Mondes souterrains
Dossier
Mondes souterrains »
05
Ăditorial
Anthony Poiraudeau, Ă©crivain
06
Descendre aux Enfers au xixe siĂšcle
Thomas Conrad, maßtre de conférences
16
Dâanciennes citĂ©s sous les eaux
Anthony Poiraudeau
24
Ă la baguette et au penduleâŠ
Bernard Renoux, photographe-auteur
30
De lâombre Ă la lumiĂšre : les rĂ©vĂ©lations rĂ©centes de lâarchĂ©ologie aĂ©rienne dans les Pays de la Loire
Gilles Leroux, ingĂ©nieur de recherches Ă lâInrap et Philippe Guigon, contrĂŽleur aĂ©rien
36
Les paysages dâAnjou : explorer 407 millions dâannĂ©es dâhistoire vĂ©gĂ©tale
Entretien de Guillaume MéziÚres, documentariste, avec Christine Strullu-Derrien, paléobotaniste
42
ChampignonniĂšres et champignons du Saumurois
Clarisse Lorieux, historienne
48
Des hommes et des caves
Frédérique Letourneux, journaliste
54
Sous les pavĂ©s, lâĂ©gout
Marie Ferey, historienne de lâart, et Julien Hardy, historien
62
Dans lâantre des bunkers de Pignerolle
Guy-Pierre Chomette, rédacteur
68
Le réfugié
Yamina Benahmed Daho, Ă©crivaine
Ăchos / Mondes souterrains
74
Lucie Charrier, Alain Girard-Daudon, Thierry Pelloquet
Carte blanche
75
Artiste invitée
Julie Hascoët
80
La Terre est un boyau sommaire
Axel Sourisseau, Ă©crivain
Chroniques
81
Michel Brossard, Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, CĂ©cile Lataste, Thierry Pelloquet, Ăva Prouteau, Pascaline VallĂ©e
Dossier Mondes souterrains
Ăditorial
Mondes souterrains et engloutis
On reprĂ©senterait aisĂ©ment le monde comme une totalitĂ© dont la base serait le sol, sur lequel viendraient sâappuyer et se mouvoir tous les corps solides ou dotĂ©s de quelque pesanteur, et au-dessus duquel se dĂ©ploient lâair et le ciel, milieu respirable et propre Ă laisser passer la lumiĂšre. Or, cet ensemble ne correspond pas au monde entier mais seulement Ă sa (certes trĂšs vaste) partie visible, directement apprĂ©hendable et organisable par le sens de la vue. Mais il en manque tout un continent, ou mĂȘme une dimension : celui et celle de tout ce qui vit ou gĂźt sous la surface. Sous le sol il y a tout un monde cachĂ©, mal connu, Ă©tranger mais indiscutablement aussi rĂ©el que la terre sous nos pieds, aussi rĂ©sistant Ă notre clairvoyance que la nuit. Lâhumain, toutefois, ne sâest pas abstenu de sây aventurer en mainte occasion, par lâimagination ou grĂące aux outils scientifiques, en y creusant ou en y explorant des galeries. Ce numĂ©ro invite Ă dĂ©couvrir diffĂ©rentes trouĂ©es sur le monde tapi sous le sol de la rĂ©gion des Pays de la Loire en convoquant plusieurs approches. Il sera par exemple question de lire le sous-sol depuis la surface, un exercice qui voit se cĂŽtoyer des mĂ©thodes trĂšs diffĂ©rentes, puisquâil rĂ©unit des spĂ©cialistes de lâarchĂ©ologie aĂ©rienne, tels Gilles Leroux et Philippe Guigon, et les sourciers et radiesthĂ©sistes quâa rencontrĂ©s Bernard Renoux. Il sâagira Ă©galement de dĂ©duire une chronologie du passĂ© Ă partir des traces de vĂ©gĂ©taux que conserve le sol, comme lâexplique la palĂ©obotaniste Christine Strullu-Derrien dans lâentretien quâelle a accordĂ© Ă Guillaume MĂ©ziĂšres â lâoccasion dâapprendre que câest Ă Montjean-sur-Loire quâa Ă©tĂ© retrouvĂ© le bois le plus ancien connu Ă ce jour.
Le monde dissimulĂ© sous la surface de la terre ou des eaux est aussi propice Ă lâĂ©mergence de lĂ©gendes Ă©voquant des temps disparus et plus ou moins fabuleux, portĂ©es par une imagination dâautant plus riche que leur objet demeure invisible. De lâune dâelles, Yamina Benahmed Daho a tirĂ© une fiction documentaire aux enjeux tout Ă fait contemporains. Dans le mĂȘme registre, on sâattardera sur lâexemple de la citĂ© dâHerbauges, engloutie selon une lĂ©gende chrĂ©tienne au fond du lac de Grand-Lieu.
