303, revue culturelle régionale, consacre un numéro spécial au jazz. Il n’y a pourtant, a priori, guère plus de rapports entre le jazz et les Pays de la Loire qu’entre, disons, Aliénor d’Aquitaine et Manhattan. C’est pourtant bien à Nantes que le jazz a débarqué en Europe, dans tous les sens du terme. Dès 1918, un public de Nantais ébahis mais vite subjugués découvrait, grâce aux bands des soldats américains, des mélodies, des assonances et des rythmes nouveaux : le jazz venait de faire son entrée dans le panorama musical mondial. Il ne devait plus quitter la scène mais au contraire se diversifier, se nourrissant d’influences diverses tout en irriguant lui-même des pans entiers de la musique moderne. C’est cette saga musicale, mais aussi politique et militante, que retracent ici écrivains, universitaires, musicologues et spécialistes du jazz, cette musique venue d’ailleurs qui fait désormais partie intrinsèque de notre patrimoine.
Trente ans ! En 2014, la revue 303 arts, recherches, créations célèbre ses trente ans d’existence. Trois décennies d’exploration du patrimoine régional, qu’il soit matériel ou immatériel. Trois décennies marquées par les contributions de centaines de spécialistes qui ont fait de 303 un formidable outil d’analyse du réel et de transmission du savoir, dégagé de la course à l’immédiateté, laissant le champ libre au traitement des sujets en profondeur. Pour ses trente ans, la revue 303 évolue ! Depuis 1984, 303 fait découvrir à ses lecteurs la diversité des richesses culturelles de la région des Pays de la Loire. En 2014, la revue souhaite affirmer davantage son engagement au service de la création contemporaine (art contemporain, spectacle vivant, littérature, musique, cinéma, architecture, etc.) et de la recherche actuelle, aussi bien universitaire qu’artistique. Il s’agit pour nous de témoigner de l’articulation féconde du patrimoine – cet héritage à valoriser et à faire aimer, miroir de la société lui permettant de se construire et de se projeter – avec la recherche et la création. Pour cela, la revue entend s’associer aux différents acteurs du territoire, offrir un relais critique à la scène artistique et par-dessus tout, stimuler chez ses lecteurs le désir de connaître et de partager. Forte de ces objectifs, 303 ambitionne d’être demain un maillon incontournable de la dynamique culturelle régionale. À partir du présent numéro, nous avons décidé de renoncer au thème unique constituant la totalité de chaque livraison de 303 afin d’y adjoindre des chroniques en résonance avec l’actualité culturelle, en phase avec la périodicité trimestrielle de la publication. Dès aujourd’hui, la maquette et l’organisation éditoriale sont repensées : Une rédaction renforcée La création d’un comité de rédaction réunissant des personnalités expertes dans les différents domaines qui intéressent la revue permettra d’assurer des prises de décisions plus collégiales, dans une démarche plus collective. Par ailleurs, dès la prochaine parution, une « personnalité invitée » sera associée à la rédaction de chaque numéro. Elle apportera son expertise dans le traitement du dossier, l’introduira par un éditorial, donnera une couleur et un regard personnels sur les contenus. Un sommaire enrichi Le nouveau sommaire de 303 comprend : un éditorial, un dossier approfondi sur un thème précis, une carte blanche à un artiste (plasticien, photographe, écrivain, illustrateur…), des chroniques traitant de la scène culturelle régionale (incluant comptes rendus d’expositions, de manifestations ou de publications, et un éclairage sur les événements à venir) et du patrimoine (bâti, artistique, naturel ou immatériel). Une maquette remodelée Pour accompagner ces évolutions éditoriales, le graphisme de la revue est repensé. Plusieurs niveaux de lecture sont proposés. Cette nouvelle maquette est soucieuse d’accueillir le lecteur, de favoriser son cheminement et de stimuler son plaisir de lire. Un tarif plus accessible Enfin, les tarifs de 303 sont revus à la baisse en 2014 ! 15 € pour les trimestriels, 28 € pour les horsséries. En ces temps difficiles pour tous, cette réduction vise à rendre la revue plus accessible à ses lecteurs réguliers et à venir. Bonne lecture à vous ! ___ Aurélie Guitton, directrice, et l’équipe de 303.
Esquisses de Jazz, partition d’Erwin Schulhoff, 1928.
