Du génocide à la Shoah », dans Frédéric Rousseau et Jean-François Thomas (dir.), La Fabrique de l’événement, Michel Houdiard Editeur, Paris, 2008, pp. 319-320. 132 Claude Lanzmann, loc. cit., 1990c, p. 279 133 Idem. 134 Enzo Traverso, op. cit., 2005, p. 71. Dans ce passage l’historien tend à refuser l’appropriation de Primo Levi par Claude Lanzmann. Il note que s’il a écrit, qu’il n’y a pas de pourquoi, il trouvait cette règle « repoussante ». 135 Yannis Thanassekos, « La rhétorique de la catastrophe », Questions de communication, n°12, 2007, p. 44.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile « (…) non seulement singulier et unique, mais absolument singulier et absolument unique et donc, absolument incomparable – un événement qui ne peut être comparé à nul autre. Triple interdit donc : pas de "pourquoi", pas de "comparaison", pas de "représentation". »136

Les refus de comprendre, de comparer et de représenter constitueraient les trois enjeux principaux autour desquels les échanges se sont développés durant la seconde moitié des années 1990. Si ces arguments étaient déjà présents dans l’article paru en 1979 (Cf. chapitre 4), c’est entre 1994 et 2001 qu’ils ont acquis une place centrale dans la manière de rendre compte du génocide des Juifs dans l’espace public médiatisé français. En 2002, le philosophe Emmanuel Kattan, revenant sur les propos tenus par Lanzmann dans Le Monde en 1994, s’intéresse lui aussi au lien existant entre refus de comparer et représentation. Il indique à ce sujet que : « (…) prétendre que la Shoah constitue une catégorie unique d’événement et qu’elle demeurera, à jamais, le seul événement de ce type à s’être produit (…) est souvent associé l’argument de l’ineffabilité de la Shoah. »137

Il ajoute par la suite que cet argument d’autorité : « (…) épargne également la tâche de définir en quoi exactement consiste le caractère unique de la Shoah, puisque l’indicible constitue un élément constitutif de cette unicité. Toute comparaison est alors impossible, attendu que la Shoah demeure ineffable, hors langage et hors histoire. »138

Dans cette seconde partie de la citation, la rhétorique de l’évidence et l’usage de l’argument d’autorité se trouvent être critiqués. De manière plus centrale, le lien établi entre l’existence d’un incomparable et l’ineffable appelé irreprésentable quand il s’agit de films, est remis en cause. Dans ce cadre, les trois enjeux n’en font qu’un, celui de l’établissement de la radicale unicité du génocide des Juifs. L’irreprésentable est ainsi identifié comme étant l’argument qui sert à définir cette unicité. Ce changement de paradigme, qui a été opéré par Lanzmann dès 1979, apparaît dans les discours critiques au tournant des années 2000. Dans Les Annales, en 2008, Antoine de Baecque apporte une nouvelle clef d’interprétation en indiquant qu’avec Shoah le réalisateur :

136

Yannis Thanassekos, loc. cit., 2007, p. 46. Emmanuel Kattan, Penser le devoir de mémoire, Presses Universitaires de France, Paris, 2002, pp. 77-78. 138 Ibid., p. 78. 137

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile « (…) affirme l’impossibilité de l'usage de toute image de la Shoah » avant d’ajouter que, « ce déni de l’image à propos de la Shoah accompagne l’unicité exemplaire de celle-ci. »139

Comme cela a été démontré, Shoah en tant que forme visuelle ne permet pas d’affirmer quoi que ce soit à ce sujet, en revanche l’enjeu des polémiques se situe bien à ce niveau. A partir du milieu des années 1990, le récit de Shoah est lié à la reconnaissance de l’unicité du génocide des Juifs dans l’espace public (Cf. chapitre 4). Le développement de ce récit a accompagné un changement historiographique en participant à mettre en avant l’idée selon laquelle le judéocide constitue un événement radicalement unique. Une telle vision ne s’est cependant pas uniformément imposée. Certains chercheurs ont ainsi contesté celle-ci proposant le maintien d’autres critères. Des textes rédigés entre 1997 et 2004, aussi bien par des philosophes tels que Paul Ricœur et Myriam Revault d’Allonnes que par des historiens tels que George Bensoussan et Henry Rousso, seront par la suite pris en compte140. Le refus de la radicale unicité Etudiant, dans un article de la revue Philosophie publié en septembre 2000, les concepts d’unicité, de singularité et d’exceptionnalité appliqués au génocide des Juifs, le philosophe Paul Ricœur, demande : « (…) comment accueillir l’extraordinaire avec les moyens ordinaires de la compréhension historique [comment] comprendre sans se disculper, sans se rendre complice de la fuite et de la dénégation. »141

139

Antoine de Baecque, « L'histoire qui revient », Les annales, Histoire, Sciences Sociales, nov.-déc. 2008, vol. 63, n°6, pp. 1275-1301. 140 La polémique qui a opposé Jorge Semprun à Claude Lanzmann en mai 2000 aurait pu être analysée. Critiquant explicitement le réalisateur de Shoah, Jorge Semprun indiquait notamment : « C’est souvent insupportable, mais personne, aucun tribunal, ne peut dire à l’avance que ceci ou cela peut ou ne peut pas être écrit ou filmé. Il ne peut y avoir d’interdit. (…) Pour moi, rien des camps n’est indicible. Le langage nous permet tout. », Jorge Semprun, Marie-Laure Delorme et Guy Herzlich (propos recueillis par), « L’écriture ravive la mémoire », Le Monde des débats, n°14: Guerre, camps, Shoah : l’art contre l’oubli ?, 1er mai 2000, pp. 11-13. Dans le même numéro, Claude Lanzmann répondait : « Il est scandaleux de dire que je fais de l’Holocauste un tabou. C’est précisément le contraire. Je n’ai jamais accepté l’idée de l’indicible ou de l’ineffable. Je n’ai pas cessé de restituer la parole, de contraindre les gens à parler, et dans le détail le plus extrême. », in « Parler pour les morts », idem, pp. 14-15. Les enjeux de cette polémique recoupent ceux soulevés par les textes étudiés ciaprès en mettant l’accent sur la notion d’indicible et non sur celle d’irreprésentable. C’est la raison pour laquelle ces articles ne sont pas analysés de manière plus approfondie dans le cadre de cette thèse. Il est également possible de se reporter à Jorge Semprun, « L'écriture de l'Anéantissement », Le Nouvel Observateur, hors-série : La Mémoire de la Shoah, décembre 2003- janvier 2004, pp. 34-37. 141 Paul Ricœur, « Devant l’inacceptable : le juge, l’historien, l’écrivain », Philosophie, n°67, septembre 2000, p. 7. L’article publié par le même chercheur dans Les Annales également en 2000 aurait pu être pris comme objet d’étude, celui publié dans Philosophie semble cependant mieux répondre aux questions soulevées dans le cadre

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Reformulant les questions liées aux limites de l’exercice historien, il apporte une réponse différente de celles proposées par le réalisateur de Shoah. Le philosophe n’accepte pas la centralité donnée au refus de comprendre comme relevant du domaine de l’évidence. Pour cela, il opère une différenciation entre les deux composantes du concept de singularité historique que sont, « le non répétable » et le « non comparable ». Selon Paul Ricœur, tout fait passé est par essence non répétable et c’est seulement quand un événement est considéré comme incomparable qu’il est alors désigné comme unique. Or, selon lui, une telle désignation n’a « de sens que sur la base de la comparaison et à titre de degré zéro de la ressemblance »142. Le principe de non comparabilité d’un phénomène avec d’autres est donc toujours le résultat d’un processus de comparaison basé a minima sur l’acceptation de caractéristiques communes. La distinction radicale de l’événement génocide des Juifs, son unicité, procède par conséquent d’une distinction par rapport à d’autres événements143. Il conclut la partie de son article, qui porte sur l’usage honnête du comparatisme, sur l’idée que : « (…) le genre commun n’empêche pas la différence spécifique, qui seule importe au jugement moral [sous-entendu et non au travail historien]. Ainsi s’enchaînent sans se confondre la singularité morale de l’abominable – la singularité historique du non répétable absolu – et celle du non comparable relatif. »144

Il insiste ensuite sur la diversité des modes de mise en intrigue, aucun de ceux-ci ne devant a priori être exclus. Dans cette perspective, il propose : « (…) l’exploration de modes d’expression alternatifs, liés entre autres à d’autres supports que le livre : mise en scène théâtrale, film, art plastique. Il n’est pas interdit de chercher sans fin à combler l’écart entre la capacité représentative et la requête de l’événement. »145

Dans un esprit de synthèse, entre jugement moral, travail historien et création artistique, le philosophe argumente pour la diversité de formes de transmission du génocide des Juifs. A l’instar d’Enzo Traverso et de Yannis Thanassekos, il critique le fait que, sur la base d’un jugement moral, certains auteurs refusent qu’il puisse donner lieu à des représentations

de cette thèse, Paul Ricœur, « L’Ecriture de l’histoire et la représentation du passé », Annales, Histoire Sciences Sociales, juillet-août 2000, vol. 55, n°4, pp. 731-747. 142 Paul Ricœur, loc. cit., septembre 2000, p. 10. 143 Basant son argument sur une évocation de similarités et de différences entre ce qu’il nomme Auschwitz et le Goulag, il stipule que l’acceptation de ce degré zéro de la ressemblance implique ni une équivalence, ni un lien de causalité, ni ne conduit à disculper ceux qui ont pris part aux crimes nazis. 144 Ibid., pp. 10-11. 145 Ibid., p. 15.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile multiples. A ce titre, théâtre, cinéma, art plastique aussi bien qu’écriture de l’histoire ayant pour sujet la destruction des Juifs d’Europe sont souhaitables146. Le refus du refus de comprendre A cette prise de position, s’ajoute à la même période celle de la philosophe Myriam Revault d’Allonnes dans un article paru dans Le Monde et intitulé « Oser vouloir comprendre » (1997). Dans des termes proches de ceux de Paul Ricœur, celle-ci critique ce qui tend à sacraliser le judéocide. Elle explique que si le refus de comprendre est une position tout à fait recevable pour réaliser un film tel que Shoah147, il ne constitue en rien un modèle interprétatif global. Si elle souligne que l’histoire « s'arrête au seuil de l'extrême du mal »148, condamner pour cette raison toute méthode explicative et comparative conduit à refuser de se confronter à l’événement. Renvoyant deux illusions dos à dos, elle indique notamment : « Nous savons que la tâche qui nous est impartie consiste précisément à tenter de penser l'impensable et qu'il nous faut alors éviter deux écueils symétriques et inversés : d'une part, la dissolution de l'événement dans une causalité (simple ou complexe) qui enchaîne et relie ; d'autre part, son individuation par l'horreur, par la seule horreur. »149

L’historien Georges Bensoussan, directeur de la Revue d'histoire de la Shoah, reprend un argument similaire à celui de la philosophe, à la différence près qu’il ne considère pas que l’histoire doive s’arrêter à un quelconque seuil. Celui-ci a notamment publié une tribune dans Le Monde du 7 juillet 2000 en réponse à un article de Lanzmann intitulé « Ils sont partout ! » qui a été publié une semaine auparavant dans ce même quotidien. Dans ce texte, le réalisateur

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Il propose de faire usage du concept de « singularité exemplaire » et d’« exemplarité du singulier » pour rendre compte du génocide des Juifs. Paul Ricœur, loc. cit., septembre 2000, p. 11. 147 Il est à noter qu’à l’occasion de la sortie du livre coordonné par Michel Deguy, cette chercheure était intervenue au Collège International de Philosophie en des termes très favorables au film. Le texte de cette communication a été publié in « Shoah ou la fiction du réel », Cahiers Bernard Lazare, n°125-126, 1990, pp. 95103. 148 Dans l’article de 1990, elle écrit à ce sujet : « Que Shoah fictionnalise l’histoire et historicise la fiction est peut-être la seule réponse possible à l’impuissance et à la paralysie historienne devant cet événement-là. Quelles que soient la patience, la persévérance du travail de l’historien, c’est Hilberg lui-même (présent par ailleurs dans le film), qui insiste, dans son admirable ouvrage La destruction des Juifs d’Europe, sur le fait que l’explication historienne s’arrête au seuil de l’absolu du mal. », ibid., p. 96. Elle insiste par la suite, en des termes proches du réalisateur, sur la légitimité de la position qui consiste à refuser de comprendre et de poser la question du pourquoi. 149 Myriam Revault d’Allonnes, « Oser vouloir comprendre », Le Monde, 3 juillet 1997.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile de Shoah critiquait notamment certaines prises de positions d’Alain Finkielkraut150, avant de conclure : « (…) ceux qui dénoncent la prétendue religion ou sacralisation de la Shoah n'ont pas, soyonsen sûrs, la République pour souci principal. Comment s'en débarrasser est leur grande question. Leur réponse : tournons la page du siècle. Dans la France apaisée, rendons Renaud Camus à la littérature et la Shoah à l’histoire ! »151

La réponse de Bensoussan dans Le Monde a été motivée par la dernière partie de cette citation152. L’idée exprimée par le réalisateur selon laquelle certains pourraient considérer le génocide des Juifs comme se situant hors de l’histoire, pose problème. L’historien refuse radicalement d’accepter que celui-ci puisse être principalement appréhendé comme constituant un événement métaphysique. Il souligne les risques liés à une telle sacralisation et s’en explique, ainsi : « Oui, la Shoah est un fait d’histoire et d’histoire seulement. Pas une catastrophe métaphysique, pas une survenue mystique mais un événement-césure, une rupture de fond dans l'histoire humaine. La sacralisation de la Shoah et le vocabulaire quasi mystique dont use Lanzmann sont le plus sûr chemin de la relativisation qui menace cette catastrophe. A force de ramener tout débat intellectuel à son film (…), à force de refuser l'historicisation de la Shoah et de tonner contre les historiens, Lanzmann pave le chemin des relativistes de toute obédience (…). C'est en inscrivant la Shoah dans l'histoire, en montrant comment elle prend sa place dans le Sonderweg allemand (l'exception allemande), dans l'histoire de l'Europe et dans celle des génocides plus largement encore que la singularité se démontre. »153

Cette critique, réitérée par cet historien en 2003154 au nom même de la singularité du judéocide, a été vivement attaquée par Liliane Kandel, Redecker et Wajcman dans une tribune publiée dans Le Monde du 27 juillet 2000155.

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Le philosophe a également répondu au réalisateur en des propos non moins polémiques. Avec une ironie mordante, il a notamment indiqué : « Or, j’en prends conscience trop tard et le rouge au front, je n’aurais jamais dû me laisser détourner de Shoah. Car la Shoah, c’est la Shoah. L’œuvre, c’est la chose. Le monument, c’est l’événement. L’anamnèse de la douleur se confond avec le destin de l’auteur. Négliger celui-ci, c’est insulter celle-là. Honorer les morts, à l’inverse, c’est encenser Lanzmann. Le devoir de mémoire est un devoir d’adulation. », dans « J’avoue tout », Le Monde, 7 juillet 2000. 151 Claude Lanzmann, « Ils sont partout ! », Le Monde des débats, 1er juillet 2000. 152 Il commence sa tribune ainsi, « Laissons de côté Renaud Camus et ses accents de Xavier Vallat en juin 1936 interpellant Léon Blum à la Chambre sur l'impossibilité pour ce "vieux pays gallo-romain" d'être gouverné "par un talmudiste subtil", laissons l'écrivain de talent à ses nostalgies de fichier qui m'interdiraient de parler de la France. Et venons-en à l'essentiel, c'est-à-dire à la fin du point de vue de Claude Lanzmann, dans la page Débats du Monde », Georges Bensoussan, « La Shoah, fait d’histoire », Le Monde, 7 juillet 2000. 153 Idem. 154 Dans l’ouvrage Auschwitz en héritage ?, citant Yehuda Bauer – « dire que l’Holocauste est inexplicable revient, au bout du compte, à le justifier » – il critique les propos tenus par Claude Lanzmann en 1994, qui, selon lui, contribuent « à déshistoriser un fait d’Histoire. » au profit d’une « vision métaphysique de l’histoire. », in

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Le fait que le thème de la radicale unicité se soit imposé dans l’espace public est également critiqué par Henry Rousso et Eric Conan dans, Vichy, un passé qui ne passe pas (2004). Les deux historiens soulignent qu’une telle insistance sur le caractère radicalement unique du génocide des Juifs fait courir le risque de lui faire perdre son caractère exemplaire156. En somme, le refus de toute comparaison conduit à ce qu’il soit considéré comme hors de l’histoire. Ceci fait écho au refus du caractère sacré du génocide des Juifs présenté dès le tournant des années 1990 dans Le Syndrome de Vichy. Refusant de considérer le terme de banalisation comme ayant un sens uniquement négatif, Rousso indiquait alors : « La "banalisation", c’est encore une forme indispensable d’historicisation : devenue un objet d’histoire qui ne mérite en tant que tel, aucun traitement particulier, si ce n’est la rigueur scientifique applicable à tout domaine, la solution finale perd forcément son statut d’expérience unique et, disons le mot, sacrée. »157

Sans prétendre faire l’histoire de ces publications, il s’agit de noter que si l’idée de l’unicité et de l’irreprésentabilité du génocide des Juifs a largement été diffusée auprès du public durant les années 1990, d’autres positions, telles que celles de Myriam Revault d’Allonnes, de Rousso, de Bensoussan et de Ricœur ont été exprimées au tournant des années 2000. Ces quatre chercheurs apportent des réponses pragmatiques aux questions relatives à la difficulté de représenter le judéocide et à celle de l’unicité. Dans tous les cas, que l’approche proposée soit philosophique ou historienne, ils considèrent qu’il peut être représenté et comparé avec d’autres événements dans le but de mieux le comprendre. Chacun d’eux fait le constat que la radicale singularité du génocide des Juifs ne conduit pas pour autant à l’appréhender comme constituant un événement radicalement unique. A la même période, un questionnement qui porte sur la place du génocide des Juifs dans l’espace public français se développe. La tribune, publiée le 11 septembre 2000 par Esther Benbassa dans Libération et intitulée La Shoah comme religion peut être à ce titre

Georges Bensoussan, Auschwitz en héritage ?, d’un bon usage de la mémoire, Mille et unes nuits, 2003, pp. 160163. 155 Liliane Kandel, Robert Redecker et Gérard Wajcman, « La Shoah face à l’histoire », Le Monde, 27 juillet 2000. 156 Le risque est « [d’] éloigner cet événement-là [le génocide des Juifs] de l’auditoire, à lui donner une dimension tellement inaccessible, tellement terrifiante (ce qui a été effectivement le cas), qu’elle risque de rester définitivement « unique » dans l’esprit de beaucoup et donc de ne jamais susciter le réflexe de comparaison, du « toujours possible » (…) », in Vichy, un passé qui ne passe pas, Fayard, Paris, 1994, p. 279. Lire aussi : Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, Seuil, 1990 [1ère édition 1987], p. 184. 157 Idem.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile mentionnée. En des termes beaucoup plus polémiques que les quatre auteurs cités précédemment, celle-ci critique l’importance prise par le judéocide et récuse la tendance qui consiste à le considérer comme ce qui définit l’identité des Juifs dans l’espace public. De nouveau, une polémique va s’en suivre158, cette fois éloignée des questions relatives à Shoah mais cependant pas du récit du film. En effet, celui-ci se trouve pris dans un ensemble hétérogène de discours portant d’une manière générale sur le rapport aux faits passés. En fait, la querelle des images s’articule avec les débats qui portent sur l’unicité du génocide des Juifs. En France, à la différence des échanges qui se déroulent à la même période aux EtatsUnis159, la question de la représentation occupe une place centrale dans la définition de l’unicité (schéma ci-après). Le fait que l’espace de la chambre à gaz soit considéré comme irreprésentable en constitue l’élément principal. Pour l’ensemble des autres génocides la mise à mort peut être mise en image, mais pas dans le cas du judéocide.

Fig. 121 Schéma des critères d’unicité (2).

Les critères liés à l’intentionnalité, aux modalités de la mise à mort, à l’identité des victimes et aux réactions face aux persécutions nazies ont une place secondaire dans le questionnement tel qu’il se pose dans l’espace public. Plus précisément, les polémiques développées autour du

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Esther Benbassa, note dans un article publié en 2008 : « Voilà qui me rappelle septembre 2000, lorsque j'avais publié dans Libération un article intitulé "La Shoah comme religion". Ce texte me valut, pendant des années, d'être poursuivie par Claude Lanzmann et ses amis, et d'être mise à l'index par les représentants des institutions juives et par beaucoup de mes coreligionnaires qui considéraient ce que j'avais écrit comme un sacrilège. Maintenant, curieusement, tout le monde s'y met. », in « Contestation de la mémoire de la Shoah : gare au défouloir », Rue 89, 28 février 2008. [En ligne], URL : http://www.rue89.com/passage-benbassa/contestation-dela-memoire-de-la-shoah-gare-au-defouloir?page=2 Consulté le 2 avril 2011. 159 Cf. chapitre 4 et pour une remise en perspective plus générale, Jean-Michel Chaumont, op. cit.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile thème de la représentation conduit le réalisateur de Shoah à insister sur celui de l’unicité. A partir de cette période (1994-2001), le thème de l’unicité intègre ainsi le récit de Shoah. Le refus de l’irreprésentable : Jacques Rancière Si les quatre chercheurs susmentionnés ont principalement insisté sur le maintien du critère de comparabilité, le philosophe Jacques Rancière a lui posé la question strictement du point de vue de la représentation160. Il a tenu à ce que le critère de représentabilité soit maintenu. En 1997, celui-ci a coécrit avec Jean-Louis Comolli un ouvrage intitulé Face à l’histoire à l’occasion d’une exposition et d’un cycle de projections du centre Pompidou. Le philosophe indique alors refuser toute idée d’irreprésentable et d’infigurable. Il expose les raisons pour lesquelles Lanzmann a choisi de ne pas monter d’images d’archives dans Shoah et a refusé la question du pourquoi. N’acceptant pas la généralisation de ce double présupposé, il défend l’idée que tout type d’images peut être utilisé pour représenter le génocide des Juifs. D’un point de vue pragmatique, ce qui compte, selon lui, c’est l’usage qui en est fait161. Dans des termes proches de ceux de Paul Ricœur, il indique ainsi que créer une forme artistique constitue une solution certes toujours imparfaite, mais nécessaire. Faisant explicitement référence à Shoah, il explique : « (…) le problème n’est pas de bannir toute représentation, mais de savoir quels modes de figuration sont possibles et parmi eux, quelle place peut occuper la mimesis directe. »162

En déplaçant la question de l’usage d’images d’archives à celle de la mimesis directe, il signifie que la question posée est moins celle du choix du type d’images montées, que celle de la mise en intrigue. Pour Rancière, quand Lanzmann demande à Bomba de « mimer » une coupe de cheveux, à Srebnik ou à Suchomel de « chanter à nouveau » et à Gawkowski de conduire une locomotive « semblable » à celle de 1942, il vise ainsi à une forme de

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Ce refus de l’irreprésentable aurait également pu être présenté dans cette thèse en mettant l’accent sur les recherches menées par le philosophe Jean-Luc Nancy. Le texte le plus développé de Jacques Rancière a été publié dans un numéro de revue que Jean-Luc Nancy a coordonné, introduit et dont il a rédigé le premier article. Jean-Luc Nancy (dir.), Le genre humain, n°36 : L’art et la mémoire des camps. Représenter exterminer, décembre 2001, 134 p. Par souci de cohérence, seuls les textes de Jacques Rancière seront par la suite présentés. 161 Pour le philosophe, l’usage d’images d’archives avec pour seule vocation « d’imager » peut être critiqué, mais cela ne conduit pas à refuser a priori tout montage d’archives visuelles, ni encore moins à dénier tout intérêt aux images d’archives elles-mêmes. 162 Jacques Rancière, « L’Inoubliable », in Jean-Louis Comolli et Jacques Rancière, Arrêt sur histoire, Editions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1997, p. 67.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile mimésis163. Qu’il s’agisse d’images contemporaines des faits ou bien de plans tournés à la fin des années 1970, ces formes visuelles visent toutes à représenter un passé qui est irrémédiablement absent. En 2001, soit dans un texte publié au moment-même de la polémique née autour de l’exposition Mémoire des camps et intitulé « S’il y a de l’irreprésentable », le philosophe revient sur cette idée. Il considère que l’énonciation d’interdits liés à la représentation du génocide des Juifs relève en fait de choix relatifs à l’établissement d’une distance représentative. Il indique que, dans Shoah, Lanzmann répond à une question précise : comment représenter tout à la fois la mise à mort des Juifs d’Europe par les nazis et le fait qu’ils aient réussi à faire disparaître les traces de cette destruction. Il reprend en cela l’un des principes qui est à la base de la réalisation de Shoah (cf. chapitre 4). Contrairement au récit qui s’est imposé durant les années 1990 dans les sciences sociales, il indique que l’objet du film est moins de mettre en évidence l’impossibilité de témoigner que de créer une représentation du génocide des Juifs164. Shoah n’est donc pas un film basé sur le refus de l’image comme Wajcman le présente à cette même période (1998-2001)165, mais constitue une proposition de représentation de la destruction des Juifs d’Europe. Rancière conclut au sujet du film : « (…) Shoah ne pose que des problèmes d’irreprésentabilité relative, d’adaptation des moyens et des fins de la représentation. (…) il n’y a pas de propriété de l’événement qui interdise la représentation, qui interdise l’art, au sens même de l’artifice. Il n’y a pas d’irreprésentable comme propriété de l’événement. Il y a seulement des choix. »166

Revenant sur ce texte lors d’un entretien accordé en 2006, il met en regard Shoah et La Liste de Schindler et la série télévisée Holocaust en indiquant à leur propos : « On peut donc dire que ce sont là de mauvaises représentations du génocide. Mais ce ne sont pas moins des représentations du génocide. (…) Il s’agit en fait de choisir les analogies et les

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Les termes entre guillemets sont ceux utilisés par le philosophe. Il indique notamment : « C’est par la confrontation de la parole proférée ici et maintenant sur ce qui fut avec la réalité matériellement présente et absente en ce lieu. (…) L’impossible adéquation du lieu avec la parole et le corps même du témoin touche le cœur de cette suppression qui est à représenter. », Jacques Rancière, loc. cit., 2001, p. 95 165 Gérard Wajcman, loc. cit., 3 décembre 1998. 166 Jacques Rancière, loc. cit., 2001, p. 96. 164

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile enchaînements par lesquels on va représenter l’événement. Et c’est bien ce que fait Lanzmann (…). L’argument de l’irreprésentable n’a pas alors de consistance artistique. »167

Cette réflexion engagée en 1997 l’est à nouveau en 2008 dans l’ouvrage intitulé Le Spectateur émancipé. Le philosophe revient alors sur le présupposé qui conduit à exclure certaines images a priori. Faisant explicitement référence à l’exposition Mémoire des camps, aux propos de Lanzmann et plus encore à l’article de Wajcman paru dans les Temps Modernes (2001), il réfute l’idée qu’à l’usage des images correspond un rapport idolâtre. Il remet radicalement en cause le présupposé selon lequel les témoignages des acteurs de l’histoire ont ontologiquement une valeur supérieure aux images contemporaines du judéocide. Il considère que ces deux modes de mise en intrigue constituent l’un comme l’autre des représentations valides168. Il explique que la valorisation du témoignage considéré comme forme unique permettant d’échapper à la mimésis, est basée sur l’idée fausse selon laquelle les photographies ou les films rendent compte « directement » du réel passé, dénonçant ainsi l’illusion de la transparence (Cf. chapitre 1)169. Partant de l’argumentation développée par Wajcman en 2001, il contredit l’idée selon laquelle, c’est l’incapacité de la parole à exprimer la réalité du génocide qui fait la valeur principale du témoignage des acteurs de l’histoire170. Au contraire, Rancière souligne que ce blanc de la parole ne peut s’exprimer qu’en images. Citant en exemple la séquence de Shoah tournée avec Bomba dans le salon de coiffure, il note : « Quand la voix cesse, c’est l’image du visage souffrant qui devient l’évidence visible de ce que les yeux du témoin ont vu, l’image visible de l’horreur de l’extermination. »171

De nouveau, c’est le principe selon lequel Shoah serait un film sans image qui est remis en cause. Rancière ajoute à ce titre qu’une image contemporaine des faits peut tout autant qu’un témoignage transmettre quelque chose de ce passé. Tout dépend, selon lui, du dispositif au

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Jacques Rancière, Pierre Bayard et Jean-Louis Déotte (entretien réalisé par), « L’irreprésentable en question », Europe, vol.84, n°926-927, 2006, reproduit dans Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Edition Amsterdam, Paris, 2009, p. 520. 168 Il précise à ce sujet : « La représentation n’est pas l’acte de produire une forme visible, elle est l’acte de donner un équivalent, ce que la parole fait tout autant que la photographie. », Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique, Paris, 2008, p. 103. 169 Il écrit : « L’image n’est pas le double de la chose. Elle est un jeu complexe de relation entre le visible et l’invisible, le visible et la parole, le dit et le non-dit. », idem. 170 « Ce n’est pas le contenu de son témoignage [à Bomba] qui importe mais le fait que sa parole soit celle de quelqu’un à qui l’intolérable de l’événement à raconter ôte la possibilité de parler (…) », ibid., p. 101. 171 Jacques Rancière, op. cit., 2008, pp. 102-103.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile sein duquel ces différentes formes s’insèrent172. Les textes publiés par le philosophe au sujet de Shoah entre 1997 et 2011173 apportent des réponses différentes de celles proposées dans ce que l’on a nommé l’éthique du refus. Celles-ci n’ont pas donné lieu à polémique, ce qui conduit à s’interroger sur l’exposition de ces idées dans l’espace public médiatisé. Au moment de la publication du premier texte, l’émission télévisée animée par Laure Adler, Le Cercle de Minuit, a été consacrée au thème, « Comment filmer l’histoire ? ». Dans ce cadre, Shoah a constitué le film de référence174. Rancière a participé en tant qu’invité à ce dispositif télévisuel sans remettre en cause le consensus existant. En présence de Lanzmann, il n’a pas posé les questions auxquelles il tente par ailleurs d’apporter des réponses dans ces ouvrages. En cela, il a participé tout à la fois à la critique et à la perpétuation du consensus dans l’espace public médiatisé français. De même, le texte de Paul Ricœur publié en 2000 dans la revue spécialisée à faible tirage intitulée Philosophie, n’est pas porté à la connaissance du grand public. De cette façon et de manière globale, dans les médias, s’il arrive que le principe de la radicale unicité et de l’irreprésentable soient parfois remis en cause, au début des années 2000, ceux-ci occupent toujours une place centrale dans le débat public. Leur contestation a plus lieu dans le champ des sciences sociales que dans les médias généralistes. Au terme de cette étude, la place du récit de Shoah dans la presse spécialisée sera étudiée, notamment en se demandant comment le récit cinéphile a évolué après la publication du numéro spécial des Cahiers du cinéma paru en 2000. La référence à Shoah est-elle devenue centrale, les thèmes de la radicale unicité et/ou de l’irreprésentable se sont-ils imposés ?

L’intégration au récit cinéphile Si à travers l’exemple du dossier coordonné par Antoine de Baecque, l’autonomie du récit cinéphile par rapport au récit de Shoah dans les médias généralistes a précédemment été démontrée, après le numéro des Cahiers du cinéma (2000) une certaine porosité entre ceux-ci

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Ainsi, les larmes d’Abraham Bomba qui rendent compte de l’émotion qui submerge ce protagoniste au moment même de sa remémoration : « (…) appartiennent à un processus de figuration qui est un processus de condensation et de déplacement [celui du film Shoah]. Elles sont là à la place des mots qui étaient eux-mêmes à la place de la représentation visuelle de l’événement. », ibid., p. 104 173 Pour une synthèse du rapport du philosophe aux représentations filmiques, cf. André Habib, « Aux bords du cinéma. Nul mieux que Rancière », in Spirale : Arts, Lettres, Sciences humaines, n° 220, mai-juin 2008, pp. 2728. 174 Laure Adler (présentation), « Comment filmer l’histoire ? », Le Cercle de Minuit, France 2, 22 avril 1997.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile va progressivement s’imposer. Cet aspect peut être abordé à travers différents textes rédigés et coordonnés par Frodon. Ce dernier n’a pas, ou peu, pris part aux divers débats portant sur la question de la représentation au cinéma du génocide des Juifs. Il a en revanche, entre 1997 et 2003, écrit une quinzaine articles parus dans Le Monde en faisant référence à Lanzmann et/ou à Shoah. Le devenir référence cinéphile Ces articles, publiés pour la plupart hors du contexte des polémiques, ont également participé à l’évolution du récit du film. Le premier, qui porte sur le festival du documentaire qui s’est déroulé à Paris, a un titre évocateur : Le long voyage de Shoah à travers l’actualité et la mémoire. Il constitue une présentation synthétique de l’état du récit dans les médias généralistes en 1997175. L’auteur part du principe que le film est important à un double titre. D’abord, parce qu’il a constitué un événement dès sa sortie en 1985 et ensuite, parce qu’il est exceptionnel qu’un film fasse l’objet d’autant de publications. Il qualifie de point culminant de ce qu’il nomme un effet Shoah, le moment de la polémique née lors de la sortie de La Liste de Schindler (1994). Il dresse alors une liste de raisons qui font de Shoah, « un objet-film unique ». Il mentionne le fait que le nom de Shoah se soit imposé pour désigner l’événement. Le film est présenté comme étant un contre poison face aux thèses négationnistes. Puis, l’auteur note qu’avec Shoah, Lanzmann a « inventé une forme cinématographique » permettant d’exprimer l’indicible. Il indique enfin : « Shoah pose également la question de la possibilité de faire d’autres films autour du même sujet. »176

Question matricielle qui se trouve d’une certaine manière au centre de l’ensemble des prises de positions contemporaines du temps des polémiques. Question ouverte, comme le note Frodon177.

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Jean-Michel Frodon, « Le long voyage de Shoah à travers l'actualité et la mémoire », Le Monde, 12 juin 1997, p. 27. 176 Idem. 177 Pourtant, dans le même numéro du Monde, le journaliste publie un entretien avec Claude Lanzmann, qui, à la question de l’unicité de son film, répond très clairement : « (…) qu’il soit unique, je le crois. Qu’il interdise de faire d’autres films, bien sûr que non. », Claude Lanzmann, Jean-Michel Frodon (propos recueillis par), idem.

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Ces articles constituent l’une des modalités du développement d’un récit consensuel autour de Shoah en dehors du temps des polémiques. En écrivant sur d’autres sujets tels que, le livre de Sylvie Lindeperg Clio de 5 à 7178, le film de Costa-Gavras Amen179, une étude comparée de deux films Iraniens180 et aussi le film de Rony Brauman et de Eyal Sivan L’Expert181, ce critique a mobilisé Shoah. Dans des termes toujours laudatifs, il reconnaît ce film comme une référence incontournable et lui confère parfois la valeur d’un argument d’autorité, disqualifiant ainsi telle ou telle position, renforçant ailleurs telle ou telle autre182. Par exemple, critiquant de manière positive plusieurs réalisations de Chantal Akerman, il compare celles-ci à : « (…) la construction cinématographique géniale inventée par Claude Lanzmann pour Shoah. »183

Le journaliste utilise également des formules proches de celle de Lanzmann. Ainsi, Amen est considéré comme étant un film juste car Costa Gavras n’a pas cédé « à l'obscénité d'une reconstitution frontale de l'extermination ». A propos du génocide des Juifs, il exprime l’idée qu’il y a une : « (…) impossibilité de la figurer », « certaines paroles [étant] indicibles » et au sujet de La Vie est belle, il parle de « transgression », qui « rompt l'interdit »184

Les écrits de Frodon participent également à intégrer Shoah au récit cinéphile tel que développé dans les Cahiers du cinéma. Afin d’étudier ce processus, deux articles publiés dans Le Monde à cinq ans d’intervalle, sont comparés. Dès 1997, le critique écrit : « La Shoah est au cœur de réflexions toujours actuelles : sur la manière de montrer c'est le débat lancé par Jean-Luc Godard avec son retentissant "travelling, affaire de morale", systématisé par Jacques Rivette puis Serge Daney à partir d'un film situé dans un camp de

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Jean-Michel Frodon, « Par la voie des images », Le Monde, 1er décembre 2000. Jean-Michel Frodon, « Costa-Gavras force les silences de l'Eglise », Le Monde, 22 février 2002. 180 Jean-Michel Frodon, « Au-delà du genre documentaire ou fiction, deux approches antinomiques de la réalité », Le Monde, 24 octobre 2001. 181 Jean-Michel Frodon, « La boîte de Pandore des images manipulées », Le Monde, 24 septembre 1997. 182 Voir notamment une des critiques de La Vie est belle, Jean-Michel Frodon, « La Shoah comme un gag absurde », Le Monde, 19 mai 1998 ou la critique de l’ouvrage de Jacques Rancière et Jean-Louis Comolli, JeanMichel Frodon, « Les nœuds de l’histoire », Le Monde, 3 mai 1997. 183 Jean-Michel Frodon, « La Cinéaste rend leur visage aux fantômes de l’histoire », Le Monde, 18 juin 2003. 184 Il écrit dans cet article : « Ce primat de l'émotion contre la pensée, ce déni de l'esprit critique, est le fondement même du fascisme. » Jean-Michel Frodon, « Roberto Benigni, fabuliste des camps de la mort », Le Monde, 22 octobre 1998. 179

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile concentration, Kapo ; sur ce qui est figurable et ce qui ne l'est pas, domaine où Shoah de Claude Lanzmann constitue une avancée décisive. »185

Shoah se trouve être alors intégré au récit cinéphile en devenant un nouvel élément qui permet d’aborder la question de la représentation du génocide des Juifs. Il s’agit là d’une différence par rapport aux écrits publiés dans les Cahiers du cinéma qui à cette époque ignore globalement le film. Le basculement se situe entre 1998186 et 2002 lorsqu’il écrit : « Le caractère extrême et la singularité de l'extermination raciste - son industrialisation - ont amplifié et dramatisé la réflexion sur les procédures de la représentation, et de la mise en spectacle : le film fondateur de Claude Lanzmann, Shoah, et les textes d'André Bazin, de Jacques Rivette, de Jean-Luc Godard, de Serge Daney ont construit le socle d'une exigence renouvelée, qui vaut pour toute mise en scène, mais trouve son centre de gravité lorsqu'il s'agit du génocide nazi. »187

L’ordre du récit est alors littéralement inversé. Ce n’est plus le texte de Rivette qui est fondateur, mais bien Shoah. L’intégration à l’identité des Cahiers En 2001, à l’occasion d’une critique du film d'Edgardo Cozarinsky, Le Cinéma des Cahiers qui constitue un retour sur les cinquante ans de la revue, Frodon note que la découverte de Shoah a constitué un marqueur pour les critiques cinéphiles de l’époque188. Le film, absent des palmarès en 1985 (Cf. chapitre 5), se trouve ainsi intégré en tant qu’élément constitutif de l’identité des Cahiers. Le retour au rapprochement « godardo-lanzmanien », tel que proposé par Serge Kaganski en 1998, est proche (schéma ci-après).