Le sous-sol a Ă©galement Ă©tĂ© amĂ©nagĂ© grĂące au percement de nombreuses galeries et canalisations : comme le montre Clarisse Lorieux, ce fut notamment le cas dans le Saumurois, oĂč des galeries creusĂ©es dans le tuffeau ont fait prospĂ©rer la production de champignons. Autre exemple, dâune tout autre nature, Ă©galement en Anjou : celui des bunkers de Pignerolle, construits par lâarmĂ©e allemande sous lâOccupation pour se protĂ©ger des bombardements alliĂ©s, dont Guy-Pierre Chomette nous relate lâhistoire. Câest bien souvent la production industrielle, avec son intensification des flux de tous types, qui exige que le sous-sol accueille des infrastructures toujours plus grandes, indispensables Ă la vie urbaine qui change dâĂ©chelle Ă partir du xix e siĂšcle : le rĂ©seau dâĂ©gouts du Mans, prĂ©sentĂ© par Marie Ferey et Julien Hardy, en est un exemple Ă©clairant. Une tout autre reprĂ©sentation globale du monde est mise en branle par la sociĂ©tĂ© industrielle qui exploite le sous-sol. Câest ce renversement que montre Thomas Conrad Ă travers des exemples littĂ©raires appartenant au xixe siĂšcle : le monde qui sâest longtemps cru rĂ©gi par le ciel des idĂ©es et des dieux sâest retrouvĂ© organisĂ© par la matiĂšre quâil extrait de son sol. Au bout du compte câest bien Ă un monde autre, quelle que soit sa taille, que donnent accĂšs les souterrains, comme lâillustre la sociabilitĂ© masculine de la cave, prĂ©sentĂ©e par FrĂ©dĂ©rique Letourneux et Bernard Renoux, bien distincte des liens sociaux qui sâĂ©tablissent dans les autres parties de la maison.
Thomas Conrad
Descendre aux Enfers au xixe siĂšcle
Nos représentations des espaces souterrains se mettent en place au xixe siÚcle.
Des Ă©crivains comme Hoffmann, Verne, Hugo et Zola se font alors lâĂ©cho des idĂ©es scientifiques et des imaginaires sociaux, sans pour autant oublier les anciens mythes.
â Ă rĂȘves de granit ! grottes visionnaires ! Cryptes ! palais ! tombeaux, pleins de vagues tonnerres ! [âŠ] Cavernes oĂč lâesprit nâose aller trop avant !
Devant vos profondeurs jâai pĂąli bien souvent.
Victor Hugo, « Puits de lâInde », Les Rayons et les Ombres
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, quâimporte ?
Au fond de lâInconnu pour trouver du nouveau !
Charles Baudelaire, « Le Voyage », Les Fleurs du mal
Si lâon visite les catacombes parisiennes â ou, de maniĂšre moins lĂ©gale, comme le font les « cataphiles », le rĂ©seau souterrain des anciennes carriĂšres de Paris â, on peut y ressentir lâĂ©ventail des sentiments quâĂ©voque pour notre sensibilitĂ© moderne le monde souterrain : lâexpĂ©rience oppressante dâun espace obscur et labyrinthique ; le sentiment de profanation (ou dâennui) suscitĂ© par le tourisme dans un ossuaire qui devrait ĂȘtre un lieu sacrĂ© ; le frisson (sans doute plus prononcĂ© chez les propriĂ©taires immobiliers) Ă lâidĂ©e que la ville est Ă©difiĂ©e sur un sol minĂ© ; lâimpression que la ville du dessus cache une ville du dessous dont seuls quelques initiĂ©s connaissent les dĂ©tours⊠Toutes ces impressions condensent un imaginaire des mondes souterrains tel quâil sâest cristallisĂ© au dĂ©but du xixe siĂšcle 1, au confluent dâĂ©volutions culturelles, religieuses, littĂ©raires et politiques.
Tout cela sâenracine dâabord dans des mythes anciens. Au premier rang de ceux-ci, bien sĂ»r, lâidĂ©e, commune Ă plusieurs religions, que le sĂ©jour des morts est un domaine souterrain, en bas (infernus). La descente aux Enfers, ou catabase, confĂšre Ă certaines figures divines ou hĂ©roĂŻques un statut Ă©minent : en Ăgypte, RĂą traverse les cavernes de la nuit avant de renaĂźtre au matin ; HĂ©raclĂšs, OrphĂ©e, ĂnĂ©e, descendent aux Enfers. Dante, nouvel OrphĂ©e dâun nouvel Enfer, descend guidĂ© par Virgile jusquâau grand corps de Satan enfoncĂ© dans le lac gelĂ© du centre de la Terre, avant de pouvoir remonter de lâautre cĂŽtĂ©, par la montagne du Purgatoire, jusquâau Paradis.