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Dossier L’Amérique, le jazz et nous
Carte blanche
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– Jazz et « classique », un couple dans son siècle ___Vincent Cotro, musicologue, spécialiste du jazz, maître de conférences, université de Tours 06
303_ n° 129_ 2014_
__ Sommaire
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– L’apparition du jazz dans les Pays de la Loire
___Philippe Hervouët, journaliste
65
___ Chroniques ___ 74
– No country for jazzmen ? ___Laetitia Cavinato, chargée de communication, Ville de Mazé
78
32
40
– Pierre, Jean, Jacques et le jazz
___Christian Maisonneuve, professeur de lettres
– Entretiens
- François Gabory, président du CRDJ (Collectif Régional de Diffusion du Jazz)
- Cyrille Gohaud, directeur du Pannonica, scène jazz et musiques improvisées à Nantes - Armand Meignan, directeur de l’Europajazz festival au Mans et directeur artistique
___ des Rendez-vous de l’Erdre à Nantes
– Bibliographie sélective ___ 60 64
– Biographies
– Jouissance de l’échec
Une nouvelle d’Éric Pessan, écrivain Illustrations de Bevis Martin & Charlie Youle, artistes
– « Bitches Brew ». Le Jazz et les musiques actuelles ___Gérôme Guibert, maître de conférences en sociologie, spécialiste des musiques populaires 24
49
p. 4
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– De quelques souvenirs littéraires en 2013
___Alain Girard-Daudon, libraire
– Du monument historique au patrimoine : le centenaire de la loi de 1913 ___Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine 84
– Un art républicain
François-Jean Goudeau, directeur de La Bulle – Médiathèque de Mazé et François Baunez, ___responsable du service Culture – Relations internationales de la Ville de Bouguenais
– De quelques espaces en mutation ___Christophe Boucher, architecte
91
– Trente ans, Histoires d’une collection à la rencontre de la société ___Éva Prouteau, critique d'art, conférencière et professeure d'histoire de l'art 97
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303 / Dossier L'Amérique, le jazz et nous /Jazz et « classique », un couple dans son siècle / Vincent Cotro
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Jazz et « classique », un couple dans son siècle _______________ Vincent Cotro
Jazz et classique : un antagonisme comme il en existe tant d’autres, un de ces couples qui véhiculeraient à la fois l’inséparable et l’inconciliable. ___
Ne sont-ils pas un peu des magiciens, ces musiciens capables sinon de s’exprimer dans l’un et l’autre de ces domaines, du moins de suggérer cette polyvalence ? Parmi les mélomanes d’une sensibilité différente, les aficionados du jazzman Claude Bolling évoqueront ses incursions dans la composition de suites ou de concertos (enregistrés par Jean-Pierre Rampal ou Yo -Yo Ma), ceux du pianiste classique Friedrich Gulda ne manqueront pas de rappeler sa fréquentation des standards ou ses duos avec Chick Corea. Et que dire du succès public d’un Jacques Loussier, entièrement construit autour de ses Play-Bach ? Sans prétendre réécrire ici un dossier déjà riche et documenté, on retracera les contours et les articulations de cette relation privilégiée pour éclairer l’effet de fascination et de miroir qu’elle produit souvent. Ainsi, le problème complexe de la « définition » musicale du jazz trouve dans la confrontation avec la musique dite savante, à défaut de réponses définitives, certains éclairages très pertinents. L’ inverse n’est pas moins vrai puisque, comme l’écrit Gilles Mouëllic, « le jazz questionne la musique en évoluant constamment dans les marges d’un système dont il fait partie 1. »
___ La « découverte » du jazz ___ Au contraire de l’Amérique, laquelle était une réalité géographique et humaine bien avant d’être « découverte » par les explorateurs européens, on pourrait presque avancer que le jazz a été découvert par les artistes et les compositeurs du Vieux Continent avant d’exister vraiment en tant que tel. Ce n’est pas encore le jazz que décrit Jean Cocteau en 1918 après avoir assisté au spectacle « Laissez-les tomber » au Casino de Paris, dans ce texte extraordinaire et si souvent cité : « Ce qui balaie la musique impressionniste, c’est, par exemple, une certaine danse américaine que j’ai vue au Casino de Paris. [...] Voilà comment était cette danse. Le band américain l’accompagnait sur les banjos et dans de grosses pipes de nickel. À droite de la petite troupe en habit noir il y avait un barman de bruits sous une pergola dorée, chargée de grelots, de tringles, de planches, de trompes de motocyclette. Il en fabriquait des cocktails, mettant parfois un zeste de cymbale, se levant, se dandinant et souriant aux anges. M. Pilcer, en frac, maigre et maquillé de rouge, et mademoiselle Gaby Deslys, grande poupée de ventriloque, la figure de porcelaine, les cheveux de maïs, la robe en plume d’autruche, dansaient sur cet ouragan de rythmes et de tambour une sorte de catastrophe apprivoisée qui les laissait tout ivres et myopes sous une douche de six projecteurs contre avions. La salle applaudissait debout, déracinée de sa mollesse par cet extraordinaire numéro qui est à la folie d’Offenbach ce que le tank peut être à une calèche de 70 2. » Même s’il décrit sans les nommer les saxophones (les « grosses pipes de nickel ») et ce que l’on appellera bientôt un batteur et qui ne jouait pas encore assis (le « barman de bruits »), même si l’on qualifie déjà ces orchestres de jazz-bands, ce que l’écrivain a entendu est encore une musique syncopée à base de ragtime. Cette musique inséparable de danses appelées fox-trot, shimmy ou cake-walk est plus proche de la novelty music du chef d’orchestre blanc Paul Whiteman ou du non moins blanc Original Dixieland Jass [sic] Band que du premier jazz conçu à La Nouvelle-Orléans. Il en va de même pour le Billy Arnold’s Novelty Jazz Band entendu à Londres au même moment par Darius Milhaud,
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___ 1. Mouëllic, Gilles, « Art ou folklore ? », dans Le Jazz, une esthétique du XXe siècle, Rennes, PUR, 2000, p. 52. ___ 2. Cocteau, Jean, Le Coq et l’Arlequin. Notes sur la musique, Paris, Stock, 1979, p. 53-54.