185

Jean-Michel Frodon, loc. cit., 24 septembre 1997. « De cet apport, le grand œuvre de Claude Lanzmann, Shoah, est le témoignage le plus essentiel et le plus significatif. Cette histoire-là, qui se poursuit aujourd'hui par exemple avec le récent et passionnant Drancy Avenir d'Arnaud Despallières, commence dès Nuit et brouillard, d'Alain Resnais, en 1955 (sinon avec l'épisode injustement méconnu signé par André Cayatte dans Retour à la vie, en 1949). Elle passe par des films, mais aussi par la réflexion sur l'image et la mise en scène, depuis la critique fondatrice de Kapo, de Gillo Pontecorvo (1960), par Jacques Rivette dans le numéro 120 des Cahiers du cinéma, texte repris et longuement développé par Serge Daney. Cette réflexion pose les bases d'un rapport critique au spectacle à partir de ce qui est et n'est pas susceptible d'être montré : un absolu de la terreur que toute mise en scène relativise par force. », Jean-Michel Frodon, « Roberto Benigni, fabuliste des camps de la mort », Le Monde, 22 octobre 1998. 187 Jean-Michel Frodon, loc. cit., Le Monde, 22 février 2002. 188 Jean-Michel Frodon, « Cinquante ans de « Cahiers » à l'écran », Le Monde, 19 mai 2001. 186

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile

Fig. 122 Schéma de l’opposition des récits cinéphiles (6)

La différence essentielle réside dans le fait que Frodon participe alors à imposer ce récit. Deux raisons principales peuvent expliquer cela. Premièrement, son passage du quotidien Le Monde (1997-2003) au poste de rédacteur en chef des Cahiers du cinéma (2003-2009) va conduire à une intégration de la référence à Shoah au récit proposé dans cette revue. Deuxièmement, en 2007, il coordonne la publication d’un ouvrage intitulé Le Cinéma et la Shoah. Un art à l’épreuve de la tragédie du 20ème siècle aux presses des Cahiers du cinéma (Cf. introduction). Si en 2000, ni le film, ni le mot Shoah, ni le nom du réalisateur n’avaient été intégrés au dossier d’Antoine de Baecque, en 2007, le mot Shoah fait partie intégrante du titre de cet ouvrage consacré au génocide des Juifs. Dans cette publication, Shoah est l’un des trois films sur lesquels porte un article, les deux autres étant Memory of the camp et Nuit et Brouillard189. Dans ce cas, c’est Lanzmann lui-même qui présente le film à travers un entretien qu’il a avec Frodon190. Ce texte est immédiatement suivi de la retranscription d’échanges qui ont été organisés entre, le réalisateur Arnaud Desplechin, les critiques Frodon et Mandelbaum, les historiennes Lindeperg et Wievorka ainsi que la philosophe Marie-José Mondzain. Dans plus de la moitié des douze premières interventions de ce débat191, Desplechin fait référence soit à Lanzmann, soit à Shoah cité en tant que représentant l’aboutissement de la rencontre entre l’événement génocide et l’art cinématographique192.

189

Avec l’article de Sylvie Lindeperg, « Nuit et Brouillard : l’invention d’un regard » et, celui de Jean-Louis Comolli sur le film Memory of the Camp (1945), « Fatal rendez-vous ». 190 A la fin de l’ouvrage, sept photogrammes du film sont reproduits dans le carnet d’illustration. Il s’agit de trois images de l’entretien avec Franz Suchomel et quatre de celui avec Abraham Bomba. 191 Il parle 5 fois de Shoah (p. 130, p. 145, p. 146, p. 149, p. 152 et p. 154) et une fois de Claude Lanzmann (p. 153) dans ses douze premières interventions. Au total il est intervenu 18 fois dans le débat. Arnaud Desplechin, Jean-Michel Frodon, Sylvie Lindeperg, Jacques Mandelbaum, Marie José Mondzain et Annette Wieviorka, « Conversations au moulin » dans Jean-Michel Frodon (coord.), Le cinéma et la Shoah, un art à l'épreuve de la tragédie du XXe siècle, éditions Cahiers du cinéma, Paris, novembre 2007, pp. 127-166. 192 « Le cinéma a été très tôt au rendez-vous de la Shoah, même avec beaucoup de maladresses. Pour faire le film Shoah, qui joue ce rôle particulier et décisif dans la construction du rapport à l’événement, il a fallu énormément

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Soutenu par la critique cinéphile depuis ses débuts, ce réalisateur est considéré comme l’un des nouveaux auteurs du cinéma français. Il est également l’un des plus ardents thuriféraires de Shoah. « Shoah – a "inventé" la Shoah » La postface de l’édition du texte du film de Lanzmann Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), écrite par Arnaud Desplechin, est un élément supplémentaire dans la constitution de Shoah comme référence pour certains cinéphiles193. Ce texte est un essai dans lequel le réalisateur, assumant sa subjectivité, mesure l’influence que les films de Lanzmann ont eue sur sa propre biographie de cinéaste194. Le texte porte moins sur le film réalisé en 2001 que sur Shoah, les deux premiers tiers (16 pages) étant consacrés au film de 1985 et seulement trois pages se rapportant à Sobibor195. Au sujet de Shoah, l’argumentation s’articule autour de trois axes complémentaires. Premièrement, le film de Lanzmann a permis la révélation de « l’unicité de la Shoah »196. L’auteur ajoute que, d’une certaine manière : « Shoah – a "inventé" la Shoah »197

Deuxièmement, il considère que ce film correspond à une forme cinématographique qui assigne une nouvelle place, celle de « témoins en crise », aux spectateurs198. Troisièmement, il considère Shoah comme un film de cinéma, ce qu’il énonce explicitement en introduction : « (…) c’est un film de cinéma, ni fiction, ni documentaire, un film. »199

Le principe selon lequel la dimension documentaire est niée pour insister sur le caractère artistique, déjà présent entre 1985 et 1987 (Cf. chapitre 5), trouve ici une nouvelle de temps », Arnaud Desplechin ibid., p. 130 ; « Antonioni [dans l’Avventura] filme certains prémisses du film de Lanzmann (… ) », p. 145. 193 Arnaud Desplechin, « Postface », in Claude Lanzmann, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, Editions des Cahiers du cinéma, Paris, 2001. 194 Il revient sur la première fois où il a vu le film en salle au Trois Luxembourg durant l’été 1985 (ibid., p. 59), comment le film fait écho à sa jeunesse passée au sein d’une « famille chrétienne » (p. 65), à sa « grand-tante, veuve gaulliste » (p. 66), à ses engagements passés de « jeunes militants trotskystes à Roubaix » (p. 64), etc. 195 Cinq lignes sont consacrées au troisième film de Claude Lanzmann Tsahal (1994), une demi-page à Pourquoi Israël (1973), cinq pages à Un Vivant qui passe (1997). 196 Ibid., p. 61. Cette idée revient sous le terme de « spécificité », p. 67 et p. 69. 197 Ibid., p. 69. 198 Il explique que celui qui regarde Shoah se trouve mis « dans la situation des Polonais » et qu’à la sortie de la projection, la personne qui a vu le film se sent tout à la fois devenir un témoin responsable et un spectateur pleinement accompli. Il indique notamment : « Nous avions vu quelque chose, nous avions été témoins, et nous en étions désormais responsables », ibid., p. 61. 199 Ibid., p. 57

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile formulation200. Les termes utilisés pour qualifier celui-ci participent à l’intégrer au cinéma dit d’auteur. Shoah est ainsi désigné comme étant : Une « œuvre », l’« art cinématographique le plus pur », une « grande œuvre », un « chef-

d’œuvre », de l’« art poétique », une « œuvre de la pensée », « l’art le plus précieux »201

Les critiques auxquels Desplechin renvoie, Bazin, Daney et Jean Douchet202, sont tous des auteurs de référence des Cahiers203. Dans cette postface, le réalisateur convoque uniquement des auteurs favorables à Shoah. Ce sont : Felman204, Deguy, Derrida, Wajcman, Frodon, Forges, Chevrie et Mandelbaum205. Si certains des protagonistes de Shoah sont cités206, l’unique personnage du récit de Desplechin est Lanzmann. Comme cela a déjà été le cas pour le numéro de Télérama de 1987 (Cf. chapitre 5), l’argumentation repose sur le principe d’une indivision entre le film et le réalisateur qui est celui qui a eu des « trouvailles de génie », qui a eu du « génie » et qui est finalement un « génie »207. Lanzmann est comparé au peintre Le Titien, à l’écrivain Franz Kafka208, ainsi qu’aux réalisateurs considérés par les Cahiers comme des auteurs, Ingmar Bergman, Charlie Chaplin, Clint Eastwood, Alfred Hitchcock, Fritz Lang, Ernst Lubitsch, Jean-Pierre Melville, Jean Renoir, François Truffaut et Jean Vigo209. Ce texte de 2001 participe au devenir référence de Shoah pour les cinéphiles et permet également d’insister sur le fait que, si Frodon est l’un des principaux acteurs de ce processus, il n’est cependant pas isolé. Dès lors il est possible de revenir à la publication de 2007.

200

Arnaud Desplechin insiste moins sur le sujet du film, que sur « (…) la complexité invraisemblable des motifs qu’il met en scène », ibid., p. 58. 201 Ibid., p. 55 et 58 ; p. 56 ; p. 58 ; p. 58 et 60 ; p. 59 ; p. 60 ; p. 70. 202 Ibid., p. 70 en note ; p. 69 ; p. 78. 203 Il cite également Georges Bensoussan et David S. Wyman (p. 65) qui sont cités pour leurs travaux historiens 204 Ibid., pp. 57, 62 et 68. 205 Ibid., pp. 57-58. 206 Il fait référence à « l’enfant chanteur » (p. 59), à Jan Karski (p. 60 et p. 65), Jan Piwonski (p. 70), Abraham Bomba, Joseph Oberhauser, Franz Suchomel et Raul Hilberg (p. 71). Ce dernier est également cité p. 62, mais en tant qu’historien et non comme protagoniste du film. 207 Ibid., respectivement aux pages, 59, 62 à deux reprises et p. 70. La répétition de ces trois termes est ici liée au fait que l’on souhaite souligner la manière dont Arnaud Desplechin applique le terme de « génie » d’abord au film puis directement au réalisateur. 208 Ibid., p. 71 pour le peintre et p. 74 pour l’auteur. 209 Ibid., respectivement aux pages 55, 56 et 70 ; p. 55 et p. 63 en note ; p. 71 ; p. 55 et p. 70 ; p. 77 ; p. 77 ; p. 71 ; p. 55 ; p. 68 ; p. 71 ; et Steven Spielberg, p. 67, mais pour qualifier La Liste de Schindler d’ « indécent ». Les films cités sont les suivants : Les Demoiselles d’Avignon, Le Dictateur, Nuit et Brouillard (p. 56), Monika (p. 63), L’Entrée en gare du train de la Ciotat, La Bête humaine (p. 71).

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile Le Cinéma et la Shoah Dans Le Cinéma et la Shoah, Frodon développe l’idée de l’existence d’une articulation entre ce qu’il désigne comme l’événement du siècle, la Shoah et la forme artistique du siècle, le cinéma. Il propose ainsi une nouvelle intégration de Shoah au récit cinéphile des Cahiers. A la différence du contenu du dossier de 2000, il ne considère plus le texte de Rivette comme fondateur d’une éthique de la représentation liée aux camps d’extermination. Il précise que, De l’abjection (1960) : « (…) n’attire pas particulièrement l’attention au moment où il paraît, ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard qu’il commencera à fonctionner comme socle d’une exigence dont Serge Daney construira l’essentiel de l’architecture théorique », et ajoute : « le fait qu’il s’agit d’un film [Kapo] dont le sujet est lié à la terreur nazie est tout à fait secondaire dans l’esprit du critique. »210

Il considère alors que Bazin, Rivette et Godard sont les fondateurs d’un regard moderne sur le cinéma et que c’est avec le texte de Daney en 1992, que les images des camps deviennent « la pierre angulaire » d’un questionnement portant sur les limites de la représentation. Pour Frodon, Shoah appartient à la catégorie des films portant sur les camps211 dont l’histoire s’est développée en parallèle de celle de la modernité au cinéma212. Il explique la centralité des films portant sur le génocide des Juifs dans le questionnement sur la modernité ainsi : « (…) un événement cinématographique venu d’un univers conceptuel différent marque un tournant historique : la sortie, en 1985, de Shoah, le film de Claude Lanzmann. »213

Le critique revient ensuite sur les questions liées à la crise du récit, au lien entre fiction et document, entre visible et invisible, au corps, au lieu et au temps, en citant les réalisateurs de référence des Cahiers, pour conclure que toutes ces questions et toutes les expérimentations qu’ils ont tentées trouvent leur accomplissement dans Shoah (Cf. citation en introduction). Le

210

Jean-Michel Frodon, « Chemins qui se croisent », dans Jean-Michel Frodon (coord.), op. cit., 2007, p. 19. Même s’il note : « Shoah n’est pas un film sur les camps (…) », ibid., p. 23. 212 « Ces deux trajectoires, celle de la construction de la place singulière de l’extermination des Juifs par les nazis et celle des aventures modernes du regard sur le monde par le cinéma [comprendre celle des critiques Cahiers], mettront longtemps, exactement 40 ans, à atteindre leur exact point de convergence. Ce point de convergence est, donc, le film Shoah. Il y a un avant et un après Shoah (…) », ibid., p. 22. 213 Ibid., p. 21. On notera que si la prise de conscience de la centralité du texte de Rivette s’est passée quinze ans après la publication de celui-ci comme le note Jean-Michel Frodon, c’est une date antérieure à la diffusion de Shoah qui devrait être retenue. Par la suite, ceux sont respectivement les dates de 1992 et 1994 soit celles des publications du texte de Serge Daney qui sont mises en avant (et donc une date postérieure à celle de la diffusion de Shoah). 211

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile film de Lanzmann, absent du récit des Cahiers en 2000, est ici considéré comme « l’accomplissement paroxystique » de tout le cinéma moderne214. Dès lors, la manière dont les polémiques qui se sont déroulées entre 1994 et 2001 sont intégrées au nouvel état du récit cinéphile est appréhendée. Dans ce texte, La Liste de Schindler (1994) et La Vie est belle (1998) sont également considérés comme étant des instrumentalisation du génocide des Juifs. L’auteur ne mentionne pas l’exposition photographique Mémoire des camps. Seuls, les articles de Wajcman (2001) et de DidiHuberman (2001) le sont en note de bas de page, afin d’indiquer qu’ils sont : « (…) peu susceptibles, croyons-nous, de faire avancer la réflexion. »215

Enfin, la polémique opposant Godard à Lanzmann est minimisée216 afin de favoriser l’union du récit cinéphile et de celui de Shoah.

Fig. 123 Schéma du devenir référence de Shoah dans le récit cinéphile

Du 9 janvier au 22 mars 2008, un cycle de projections, organisé à la Cinémathèque française en partenariat avec les Cahiers du cinéma, coordonné par Frodon et Mandelbaum, a suivi la publication de cet ouvrage. Une conférence, intitulée un vivant qui parle conçue autour d’une intervention de Lanzmann en a constitué l’événement inaugural. Shoah a également été diffusé. Dans le dossier de presse de cette manifestation, le récit cinéphile

214

Ibid., p. 23. Les quatre photographies seront pourtant reproduites aux pages 248-249 avec la mention de l’exposition Mémoire des camps, en précisant, « elles sont parfois appelées "la pellicule maudite" ». Ce qui correspond au titre d’un article publié par Jean-Jacques Delfour dans L’Arche en juin 2000, mais qui ne semble pas pour autant être régulièrement repris. On peut donc s’interroger sur le sens de l’ajout de cette mention. 216 Jean-Michel Frodon insiste sur le fait que les deux réalisateurs ont critiqué La Liste de Schindler. 215

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Chapitre 7 : Le temps des polémiques et le récit cinéphile proposé dans l’ouvrage de 2007 est repris et simplifié. Selon les dires mêmes des programmateurs, deux textes occupent une place centrale, celui de Rivette (1960) et celui de Serge Daney (1992), et de plus : « (…) entre ces deux textes, un film-charnière aura été réalisé, qui construit la reconnaissance d’un événement trop longtemps méconnu dans sa sinistre spécificité et simultanément le nomme : la Shoah. Shoah de Claude Lanzmann (…) »217

A l’issue de cette synthèse, le fait que le récit cinéphile confirme et accentue la centralité de la référence au film dans l’espace public médiatisé français en 2008 a été établi. Dans ce dernier cadre la question de la radicale unicité du génocide des Juifs est moins présente que celle de la juste représentation de celui-ci. Ainsi, la longue décennie des polémiques est refermée et un nouveau récit consensuel est proposé. Tout cela conduit à appréhender la manière dont le récit de Shoah s’est développé hors de ces débats. Il s’agira par la suite d’étudier comment l’intégration du film dans d’autres formes visuelles, dans des mémoriaux et au sein de l’Education nationale a participé à l’institutionnalisation de Shoah.

217

Jean-Michel Frodon, Jacques Mandelbaum, « Un art à l’épreuve de la tragédie », Dossier de presse du cycle Le Cinéma et la Shoah, p. 2 [En ligne],URL : http://www.cinematheque.fr/data/document/dossier-presse-cinemashoah.pdf Consulté le 2 avril 2011. Il est noté explicitement « Au triptyque précédemment énoncé répond un autre qui en est l’antithèse: la série télévisée américaine Holocauste de Marvin Chomsky (1978), La Liste de Schindler de Steven Spielberg (1993), La vie est belle de Roberto Benigni (1997). » qui correspondent à « l’entrée progressive de la Shoah dans l’Histoire et la normalisation spectaculaire de sa représentation. »

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation

Le processus d’institutionnalisation Si l’étude de la réception du film entre 1985 et 1987 a permis de mettre en évidence la place centrale occupée par le réalisateur dans le récit (chapitre 5), il a ensuite été démontré que de multiples appropriations, notamment dans le champ des sciences sociales, ont participé à celui-ci (chapitre 6). Par la suite, dans les médias généralistes, les polémiques (1994-2001) ont eu un rôle prépondérant dans l’évolution du récit. Comme l’indique Sylvie Lindeperg : « [Durant cette période] Les déclarations de Claude Lanzmann, les très nombreux commentaires et réflexions théoriques engendrées par son film contribuent tout à la fois à éclairer, à opacifier, à radicaliser le geste de Shoah. »1

Si une prise en compte de ces polémiques en tant qu’éléments centraux du récit est nécessaire, cela ne doit cependant pas conduire à négliger que dans d’autres domaines, l’intégration progressive de la référence à Shoah s’est faite de façon plus consensuelle2. La manière dont le film est devenu un élément constitutif du récit cinéphile correspond à ce type d’évolution (chapitre 6). Ainsi, les récompenses attribuées au film et au réalisateur dans différents pays dès 1985-1986 ont constitué une première étape de la reconnaissance de cette réalisation (chapitre 5). La diffusion du film à la Cinémathèque française en 2008 au sein d’un cycle de projections intitulé Le Cinéma et la Shoah peut être considérée comme l’aboutissement de cette partie du processus qui aura duré près de vingt-cinq ans. Les multiples diffusions de Shoah à la télévision en France participent également au maintien du statut de référence qu’il a acquis. De même, les diffusions successives des trois films réalisés par Lanzmann entre 1997 et 2010 à partir d’entretiens menés pour Shoah, constituent autant de moments renforçant la notoriété du film. Leurs sorties en salle aussi bien que leurs programmations à la télévision et les mises en vente des DVD ont conduit à ce que

1

Sylvie Lindeperg, « Génocide des juifs », dans Laurent Gerverau (dir.), Dictionnaire mondial des images, Nouveau mondes éditions, 2010, p. 415. 2 Comme l’indique, Jean-Louis Fabiani à propos des controverses, il s’agit de remarquer que s’« il y a une heuristique du conflit qui permet de prendre un point de vue plus dynamique de ces activités (…) la leçon a été retenue par tous au point qu’aujourd’hui, il serait sage au contraire de questionner le privilège accordé au désaccord et à la querelle qui conduisent à faire de ces univers une exemplification parfaite de l’état de lutte permanent caractéristique de la condition humaine. Le monde des idées et des pratiques savantes devient alors une gigantesque Kampfplatz : l’image peut conduire à faire oublier qu’il existe aussi des moments plus stables (…) de consensus où les armes restent au vestiaire. », dans « Disputes, polémiques et controverses dans les mondes intellectuels », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, n° 25 : Comment on se dispute, 2007, pp. 45-60. [en ligne] URL : www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2007-1-page-45.htm Consulté le 2 avril 2011.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Shoah soit à nouveau mentionné dans l’espace public médiatisé3. Dans le cadre du dernier chapitre de cette thèse, ce sont moins les films de Lanzmann que la manière dont des références à Shoah sont faites dans d’autres formes visuelles qui est étudiée. Il s’agit d’appréhender la façon dont celles-ci participent à l’institutionnalisation du film. Ce processus sera ensuite étudié à travers les trois modalités complémentaires que sont : l’intégration du film à l’enseignement du génocide des Juifs (1997-2011), l’insertion d’extraits de celui-ci dans des musées mémoriaux (2005-2011) et les thèses qui lui ont été consacrées (2000-2011). Enfin, le rôle de Lanzmann sera également pris en compte. Ces différentes dimensions conduiront à appréhender la fixation du récit dans l’espace public médiatisé, principalement entre la fin des années 1990 et 2011.

De l’influence supposée à la référence attestée

L’intégration dans d’autres films L’intégration de Shoah au récit cinéphile pose la question de l’influence qu’il a pu avoir sur des réalisateurs et la façon dont il est convoqué dans d’autres films. Dans le chapitre précédent, l’exemple de la préface rédigée par Arnaud Despléchin a montré le rôle joué par le film de Lanzmann dans sa volonté de devenir réalisateur. En 2009, dans la perspective d’établir de tels liens, Martin Goutte a consacré un article aux « traces de Shoah dans le film de fiction contemporain »4. Il s’intéresse à la manière dont Despléchin (La Vie des morts, 1990)5, Arnaud des Pallières (Drancy Avenir, 1996), Emmanuel Finkiel (Voyages, 1999 et Casting, 2001) et Nicolas Klotz (La Question humaine, 2006) ont fait référence de différentes

3

Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures est sorti en salle en France le 17 octobre 2001. Il a été diffusé à la même période dans cinq salles aux Etat-Unis. Un Vivant qui passe et Le rapport Karski ont été diffusés directement sur Arte respectivement le 12 novembre 1997 et le 17 mars 2010. Une édition DVD de Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures et de Un Vivant qui passe a été conçue par Les Cahiers du Cinéma en octobre 2003. A chaque fois des articles ont rendu compte de ces diffusions en faisant la plupart du temps référence à Shoah. 4 Martin Goutte, « Les Traces de Shoah dans le film de fiction contemporain », Témoigner. Entre histoire et mémoire, n°103, avril-juin 2009, p. 90. Dans une moindre mesure, le chercheur fait également le lien entre Shoah et Falkenau, vision de l'impossible in Martin Goutte, « Le bonimenteur comme personnage documentaire dans Falkenau, vision de l'impossible », in Germain Lacasse, Vincent Bouchard, Gwenn Scheppler (dir.), Pratiques orales du cinéma, L'Harmattan, 2011, pp. 209-222. 5 Dans La Vie des morts la référence réside moins dans la forme visuelle que dans les propos tenus a posteriori par Arnaud Despléchin sur son film. Martin Goutte note, « Très indirectement perceptible dans le film, comme dans la filmographie ultérieure de Desplechin, la référence à Shoah est presque explicite dans les commentaires de l’auteur sur un film (…) », loc. cit., 2009, p. 95.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation manières à Shoah. Il note ainsi que dans Voyages et La Question humaine, des motifs visuels tels que des panneaux signalétiques, des cheminées d’usines, des paysages aux abords des camps d’extermination, des rails et des trains peuvent être identifiés comme autant de renvois au film de 1985. Il indique que dans Drancy Avenir et La Question humaine, des paroles extraites du film de 1985 sont citées6. Si de telles références ont été explicitement intégrées aux formes visuelles par leur réalisateur, d’autres s’avèrent plus difficile à déceler. Ainsi, par exemple, le sujet et la forme du film de Laurent Roth Les yeux brûlés (1986) sont très éloignés de ceux de Shoah. En effet, ce moyen métrage qui porte sur les archives d’un reporter de guerre7, se compose d’une alternance de : « (…) documents d'archives rares et [de] témoignages directs recueillis auprès des plus fameux "soldats de l'image" (Raoul Coutard, Marc Flament, Raymond Depardon, Pierre Schoendoerffer...). »8

Assez logiquement, aucune référence à Shoah n’est faite dans la presse lors de la réception du film en 19869. Pourtant, en février 2009, Laurent Roth a expliqué que le film Shoah, sorti en salle un an avant le sien, a joué un rôle essentiel dans son choix d’ajouter des entretiens au montage d’archives initialement prévu10. Il est donc difficile de déterminer à quel niveau commence l’influence de Shoah sur d’autres réalisations. Cet exemple rend également compte de ce que Martin Goutte exprime ainsi : « (…) l’héritage de Shoah ne se borne pas aux films sur la Shoah. »11

6

Dans Drancy Avenir il s’agit des propos de Raul Hilberg portant sur le temps long des persécutions à l’encontre des Juifs, Claude Lanzmann, op. cit., 1997, p. 109. Dans le cas de La Question humaine, il s’agit de la note de Just, pp. 149-152. Il est à noter que le document est lu dans son intégralité à la différence de ce qui est fait dans Shoah. 7 La projection qui a eu lieu le 7 février 2009 dans la salle 200 du 104 (Paris) était intitulée Fiction du réel, ce qui peut également être lu comme une référence à Shoah. 8 Thierry Leroux, « La Guerre au-delà des clichés », Connaissances des Hommes, n°117, novembre/ décembre 1986, p. 31 9 Corinne Pencenat, « Laurent Roth, Les yeux brûlés », Art Press, n°109, décembre 1986; Jacques Grant, « Les yeux brûlés », La Cinémathèque Française, n°17, janvier 1987 ; Jean-Luc Massia, « A Ivry, les soldats de l'image », La Croix, 10 octobre 1986; Jean-Luc Massion, « La Guerre, les yeux brûlés » , La Croix, 27 novembre 1987; Serge Daney, « Les yeux brûlés, ou la métaphysique guerrière », Libération, 10 octobre 1986; Anonyme, « Les yeux brûlés », T.A.M., Le Magazine des Armées, 10 octobre 1986. Cette revue de presse peut être consultée sur le site du réalisateur. [en ligne] URL : http://sites.google.com/site/laurentroth/ensavoir%2B4 Consultée le 2 avril 2011. 10 Le film était une commande de l’Etablissement de Cinématographique et Photographiques des armées (ECPA, aujourd’hui ECPAD). 11 Martin Goutte, loc. cit., 2009, p. 91

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation A ce sujet, les cas peuvent être multipliés. Car si le film de Lanzmann est le plus souvent présenté comme ne s'inscrivant pas dans la filiation d'autres réalisations12, les films étant considérés comme s’inscrivant à sa suite sont nombreux. Ainsi, par exemple, Jacques Rancière13, Hany Ouichou14 et Sylvie Rollet ont opéré des rapprochements entre Shoah et S21 de Rithy Panh15. Le réalisateur cambodgien a lui-même reconnu l’importance que Shoah a eue au début de sa carrière16. Vincent Lowy pense également que le film d’Anne Aghion, Au Rwanda on dit…La famille qui ne parle pas meurt (2005)17 a été influencé par celui de Lanzmann. Ces continuations ne se limitent pas au seul cinéma. Ainsi en 2008, lors d’une table-ronde organisée avec Rithy Panh et Lanzmann, Jean Hatfzeld a revendiqué l’influence de Shoah sur les ouvrages qu’il a écrits sur le génocide au Rwanda18. Il a insisté sur « l’obscénité absolue » que constitue pour lui la fiction et toute tentative de reconstitution de la mise à mort des Rwandais19. De même, en 2002, Pascal Croci a expliqué que Shoah a joué un rôle décisif dans sa volonté de concevoir une bande dessinée intitulée Auschwitz20. Il a intégré dans celle-ci une référence visuelle au geste des Polonais, tout comme Spielberg l’avait fait avant lui dans La Liste de Schindler. Enfin, l’objet central de l’intrigue est la mise 12

L'absence de comparaison avec les films d'Ophuls a été mentionnée et si Shoah est parfois rapproché de Nuit et Brouillard c'est le plus souvent pour les opposer. « Shoah est le négatif parfait de Nuit et Brouillard, c'est la charge de non-dit », écrit par exemple Vincent Lowy, op. cit., p. 85 et pour une vision plus nuancée Sylvie Lindeperg, « une œuvre sépulture », op. cit., 2007, pp. 241-243. 13 Jacques Rancière, op. cit., 2009, pp. 522-523. 14 Hany Ouichou, « Champ et hors champ de la mémoire », Hors Champ, 29 avril 2007 [en ligne] URL : http://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article264 Consulté le 2 avril 2011. 15 Sylvie Rollet, « A propos de deux "films-témoins": Shoah de Claude Lanzmann et S21 de Rithy Panh », in Jean-Louis Déotte (dir.), Appareils et Formes de la sensibilité, L’Harmattan, Paris, 2005, pp. 303-319. 16 « - Avez-vous vu Nuit et Brouillard d'Alain Resnais ou Shoah de Claude Lanzmann ? ; - J'ai vu le film de Claude Lanzmann à une époque où je ne savais pas trop quoi faire dans mon travail. Je me demandais notamment si je devais retourner au Cambodge, si ça valait la peine d'affronter ce passé. Maintenant, je suis convaincu qu'il faut l'affronter, même si je comprends les Cambodgiens qui ne veulent pas retourner là-bas. Et le travail de Claude Lanzmann m'a conforté dans ce choix. », Rithy Panh, Serge Kaganski (propos recueillis par), « Khmers Rouge Sang - Rithy Panh », Les Inrockuptibles, 11 février 2004 [en ligne] URL : http://www.lesinrocks.com/cine/cinema-article/article/khmers-rouge-sang-rithy-panh/ Consulté le 2 avril 2011. 17 Le chercheur rapproche également Shoah du film d’Hélène Liapiower, Petite conversation familiale (1999). Vincent Lowy, « Une Cinéphilie sanctuarisée », Témoigner. Entre histoire et mémoire, n°103, avril-juin 2009, pp. 17-25. 18 Jean Hatzfeld, La stratégie des antilopes, Seuil, Paris, 2008, p. 302. 19 Rithy Panh est alors intervenu pour dire que s’il critiquait vivement la La Liste de Schindler et La Déchirure, ce film pouvant en quelque sorte est vue comme un équivalent (au niveau de la notoriété) du premier mais portant sur le génocide cambodgien, il n’y a pas de limites à imposer et c’est chaque réalisateur qui doit choisir ce qui lui semble juste. Claude Lanzmann, Rithy Panh, Jean Hatzfeld, Franck Nouchi (modérateur), « Tableronde : vivre malgré tout », Akadem : le campus numérique juif, Paris, janvier 2008 [en ligne] URL : www.akadem.org/sommaire/themes/1/7/modul_3668.php Consulté le 2 avril 2011. 20 Celui-ci indique dans le dossier intégré à l’album : « Je me rappelle que c’est grâce à Shoah, de Claude Lanzmann que tout est parti. La richesse des témoignages de ce documentaire m’a persuadé qu’il était possible de raconter en bande dessinée le quotidien du camp d’Auschwitz-Birkenau. », Pascal Croci, Auschwitz, Emmanuel Proust Edition, Paris, 2002. p.80. Cette référence est citée par, Sue Vice, op. cit., p. 86.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation à mort des Juifs du camp des familles tchèques correspondant en cela à plusieurs séquences de Shoah. La question peut être posée différemment. Il ne s’agit dès lors plus seulement de s’interroger sur l’influence directe du film mais, ainsi que Ophir Levy l’a proposé, sur ce que signifie pour un réalisateur hériter de Shoah. Le chercheur se demande à quels niveaux cet héritage se situe. Est-ce à celui de la forme ? Ce qui peut s’exprimer dans le choix d’arpenter les territoires, de tourner au présent, de refuser les images d’archives, de filmer principalement les visages. Est-ce à un niveau historiographique ? Ce qui peut par exemple se manifester dans le fait d’insister sur la différence entre camp de concentration et camp d’extermination. Est-ce au niveau du rapport au temps ? Ce qui peut être le choix de laisser les entretiens se développer. Est-ce au niveau de la place accordée aux morts ? Ou bien encore, est-ce le fait de demander aux protagonistes d’exprimer leurs propos le plus précisément possible21? La construction de liens de continuité Aucune réponse univoque ne peut être apportée à chacune de ces questions. Ce constat invite à déplacer l’objet d’étude. Ce ne sont plus les films mais la manière dont les écrits des chercheurs et des critiques produisent des rapports entre Shoah et d’autres formes visuelles qui est à appréhender. Un nombre conséquent de recherches ont proposé d’inscrire des films dans la filiation de Shoah. Ainsi, Jean-Charles Szurek considère que Témoins du réalisateur polonais Marcel Lozinski (1987) consacré au pogrom de Kielce, semble inspiré de Shoah22. Vincente Sanchez-Biosca fait l’hypothèse que Le Premier convoi (1992) de Pierre-Oscar Levy ainsi que Reisen ins Leben de Thomas Mitscherlich (1996) se situent dans la continuité de Shoah23. Philippe Mesnard indique qu’Un Homme simple de Karl Fruchtman (1986) et

21

Le chercheur propose alors de rapprocher de Shoah, La Chambre Verte de François Truffaut (1978), The Wooden Gun d’Ilan Moshenson (1979), L’Ange exterminateur de Luis Bunuel (1962), La Maison de Pologne de Joseph Morder (1983). En fait, ce dont Ophir Levy rend compte, c’est moins de filiations, que d’échos, les films cités étant réalisés avant 1985. Ophir Levy, « Des précurseurs de Shoah aux héritiers », intervention dans le cadre du Workshop, Shoah de Claude Lanzmann, recherches contemporaines, 5 novembre 2010. Lors du même Workshop, Myoung-Jin Cho qui conduit un doctorant sur la représentation des « bourreaux » dans le cinéma contemporain à Paris 8 proposait de comparer les dispositifs mis en place pour filmer ceux-ci dans Shoah et dans Massarker (Monika Borgmann, Lokman Slim, Hermann Theissen, 2005). 22 Jean-Charles Szurek, loc. cit., p. 275. 23 Vincente Sanchez-Biosca, « Représenter l’irreprésentable. Des abus de la rhétorique », dans Jean-Pierre Bertin-Maghit et Béatrice Fleury-Vilatte (dir.), Les institutions de l’image, Editions de l’EHESS, 2001, p. 177.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Choix et destin de Tzipi Reibenbach (1993), « s’inscrivent dans la suite de Shoah »24. L’historienne du cinéma, Régine-Mihal Friedman, indique que « le Magnum opus de Lanzmann a évidemment constitué une influence essentielle pour [Orna] Ben-Dor », dans le cadre de la réalisation de Summer of Aviya (1989)25. L’historien Omer Bartov considère que Don’t Touch My Holocaust

de Asher Tlalim (1994) est « l’équivalent israélien de

Shoah »26. Ce film, qui porte sur le rapport de jeunes israéliens des années 1990 au génocide des Juifs, s’inscrit selon lui dans la continuation de Shoah27. Dans un article publié en 2010, Ferniza Banaji considère que le film de Marceline Loridan-Ivens La Petite Prairie aux bouleaux (2002) s’inscrit dans « l’ère post-Shoah »28. Enfin, en 2011, Sue Vice indique que dans le documentaire, The Last Nazis : Most wanted (2009), Charlie Russell suit la méthode d’entretien adoptée par Lanzmann pour Shoah29. Ainsi, de nombreux auteurs insistent sur les liens existants entre Shoah et des films produits après 1985 sans pour autant toujours spécifier le type d’influence en jeu. Ce qui est à souligner ici, c’est le nombre de titres de films différents cités par chacun des auteurs. Entre influence exercée sur les choix de réalisateurs ou de romanciers et échos produits par des chercheurs entre le film de 1985 et d’autres formes visuelles, un maillage de références autour de Shoah s’est progressivement tissé. Il s’agit d’éléments participant au maintien du statut de référence de Shoah. Si l’influence exacte du film sur d’autres réalisations est difficile à déterminer, des citations explicites peuvent être relevées. L’exemple le plus souvent cité est celui de La Question humaine (2007) de Nicolas Klotz. Dans celui-ci, la circulaire nazie, dont des extraits sont lus par Lanzmann dans Shoah est reprise

24

Philippe Mesnard, op. cit., p. 294. Régine-Mihal Friedman, « Witnessing for the Witness: Choice and Destiny by Tsipi Reichenbach », Shofar, An Interdisciplinary Journal of Jewish Studies, vol. 24, n°1, 2005, p. 86. 26 Lire, Omer Bartov, The “Jew” in cinema. From The Golem to Don’t Touch My Holocaust, Indiana University Press, 2005, pp. 282-286. L’historien fait l’hypothèse que le titre peut, en partie, avoir été choisi afin de critiquer les déclarations de Claude Lanzmann. « Tlalim’s title may also be an ironic reference to Claude Lanzmann’s assertion of cinematic monopoly over the event, according to which the only film that could be made on the Holocaust was his own Shoah. », p. 284. 27 Notamment car le réalisateur n’utilise aucune image d’archive et car il travaille sur la limite entre fiction et documentaire. Selon Omer Bartov, il peut également être interprété comme étant un contre-point au film de 1985, car il repose sur une approche moins révérencieuse, plus politiquement incorrect et formellement plus expérimentale. 28 Ferzina Banaji, loc. cit., pp. 122-136. 29 Sue Vice, op. cit., p. 85. Elle cite également le documentaire polonais de Jolanta Dylewska, Po-Lin : Slivers of Memory, (p. 75.) tout à la fois comme s’inscrivant en partie dans la continuité visuelle de Shoah et en opposition quant au contenu. Enfin, elle mentionne également Route 181 d’Eyal Sivan et Michel Khleifi en tant qu’hommage ambivalent rendu à Shoah (p. 86). 25

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation intégralement. Le dispositif filmique est cette fois différent, ce document étant intégré à une fiction avec acteurs. Dans le film de 2007, le personnage principal qui est interprété par Mathieu Amalric fait cette lecture s’éclairant d’une bougie30. Dans le cadre de ce chapitre, un autre type d’intégration va être à présent étudié. Il s’agit des références faites explicitement au film de 1985 dans des films ou des séries télévisées ne portant pas sur le génocide des Juifs. Shoah comme acteur de l’intrigue Si, lors des polémiques (1994 et 1998), les formes désignées comme ayant des visées commerciale et spectaculaire (La Liste de Schindler et La Vie est belle) et celles considérées comme légitimes (principalement Shoah) ont été opposées, ce modèle n’est opérant que dans le cadre d’une recherche universitaire. Les acquis méthodologiques de l’histoire culturelle du cinéma sont à intégrer. Dans ce cas, cela correspond notamment à l’élargissement des objets à étudier31. Ainsi qu’Andreas Huyssen l’indique : « Il n’est plus possible de penser l’Holocauste, ou tout autre trauma lié à l’histoire comme une question éthique et politique, sans prendre en compte la manière dont il est désormais lié à la marchandisation et à la spectacularisation dans des films, des musées, des docu-dramas, des sites internet, des livres de photographies, des bandes dessinées, des romans, même des contes (La Vie est belle de Roberto Begnini) et des chansons pop. »32

L’intégration de références à Shoah dans d’autres formes visuelles étant constitutif du développement de son récit dans l’espace public médiatisé français, les films grand public et les séries télévisées sont à appréhender. La comédie romantique de Pascale Bailly, Dieu est grand et je suis toute petite (2001) peut être prise comme exemple d’une réalisation n’ayant pas pour sujet le génocide des Juifs33. L’intrigue peut se résumer ainsi : ingénue légèrement dépressive, Michelle (Audrey Tautou) s’essaye à différentes religions avant de rencontrer l’homme de sa vie, un jeune Juif nommé François (Edouard Baer). Bien que ce dernier n’accorde qu’une importance relative à la religion et aux traditions, elle décide de se convertir au judaïsme. Ici, ce qui est étudié, ce sont moins les choix narratifs que la manière dont Shoah et le terme Shoah sont mobilisés. Au

30

Sur le liens entre les deux films lire, Antoine de Baecque, loc. cit., 2008.