Le domaine chthonien nâest pas seulement liĂ© Ă la mort : Pluton rĂšgne aussi sur les richesses souterraines, les mines dâor et dâargent. On sait bien dâailleurs que les plus inquiĂ©tantes cavernes recĂšlent des trĂ©sors, comme dans les contes dâAli Baba et dâAladdin. Les dieux des morts sont
â
Galeries des égouts de Paris, photographie de Félix Nadar, 1860. © Photo MinistÚre de la Culture - MédiathÚque du patrimoine et de la photographie. Dist. GrandPalaisRmn / Félix Nadar.
1. Philippe Muray, Le xixe siÚcle à travers les ùges, Paris, Gallimard, 1984.
Anthony Poiraudeau
Dâanciennes citĂ©s sous les eaux
La lĂ©gende de la citĂ© dâHerbauges, engloutie dans le lac de Grand-Lieu, rappelle de nombreuses histoires de villes disparues Ă la suite dâun chĂątiment divin, comme celle de la citĂ© dâYs. Elle est porteuse dâun imaginaire puissant.
Au milieu du vie siĂšcle, lâarchidiacre Martin, que lâon devait nommer plus tard saint Martin de Vertou, avait Ă©tĂ© chargĂ© par FĂ©lix, Ă©vĂȘque de Nantes, dâaller Ă©vangĂ©liser quelques-unes des peuplades qui vivaient dans les environs. Se dirigeant vers le sud, Martin Ă©tait entrĂ© en pays dâHerbauges, une contrĂ©e sauvage dĂ©jĂ Ă la lisiĂšre de lâAquitaine. Il gagna bientĂŽt la citĂ© du mĂȘme nom, que quelques auteurs mĂ©diĂ©vaux disent grande, prospĂšre et de mauvaise rĂ©putation : on y adore notoirement les idoles paĂŻennes et on sây adonne avec voluptĂ© Ă des pĂ©chĂ©s tenus pour si blĂąmables que la pudeur offusquĂ©e de lâhagiographie se refuse Ă les dĂ©tailler 1 Martin, tout Ă son ardeur apostolique, prĂȘche avec obstination la bonne parole aux mĂ©crĂ©ants dâHerbauges, mais ceux-ci sont hostiles Ă ses prĂ©dications et y rĂ©pondent par le sarcasme et les coups. Son Ă©chec est ici quasiment complet : seul un couple dâHerbadiliens est gagnĂ© par la foi chrĂ©tienne et offre lâhospitalitĂ© au prĂȘcheur, qui les baptise. Martin, dĂ©sespĂ©rĂ©, entend bientĂŽt la parole divine lui annoncer quâen chĂątiment de leur impiĂ©tĂ© et de leurs vices, Herbauges et ses habitants seront bientĂŽt anĂ©antis. Il doit aussitĂŽt quitter les lieux avec ses hĂŽtes pour quâils Ă©chappent tous trois Ă la punition cĂ©leste, en veillant Ă ne surtout pas se retourner pour adresser un dernier regard Ă la citĂ© maudite. Ă peine se sont-ils enfuis de la ville que celle-ci se trouve assaillie par les eaux : un dĂ©luge sâabat sur elle et le sol est percĂ© de toutes parts par des torrents. Le lendemain, lâopulente citĂ© dâHerbauges a entiĂšrement disparu de la surface de la terre, engloutie par une vaste Ă©tendue dâeau connue depuis lors sous le nom de lac de Grand-Lieu. Un tĂ©moin de lâĂ©vĂ©nement, hĂ©las irrĂ©mĂ©diablement muet, demeure toutefois prĂ©sent de nos jours Ă proximitĂ© des lieux : lâimprudente femme du couple de nĂ©ophytes, sâĂ©tant retournĂ©e pour voir le cataclysme, a Ă©tĂ© aussitĂŽt transformĂ©e en une pierre dressĂ©e toujours visible Ă Pont-Saint-Martin 2 . Cette lĂ©gende, bien connue localement, prĂ©sente de nombreuses similitudes avec quelques cĂ©lĂšbres histoires de villes englouties ou chĂątiĂ©es par des divinitĂ©s. Elle rappelle le destin prĂȘtĂ© par la GenĂšse aux villes pĂ©cheresses de Sodome et Gomorrhe, dont les habitants sont coupables dâavoir refusĂ© lâhospitalitĂ© Ă des anges envoyĂ©s par Dieu (et de plus, selon des interprĂ©tations propres Ă lâĂšre chrĂ©tienne, coupables de dĂ©bauches sexuelles tues par le texte original), et qui se voient dĂ©truites par le feu tombĂ© du ciel, aprĂšs toutefois que Dieu a fait prĂ©venir Loth et son Ă©pouse, les deux seuls habitants de Sodome ayant accueilli volontiers ses envoyĂ©s, quâils devaient fuir les lieux pour Ă©chapper Ă la mort, sans se retourner â mais lors de la fuite hors de Sodome, lâĂ©pouse de Loth avait voulu jeter un dernier regard Ă la ville en proie aux flammes, et avait Ă©tĂ© aussitĂŽt transformĂ©e en colonne de sel. La lĂ©gende dâHerbauges rappelle aussi celle de PhilĂ©mon et Baucis, dans les MĂ©tamorphoses dâOvide (ier siĂšcle de lâĂšre chrĂ©tienne), oĂč Jupiter et Mercure, voyageant sous des traits humains, se voient refuser lâhospitalitĂ© par tous les habitants dâune contrĂ©e, sauf un couple modeste, PhilĂ©mon et Baucis, qui leur rĂ©servent bon accueil. RĂ©solus Ă chĂątier les habitants inhospitaliers mais Ă Ă©pargner leurs hĂŽtes secourables, les dieux prient ceux-ci de se rendre sur une montagne voisine pour Ă©chapper Ă un dĂ©luge qui
Sauf mention contraire, les photographies ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es lors de la rĂ©sidence autour du lac de Grand-Lieu organisĂ©e par lâassociation lâEsprit du lieu, 2014-2015. © Camille Hervouet et GrĂ©gory Valton.