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303 / Dossier L'Amérique, le jazz et nous /Jazz et « classique », un couple dans son siècle / Vincent Cotro
ou pour le Southern Syncopated Orchestra de Will Marion Cook découvert par le chef d’orchestre Ernest Ansermet, même si cette formation comptait dans ses rangs un jeune prodige du nom de Sidney Bechet. Peu importe finalement que les premiers musiciens, musicologues ou compositeurs à avoir reçu de plein fouet la nouvelle musique venue d’Amérique n’aient entendu ni King Oliver, ni les débuts de Louis Armstrong avec Kid Ory, ni les balbutiements de Duke Ellington et ses Washingtonians. Il n’empêche : Ansermet avait su entendre des musiciens qui « jouent généralement sans notes et, même lorsqu’ils en ont, elles ne doivent leur indiquer qu’une ligne générale, car il y a peu de morceaux [qu’il] les [ait] entendu exécuter deux fois avec exactement les même effets 3. » Milhaud reconnaissait que « l’emploi constant de la syncope dans la mélodie était d’une liberté contrapuntique telle qu’elle faisait croire à une improvisation désordonnée, alors qu’il s’agissait d’une mise au point remarquable nécessitant des répétitions quotidiennes 4. » Alors que disparaît Debussy, lequel avait eu entre les mains des partitions de ragtime et composé dix ans plus tôt son Golliwogg’s Cake Walk, alors que s’estompent les effluves impressionnistes, l’époque est prête à sacrifier à la mode du jazz-band dont le « bruit nous douche, nous réveille POUR QUE NOUS EN FASSIONS UN AUTRE 5. »
___ L’ engouement des compositeurs ___
___ 3. Ansermet, Ernest, cité par Denis-Constant Martin dans Martin et Roueff, La France du jazz […] (cf. biblio.), p. 35. ___ 4. Ibid., p. 37. ___ 5. Cocteau, Jean, « Carte blanche – Jazz Band », Paris-Midi, 4 août 1919, cité par Martin et Roueff dans La France du jazz […] (cf. biblio.), p. 167. Les majuscules figurent dans le texte original. ___ 6. Milhaud, Darius, Notes sans musique, 1949, cité par André Hodeir dans « L’influence du jazz sur la musique européenne » (cf. biblio.), p. 225. ___ 7. Ibid., p. 226. C’est Hodeir qui souligne.