31

Une telle perspective est présentée par Vanessa Schwartz, loc. cit., p. 213. Andreas Huyssen, « Present Pasts : Media, Politics, Amnesia », Public Culture, vol. 12, n°1, hiver 2000, p. 29. 33 Pascale Bailly, Dieu est grand et je suis toute petite, 2001, 100 min. 32

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation début du film, alors que Michelle et François font des achats dans une librairie, elle lui fait remarquer d’un ton un peu dépité qu’il n’a acheté « que des livres sur l’Holocauste ». Il hausse alors les yeux et la reprend d’un ton sévère : « (…) sur la Shoah (…) Holocauste ça veut dire sacrifice religieux librement consenti, c’est le point de vue des nazis, d’accord. C’était une Shoah, un génocide et sûrement pas une offrande à dieu. »

Incrédule, Michelle répond alors : « Ah oui, et le feuilleton avec Meryl Streep, il s’appelait comment, Holocauste, ils savent bien ce qu’ils font à la télé quand même. » 34

François s’énerve et quitte la librairie refusant d’argumenter devant l’ignorance de son amie. En fait, cette scène correspond au moment où l’héroïne comprend que François est juif. Ce dialogue permet au spectateur de réaliser à quel point Michelle est extérieure à cette culture. Le fait qu’elle ne sache pas qu’il est d’usage de dire Shoah afin de désigner le judéocide et que de plus elle fasse référence à la série télévisée américaine pour se justifier, constitue à ce titre un trait d’humour. Par la suite, dans le film, la jeune femme pratique librement cette religion avant de s’interroger sur l’opportunité d’une conversion. Le fait qu’elle choisisse d’assister à une projection du film d’Ernst Lubitsch, To be or not to be35 constitue l’un des signes de cette démarche. Par ailleurs, alors qu’ils sont chez eux, elle oblige François à regarder un documentaire sur le génocide des Juifs36. Ainsi, avant qu’une référence ne soit faite à Shoah, d’autres formes visuelles sont également mobilisées comme agents de l’intrigue. A la fin du film, alors que Michelle et François sont séparés, celle-ci continue de s’intéresser à la religion juive. C’est alors qu’ils se rencontrent par hasard dans la file d’attente d’un cinéma. Sans s’être consultés, ils vont assister à une séance de Shoah. Comprenant cela, elle essaye de s’échapper en disant qu’elle va finalement voir le dernier film de Godard. Elle dit alors : « Shoah, c’est très bien, mais c’est très long, très flippant (…) c’est juste que ça dure plus de huit heures. »

34

Ibid., time code : 18 min. Ibid., time code : 29 min. A la sortie du film, elle se demande, en tant que non-juive, de quoi a-t-elle le droit de rire. 36 Il s’endort devant cette émission télévisée et quand il se réveille, il lui propose, avec humour de regarder Les Dents de la mer qu’il considère être une métaphore du nazisme. Il consulte le programme télévisé (Télérama), puis dit, « Regarde, il y a les dents de la mer sur la 6, quelle heure, il est ? Attends les dents de la mer, c’est une métaphore du nazisme, c’est clair, ça fait aussi peur. », ibid., time code : 40 min. 35

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Il lui fait remarquer que pourtant : « C’est exactement le genre de truc que tu aimes d’habitude ! »

Elle lui répond outrée : « Alors quoi, tu appelles la Shoah, ce genre de truc ! »37

Le fait que, cette fois, ce soit Michelle qui reprenne François constitue de nouveau un trait d’humour. Dans le film, ce dialogue permet de signifier qu’elle a acquis une certaine culture juive. Le film Shoah est mobilisé comme indicateur de l’évolution du rapport que l’héroïne entretient avec celle-ci. Au début du film, elle lui est extérieure, appelant le judéocide Holocauste en référence à la série éponyme. À la fin, elle l’a intégrée, appelant le génocide des Juifs, la Shoah et établissant le lien entre celle-ci et le film Shoah. Ces mentions ne visent pas pour pourtant à sacraliser le film de Lanzmann. En effet, Michelle décide finalement d’aller voir le dernier Godard et quand elle sort de la salle, elle retrouve François dans le hall du cinéma. Ceci signifie qu’il a quitté la projection de Shoah avant la fin. Au final, les deux personnages principaux n’auront assisté ni l’un ni l’autre à la projection complète du film. La place occupée par Shoah dans l’intrigue de cette comédie romantique constitue une illustration en même temps qu’un vecteur du statut de référence acquis par le film en France dans la culture populaire au début des années 2000. Le devenir référence paradoxal dans les séries télévisées Ce constat, établi sur la base d’un film français ayant réuni environ 350 000 spectateurs en salle38, peut être élargi à deux séries télévisées américaines ayant une diffusion internationale : Sex and the City et Gilmore Girl. Il s’agit d’un déplacement à la fois géographique, de la France aux Etats-Unis et d’un changement d’échelle. Dans la seconde série, Shoah est mentionné trois fois. Lors de l’épisode douze de la deuxième saison, l’héroïne, Rory Gilmore (Lauren Graham) et sa mère Lorelei Gilmore (Alexis Bledel) se rendent dans une boutique de location de vidéos. Elles souhaitent emprunter plusieurs films afin de passer une soirée ensemble. La mère propose, « Les Trois jours du condor, Shoah et Scoubidou. », sa fille répond, « Shoah dure neuf heures et demie », elle dit alors, « Shoah et

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Ibid., time code : 79 min. 354 247 spectateurs au 8 janvier 2002 [en ligne] URL : www.imdb.com/title/tt028798/business Consulté le 2 avril 2011.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Scoubidou ». Après quelques autres propositions, allant d’Harold et Maude à Rosemary Baby, elles décident finalement de concevoir un « festival des plus mauvais films »39. Au cours d’un autre épisode, Rory discute avec l’une de ses amies nommée Paris Geller (Liza Weil), dans les couloirs de leur lycée. Celle-ci lui raconte le plaisir qu’elle a ressenti en découvrant les décorations de Noël chez son petit ami. Indiquant alors que Noël n’est pas célébré dans sa famille, celle-ci ajoute, « une année j’ai demandé à ma mère, pour Hanoucca, un sapin, et elle m’a forcé à regarder Shoah toute la semaine. » Rory lui répond, « Ho ! c’est pas marrant. »40. La troisième et dernière référence faite à Shoah intervient alors que Rory et Paris vivent en colocation. Paris se plaint à Rory qu’elle invite trop souvent son petit ami, leurs ébats nocturnes la gênant pour travailler. Celle-ci lui dit qu’elle n’a rien à craindre car ils vont regarder un film et qu’elle peut se joindre à eux. Paris répond qu’elle a peur qu’à l’exception de Shoah, aucun film ne les empêche de faire du bruit41. Ferzina Banaji a identifié une mention de Shoah dans la série télévisée Sex and the City42. Au cours de celui-ci, Miranda, l’une des héroïnes a une aventure avec Ethan qui est présenté comme étant un réalisateur de films documentaires. En voix off, il est indiqué qu’ils ont regardé Shoah ensemble. Le film est alors identifié comme étant un « grand classique » en même temps qu’il est dit que Miranda s’est ennuyée en le regardant. De même, alors qu’Ethan souligne le fait que pour lui, Shoah est une représentation du génocide des Juifs bien plus juste que La Liste de Schindler, ses propos semblent à nouveau déplaire à Miranda. Le réalisateur, dont il est dit qu’il a étudié à Harvard, reprend en cela les critiques émises dans certaines revues cinéphiles et dans la presse culturelle new-yorkaise au moment de la sortie en salle du film de Spielberg. Dans cette série, celui-ci est mobilisé afin d’opposer film grand public et fiction à film d’auteur et documentaire43. Ethan est un personnage qui cumule un certain nombre de caractéristiques (intellectuel, prétentieux et cinéphile) perçues comme négatives dans cette série. Tout comme les trois citations de Shoah dans les dialogues de Gilmore Girl, celle-ci est donc ambivalente. Le film est tout à la fois considéré comme

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Gilmore Girls, saison 2, épisode 12, 2001, time code : 9 min. 30 sec. Gilmore Girls, saison 3, épisode 10, 2002, time code : 5 min. 15 sec. 41 La version française perd la référence à Shoah en indiquant « un film sur la Shoah », dans l’original, il s’agit cependant bien de Shoah. « please, you are 19, unless if it’s Shoah you two are going carnal », soit, excuse-moi, mais vous avez 19 ans, à moins que ce soit Shoah cela va devenir charnel entre vous deux, dans Gilmore Girls, saison 5, épisode 4, 2005, time code : 11min. 40 sec. 42 Ferzina Banaji, loc. cit., pp. 122-136. Sex and the City, saison 2, épisode 6. 43 Miriam Bratu Hansen, loc. cit., pp. 293-312. 40

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation constituant une référence et comme étant ennuyeux. Ainsi, dans les deux cas étudiés, Shoah est convoqué comme étant un symbole de la culture légitime qui à ce titre abordé avec ironie. Ces intégrations n’ont pas pour autant déclenché de polémiques. Elles constituent des marqueurs du fait que la référence à Shoah ne se limite ni aux films dits d’art et d’essai, ni au champ des sciences sociales. Si de telles mentions de Shoah n’ont pas été contestées, c’est la réappropriation d’une séquence de ce film dans Route 181 qui va conduire au développement d’une polémique dans l’espace public médiatisé français. Route 181 : une forme inversée de Shoah De 2002 à 2003, Michel Khleifi et Eyal Sivan ont réalisé Route 181 (4h3044) dont le fil narratif consiste à suivre, carte en main, la frontière entre Israël et Palestine telle que votée par l’ONU en 1947. En fait, le film porte plus sur l’année 1948 et les conditions de la création de l’Etat d’Israël. C’est la manière dont les réalisateurs de Route 181 se sont approprié l’un des dispositifs filmiques de Shoah en l’appliquant à la Nakba, qui est étudié ici. Au niveau formel, le film a été entièrement tourné au temps présent, sans musique, sans voix off et se compose alternativement de plans portant sur la campagne du pays qu’ils nomment « Israël-Palestine » et d’entretiens. Tout au long du film, les réalisateurs demandent à des habitants, juifs et musulmans, résidant aux abords du tracé de 1947, de faire part de leur interprétation de ce qui s’est déroulé durant les deux années (1947-1948). La situation politique et sociale en Israël au temps présent (2002-2003) est également placée au centre de ce film. Une attention toute particulière est portée aux conditions de vie des arabes israéliens et aux manifestations de racisme dont il arrive qu’ils soient l’objet. Route 181 peut être interprété comme correspondant à une forme inversée de Shoah, où plus justement du voyage de Lanzmann en Pologne tel que monté dans le film de 1985. Des transpositions terme à terme ont été effectuées, les trains sont remplacés par des voitures, les rails par la route, la campagne polonaise par la campagne d’ « Israël-Palestine », le génocide des Juifs par la Nakba (signifiant littéralement la catastrophe en arabe). Bien que les questions posées par les réalisateurs aux protagonistes soient moins insistantes que dans Shoah et que ceux-ci n’apparaissent jamais à l’écran, les dispositifs filmiques des deux 44

Le titre du film a été choisi en référence à la résolution 181 des Nations Unies. Il se divise en trois parties chacune durant une heure trente et qui conduisent l’intrigue du sud (partie 1), au centre (partie 2), puis au nord (partie 3) du pays.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation réalisations sont proches. Là où Lanzmann pose des questions à des témoins polonais résidant dans des maisons appartenant à des Juifs avant le judéocide, Khleifi et Sivan interrogent des Israéliens qui vivent dans des maisons appartenant à des Palestiniens avant la Nakba. Là où Lanzmann accorde une importance particulière à la nomination, à la persistance des noms des villages polonais, les réalisateurs de Route 181 filment la disparition des noms arabes des villages. Là où Lanzmann filme à Birkenau les décombres des crématoires, Khleifi et Eyal montrent les ruines d’une maison palestinienne. Si l’ensemble de ces éléments rendent compte d’une appropriation de Shoah dans un autre contexte, les liens de filiation entre deux formes visuelles restent difficiles à établir. Tout au long des quatre heures et demie que dure Route 181, le nom de Lanzmann n’est jamais mentionné et une seule référence explicite est faite au génocide des Juifs. En revanche, l’une des séquences de Route 181constitue une appropriation assez manifeste du film de 198545.

Fig. 124 Captures d’écran issues de Route 181 (1).

Ainsi, dans une rue de Lod, un homme explique comment les événements se sont déroulés en 194846. Le troisième plan de la séquence se situe dans un salon de coiffure. L’homme filmé auparavant dans la rue dit, « je m’en rappelle très distinctement » (ill. 1 ci-avant). Comme dans Shoah, la caméra filme alors alternativement les hommes présents dans la pièce (ill. 1-2) ainsi que leur reflet visible dans un miroir (ill. 3). Un autre homme prend alors la parole pour dire :

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Michel Khleifi et Eyal Sivan, Route 181, 2003, partie 2, time code : 26 min – 31 min. Il montre où se sont placés les gardes, il raconte qu’avant un moulin se trouvait là, etc. Le plan suivant est un lent traveling de gauche à droite sur cet emplacement maintenant en ruine. Le dialogue commence sur ce plan.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation « Il y a eu des gens tués ici. Nous avons incinéré les corps. 300 personnes ont été tuées dans la mosquée » puis, désignant le coiffeur, il ajoute, « et il les a enterrées. »

Le plan suivant montre le visage du coiffeur débutant une coupe de cheveux (ill. ci-après).

Fig. 125 Captures d’écran issues de Route 181 (2).

Celui-ci précise alors qu’il avait 19 ans en 1948 et que 300 personnes sont mortes. Il explique ensuite comment il a porté les corps hors de la mosquée afin de les enterrer. Durant les cinq minutes que dure cette séquence, l’un des deux réalisateurs intervient à neuf reprises en arabe pour lui demander : « Ont-ils riposté ? (…) Comment vous sentiez-vous ? (…) Les brûler ? (…) Qui a volé ? (…) Qu’est-il arrivé à vos maisons dans le ghetto ? (…) Les Juifs pauvres volaient les Palestiniens pauvres. (…) Y avait-il des viols ? (…) Vous en avez été témoin ? (…) Quel souvenir est le plus douloureux ou vous met le plus en colère ? »

La façon dont l’interview est menée renvoie aux modalités de l’entretien conduit par Lanzmann auprès de Bomba dans Shoah. De surcroît, à la fin de cette séquence de Route 181, plusieurs plans portant sur des voies ferrées puis sur un train qui passe, ont été montés (ill. cidessous). La mobilisation du thème visuel des chemins de fer, qui est quasiment absent du reste du film, peut également être interprétée comme constituant une référence visuelle à Shoah. L’inversion constatée, certains thèmes convoqués et la séquence susmentionnée constituent des appropriations de Shoah faites dans Route 181.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation

Fig. 126 Captures d’écran issues de Route 181 (3).

Il est dès lors possible de se demander comment la diffusion de ce film a participé au récit de Shoah. Route 181 a été programmé en seconde partie de soirée sur la chaîne francoallemande Arte le 24 novembre 200347. La polémique a débuté une semaine plus tard lorsqu’au cours d’une émission intitulée Qui vive, diffusée sur la radio de la Communauté Juive (RJC), Alain Finkielkraut a expliqué que, selon lui, le film constitue une incitation à la haine ainsi qu’une manifestation de l’antisémitisme juif. Il a alors fait explicitement référence au film de Lanzmann et à la séquence tournée dans un salon de coiffure48. La polémique se développera quelques mois plus tard, soit en mars 2004 avant que n’aient lieu deux projections du film dans le cadre du festival, Cinéma du réel. Des articles publiés dans la presse ont alors rendu compte d’une lettre de protestation signée par Bernard-Henri Lévy, Philippe Sollers, Noémie Lvovsky, Eric Rochant, Eric Marty, Gérard Wacjman et Arnaud Desplechin49. Cette contestation, non publiée50 et adressée au président du Centre Pompidou51, visait à faire annuler les projections programmées de Route 181.

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Ange-Dominique Bouzet, « La Frontière invisible », Libération, 24 novembre 2003. Pourtant alors qu’il termine le film Eyal Sivan reçoit une balle de 22mm à son domicile accompagnée de la mention, « la prochaine n’arrivera pas par la poste » et explique dans Libération que depuis que le projet a été rendu public les menaces se multiplient. Christophe Ayad, « Eyal Sivan menacé de mort », Libération, 7 mars 2003. 48 Il indique que l’appropriation de Shoah dans Route 181 relève d’une confusion entre le génocide des Juifs et la Nakba. Il explique : « Je crois qu’on a rarement assisté à une telle atteinte à toutes les vérités factuelles. (…) Donc il faut être très solennel. Je dois dire aujourd’hui que ce film est un appel au meurtre et j’accuse Arte de falsification et d’incitation à la haine. », Alain Finkielkraut, Qui vive, Radio de la Communauté Juive (RJC), 29 novembre 2003. Une transcription de cette émission est consultable [en ligne] URL : http://www.cabinetmagazine.org/issues/26/assets/pdf/finkielkraut_radioRJC.pdf Consulté le 2 novembre 2011. 49 Arnaud Desplechin se désolidarise de la lettre le 10 mars 2004, en indiquant ; « Toute idée de censure me révulse, c’est épidermique. Que l’on puisse interdire une seule projection de Route 181 est indigne. C’est ma liberté, de réalisateur et de spectateur, qui est atteinte. Pour cette signature, je fus utilisé. Oui, j’ai adhéré à ce texte qui exprimait sa réticence vis-à-vis de ce film, mais son interdiction est le but inverse recherché », JeanLuc Douin (propos recueillis par), « Trois questions à… Arnaud Despléchin », Le Monde, 11 mars 2004. 50 Un courrier d’une des onze signataires - Anny Dayan-Ronsenman - est publié dans Libération, Route 181 le chemin de la confusion, Libération, 1er avril 2004. Le film vient alors d’obtenir le grand prix du 2ème Festival

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation « [Elle] demandait à l'Etat de "prendre ses responsabilités", tout en affirmant "ne pas appeler à la censure". »52

Le 3 mars, un communiqué de la direction du Centre Pompidou53 se prévalant du soutien du Ministère de la Culture54 a annoncé l’annulation de l’une des deux séances. Plusieurs articles portant sur cette lettre, publiés dans la presse généraliste, marquent ainsi le début d’une polémique. A cela s’est ajoutée une contre-pétition dénonçant « une censure qui ne dit pas son nom » signée par Godard55, Esther Benbensa, Tzevan Todorov, Pierre Vidal-Naquet et environ trois cents personnes56. A partir de ce moment-là, la lettre dénonçant Route 181 a plusieurs fois été qualifiée d’acte de censure dans Libération57.

international du film des droits de l'homme (Action Christine, Paris). Anonyme, « Un Grand prix pour Route 181 », Le Monde, 17 avril 2004. 51 « Avec copie à différents responsables du centre, de la BPI, du festival, ainsi qu’aux cinq membres du jury de la compétition internationale », Catherine Humblot, « Controverse sur la projection de Route 181 », Le Monde, 11 mars 2004. 52 Christophe Ayad, « Route 181, un divan public », Next – Libération, 30 juin 2004 [en ligne] URL : http://next.liberation.fr/cinema/0101494212-route-181-un-divan-public Consulté le 2 avril 2011. 53 Provoquant un débat dans l’organisation du festival, « (…) l'Association des amis du réel, une sorte de contrepouvoir à l'administration du festival, comme on a pu le voir encore cette année avec l'affaire Route 181, où l'association a défendu, face aux autorités du Centre, la projection du film d'Eyal Sivan et Michel Khleifi... », Annick Peigne-Giuly, « La Passeuse passe la main », Next – Libération, 15 septembre 2004 [en ligne] URL : http://next.liberation.fr/cinema/0101501875-la-passeuse-passe-la-main Consulté le 2 avril 2011. Le président de l’association des amis du réel, Claude Guisart, signe effet la contre-pétition. Ange-Dominique Bouzet, « Route 181, la polémique continue », Libération, 11 mars 2004. 54 « Rue de Valois, le service de presse du cabinet précise que le communiqué diffusé par le centre Pompidou est «erroné» et qu'il n'y a pas eu de «commun accord» avec le ministère : «Nous avons été avisés, mais ne nous sommes prononcés ni pour ni contre. Le ministère n'intervient pas dans la programmation d'un festival.» Bruno Racine, président du centre Pompidou, maintient, lui, que le ministère «a estimé que la décision était équilibrée». », idem. 55 En mai 2004, à une question sur la question, il indique, « Je ne vois pas pourquoi ce serait un détournement de Shoah. Il y a bien des coiffeurs en Palestine... Sur la route de l'état-major, il n'y aurait eu que des chars » avant d’ajouter que « dans la grande scène du coiffeur de Shoah, il n'y a plus d'intention, on atteint autre chose. », Serge Kaganski (propos recueillis par), « Jean-Luc Godard : "C’est notre musique, c’est notre ADN, c’est nous" », Inrockuptibles, 5 mai 2004. [en ligne] URL : http://www.lesinrocks.com/actualite/actuarticle/t/13106/date/2004-05-05/article/jean-luc-godard-cest-notre-musique-cest-notre-adn-cest-nous/ Consulté le 2 avril 2011. 56 Ange-Dominique Bouzet, « Affaire de refus », Libération, 18 mars 2004. Celle-ci a été publiée le 8 mars dans Libération Collectif, « Une Censure inadmissible à Cinéma du réel », Libération, 8 mars 2004. 57 « Soit on considère que le film est «antisémite» et «judéophobe» et son sort devrait relever de la justice, que le ministère tout autant que les «plaignants» (qui sont-ils ?) sont à même de saisir pour en obtenir l'interdiction absolue. Soit il ne l'est pas, et la connotation infamante du communiqué est tout aussi inadmissible que la censure qu'il prétend justifier. », Ange-Dominique Bouzet, Libération, 6 mars 2004 ; « Une censure sans précédent dans l'histoire de Cinéma du réel, officiellement justifiée «d'un commun accord entre la BPI, le centre Pompidou et le ministère de la Culture», pour «des raisons de sécurité». », Ange-Dominique Bouzet, loc. cit., 11 mars 2004 ; « Et on devrait s'étonner que le voile de Thann s'accroche à la censure de Route 181 (Libération des 6 et 8 mars) ou à «l'affaire Dieudonné» ? On ne devrait pas. », Chronique de Marcelle Pierre, Libération, 11 mars 2004. Et le soir de l’ouverture du festival, Eyal Sivan après avoir fait une déclaration a quitté la salle en lançant, « Messieurs les censeurs, bonsoir. », Catherine Humblot, loc. cit., 11 mars 2004.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation La scène du film décrite précédemment et qui se déroule dans le salon de coiffure est au centre de cette polémique. Ainsi, Catherine Humblot écrit dans Le Monde, que la lettre : « (…) dénonce une scène évoquant le film Shoah : un coiffeur palestinien y raconte un massacre, en 1948, à Lod, avant un plan sur des voies ferrées qui évoque, lui aussi, le film de Claude Lanzmann. "Le plagiat de séquences entières de Shoah de Claude Lanzmann vient illustrer une pratique perverse et systématique dont la logique profonde est celle du retournement des victimes en bourreaux", écrivent-ils [dans la lettre]. »58

Dans un article intitulé Trois questions à Eyal Sivan et Michel Khleifi, cette journaliste demande explicitement aux réalisateurs de se justifier59. Si le second dit ne pas avoir vu l’intégralité du film de Lanzmann et ne répond pas véritablement aux questions posées, Eyal Sivan assume lui que Route 181 fait référence à Shoah tout en réfutant l’idée qu’il s’agit d’un plagiat. Il explique à ce sujet : « Comme beaucoup d’Israéliens, je ne peux pas faire autrement que de penser la Nakba, la catastrophe palestinienne de 1948, en relation avec la Shoah. Le coiffeur de Lod, dont le témoignage relève d’une vérité historique récemment confirmée par l’historien israélien Benny Morris, représente le traumatisme palestinien, comme Abraham Bomba (dans Shoah) incarne le traumatisme des juifs européens. »60

Une semaine plus tard, il reviendra sur ce point dans Libération : « Lanzmann serait-il le seul génie de la culture qu'il soit interdit de citer ? Quand nous avons rencontré ce coiffeur, je n'ai pas imaginé le filmer autrement. J'ai vu, oui, que cela mettait la séquence en résonance avec celle de Lanzmann. Mais les scènes ne sont pas du tout identiques. »61

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Idem. Elle demande, « Comment justifier les deux scènes qui évoquent Shoah, de Claude Lanzmann, notamment celle du coiffeur ? », puis, « Pourquoi ce plan sur les voies ferrées qui évoque Shoah ? », Catherine Humblot, « Trois questions à Eyal Sivan et Michel Khleifi », Le Monde, 11 mars 2004. Noté b par la suite. 60 Sur les chemins de fer, il répond, « Le chemin de fer revient souvent dans notre film. Une analogie n’est pas une comparaison. Dire que ce n’est pas comparable, c’est déjà une comparaison. Nous, Israéliens, devons assumer un crime que nos aînés ont refusé de reconnaître ; nous avons aujourd’hui des ministres qui préconisent le "transfert de population"; ce n’est pas un simple mot. Depuis 1945, nous lui connaissons une image, le chemin de fer. », Eyal Sivan dans Catherine Humblot, loc. cit., 11 mars 2004b. 61 «Lanzmann serait-il le seul génie de la culture qu'il soit interdit de citer ? Quand nous avons rencontré ce coiffeur, je n'ai pas imaginé le filmer autrement. J'ai vu, oui, que cela mettait la séquence en résonance avec celle de Lanzmann. Mais les scènes ne sont pas du tout identiques. En revanche, il y a un appel à une réflexion sur la mémoire, quand on voit que, trois ans seulement après la libération des camps, Israël a entouré un quartier arabe de barbelés en l'intitulant "ghetto"... Pour ce qui est de la Naqba (ndlr : la défaite arabe), je ne peux pas, en tant qu'Israélien, la penser autrement qu'en relation avec la Shoah, puisque c'est par la Shoah qu'on l'a légitimée. Mais ceux qui m'accusent d'avoir "comparé l'incomparable", c'est eux qui le font ! », cité in Ange-Dominique Bouzet, loc. cit., 18 mars 2004. 59

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Quelques jours avant le début de cette polémique dans la presse généraliste, le réalisateur avait porté plainte pour diffamation à l’encontre d’Alain Finkielkraut. En octobre 2004, le philosophe a été mis en examen62 ce qui a conduit à la tenue d’un procès en mai 2006 devant la dix-septième chambre du tribunal correctionnel de Paris63. Lors de celui-ci, Lanzmann est intervenu en qualité de témoin. Il a alors vivement critiqué le film de Khleifi et Sivan. Le fait que cette polémique se soit conclue par un procès dans lequel Lanzmann est intervenu, constitue l’expression d’un dissensus maximum autour d’une appropriation de Shoah. La séquence tournée dans le salon de coiffure avec Bomba a également été reprise dans le film intitulé Belzec. Belzec : une forme tout en continuité Dans Belzec (2005), c’est la manière dont un réalisateur Guillaume Moscovitz s’est approprié la même séquence de Shoah sans que cela ne conduise à une polémique, qui est ici abordée. Ce film porte sur le camp d’extermination de Belzec qui était, avec Sobibor et Treblinka, l’un des trois camps de l’opération Reinhard mis en place par les nazis pour tuer les Juifs de Pologne. Dans le cadre de ce chapitre de la thèse, il est mis en regard avec Shoah et Route 181. Dans le film de 1985, l’histoire de ce camp est abordée sans toutefois être développée, le choix fait pour Shoah étant de mettre l’accent sur les deux autres camps. Ainsi, dans Shoah, la dune de sable de Belzec est filmée (ill. 1). Puis, le mémorial apparaît à l’écran tout en étant à peine visible (ill. 2-3). La gare et enfin la pancarte indiquant Belzec apparaissent alors successivement à l’écran (ill. 4). Ces quatre plans, qui durent moins de deux minutes, ont été montés64 en parallèle de propos tenus par Hilberg qui portent sur la déportation des Juifs de Varsovie. Lors de cette séquence, Lanzmann mentionne alors à voix haute le nom du camp d’extermination. Ainsi, images et voix se répondent.

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Lire, « Route 181 fait polémique », Antoine de Baecque, Libération, 1er mars 2004. Les notes d’audience sont consultables. [en ligne] URL : http://www.cabinetmagazine.org/issues/26/assets/pdf/sivan_finkielkraut_french.pdf Consulté le 2 novembre 2011. Un extrait de la prévention indiquée était : « Diffamation envers particulier(s) par parole, écrit, image ou moyen audiovisuel, le 24 novembre 2003. » 64 Il y a, trois plans sur le site de l’ancien camp, puis un plan sur la gare. Entre le 3ème plan et celui sur la gare est monté un plan sur un train en fonctionnement dont on pense qu’il n’a pas été tourné à Belzec. 63

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation

Fig. 127 Captures d’écran issues de Belzec (1).

Vingt ans après, le film de 2005 constitue non pas une forme inversée de Shoah comme cela est le cas pour Route 181, mais une réalisation toute en continuité. Si des différences notables existent entre les deux films65 un plus grand nombre de similitudes peut être relevé. Ainsi, dès les premières séquences de Belzec, les dunes (ill. 1), un homme ayant participé à la construction du camp (ill. 2), des jeunes du village qui se rendent sur les lieux (ill. 3) un train arrivant à la gare de Belzec (ill.4) ont été filmés. Lors de l’entretien conduit avec les adolescents, l’un d’entre eux indique qu’un million et demi de Polonais non-juifs sont morts à Belzec. Il se reprend ensuite, ne se souvenant plus s’il s’agit de cent cinquante ou bien mille cinq cent personnes66. Cette scène renvoie assez explicitement à la séquence de Shoah tournée avec Michelsohn (Cf. chapitre 4).

Fig. 128 Captures d’écran issues de Belzec (2).

Une séquence de Belzec, qui dure un peu plus de quatre minutes, montre en quoi ce film s’inscrit dans une continuité formelle et non polémique de Shoah. Comme dans Route 181, celle-ci se déroule dans un salon de coiffure. Cinq jeunes Polonais sont présents dans ce lieu. Une coiffeuse coupe les cheveux d’un homme, trois autres femmes étant dans la pièce. 65

Il est possible de citer comme exemples de ces différences l’absence du réalisateur à l’image et le fait que les traductions soient faites en sous-titre. 66 On reproduit ici les sous-titres du DVD : « - Qui t'a parlé de 150 000 polonais morts ici ? ; - C'est ce qu'on dit ici. ; - Les plaques... c'est ce qui est indiqué sur les plaques et dans les livres. On apprend que 150 000 Polonais sont morts ici. ; - Tu sais que ce n'est pas 150 000 mais 150? ; - 150, c'est ce que je disais. ; - 1500! ; - 1500? Alors j'ai confondu avec l'autre chiffre de 600 000. », dans Guillaume Moscovitz, Belzec, 2005.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation La plupart du temps, une femme s’exprime en polonais au sujet de la vie quotidienne à Belzec et de la haine qui règne encore entre les gens (ill. 1, ci-après). Elle dit son désir de quitter le village. Elle pense qu’aujourd’hui tout se déroulerait de manière similaire à ce qui s’est passé à l’époque où le camp était en fonctionnement. Elle précise que les habitants ne se posent pas de questions à propos du génocide des Juifs, que les gens ignorent le passé. « Moi, je pose des questions [ill. 2] parce que ça m’intéresse donc on me répond (…) Ce sont des ignorants ! »

Elle prend à parti l’homme présent dans le salon de coiffure. Celui-ci est un habitant de Belzec qui vit proche du site de l’ancien camp. Son oncle vivait déjà là pendant la guerre. « Il a survécu au camp », dit-il, sa grand-mère lui parlait de l’odeur terrible quand les corps des Juifs étaient brûlés. On lui a aussi raconté que les Juifs cachaient leur or où ils pouvaient « et puis les vieux allaient le ramasser ». Il rit. Elle écoute. La séquence se termine ainsi (ill. 3-4).

Fig. 129 Captures d’écran issues de Belzec (3).

A la différence des plans tournés avec Bomba, il n’y a là ni larmes, ni interruption des propos. Ils ne portent pas sur le passé, comme c’est le cas dans Shoah (1941-1945) et Route 181 (1947-1948), mais assez strictement sur le temps présent (2005). Il y a dans Belzec une coprésence de deux conceptions opposées du passé. La femme demande, veut savoir, en même temps qu’elle sait déjà. L’homme a entendu parler de ce qui s’est déroulé à Belzec en 1942, mais il ne veut ni savoir, ni vraiment parler67. L’objet de cette séquence est plus de montrer l’incompréhension et l’incapacité à communiquer de la part des personnes en présence au sujet du génocide des Juifs.