1. Voir abbĂ© Charles Auber, Histoire de saint Martin, abbĂ© de Vertou et de Saint-Jouin-deMarnes et de ses fondations en Bretagne, en VendĂ©e et dans les pays adjacents, Poitiers, chez lâauteur/Paris, Aubry/ Niort, Clouzeau, 1869 ; abbĂ© Gustave-Octave BrunelliĂšre, Histoire de Saint-Philbert de Grandlieu, Saint-Philbert-de-GrandLieu, Association Les Amis de lâAbbatiale, 1986 [1924].
2. Plusieurs versions de lâhistoire coexistent, en ce qui concerne notamment la famille de nĂ©ophytes : il sâagit gĂ©nĂ©ralement dâun couple seul, mais parfois dâun couple avec enfant. Le plus souvent, seule la femme se retourne et est changĂ©e en pierre, mais parfois la femme et son enfant le sont tous les deux, ou bien ce sont lâhomme et la femme, sans enfant, qui se retournent et sont transformĂ©s en pierre.
Bernard Renoux
Ă la baguette et au penduleâŠ
Par quel mystÚre certaines personnes détectent-elles une source ou mille autres choses cachées grùce à une branche fourchue ? Condamnée ou encensée selon les périodes, cette aptitude à la sourcellerie alimente toujours la controverse entre science et croyance.
Les coudes collĂ©s au buste et les bras en avant, NoĂ© marche lentement dans la prairie. Le jeune garçon est appliquĂ©. Soudain, les deux baguettes mĂ©talliques quâil tient fermement en mains et semblent lui peser se referment sur lui, alors il sâimmobilise : la source est lĂ , sous ses pieds, les baguettes ont parlĂ©. Le jeune garçon suit « lâĂ©cole des sourciers » et apprend le maniement des baguettes auprĂšs de son grand-pĂšre, qui assiste Ă la dĂ©monstration : la transmission Ă son petit-fils lui procure la plus grande satisfaction.
Un caillou : un mĂštre
Jean-Pierre LemĂ©e raconte « avoir dĂ©butĂ© bĂȘtement, alors quâil nây croyait pas trop ». Ă la fin des annĂ©es 1990, salariĂ© dâune entreprise de forage, il recherchait sans succĂšs le passage dâune conduite dâeau. AppelĂ© Ă la rescousse, un employĂ© de la GĂ©nĂ©rale des Eaux vint la localiser en longueur et profondeur⊠avec des baguettes. Face Ă son incrĂ©dulitĂ©, lâagent des Eaux lui a collĂ© les baguettes dans les mains : « Je suis arrivĂ© au mĂȘme endroit que lui ! Et crac, jâai dĂ©marrĂ© comme ça ! »
Dans la prairie, NoĂ© et son grand-pĂšre enchaĂźnent les vĂ©rifications. Jean-Pierre LemĂ©e repĂšre le sens de circulation de lâeau dans la veine. Ensuite, il marche en faisant un grand cercle autour du point central, et chaque oscillation des baguettes Ă©quivaut Ă une veine dâeau : le tour en dĂ©nombre quatorze, qui ravitaillent la source. En deçà , monsieur LemĂ©e conseille de ne pas creuser de puits car, le mois dâaoĂ»t arrivĂ©, le manque de dĂ©bit pourrait faire tarir la source. Enfin, debout au-dessus de la source, une poignĂ©e de cailloux dans une main, le pendule dans lâautre, le sourcier attend que le passage du courant Ă©lance le pendule. Puis, toutes les dix secondes environ, il laisse Ă©chapper un caillou. La vitesse de rotation du pendule sâaffaiblit jusquâĂ lâarrĂȘt : la profondeur de la source est alors atteinte. « Les anciens faisaient comme ça, on ne peut pas lâexpliquer ! » Huit cailloux au sol : lâeau est Ă huit mĂštres. La dĂ©monstration achevĂ©e, nous quittons la prairie comme nous lâavions trouvĂ©eâŠ