Paris peut être considéré comme une véritable plaque tournante de la diffusion vers les compositeurs de cette nouvelle musique qui les touchera, en surface ou plus profondément. En témoignent par exemple Le Bœuf sur le toit puis La Création du monde de Milhaud, L’ Enfant et les Sortilèges (fox-trot et ragtime) de Ravel, L’ Histoire du soldat et Ragtime de Stravinsky, la Rapsodie nègre [sic] de Poulenc ou Parade de Satie. Plus tard, la pénétration réelle du jazz via le concert et le disque en étendra l’influence chez certains de ces mêmes compositeurs mais également en Allemagne (Ernst Krenek, Kurt Weill, Hans Eisler, Paul Hindemith), en Union soviétique (Dimitri Chostakovitch) ou en Tchécoslovaquie (Bohuslav Martinu, Erwin Schulhoff). S’il est difficile de faire de lui un ingrédient du néoclassicisme (car il incarne au contraire le présent et la nouveauté), le jazz ressemble alors bien à un allié de ce mouvement désordonné et composite qui tourne le dos au modernisme germanique, à l’expressionnisme comme à l’impressionnisme. Une fois sorti de ses limbes et pris au sérieux, le jazz
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n’apparaît plus seulement comme un exotisme supplémentaire, comme un instrumentarium assorti de quelques techniques de jeu spectaculaires : il s’impose aussi comme une expression musicale à part entière. Certains compositeurs l’abandonnent sitôt passé l’effet de mode (Poulenc, par exemple). D’autres persévèrent, écoutent les disques, vont même à la rencontre des musiciens de jazz au concert et parfois en traversant l’Atlantique. C’est le cas de Darius Milhaud
_________________________ « Paris peut être considéré comme une véritable plaque tournante de la diffusion vers les compositeurs de cette nouvelle musique [...] »
_________________________ qui, dès 1922, trouve à Harlem une musique absolument différente de celle qu’il connaissait – ce qui renforce l’idée selon laquelle le « jazz » entendu à Paris n’en était pas encore vraiment : « Les lignes mélodiques scandées par la percussion [sic] se chevauchaient en contrepoint dans un halètement de rythmes brisés, tordus 6. » Il y retourne en 1926, mais s’y intéresse alors beaucoup moins comme si, dans l’intervalle, le jazz s’était développé jusqu’à lui échapper. On en sait peu concernant Ravel. Après ses contacts avec le jazz de Billy Arnold ou son acclimatation parisienne sous les doigts de Jean Wiener au Bœuf sur le toit en 1921 (où il a peut-être aussi entendu du blues), il faut attendre 1928 pour le voir faire sa première tournée américaine. Certains textes évoquent sa visite au Cotton Club de Harlem où se produisait alors Duke Ellington. Stravinsky, pour l’essentiel, nouera uniquement après 1939 (date de son installation définitive aux États-Unis) quelques relations directes avec le jazz authentique. Ce n’est pas la tentation du pittoresque ni la simple évocation d’un ailleurs qui intéresse ces compositeurs, mais bien la perspective d’une régénération de leur propre langage musical qu’ils entrevoient. C’est ce que déclare Milhaud à propos de La Création du monde (1923) : « Cette œuvre m’offrit enfin de me servir des éléments de jazz que j’avais si sérieusement étudiés ; je composai mon orchestre, comme ceux de Harlem, de dix-sept musiciens solistes et j’utilisai le style jazz sans réserve, le mêlant à un sentiment classique 7. » Il s’agit autant pour ces compositeurs de prendre au jazz – parvenir à l’intégrer, voire à le digérer en tant que style – que de lui donner, en lui offrant la maîtrise de l’écriture et de la forme. En pensant pouvoir
Gaby Deslys et Harry Pilcer vers 1915. Coll. George Grantham Bain. DR.
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303 / Dossier L'Amérique, le jazz et nous / L'Apparition du jazz en Pays de la Loire / Philippe Hervouët
L’apparition du jazz en Pays de la Loire _______________ Philippe Hervouët
___ C’est à Nantes en 1918, devant une salle de notables d’abord stupéfaite puis enthousiaste, que fut présenté le premier concert de jazz en Europe. ___
Au cours de l’année 1917, l’Alhambra et le Casino de Paris présentaient une attraction étonnante : des musiciens noirs jouant une musique exotique soutenue par force tambours sur une rythmique échevelée. Cette musique venue des États-Unis apportait un grain de folie et remportait un succès incroyable dans cette époque de malheur. Dans l’Ouest, personne n’avait idée d’une telle excentricité – en dehors peut-être de quelques membres de familles nantaises qui, visitant des proches en Floride ou en Louisiane, avaient pu entendre quelque chose d’approchant dans les plantations de ces contrées. Une lointaine réminiscence des musiques d’Amérique parvenait pourtant dans la région à travers les danses proches de la polka et dérivées du ragtime : le cake-walk, apparu à la fin du XIXe siècle, qui avait inspiré Claude Debussy, ou encore le one-step ou le boston. On les dansait dans les salles de réception de Nantes et d’Angers. En cette année 1917, l’Amérique était à la mode surtout depuis que celle-ci avait décidé de venir prêter