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Le dispositif filmique mis en place est à prendre en compte. Le fait que ce soit une tierce personne qui coupe les cheveux de l’homme, participe à éviter que cette séquence soit le lieu d’une opposition frontale.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Lors de sa diffusion, le film de Moscovitz n’a pas fait polémique, le réalisateur reconnaissant avoir une « dette »68 envers le film de Lanzmann et assumant dès ce moment-là les références faites à Shoah69. Belzec a été reçu positivement par la critique, sans constituer un événement et cette scène n’a pas été particulièrement mentionnée. Belzec a été perçu comme étant un « rejeton de Shoah »70, le film devant « trouver sa place à l'ombre du Shoah »71. La référence au film de 1985 est presque toujours mobilisée par les critiques72. Ces mentions ont été faites aussi bien lors de la sortie du film en salle que lors de sa diffusion à la télévision en 2008 et 2009. A titre d’exemple, dans L’Express, Julien Welter note à ce sujet : « S'il n'éclaire pas sur les événements survenus dans ce qui est aujourd'hui une clairière, ce documentaire, suivant les préceptes de Claude Lanzmann (Shoah), prend parfaitement la mesure de ce qu'est le déni. » 73

Des propos similaires sont tenus dans Le Monde74 et Le Point75. Il en va de même dans la presse cinéphile et notamment dans Les Cahiers du cinéma76, Les Yeux rouges77 et Critikat78. Dans Chronic’art, Frédéric Bas précise : « Le film de Moscovitz est un enfant de Shoah de Claude Lanzmann. On y retrouve tous les choix de l'œuvre-monstre : refus de l’archive, questionnement du témoin dans son cadre de vie actuel ; enfin et surtout, présence bouleversante des lieux du crime, filmés longuement. » 79

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Thomas Sotinel, « Mémoire de l’extermination », Le Monde, 23 novembre 2005. « Claude Lanzmann a ouvert avec Shoah une nouvelle voie dans la façon de faire du cinéma. Par le travail du film c'est la réalité du meurtre qui advient. Cette manière de faire de Claude Lanzmann, sa posture éthique et opératoire, sont incontournables pour aborder par le cinéma la réalité de ce qui s'est passé. En tant que cinéaste j'ai avec ce premier film, pris acte à ma façon de ce bouleversement. », Isabelle Rèbre (propos recueillis par), « Entretien avec Guillaume Moscovitz », dans Belzec : un film de Guillaume Moscovitz, Edition de la Compagnie des Phares et Balises, 2008. Des propos similaires sont tenus par le réalisateur à Samuel Gontier (propos recueillis par), « J’ai voulu travailler sur les lieux frontières entre le monde et l’écroulement du monde », Télérama, 5 février 2009 et dans Guillaume Moscovitz (entretien avec), « Refus de la négation », Rouge, n° 2134, 17 novembre 2005. 70 « C'était compter sans ce rejeton de Shoah. Partant du paysage, comme Claude Lanzmann en 1985, comme Alain Resnais et Jean Cayrol en 1955 dans Nuit et brouillard, Guillaume Moscovitz tourne à son tour autour du meurtre ; à la façon des grands documentaristes. Pas un commentaire, aucune archive, foin de musique, mais une bande-son d'un naturel glaçant (…) », Antoine Perraud, « Belzec », Télérama, 26 novembre 2005. 71 Thomas Sotinel, loc. cit. 72 La référence à Claude Lanzmann est absente des très courtes mentions du Figaro : Anonyme, « Autres films », Le Figaro, 23 novembre 2005 et de Libération : Anonyme, « A la télé », Libération, 5 février 2009. 73 Julien Welter, « Belzec », L’Express, 24 novembre 2005. 74 Thomas Sotinel, loc. cit. 75 Olivier de Bruyn, « Belzec », Le Point, n°1732, 24 novembre 2005, p. 112. 76 Jean-Michel Frodon, « Belzec », Cahiers du cinéma, n°606, novembre 2005, p. 43. 77 Antonin Otchak, « La Conscience de Belzec », Les Yeux rouges, février 2009. [en ligne] URL : http://www.lesyeuxrouges.info/archives/351.html 2 avril 2004. 78 Florine Delacroix, « Belzec, camp oublié », Critikat, 23 novembre 2005. [en ligne] URL : http://critikat.com/Belzec.html?var_recherche=belzec Consulté le 2 avril 2011. 69

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Pour conclure sur ce point, le débat qui a suivi la diffusion de Route 181 est moins lié à la reprise d’une scène de Shoah qu’à l’usage politique qui en a été fait. Dans Belzec, l’intention n’est pas moins politique80 mais celle-ci n’entre pas en contradiction avec le récit de Shoah. Au contraire, elle fonctionne comme une sorte de continuation. Cette inscription d’un rapport de filiation est particulièrement prégnant dans les fascicules pédagogiques accompagnant la diffusion du film. Ainsi, dans un dossier réalisé par le CNDP pour l’Education nationale à l’occasion de la diffusion de Belzec en 2009 sur France 5. Catherine et René Paulin établissent ainsi un parallèle : « On interrogera la posture adoptée par le documentariste: une posture éthique et opératoire, comme celle de Lanzmann dans Shoah. » 81

Jean-François Forges effectue lui une étude comparée des deux films dans un article intitulé « Belzec et Shoah » qui a été inséré dans le dossier pédagogique accompagnant le DVD de Belzec (2008). Dans ce cadre, il inscrit ce film dans le récit cinéphile en faisant référence aux propos de Despléchin (Cf. Chapitre 7). Pour lui, Shoah occupe résolument une place de référence incontournable. Il écrit : « Belzec ne peut pas bien se comprendre sans Shoah. Alors Belzec appelle à la nécessité de revoir ou de voir Shoah. »82

Shoah et la pédagogie La manière dont en 2008 Shoah et Belzec ont été liés dans plusieurs écrits à vocation pédagogique conduit à s’interroger sur le développement du récit dans ce domaine. L’hypothèse selon laquelle celui-ci a participé à l’institutionnalisation du film peut être formulée. Le fait que le Ministère de la Culture français soit l’un des coproducteurs de Shoah renforce cette idée. (Cf. chapitre 2). Ainsi, des projections ont été organisées en présence du

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Frédéric Bas, « Belzec », Chronic’art, 23 novembre 2005. [en ligne] URL : http://www.chronicart.com/cinema/chronique.php?id=9667 Consulté le 2 avril 2011. 80 Par remontée en généralité il est possible de considérer que la scène porte sur le rapport des polonais à leur passé. 81 Catherine et René Paulin, « Rien à voir, tout à savoir », Télédoc. Le Petit guide télé pour la classe, 2008-2009. Dossier réalisé à l’occasion de la diffusion du film sur France 5 le 5 février 2009, p. 2. [en ligne] URL : http://www2.cndp.fr/TICE/teledoc/mire/teledoc_belzec.pdf Consulté le 2 avril 2011. 82 Jean-François Forges, « Belzec et Shoah », in Belzec : un film de Guillaume Moscovitz, Edition de la Compagnie des Phares et Balises, 2008, p. 17.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation réalisateur dans le cadre de l’Education nationale83. Pour autant, entre 1985 et 1997, il semble que cet aspect du récit a été secondaire. Comme cela est le cas pour le récit cinéphile, cette appropriation du film à une échelle nationale a eu lieu plus de dix ans après sa sortie en salle. En 1997, à la fin de l’émission le Cercle de minuit consacrée à « comment filmer l’histoire ? »84, Lanzmann est intervenu à la suite d’Arnaud des Paillières. Il s’est excusé de n’avoir pas vu son film, Drancy Avenir (1996), et a ensuite ajouté : « (…) et à propos de ce que vient de dire Arnaud, à savoir, l’enseignement de l’histoire. Puisque votre film commence par l’enseignement d’un cours d’histoire là-dessus, moi, je viens de recevoir un extraordinaire livre, écrit par un professeur d’histoire, qui s’appelle Eduquer contre Auschwitz. Histoire et mémoire, d’un certain Jean-François Forges, professeur de Lyon. C’est un livre magnifique. Il a tout lu, tout vu et le livre est écrit dans une perspective pédagogique… c’est un livre magnifique. »85

Livre en main, le réalisateur vient ainsi d’introduire dans l’espace public médiatisé un nouvel acteur du récit de Shoah, car si l’ouvrage intitulé Eduquer contre Auschwitz86, de Forges porte sur la transmission du génocide des Juifs, il accorde également une place centrale au film de Lanzmann87. Eduquer contre Auschwitz La pédagogie proposée par Forges s’articule autour de trois idées principales qui sont celles, d’un possible progrès moral, d’une reconnaissance de la spécificité du génocide des Juifs sur la base de comparaisons et du refus de la question du pourquoi. Premièrement, l’auteur propose d’articuler enseignement de l’histoire et de l’éducation civique en partant du

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Ainsi Claude Lanzmann indique : « Cent fois avant l’existence de ce DVD, j’ai été appelé, par des professeurs de lycée, qui se groupaient interdisciplinairement (histoire, philosophie, lettres, etc.) et organisaient une ou des projections de « Shoah » dans son intégralité. Ce fut le cas il y a quelques années pour les élèves de tous les lycées et collèges de la région de Bergerac et ce sont les enfants qui, après avoir travaillé des séquences particulières avec leurs professeurs, entraînèrent leurs parents le jour où le film fut projeté dans leur ville. », Claude Lanzmann, « Représenter l’irreprésentable », Nouvel Observateur, hors-série : La Mémoire de la Shoah, décembre 2003-janvier 2004, p. 9. La projection mentionnée par Claude Lanzmann a eu lieu le 16 janvier 2000. Claude Lanzmann, Philippe Mallard (propos recueillis par), « D’entre les morts », Télédoc, Le Petit guide télé pour la classe, 2007-2008, Dossier réalisé à l’occasion de la diffusion du film sur France 5 le 5 au 8 mai 2008, p. 3 [en ligne] URL : http://www2.cndp.fr/TICE/teledoc/mire/teledoc_shoah.pdf Consulté le 2 avril 2011. 84 Laure Adler (présentation), op. cit., 22 avril 1997. Cf. chapitre 7. 85 Claude Lanzmann dans idem. 86 Jean-François Forges, Eduquer contre Auschwitz, ESF éd., Paris, 1997, 155 p. Par la suite la 3ème édition, revue et corrigée est citée, Jean-François Forges, Eduquer contre Auschwitz, Pocket, Paris, 2004, 277 p. 87 Sur ce point, il est possible de renvoyer à la recension très favorable d’Elise Marienstras, « Le Métier d'historien », Les Temps Modernes, n°594, juin-juillet 1997, pp. 185-188.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation principe que l’objectif poursuivi est d’en empêcher la répétition88. Dans cette perspective, il fait moins référence à des travaux historiens qu’aux écrits de Primo Levi et au film de Lanzmann. Selon lui, ces œuvres sont les mieux à même de permettre d’atteindre « le but moral d’apprendre la compassion »89 en même temps que l’acquisition de connaissances historiennes. La compassion, qui renvoie à l’idée de souffrir avec autrui, est l’un des buts visés par la pédagogie proposée et ce dans la perspective de permettre un progrès moral90. Deuxièmement, Forges insiste sur l’unicité du génocide des Juifs sur la base de comparaisons avec d’autres massacres et d’autres génocides. En ce sens, il est plus proche des positions de Bensoussan (Cf. chapitre 7) que de celles de Lanzmann. Ainsi, le premier chapitre de, Eduquer contre Auschwitz commence par une triple comparaison établie entre le génocide des Juifs et le Goulag, la décolonisation et la mise à mort des tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale. Troisièmement, Forges reprend le principe défendu par Lanzmann selon lequel il n’y a pas de pourquoi91. Il se distingue de la volonté de comprendre en critiquant explicitement la tribune de Bensoussan parue dans Le Monde en 200092. L’argumentaire et le vocabulaire qu’il utilise sont proches de ceux du réalisateur de Shoah. Selon lui, le refus du pourquoi s’applique au génocide des Juifs, celui-ci étant unique, cela ne discréditant pas pour autant une approche comparative. Ainsi, pour l’auteur, tous les « projets de morts » échappent à un moment donné, au pourquoi. Dans le chapitre consacré à Shoah, il précise à ce sujet :

88

« Le projet d’enseigner la réalité des camps et de la Shoah est indispensable pour maintenir la mémoire, unique mais faible chance de nous protéger contre le retour de l’horreur », ibid., p. 21. 89 Ibid., p. 202 explicitement au sujet du film Shoah. 90 Il s’agit là d’un choix, d’autres positions étant possibles. Gérard Wormser dans un article publié par le CRDP de Dijon, sur lequel on reviendra ci-après, note, « Le film [Shoah] invite donc les éducateurs à la modestie: il serait naïf de croire qu'enseigner à partir de ce film ferait progresser la conscience humaine. », Gérard Wormser, « Shoah : une phénoménologie de la disparition », dans Jean-Michel Lecomte (coord.), Savoir la Shoah, Documents actes et rapports pour l’éducation, CRDP de Bourgogne, 1998, p. 244. Dans un article paru dans les Cahiers du cinéma Marcel Ophuls s’est également opposé à tout usage de Shoah dans le cadre pédagogique, Marcel Ophuls, Jean-Sébastien Chavin et Charles Tesson (propos recueillis par), « Sans chagrin ni pitié », les Cahiers du cinéma, mars 2002, n° 566, pp. 51-58. 91 Dans le chapitre 3 de cet ouvrage il utilise ces termes afin d’indiquer qu’il n’y a pas d’explication au choix des nazis de tuer les Juifs alors qu’ils pouvaient se servir d’eux comme main d’œuvre. Jean-François Forges, op. cit., 2004, p. 193. 92 Il indique notamment, « que veut dire ici le mot "comprendre" ? Ne conduit-il pas à passer du "comment" au "pourquoi" ? Cette compréhension n’est pas possible intellectuellement et moralement. Il n’est pas possible de comprendre un tel crime. Cette compréhension ne conduirait-elle pas inéluctablement à être amené à prononcer un jour la pire obscénité imaginable : dire à un SS : "Je vous comprends" ? », ibid., note 38, p. 44.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation « Il serait, bien sûr, obscurantiste de s’interdire de rechercher les causes politiques, économiques, sociales, psychologiques de la Shoah. Mais, au-delà, un projet de mort, c’est-àdire le néant de tout projet, ne peut avoir de sens ni de pourquoi. »93

Tout en réaffirmant son refus de toute explication au sujet du génocide des Juifs, l’auteur, écrit un projet de mort et non « le » ou « ce ». Il fait du refus du pourquoi un élément, mais non un argument, qui participe à la reconnaissance de l’unicité du génocide. Une approche critique des sources Une fois l’unicité du génocide des Juifs reconnue sur la base de comparaisons, Forges perçoit deux dangers, celui de « nier le massacre et [celui de] l’exagérer. »94. Il revient sur ce second aspect à plusieurs reprises, si bien que Claude Levi, dans la recension qu’il consacre à l’ouvrage dans la revue Vingtième siècle, note qu’il invite à : « (…) examiner avec le sens le plus critique les témoignages et les images qui nous sont offertes. »95

En effet, l’auteur d’Eduquer contre Auschwitz explique que l’état de la connaissance dans l’historiographie doit être intégré aux travaux pédagogiques96. Au sujet des photographies contemporaines du génocide des Juifs, il indique qu’une attention toute particulière doit être portée aux légendes97. Au sujet des témoignages des survivants, il souligne que si une approche critique est parfois perçue comme « sacrilège », elle est pourtant nécessaire98. Au sujet des films, il considère qu’ils doivent être étudiés avec un : « (…) esprit critique aussi vigilant que pour les livres. »99

Il relève, par exemple, que dans le commentaire du film de Nuremberg à Nuremberg diffusé à partir de 1989, il est dit qu’il y a eu trois millions de morts à Auschwitz, alors qu’Hilberg

93

Ibid., p. 195. Ibid., p. 50. 95 Claude Levy, « Eduquer contre Auschwitz. Histoire et mémoire », Vingtième-siècle. Revue d’histoire, n°57, janvier-mars 1998, p. 179. 96 Il indique notamment, qu’il ne faut pas « (…) multiplier monstrueusement les millions de morts », JeanFrançois Forges, op. cit., 2004, p. 50. 97 Ibid., p. 52. 98 Il note, par exemple, « Il n’y a pas d’indécence à faire des analyses de témoignages et documents quels qu’ils soient, et il ne faut surtout pas laisser croire au public que seuls les négationnistes ont l’exclusivité de cette critique », ibid., p. 73. 99 Ibid., p. 80. 94

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation avait participé à établir un nombre trois fois inférieur100. Il revient sur le même point au sujet de Nuit et Brouillard101, s’étonnant qu’il soit dit que « neuf millions de morts hantent ce paysage », alors que le nombre de six millions avait été avancé dès le procès de Nuremberg102. En introduction, il pose : « Il faut, avec une rigueur scrupuleuse, faire la part des mythes et de la réalité, au prix de bousculer des susceptibilités ou même des dogmes. »103

Ainsi, par exemple, il affirme son désaccord avec les propos tenus par Lanzmann au sujet de La Liste de Schindler (chapitre 7), le film lui semblant constituer pour des élèves une première approche du génocide des Juifs104. Une approche hagiographique du film L’analyse de ces principes pédagogiques et de ces prises de positions historiographiques conduit à l’étude du chapitre du livre consacré au film lui-même. L’effet de contraste avec ce qui a été exposé précédemment est saisissant dans la mesure où tout souci critique est exclu. Une analyse de Shoah entièrement hagiographique est proposée. Si l’avis émis par Tzvetan Todorov au sujet de Shoah est présenté (Cf. chapitre 6), ses arguments sont invalidés105. Plus généralement, l’usage d’un vocabulaire très favorable au film et la reprise de termes utilisés par le réalisateur à son sujet sont ici identifiés. Le début du chapitre concerné constitue à ce titre un exemple. Le premier intertitre est évocateur du point de vue proposé : un film et un livre uniques106. Il est écrit que Shoah : « (…) s’impose absolument », qu’il est « aveuglant de vérité humaine », d’une « force inouïe d’émotion, de méditation, de transfiguration même ».107

100

Ibid., p. 81. Il note par ailleurs, que certains passages sont « dans le domaine symbolique et non dans le domaine historique » et plus loin, que le film « a si durablement troublé l’image réelle des camps », ibid., p. 84 et p. 90. 102 Pour l’ensemble du génocide des Juifs, ibid., p. 88 103 Ibid., p. 22. 104 « Je ne partage pas en revanche la sévérité de Lanzmann pour le film de Steven Spielberg, La Liste de Schindler. (…) on ne peut récuser, a priori, aucun moyen pour conduire des élèves à la réflexion majeure et à l’affrontement avec l’extrême du mal dans les œuvres de Primo Levi et de Claude Lanzmann, sans dérobade possible dans la fiction et la fin heureuse », ibid., pp. 92- 93. 105 Pierre Vidal-Naquet n’échappe pas à la critique, en note, pour avoir questionné la manière dont Claude Lanzmann avait mené ces entretiens avec les témoins polonais. 106 On peut noter dès à présent que le chapitre se conclut sur le fait que le film est « un chef-d’œuvre unique », ibid., p. 208. 107 Ibid., p. 157. 101

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Forges explique ensuite pourquoi, selon lui, il ne s’agit pas d’un grand film, mais d’un chefd’œuvre108. Il note en des termes proches de ceux du réalisateur : « Shoah est le plus grand film de l’histoire du cinématographe du réel ou, mieux de la fiction du réel, pour le fond mais aussi pour la forme. »109

Dès lors, le texte ne prend pas la forme d’une analyse critique du film telle que décrite précédemment dans Eduquer contre Auschwitz. C’est un éloge110, Shoah étant qualifié de film d’histoire et d’œuvre cinématographique à part entière111. Ce second aspect conduit Forges à établir une comparaison entre celui-ci et les films de Friedrich Wilhelm Murnau, Luchino Visconti, Federico Fellini, Andreï Tarkovski, Ingmar Bergman et les tableaux de Vincent Van Gogh112. Il cite ainsi les réalisateurs auxquels Lanzmann est rapproché notamment dans le récit cinéphile. De la même manière, aucune comparaison n’est établie entre ces formes visuelles, ces mentions allant dans le sens d’un renforcement du statut de référence de Shoah. Par la suite, revenant sur son refus du pourquoi, il n’argumente pas mais cite intégralement le texte de Lanzmann, Hier ist kein warum. Il présente le film comme étant essentiel du point de vue pédagogique et poursuit en notant : « (…) la Shoah est un événement hors de la raison. Tous ceux qui tentent d’en trouver une explication se heurtent à des impasses. Il s’agit de convaincre qu’il ne peut pas en être autrement et qu’il n’en sera jamais autrement si on a l’inconscience de poser la question du pourquoi. »113

Il ne s’agit pas pour lui d’adhérer à l’idée que le génocide des Juifs se situe hors de l’histoire, mais tout comme Lanzmann d’indiquer que seule la question du comment peut être posée114. Par ailleurs, il cite de nombreux passages du film afin d’en expliquer le sens dans une perspective toujours proche de celle du réalisateur. Ainsi, l’usage d’une caméra cachée, qualifiée de « transgression morale »115 est justifié. La « maïeutique, un peu cruelle » à l’œuvre dans les entretiens menés avec les protagonistes polonais est expliquée. Parfois,

108

Au sujet de la publication sous forme d’ouvrage du texte, il écrit qu’elle est « extraordinaire », « il est un des plus grands livres écrits sur la tragédie », ibid., p. 158. 109 Ibid., p. 157. Plus loin, il note en des termes similaires, « qu’est-ce qu’une fiction du réel ? Comment filmer le rien, le néant, la mort ? Les réponses de Lanzmann s’imposent comme les plus convaincantes, aujourd’hui. » 110 Au sens étymologique de parole de louange en l’honneur de quelqu’un ou de quelque chose. 111 Ibid., pp. 164-165. 112 Ibid., p. 168. 113 Ibid., p. 191. 114 Ibid., p. 195. 115 Ibid., p. 166.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation certains éléments absents du film et des propos que le réalisateur a tenus sur celui-ci sont ajoutés. Lors de la description de la séquence de l’église à Chelmno, l’auteur note : « (…) les cloches sonnent comme peut-être jadis, le vendredi saint, elles appelaient au pogrom pour venger le Christ. »

Alors qu’il rend compte du fait que dans Shoah des Polonais disent avoir donné de la nourriture aux Juifs, il indique : « (…) peut-être qu’on exigeait l’alliance en or, contre le concombre : mais cela n’est pas dit. »116

Ces ajouts qui insistent sur l’antisémitisme chrétien des témoins polonais constituent autant de nouveaux éléments du récit de Shoah. Dans ce cas, des points précis de l’intrigue du film sont modifiés. Au-delà, de ces exemples particuliers, le film s’est imposé à Forges allant de ses propres dires jusqu’à modifier sa perception du monde117. Il adhère notamment à l’idée de l’abolition d’une distance spatio-temporelle défendue par le réalisateur118. La conclusion de ce chapitre rend compte de l’importance que le film a acquis pour lui. Après avoir rappelé le fait qu’un rabbin soit venu dire le Kaddish dans une salle de projection à New York, il écrit : « Quel film est aussi fort que celui-là pour faire à ce point surgir le passé des morts dans le présent des vivants ? De ce point de vue, Shoah est peut-être le plus grand film de l’histoire du cinématographe. »119

La différence entre le début de l’ouvrage et le chapitre consacré à Shoah peut être considérée comme une manifestation d’un décalage entre un souci critique revendiqué et une rupture qui « s’impose » d’elle-même à certains auteurs quand il est question du film de Lanzmann. Si cet ouvrage a été longuement analysé c’est également parce qu’il a été un déclencheur de la diffusion du film dans l’Education nationale.

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Les deux citations sont issues de ibid., pp. 182-183. C’est pourquoi, il qualifie Shoah de chef-d’œuvre. « Les chefs-d’œuvre conduisent le spectateur lui-même à évoluer », ibid., p. 157. Il note : « Il n’est plus possible de montrer une forêt sur le site d’un camp de concentration, sans faire renaître le souvenir des images de Lanzmann. », p. 169. En 2001, dans la postface de l’ouvrage consacré par Carles Torner à Shoah, il indique : « L’intensité de notre relation à Shoah est telle qu’il n’est pas possible de parler du film sans implication personnelle. », Jean-François Forges « Postface » in Carles Torner, op. cit., 2001, p. 230. 118 Ainsi, il écrit, « nous sommes en 1942. Nous arrivons à Treblinka dans un vrai train de 1942. », puis, « vers la fin de la séquence sur Chelmno, on est dans la forêt de Rzuszow où on brûlait des gens. » Il poursuit, « on ne peut plus visiter la Pologne sans penser à Lanzmann (…) », Jean-François Forges, loc. cit., 2004, p. 170. 119 Ibid., p. 208. 117

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Une première intégration dans l’Education nationale Depuis la fin des années 1980, les Centres Départementaux de Documentation Pédagogique (CDDP) possèdent une copie VHS de Shoah accompagnée d’une licence permettant de le visionner en milieu scolaire. Cependant, en 1997, Jean-Michel Lecomte, alors responsable éditorial du Centre Régional de Documentation Pédagogique (CRDP) de Bourgogne fait le constat que le film n’est jamais emprunté120. Cela le conduit à réaliser un outil pédagogique composé d’un ouvrage et de six fascicules édités à l’échelle régionale dont l’un de ceux-ci, intitulé Shoah, le silence français121 a été rédigé par Forges. Dans ce cadre, l’ouvrage Eduquer contre Auschwitz (1997) constitue une référence commune à la plupart des textes de ce dossier. Cette publication diffusée en mai 1998, a pour objectif de permettre l’étude en classe du génocide des Juifs sans banaliser celui-ci ni le sacraliser122. Le choix éditorial a été de faire appel non pas à des chercheurs mais à des pédagogues123 pour qui le film Shoah constitue un élément central afin d’appréhender cette période de l’histoire. Ainsi, dans l’introduction de l’ouvrage, la première référence citée est le film de 1985124. De surcroît, la circulaire nazie lue dans le film ainsi que la carte du camp d’extermination de Treblinka, dont Lanzmann fait usage lors de l’entretien mené avec Suchomel, sont reproduites en annexe125. Plusieurs extraits de Shoah sont également retranscrits126 à titre de sources

120

Il indique qu’en 1997 : « Nous avons pu vérifier que le film Shoah, disponible dans tous les CDDP avec licence de visionnage en milieu scolaire n’était jamais emprunté. », Jean-Michel Lecomte, « L’ensemble pédagogique sur la Shoah », Les Cahiers Pédagogiques, n°379 : Mémoire, histoire et vigilance, décembre 1999, p. 37. 121 Jean-François Forges, Shoah, le silence français, CRDP de Dijon, 1998. L'auteur critique la vision imparfaite présentée dans Nuit et Brouillard (p. 5), dans les manuels d'histoire (p. 5-6), Le Chagrin et la Pitié est lui jugé peu rigoureux et contestable (p. 6) et c'est uniquement avec Shoah que « pour la première fois des récits précis, concordant étaient mis en résonance dans un montage magistral et portaient une force de vérité, d'histoire et de mémoire jamais encore atteinte. » (p. 7). Les positions prises par la suite sont similaires à celles exposées dans Eduquer contre Auschwitz. Shoah et Claude Lanzmann sont cités aux pages 10, 12, 13, 27. 122 Jean-Michel Lecomte, loc. cit., décembre 1999, pp. 37-39. Ou par exemple, « Rechercher ce que nous enseigne aujourd'hui la Shoah est le moyen d'éviter les nombreux pièges tendus par la monstruosité de l'événement, et d'abord la commémoration incantatoire et sacralisante pouvant déboucher sur la banalisation (...) ou à l'inverse (et en même temps) sur une relativisation de tout autre phénomène mettant en cause l'humanité (...) », Jean-Michel Lecomte, Shoah et formation citoyenne, Coll. Savoir et transmettre, CRDP Bourgogne, 1998, p. 4. 123 Jean-Michel Lecomte, Savoir la Shoah, Documents actes et rapports pour l’éducation, CRDP de Bourgogne, 1998, pp. 37-38. 124 Ibid., p. 5. 125 Respectivement, annexes 11 et 18, ibid., p. 183-184 et pp. 236-237. 126 Respectivement, annexes 12 et 16, ibid., p. 185-205 et pp. 228-231.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation premières en annexe127. Enfin, le texte du philosophe Gérard Wormser qui constitue l’apport théorique dans le dossier porte sur le film. Cette contribution, favorable à Shoah, reprend la plupart des idées du réalisateur128. De même, la brochure constituant la partie méthodologique du dossier129 fait référence à Shoah, cette fois en lui accordant plusieurs statuts différents. Le film est une source qui rend compte du fait que les nazis refusaient de faire usage du terme « humain » pour désigner les victimes juives130. Les propos de Dugin et de Zaïdel, dont il a été démontré qu’ils ont été entièrement montés dans Shoah (chapitre 4), sont ici mobilisés pour leur valeur informative. Le titre du film est présenté comme étant l’une des raisons du choix du terme de Shoah afin de désigner le génocide des Juifs131. La référence au film fonctionne comme un argument qui participe à expliquer la singularité du génocide des Juifs. Ainsi, lorsque ces auteurs expliquent la différence entre les camps de concentration et les camps d’extermination, ils ne mobilisent que les propos de Srebnik dans Shoah132. Les autres formes visuelles que sont, la série Holocauste, La Liste de Schindleret Nuit et Brouillard, font l’objet de critiques alors que le film de Lanzmann est lui considéré comme étant indispensable133. Ils indiquent notamment : « (...) le visionnement de Shoah, le film de Claude Lanzmann nous semble indispensable pour, au-delà de la froide acquisition de faits, comprendre la nature de la Shoah, et à quel point elle plonge dans la destruction de l'humanité. »

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« Le volume de la collection "Documents, actes et rapports pour l'éducation" fournit des documents de nature diverse susceptibles d'être présentés aux élèves et permettant d'accéder à la réalité de ce que fut la Shoah: paroles de survivants extraites de Shoah et de Si c'est un homme, extraits de discours et documents authentiques du nazisme, liste des convois vers les camps d'extermination, direction ou passant par l'intermédiaire de ghettos, de camps de transit ou de camps de concentration, liste des opérations mobiles de tuerie » dans Jean-Michel Lecomte, Nicolas Giacometti, Enseigner sur la Shoah, CRDP de Bourgogne, 1998, p. 17. 128 Il est entre autres écrit que le génocide des Juifs est « un gouffre de sens » et qu’il s’est déroulé avec « l’acceptation lâche par une population polonaise antisémite », Jean-Michel Lecomte, op. cit., 1998, p. 243. 129 Jean-Michel Lecomte, Nicolas Giacometti, op. cit., p. 16. 130 Ibid., p. 6. 131 « Enfin, s'il était encore besoin d'une raison supplémentaire [pour faire usage du terme Shoah], le film de Claude Lanzmann et le livre en reprenant les paroles, par leur caractère irremplaçable, sont aujourd'hui la référence indispensable, comme le souligne fort justement Jean-François Forges dans Eduquer contre Auschwitz. », ibid., p. 7. 132 Au sujet du Sonderkommando de Chelmno, ils notent entre autres : « Placé par Lanzmann au milieu d'un groupe de Polonais, sur le parvis d'une église, il les entend parler, répondre aux questions provocatrices du réalisateur. Il les entend, il esquisse un vague sourire, comme pour confirmer qu'il est bien le seul être humain, là, devant la caméra. », ibid., p. 8. On notera que cette phrase appartient à la catégorie de ces ajouts subjectifs déjà repérés dans l’ouvrage de Jean-François Forges. Il est pour le moins (d)étonnant de lire ici que les polonais réunis devant l’Eglise ne sont pas des humains. 133 Ibid., p. 15 et p. 23.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation A l’exception du contenu de, Le catholique et la Shoah134, des références au film sont faites dans chacun des fascicules soit en reprenant les propos du réalisateur135 , soit en les critiquant136. A l’exception de deux fascicules, cet outil pédagogique est favorable aux vues exposées par Lanzmann. Si ce dossier, réalisé par le CRDP de Dijon, a eu une diffusion régionale137, la place du film dans l’enseignement a été par la suite discutée à un niveau national. Quelle pédagogie avec Shoah ? Un numéro des Cahiers pédagogiques intitulé Mémoire, histoire et vigilance (1999) coordonné par Forges, place Shoah au centre de la partie de la revue consacrée à la question : « Comment enseigner la Shoah ? » En effet, celle-ci comporte deux articles portant sur Shoah. Forges est l’auteur de, « A propos du film de Claude Lanzmann », texte qui est accompagné d’une présentation du dossier du CRDP coordonné par Lecomte. Le second article intitulé « Shoah en classe de philosophie » est du philosophe Redeker. Si l’analyse de Forges porte sur la valeur pédagogique de Shoah, celle du philosophe oppose le film de Lanzmann à La Liste de Schindler138. Selon l’auteur, ce film est « à bannir de l’usage pédagogique139 » contrairement à Shoah qui ouvre lui de nombreuses pistes de réflexion aussi bien sur l’art et les modalités de l’écriture de l’histoire que sur le génocide des Juifs lui-même. Le philosophe identifie ensuite des écueils auxquels les enseignants sont confrontés s’ils veulent travailler avec ce film. Il indique à ce titre que, seule la « haute pédagogie » proposée par Forges, permet de l’étudier en classe.

134

Le fascicule se compose de deux textes. Le premier du Père Jean Dujardin, « (…) propose une approche de ce que peuvent être les principales directions spirituelles d'une réflexion catholique sur la Shoah » (p. 13) alors que le second de Philippe Le Maître, retrace une histoire des liens entre Juifs et Catholiques avant et après la Shoah. » (p. 22), dans Philippe Le Maître et Père Jean Dujardin, Le Catholique et la Shoah, CRDP de Dijon, 1998. 135 C’est le cas, du fascicule rédigé par Jean-François Forges et de celui conçu par Didier Meny, Shoah : les limites de l’histoire, CRDP de Dijon, 1998. Ce dernier cite explicitement Claude Lanzmann à trois reprises, au sujet de l’acte de nomination que constitue le titre du film (p. 6), mais aussi de son refus de comprendre (p. 14) et enfin du refus des historiens d’appréhender le néant. 136 C’est le cas notamment dans deux fascicules. Pierre-Yves Gaudard, Shoah : l’impasse des explications monocausales, CRDP de Dijon, 1998 et Philippe Le Maître, L’Unicité de la Shoah, CRDP de Dijon, 1998. 137 « Mais à ce jour, l’ensemble [pédagogique diffusé en 1998] n’est pas retenu au catalogue national du CNDP, et voit donc sa diffusion restreinte. » Jean-Michel Lecomte, loc. cit., 1999, p. 39. 138 En introduction l’auteur fait de manière explicite un lien entre La Liste de Schindler et La Vie est belle. La critique qu’il porte sur le premier peut donc – au moins – être étendue aux deux films. 139 Il participe à créer de l’oubli. Il s’inscrit dans l’économie du loisir. Il fonctionne comme un jeu vidéo. Il tend à banaliser la violence. Il « met en scène une sorte de salut par l’argent. », ce qui semble être une critique irrémédiablement disqualifiant pour le philosophe.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Il est à noter que ce dossier des Cahiers pédagogiques s’inscrit dans le temps des polémiques puisqu’il paraît quelques mois après la diffusion en salle de, La Vie est belle (Cf. chapitre 7). Le texte de Redeker susmentionné s’articule à plusieurs publications du même auteur parues dans L’Arche, Commentaire et Les Temps Modernes entre 1994 et1995. Lors des débats qui se sont déroulés autour de La Liste de Schindler, ces articles ont participé au développement d’un questionnement dans le champ pédagogique. Dans ce cadre, cet auteur et Forges se sont opposés au point de vue émis par Emma Shnur. Celle-ci avait critiqué les positions du philosophe, d’abord dans la revue spécialisée Télémaque puis dans un dossier du Débat intitulé « Sur la pédagogie de la Shoah »140. Dans l’article du Débat, Shnur reconnaît que Shoah est une « œuvre unique » mais lui refuse le statut « d’œuvre totale »141, insistant sur la diversité d’approches possibles. Elle critique également ce qu’elle appelle les convictions œcuméniques de Forges. Selon elle, la pédagogie de cet auteur varie entre une dimension « dépressive » qui le conduit à multiplier les superlatifs et une dimension d’« édification ». Deux interrogations sont sous-jacentes à cet article qui tend à refuser de « pédagogiser » la Shoah. D’un côté, l’auteur souligne le risque de banaliser le génocide des Juifs et de l’autre le risque de créer un traumatisme chez les adolescents. Dans ce numéro du Débat, l’historien Philippe Joutard et Forges ont également signé un article. Le second répond dans ce dossier aux critiques émises par Emma Shnur dès l’introduction de sa contribution en indiquant : « Le devoir de mémoire (…) est du domaine de l’évidence. Il ne peut pas être un sujet de débat. »142

Dès lors que le problème est posé en ces termes, la suite des échanges ne peut que relever du domaine de la polémique. Celle-ci fonctionne sur le même modèle que celle étudiée précédemment, le film Shoah et les propos de Lanzmann occupant à nouveau une place centrale qu’ils soient contestés ou accrédités. Cela renforce à nouveau le statut de référence de Shoah dans l’espace public médiatisé. Dans ce chapitre de la thèse, il s’agit plus d’insister sur le processus d’institutionnalisation du film et donc d’appréhender la manière dont celui-ci a été intégré dans l’Education nationale.