Jean-Pierre LemĂ©e fabrique lui-mĂȘme ses baguettes ; sa derniĂšre paire est façonnĂ©e en fer Ă bĂ©ton. De nombreux sourciers ont abandonnĂ© la rituelle baguette de coudrier (noisetier) car la force dâattraction exerce une telle torsion sur celle-ci quâinĂ©vitablement elle vient Ă se briser entre les mains. En 1906, le docteur Charles Vigen 1 note dans sa monographie sur lâabbĂ© Richard que « lâessence mĂȘme de la baguette varie beaucoup selon les rabdomantes 2 qui lâemploient. Les uns se servent indiffĂ©remment de toute espĂšce de bois, vert ou sec ; les autres prĂ©fĂšrent un jeune rameau de chĂȘne, dâorme ou de noisetier. » La variĂ©tĂ© des essences Ă©gale lâimagination des sourciers. Pierre Le Lorrain de Vallemont 3 indiquait que « le Sieur Royer
â
Les divers outils du sourcier Frédérick Rialet : baguettes et pendules variés, compteur Geiger⊠© Photo Bernard Renoux.
1. Charles Vigen, LâabbĂ© Richard, hydrogĂ©ologue. Ătude sur sa vie et son secret pour la dĂ©couverte des sources, La Rochelle, 1906, p. 44.
2. La rabdomancie est le mode de divination basĂ© sur lâutilisation dâune baguette.
3. Pierre Le Lorrain de Vallemont, La Physique occulte, ou Traité de la baguette divinatoire [...], Paris, 1709, p. 14.
Le Puy-Notre-Dame (Maineet-Loire), canton des Preuils. Regroupement de petits enclos circulaires indiquant la prĂ©sence dâune nĂ©cropole. Leurs fossĂ©s apparaissent en relief Ă la surface dâun champ de blĂ©. © Photo Gilles Leroux, 24 juin 2011.
Gilles Leroux et Philippe Guigon
De lâombre Ă la lumiĂšre :
les rĂ©vĂ©lations rĂ©centes de lâarchĂ©ologie aĂ©rienne dans les Pays de la Loire
Au grĂ© dâĂ©pisodes climatiques singuliers, lâarchĂ©ologie aĂ©rienne Ă basse altitude a su sâimposer, depuis des dĂ©cennies, comme une technique incontournable de la dĂ©tection du patrimoine enfoui ou arasĂ© de la rĂ©gion des Pays de la Loire.
1. Osbert Guy Stanhope Crawford et Alexander Keiller, Wessex from the Air, Oxford, Oxford University Press, 1928.
2. Antoine Poidebard, La trace de Rome dans le dĂ©sert de Syrie. Le limes de Trajan Ă la conquĂȘte arabe. Recherches aĂ©riennes 1923-1932, Paris, Librairie orientaliste P. Geuthner, 1934.
3. Roger Agache; La Somme pré-romaine et romaine, t. XXIV, Amiens, Société des Antiquaires de Picardie, 1978.
Le temps des pionniers
LâannĂ©e 1976 a marquĂ© vĂ©ritablement un tournant pour la recherche archĂ©ologique française. En effet, câest Ă la faveur de la sĂ©cheresse historique qui a touchĂ© lâouest de lâEurope que le grand public a dĂ©couvert les apports considĂ©rables de lâarchĂ©ologie aĂ©rienne Ă la connaissance des civilisations anciennes de notre pays : le nombre et la qualitĂ© des dĂ©couvertes effectuĂ©es furent tels que lâon a parlĂ© alors de « vision fantastique du passĂ© ».