main-forte aux Alliés. Les Sammies avaient débarqué dans les ports de l’Ouest et Saint-Nazaire était devenu le point d’arrivée des troupes américaines, tandis que Nantes était celui du matériel logistique. Un camp américain avait également été installé à Angers. Accueillis en libérateurs et en bienfaiteurs par la population, les Américains étaient honorés en toute occasion par les autorités. Celles-ci profitèrent du centenaire de la naissance d’Abraham Lincoln 1 pour organiser à Nantes une fête franco-américaine mémorable dans le lieu musical et artistique le plus prestigieux de la région, le théâtre Graslin. De leur côté, les Américains avaient mis à contribution ce qu’ils avaient de plus original en matière musicale : le jazz, ou encore jass, qui venait de prendre naissance et qui ne portait pas encore officiellement ce nom. En fait, l’orchestre qui avait pris place sur les marches de Graslin pour donner une aubade à la population n’était pas un orchestre de jazz à proprement parler, mais plutôt une fanfare, celle du New York Infantry Band, intégrée au 369e régiment d’infanterie US, composé de Noirs. Les musiciens avaient été débarqués à Brest, puis transportés à Saint-Nazaire via Lorient, non sans se produire ici et là devant la population. Le chef qui dirigeait l’orchestre, ce 12 février 1918, s’appelait James Reese. Plus connu sous le nom de Jim Europe, il occupe une place éminente dans l’histoire du ragtime orchestral, une des formes musicales qui sont à la source de cette musique nouvelle qu’était le jazz, et il est de ceux qui l’ont fait naître. Par la suite, son grand orchestre new-yorkais a inspiré ceux de Fletcher Henderson, de Duke Ellington et de tous ceux qui sont apparus au cours des années vingt. Plus encore : les premiers airs de jazz que le jeune George Gershwin ait entendus étaient ceux que jouait le band de Jim Europe au Baron Wilkins Club, à New York 2. Gershwin dira plus tard que son amour des blues, des spirituals et des rags lui venait des heures passées à écouter Jim Europe. Mais revenons au concert de Nantes. Après avoir été vivement acclamés par la foule, les quarante-deux musiciens de l’orchestre pénètrent dans le théâtre et s’installent sur la scène. Cette fois, ce n’était plus pour une aubade amusante, mais pour un véritable concert devant des auditeurs assis dans des fauteuils. D’après Jean-Christophe Averty, ce fut le premier concert de jazz à proprement parler donné sur le continent européen. Le journal nantais Le Phare de la Loire l’a relaté ainsi : « La salle est comble. Du haut en bas, des uniformes, des dames, tout ce que Nantes compte de notabilités, emplit Graslin… Les loges du maire, du préfet, du général commandant la IIe région, sont occupées. Aux galeries, se retrouvent toutes les personnalités nantaises. Des rangées imposantes de clarinettes, bugles, trombones à coulisse, un fonds solide de cornets
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___ 1. Il est intéressant de noter que le nom de Lincoln était éminent à Nantes au début du siècle précédent puisqu’il était celui d’un des principaux armateurs de la ville. Pierre-Joseph Lincoln, d’origine irlandaise, fut le deuxième président de la chambre de commerce, successeur de Daniel de Kervégan. ___ 2. Clary, Mildred, George Gershwin, Pygmalion, 2005, p. 23.
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303 / Dossier L'Amérique, le jazz et nous / L'Apparition du jazz en Pays de la Loire / Philippe Hervouët
à piston et de basses géantes et, dans cette masse étincelante de cuivres, des tambours agiles, des instruments à percussion de toutes sortes… Le chant y alterne agréablement avec l’harmonie représentée par un quatuor vocal de choix, dont on a vivement apprécié la fine qualité d’organe et la souplesse du talent, passant du sentimental au pittoresque et du pittoresque au comique avec autant d’aisance que de piquant éclectisme. Ces chanteurs, par-dessus le marché, deviennent danseurs à l’occasion et c’est ainsi que leur gigue finale a beaucoup amusé la salle en leur valant de sa part une frénétique ovation… Un cachet d’origine américaine, qui possédait pour nous la saveur de l’inédit. »
_________________________ « La critique musicale nantaise a visiblement été impressionnée par le caractère novateur de cette musique [...]. »
_________________________ L’ orchestre exécuta des œuvres dont les noms évoquent bien les origines du jazz : Song of the South, Plantation Echoe, Negromance, Old Kentucky Home… L’ enthousiasme s’enflamma de façon telle, au fil du concert, que Jim Europe ajouta un morceau qui n’était pas prévu, le Memphis Blues de W. C. Handy, d’une inspiration proprement jazzistique avec ses solos et ses breaks. En s’adaptant au rythme, les musiciens et leur chef relâchèrent leur attitude raide de militaires, semblant faire abstraction de la solennité de leur environnement. On dirait aujourd’hui qu’ils se « lâchèrent » littéralement. « Les batteurs soulignèrent leur cadence en l’accompagnant des épaules selon un rythme syncopé et Jim Europe se tourna vers les trombones qui