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Emma Shnur, « Pédagogiser la Shoah ? », Télémaque, n°9, février 1997, pp.5-20 ; article repris et complété dans le cadre d’un dossier dans Le Débat. 141 Emma Shnur, « Pédagogiser la Shoah ? », Le Débat, n°96, septembre-octobre 1997, p. 134. 142 Jean-François Forges, « Pédagogie et morale », Le Débat, n°96, septembre-octobre 1997, p. 145.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Le film comme œuvre dans l’Education nationale Dans le dossier des Cahiers pédagogiques (1999), Forges note que : « (…) ce film français [Shoah] n’a pas encore la place qui lui revient dans les manuels scolaires, l’enseignement et l’éducation donnés dans les lycées français. »143

Il fait alors appel aux professeurs qui mobilisent Shoah dans le cadre de leur enseignement indiquant qu’avec l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP), il travaille à la réalisation d’un livret pédagogique. Ce projet s’est concrétisé à la rentrée 2001-2002 par l’édition d’un DVD d’extraits du film et de ce livret dont il est le rédacteur. Lanzmann a accepté une réduction du film à 3 heures à condition que les passages retenus soient diffusés dans le cadre de l’enseignement144. Par ailleurs, il a été rendu « impossible de zapper pendant l’extrait »145, c’est-à-dire que tout ralenti et toute avance rapide sont techniquement empêchés, le film conservant ainsi sa temporalité. Cette édition du DVD et du livret est l’une des premières de la collection Eden Cinéma dirigée par Alain Bergala et éditée par Le Scérén CNDP146. Dans Le Monde du 27 mars 2002, Frodon note, qu’en plus d’une version spéciale de Shoah, « trois chefs-d’œuvre du cinéma mondial »147, Les Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang, Les 400 coups de François Truffaut et, Où est la maison de mon ami ? de Abbas Kiarostami, font partie de cette collection. Ainsi que le critique l’indique, la valorisation de Shoah se fait :

143

Jean-François Forges, « A propos du film de Claude Lanzmann », Les Cahiers pédagogiques, n°379, décembre 1999, p. 32. 144 Les six extraits choisis correspondent, au début du film, « Extrait 1 – La disparition des traces : 34 minutes 23 secondes », aux réactions des polonais « Extrait 3 – Polonais de Grabow : 19 minutes 41 secondes » et « Extrait 4 – Polonais de Chelmno : 17 minutes », soit la séquence devant l’Eglise de Chelmno.A la mise à mort des Juifs à Treblinka, « Extrait 2 – Les chambres à gaz de Treblinka et d’Auschwitz : 27 minutes 15 secondes », soit la première partie du témoignage de Franz Suchomel et une intervention de Filip Müller et « Extrait 5 – Le processus de mise à mort à Treblinka : 34 minutes 29 secondes », soit la seconde partie du témoignage de Franz Suchomel et celui d’Abraham Bomba dans le salon de coiffure. A Auschwitz-Birkenau à travers le cas du camp des familles de Theresienstadt, « Extrait 6 – Vie et mort à Birkenau des Juifs du camp des familles de Theresienstadt : 37 minutes 38 secondes », soit principalement le récit alterné de Rudolf Vrba et de Filip Müller. 145 Compte rendu de l’intervention d’Alain Bergala à propos des DVD créés pour les enseignants, 10 juillet 2001. Frank Lefeuvre, « Université d’été, Le cinéma dans les classes à P.A.C : art, culture, langage », juillet 2001 [en ligne] URL : http://histoire-geographie.ac-geographie.ac-dijon.fr/Cine/CineDoc/CinePAC/bergala.rtf Consulté le 2 avril 2011. 146 Réseau d’éditeurs publics sous tutelle du Ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, réunit autour du Centre national de documentation pédagogique (CNDP). 147 Ainsi que « Cinéma d'Afrique [qui] réunit quatre courts métrages composant ensemble un voyage dans un univers à la fois réel et imaginaire, évoqué dans toute sa singularité. », Jean-Michel Frodon, « Une version spéciale de Shoah, un précis sur le montage et un catalogue de film », Le Monde, 27 mars 2002.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation « (…) aux confins des territoires de la cinéphilie et de la pédagogie. »148

A la fin de l’année 2001, Shoah devient dans le cadre de l’Education nationale l’un des quatre premiers films à s’inscrire dans l’histoire du cinéma et à constituer une référence pédagogique contribuant « à la nécessaire "alphabétisation cinématographique" des enfants »149. Les ministres de l’Education nationale, Jack Lang, puis François Fillon, ont particulièrement soutenu ce projet150. En effet, à la différence des trois autres titres proposés, Shoah a été adressé gratuitement à l’ensemble des lycées et des CDDP de France. Diffusé à 4 500 exemplaires, le DVD accompagné du livret, a ainsi immédiatement été épuisé. Il est dès lors possible d’étudier le contenu de ce livret de 128 pages. Divisé en quatre parties, il est constitué d’une présentation du film, d’une liste des séquences, d’un commentaire plan par plan et de propositions de travaux personnels pour les élèves. Forges reprend les grandes lignes de l’analyse proposée dans Eduquer contre Auschwitz, le ton employé étant encore plus élogieux151. Le caractère hagiographique du livret participe à établir Shoah comme une référence incontournable152. Celui-ci rend également compte d’une tendance à identifier le film au référent et vice versa. Il indique par exemple : « L’inscription de Shoah dans le patrimoine des grandes créations de l’humanité transmis par les collèges et les lycées doit assurer à cette œuvre et à son sujet l’éternité de la haute culture : en ce sens, Shoah est un des coups les plus durs jamais portés contre la mort. »153

148

Idem. Rapport d’activité ministériel : septembre 2001- février 2002, p. 79, [en ligne] URL : http://media.education.gouv.fr/file/06/6066.pdf Consulté le 2 avril 2011. 150 Extrait de la notice présentant le film. « Les ministres de l’Éducation nationale, Jack Lang, puis François Fillon, ont tenu à ce que soit présent, dans tous les lycées, un DVD constitué de trois heures d’extraits de Shoah, choisis par son auteur Claude Lanzmann. Le cinéma est ici au meilleur de sa capacité à ouvrir les consciences et une voie d’accès sensible et concrète à une réflexion sur le passé. » in brochure: L'Eden Cinéma, Sceren-CNDP, avril 2005, p. 14 [en ligne] URL : http://crdp.ac-lille.fr/sceren/IMG/pdf/EdenCinema_Brochure-2.pdf Consulté le 2 avril 2011. 151 Jean-François Forges, Shoah de Claude Lanzmann. Le cinéma, la mémoire, l’histoire, L’Eden Cinéma, CNDP, Paris, 201, 128 p. Sur le caractère unique et nécessaire on renvoie aux citations suivantes : « c’est un film d’un genre unique » (p. 12), « une expression artistique exceptionnelle » (p. 12), « absolue originalité » (p. 19), « on peut distinguer radicalement Shoah de tout ce qui a été fait avant lui et constater que rien, depuis ce film, ne lui est comparable » (p. 21), « totale maîtrise » (p. 28), « le film et le livre Shoah se distinguent radicalement des autres productions cinématographiques ou littéraires » (p. 11), « le film Shoah, en revanche, est une source incomparable de réflexion philosophique, psychanalytique, historique, civique et morale. » (p. 36). « Shoah peut être utilisé comme l’un des meilleurs exemples pour enseigner le langage cinématographique » (p. 108). « Il faudra, de toute manière, voir impérativement Shoah dans son intégralité » (p. 109). 152 « On ne conçoit pas de faire l’histoire du cinéma et l’histoire de la Shoah sans référence au film Shoah », ibid., p. 27. 153 Ibid., p. 113 149

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation De plus l’unicité du génocide est explicitement mise en regard avec celle du film154. En cela, il reprend un lien établi dès 1987 dans la presse généraliste (Cf. chapitre 5). Enfin, l’acte de regarder le film est comparé au fait d’avoir « rencontré » le génocide des Juifs : « (…) ce film est tel que passer dans Shoah, c’est passer dans la Shoah. C’est ce qui explique l’impression vertigineuse que connaissent les spectateurs du film mais aussi les voyageurs qui ont le souvenir de Shoah, c’est-à-dire, en un sens, de la Shoah. »155 « En voyant le film, sans doute rencontre-t-on la Shoah. »156

Enfin, comme dans l’ouvrage de 1997, l’auteur insiste sur le fait qu’il s’agit avant tout d’une œuvre d’art. Les quatre termes suivant sont utilisés à vingt-cinq reprises pour qualifier le film : « Œuvre », « œuvre d’art », « chef-d’œuvre » et « une œuvre créatrice d’humanité. »157

Le film est alors comparé aux tableaux de Vincent Van Gogh et de Maurice de Vlaminck, aux films d’Alfred Hitchcock, Stanley Kubrick, des frères Auguste et Louis Lumière, Clint Eastwood, Carl Theodor Dreyer, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, Friedrich Wilhelm Murnau, Ingmar Bergman, Robert Bresson, Kenji Mizoguchi, Andreï Arsenievitch Tarkovski et Orson Welles158. Par ailleurs, les auteurs cités dans le livret, Desplechin, Dominique Païni et Wajcman, sont parmi les plus favorables au film159. Aucun travail d’historien ou d’historien du cinéma n’est mentionné. En cela, la manière dont le film est présenté dans l’Education nationale correspond au récit cinéphile (Cf. chapitre 7). D’un point de vue chronologique, il est à noter que ce récit précède celui qui s’est imposé dans les Cahiers du cinéma au sujet de Shoah. Il ne s’agit donc pas d’établir un lien d’influence entre les deux mais de remarquer qu’un vocabulaire et des axes communs se développent dans ces champs à la même période.

154

« La spécificité et l’universalité de la Shoah sont incomparablement illustrées par la spécificité et l’universalité du film Shoah », ibid., p. 35. 155 Ibid., p. 23-24. 156 Ibid., p. 35. 157 Ibid., respectivement, six occurrences, p. 12, p. 13, p. 14, p. 34 : deux fois, p. 36 ; six occurrences, p. 12 : deux fois, p. 13, p. 21, p. 35, p. 37 ; quatre occurrences : p. 7, p. 12, p. 13, p. 27 et pour le dernier terme : p. 30 158 Ibid., p. 13 pour les deux peintres, puis respectivement, p. 23 ; p. 53 ; p. 66 et 107 ; p. 77 ; p. 96 et 113 ; p. 107 ; p. 113. Les autres films sur le génocide des Juifs sont convoqués pour mieux être révoqués, outre le travelling de Kapo (p. 95), La Dernière étape (p. 21), Nuit et Brouillard (p. 21), La Liste de Schindler (p. 24). 159 Ibid., respectivement, p. 16 ; p. 20 et p. 96 et 114. La bibliographie (p. 115) compte trois titres : le texte de Shoah, l’ouvrage dirigé par Michel Deguy et celui intitulé Shoah, le film : des psychanalystes écrivent.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Le maintien d’une vision critique Si ce livret, diffusé dans l’ensemble des lycées français, marque une sorte d’apogée d’une vision hagiographique du film dans le domaine pédagogique, celle-ci ne s’est pourtant pas imposée de facto. Par exemple, l’article d’Anne-Marie Baron, « La représentation de la Shoah à l’écran » publié en 2001 dans la revue spécialisée L’Ecole des lettres n’accorde pas une place particulière à Shoah, l’inscrivant dans un ensemble de quatorze films portant sur le sujet160. Le ton employé par l’auteur et la taille des notices sont sensiblement les mêmes pour chacun des films. Shoah est toutefois cité en introduction et le réalisateur l’est aussi pour ses prises de positions lors de diverses polémiques161. Anne-Lise Baron conclut sur le principe que : « (…) tous les moyens sont bons [pour transmettre l’histoire du génocide des Juifs], à condition d’éviter la vulgarité et la complaisance. Personne n’a le droit de s’arroger l’exclusivité de la représentation de la Shoah (…). »162

De même, dans le dossier proposé par le CRDP de Dijon, deux fascicules présentent un point de vue différent de celui de Forges. Pierre-Yves Gaudard dans celui intitulé Shoah : l’impasse des explications monocausales, explique notamment que le refus de comprendre adopté par Lanzmann pour Shoah ne constitue pas un principe généralisable à l’enseignement du génocide des Juifs dans l’Education nationale. Il indique à ce sujet : « (...) Pour compréhensible que soit cette prise de position [de Claude Lanzmann], elle ne saurait obtenir l'adhésion des enseignants qui travaillent sur la question de l'extermination des

160

Nuit et Brouillard (1955), Kapo (1960), Le Chagrin et la pitié (1970), Holocauste (1978), La Conférence de Wannsee (1984), Shoah (1985), Korczak (1990), La Liste de Schindler (1994), La Trêve (1996), Drancy avenir (1997), La vie est belle (1997), Un Spécialiste (1999), Voyages (1999), Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001). 161 Anne-Marie Baron, « La représentation de la Shoah à l’écran », L’Ecole des lettres, 2001. Notamment dans la notice portant sur Korczak et celle sur La Liste de Schindler. Dans le premier cas Anne-Marie Baron note que son point de vue « est très excessif » (p. 71), alors que dans le second cas elle semble plus proche des positions prises par le réalisateur de Shoah (pp. 72-73). 162 Ibid., p. 84. Cette phrase résonne avec une autre inscrite au début de l’article. « La polémique [sur la question de la fiction] a été lancée par Claude Lanzmann, qui estime avoir fait la seule chose possible en matière de représentation (…) », p. 65. Par ailleurs, la chercheure considère qu’ « avec Shoah, Claude Lanzmann avait inventé un genre cinématographique, le documentaire sans documents, composé de témoignages actuels sur des faits cruciaux. Il périmait ainsi sans appel les montages d’archives plus ou moins authentiques des films précédents sur l’extermination des Juifs », p 81 Il s’agit ainsi de noter que l’auteur n’effectue en aucun cas une critique négative du film.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Juifs. S'en tenir au refus sacré de l'intelligibilité reviendrait à contredire l'un des axiomes fondamentaux présidant à toute la démarche scientifique en sciences sociales. »163

Une critique similaire se trouve également dans le fascicule, L’unicité de la Shoah164 rédigé par Philippe Le Maître. Ayant une position proche de celle de Chaumont (Cf. chapitre 3), il explique que les premiers débats autour de la radicale unicité du génocide des Juifs ont eu lieu aux Etats-Unis à partir de 1967. Il souligne le fait, qu’après 1985 et la sortie de Shoah en salle, c’est en France que la question a été la plus débattuedans l’espace public165. Loin d’adhérer aux écrits qui insistent sur ce thème, l’auteur les critique en renvoyant en note aux propos de Lanzmann, stipulant : « (...) l'affirmation de l'unicité de la Shoah est devenue chez les auteurs qui traitent du nazisme une sorte d'obligation intellectuelle. (…) A la limite, on pourrait dire que s'exerce parfois un véritable terrorisme intellectuel, ou prétendu tel. Celui qui nie l'unicité est "obscène" ou se livre à "des canailleries". Il est suspect d'être un négationniste sournois, un Faurisson à la petite semaine. »166

Ce refus du thème de la radicale unicité du génocide des Juifs conduit l’auteur à développer le principe d’une « singularité radicale »167, soit d’une unicité reconnue sur la base de comparaisons (Cf. chapitre 7)168. Un rapport intitulé « Entre mémoire et savoir : l’enseignement de la shoah et des guerres de décolonisation », émanant de l’académie de Versailles et diffusé par l’INRP peut

163

Pierre-Yves Gaudard, op. cit., pp. 3-4. Philippe Le Maître, op. cit. 165 « La controverse rebondit avec la sortie du film Shoah de Claude Lanzmann et les prises de position de son auteur. », ibid., p. 6. L’auteur résume : « Le terme qui avait pour objet de définir le statut religieux d'un peuple dans une perspective théologique a été appliqué au statut scientifique d'un fait historique. Le débat tourne dès lors autour d'une spécificité historique irréductible du fait Shoah, voire d'un statut anhistorique du phénomène qui échapperait par nature à toute reconstitution historique, à toute tentative d'explication causale et de compréhension rationnelle. », p. 6. A la suite de cela, il cite Claude Lanzmann. 166 Il note plus loin, au sujet de l'historien, « (...) pour lui, sauf à désespérer de sa discipline, unicité ne rime pas incompréhensibilité. (...) il ne renonce pas à chercher à connaître et à expliquer. (...) pour l'historien, qui ne peut expérimenter, sonder, tester ou modéliser, la méthode comparative est la seule qui permette de définir la spécificité d'un événement, d'approcher son caractère unique. Pour lui, comparer n'est pas réduire, banaliser ni uniformiser. Au contraire, l'unicité de la Shoah ne peut être historiquement établie qu'au terme d'un processus comparatif. », ibid., p. 13 et, en note, il se fait plus explicite, « renoncer à chercher à comprendre, c'est renoncer à penser, et renoncer à penser, c'est renoncer à être un homme. Derrière tous les "il n'y a rien à comprendre" se sont toujours cachés les dictateurs. "Hier ist kein warum" disait un S.S. à Primp Levi ("ici, il n'y a pas de pourquoi"). Quelle belle victoire posthume du nazisme si nous acceptions la défaite de la pensée! » p. 24, note 22. 167 Philippe Le Maître, op. cit., p. 21. 168 On retrouve ici une position proche de celle énoncée par l’historien Georges Bensoussan et le philosophe Paul Ricœur (ces derniers n’étant étonnamment pas cités dans la bibliographie en fin d’ouvrage). 164

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation être mentionné169. Sur l’enseignement de la destruction des Juifs d’Europe, les auteurs de ce texte rendent compte de points de vue différents, rappelant notamment les propos de Lanzmann tenus en 1994 dans Le Monde, ceux de Forges dans l’ouvrage de 1997, et aussi les articles de Bensoussan et de Myriam Revault d’Allonnes. Ils concluent sur le fait : « (…) [qu’] il est difficilement tenable pour les enseignants de ne pas prendre en charge la question du pourquoi lorsqu’elle est formulée par les élèves. »170

En cela, leur position diffère de celle de Forges et celle de Lanzmann171. Au sujet du rapport entre unicité et radicale singularité, les auteurs prennent parti pour la seconde option indiquant que le travail historien ne peut se concevoir hors de démarches comparatives172. Au sujet du film lui-même, ils font aussi bien référence aux publications de Forges, Redeker et Lecomte qu’à celles plus critiques de Tzvetan Todorov et Philippe Mesnard. Ils s’interrogent sur la radicalité des propos tenus par les deux premiers auteurs, en posant la question suivante : « (…) ces « injonctions » : ne risquent-elle pas de ranger ces œuvres, dont il ne s’agit pas de contester l’intérêt ni l’exceptionnelle valeur, au rang de ces passages obligés ou de ces morceaux choisis auxquels l’habitude a fait perdre tout leur relief ? »173

Ces questionnements rendent compte du fait que diverses approches coexistent dans l’Education nationale quant à l’usage du film et à la reconnaissance des choix opérés par le réalisateur174. Ceci ne remet pas pour autant en cause le fait qu’après 2001, Shoah soit devenu

169

Laurence Corbel, Jean-Pierre Costet, Benoit Falaize, Alexandre Méricskay et Krystel Mut, « Entre mémoire et savoir : l’enseignement de la shoah et des guerres de décolonisation », in Rapport de recherche de l’équipe de l’Académie de Versailles, Institut national recherche pédagogique, 2000-2003, 76 p. [En ligne] URL : http://ecehg.inrp.fr/ECEHG/enjeux-de-memoire/histoire-et-memoire/reflexion-generale/entre-memoire-etsavoirs Consulté le 2 avril 2011. 170 Ibid., p. 30. 171 Cela fait écho aux propos tenus en 2002 par Jean-Pierre Rioux et Annette Wievorka lors du colloque, Apprendre l’histoire et la géographie à l’école selon lesquels, les enseignants sont confrontés à : « (…) la difficulté à gérer le conflit entre l’impératif du travail de compréhension et le discours sur l’interdit de la compréhension, imposé notamment par Claude Lanzmann dans son film Shoah selon lequel Auschwitz serait hors de l’histoire, hors du temps, hors de la pensée. » Jean-Pierre Rioux et Annette Wievorka, « Histoire et mémoire », Colloque apprendre l’histoire et la géographie à l’école, décembre 2002, Paris [en ligne] URL : http://eduscol.education.fr/cid45990/histoire-et-memoire.html Consulté le 2 avril 2011. 172 Pour conclure l’analyse des difficultés propres à cet objet de l’histoire, il faut soulever la question de la spécificité historique de la Shoah. Si pour l’historien la méthode comparative est la seule qui permette de définir la spécificité d’un événement, d’approcher son caractère unique, la comparaison du génocide Juif avec d’autres s’impose. Dans ce cadre, comparer n’est pas réduire, banaliser ni uniformiser : au contraire, l’unicité de la Shoah ne peut être historiquement établie qu’au terme d’un processus comparatif, elle n’intervient au terme d’un processus de démonstration rationnel. La singularité ainsi affirmée est sans commune mesure avec celle revendiquée comme un postulat métaphysique qui interdit a priori toute entreprise de comparaison », Laurence Corbel et al., op. cit., p. 32. 173 Ibid., p. 38. 174 Un point de vue particulièrement critique est développé par Barbara Lefebvre et Sophie Ferhadjian,

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation une référence dans le domaine pédagogique en France. Ainsi, par exemple, dans un dossier intitulé Mémoire et histoire de la Shoah à l’école publié par le Scérén-CNDP en novembre 2008, il a été demandé à Lanzmann d’écrire un article dont le titre est : « Le rôle de l’art dans la transmission de la Shoah. » Dans celui-ci, tout en reconnaissant la nécessité du travail historien, il insiste sur le fait que pour les enfants et les adolescents, seules les œuvres d’art en premier lieu desquelles il place Shoah, permettent une véritable transmission175. Ce constat d’une institutionnalisation du film dans l’Education nationale conduit à se demander si celleci n’a pas eu lieu dans d’autres domaines. Les différentes manières dont des extraits de Shoah ont été intégrés dans des musées mémoriaux peuvent être à ce titre étudiées.

Le devenir archive du film La centralité de la référence à Shoah en ce qui concerne le génocide des Juifs est observée entre 1997 et le début des années 2000 dans l’Education nationale, soit plus de dix ans après la sortie du film. L’intégration de celui-ci aux parcours muséographiques est plus tardive, débutant vingt ans après sa première diffusion. Celle-ci a lieu en France dans le Mémorial de la Shoah, en Israël à Yad Vashem ainsi qu’à la Maison des combattants des ghettos et aux Etats-Unis au Musée mémorial de l’Holocauste à Washington. Cette appropriation suivant différentes modalités a accompagné un devenir archive du film. L’entrée du film au Mémorial de la Shoah Le nouvel espace muséal du Mémorial de la Shoah à Paris a été inauguré en 2005. Un extrait de Shoah a été intégré au parcours de l’exposition permanente (ill. 1 ci-après). Dans la seconde salle de celui-ci, le visiteur se trouve placé face à un mur de projection sur lequel des Extraits de « Shoah » (ill. 2) sont diffusés en boucle. En fait, il s’agit plus justement d’un court métrage créé spécialement pour l’exposition176. Il se compose de cinq parties et dure un

« Repenser cet enseignement » dans Barbara Lefebvre et Sophie Ferhadjian (dir.), Comprendre les génocides du XXe siècle, Editions Bréal, Rosny-sous-Bois, 2007, pp. 174-218, sur Shoah en particulier, p. 198. 175

Claude Lanzmann, « Le rôle de l’art dans la transmission de la Shoah. », in Mémoire et histoire de la Shoah à l’école, Scérén-CNDP, Paris, 2008, pp. 19-20 [en ligne] URL : http://www.shoah.education.fr/fileadmin/pdf/755A3166_couv_int.pdf consulté le 2 avril 2011. 176 « Des textes, des photographies, des documents originaux et sept films produits par Marin Karmitz et réalisés par Serge Moati, Claude Lanzmann et d’autres proposent un aller et retour entre histoire française et contexte

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation peu plus de dix minutes. Dans un texte introductif, Lanzmann explique les conditions dans lesquelles il a filmé Suchomel avant d’indiquer que celui-ci : « (…) expose avec une précision hallucinante le processus de mise à mort au camp de Treblinka. »177

Fig. 130 Photographies du dispositif muséal du Mémorial de la Shoah (Rémy Besson CC).

Le réalisateur apparaît à l’écran (ill. 3) afin de présenter à nouveau le protagoniste expliquant que le choix de le filmer en caméra cachée vient de son refus du dispositif filmique prévu. Le début de la seconde période de Shoah est ensuite diffusé. Un van, garé devant une maison, deux techniciens et le visage de Suchomel sont successivement visibles à l’écran. Celui-ci chante à deux reprises « la chanson de Treblinka ». L’extrait se termine sur le constat exprimé par le protagoniste que, « c’est un original. Plus un Juif ne connaît ça ! » Lanzmann reprend la parole pour expliquer la manière dont il a mené l’entretien. Il revient sur le lieu choisi et surtout sur le dispositif filmique mis en place. Il conclut : « Et les choses se sont passées ainsi, il a pris confiance, tout au long du film on le voit de plus en plus assuré. Il m'instruit en effet et je pense qu'il nous instruit tous, car il s'agit là d'un témoignage unique. »178

Un second extrait de Shoah dans lequel Suchomel s’exprime est projeté. Les passages retenus pour l’exposition permanente du Mémorial de la Shoah correspondent à ceux qui ont été diffusés à la télévision lors de la sortie en salle du film en avril 1985 pour leur valeur informative. Dans l’espace muséographique, la forme visuelle réalisée en 2005 est accompagnée d’une courte légende et surtout d’une notice179. Sur celle-ci,

européen, drame collectif et vie quotidienne », Grégoire Allix, « A Paris, le Mémorial de la Shoah veut prolonger la parole des témoins directs », Le Monde, 26 janvier 2005, p. 6. 177 Claude Lanzmann dans Claude Lanzmann, Extraits de Shoah, 2005. 178 Idem. 179 « Extrait de Shoah réalisé par Claude Lanzmannn (1985)

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation il est indiqué que le film « est également une œuvre artistique », mais que c’est avant tout un « travail de journaliste, d'historien et de cinéaste ». Dans le court métrage, Lanzmann parle lui-même à propos des paroles du protagoniste de « témoignage unique ». De surcroît, s’il donne de nombreuses précisions sur les conditions du tournage, insistant sur le fait que le dispositif filmique est élaboré, il n’évoque pas le rôle du montage. Pour résumer, on peut considérer qu’en 2005, l’introduction du film dans l’espace muséal s’accompagne d’un discours lui conférant presque le statut de source orale. Dans ce cas précis, les extraits du film ont été choisis pour leur valeur documentaire. Cette tendance, identifiée au Mémorial de la Shoah, a été amplifiée lors d’une seconde intégration d’extraits de Shoah dans un musée mémorial. Le devenir archive de Shoah : Beit Lohamei Haghetaot La perception du film, comme résultant d’un travail proche de celui de l’histoire orale, est également présente dans le seul autre musée mémorial dans lequel des extraits du film sont exposés en tant que tels. En 2010, en Israël, une nouvelle exposition permanente de la Maison des combattants des ghettos (Beit Lohamei Haghetaot en hébreu) a été inaugurée. Lanzmann, invité lors de cet événement, a présenté la partie consacrée au camp d’extermination de Treblinka180.

Fig. 131 Photographies du dispositif muséal Beit Lohamei Haghetaot (Rémy Besson CC).

Onze années de travail, des centaines d'heures de tournage ont été nécessaires à la création de ce film qui dure neuf heures et trente minutes dans sa version originale. Sa sortie a contribué à sensibiliser le grand public à la connaissance de l'histoire de la Shoah et a constitué une étape essentielle dans la construction de cette mémoire. Ce film a été diffusé dans le monde entier, le dernier pays en date étant la Chine. Travail de journaliste, d'historien et de cinéaste, Shoah est également une œuvre artistique et un film de référence. En 2001, Claude Lanzmann a également réalisé Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures. » 180 Une visite virtuelle de cette partie de l’espace muséal est proposée par le site internet de la Maison des combattants des ghettos [en ligne] URL : http://www.gfh.org.il/treblinka/ Consulté le 2 avril 2011.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Dans cet espace, de premières informations sont affichées avant qu’un écran, sur lequel un extrait des propos de Müller dans Shoah, soit proposé (ill. ci-avant) 181. Dans la salle principale, des séquences du film, dans lesquelles Bomba, Glazar et Suchomel s’expriment, sont diffusées (ill. ci-après)182.

Fig. 132 Photographies du dispositif muséal Beit Lohamei Haghetaot (Rémy Besson CC).

Cette fois, aucun entretien dans lequel Lanzmann viendrait expliquer sa démarche, n’est intégré. Les légendes sont réduites au minimum, indiquant seulement qu’il s’agit d’extraits issus de Shoah proposés comme, des « témoignages »183. Si ces passages de Shoah occupent une place importante dans l’exposition, d’autres éléments sont également mis en valeur. C’est par exemple le cas d’une reproduction de l’album photographique de Kurt Franz, de panneaux explicatifs, de photographies et de divers objets répartis tout autour de la pièce principale et surtout de la maquette du camp d’extermination de Treblinka placée au centre de celle-ci (ill.ci-avant). Les extraits du film sont ainsi inscrits dans le parcours muséographique au même titre que les autres artefacts. Ainsi, le premier extrait de Shoah est mis en regard avec les quatre photographies prises par des membres du Sonderkommando d’Auschwitz (ill. ciavant). Si le fait que le statut de source orale a été conféré au film en France, il s’agit ici presque d’un devenir archive. Shoah, une archive ? Cela conduit à s’interroger plus généralement sur le statut des plans qui composent Shoah. Une intégration d’images du film en tant qu’archives a été le fait de Godard dans, Les

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Cette séquence porte sur le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, ce qui est précisé dans la légende. Il est possible d’écouter le film en mettant un casque et de choisir entre des sous-titres en hébreu, en anglais ou en arabe. L’ensemble de l’exposition est trilingue. 183 Par exemple : « Franz Suchomel, SS officer in the Treblinka camp. Testimony from the film Shoah (1985) directed by Claude Lanzmann, who has generously permitted its presentation here. 14 minutes of 9:16 hours » 182

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Histoire(s) du cinéma184. Dans cette réalisation entièrement basée sur un montage d’archives, un plan portant sur le visage de Gawskowski a été inséré (ill. ci-après). Ce plan a été recolorisé, ralenti, rapproché d’une photographie contemporaine du génocide des Juifs recadrée, inséré au sein d’une archive filmée représentant Hitler tout sourire avec en surimpression la mention « Cinéma du diable », la bande sonore étant constituée par la chanson, Lili Marlène.

Fig. 133 Captures d’écran issues des Histoire(s) du cinéma.

Cette appropriation, à laquelle il est difficile d’associer une signification, a été peu commentée. Dans tous les cas, ainsi que Libby Saxton l’a indiqué, il s’agit d’une entrée en archives de Shoah185. Cette question du statut se pose également pour les entretiens. En 2003 dans, Images malgré tout, Didi-Huberman, reprochant à Lanzmann son refus de l’archive, a indiqué que : « (…) La collection de témoignages réunie dans Shoah forme bien une archive, même si cette "forme" nous est donnée comme une œuvre au sens plein. »186

En exprimant l’idée que Shoah est tout à la fois une archive et une œuvre, le chercheur souhaite à la fois historiciser le film et fait référence à l’usage que les historiens peuvent faire des entretiens. Il invite à une prise en compte de celui-ci et de l’ensemble des séquences tournées à la fin des années 1970, notant :

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Je tiens à remercier Andrea Marcolini, Arthur Mas, Martial Pisani, Céline Scemama, Pier-Alexi Vial, pour leurs conseils avisés. 185 Libby Saxton, « Anamnesis Godard/ Lanzmann », Trafic, n°47, automne 2003, p. 65. Par la suite, Jean-Luc Godard a également intégré des plans issus de la séquence de Shoah tournée avec Abraham Bomba au film, Vrai faux passeport (2006, 55min) diffusé lors de l’exposition, Voyage(s) en utopie, Jean-Luc Godard, 1946-2006 qui s’est tenue au Centre Pompidou entre mai et août 2006. 186 Georges Didi-Huberman, op. cit., 2003, p. 127.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation « Shoah est un grand film documentaire : il serait donc absurde d’y opposer le "monument" et le "document" (on imagine, de plus, tout le parti que des historiens, présents ou futurs, pourraient tirer de cette immense "archive de la parole" que constitue ces quelque trois cent cinquante heures de rushes). »187

A la fin des années 1990, en partenariat avec Yad Vashem, le Musée Mémorial de Washington (USHMM) a acquis les entretiens menés pour Shoah. Il s’agissait alors de transcriptions, de pellicules et de bandes sonores dans l’état où elles se trouvaient à la fin du montage du film. Depuis lors, un processus de numérisation au coût comparable et dont la durée a déjà dépassé celle de Shoah, a commencé. Régina Longo, qui a été l’une des archivistes responsables du projet, a indiqué à ce propos qu’il s’agit plus d’une reconstruction que d’une restauration. En cela, elle précise que l’opération menée ne consiste pas seulement à rendre accessibles au format numérique les sources telles que déposées. Il s’agit de synchroniser les pistes sons et les bandes-images afin de proposer aux chercheurs des entretiens reconstitués selon une continuité temporelle. Depuis quelques années, les chercheurs ont accès à ceux-ci aux archives du Musée Mémorial de Washington188. A la fin de l’année 2011, quarante-trois entretiens, soit environ les deux tiers de l’ensemble ont été numérisés. Des extraits de ces entretiens sont également consultables sur le site des archives de ce musée. La valorisation de ce fonds constitue une nouvelle phase de l’institutionnalisation du film en même temps qu’il est un élément de son devenir archive. Celui-ci ne concerne pas seulement l’insertion d’extraits du film dans un espace muséal et à des travaux universitaires. Il arrive que des entretiens non montés dans Shoah, soient insérés dans d’autres formes visuelles. C’est par exemple le cas du film de Richard Trank, Against the Tide réalisé en 2009. Celui-ci porte sur les réactions des Alliés aux informations concernant l’extermination des Juifs d’Europe. La narration suit un plan chronologique qui va des premières informations délivrées en 1942 à la fin de la guerre en 1945, jusqu’au temps présent dans un épilogue. Le génocide des Juifs et la situation au Darfour sont explicitement comparés. Ces choix sont contraires à ceux effectués pour le film de 1985. De même, au niveau formel, ce film est constitué d’un assemblage de contenus audiovisuels hétérogènes : photographies contemporaines des faits, bandes d’actualités

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Ibid., p. 128. Un premier compte rendu critique de l’état des sources a été établi par Raye Farr, op. cit. Ils constituent la base des travaux universitaires les plus récents menés sur le film, notamment par Jennifer Cazenave et Sue Vice. La première partie de cette thèse repose sur l’analyse de ce corpus.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation américaines et nazies, films tournés lors de la libération des camps, etc. Plusieurs extraits de l’entretien mené pour Shoah en 1978 avec Bergson et Merlin ont été insérés dans celui-ci au même titre que les autres sources susmentionnées. Ceci relève d’un montage dans lequel les questions de Lanzmann ont été coupées. Si son nom apparaît en sous-titre et dans les remerciements du générique, la temporalité et les conditions de l’entretien original n’ont pas été conservées dans le film de Richard Trank. Cette insertion dans une réalisation dont la structure narrative et la forme visuelle vont à l’encontre des idées défendues par Lanzmann, rend compte de l’adaptabilité des entretiens tournés pour Shoah. Ceux-ci ont été considérés par l’équipe d’Against the Tide comme des sources au même titre que d’autres. Le devenir archive de ces entretiens est également observable dans un court métrage de dix minutes diffusé en boucle dans le cadre de l’exposition permanente de Yad Vashem189. Il a été réalisé par Ayelet Heller en 2005 et est consacré à la question du sauvetage durant le génocide des Juifs. Ce film intitulé While the world was Silence se divise en trois parties suivant un plan chronologique allant de 1942 à 1943 puis à 1944190. Dans les deux premières parties, des extraits de l’entretien mené par Lanzmann avec Karski ont été montés. Les interventions de ce protagoniste porte sur sa rencontre avec des leaders du ghetto de Varsovie, puis sur son entrevue avec Franklin Delanoe Roosevelt. Le passage de l’entretien qui a porté sur cette seconde partie de la mission du courrier de la résistance polonais n’a pas été monté dans Shoah. Dans la troisième partie du film, un extrait de l’entretien mené avec Vrba pour Shoah a été inséré. Il ressort de While the world was Silence l’impression que les Alliés savaient et qu’ils auraient pu faire plus. Comme dans le cas d’Against the Tide, cette intrigue va à l’encontre des positions défendues par Lanzmann en 2005. Dans ce film de montage, aucune des questions posées par le réalisateur de Shoah n’est audible et aucune référence n’est faite à son travail. Les extraits des entretiens tournés à la fin des années 1970 ont été intégrés à un nouveau film et au parcours muséographique de Yad Vashem, sans que leur provenance ne soit mentionnée. Le devenir référence de Shoah réside dans le fait que les entretiens sont devenus une source première afin d’aborder la question du sauvetage. Dans ce dernier

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Celui-ci peut également être consulté au centre audiovisuel de ce mémorial. Les trois parties sont introduites par des cartons sur lesquels il est inscrit en anglais et en hébreu, « 1942 : l’information sur le génocide atteint l’Ouest », « 1943 : d’abord nous gagnons la guerre » et « 1944 : les Juifs de Hongrie auraient-ils pu être sauvés ? »

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation exemple, ce devenir référence de Shoah rime avec l’effacement de la référence à Shoah. En plus de l’étude de l’influence de la forme Shoah, de l’intégration du film à l’enseignement et aux musées mémoriaux, le fait qu’il ait été l’objet de thèses universitaires constitue un quatrième élément de l’institutionnalisation.

Un objet d’études universitaires Dans l’espace francophone, au cours de la dernière décennie, quatre thèses ont été entièrement ou en grande partie consacré à Shoah. Il ne s’agit pas ici de discuter des enjeux respectifs de ces travaux ni des méthodes mobilisées, mais d’appréhender la manière dont ils rendent compte ou non de la persistance de récits distincts portant sur Shoah. Il est possible de se demander s’ils mettent en évidence une convergence du récit dans le domaine universitaire ou si au contraire ils constituent des récits parallèles. De la pédagogie au champ universitaire Carles Torner fait dans ce domaine figure de précurseur. Soutenue au sein du département des Sciences de l’éducation à l’Université Paris VIII, sa thèse intitulée Shoah, une pédagogie de la mémoire a donné lieu à un ouvrage publié en 2001 aux éditions de l’atelier. Le sujet principal de celui-ci est la question de la transmission du génocide des Juifs à travers la parole des acteurs de l’histoire. Partant de la centralité d’un indicible, il considère Shoah comme une forme qui permet de le dépasser. Il reprend en cela les présupposés du réalisateur et de certains des premiers psychanalystes ayant écrit sur le film. Il s’interroge également sur la façon dont Shoah a participé à la reconnaissance de la singularité du génocide des Juifs dans la mémoire collective191 et à la manière dont il travaille « les mémoires individuelles » des spectateurs192. L’objectif central de la thèse est de permettre une compréhension du film en tant que forme. Dans ce cadre, les propos du réalisateur postérieurs à 1985 sont pris en compte lorsqu’ils constituent des éléments favorisant une meilleure

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Le chapitre 2 de l’ouvrage s’intitule : « Des usages de la mémoire de la Shoah », op. cit., 2001, pp. 55-105. Dans celui-ci, il dialogue principalement avec les écrits de Paul Ricœur, Maurice Halbwachs, Gérard Namer et Tzvetan Todorov. 192 Ibid., p. 185.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation appréhension et écartés lorsqu’ils ne rendent pas raison à l’œuvre193. Il insiste sur le fait que le film est à l’origine d’une rencontre entre passé et présent. Il indique notamment : « Lanzmann a inventé son objet – La permanence du présent de la Shoah – en même temps que la méthode qui lui donne corps dans le film. (…) Voilà, d’emblée, avant la troisième minute du film un pari effrayant clairement formulé : Claude Lanzmann refuse de déclarer la Shoah comme appartenant au passé. En retour, le spectateur qui s’accroche au film doit miser sur son pouvoir de traverser cette temporalité inouïe. »194

Il considère ainsi que le film permet aux spectateurs de devenir témoins de la Shoah à travers Shoah195. La thèse de Torner s’inscrit ainsi dans la continuité des travaux de Forges qui a rédigé la postface de l’ouvrage auquel elle a donné lieu196. Pour l’ensemble de ces raisons, celle-ci participe tout autant au récit du film dans le domaine pédagogique qu’à une intégration de celui-ci au domaine universitaire. Continuation, rupture et remise en perspective Trois thèses ayant pour sujet Shoah, relevant du domaine des études cinématographiques et de l’histoire du cinéma ont été soutenues entre 2007 et 2011197. La première a été menée par Julie Maeck au sein de la faculté de philosophie et de lettres de l’Université libre de Bruxelles. Celle-ci ne porte pas uniquement sur Shoah, mais plus largement sur la manière dont le génocide des Juifs a été représenté dans des films documentaires diffusés à la télévision allemande et française entre 1960 et 2000198. L’ouvrage publié en 2009 à partir de cette recherche Montrer la Shoah à la télévision de 1960 à nos jours199, accorde une place centrale au film de Lanzmann200. En octobre 2008, la seconde thèse

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« Toutefois, d’après l’option d’analyse de Shoah que nous sommes en train de faire, nous partageons plutôt l’avis de Timothy Garton Hasch : "Ne faites jamais confiance à l’artiste, fiez-vous à son récit." Ou, nuance : ne lui faites confiance que quand il rend raison du récit contenu dans son œuvre. », ibid., p. 134. 194 Ibid., pp. 112-113. Cette idée est également formulée en introduction, pp. 14-15. 195 Ibid., p. 196. Pour lui, c’est plus le spectateur que le réalisateur qui est le narrateur du film, p. 202 196 Dans les remerciements, mis en exergue de la version publiée de la thèse, il indique, « (…) Jean-François Forges, qui m’a donné l’occasion de l’inscrire dans le sillage du vaste travail de pédagogie de la mémoire de la Shoah qu’il a entrepris. », ibid., p. 6. 197 Julie Maeck est plus proche d’une démarche en histoire culturelle du cinéma centrée toute autant sur une étude du récit du film que sur la réception et la diffusion du film ; Martin Goutte, d’une approche « sémioréthorique et de pragmatique » (op. cit., 2007, p. 46) le menant à privilégier « l’analyse du film au détriment de ses commentaires » (p. 35) ; alors que Jennifer Cazenave qui vise à « élucider les choix formels du cinéaste » s’inscrit au sein d’une approche génétique du film permis par la consultation des rushes du film disponible à l’USHMM à Washington (op. cit., p. 14). 198 L’intitulé exact de la thèse est, Voir et entendre la destruction des Juifs d’Europe, sous-titré en référence à Marc Ferro, Histoire parallèle des représentations documentaires à la télévision allemande et française (19602000). Thèse de doctorat présentée sous la direction de Pieter Lagrou et José Gotovitch en vue de l’obtentation du titre de Docteur en Philosophie et Lettres (Histoire contemporaine). Année académique 2006-2007. 199 Julie Maeck, Montrer la Shoah à la télévision de 1960 à nos jours, Nouveau Monde éditions, Paris, 2009, 429 p.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation a été soutenue par Martin Goutte au sein de l’Ecole doctorale Lettres, Langues, Linguistique et Arts de l’Université Lumière Lyon 2. Intitulée Le témoignage documentaire dans Shoah de Claude Lanzmann201, elle porte entièrement sur Shoah et principalement sur les notions de dispositif filmique et de témoignage. La recherche la plus récente, soutenue en avril 2011, a été rédigée par Jennifer Cazenave en cotutelle entre l’Université Paris 7 et l’Université Northwestern à Chicago. Cette thèse en études cinématographiques a pour sujet la représentation des femmes dans Shoah ainsi que sur la représentation de celles-ci dans les films réalisés avant 1985 portant sur les camps nazis202. De nouveau, les qualificatifs mobilisés pour caractériser Shoah peuvent être pris comme des indicateurs des rapports entretenus par ces trois chercheurs au film. Partant de l’article publié dans les Temps Modernes en 1979, Maeck explique que Lanzmann : « (…) a largement commenté son travail dans une posture pour le moins édifiante. Citons en vrac les principales caractéristiques qu’il attribue a son œuvre : Shoah n’est ni un documentaire, ni une fiction (…). »203

En cela, elle considère que ce refus par le réalisateur des catégories de fiction et de documentaire pour Shoah est un argument lui permettant d’insister sur l’exceptionnalité du film. Par ailleurs, Maeck indique à plusieurs reprises que Shoah est à la fois une œuvre et un documentaire204. À l’opposé, Cazenave qualifie Shoah de « film monumental »205 et reprend l’idée du réalisateur selon laquelle, le film n’est : « (…) ni tout à fait documentaire, ni tout à fait fiction, Shoah se définirait (…) comme un film de non-fiction ». Le film revendique « (…) le refus de toute catégorisation »206.