Pourtant, cette mĂ©thode de dĂ©tection du patrimoine Ă©tait dĂ©jĂ Ă©prouvĂ©e depuis plusieurs dĂ©cennies. En effet, Ă la sortie du premier conflit mondial, la jeune aĂ©ronautique avait su bĂ©nĂ©ficier dâavancĂ©es techniques importantes, notamment celle de la mise au point de lâobservation photographique des fronts. Le premier usage de lâavion rĂ©pertoriĂ© comme tel revient Ă une expĂ©rience britannique sous lâĂ©gide de O.G.S. Crawford, qui survole le sud de lâAngleterre dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 1920. PrivilĂ©giant les prises de vue de monuments ou sites archĂ©ologiques dĂ©jĂ rĂ©pertoriĂ©s, il Ă©tablit les possibilitĂ©s de dĂ©couverte de sites jusquâalors inconnus Ă la surface de champs cultivĂ©s tout Ă fait semblables aux nĂŽtres 1 Une dĂ©cennie plus tard, mais dans des conditions gĂ©ographiques totalement diffĂ©rentes, les escadrilles des forces françaises du Levant (Syrie actuelle), oĂč Ă©voluait le pĂšre jĂ©suite Antoine Poidebard, mettent en Ă©vidence, en privilĂ©giant les prises de vue en lumiĂšre rasante, le maillage des fortifications et des routes constituant la frontiĂšre de lâEmpire romain aux portes de lâOrient 2. Si la recherche archĂ©ologique britannique emboĂźte trĂšs vite le pas Ă son prĂ©curseur, le territoire français devra attendre le dĂ©but des annĂ©es 1960 et les travaux de Roger Agache pour bĂ©nĂ©ficier Ă son tour de cette technique efficace et spectaculaire. Ce dernier sillonne alors le ciel de Picardie, engrangeant par centaines les plans de villae galloromaines dont les fondations des murs ou des clĂŽtures, jusquâalors restĂ©s enfouies, sont brusquement remises en lumiĂšre par des labours profonds. Son mĂ©rite tient Ă©galement au fait que, durant toute sa carriĂšre, il a prĂ©sentĂ© ses dĂ©couvertes dans de nombreuses publications didactiques Ă destination de ses pairs et du grand public, entraĂźnant de multiples vocations chez de nouveaux chercheurs 3. Ceci explique en grande partie que plusieurs dĂ©partements ligĂ©riens aient pu bĂ©nĂ©ficier, dĂšs 1976, des campagnes photographiques de Claude Lambert et Jean Rioufreyt pour la Mayenne et la Sarthe, ou dâAlain Braguier et Gilbert Boisbouvier pour le Maine-et-Loire.
MĂ©thodes
Lorsque nous avons pris le relais de ces investigations, à partir de la fin des années 1980, en bénéficiant du
soutien renouvelĂ© du ministĂšre de la Culture, les survols ont Ă©tĂ© systĂ©matisĂ©s Ă lâensemble de la rĂ©gion des Pays de la Loire, qui grĂące Ă cela sâest rĂ©vĂ©lĂ©e lâune des plus riches en la matiĂšre Ă lâĂ©chelle nationale. Cependant, obtenir de bons rĂ©sultats dans lâouest de la France pendant plusieurs dĂ©cennies nâaurait pas Ă©tĂ© possible sans la combinaison de plusieurs facteurs favorables.
Le premier correspond à la présence de sous-sols schisteux, granitiques ou calcaires, généralement porteurs de sols limoneux peu épais et donc sensibles aux épisodes climatiques extraordinaires.
Le deuxiĂšme tient Ă la nature des paysages actuels, certes patiemment façonnĂ©s par des gĂ©nĂ©rations dâagriculteurs depuis le NĂ©olithique mais surtout brutalement ouverts lors des travaux de remembrement des annĂ©es 1960 et 1970 : ainsi dĂ©barrassĂ©s de la chape bocagĂšre, ils ont Ă©tĂ© plus exposĂ©s aux Ă©pisodes de sĂ©cheresse, proposant de larges champs de vision au regard scrutateur du prospecteur.
Le troisiĂšme facteur tient Ă un Ă©quipage rompu Ă un exercice consistant Ă parcourir longuement des espaces aux paysages variĂ©s et Ă virevolter Ă lâaplomb des cibles patrimonialesâŠ
Lors des annĂ©es propices Ă la dĂ©tection archĂ©ologique, la pĂ©riode privilĂ©giĂ©e des survols intervient dĂšs le milieu du printemps et se prolonge jusquâĂ la fin de lâĂ©tĂ©. Les surfaces des champs cultivĂ©s en blĂ©, maĂŻs ou herbage, assĂ©chĂ©es prĂ©maturĂ©ment, se transforment alors en autant de puissants rĂ©vĂ©lateurs â au sens photographique du terme â des terrassements antiques creusĂ©s dans le sous-sol. Le principe en est fort simple. Ces anciens fossĂ©s dĂ©signant les habitats et leurs multiples manifestations, arasĂ©s et comblĂ©s depuis longtemps, constituent des rĂ©serves artificielles dâhumiditĂ©, dont les plantes profitent lors des pĂ©riodes de stress hydrique, laissant des tracĂ©s caractĂ©ristiques plus verts Ă la surface des champs cultivĂ©s en cours de mĂ»rissement. Lorsquâil sâagit des fondations de murs construits en pierre, le phĂ©nomĂšne de rĂ©vĂ©lation est inversĂ© et se manifeste alors sous la forme de tracĂ©s plus clairs. Cependant, ces moments propices restent particuliĂšrement Ă©phĂ©mĂšres : dĂšs que le mĂ»rissement des cultures est engagĂ©, plus rien ne peut le freiner. Câest pourquoi lâoptimisation des rĂ©sultats passe par lâenchaĂźnement de vols prolongĂ©s, jour aprĂšs jour. Les campagnes de 1989, 1991, 1996, 2010 et 2011, ou plus rĂ©cemment celle de 2022, ont Ă©tĂ© de ce point de vue les plus fructueuses. Le nombre des dĂ©couvertes ainsi obtenues se compte dĂ©sormais par milliers : certains territoires communaux, notamment dans le Craonnais, voient leur surface impactĂ©e par ce patrimoine Ă prĂšs de 80 %. A contrario, mais ceci est plus anecdotique, certains Ă©pisodes pluvieux provoquant des crues importantes dans les fonds de vallĂ©e peuvent Ă©galement ĂȘtre mis Ă profit pour
Entretien de Guillaume MĂ©ziĂšres avec Christine Strullu-Derrien
Les paysages dâAnjou :
explorer 407 millions dâannĂ©es dâhistoire vĂ©gĂ©tale
Par lâĂ©tude des vĂ©gĂ©taux fossiles, la palĂ©obotanique nous raconte lâAnjou qui fut marais, mangrove ou steppe froide, qui a suivi la dĂ©rive des continents, ses cataclysmes volcaniques et ses crises climatiques.