étaient assis patiemment en attendant leur entrée, qui devait provoquer le “choc du jazz”. Les auditeurs ne purent résister plus longtemps, le virus de la syncope les atteignit… dénouant tous les muscles et provoquant un balancement du corps pour marquer le tempo, bien connu en Amérique », peut-on lire dans la biographie de Jim Europe. Dès lors, l’enthousiasme du public est indescriptible. Le journaliste du Phare le souligne : « Chaque morceau est salué d’ovations multiples. Les applaudissements ne sont pas des applaudissements de courtoisie… Et c’est dans des acclamations enthousiastes et interminables que prit fin cette soirée. » La critique musicale nantaise a visiblement été impressionnée par le caractère novateur de cette musique, comme le montre également
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un article prémonitoire paru dans Ouest-Éclair : « Qu’on ne s’imagine pas que ces rags-times, malgré leurs origines, ne soient pas riches d’avenir. C’est de la musique de primitifs, ce sont des chansons de nègres, soit, mais tout un art savant, qui est en train de sortir de ces chansons, de leurs rythmes syncopés, si originaux que l’oreille qui les a perçus ne les oublie pas […]. Cette musique de nègres devient ultramoderne avec certains auteurs. » Cet article nantais, et celui du Phare de la Loire cité plus haut, sont sans doute parmi les tout premiers écrits sérieux en Europe sur le jazz, sinon les premiers. Après ce coup d’éclat, Jim Europe et l’orchestre du 369e régiment se produisirent à Angers, puis à Paris et dans les salles et kiosques à musique d’une vingtaine de localités proches du front, remportant ici et là des succès divers, mais le premier concert de Nantes fut le plus mémorable et le seul programmé. Après ce concert, les Nantais totalement séduits réclamèrent du jazz tant et plus. Dès le 4 juillet suivant, de nouvelles festivités musicales furent organisées à l’occasion de la fête nationale américaine et Jim Europe fut à nouveau mis à contribution. On peut penser qu’il se produisit à nouveau trois jours plus tard à Angers. Un concert fut donné place du Ralliement par « une des musiques militaires américaines » à l’occasion de cette même fête de l’Independance Day : « divers morceaux de rythmes divers mais très entraînants », relata Le Petit Courrier du Maineet-Loire. Un autre concert fut organisé quelques semaines plus tard à Nantes avec les musiciens américains de la base de Montoir. Une affiche conservée par le théâtre Graslin en témoigne : elle annonce, pour le 20 juillet 1918, un spectacle « Girls » accompagné par le Camp Montoir Jass Band. À la fin des hostilités, d’autres musiciens américains s’installèrent à Paris tels Arthur Briggs, Noble Sissle et Sidney Bechet. Tous ces musiciens firent les beaux jours de cabarets comme le Bœuf sur le toit ou des grands dancings de Montparnasse, fascinant des musiciens tels que Darius Milhaud ou Maurice Ravel. Les Nantais entendaient bien suivre la mode des « danses nègres » en train de s’imposer à Paris. L’ intérêt pour le jazz était suffisamment croissant pour que les organisateurs du grand bal « masqué, paré et travesti » de la mi-carême de 1923 fissent appel au « fameux Jazz Band Chener » de l’Olympia de Paris. Cette soirée, intitulée « Nègres et Blancs », fut une réussite complète d’après le journal Le Populaire : « La salle avait été transformée en un palais de lumière et de féerie dans lequel évoluaient les couples de danseurs, qui s’en sont donné à pleine joie jusqu’à l’aube. » Deux ans après, à la mi-carême de 1925, ce n’est pas un orchestre de jazz qui anime le bal, mais trois : un à Graslin
Photomontage de Jim Europe devant le théâtre Graslin.
Jim Europe a été le premier à diriger un orchestre de jazz à Nantes en février 1918.
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303 / Dossier L'Amérique, le jazz et nous / « Bitches Brew ». Le jazz et les musiques actuelles / Gérôme Guibert
« Bitches Brew ». Le jazz et les musiques actuelles 1
_______________ Gérôme Guibert
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___ Les rapports entre le jazz et les autres musiques actuelles sont multiples et féconds. Ils s’influencent avec ardeur et constance, le jazz empruntant aux musiques actuelles et celles-ci s’inspirant du jazz. L’un et l’autre façonnent d’un même élan les évolutions des musiques populaires et, plus largement de la culture. ___ « Je file, tranquille, perfectionnant mon style, oublie les bruits, la ville, ses équilibres fragiles, quand le blues me prend dans l’instant je le sens [...]. Sur cette nouvelle dimension dans laquelle je m’égare, le temps qui s’évanouit, un brin de nostalgie, toujours cette mélodie, alors je m’ épanouis. Quelques notes jouées, pour que mon cœur s’embrase, à la moindre occas’… Le soul, le jazz, m’amène la paix, refrè. Quand le rap, rêveur, pleure, déchire nos cœurs. Entre douceur et douleur… Un petit rien de jazz. » Ménélik & La Tribu « Un petit rien de jazz », titre sur la compilation Jimmy Jay, Les Cool Sessions (1993), Source / Virgin (production par Zdar).