Goutte est le seul à poser explicitement la question de la catégorisation du film. Il part du présupposé que Shoah est une œuvre d’art avant d’indiquer qu’il s’agit également d’un

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Le tiers central de l’ouvrage (ibid, pp. 207 à 342, soit 135 p. sur 429), divisé en trois parties, « Interlude. Aveuglé par le soleil noir de Shoah », « Chapitre IV. Autour de Shoah » et « Chapitre V. Au cour de Shoah », porte principalement sur le film de Claude Lanzmann. 201 Thèse de doctorat en Lettres et Arts sous la direction de Jacques Gerstenkorn. 202 L’intitulé exact de la thèse est, Jennifer Cazenave, Genèse des figurations de la femme dans Shoah : voix féminines et représentations de « l’holocauste » au cinéma (1946-1985). Thèse en études cinématographiques dirigée par Eric Marty et Samuel Weber, soutenue en 2011. 203 Julie Maeck, op. cit., 2009, p. 208. 204 Usage du terme, « un film documentaire » ( ibid., p. 212), « documentaire » (p. 301, 305), « récit documentaire » (p. 316), « représentations documentaires » (p. 214), « S’il n’est pas question de remettre en cause le fait que Shoah est une borne essentielle de l’histoire du film documentaire relative à l’histoire des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (…) » (p. 213), « Ainsi, l’œuvre cinématographique de Lanzmann, rassemblant cinq documentaires (…) » (p. 298). En dehors des parties portant sur le film, elle fait usage des termes, « film fleuve », p. 12. 205 Ibid., p. 126. 206 Les deux citations sont issues de Julie Maeck, ibid., p. 22. Elle revient à plusieurs reprises sur cette idée, « Ni documentaire, ni fiction, Shoah est donc un film de non-fiction (…) », p. 128.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation documentaire historique207. Il note que le refus de certains auteurs de considérer le film comme étant un documentaire : « (…) est fortement imprégné voire surdéterminé par le discours d’escorte du cinéaste ».

Selon lui, la catégorie de fiction de réelle a été conçue par Lanzmann afin de distinguer Shoah des documentaires de montage avec voix off et des reportages télévisés. Shoah peut, selon lui, tout à fait être appréhendé comme étant un documentaire. Pour lui, le fait que certaines séquences soient mises en scène n’implique pas la création d’une catégorie spécifique208. Il rappelle que Ophuls considérait Shoah comme un documentaire, avant de conclure sur le fait que, dans tous les cas : « (…) le film sera d’abord perçu comme un documentaire susceptible de transmettre cette histoire d’un événement pour lequel existent heureusement des témoins. »209

Pour le chercheur, Shoah est donc un documentaire de par sa forme et de par le fait que les spectateurs le reçoivent comme tel. Ces trois thèses semblent donc s’inscrire dans trois récits différents de Shoah. Il s’agit à présent de s’intéresser plus généralement aux axes choisis par chacun de ces chercheurs. Cette étude a pour objectif de déterminer si ces trois perspectives différentes ont conduit à des argumentations reposant sur des présupposés distincts. Historicisation de la réalisation Julie Maeck inscrit Shoah dans la production documentaire franco-allemande contemporaine (1981-1988). Dans cette optique, elle met ce film en regard avec d’autres. Les deux premiers films sélectionnés sont, Zeugen. Aussagen zum Mord an einem Volk et Ein einfacher Mensch210 réalisés par Karl Fruchtmann. Il s’agit de montages d’entretiens tournés avec des membres de Sonderkommandos. Le troisième, intitulé Jetzt – nach so viele Jahren (1981)211 est une enquête tournée entièrement au présent dans un village allemand212. Les films suivants, Der Prozess. Eine Darstellung des Majdanek-Verfahrens in Düsseldorf (1984)213 et Hôtel Terminus (1988)214 portent principalement sur des Allemands

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Il indique notamment, « La reconnaissance de Shoah comme œuvre d’art voire comme chef d’œuvre ne souffre d’à peu près aucune contestation », Martin Goutte, op. cit., 2007, p. 37. Le titre de la sous-partie est « Shoah, documentaire historique » et la citation est la première phrase de celle-ci. 208 Il indique que des films tels que L’homme à la caméra, Moi, un noir ou Route One USA dont certaines sont mises en scènes sont reçus comme des documentaires sans que cela ne pose particulièrement de question. 209 Ibid., p. 42. 210 Comme le propose Julie Maeck, le titre du premier film peut être traduit par, Témoins. Dépositions sur le meurtre d’un peuple et le second par Un Homme simple. Le premier film date de 1981 et le second de 1986. 211 Maintenant – après tant d’années, réalisé par Pavel Schnabel et Harald Lüders. 212 Si dans le cas de Shoah, les spectateurs sont des témoins polonais vivants aux abords des camps d’extermination, dans ce cas, il s’agit d’Allemands d’un petit village du Land de Hessen. 213 Le titre peut être traduit par Le Procès. Une (re)présentation de la procédure de Majdanek à Düsseldorf.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation persécuteurs215. Dans ce cas, Shoah n’est pas abordé frontalement, l’argumentaire développé par Maeck visant à relativiser l’impression d’une radicale singularité du film de Lanzmann216. Faisant notamment référence aux films de Harald Lüders et Pavel Schnabel217 et d’Ophuls218, elle indique qu’il s’agit de : « (…) de relativiser l’impression de radicale nouveauté dont Lanzmann imprègne ses entretiens.»219

Elle conclut ainsi une analyse détaillée de Shoah : « Rien de fondamentalement neuf car Lanzmann n’est ni le premier réalisateur à retourner avec ou sans témoins sur les lieux du crime, ni le premier à interviewer des rescapés des Sonderkommandos et des anciens nazis, ni, enfin, le premier à enquêter sur le présent de l’histoire des Juifs sous le nazisme. Ni le premier, ni, par ailleurs, le dernier. »220

A la suite d’une présentation problématisée des deux principaux colloques qui se sont tenus en France sur le thème du nazisme durant les années 1980, elle relativise également les apports du film à l’historiographie : « Au regard des questions laissées en suspens par le film, des libertés, inhérentes à toute œuvre d’art, prises par Lanzmann à l’égard de l’histoire, et du constat que le contenu proprement dit ne révolutionnent aucunement les représentations historiennes, il est, selon nous, nécessaire de nuancer les propos de Vidal-Naquet. »221

A cette relativisation du statut de Shoah comme film ayant constitué une rupture avec les représentations filmiques et les écrits historiens, s’ajoute l’idée que son succès critique s’explique moins par ses qualités formelles222 que par un contexte favorable. Celui-ci est lié à

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Réalisé par Marcel Ophuls, dont le titre complet est Hôtel terminus. Klaus Barbie, sa vie et son temps. Julie Maeck, op. cit., 2009, pp. 293-295. Enfin, le film d’Alain Jaubert, Auschwitz, l’album de la mémoire (1984) conduit la chercheure à s’interroger sur les usages possibles des images d’archives contemporaines du génocide des Juifs. Elle constate, qu’au début des années 1980, les films dans lesquels le témoignage est au centre de l’intrigue aussi bien que ceux qui sont construits autour d’images d’archives, remettent en cause l’idée d’un récit objectif. 216 En introduction elle note, « A titre d’exemple, Shoah de Claude Lanzmann est considéré dans le débat francofrançais comme un œuvre qui a révolutionné l’écriture documentaire de l’histoire des Juifs sous le nazisme. Or, l’élargissement du cadre de la recherche à des films qui sont produits au même moment, voire quelques années auparavant, de l’autre côté du Rhin, conduit à relativiser le bouleversement engendré par ce film », ibid., p. 15. 217 Elle note, ainsi que le film « s’inscrit dans le sillage de la démarche de Schnabel et Lüders », ibid., p. 306. 218 Elle indique : « Ophuls, peut être considéré comme sont [à Lanzmann] maître dans la manière d’amener l’interlocuteur au témoignage », ibid., p. 307. Cette idée est présentée à plusieurs reprises, p. 318, p. 321, p. 332 et p. 333. 219 Ibid., p. 305. 220 Ibid., p. 331. 221 Ibid., p. 339. Il s’agit de rappeler que ce dernier faisait de Shoah, l’un des trois plus importants récits historiens sur le génocide des Juifs. 222 Elle indique « Cette radicalisation (des procédés mis en place par Ophuls), avant tout théorique, n’implique pas que Shoah soit un « événement originaire » comme le revendique son auteur, et, partant, n’autorise pas, à nos yeux, à expliquer, d’une part l’engouement extraordinaire que le film a suscité (…) », ibid., pp. 333-334. 215

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation l’émergence du thème de la mémoire du génocide des Juifs dans l’espace public et au développement de ce type de films documentaires à la même période223. La chercheure revient à plusieurs reprises sur cet argument224. Enfin, elle écrit qu’elle ressent « un certain malaise », lié à ce qu’elle identifie comme un « aveuglement » de la part des critiques unanimement « élogieuses, sinon dithyrambiques », à l’usage de « termes grandiloquents », qui tendent à faire de Shoah un « film sacré »225. Shoah comme « forme radicalement nouvelle » Si Maeck replace le film dans le contexte contemporain à sa réalisation, Cazenave réinscrit celui-ci dans le temps plus long de l’avènement du cinéma moderne226. Il ressort de cette étude l’impression d’une douce téléologie qui conduit de 1959227 à 1985. Dans cette thèse, l’idée que chaque nouvelle forme produite semble conduire à la réalisation Shoah, est présentée. Ainsi, selon elle, Hiroshima mon amour d’Alain Resnais annonce et anticipe Shoah228 et les deux films intitulés Aurélia Steiner de Marguerite Duras « laissent présager » de l’avènement du film de 1985229. Pour autant, elle n’établit pas de lien de continuité de Shoah avec ceux-ci, le film constituant une radicale rupture formelle. Elle indique à ce titre : « [une] forme sans précédent »230, « [une] rupture engendrée par Shoah dans l’histoire du cinéma »231, qui « constitue un contre-modèle des documentaires et des fictions qui l’ont

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Ainsi, comme cela est indiqué en introduction de l’ouvrage, le récit de Shoah est : « (…) à la fois tributaire d’une histoire du documentaire et d’un contexte mémoriel favorable à sa réalisation et à sa réception. », ibid., p. 24. 224 Elle indique ainsi que : « (…) le film a bénéficié de conditions favorables pour sa programmation télévisuelle (…) », ibid., p. 211 ; « Le contexte mémoriel français du milieu des années 1980 joue également un rôle déterminant dans la réception favorable du film de Lanzmann, qui s’y inscrit harmonieusement en même temps qu’il le renforce. », p. 340 ; « (…) la quatrième phase du syndrome de Vichy, celle du réveil de la mémoire juive et la présence proche de l’obsession du génocide des Juifs, a ainsi préparé le terrain de la sortie de Shoah dans l’espace public (…) sa projection, puis sa diffusion, en plein procès Barbie, arrive à son heure, s’accordant parfaitement au contexte mémoriel des années 1980, elle participe également de manière décisive à son élaboration. », p. 342. 225 Ibid., pp. 211-212. Reprenant en cela les propos formulés par Henry Rousso en 1987 226 Cette question n’est pas appréhendée frontalement, mais toujours à travers le prisme de la représentation des femmes au cinéma. 227 Cette date correspond à la fois au texte de Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma et à la sortie en salle du film Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. 228 Les deux verbes sont cités respectivement in Jennifer Cazenave, op. cit., p. 76 et p. 85. Elle note également, les « deux film modernes de Resnais (Muriel et Hiroshima mon amour) anticipent tout autant Shoah. », idem, p. 88. 229 Ibid., p. 100. Jennifer Cazenave note également que « (…) les démarches de Marguerite Duras et de Claude Lanzmann semblent converger », p. 97. 230 Ibid., p. 126. 231 Ibid., p. 125. En conclusion, l’auteur indique également avoir « avoir souhaité élucider la rupture engendré par Shoah », p. 272.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation précédé car le film fait table rase de ces représentations antérieures en inventant une nouvelle forme. »232

Dans ce cadre, le Chagrin et la Pitié233 est évoqué en note et les autres films étudiés par Maeck ne sont eux pas cités. Cette idée d’une radicale nouveauté du film s’accompagne d’une acceptation des propos que le réalisateur a tenus sur son film. La chercheure suit en cela ce qu’elle désigne comme : « (…) l’éthique de la représentation promulguée par Lanzmann. »234

Ainsi, les thèmes de l’indicible, de l’irreprésentable et des limites de la représentation se trouvent placés au centre de l’argumentation. Le principe qui veut que la parole des acteurs de l’histoire permette de mieux rendre compte du génocide des Juifs que les films de fiction et les images d’archives est également admis235. Le film Shoah est valorisé car il s’agit : « (…) [d’] une représentation de l’extermination "autrement que par l’image" – autrement, aussi, que par la transparence, ce "fantasme du tout voir et du tout montrer". »236

Cazenave va un peu plus loin quand elle indique : « Lanzmann a réalisé ce film sans précédent : un film sans images, sans reconstruction fictionnelle ; un film qui montre l’extermination par l’évocation – autrement, donc, que par l’image. »237

Ces deux citations conduisent à faire l’hypothèse que la chercheure s’inscrit moins dans la continuité de l’éthique promulguée par Lanzmann qu’elle n’adopte la formulation plus radicale de celle-ci proposée par Wacjman (1998)238.

232

Ibid., p. 128. Cette phrase semble constituer une réponse à la question posée en introduction, « Car, malgré la rupture engendrée par Shoah, est-il possible de faire table rase d’une histoire du cinéma qui a non seulement précédé le film, mais qui – la critique de Holocauste en témoigne – a imprégné les choix du réalisateur au moment de la réalisation ? », p. 14. 233 Ibid., note 279, p. 104. 234 Ibid., p. 9. 235 A titre d’exemple : « L’image [des camps] y [dans Shoah] apparaît comme un lieu traversé par ce qui ne s’y trouve pas et que seule la parole du témoin peut évoquer – contrairement aux représentations cinématographiques qui se veulent transparentes (ou signifiantes) en montrant tout, soit par l’image d’archives, soit par la reconstruction fictionnelle. », ibid., p. 16. 236 Jennifer Cazenave, ibid., p. 126. Les deux auteurs cités sont Gérard Wacjman et Marie-José Mondzain. 237 Ibid., p. 170. 238 Cette impression est renforcée par la présentation succincte des polémiques qui ont opposé ce psychanalyste à Jean-Luc Godard ainsi qu’à Georges Didi-Huberman. Il est simplement noté au sujet du texte de ce dernier, « La parole usurpée du témoin dans « Images malgré tout » fait écho à la reconstruction fictionnelle entreprise en 2009, par Haenel », ibid., p. 13. Si le point de vue des deux derniers auteurs n’est pas véritablement présenté, il est noté que : « (…) Wajcman a rappelé qu’il ne devait y avoir aucune trace – ni humaine, ni matérielle – du processus d’extermination. Ainsi, la seule représentation possible de l’événement ne peut être que ce rien qui hante la destruction des Juifs d’Europe et que le film de Lanzmann met en scène. », pp. 11-12.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation L’analyse des dispositifs filmiques Une nouvelle fois la position prise par Goutte se trouve être médiane entre celles des deux autres chercheures. A la différence de Maeck, celui-ci ne critique pas la tendance apologétique de certains textes portant sur Shoah. Cependant, à la différence de Cazenave, il n’intègre pas de termes issus de ces textes à sa propre étude du film. Après une présentation des débats ayant porté sur Shoah depuis 1985, l’étude est centrée sur les dispositifs filmiques. Les polémiques liées aux questions relatives à la représentation du génocide des Juifs (1994 2001) ne constituent pas des objets d’étude. Ainsi, le rapport aux textes portant sur le film est sensiblement différent que dans les deux autres thèses239. Cette recherche, portant strictement sur les différents dispositifs testimoniaux mis en œuvre dans Shoah, conduit Goutte à proposer en conclusion deux remontées en généralité. Il s’oppose à toutes « les interprétations totalisantes de Shoah »240, appelant ainsi à une plus grande prise en compte de la complexité et de la diversité des formes testimoniales intégrées au film241. Il invite également les chercheurs à remettre en cause la tripartition des protagonistes de Shoah242. Celle-ci lui semble moins identifiable dans le film que dans les écrits publiés après 1985. Par ailleurs, il critique une tendance identifiée dans la plupart de ces textes à ne porter que sur deux ou trois séquences du film. Il cite en exemples la scène dans laquelle Srebnik remonte la Ner à Chelmno et la séquences tournée avec Bomba dans un salon de coiffure243. Il réfute également le principe selon lequel le film a pour objet principal l’impossibilité de témoigner du génocide des Juifs. Au contraire, il considère que Shoah repose sur l’affirmation d’une possibilité de témoigner de celui-ci244. Il conclut sa thèse sur le constat que : « le film est fondamentalement testimonial »245, ce qui pour lui n’induit pas pour autant un effacement du réalisateur comme auteur. Au contraire, Goutte, conclut à une irrémédiable tension entre témoins racontant leur histoire singulière et auteur proposant une mise en intrigue à la première personne du singulier. Il indique à ce sujet :

239

En effet, Julie Maeck aborde Shoah principalement dans l’optique de remettre en cause une historiographie qu’elle juge comme trop unanimement positive. Au contraire, l’enjeu de la thèse de Jennifer Cazenave semble, en premier lieu, guidé par la volonté d’infirmer les présupposés d’un article critique envers le film. 240 Martin Goutte, op. cit., 2007, p. 728. Il s’oppose alors explicitement à la lecture proposée par Aline Alterman dans Visages de Shoah, op. cit., 2006. 241 Une étude du film doit ainsi « laisser place à des dispositifs hétérogènes allant du reportage à des formes de mise en scène très élaborées », Martin Goutte, op. cit., 2007, p.724. 242 Ibid., p. 729. 243 L’identification de cette tendance recoupe partiellement le travail d’identification que l’on a mené au sein de cette thèse. 244 Ibid., pp. 720-721. Il s’oppose en cela explicitement à l’idée défendue par Soshana Felman d’un « événementsans-témoin ». 245 Ibid., p. 733.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation « Shoah n’est pas plus un compte-rendu ou une compilation de témoignages autonomes et transparents, qu’un poème absolument fabriqué par un auteur se faisant seul porte-parole de l’histoire et intégrant à cette fin le style et le contenu des témoignages produits par ses acteurs. »246

Cette idée le conduit à insister à nouveau sur le fait qu’il est possible de qualifier le film de Lanzmann de documentaire historique. Au terme de la présentation de ces trois thèses soutenues entre 2007 et 2011, la coexistence de récits distincts portant sur le film ne communiquant pas forcément entre eux a été constatée. La recherche menée par Cazenave s’inscrit dans la continuité du récit hagiographique. Celle de Maeck conteste celui-ci. Goutte adopte lui une position médiane en faisant porter prioritairement son étude sur les dispositifs filmiques. Cette approche le conduit à proposer une nouvelle articulation entre témoignage et intrigue. Deux des travaux de ces chercheurs n’ayant pas été publiés, n’ont pas encore été diffusés au-delà du cercle universitaire. La thèse de Maeck a reçu le prix de la recherche de l’Inathèque de France (2007) et a été publiée par les Editions du Nouveau Monde (2009). Sa parution n’a pas déclenché de polémique et n’a pas conduit à une modification notable du récit du film dans les sciences sociales247.

La fixation du récit par le réalisateur Si ces travaux universitaires rendent compte de l’existence d’une pluralité de points de vue portant sur Shoah, leur influence sur le récit du film dans l’espace public est relativement faible. Au contraire, Lanzmann occupe toujours une place centrale dans la définition de celuici. Si l’accent porté sur le processus d’institutionnalisation et sur l’appropriation du film par de jeunes chercheurs a conduit à insister sur la multiplicité des acteurs en présence, son rôle ne doit cependant pas être minimisé. Il s’agit ainsi d’étudier la manière dont il a participé à la fixation du récit dans l’espace public médiatisé français en 2011. Cela peut être appréhendé à partir de l’étude de deux formes, les mémoires du réalisateur, Le Lièvre de Patagonie (2009) et un film intitulé Empreintes, Claude Lanzmann réalisé par Sylvain Roumette en 2009. La biographie filmée ou le devenir protagoniste

246

Ibid., p. 736. Dans ce champ, la transformation du récit semble moins rapide que dans la presse généraliste ou dans le récit cinéphile. L’hypothèse peut être faite que l’historicisation de Shoah proposée par Julie Maeck sera ultérieurement intégrée au récit.

247

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Lanzmann est tout à la fois le sujet et l’acteur principal du film de Roumette. Diffusé sur la chaîne de télévision France 5248, celui-ci fait partie d’une série de cent-vingt documentaires durant chacun cinquante-deux minutes. Cette série, réalisée entre 2007 et 2011, consiste à proposer des portraits de personnalités ayant marqué de leur empreinte la société dans laquelle elles vivent249. Le cahier des charges mentionne que la personne choisie : « (…) évoquera son apport à notre époque à travers, bien sûr, la rencontre, mais aussi à travers des images d'archives qu'elles soient publiques ou personnelles. »

Il est précisé que les images d’archives doivent représenter environ vingt minutes de la durée totale du film250. Ainsi, dans le cas de celui portant sur Lanzmann, les scènes qui ont été tournées avec lui par Roumette sont entrecoupées de deux extraits de Pourquoi Israël, puis de deux séquences issues de Shoah (ill. ci-après). Il s’agit, d’une part, d’un plan portant sur des trains à l’arrêt à Treblinka et d’autre part, de plans réalisés dans le salon de coiffure avec Bomba. L’intégration de ces séquences tournées au format 4/3 à un film réalisé en 16/9 conforte l’impression qu’il s’agit d’archives. Cette insertion en 2009, d’extraits de Shoah, participe ainsi à son devenir archive.

Fig. 134 Captures d’écran issues de Empreintes, Claude Lanzmann (1).

Le cahier des charges comprend quatre autres points essentiels portant sur le contenu de la série. Il est précisé, que :

248

Le 3 avril 2009 à 20h35 et le 5 avril à 8h55. Sylvain Roumette, Empreintes, Claude Lanzmann, 2009, 52 min. Laure Adler (entretien vidéo avec), [en ligne] URL : http://www.france5.fr/empreintes/indexfr.php?page=presentation Consulté en février 2011. 250 Dans ce cadre un accord avec l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) a été mis en place pour l’ensemble de la série. Site Internet de la série, rubrique : Professionnels : Accord France 5 – INA [en ligne] URL : http://www.france5.fr/empreintes/index-fr.php?page=professionnels&id_article=28 Consulté le 2 avril 2011. 249

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation 1°/ « la rencontre se déroulera dans plusieurs lieux et non sur un plateau » 2°/ « chaque film rendra compte des moments clés – événements historiques ou intimes – qui ont influencé la trajectoire de la personnalité rencontrée » 3°/ « des séquences de vie, des séquences dans l’intimité de la personnalité, renforçant le propos du film, s’ajouteront aux séquences d’interview » 4°/ « le documentaire privilégiera la parole de l’invité mais pourra intégrer si nécessaire, des éléments de commentaire »251 .

C’est dans ce cadre strictement défini que s’inscrit le film réalisé par Roumette. Durant les quarante premières minutes, l’intrigue de ce portrait filmé suit une progression chronologique. Des séquences durant lesquelles Lanzmann parle de son rôle dans la résistance, puis de sa vie à Berlin, de la réalisation de Pourquoi Israël, puis de celle de Shoah se succèdent. Celui-ci assure principalement la narration du film252. L’impression générale qui se dégage du film est celle d’une douce téléologie qui conduit du temps de la guerre à son séjour à Berlin puis de Berlin à la réalisation de son premier film en Israël puis de ce premier film à Shoah. En fait, si d’autres périodes de sa vie sont abordées, l’ensemble des sujets traités conduisent implicitement au film de 1985. Ainsi, les douze dernières minutes du film correspondent principalement à la période de la première réception de Shoah en France (1985-1987). En cela, cette biographie filmée de Lanzmann est strictement celle du réalisateur de Shoah. La manière dont Roumette a mis en scène les séquences tournées avec Lanzmann peut être relevée. Celui-ci a conçu des dispositifs filmiques proches de ceux de Pourquoi Israël et Shoah. De manière comparable à la façon dont Srebnik avait été invité à revenir à Chelmno à la fin des années 1970, Roumette a accompagné le réalisateur de Shoah à Clermont Ferrant. Il l’a filmé dans une cave du lycée de sa jeunesse tirant avec un pistolet comme il lui est arrivé de le faire pendant la guerre. Lors de la séquence qui suit celle-ci, le proviseur indique à des élèves de ce lycée, « Monsieur Lanzmann, quand il était résistant, essayait des armes à feu ». Le lieu, le geste, la parole et la collusion entre le passé et le présent sont ici filmés et montés à la manière d’un film de Lanzmann. Ce principe, à la base de la réalisation de Shoah, est ici appliqué par Roumette à la personne du réalisateur (ill. ci-après). Ce procédé est d’ailleurs mis

251

Site Internet de la série, rubrique : Professionnels : Le documentaire [en ligne] URL : http://www.france5.fr/empreintes/index-fr.php?page=professionnels&id_article=23 Consulté le 2 avril 2011. 252 Il s’exprime devant une classe du lycée Blaise Pascal. Il se rend sur la tombe de ses grands-parents. Il rencontre un ancien résistant (ill. ci-après). Il donne une conférence à la Frei Universitat à Berlin. Il est filmé regardant des photographies correspondant à chacune de ces périodes.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation en avant dès le début du film. Lanzmann rencontrant un ancien ami résistant, dit de Roumette : « Il essaye d’imiter une scène d’un de mes films, de Pourquoi Israël, où deux frères se retrouvent. »253

Fig. 135 Captures d’écran issues de Empreintes, Claude Lanzmann (2).

Si dans, Empreintes, Claude Lanzmann il est fait référence explicitement à Shoah pendant un peu moins de dix minutes254, en fait, ce portrait est organisé autour de l’homme et de son film. En cela, ce film participe au processus engagé dès 1985 conduisant à l’identification de Lanzmann à Shoah et de Shoah à Claude Lanzmann. Si ce film n’a pas modifié le récit de Shoah et s’il n’a pas engendré de nombreuses réactions de la part de la presse généraliste, de par sa diffusion sur France 5 en première partie de soirée, il a été vu par un nombre relativement important de téléspectateurs255. Il participe ainsi à la fixation du récit de Shoah. L’autobiographie ou le devenir légende Au début du film de Sylvain Roumette, Lanzmann est filmé assis à un bureau à côté de Juliette Simon256. Il dicte, elle note. Ce qu’il dicte ce sont ses Mémoires, ce qu’elle note deviendra, Le Lièvre de Patagonie. Si le processus d’écriture du livre est ainsi mis en scène et incorporé au film, des différences narratives essentielles peuvent être relevées entre le film de 2009 et l’ouvrage. Alors que le réalisateur d’Empreintes respecte la chronologie, Lanzmann a lui choisi de la bouleverser. 253

Sylvain Roumette, op. cit., 2009, time code : 7 min. Ibid., time code : 32 min à 41 min. 30 sec. 255 Il est indiqué que la série Empreintes a connu des audiences allant jusqu’à 5 ou 600 000 téléspectateurs, anonyme, « Aux grands hommes, la télé reconnaissante », Le Parisien, 27 mars 2009. 256 Que Claude Lanzmann présente dans l’avant-propos du Lièvre de Patagonie comme étant « la philosophe Juliette Simon, mon adjointe à la direction de la revue Les temps modernes, en même temps ma très proche amie », Claude Lanzmann, op. cit., 2009, p. 13. 254

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation

Fig. 136 Captures d’écran issues de Empreintes, Claude Lanzmann (3).

Alors que Lanzmann est l’unique personnage du portrait filmé, il est dans l’ouvrage celui autour duquel de multiples autres acteurs de l’histoire sont présents. Alors que le cahier des charges de la série télévisée impose une forme concise, l’auteur de l’autobiographie ne s’interdit aucune digression. Pour autant, la structure de l’ouvrage n’est pas si différente de celle du film. Dans Le lièvre de Patagonie, les dix-sept premiers chapitres sont suivis d’une présentation de Pourquoi Israël, les deux derniers chapitres portant sur Shoah. Les faits postérieurs à la première réception du film (1985-1987) et les événements biographiques non relatifs à celui-ci sont résumés dans les cinq dernières pages de l’ouvrage257. La structure des cent-quinze pages consacrées à Shoah renseigne sur la manière dont il fixe son propre récit du film. Le mot fixation est ici utilisé pour signifier que de manière générale, peu de nouveaux éléments factuels sont apportés258. La plupart de ceux déjà connus étant confortés. Le Lièvre de Patagonie correspond à une synthèse de propos tenus par le réalisateur entre 1985 et 2010 sur son film. Cela permet de percevoir ce qu’il a choisi de souligner ou d’omettre. Avant d’étudier les choix ainsi faits par Lanzmann, la partie de l’ouvrage portant sur le film va être présentée. Celle-ci s’ouvre sur le fait que le film est une

257

Il s’agit principalement d’une évocation de la mort de Jean-Paul Sartre, des derniers jours de la vie de Simone de Beauvoir et de la nécessité de maintenir la publication la revue Les Temps Modernes. La dernière page porte sur la notion d’incarnation et conduit à un retour sur le titre de l’ouvrage. 258 Par exemple, il précise ainsi le rôle décisif joué par Yehuda Bauer dans le projet de Shoah, ibid., pp. 439-440 et pp. 444-445. De même, il mentionne que c’est chez Théo Klein, qu’une partie de l’entretien avec Abraham Bomba a été tourné (p. 449), quelques précisions techniques sont données notamment à propos du fonctionnement de la caméra cachée utilisée avec Franz Suchomel (p. 452). Il indique également le fait que Heinz Schubert ait porté plainte contre Claude Lanzmann à la suite de la découverte de la caméra cachée (pp. 483-484) et quelques nouveaux noms sont communiqués. Par exemple, celui de la première traductrice en Pologne, Marina Ochab (p. 489), celui de Rivka Yossilevska (p. 485). Ainsi, que quelques scènes qui se trouvent dans les archives. Par exemple, il rappelle, le champ de Gawkowski, « Je le vis plus tard, quand je revins pour tourner, chanter de toute son âme et de toute la puissance de sa voix dans la chorale de l’église » (p. 498).

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation commande259. Par la suite, il revient sur sa dette envers Hilberg, son refus de l’archive, de toute compréhension et de toute histoire personnelle260. Il explique alors comment il a conduit les entretiens avec les membres des Sonderkommandos, en prenant l’exemple de Bomba et avec les anciens nazis, en prenant l’exemple de Suchomel, de Stier et de Broad261. Il réitère des propos tenus précédemment sur la manière dont les tournages en Pologne et en Israël262 se sont déroulés. Il revient ensuite sur le montage principalement à travers l’exemple de l’entretien tourné avec Karski263. La réception du film en Pologne et la première polémique en 1985 sont alors appréhendées264. Le second chapitre débute par une explication du choix du titre265 du film avant de dresser une première liste de cinq personnes qui n’ont pas, selon lui, suffisamment perçu l’intérêt de celui-ci. Les deux premiers sont le rabbin Sirat et le cardinal Lustiger qui ont refusé de voir le film266. Les trois autres personnes sont, un ancien déporté français267, un réalisateur, Pierre-Oscar Levy268 et un historien, Henry Rousso269. En même temps que le nom d’une personne est mentionné, c’est la catégorie à laquelle elle appartient qui est critiquée. En ce qui concerne les historiens, Lanzmann dit qu’ils se sont sentis « menacés » par le film. L’auteur dresse ensuite neufs portraits d’« amis de Shoah ». Il s’agit de, Anne-Lise Stern270, Didier Sicard, Michel Deguy, Shoshana Felman, Gérard Wacjman, Arnaud Despléchin, Jack Lang, Jean-François Forges271, Max Gallo272, Bernard Cuau273 et Bernard-

259

Ibid., pp. 429-430. Il précise à la fin, « J’ai dit ce que je dois au gouvernement d’Israël », idem, p. 539. Ces thème sont respectivement abordés, ibid., pp. 430-431 ; pp. 431-432 et pp. 437-438; p. 438 ; p. 441-442. 261 Ces protagonistes sont respectivement présentés ibid., pp. 444-453 ; pp. 459-463 ; pp. 464-468 et pp. 471473 ; pp. 469-470 et p. 476 ; pp. 473-475. 262 Les tournages dans ces pays sont respectivement présentés ibid., pp. 489-501 et pp. 503-508 ; pp. 501-502. 263 Ibid., pp. 509-512. 264 Ibid., pp. 513-524. 265 Ibid., p. 525, soit à la première page du chapitre 21. 266 Soit respectivement Claude Lanmznan, ibid., pp. 526-527 et p. 528-530. Le nom de l’animateur Michel Polac est également évoqué pour son refus de voir le film, p. 530-531. 267 Plus exactement d’un homme, puis d’une femme, ibid., pp. 531-532 268 Orthographié Lewis, Claude Lanmznan, ibid., p. 530. Ce dernier réfuta que Claude Lanzmann lui fait tenir. Pierre-Oscar Levy, « Jerry, Monsieur Lance Man », Blog : Un Incertain regard Médiapart, 15 mai 2009 [en ligne] URL : http://blogs.mediapart.fr/blog/pol/150509/jerry-monsieur-lance-man Consulté le 2 avril 2011. 269 Claude Lanmznan, op. cit., 2009, pp. 533-534. Le nom de Michael Marrus est également mentionné. 270 Ibid., 2009, p. 536 271 Ces noms sont cités, ibid., p. 537. 272 Ibid., p. 538 273 Ibid., pp. 538-539 260

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Henry Lévy274. Les premiers auteurs ayant soutenu Shoah (Gallo, Sicard, Stern) et les auteurs publiés dans Au sujet de Shoah (Deguy, Cuau, Felman) sont plus souvent cités. Ceux qui ont participé au devenir référence du film dans l’Education nationale (Lang et Forges) et dans le domaine de la cinéphilie (Despléchin) sont également cités. La partie de l’ouvrage consacrée à Shoah se termine sur l’évocation de soutiens financiers275 et de problèmes rencontrés à ce sujet 276 pendant et après la réalisation du film277. Il s’agit à présent de s’interroger sur la place que ces deux chapitres occupent dans l’ouvrage et plus globalement à la structure de celui-ci. Cinq constats peuvent être faits. A la double exception de la première réception du film (1985-1987) et de la polémique née autour de l’exposition Mémoire des camps (2001), Lanzmann n’aborde pas la période postérieure à la diffusion du film. En somme, Lanzmann en tant qu’homme public entre 1987 et 2009 n’est pas intégré à ses Mémoires. Le deuxième constat est d’ordre quantitatif. Sur les cent-quinze pages consacrées au film, environ quatre-vingt portent sur les recherches préliminaires et les conditions des tournages278 et environ trente ont pour objet le temps de la diffusion279. Les deux tiers des chapitres abordent donc la période 1973-1979 et le dernier quart porte sur la période postérieure à 1985. Ainsi, le montage du film, soit la période 1979-1985 est abordée en moins de cinq pages280. En ce qui concerne les protagonistes, ceux qui se sont imposés dans l’espace public médiatisé dès 1985-1987 sont cités. Il s’agit, pour les Juifs persécutés, de Bomba, pour les Allemands persécuteurs, de Suchomel, pour les témoins polonais, de Gawkowski, auxquels s’ajoute le courrier de la résistance polonaise, Karski. Si d’autres personnes sont mentionnées, c’est avant tout autour de ces quatre protagonistes que le récit de Lanzmann s’articule. Lanzmann a également intégré des éléments plus récents. Il s’agit par exemple du fait que le projet de Shoah répondait à une commande (2004). D’autres éléments, considérés comme importants en 1985, mais qui ont perdu de leur pertinence depuis, tel que par exemple le refus du terme documentaire (1994).