Lâhistoire commence ici il y a 407 millions dâannĂ©es, avec la trace dâune plante terrestre dĂ©couverte en 2008 par Christine Strullu-Derrien dans la carriĂšre de ChĂąteaupanne, Ă Montjean-sur-Loire. Elle se poursuit sur cinq sites de fouilles qui permettent dâexplorer dans le temps et lâespace les vies passĂ©es du Maine-et-Loire.
G. M. : Lors des fouilles menĂ©es dans la carriĂšre de ChĂąteaupanne, vous avez trouvĂ© une plante qui a poussĂ© ici il y a 407 millions dâannĂ©es. Ă quoi ressemblait-elle ?
Chr. S.-D. : Sa taille nâest pas connue avec certitude mais pourrait avoir Ă©tĂ© dâenviron 50 Ă 60 centimĂštres ; câest une plante montrant des tiges ramifiĂ©es, qui nâa pas de feuilles puisque celles-ci nâavaient pas encore fait leur apparition dans une vĂ©gĂ©tation qui avait commencĂ© son implantation Ă la surface terrestre depuis une centaine de millions dâannĂ©es. Elle se reproduisait par spores, comme les mousses et les fougĂšres dâaujourdâhui : les graines puis les fleurs apparaĂźtront plus tard, il y a seulement 140 millions dâannĂ©es. Cette plante, qui porte aujourdâhui le nom dâArmoricaphyton chateaupannense, est le tĂ©moin dâune innovation dâimportance dans lâhistoire vĂ©gĂ©tale : lâacquisition du bois. Armoricaphyton chateaupannense est la plus ancienne plante ligneuse connue au monde. Le plus vieux bois du monde a donc Ă©tĂ© trouvĂ© ici, en Anjou, dans la carriĂšre de ChĂąteaupanne.
Avez-vous trouvĂ© dâautres plantes de cette pĂ©riode qui pourraient faire imaginer la vĂ©gĂ©tation dâil y a 400 millions dâannĂ©es ?
Dâautres plantes ont Ă©tĂ© trouvĂ©es, notamment dans la carriĂšre Sainte-Anne Ă Chalonnes-sur-Loire ; elles sont lĂ©gĂšrement plus jeunes quâArmoricaphyton et appartiennent Ă diffĂ©rents groupes (Zosterophyllopsides, Lycopsides et Psilophyton). Ce sont toutes des plantes de petite taille, seule Psilophyton pourrait avoir atteint un mĂštre de hauteur. Il faut imaginer un environnement deltaĂŻque, et une vĂ©gĂ©tation prĂšs de lâeau ou dans des zones plus ou moins marĂ©cageuses, sous un climat trĂšs chaud.
Le couvert vĂ©gĂ©tal nâĂ©tait vraisemblablement pas trĂšs dense.
La dĂ©couverte dâArmoricaphyton chateaupannense permet de poser un jalon chronologique avec lâapparition du bois. Comment cette matiĂšre est-elle apparue dans le monde vĂ©gĂ©tal il y a environ 407 millions dâannĂ©es ?
Il faut dâabord comprendre ce quâest le bois ; ce tissu conducteur se rencontre chez les plantes dites vasculaires, câest-Ă -dire les plantes dotĂ©es dâĂ©lĂ©ments conducteurs, trachĂ©ides et vaisseaux. Le bois est un tissu secondaire constituĂ© de lignine, qui en
â
Le paysage du CarbonifĂšre.