L’ expression « musiques actuelles », on le sait, est une catégorie d’intervention publique qui fut adoptée par les politiques culturelles au moment où Catherine Trautmann officiait rue de Valois, à la fin des années 1990. L’ expression elle-même obtint un grand succès par son aspect neutre et opérationnel, distancié des débats esthétiques ou technologiques. Car pour le ministère, il était plus utile de regrouper en une seule entité l’ensemble des pratiques situées en dehors des répertoires classiques, lyriques ou contemporains (et de leurs créations, de leurs apprentissages ou de leurs interprétations). Autrement dit, de rassembler dans une même logique de programme politique l’ensemble des musiques « non savantes », celles qui n’étaient pas historiquement aidées par le ministère et / ou les collectivités de manière significative. Ainsi, officiellement, la catégorie musiques actuelles apparaît esthétiquement infinie, puisque l’on y trouve aussi bien les musiques traditionnelles que la chanson, le rock, les musiques électroniques, le rap… ou le jazz. Face à une telle hétérogénéité d’étiquettes artificiellement regroupées, les velléités des uns et des autres à s’en émanciper existent. Mais c’est sans conteste le monde du jazz qui est le plus virulent à cet égard. Divers représentants de « la plus savante des musiques populaires », qu’il s’agisse d’artistes ou d’intermédiaires de la filière (organismes de formation, lieux, médias), cherchent régulièrement à montrer qu’ils sont étrangers à la catégorie des musiques actuelles, considérée comme un « fourre-tout 2 ». Certes, depuis le début des années 1980 spécifiquement et le déclin du free jazz et de la politisation du mouvement, l’étiquette jazz dans son ensemble a revêtu de nombreux attributs le rapprochant des « musiques légitimes ». On peut par exemple observer que le jazz est entré dans les conservatoires, ou encore décliner les caractéristiques de son public en termes de niveau de diplôme, d’âge ou de provenance géographique. Pour autant, le jazz, de par ses origines et ses figures tutélaires, reste fortement marqué par des éléments de subversion, de transgression ou de filiation avec les cultures populaires, qu’elles émanent d’une tradition orale ou des logiques industrielles de l’entertainment (et souvent des deux) 3. Il en va ainsi de la question afro-américaine. Le sociologue anglais Paul Gilroy, africain par son père et anglais par sa mère, rappelle d’ailleurs dans son ouvrage L’ Atlantique noir les filiations entre jazz, hip-hop et drum’n’ bass, et plus largement entre toutes ces musiques qui ne peuvent être comprises en dehors d’une inscription historique caractérisée par une circulation triangulaire (Afrique, Europe, Amérique) et des dynamiques de résistance au capitalisme. Mais cela ne limite pas ces courants musicaux à un aspect « essentialiste » lié à leurs racines africaines et américaines. Autrement dit, le jazz est davantage qu’une « musique noire ». Mais pour Gilroy, cela rappelle aussi qu’une vision « anti-essentialiste » qui se focaliserait sur la dimension « esthétique » du répertoire jazzistique (c'est-à-dire sur la qualité des
___ 1. Bitches Brew est le titre d’un album de Miles Davis datant de 1970 (sur Columbia), que l’on peut traduire littéralement par « tambouille de garce » ou encore « brouet de salopes » ou « bouillon de putes », notamment parce qu’il fait un pied de nez au monde des critiques de jazz (il lorgne en effet du côté du funk et du rock, utilise guitares, basses et claviers électriques ainsi que des effets typiques du psychédélisme de l’époque). C’est aussi un jeu de mot sur witches brew (« potion de sorcières »). ___ 2. On peut voir à ce propos le rapport commandé par Frédéric Mitterrand en 2011 lorsqu’il était ministre de la Culture : Rapport d’étape sur la situation de la filière du jazz en France, DGCA, mars 2012. ___ 3. Le travail du Pôle de coopération des acteurs pour les musiques actuelles en Pays de la Loire va dans ce sens. On peut consulter à cet égard le rapport « La scène du jazz à Nantes et à Saint-Nazaire », édité par le Pôle, 2013.
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303 / Dossier L'Amérique, le jazz et nous / « Bitches Brew ». Le jazz et les musiques actuelles / Gérôme Guibert
compositions ou des interprétations) serait incomplète, car elle écraserait la question des rapports de domination racialisés, également constitutifs des musiques afro-américaines et essentiels à leur compréhension. Les relations entre le jazz et les autres musiques actuelles sont nombreuses et incessantes, les unes s’inspirent mais aussi influencent les autres. À tel point, nous semble-t-il, qu’il paraît dangereux de vouloir autonomiser politiquement le jazz de sa famille, même lorsque le genre est artificiellement inclus dans la nébuleuse des « musiques actuelles ».