274

Ibid., p. 539 François Mitterrand, Jack Lang, les familles Wormser, Gaston-Dreyfus, Harari, ainsi que Charles Corrin, Rémy Dreyfus in Claude Lanmznan, ibid., pp. 539-540. Pour leur soutien, il cite également Georgette Elgey, Gilberte et Adolph Steg, p. 540). 276 Le soutien de Nahum Goldman, mais le refus du Congrès juif mondial, en la personne du rabbin Israël Singer, ibid., pp. 540-541. 277 Pour ce qui est de la diffusion, Claude Lanzmann cite le soutien de Simone Veil et de Dan Talbot, idem. 278 Ibid., pp. 427- 508, à l’exception des pages 486-488. 279 Ibid., pp. 486- 488 et pp. 513- 542. 280 Ibid., pp. 509 à 512. 275

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation Enfin une comparaison peut être établie entre la partie de cet ouvrage portant sur Shoah et chacune des principales étapes de la mise en récit. A ce titre, une série de questions peuvent être posées. Les témoignages des protagonistes précédant la diffusion de Shoah sontils évoqués dans Le lièvre de Patagonie ? Non. Il est possible de considérer que ce n’est pas l’objet de cet ouvrage. Les tournages sont-ils abordés ? Oui. Cet élément est mis au centre du récit du réalisateur. Le montage occupe-t-il une place équivalente au tournage ? Non. Celui-ci est abordé très rapidement281, le montage du son étant évoqué en moins de trois lignes. La question des choix historiographique est-elle abordée ? Oui. Lanzmann revient notamment sur l’importance des ouvrages de Sereny, d’Hilberg et de Bauer. Enfin, la période postérieure à la diffusion du film est-elle évoquée ? Oui, mais principalement à travers une évocation de la première diffusion (1985-1987), seuls deux écrits, publiés après cette réception dans les médias généralistes et qui ont été à l’origine de débats, étant mentionnés282.

Fig. 137 Schéma de la fixation du récit du réalisateur.

A ces deux exceptions près, les chapitres ayant Shoah pour objet et qui concluent l’ouvrage portent sur les périodes 1973-1979 et 1985-1987. Vingt-huit années de la mise en récit de Shoah ne sont pas abordées (1979-1985 et 1987-2009). En cela, le récit du réalisateur

281

Le nom de Ziva Postec n’est pas mentionné dans l’ouvrage au sujet de Shoah. Il est même partiellement remplacé par celui de Sabine Mamou. « Outre Chapuis, je dois dire le chagrin que j’ai éprouvé lorsque la merveilleuse Sabine Mamou, qui monta le son de Shoah et fut de bout en bout la monteuse de Tsahal, pour une grande part de Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, fut brutalement tuée par la même maladie. », ibid., pp. 506507. 282 Il s’agit de celle d’Henry Rousso tout en insistant sur le fait que celui-ci est revenu en 1990 sur certaines des réserves qu’il avait émises en 1987. La seconde correspond au texte de Georges Didi-Huberman et à l’exposition Mémoire des camps qu’il aborde en trois pages qui sont les seules à être consacrées à la décennie des polémiques (1994-2004), ibid., pp. 486-488.

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Chapitre 8 : Le processus d’institutionnalisation est similaire sur la majorité des points à celui qu’il exposé dès 1985. L’accent est mis sur les dispositifs filmiques et sur les conditions des tournages, la place du montage étant minorée. Ainsi, de la même manière que dans Empreintes (2009), le constat qu’il est l’homme d’un film, Shoah, peut être fait. La réception très positive de cet ouvrage par les critiques aussi bien dans la presse qu’à la télévision et par le public, constitue une nouvelle étape du récit de Shoah. Comme depuis 1987, le titre du film a presque toujours été associé au nom de Lanzmann. Ainsi, dans L’Histoire283, le Lièvre de Patagonie est « l’autobiographie de l’auteur de Shoah », dans Le Point, Lanzmann est « l’homme de Shoah »284 et dans Libération, « Shoah est une œuvre d’auteur »285. Dans l’entretien accordé au Nouvel Observateur après deux questions portant sur sa biographie et sur son rapport à Israël, les six suivantes ont eu Shoah pour objet. Le chapeau de l’article débute par ces mots : « L’auteur de Shoah publie le Lièvre de Patagonie. »286

Cet ouvrage constitue ainsi l’un des derniers éléments du récit de Shoah et celui qui fixe le récit du réalisateur. Au terme de cette étude, la formulation du récit en 2011 peut de nouveau être analysée.

283

Anonyme, « Le Lièvre de Patagonie », L’Histoire, n°343, juin 2009, p. 94. Jacques-Pierre Amette et al., « Les Vingt meilleurs livres de l’année : Le Lièvre de Patagonie – Claude Lanzmann. », Le Point, 26 novembre 2009, [en ligne] URL : http://www.lepoint.fr/archives/article.php/399666 Consulté le 2 avril 2011. 285 Yegor Gran, « Lanzmann à lièvre ouvert », Libération, 12 mars 2009. 286 Claude Lanzmann, Gilles Anquetil, François Armanet (propos recueillis par), « Je refuse de comprendre », Nouvel Observateur, 5 mars 2009, pp. 90-91. 284

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Conclusion

CONCLUSION

En 2006, après une formation aux métiers des arts et de la culture en Sorbonne1, c’est le champ des études portant sur les images animées qui se trouvait placé au centre de mon désir de développer un travail de recherche2. Durant les cinq années qui ont suivi, je me suis interrogé sur les articulations possibles entre histoire du temps présent et cinéma3. Le film Shoah, en lien avec ses archives, s’est imposé rapidement4. L’accès au fonds réuni à l’USHMM a sans doute permis, même si je n’en étais pas complètement conscient à l’époque, de permettre une approche distanciée. Dès le départ, c’est la possibilité d’appréhender la fabrication concrète du film qui a été motrice. Adolescent, j’avais vu Shoah à la télévision, et je conservais le souvenir d’une expérience spectatorielle tout à la fois très forte et floue : quelques plans, des mots épars, une émotion sincère et surtout des questions qui restaient ouvertes. En 2006-2007, alors que je commençais à le visionner à plusieurs reprises, dans le cadre d’un Master d’histoire à l’EHESS, j’ai été en même temps interpellé et dérouté. L’énigme initiale était là. Impressionné par la somme des études déjà consacrées au film, je débutais la recherche, suivant le séminaire d’histoire de la Shoah tenu par Anne Grynberg et

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La lecture des écrits d’Edgar Morin portant sur la complexité, conduite au départ lors d’un cours donné par Bernard Darras, a occupé un rôle important dans le choix de conduire un travail de recherche. Si ce chercheur n’a pas été cité dans cette thèse, son travail m’a constamment accompagné. 2 En 2005, j’ai suivi, en auditeur libre, les séminaires d’esthétique du film de Françoise Zamour à l’ENS Ulm et d’histoire et de théorie du photographique d’André Gunthert à l’EHESS. En 2006, un stage à la Cinémathèque de la ville de Paris auprès de Béatrice de Pastre a aussi joué un rôle décisif dans mon attention aux archives. La création et l’animation, à la même période, de l’association de diffusion et d’éducation aux images Paroles d’images a également occupé une place importante dans ma formation et mon engagement dans la recherche [en ligne] URL : http://www.paroles-dimages.fr/pages/association2.htm 3 Il s’est agi de rechercher une distance et une échelle adaptées ou plus justement de reconnaître la nécessité de trouver plusieurs distances et différentes échelles en fonction des parties du récit étudiées. Cet intérêt pour l’historiographie du champ s’est aussi traduit par la rédaction d’une cinquantaine de notes sur le carnet de recherche Cinémadoc sur Culture Visuelle [en ligne] URL : http://culturevisuelle.org/cinemadoc/historiographie/ Je tiens à remercier Anne Kerlan avec qui j’ai conduit la première phase de ce questionnement et Fanny Lautissier dont les lectures et les conseils ont été précieux. 4 C’est l’existence de ce fonds d’archives qui se trouve au départ de mon travail. Il permettait d’appréhender la mise en intrigue du film en historien. C’est Christian Delage, lors de la définition du sujet de mon Master de recherche à l’EHESS, qui m’a indiqué l’existence de ce fonds et qui m’en a favorisé l’accès. Je tiens également à remercier Raye Farr, pour l’attention qu’elle a porté à ma recherche tout au long de ces années.

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Conclusion Catherine Nicault5, conduisant un entretien avec un survivant de Mauthausen et d’Auschwitz, Ernest Vinurel6, me rendant sur les lieux (ceux de la mise à mort des Juifs comme ceux des tournages du film)7, et acquérant une connaissance sensible des entretiens menés entre 1975 et 19798. L’histoire culturelle, attentive aux techniques, telle que pratiquée au Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine (EHESS)9 et un questionnement historiographique étaient dès lors placés au centre de ma démarche10. Ces dimensions, articulées par un souci commun du rôle des films et de l’histoire dans l’espace public, ne m’ont depuis lors pas quitté11. Les questions liées à la temporalité et aux enjeux de la narrativité non plus12. En avançant dans ce travail, je me suis bientôt rendu compte que le film s’inscrivait dans un temps qui excédait la période 1941-1945. Les années 1973-1985 et 1985-2011 devaient être prises en compte, non pas comme étant extérieures au récit proposé par Shoah,

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Le séminaire d’histoire de la Shoah et des Juifs tenu en Sorbonne a été un lieu important du début de ma recherche (2006-2008) ; c’est à la suite de ces séances que j’ai approfondi les questions relatives à l’écriture de l’histoire du génocide des Juifs. 6 Une première formulation des propos de celui-ci était notamment connue sous la forme d’un ouvrage : Ernest Vinurel, Rive de cendre : Transylvanie, Auschwitz, Mauthausen, Harmattan, Paris, 2003, 356 p. Je tiens ici à le remercier, ainsi qu’Anne Grynberg, d’avoir rendu possibles ces entretiens. 7 Dès 2007, puis à nouveau en 2008, j’ai pu me rendre en tant que responsable associatif à Varsovie sur le site de l’ancien ghetto, ainsi qu’à Auschwitz-Birkenau et à Treblinka. Je tiens à remercier les membres d’Animafac et de l’UEJF pour leur aide dans ce projet. Par la suite, je me suis également rendu à Berlin (notamment sur le site de la gare de Grunewald), en Israël, puis à Chelmno lors d’un séjour d’étude à l’Université de Varsovie. Je tiens ici à remercier Morgane Labbé pour son aide. Le fait d’avoir pu participer, sous la direction de Christian Delage, à la conception du Mémorial de Compiègne, a aussi été important dans cette prise de conscience de l’importance des lieux. 8 Un premier séjour d’une semaine a été effectué avec le soutien de la mention histoire de l’EHESS dès le début du projet (septembre 2006). Les séjours suivants, plus longs, entre 2007 et 2011, ont été rendus possibles principalement grâce au soutien de l’Alliance Israélite Universelle, de l’Institut d’Histoire du Temps Présent (CNRS) et de la région Rhône-Alpes (bourse Explora sup). Je tiens à remercier Jean et Louis pour leur accueil chaleureux. 9 L’enseignement de Christian Delage et d’André Gunthert dont j’ai suivi les séminaires entre 2005 et 2011, ainsi que les échanges avec les jeunes chercheurs du laboratoire ont occupé une place décisive dans ma formation et dans l’élaboration de mon travail. Les projets d’exposition et de programmation auxquels j’ai pris part, en tant qu’assistant au sein du service culturel du Mémorial de la Shoah, durant l’été 2008, ont également eu un rôle important. Je tiens ici à remercier Sophie Nagiscarde. 10 L’intérêt porté à ces questions par mon directeur de thèse a favorisé l’approfondissement de cette dimension. Les séminaires d’historiographies suivis depuis 2006 à l’EHESS et depuis 2008 à l’IHTP ont également occupé une place centrale dans ma démarche. 11 La lecture des travaux de Paul Ricœur a constitué un élément décisif de ce parcours. Ces textes, cités de manière éparse dans cette thèse, sont partout présents de manière implicite. A portée de main dans l’espace de travail aménagé dans le bureau des doctorants de l’IHTP, ils ont nourri nombre de mes formulations. 12 Après l’obtention d’une allocation de recherche de la mention histoire à l’EHESS, qui a sensiblement favorisé le développement de cette recherche, j’ai eu la chance, entre 2008 et 2011, de coordonner au sein du Lhivic une trentaine de séances d’un atelier portant sur les enjeux de la narrativité dans le cinéma dit documentaire. Je tiens à remercier André Gunthert et Christian Delage pour la confiance qu’ils m’ont accordée dans l’organisation de celui-ci, ainsi que tous les participants et intervenants : chercheurs, réalisateurs, jeunes professionnels de l’image (pour un premier bilan [en ligne] URL : http://culturevisuelle.org/cinemadoc/2011/04/20/a-suivre/).

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Conclusion mais comme la partie d’un tout qui allait de fin 1941 à 2011. Le respect d’un rapport de lieutenance avec le passé, pour reprendre le terme de Paul Ricœur, est lié à cela. Dès lors, plusieurs déplacements successifs m’ont conduit de l’étude de la forme visuelle Shoah à une prise en compte de l’amont (les premières formulations, l’historiographie, la réalisation) et de l’aval (de la réception aux polémiques et aux autres appropriations). Le temps de l’objet s’est étiré. L’archive et le film, d’abord résolument au centre, se trouvaient ainsi intégrés à un corpus plus large. Chaque nouveau choix appelait un nouveau mouvement, si bien que le sujet, l’étude de la mise récit, devenait de plus en plus évident. La prise en compte des écrits en langue anglaise13, de nouveaux fonds d’archives14 et de constants dialogues avec des chercheurs issus de différentes disciplines15 m’ont conduit à donner cette forme à cette thèse. Au terme de cette recherche conduite selon un axe chronologique, l’état du récit de Shoah dans l’espace public médiatisé français en 2011 tel que présenté en introduction, est à reconsidérer. Sur la base de cinq dimensions complémentaires, il a été posé que Shoah a atteint le statut de référence incontournable et indiscutable. Il est reconnu comme un film d’auteur étant souvent considéré comme un chef-d’œuvre. Il est ainsi qualifié dans le récit cinéphile portant sur les camps d’extermination, ainsi que par des journalistes et la plupart des chercheurs qui l’étudient ou le mentionnent dans leurs travaux. Sa diffusion a constitué un acte de nomination, le terme Shoah s’étant progressivement substitué à ceux d’holocauste et de génocide, aussi bien dans la presse généraliste que dans l’Education nationale et dans le domaine des sciences sociales. Le sujet de l’intrigue, la mise à mort des Juifs par le gaz en un lieu fixe entre 1941 et 1945, est perçu comme correspondant à son objet : le génocide des Juifs. Le film est considéré comme ayant conféré une place centrale à la parole des acteurs de

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La consultation des ouvrages se trouvant dans les bibliothèques de l’IHTP et de l’USHMM a été décisive. Par ailleurs, le soutien obtenu dans le cadre du projet, Memory and Memorialization (UMI Transitions CNRS/ NYU), m’a permis de consulter les fonds de la bibliothèque de NYU, de Columbia et de la Dorot Jewish Division de la NYPL. Cela a substantiellement favorisé cette dimension de ma recherche. 14 Il s’agit principalement des archives de l’USHMM, de celles de Raul Hilberg (Université du Vermont), de Jan Karski (Hoover Library à Stanford), de la Maison des combattants des ghettos et des centres audiovisuels du Mémorial de la Shoah et de Yad Vashem. 15 En plus des chercheurs que j’ai remerciés au début de cette thèse, je tiens ici à mentionner la journée de travail autour de Shoah, intitulée Workshop Shoah ([en ligne] URL : http://culturevisuelle.org/workshopshoah/), mise en place avec Martin Goutte. Celle-ci a constitué un moment essentiel de ces dialogues. Une autre opportunité, également importante, fut la direction, avec Audrey Leblanc, d’un numéro de Conserveries Mémorielles, édité simultanément en tant que Bulletin de l’IHTP, réunissant des articles d’historiens de l’art, d’historien de la photographie, de philosophes, de chercheurs en histoire culturelle du cinéma et en études cinématographique. Rémy Besson, Audrey Leblanc (éd.), « La Part de fiction dans les images documentaires », Conserveries Mémorielles, n°6 et Bulletin de l’IHTP, n°89, décembre 2009 [en ligne] URL : http://cm.revues.org/331 Consulté le 2 avril 2011. Je tiens ici à remercier Vincent Auzas pour son aide.

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Conclusion l’histoire, aux témoignages, excluant tout document d’archives. Toute remise en cause de l’un de ces trois derniers points dans l’espace public médiatisé est assimilée à l’expression d’un point de vue antisémite. Ces dimensions reposent sur un consensus dans l’espace public français. En accord avec les propos du réalisateur16, l’impression que cet état du récit en 2011 correspond à la manière dont il a été reçu dès 1985, s’est imposée. L’argumentation développée dans la seconde partie de cette thèse a au contraire conduit à historiciser le devenir référence de Shoah. L’idée selon laquelle, il aurait constitué un événement à la fois politique, historique et esthétique dès sa sortie en salle, a été remise en perspective. Quatre aspects complémentaires ont été identifiés. Premièrement, ce n’est pas en 1985, mais entre cette année et 1987, que le film a acquis un statut de référence dans l’espace public médiatisé français. Lors de la sortie en salle, il a été peu vu, la presse cinéphile en a peu parlé et il a été présenté à la télévision avant tout comme un documentaire apportant de nouvelles informations sur le génocide des Juifs. S’il a acquis une certaine visibilité dans l’espace public, c’est après le déclenchement d’une polémique avec les autorités polonaises qui l’a constitué comme un événement politique. Paradoxalement, les nombreux articles alors publiés dans la presse généraliste ont conduit à ce qu’il soit qualifié d’œuvre d’art. En 1987, lors d’une première programmation à la télévision, cette qualification s’est imposée dans les médias généralistes. Le succès d’audience de sa diffusion a alors acté son statut de référence. Ainsi, dès juillet 1987, la plupart des dimensions constitutives de l’état du récit en 2011 sont présentes. Le film est qualifié de chefd’œuvre, son titre s’impose pour désigner le génocide des Juifs et aucune critique négative n’est formulée. Deuxièmement, le rôle du réalisateur dans le devenir référence du film a été souligné. La manière dont Lanzmann a présenté Shoah à partir de 1985 s’est progressivement imposée. Les termes qu’il utilise sont repris par la plupart des journalistes et des critiques. L’expression, fiction de réel qui vise à établir que Shoah n’est ni un documentaire, ni une fiction peut être citée à titre d’exemple. Au-delà de ce cas, l’absence d’image d’archives, la longueur du film, la durée du projet, la tripartition des protagonistes constituent autant de thèmes placés au centre du récit. La plupart du temps, ce sont les dispositifs filmiques et les 16

Le réalisateur a indiqué dans un article publié dans les Cahiers du Cinéma en mars 2002 :« Shoah est sorti à Paris en 1985 et a connu d’emblée un accueil triomphal dans le public et les journaux, quotidiens et hebdomadaires. », Claude Lanzmann, loc. cit., mars 2002, p. 54

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Conclusion conditions des tournages qui sont présentés. En revanche, le rôle du montage est le plus souvent minoré. La question de l’inscription historiographique n’est pas développée. Par ailleurs, en 1987, chacun des protagonistes est moins présenté qu’en 1985. Tout cela concourt à ce que de nombreux articles désignent Shoah comme le film d’un auteur. Si au moment de la sortie en salle, certaines critiques réservées ont été formulées, en 1987 celles-ci sont absentes. Cette évolution du récit a notamment été analysée à travers une comparaison menée entre les numéros de Télérama publiés lors des diffusions du film, en salle puis à la télévision. L’impression selon laquelle l’auteur, le sujet et l’objet du film sont confondus s’établit dès ce moment-là. Troisièmement, si le rôle du réalisateur a été identifié, des appropriations multiples concourant au devenir référence de Shoah ont également été mises en évidence. Ce sont principalement des articles écrits par des psychanalystes, des philosophes et des historiens. Dans le domaine des sciences sociales, le récit s’est principalement fixé entre 1987 et 1990. La publication de deux ouvrages collectifs a alors contribué à cette fixation sur la base d’un consensus hagiographique. Si certains éléments, déjà présents dans les médias généralistes, ont été repris, trois autres aspects ont été développés. Le film a souvent été considéré comme relevant du domaine de chacun des chercheurs et à ce titre rapproché aux réalisations les plus reconnues de chacune de ces disciplines. Le réalisateur a quant à lui été comparé aux plus grands auteurs. Aucune de ces perspectives ne s’est imposée et à partir de ce moment-là, plusieurs récits complémentaires sur certains points et antagonistes sur d’autres, ont coexisté. Par ailleurs, la question des limites de la représentation a été posée, que le film soit considéré comme déplaçant celles-ci ou au contraire comme soulignant leur existence. Enfin, le rôle prédominant accordé aux témoignages dans la plupart des recherches a conduit à considérer Shoah comme un film portant sur la mémoire. Ce constat a mené certains auteurs à faire l’hypothèse d’un effacement du réalisateur comme narrateur. Par la suite, les nombreux écrits publiés n’ont en général pas remis en cause les éléments constitutifs du récit tels qu’énoncés à cette période. Quatrièmement, dans un certain nombre de domaines, le film n’a pas été reconnu comme constituant une référence dès la fin des années 1980, mais au début des années 2000. Ceci correspond à une phase d’institutionnalisation. Ainsi, la mention de Shoah comme élément constitutif du récit cinéphile portant sur la représentation des camps nazis ne date pas

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Conclusion de 1985 mais de 2002. Celle-ci s’est notamment traduite par la publication d’un ouvrage et par la diffusion du film à la cinémathèque française en 2008. De même, si la diffusion de Shoah était possible dans les classes depuis les années 1980, dans l’Education nationale celleci date de la fin des années 1990. Dans ces deux cas, des initiatives individuelles ont été à l’origine de l’appropriation de Shoah. L’entrée du film dans des Musées Mémoriaux après 2005, et le fait que plusieurs thèses lui aient étés consacrées, constituent deux autres éléments qui ont participé au devenir archive de Shoah. L’intégration d’extraits de celui-ci dans d’autres formes visuelles a concouru à cette phase du processus. Enfin, une multiplication de références explicites à Shoah dans d’autres films et séries télévisées ont accompagné cette institutionnalisation de la référence. Chacun de ces quatre aspects a participé au renforcement de la reconnaissance du film. Ils ont concouru à la constitution du récit tel que formulé en 2011. La comparaison avec la manière dont celui-ci s’est développé aux Etats-Unis a permis de souligner en quoi il s’agit d’une spécificité française. Dans ce pays, les propos du réalisateur n’ont pas eu la même influence, la catégorisation du film en tant que documentaire n’étant pas remise en cause. Si la réception dans la presse généraliste a été très favorable, le consensus hagiographique a été rompu dès la fin de l’année 1985 avec la publication de l’article de Kael dans The New Yorker. Les articles de Hirsch et Spitzer en 1993, ainsi que de LaCapra en 1997 ont eu une fonction similaire dans le domaine des sciences sociales. Ces deux textes ont été par la suite intégrés au récit de Shoah en langue anglaise. Ceci constitue un indicateur du fait, qu’à partir de la fin des années 1990, un débat contradictoire a succédé au consensus. Pour autant, ces trois articles n’ont pas été traduits. Au contraire, en France, le texte de Rousso (1987) remettant en cause l’existence d’un consensus et celui de Todorov (1991) critiquant le film, ont été peu repris et ont eu peu d’influence sur le développement du récit. Si les contributions ayant pour objet Shoah participent à constituer le récit, celui-ci s’articule également avec ceux d’autres productions culturelles et avec des problématiques contemporaines (ill. ci-après).

Fig. 138 Schéma des différents types de récits étudiés.

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Conclusion En fait, au moment où le récit se développe de manière contradictoire dans les sciences sociales en langue anglaise, la référence au film est réactivée en France dans les médias généralistes. Il s’agit du temps des polémiques autour des questions liées à la représentation du génocide des Juifs (1994-2001). Dans ces cas, les articles ont porté sur La Liste de Schindler (1994), La Vie est belle (1998) et l’exposition, Mémoire des camps (2001). Le point de vue exprimé par le réalisateur durant cette période a eu pour conséquence de transformer la perception de Shoah. Les critiques que celui-ci a formulées en 1994 à l’encontre de toute fiction cinématographique portant sur le génocide des Juifs, ont conduit à ce que le film ne soit plus perçu comme une fiction de réel, mais comme un documentaire. De même, le refus de toute image d’archives portant sur les chambres à gaz a conduit à ce qu’après 2001, l’idée selon laquelle Shoah a été conçu contre l’usage de documents contemporain des faits, s’est imposée. Ces polémiques, portant sur la question de la représentation, ont également eu pour objet la caractérisation de l’événement. Dans ce cadre, Lanzmann ne s’est pas seulement opposé à l’usage des images d’archives, mais aussi à celui de toute compréhension des causes et de toute comparaison, insistant en cela sur la radicale unicité du génocide des Juifs. Ces points de vue ont été repris par des chercheurs et des journalistes. L’intégration de la référence à Shoah à une démarche pédagogique s’est faite selon ces principes. Un consensus n’a cependant pas existé sur ce point. Ces refus ont été critiqués par des philosophes et par des historiens. Didi-Huberman et Rancière ont ainsi insisté tout à la fois sur la possibilité de représenter le judéocide et de faire usage d’images contemporaines des faits. Ricœur et Bensoussan ont quant à eux tenu à réaffirmer les gains d’intelligibilité permis par l’approche compréhensive et l’approche comparative. Si un débat contradictoire, prenant souvent une forme polémique, a eu lieu, celui-ci a paradoxalement renforcé le consensus autour du film, chacun des participants indiquant généralement au début de leur article, que Shoah constitue une référence incontournable. Certains chercheurs allant jusqu’à opposer les valeurs défendues par Lanzmann en tant que réalisateur de Shoah et les points de vue qu’il a exprimés après 1985 dans l’espace public médiatisé français17.

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Georges Didi-Huberman allant jusqu’à considérer qu’il y a :« (…) deux Claude Lanzmann : d’une part le cinéaste de Shoah, le grand journaliste opiniâtre à interroger sans relâche (…) d’autre part, une fois les questions mises en boîte, le "péremptoire" a pris la relève et s’est attaché à fournir lui-même les réponses (…). » Georges

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Conclusion Une telle opposition conduit à s’interroger sur les articulations existant entre la conception du film (1973-1985) et sa perception dans l’espace public médiatisé (1985-2011). Il s’agit de mettre en regard la phase de la mise en intrigue et celle de la mise en récit. Cela conduit à se demander, entre autres, si une cohérence ou un antagonisme existe entre les choix opérés pour le film et les propos du réalisateur portant sur celui-ci depuis le début des années 1990. L’étude du processus de réalisation conduit à identifier cinq écarts qui correspondent à cinq impressions s’étant imposées dans l’espace public médiatisé en 2011. L’idée selon laquelle Shoah aurait été construit contre les archives, a été invalidée. Des premières recherches ont été conduites par l’équipe du film à partir de 1973 dans différents centres d’archives et des documents occupent une place centrale dans les dispositifs filmiques. Lors des entretiens conduits aussi bien avec les nazis qu’avec certains des représentants des instances, ils ont eu pour fonction de les empêcher de formuler une version tronquée des faits. Avec les Juifs persécutés, ils ont également été mobilisés, cette fois dans le but de favoriser leur expression. Dans tous les cas, l’objectif poursuivi était qu’ils n’intègrent pas à leurs propos des connaissances acquises après 1945. Par ailleurs, des plans ont été réalisés aussi bien sur des photographies que sur des documents contemporains des faits. La décision d’exclure du montage la plupart de ces images a été effectué au début des années 1980, une fois le sujet du film choisi. Certaines d’entre elles ont cependant été intégrées au film, mais toujours en tant qu’objets filmés dans leur contexte. Ce qui est absent du film, ce sont des images en mouvement tournées avant 1945, qui auraient eu pour fonction d’illustrer les faits. Après 1985, Lanzmann aussi bien que ceux qui ont écrit sur le film, ont insisté sur l’absence d’image d’archives, cela constituant l’un des éléments du récit. En des termes similaires à ceux formulés en 1979, le réalisateur a insisté sur un interdit de la représentation, celui de l’intérieur d’une chambre à gaz en fonctionnement. C’est uniquement après 1994, que l’idée d’un refus de toute archive s’est imposée. Ceci est tout à la fois la conséquence d’une prise de position du réalisateur, d’appropriations et de critiques de celle-ci. Depuis, le film est perçu comme ayant été conçu contre les archives.

Didi-Huberman, op. cit., 2003, p. 119. Une idée similaire a notamment été formulée par Enzo Traverso, op. cit., 2005, p. 69 et par Vincent Lowy, op. cit., 2001, p. 154.

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Conclusion L’étude de la circulation de la lettre écrite en 1942 par le rabbin de Grabow et des versions successives des propos de Podchelbnik ont conduit à remettre en cause l’impression d’une radicale nouveauté de Shoah. En effet, le document lu avait déjà été intégré à l’historiographie et la majorité des protagonistes s’étaient déjà exprimés dans l’espace public avant 1985. Cet élément a notamment été présenté par Elie Wiesel dans le New York Times lors de la sortie du film en salle. Cela n’a été que rarement souligné en France, les propos antérieurs des protagonistes n’étant alors que peu connus. Les films de Fruchtmann analysés par Julie Maeck, ceux de Peter Morley (1979) et de Peter Neusner (1985) portent sur le génocide des Juifs. Réalisés à la même période que Shoah, ils partagent avec celui-ci certains choix formels. Pour autant, ceux-ci n’ont pas ou peu été diffusés en France et sont donc largement méconnus. Par ailleurs, la continuité entre le sujet, la forme et le montage de Shoah et de Pourquoi Israël a été soulignée. Ce film de Lanzmann, qui en 1973 n’avait pas été diffusé en salle, était inconnu du public en 1985. Ces trois points complémentaires inscrivent Shoah dans la continuité, des propos antérieurs des protagonistes, de la première réalisation de l’équipe du film et de documentaires portant sur un sujet comparable. Pour autant, l’absence de leur diffusion en France permet d’expliquer l’impression de nouveauté produite. L’idée selon laquelle le film vise à ce que des acteurs de l’histoire s’expriment sans autres médiations que celles mises en place lors des tournages, a été remise en cause. Le principe, selon lequel un film basé sur des témoignages équivaudrait à une forme dans laquelle le narrateur s’efface, a été ainsi invalidé. L’étude des dispositifs filmiques conçus lors de la phase des tournages a permis de souligner le rôle de l’équipe du film. La prise en compte du montage a conduit à considérer Shoah comme une forme construite dans laquelle chacun des mots prononcés par les protagonistes dépend de choix opérés par Lanzmann et Postec. L’insertion de vues en parallèle des propos tenus a permis le montage du son. L’identification des processus mis en œuvre lors de ces deux étapes de la mise en intrigue a conduit à s’interroger sur l’impression d’une adéquation entre le sujet du film et son objet. La réalisation du film a été appréhendée en lien avec des enjeux contemporains à celle-ci. Une étude de l’historiographie a conduit à replacer les choix par l’équipe du film à l’articulation entre les recherches menées par Hilberg et Bauer. Le fait que la plupart des axes directeurs correspondent à ceux développés à la même période par ce second historien, a permis d’inscrire Shoah dans une histoire de la Shoah. L’article de Lanzmann publié dans Les

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Conclusion Temps Modernes en 1979, a conduit à identifier trois des axes autour desquels l’architecture du film a été conçue. Le premier porte sur le refus de tout engendrement et de toute explication relative au déclenchement du génocide des Juifs. Le deuxième concerne le caractère présent de ce passé traumatique, soit le principe qui revient à ressusciter le passé comme présent. Le troisième équivaut à insister sur la radicale unicité du génocide des Juifs et constitue l’enjeu principal de cet article. Il s’agit de clefs d’interprétation du processus de réalisation. Selon cette perspective, les vues, en plus de faciliter le montage du son, ont eu pour fonction d’insister sur le caractère encore présent du passé. Le choix du sujet, la mise à mort des Juifs et le refus de toute explication s’articulent avec le refus de l’engendrement tel que présenté en 1979. Enfin, l’insistance sur le critère de l’unicité s’est notamment traduite par des coupes effectuées dans certains des propos des témoins polonais. Le fait que le réalisateur ait, par exemple, ajouté le mot Juifs à la place de celui d’hommes dans la lettre du rabbin de Grabow, relève du même type de choix. Ainsi, le refus de toute compréhension et de toute comparaison qui émergent dans l’espace public durant la seconde moitié des années 1990, est un élément déjà présent lors de la mise en intrigue. Il s’est donc moins agi de déconstruire un mythe qui aurait été patiemment édifié, que d’étudier un processus dynamique qui s’est sans cesse transformé : la mise en récit de Shoah18. L’ingéniosité des dispositifs filmiques mis en place lors des tournages, la méticulosité avec laquelle le montage a été réalisé, la grande attention portée aux questions historiographiques ont été tour à tour soulignées. La prise en compte de l’ampleur du travail mené entre 1973 et 1985 a permis de dépasser une vision sacralisée du film qui a parfois obscurci l’interprétation des enjeux de celui-ci. En favorisant une approche résolument pragmatique, il s’est agi de refuser les catégories préétablies et d’éviter d’enfermer l’étude des archives dans un modèle interprétatif préexistant. En ce sens, la première partie de cette thèse constitue une remise en cause de l’idée, présentée dans la seconde partie, selon laquelle Shoah 18

Au-delà de ce cas, d’autres films – et plus largement productions culturelles – permettront de poursuivre ce questionnement, d’autres configurations se dégageront alors. Si des outils méthodologiques ont été repris et proposés dans le cadre de ce travail, le rapport entre tournage et montage comporte des éléments spécifiques à chaque réalisation. Par ailleurs, la dimension ludique, totalement absente dans le cas de Shoah, le marketing et la rentabilité, très peu présents, seront alors à prendre en compte. Les influences respectives des prises de parole des différents membres de l’équipe du film seront également à étudier. La dimension historiographique ou le rôle du politique et du philosophique, ici très présents, seront parfois moins prégnants. Les appropriations par les critiques, les chercheurs, les pédagogues, les commissaires d’exposition, les cinéphiles, etc. seront également à interpréter. Le rôle des affiches du film, des réseaux sociaux, la place des fans comme producteur de récit, la conception de produits dérivés et des revues spécialisées seront dans certains cas plus importants.

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Conclusion serait une forme non-construite, « sans image » et finalement sans intrigue. Les premiers chapitres ont ainsi conduit à une compréhension plus fine de la mise en intrigue (tournages et montage). Ce temps a, par la suite, été articulé avec ce qui peut être désigné comme correspondant à une seconde mise en intrigue, la diffusion et des multiples appropriations. Si des écarts entre les choix effectués lors de la réalisation et la mise en récit dans l’espace public médiatisé ont été identifiés, des éléments de cohérence ont également été mis en évidence. Ainsi, les positions adoptées par Lanzmann dans l’espace public n’ont pour la plupart pas varié. Si le récit s’est progressivement modifié entre 1985 et 2011, cela est principalement lié aux différentes appropriations dont Shoah a été l’objet. Si le réalisateur a continuellement été un acteur de sa formulation, il a dit à ce sujet dans le film que Roumette lui a consacré en 2009 (ill. ci-après) : « (…) la désorientation, elle était autre pour moi dans Shoah, je pourrais dire dans un sens que j’étais plus désorienté après l’avoir fait, le film une fois accompli, que pendant que je le faisais, parce qu’une fois le film fait, j’ai compris qu’il était immaîtrisable. »19

Fig. 139 Captures d’écran issues de Empreintes, Claude Lanzmann (4)

En mentionnant le caractère immaîtrisable pris par le récit après 1985, le réalisateur souligne un point commun à tout film durant le temps de sa diffusion. Alors que lors de la réalisation, les choix de mise en intrigue sont opérés par une équipe, le récit du film leur échappe par la suite. Les différentes significations qu’il prend dans l’espace public médiatisé excèdent toujours les intentions de ceux qui l’ont conçu. Une attention particulière a été portée à la mise en œuvre des dispositifs filmiques et du montage. Une étude de l’historiographie et des enjeux contemporains a permis d’historiciser ceux-ci. Les acteurs en présence étaient principalement le réalisateur, le chef19

Sylvain Roumette, op. cit., time code : 32 min. 10 sec

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Conclusion opérateur, les traductrices, les assistantes, la monteuse, les conseillers historiques et les acteurs de l’histoire participant aux tournages. Les sources mobilisées ont alors été limitées à celles produites à cette période et aux propos de ces acteurs postérieurs à 1985.

Fig. 140 Schéma représentant l’équipe du film (1973-1985).

La diffusion du film a conduit à ce que par la suite le nombre d’acteurs prenant part au récit se multiplie. A partir de 1985, se sont ajoutés aux propos tenus par l’équipe du film, ceux de journalistes, de critiques, d’historiens, de sociologues, de philosophes, de pédagogues, de psychanalystes et de réalisateurs. Il est devenu une référence dans les médias généralistes dans le domaine des sciences sociales pour certains cinéphiles et dans l’Education nationale. Chacun, depuis sa pratique, a proposé une interprétation du film. Des références à Shoah ont été intégrées à d’autres productions culturelles : film, roman, pièce de théâtre, bande-dessinée et série télévisée. Le récit a également évolué à la suite de différentes polémiques ayant pour objet d’autres films et une exposition de photographies et plus généralement, la question de la représentation du génocide des Juifs. Et si de 1973 à 1985, le processus a conduit d’un ensemble de matériaux hétérogènes et d’idées diverses à une forme cohérente : le film Shoah reposant sur des principes et une série de refus, après 1985, de multiples appropriations de celui-ci ont réintroduit une forme d’hétérogénéité. Le récit du film s’avère être immaîtrisable pour reprendre les termes du réalisateur.

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Conclusion Le constat d’un rapport entre hétérogénéité et cohérence conduit à identifier un risque lié au rapprochement précédemment opéré entre mise en intrigue et mise en récit dans l’espace public médiatisé. Cet écueil reviendrait à considérer que les écarts constatés entre les deux phases de la mise en récit, constitueraient autant d’erreurs d’interprétation. Cela reviendrait à confondre impressions et illusions20, ou encore, à considérer d’un point de vue ontologique qu’un sens univoque peut être assigné à une forme visuelle, alors que dans l’espace public médiatisé, plusieurs récits provenant de plusieurs appropriations distinctes coexistent toujours. Cet argument central de la thèse, peut être présenté à travers la place prise par Karski dans le récit de Shoah21. En 1942, ce résistant a, entre autres, reçu pour mission de transmettre au gouvernement polonais en exil à Londres, des informations relatives au ghetto de Varsovie. En 1943, il a communiqué celles-ci à plusieurs responsables Alliés dont notamment au président Roosevelt. Par la suite, il est intervenu lors de nombreuses conférences et a publié en 1944 un ouvrage portant sur son action dans la résistance polonaise. Dans celui-ci, il aborde les thèmes relatifs au génocide des Juifs en deux chapitres. Largement diffusé aux Etats-Unis, celui-ci a été traduit en France en 1948 sans être particulièrement remarqué. En 1977, Lanzmann et son équipe l’ont convaincu de participer au tournage de Shoah. Il ne s’était pas exprimé à ce sujet depuis plus de trente ans. En 1978, il a accordé un entretien portant à la fois sur sa mission dans le ghetto de Varsovie et sur la transmission de ces informations. Lanzmann ne lui a posé aucune question sur ses autres actions menées dans le cadre de la résistance polonaise. Ainsi, le sujet a été strictement lié au génocide des Juifs. Cela correspond à une première mise en intrigue. Ce tournage qui a duré deux jours (5 heures filmées) a été monté dans Shoah en une séquence de près de quarante minutes. L’intégration au film d’extraits de la partie de l’entretien portant sur le ghetto de Varsovie, selon les mêmes modalités que pour les autres séquences, correspond à la seconde phase de la mise en intrigue. Karski est ainsi devenu l’un des principaux protagonistes du film.

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Le terme impressions renvoie à la manière dont différents thèmes se sont développés dans l’espace public médiatisé après 1985. Le terme illusions reviendrait à considérer que les écarts entre celles-ci et la manière dont le film a été conçu sont des erreurs. 21 Rémy Besson, « Le Rapport Karski. Une voix qui résonne comme une source », Études photographiques, n°27, mai 2010, [En ligne] URL : http://etudesphotographiques.revues.org/index3178.html. Consulté le 2 décembre 2011.

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Conclusion Si en 1982, celui-ci est reconnu comme étant un Juste parmi les nations en Israël et qu’il acquiert une certaine notoriété aux Etats-Unis, il n’a pas été au centre du récit de Shoah en France. Il a parfois été mentionné lors de la polémique avec les autorités polonaises en 1985. En fait, c’est uniquement en 2009, après la publication de l’ouvrage de Yannick Haenel intitulé Jan Karski que celui-ci a occupé un temps une place centrale dans le récit22. La première des trois parties de ce livre constitue une recension des propos tenus par ce protagoniste dans le film de 1985. La suite porte sur les missions de celui-ci auprès des Alliés, soit sur un sujet correspondant à la partie, non intégrée à Shoah de l’entretien de 1978. Dans un premier temps, cette appropriation a renforcé le statut de référence de Shoah dans l’espace public. Dans un second temps, la dénonciation du caractère abusif de celle-ci par Lanzmann a eu pour conséquence de déclencher une polémique23. Celle-ci a porté sur le contenu des propos tenus par Karski en 1942 aux dirigeants Alliés et sur la manière dont Haenel a intégré ceux-ci à sa propre intrigue. Le film de Lanzmann, Le Rapport Karski diffusé en mars 2010 sur Arte, a intégré la partie de l’entretien de 1978 non montée dans Shoah24. A la suite de cela, l’ouvrage d’Haenel a été adapté au théâtre, le metteur en scène, Arthur Nauzyciel tenant luimême le rôle de Karski s’exprimant dans Shoah25. Cette pièce, notamment jouée en ouverture du festival d’Avignon en juillet 2011, constitue un nouvel élément du récit de Shoah. Ce cas permet d’illustrer l’articulation entre mise en intrigue et mise en récit dans l’espace public médiatisé. Si les différents propos tenus par Karski avant 1985 ont été diffusés dans l’espace public, ils n’ont alors pas acquis de notoriété. L’impression d’une radicale nouveauté de ceux qu’il tient dans Shoah s’explique en partie par cela. Son intervention dans le film, est le résultat d’un processus de mise en intrigue réalisé au cours du tournage et du montage. Aussi bien le dispositif filmique que les questions posées par le réalisateur, puis la délimitation de la partie intégrée et les coupes effectuées ont participé à celui-ci. Dans l’espace public, Shoah a souvent été interprété comme étant un film de témoignages sans que les interventions des protagonistes ne soient particulièrement mises en avant. C’est à la suite

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Yannick Haenel, Jan Karski, Gallimard, Paris, 2010, 193 p. Pour une synthèse du développement de cette polémique : Patrick Boucheron, « Toute littérature est assaut contre la frontière. Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire », Annales ESC, 65e année, no 2, mars-avril 2010, pp. 441-467. 24 Claude Lanzmann, Le Rapport Karski, 2010, 47 min. 25 Arthur Nauzyciel (mise en scène), Jan Karski (mon nom est une fiction), 6 au 16 juillet 2011. 23

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Conclusion de l’appropriation du film par l’auteur d’un roman, que la figure de Karski s’est imposée comme étant centrale dans le récit de Shoah. Dans le cadre de cette étude, les enjeux relatifs à chacune des phases de la mise en récit (1942-2011) ont été identifiés. Il s’agit moins de se demander si l’appropriation du film par Hanael est légitime, ou encore de comparer les faits tels qu’exposés dans l’ouvrage de Karski (1944) avec ceux tenus auprès de Lanzmann (1978), que de comprendre en quoi cette récente centralité s’intègre au récit de Shoah. L’ouvrage, la polémique, la réalisation d’un nouveau film par Lanzmann, la représentation d’une pièce de théâtre sont autant d’éléments qui participent au récit. Ceux-ci ont à chaque fois réactualisé la présence de Shoah dans l’espace public français donnant lieu à des articles dans la presse généraliste, émissions de télévision et publications de chercheurs. Que la prise de position du réalisateur soit critiquée ou défendue, le film de 1985 est toujours considéré comme étant une référence incontournable et indiscutable. L’étude de ce cas conduit à tirer des conclusions plus générales quant aux articulations entre histoire et cinéma. Si dans l’introduction de cette thèse, une approche favorisant une démarche archéologique des images a été opposée à une méthode ayant pour objet l’étude de la circulation de celles-ci, un tel antagonisme a été dépassé. Une telle perspective permet de poser à nouveau la question de l’enjeu d’une étude historienne ayant pour objet un film. S’agit-il d’appréhender celui-ci avec les méthodes de l’histoire ? D’étudier l’articulation entre intrigue et recherches historiennes contemporaines de sa réalisation ? D’analyser la manière dont celui-ci a concouru à modifier la perception d’une période historique dans l’espace public médiatisé ? Au terme de cette recherche, une réponse positive peut être apportée à ces trois questions. Cela a nécessité de faire porter l’enjeu principal de cette thèse moins sur la forme visuelle, que sur les temps qui l’ont précédée et suivie. Cela a conduit à identifier des vecteurs décisifs pour chaque étape de la mise en récit. Pour le tournage, ce sont tout à la fois les dispositifs filmiques et les questions posées par le réalisateur. Pour l’inscription historiographique, ce sont les choix des axes directeurs et la délimitation du sujet. Pour le montage, ce sont les vues ajoutées et le choix des mots prononcés par les protagonistes. Pour le premier temps du récit dans l’espace public médiatisé (1985-1987), ce sont les termes utilisés pour le qualifier et par la suite, l’acte de nomination. Dans le domaine des sciences

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Conclusion sociales, de la pédagogie, de la cinéphilie et dans le temps des polémiques (1987-2011), c’est la manière dont les thèmes ont été repris et dont ils se sont transformés. Cela a nécessité un déplacement de l’étude du film en tant que forme visuelle à celle du film en tant que récit. La sortie en salle de celui-ci en avril 1985 a été inscrite dans un temps long (1942-2011). L’étude des formes successives que celui-ci a pris dans l’espace public, a permis d’identifier des écarts avec la manière dont l’intrigue à été conçue. Il a été appréhendé comme un processus dynamique dont la forme visuelle Shoah est un élément central à considérer parmi d’autres : les premières formulations des protagonistes (19421985), les tournages des entretiens (1973-1979), le montage (1979-1985), la première diffusion (1985-1987), les appropriations successives (1987-2011), l’institutionnalisation (1997-2011) et la fixation du récit (2009-2011). Dans le cadre de cette recherche, une attention particulière a été portée aux rapports que celui-ci entretient avec l’espace public médiatisé français. La manière dont Shoah a été mis en intrigue (1973-1985) a permis de mieux comprendre comment il a été perçu (1985-2011). L’étude de la pluralité des éléments qui ont constitué Shoah en référence rend compte du fait que le consensus autour du film repose moins sur l’établissement d’un récit que sur la coprésence de récits.

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Bibliographie

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Bibliographie GARRIDO VILARINO Xoan Manuel, « L’image des interprètes dans les films de l’Holocauste : du casque au visage », Anales de Filologia Francesa, n°13, 2003-2004, pp.151-175. GOUTTE Martin, « L’apparition d’une figure documentaire : le témoin » in Jean-Pierre BertinMaghit et Geneviève Sellier (dir.), La fiction éclatée, vol.1, L'Harmattan, Paris, 2007, pp. 155-169. HARTMAN Geoffrey, THANASSEKOS Yannis, « Pour une étude du témoignage audiovisuel des camps de concentration et d’extermination nazis », Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz, n°59, avril-juin 1998, pp. 7-10. _ et O'HARA Daniel T., The Geoffrey Hartman reader, Edinburgh University Presse, Edinburgh, 2004, 468 p. HAINE Scott, Culture and customs of France, Greenwood Press, Wesport, 2006, 315 p. HIRSH Joshua, After Image : Film, Trauma and the Holocaust, Temple University Press, Philadelphie, 2004, 213 p. KLEE Ernst, DRESSEN Willy, RIESS Volker, Pour eux « c’était le bon temps ». La vie ordinaire des bourreaux nazis, Plon, 1990, 269 p. LALLIER Christian, « Le corps, la caméra et la présentation de soi », Journal des anthropologues, n°112-113, 2008, mis en ligne le 28 juin 2010, [En ligne] URL : http://jda.revues.org/834 Consulté le 19 mai 2011. NINEY François, Le documentaire et ses faux semblants, Klincksieck, Paris, 2009, 207 p. ROLLET Sylvie, Une Ethique du regard, Herman, Paris, 2011, 276 p. STAHULJAK Zrinka, « Violente Distortions: Bearing Witness to the Task of Wartime Translators », TTR: traductions, terminologie, redaction, vol. 13, n°1, 2000, pp. 37-51. ZEITLIN Froma I., « The Vicarious Witness. Belated Memory and Authorial Presence in recent Holocaust Literature », History and Memory, vol. 10, n°2, automne 1998, pp.5-41.

CHAPITRE 3: Ouvrages historiographiques: ARAD Yitzhak, « The Crystalization of the concept of armed resistance », Ghetto in Flames, The Struggle and destruction of the Jews in Vilna in the Holocaust, Yad Vashem, Jerusalem, 1980, pp. 221-238. BAUMSLAG Naomi, Murderous medecine, Greenwood Publishing Group, 2005, 272 p. BROWNING Christopher, « Raul Hilberg », Encyclopaedia Judaica, second Edition, vol. 9, Keter Publishing House Ltd., Jerusalem, 2007, pp. 100-102 FAVEZ Jean-Claude, « 1942 : le comité international de la Croix-Rouge, les déportations et les camps » in, Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°21, janvier-mars 1989, pp. 45-56.

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Bibliographie COULMAS Corinna, La Représentation historique de la Shoah, [circa 1990], 51 p. [en ligne] URL : http://www.corinna-coulmas.eu/images/stories/documents/la-representation-historiquede-la-solution-finale.pdf Consulté le 2 novembre 2011. LANZMANN Claude, « De l’holocauste à Holocauste ou comment s’en débarrasser », Les Temps Modernes, n°395, juin 1979, reproduit in Michel Deguy (dir.), opus cit., 1990, pp. 306316. MOYN Samuel, A Holocaust controversy: The Treblinka affair in postwar France, Brandeis University Press, New Haven, 2005, 220 p. ROUSSO Henry, Le Syndrome de Vichy, Seuil, Paris, 1990, 414 p. STEINER Jean-François, DE BEAUVOIR Simone (préface), Treblinka, Fayard, Paris, 1966, 395 p. VICE Sue, Shoah, British Film Institue, Palgrave Macmillan, London, 2011, 98 p. VIDAL-NAQUET Pierre, « Le Défi de la Shoah à l’Histoire », Les Temps Modernes, n° 507, octobre 1988, pp. 62-74. WIESEL Elie, « Trivializing the Holocaust : Semi-fact and semi-fiction », New York Times, 16 avril 1978, p. 29. _, « Préface », in Annette Insdorf, Cinémaction, n°32 : L’Holocauste à l’écran, Cerf, Paris, 1985, p. 6

CHAPITRE 4 : Propos des acteurs de la mise en intrigue : Les propos tenus par Claude Lanzmann sont également issus des articles cités dans la partie de la bibliographie en lien avec le chapitre 5. POSTEC Ziva (entretien avec), GRYNBERG Anne (propos recueillis par), « Exil et dévoilement », Les Nouveaux cahiers, n°84 : L’œil à l’écoute, printemps 1986, pp. 61-65. _, « Le montage du film Shoah », daté d’août 1987, http://www.zivapostec.com/shoah.php Consulté le 2 avril 2011.

[en

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FRODON Jean-Michel (propos recueillis par), LANZMANN Claude (entretien avec), « Le travail du cinéaste », dans Jean-Michel Frodon (coord.), Le cinéma et la Shoah, un art à l'épreuve de la tragédie du XXe siècle, éditions Cahiers du cinéma, Paris, novembre 2007, 402 p. A cela s’ajoutent un entretien téléphonique avec Irena Steinfeld, l’un des assistantes de Claude Lanzmann et une séance de séminaire avec Ziva Postec : BESSON Rémy, DELAGE Christian (propos recueillis par), POSTEC Ziva (entretien avec), séminaire pratiques historiennes des images animées, 17 mars 2010. Séance filmée. Transcription intégrale en possession de l’auteur.

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Bibliographie Irena STEINFELD, entretien téléphonique, 8 janvier 2007.

Rapport entre histoire et représentation : HART Kitty, I am alive, Abelard-Schuman, Londres, 1961, 160 p. LICHTNER Giacomo, Film and the Shoah in France and Italy, Vallentine-Mitchell, London, 2008, 244 p. MORLEY Peter, « Kity - Return To Auschwitz », dans Toby Haggith, Joanna Newman (éd.), Holocaust and the moving image, Wallflower Press, Londres, 2005, pp. 154-160. SAINER Arthur, « Recalling the Horrors », Midstream, vol. 32, n°4, avril 1986, pp. 44-46. SHANDLER Jeffrey, While America Watches, Televising the Holocaust, Oxford University Press, New York, 1999, 316 p. SORLIN Pierre, « Clio à l’écran, ou l’historien dans le noir », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, vol XXI, avril-juin 1974, p. 252-278.

PARTIE 2 : Les articles sur Shoah ont principalement été collectés à la Bibliothèque du film (Bifi), à l’Institut d’Histoire du Temps Présent (cote : DP009) et à la Bibliothèque Publique d’Information (BPI), pour les titres en français, dans les archives et dans la bibliothèque de l’USHMM, à Library of Congress et à la Dorot Jewish Division de la New York Public Library pour les sources en langue anglaise.

CHAPITRE 5 : Réception dans la presse généraliste en 1985 en France : ADLER Alexandre, « Les raisons d’une volte-face », Le Matin, 9 août 1985. ANONYME, « Shoah. Témoignages sur le génocide juif », L’Humanité, 30 avril 1985. _, « La machine infernale », Le Figaro Magazine, 4 mai 1985. _, « Shoah », France Soir, 6 mai 1985. _, « La diffusion d’extrait du film Shoah suscite de vives réactions », Le Monde, 2 novembre 1985. BARON Jeanine, « Questions au silence », La Croix, 13 mai 1985. DE BEAUVOIR, Simone « La Mémoire de l’horreur », Le Monde, 29 avril 1985.

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Bibliographie CHAMPETIER Valérie et ADLER Laure, « Lanzmann : le premier homme sur les lieux du crime », L’Autre jounal, 1er mai 1985. CARMOUZE Patrice, « Shoah : Voyage au bout de l’enfer », Le Quotidien de Paris, 29 avril 1985. CHAZAL Robert, « Les Juifs devaient acheter leur billet pour Treblinka… », France Soir, 29 avril 1985. COLLECTIF, « Dossier: Shoah vu de Pologne », La Nouvelle Alternative, n°1, avril 1986, pp. 3-16. COPPERMAN Annie, « Shoah », Les Echos, 6 mai 1985. DAVID Catherine, « Le choc Shoah », Nouvel Observateur, 26 avril 1985. DEVARRIEUX Laurence, « Le Champ de la conscience », Le Monde, 28 avril 1985. FREDERICK Bernard, « Shoah », L’Humanité, 6 mai 1985. G. J.-P., « Shoah », Le Canard enchaîné, 2 mai 1985. GALLO Max, « Shoah : le légendaire et le sacré », Libération, 13 juin 1985. HELD Jean-Francis, « Shoah, ou l’épopée de la solution finale », L’Evénement du jeudi, 2 mai 1985. LANNES Sophie, DEROGY Jacques et JELEN Christian (propos recueillis par), Claude LANZMANN (entretien avec), « Shoah : la mémoire infinie », L’Express, 17 mai 1985, pp. 1619. LEVAÏ, Ivan, « Shoah », VSD, 2 mai 1985. LEVY-WILLARD Annette et JOFFRIN Laurent, « Shoah, dix ans d’autopsie d’un génocide », Libération, 25 avril 1985. MURAT Pierre, « Shoah », Télérama, 1er mai 1985. _ (propos recueillis par), LANZMANN, Claude (entretien avec), « Claude Lanzmann : L’espoir contre tout espoir », Télérama, 1er mai 1985. NATAF Isabelle, « Six millions de morts par le détail », Le Matin, 29 avril 1985. SKORECKI Louis, « La monteuse de Shoah refuse de se fondre dans le noir », Libération, 27 février 1986. SPIRE Antoine, « La Solitude du créateur de fond », Le Matin de Paris, 13 juin 1985. T. M.-N., « A propos de Shoah. Claude Lanzmann : vision des abîmes », Le Figaro, 30 avril 1985. WOLICKI Krystzof, « Shoah : la polémique détournée », Le Matin, 7 octobre 1985.

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Bibliographie Les revues : Première ; Le Cinématographe, la revue de l’actualité cinématographique ; Cinéma et Starfix ont également étaient consultées. Les données concernant la fréquentation du film en salle à Paris sont issues de la revue, Le Film français, n°2035 au n°2087, soit de la sortie du film (mai 1985) à son retrait de l’affiche (mai 1986).

Réception dans la presse aux Etats-Unis : BERNSTEIN Richard, « Interview Film Documents Holocaust », International Herald Tribune, 14 mai 1985. BROWN Joe, « Shoah : Shouldering the guilt », Washington Post, 22 novembre 1985. BORGER Lenny, « Lanzmann’s Shoah Draws Yank Crowds Despite 10-Hour Length », Variety, 11 décembre 1985. CANBY Vincent, « Film : Shoah, Memories of the Death Camps », The New York Times, 23 octobre 1985. COHEN Richard, « Miraculously, They Still Can Cry », Washington Post, 22 novembre 1985. GANS Charles J., « Poles Offended by Shoah », Washington Post, 28 novembre 1985. HOBERMAN J., « Shoah : Witness to Annihilation », Village Voice, 29 octobre 1985.

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Réception dans la presse généraliste en 1987 : ANONYME, « Shoah : du jamais vu », Le Parisien, 1er juillet 1987 _, « Shoah crève le petit écran », Libération, 1er juillet 1987 ASSOULINE Florence, « Pourquoi il faut voir Shoah », L’Evénement du Jeudi, 25 juin 1987. BABRONSKI Marc, « Il faut que tous les jeunes voient Shoah », France soir, 1er juillet 1987 BOILLON Colette, « Shoah sur TF1 », La Croix, 27 juin 1987. CARMOUZE Patrice, « Le Topographe de l’horreur », Le Quotidien de Paris, 29 juin 1987.

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Bibliographie CHEMIN Anne, « Obsession », Réforme, 27 juin 1987. DARMAILLACQ Sophie, « La Marche entravée d’un film géant », Libération, 29 juin 1987. DAVID Catherine (propos recueillis par), LANZMANN Claude (entretien avec), « Enfin Shoah ! », Nouvel Observateur, 26 juin 1987. EPHIMENCO Sylvain, « Les témoignages ébranlent les catholiques néerlandais », Libération, 29 juin 1987. FROSSARD André, « Le crime », Le Figaro, 3 juillet 1987. HUMBLOT Catherine, « Les Houles de la douleur », Le Monde supplément Radio Télévision, 28-29 juin 1987. _ (propos recueillis par), LANZMANN Claude (entretien avec), « Shoah de Claude Lanzmann », Le Monde supplément Radio Télévision, 28-29 juin 1987. JOANIN Laure, « La Diffusion de Shoah », Le Parisien, 29 juin 1987 JULLIAN Marcel, « Les chemins de la mémoire », Le Parisien, 1er juillet 1987. LANÇON Philippe, « Du côté de la communauté juive », Libération, 3 juillet 1987. LEFORT Patrick, « Mes Onze ans de traque pour arracher la vérité aux nazis », Télé 7 jours, 27 juin au 7 juillet 1987, pp. 62-63. LEAUTHIER Alain, DEXMIER Marc, DUMAS François et al., « Les Shoah des téléspectateurs », Libération, 3 juillet 1987. LEMIRE Laurent, « La Mémoire juivre polonaise », La Croix, 27 juin 1987. LESINGE Jacques, « Retour aux camps de la mort », Le Figaro, 29 juin 1987. LESTROHAN Patrice, « Shoah : jamais tant d’écoute à une telle heure… », L’Evénement du jeudi, 9 juillet 1987. LEVY-WILLARD Annette et JOFFRIN Laurent, « Shoah force le petit écran », Libération, 29 juin 1987. RASPIENGAS Jean-Claude, « La Mémoire de l’holocauste », Télérama, 27 juin 1987. RD.A, « Cinq millions de Français ont regardé Shoah », Le Monde, 2 juillet 1987. SAUX Bernard (propos recueillis par), LANZMANN Claude (entretien avec), « Claude Lanzmann : Shoah transmet mieux la mémoire de l’holocauste que n’importe quel procès », Le Matin, 29 juin 1987 LE

SLUBICKI Michel, « Malaise dans la critique new-yorkaise », Libération, 29 juin 1987. Sylvie STEINEBACH, « Je suis dans ce train », L’Humanité, 29 juin 1987. _, Michel BOUE (propos recueillis par), LANZMANN Claude (entretien avec), « Sur les lieux du crime », L’Humanité, 2 juillet 1987. – 558 –


Bibliographie Serge ZEYONS, « Sur les lieux du crime », La Vie ouvrière, 29 juin 1987.

Réception dans les revues spécialisées (cinéma et sciences sociales) : ANONYME, « Shoah », La revue du cinéma : la saison cinématographique, 1985, Hors-série, n°31, p. 109. _, « Shoah : A film by Claude Lanzmann », The Jewish Quaterly, vol. 33, n°1, Londres, 1986, p. 6. BAIR Deirdre, Simone de Beauvoir, Fayard, Paris, 1991, 720 p. BOUCHARDEAU Huguette, Simone de Beauvoir, Flammarion, Paris, 2007, 343 p. BERA Matthieu, « Critique d’art et/ou promotion culturelle », Réseaux, n°117, 2003, pp. 153187. BERTIN-MAGHIT Jean-Pierre et FLEURY-VILATTE Béatrice, Les institutions de l’image, Editions de l’EHESS, Paris, 2001, 251 p. COLLECTIF, Fiches du cinéma, tous les films de 1985, Edts Chrétiens médias, Paris, 1986, 496 p. _, « 1985. L’année du cinéma », Télérama, hors-série n°14, janvier 1986 CROQUET Christine, « Les processus de médiation et de médiatisation au cours des campagnes de communication des films », Études de communication, n°21, 1998 [En ligne] URL : http://edc.revues.org/index2368.html. Consulté le 13 mai 2011. DEBENEDETTI Stéphane, « L’impact de la critique de presse sur la consommation culture : un essai de synthèse dans le champ cinématographique », Recherche et Application en Marketing, vol. 21, n°2/2006, pp. 43-59. _, « La Critique : menace ou allié stratégique. Une approche institutionnelle des relations entre distributeurs et critiques », Laurent Creton (dir.), Théorème, n°12 : Cinéma et stratégies. Économie des interdépendances, 2008, pp. 33-50. DRAME Claudine, Des Films pour le dire. Reflets de la Shoah au cinéma de 1945 - 1985, Metropolis, Genève, 2007, 383 p. GRÜNBERG Serge, (propos recueillis par), LANZMANN Claude (entretien avec), « Shoah pour la première fois en prime time sur France 2 », Globe hebdo, 30 juin 1993. HEYMANN Danièle et LACOMBE Alain (dir), L’année du cinéma 1985, Calmann-Lévy, Paris, 1985, 243 p. KIEFFER Anne, « Shoah », Jeune cinéma, n°168, juillet, pp. 47-48. LAMPEL Joseph et SHAMSIE Jamal, « Critical Push: Sources of Strategic Momentum in the Motion Picture Industry », Journal of Management, 26/ 2, 2000, pp. 233-257. LANZMANN Claude, « Minuit à Tolède », Les temps modernes, n°647-648, janvier-mars 2008. – 559 –


Bibliographie MARIENSTRAS Elise, « Shoah », Positif, n°293-294, juillet 1985, pp. 109-110. MARSEILLE Jacques, Histoire des industries culturelles en France XIX-XXe siècles, Association pour le développement de l’histoire économique (ADHE), Paris, 2002, 477 p. MESNARD Philippe, Consciences de la Shoah. Critique des discours et des représentations, Editions Kimé, Paris, 2000, 419 p. NAÏR Sami, « Shoah, une leçon d’humanité », Temps Modernes, n°470, septembre 1985, pp. 427-436. ONFRAY Michel, L’Archipel des comètes, Librairie générale française, Paris, 2002, 507 p. OSMALIN Philippe, « Shoah », Cinéma 85, n° 318, juin 1985, pp. 50-51. SABOURAUD Frédéric, « Parafrance : Les millions manquants », Cahiers du cinéma, n°378, décembre 1985, supplément : Le journal des Cahiers du cinéma, n°57, p. V SEGEV Tom, Le Septième million. Les Israéliens et le génocide, Liana Levi, Paris, 1993, 686 p. SURYA Michel, « Shoah, voyage au bout de la réalité », Lignes, n°1, novembre 1987, pp. 142143. SZUREK Jean-Charles, « De la question juive à la question polonaise », Michel Deguy (dir.), Au Sujet de Shoah, Belin, Paris, 1990, pp. 258-275. WALKER Janet, Trauma Cinema, Documenting incest and the holocaust, University of California Press, Berkely, 2005, 251 p.

Ecrits négationnistes: FAURISSON Robert, « Ouvrez les yeux, cassez la télé ! », deuxième supplément du numéro 1 des Annales d’histoire révisionniste, Paris, printemps, 1987. GUILLAUME Pierre, Droit et Histoire, La Vieille Taupe, Beaune-la-Rolande, 1990, 187 p. [en ligne] URL : http://vho.org/aaargh/fran/livres5/pgdeth2.pdf

Dépêches de l’Agence France Presse : ANONYME, « Le président de la République et Mme Mitterrand à la projection de Shoah », dépêche AFP, 21 avril 1985. _, « La Pologne demande l’interdiction du film Shoah », dépêche AFP, 30 avril 1985. _, « Shoah poursuit sa carrière à Paris et remporte un grand succès aux Etats-Unis », dépêche AFP, 12 décembre 1985. _,« TF1 mise sur la qualité pour l’été », dépêche AFP, 2 juin 1986.

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Bibliographie _, Un vivant qui passe, 1997, 65 min. _, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, 2001, 95 min. _, Le Rapport Karski, 2010, 49 min. MORLEY Peter, Kitty return to Auschwitz, 1979, 82 min. MOSCOVITZ Guillaume, Belzec, 2005, 100 min. NEUSNER Peter, Mut der Verzweiflung, partie 1: Widerstand in Vernichtungslagern am Beispiel Treblinka und Sobibor, 1985, 87 min. OPHULS Marcel, Hôtel Terminus, 1988, 267 min. DES PALLIERES Arnaud, Drancy Avenir, 1996, 84 min.

PERLOV David, Diary, épisode 5, 1983, 55 min. ROUMETTE Sylvain, Empreintes, Claude Lanzmann, 2009, 52 min. SPIELBERG Steven, La Liste Schindler, 1994, 195 min. THIEBAULT Claude, Bernardin, Bernardine, partie 2 : La Propriétaire et la monteuse, 1983, 24 min. TRANK Richard, Against the tide, 2009, 102 min. Séries télévisées : COLLECTIF, Gilmore Girls, saison 2, épisode 12, 2001, 42 min. _, Gilmore Girls, saison 3, épisode 10, 2002, 42 min. _, Gilmore Girls, saison 5, épisode 4, 2005, 42 min. _, Sex and the City, saison 2, épisode 6, 1999, 25 min.

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Index des illustrations Fig. 1 Schéma de la distinction entre mise en intrigue et mise en récit. Fig. 2 à 5 Captures d’écran issues de Shoah. Fig. 6 Schéma structure du chapitre 1. Fig. 7 et 8 Schémas de la circulation de la lettre du rabbin de Grabow. Fig. 9 Captures d’écran, Gideon Hausner (1) et Michael Podchlebnik (2-3) au procès Eichmann. Fig. 10 Captures d’écran, Michael Podchlebnik et Claude Lanzmann, Claude Lanzmann Shoah Collection. Fig. 11 Captures d’écran, Zeugen, de Karl Fruchtmann (1-2) et de Shoah (3-4). Fig. 12 à 17 Captures d’écran issues de Shoah. Fig. 18 et 19 Captures d’écran issues de Pourquoi Israël. Fig. 20 Schéma du premier choc (1973). Fig. 21 Schéma du deuxième choc (1974). Fig. 22 Schéma du troisième choc (1978). Fig. 23 Schéma de synthèse sur les chocs successifs (1973-1978) Fig. 24 Schéma du temps des premières recherches à celui des tournages (1973-1979) Fig. 25 Photographies d’une bande-son et d’une pellicule de film 16mm, USHMM (CC Rémy Besson). Fig. 26 Captures d’écran issues de l’entretien avec Gertrude Schneider, Claude Lanzmann Shoah Collection. Fig. 27 et 28 Captures d’écran issues de Shoah Fig. 29 Schéma des dispositifs des entretiens en caméra cachée. Fig. 30 Captures d’écran Israël : un peuple en guerre Fig. 31 Captures d’écran issue de Shoah Fig. 32 Schéma s’exprimer pour d’autres acteurs de l’histoire. Fig. 33 Schéma déroulement des entretiens. Fig. 34 Schéma déroulement des entretiens et intégration dans Shoah. Fig. 35 à 37 Captures d’écran issues de Shoah. Fig. 38 Captures d’écran issues du tournage avec Gustav Laabs, Claude Lanzmann Shoah – 581 –


Collection. Fig. 39 Captures d’écran issues du tournage avec Karl Kretschmer, Claude Lanzmann Shoah Collection. Fig. 40 Captures d’écran issues de Shoah (1-2) et de l’entretien avec Franz Grassler, Claude Lanzmann Shoah Collection. Fig. 41 Captures d’écran issues de Un Vivant qui passe (1 et 3) et de l’entretien avec Maurice Rossel, Claude Lanzmann Shoah Collection (2). Fig. 42 Captures d’écran issues de Shoah Fig. 43 Captures d’écran issues de l’entretien avec Hermann Landau, Claude Lanzmann Shoah Collection Fig. 44 Captures d’écran issues de l’entretien avec Bergson et Merlin, Claude Lanzmann Shoah Collection Fig. 45 et 46 Captures d’écran issues de Shoah. Fig. 47 à 50 Schéma de l’entretien avec Raul Hilberg. Fig. 51 Schéma de l’entretien avec Raul Hilberg, synthèse. Fig. 52 Schéma de l’intégration de l’entretien avec Raul Hilberg, à Shoah Fig. 53 à 55 Schémas sur le rapport entre les travaux de Raul Hilberg, et ses interventions dans Shoah. Fig. 56 et 57 Captures d’écran issues de Shoah Fig. 58 Captures d’écran issues Who shall live, who shall die Fig. 59 Schéma sur les critères de l’unicité. Fig. 60 Photographie du carnet de note de la monteuse, archives de Ziva Postec (CC Rémy Besson). Fig. 61 Schéma des premiers montages. Fig. 62 Captures d’écran issues de Shoah. Fig. 63 à 70 Schémas de l’architecture de Shoah. Fig. 71 Schéma de la temporalité du montage. Fig. 72 Schéma du rapport temps du film/ espace de l’intrigue. Fig. 73 Captures d’écran issues de Diary. Fig. 74 Schéma occurrence des thèmes. Fig. 75 à 80 Captures d’écran issues de Shoah. Fig. 81 Captures d’écran issues de Diary. Fig. 82 Captures d’écran issues de La Propriétaire et la monteuse.

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Fig. 83 Captures d’écran issues de La Propriétaire et la monteuse (1-3) et Shoah (4-6). Fig. 84 Scan de la version publiée de Shoah et captures issues de Shoah. Fig. 85 à 87 Scan de la transcription de l’entretien avec Martha Michelsohn, Claude Lanzmann Shoah Collection. Fig. 88 et 89 à 93 et 103 Schémas du montage du son. Fig. 90 Schéma du montage du son, transcription de l’entretien avec Jan Piwonski, Claude Lanzmann Shoah Collection et scan de la version publiée de Shoah. Fig. 91 Captures d’écran issues de Shoah. Fig. 94 Scan de la transcription de l’entretien avec Jan Karski, Claude Lanzmann Shoah Collection. Fig. 95 Schéma des tournages durant le temps du montage. Fig. 96 Captures d’écran issues de Shoah. Fig. 97 Scans de la transcription de l’entretien avec Filip Müller, Claude Lanzmann Shoah Collection. Fig. 98 Captures d’écran issues de Shoah et scans de la transcription de l’entretien avec Filip Müller, Claude Lanzmann Shoah Collection. Fig. 99 Captures d’écran issues de Shoah et scans de la transcription de l’entretien avec Bronislaw Falborski, Claude Lanzmann Shoah Collection. Fig. 100 à 102 Captures d’écran issues de Shoah. Fig. 103 Captures d’écran issues de Kitty return to Auschwitz. Fig. 104 et 105 Captures d’écran issues de Mut der verzweiflung. Fig. 106 Captures d’écran issues de Shoah. Fig. 107 Captures d’écran issues de Hôtel Terminus. Fig. 108 Montage de photographies du numéro de Télérama du 27 juin 1987 (Rémy Besson CC). Fig. 109 et 110 Schémas de l’appropriation dans les sciences sociales (1). Fig. 111 Schéma du temps des polémiques (1985-2001). Fig. 112 et 113 Schémas du récit cinéphile. Fig. 114 Captures d’écran issues de La Liste de Schindler. Fig. 115 Schéma de l’opposition des récits cinéphiles (1) Fig. 116 Captures d’écran issues des Histoire(s) du cinéma. Fig. 117 à 120 et 122 Schémas de l’opposition des récits cinéphiles (2) Fig. 121 Schéma des critères d’unicité (2).

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Fig. 123 Schéma du devenir référence de Shoah dans le récit cinéphile. Fig. 124 à 126 Captures d’écran issues de Route 181. Fig. 127 à 129 Captures d’écran issues de Belzec. Fig. 130 Photographies du dispositif muséal du Mémorial de la Shoah (Rémy Besson CC). Fig 131 et 132 Photographies du dispositif muséal Beit Lohamei Haghetaot (Rémy Besson). Fig. 133 Captures d’écran issues des Histoire(s) du cinéma. Fig. 134 à 136 Captures d’écran issues de Empreintes, Claude Lanzmann. Fig. 137 Schéma de la fixation du récit du réalisateur. Fig. 138 Schéma des différents types de récits étudiés. Fig. 139 Captures d’écran issues de Empreintes, Claude Lanzmann (4). Fig. 140 Schéma représentant l’équipe du film (1973-1985).

Comme l’a indiqué André Gunthert, « selon l’article L 122-5 du Code de la propriété intellectuelle : « Lorsque l’oeuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire : (...) les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées. » La jurisprudence reconnaît aux photogrammes ou vidéogrammes de films la qualité d’extrait bref, constitutif de l’exception de citation. Dans les conditions énoncées par la loi, la publication de ces images ne suppose donc pas de demande d’autorisation préalable aux auteurs ou à leurs ayant-droits. »1

1

André Gunthert, « Note sur les sur les droits de diffusion des images », Conserveries mémorielles [En ligne], #6 | 2009, mis en ligne le 26 décembre 2009, Consulté le 07 février 2012. URL : http://cm.revues.org/410

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Annexe Ci-joint une annexe sur support CD-R composée de deux dossiers : 1A Extraits de différents films Les extraits sont consultables à partir de la présentation PowerPoint nommée « 1A ». Si celleci ne peut être ouverte, ils sont également accessibles dans le fichier nommé « mp4 ». Ils sont classés dans l’ordre suivant : Extrait 1: Forêt de Ben Shemen. Extrait 2: Séquence F. Suchomel. Extrait 3: Séquence M. Podchlebnik. Extrait 4: Lettre Rabbin de Grabow. Extrait 5: Séquence M. Michelsohn. Extrait 6: Séquence A. Bomba. Extrait 7: Séquence R. Hilberg. Extrait 8: Séquence J. Karski. Extrait 9: Pourquoi Israël (1973). Extrait 10: Route 181 (2004). Extrait 11: La Liste de Schindler (1993). Extrait 12: La propriétaire et la monteuse (1983). Extrait 13: Diary, chap. 5 (1983). Extrait 14: Histoire(s) du cinéma, 1a (1998). Extrait 15: Histoire(s) du cinéma, 3a (1998). 1B Analyse du montage du son

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