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Comment le jazz se nourrit des « musiques actuelles » ___ Le jazz n’a jamais pu être défini en dehors d’un contexte spatial et temporel donné. Ce que l’on pourrait d’une certaine manière résumer par le célèbre adage de Jean-Paul Sartre, en disant que le jazz se consomme « sur place ». Dès sa genèse à La Nouvelle-Orléans, dans la seconde partie du XIXe siècle, il tire ses racines de diverses influences, entre tradition classique de ceux que l’on appelait les « mulâtres » et tradition rurale des descendants d’esclaves africains. Sans compter un instrumentarium équipant aussi bien les défilés militaires que les fanfares et cliques des kiosques à musique, et qui était majoritairement issu des surplus de l’armée française. Comme le rappellera Georges Paczynski, la batterie elle-même – caractéristique du jazz qui cesse de se faire déambulatoire et nomade et s’installe dans des débits de boissons pour des spectacles sédentaires – est la rencontre d’au moins trois continents. Elle inclut en effet le tom basse d’origine africaine, la caisse claire issue de l’armée napoléonienne et la cymbale dont la filiation remonte à l’Asie…
___ 4. Notamment Oriane Chambet-Werner, « Entre jazz et musiques du monde. Regards croisés sur la rencontre de l’autre », Cahiers d’ethnomusicologie, vol. XIII, 2001, p. 91-102.
S’il se caractérise par des éléments d’improvisation (la démonstration de virtuosité de divers instruments) qui influenceront la plupart des courants musicaux de l’industrie de la musique naissante, le jazz intègre, tout comme les autres genres musicaux, les formats du disque et de la production enregistrée. C’est en s’inspirant de la musique de Broadway, et en reproduisant certains des codes de la musique rationalisée de Tin Pan Alley, que le jazz donnera naissance au swing et à ses grands orchestres. Puis, en réaction à cette manière commerciale, le bop revendiquera l’intégration d’éléments habituellement associés aux musiques traditionnelles africaines. Il en ira ainsi d’instruments de percussion comme le conga ou les bongos, ou plus structurellement – comme
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le souligne dans ses écrits Leroi Jones – du développement de la polyrythmie. Tout au long de son histoire, le jazz s’est inspiré des musiques du monde dans leur pluralité, ainsi que l’ont montré de nombreux anthropologues 4. On peut mentionner ici quelques exemples emblématiques. Le latin jazz est issu d’une rencontre entre le be-bop et les rythmes cubains dans les années 1940. Plus tard, à partir de la fin des années 1950, John Coltrane et Miles Davis, en travaillant sur la musique modale, s’intéresseront à l’Inde et
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« Tout au long de son histoire, le jazz s’est inspiré des musiques du monde dans leur pluralité, ainsi que l’ont montré de nombreux anthropologues. »
_________________________ notamment à la manière qu’ont ses expressions musicales d’envisager le temps. Dans les années 1960, le mouvement Black Power et les révoltes contre-culturelles iront davantage dans le sens d’un retour vers l’Afrique, notamment via les traditions islamiques du populaire. Et l’on retrouvera ces éléments dans le free jazz, de même qu’une partie du free jazz revendiquera, dans une perspective marxiste, une esthétique révolutionnaire et donc populaire, voire prolétarienne, avec, en France, des labels tels que BYG, Futura ou encore Le Chant du Monde. Aujourd’hui encore, le jazz cherche des éléments d’inspiration dans les genres musicaux les plus divers. Après l’aporie du free jazz, il les trouve aussi bien dans des rencontres avec les musiques du monde que dans les musiques amplifiées. Dans les années 1970, le jazz fusion emportait l’adhésion après les rapprochements que Miles Davis avait opérés entre jazz et funk-rock. Proche d’une musique comme l’école de Canterbury (Soft Machine, Caravan) avec des groupes comme Weather Report ou Mahavishnu Orchestra, jazz et rock progressif fusionnaient sans que l’on sache où classer les hybrides qui en résultaient. À l’aube du XXIe siècle, c’est l’électro qui va sauver le jazz. Là, le genre est économiquement embourbé entre deux mouvements qui ont tendance à l’étouffer, d’un côté les chanteuses à voix interprétant de manière conventionnelle un répertoire classique (Norah Jones et Patricia Barber chez EMI, Diana Krall chez Universal, Lisa Ekdhal chez BMG…), de l’autre les rééditions multiples des « références » du jazz, d’Armstrong
u Sidony Box, membre du collectif 1name4acrew, Stéréolux à Nantes en 2012. uw Jean-Jacques Bécam, membre du collectif 1name4acrew, Stéréolux, 2012. u Jérémie Ramsak, contrebassiste et bassiste du collectif 1name4acrew, Stakhanov, Nantes, 2013. w François Ripoche, concert de Francis et ses Peintres au Pannonica, Nantes, 2013. ww Le quartet MoTA, Pannonica, 2013. w Le CoON, Pannonica, 2013. Photos Michael Parque.
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