Du jardin Ă la cave
ChampignonniĂšres et champignons du Saumurois
La renommée du Saumurois est indissociable de son habitat troglodytique et de son plateau viticole, mais ce terroir conserve aussi les traces d'une activité peu étudiée : la culture du champignon dit de Paris.
EspĂšce originale, ni animale, ni vĂ©gĂ©tale, ni minĂ©rale, le champignon se compose dâune partie souterraine permanente, le mycĂ©lium, qui explore le sol pour se nourrir, et dâune partie extĂ©rieure et consommable, le carpophore. DĂ©jĂ cultivĂ© Ă Versailles par Jean-Baptiste de La Quintinie parmi les plantations potagĂšres, fruitiĂšres et maraĂźchĂšres du potager du Roi, le champignon sur couche est Ă lâorigine une denrĂ©e rare et chĂšre dont la production est assurĂ©e par les jardiniers et les maraĂźchers de Paris et des proches environs. Vers 1810, Louis Chambry dĂ©couvre fortuitement les qualitĂ©s des caves, catacombes et carriĂšres parisiennes et se lance dans sa culture souterraine. Ce passage du monde de la lumiĂšre Ă celui de lâombre rend dĂšs lors le champignon facile Ă produire et bon marchĂ©. GrĂące Ă une hygromĂ©trie et une ventilation naturelles, ainsi quâĂ une tempĂ©rature constante (autour de 12 °C), la culture sâeffectue en longues meules (ou couches) dans lâobscuritĂ© des galeries.
De Paris au val de Loire
Au milieu du xixe siĂšcle, Jules RĂ©my, dans son ouvrage Champignons et truffes 1, parle dâune industrie moderne pratiquĂ©e « sur une si grande Ă©chelle quâelle constitue une branche distincte et fort importante de lâindustrie jardiniĂšre. [âŠ] Les champignons, poursuit-il, sont en toutes saisons abondants et Ă bas prix parce que les champignonnistes savent en produire des quantitĂ©s Ă©normes avec beaucoup dâĂ©conomie en utilisant Ă cet effet les immenses souterrains dont on a extrait autrefois et dont on continue Ă extraire la pierre Ă bĂątir pour les constructions de Paris. » Autour de 1880-1890, lâexplosion de la population et la croissance urbaine contraignent les producteurs parisiens Ă trouver de nouveaux lieux oĂč les conditions gĂ©ologiques et topographiques seraient similaires. Les champignonnistes se fixent alors en rĂ©gion parisienne (Ivry-surSeine et CarriĂšres-sur-Seine, notamment) et dans la vallĂ©e de lâOise 2. Mais câest principalement dans le val de Loire, de BourrĂ© (Loir-et-Cher) Ă Gennes (Maine-et-Loire), que le champignon connaĂźtra sa plus forte expansion.
Dans le Saumurois, les conditions sont particuliĂšrement favorables entre Montsoreau et ChĂȘnehutte 3, grĂące Ă la prĂ©sence dâun vaste rĂ©seau de galeries souterraines faciles dâaccĂšs (depuis le coteau ou sur le plateau). Le coteau saumurois prĂ©sente en effet une homogĂ©nĂ©itĂ© dans son aspect, avec la prĂ©sence visuelle trĂšs forte dâun coteau calcaire dâune Ă©lĂ©vation moyenne de 25 mĂštres et dont le tracĂ© rectiligne sâĂ©tire sur prĂšs de 40 kilomĂštres entre la confluence VienneLoire et Saint-RĂ©my-la-Varenne. De plus, la proximitĂ© de lâĂcole de cavalerie de Saumur et la prĂ©sence dans le secteur dâanimaux de bĂąt assurent, avec le fumier produit par ces animaux, lâapprovisionnement en une matiĂšre premiĂšre idĂ©ale pour la prĂ©paration du compost.
â EmblĂšme du site touristique souterrain « la ChampignonniĂšre du Saut aux Loups », ce grand champignon surplombe la Loire Ă Montsoreau.
© Photo Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles, 2024.
1. Jules RĂ©my, Champignons et truffes, Paris, Librairie agricole de la Maison rustique, 1861.
2. Notamment dans les anciennes carriĂšres de Saint-Maximin.
3. Les couches géologiques qui forment ce coteau sont constituées de larges bancs de tuffeau du Turonien, réputé pour ses qualités architecturales.
Frédérique Letourneux
Des hommes et des caves
Si les caves ne sont pas toujours enterrées, elles sont toujours des lieux un peu secrets, avec leurs rituels, leurs habitudes et leurs habitués. Petite plongée dans des mondes-en-soi.
Quand nous avons commencĂ© Ă organiser notre pĂ©riple avec mon complice, le photographe Bernard Renoux, nous avons pris attache avec des amis qui pourraient nous introduire, car la premiĂšre leçon, immuable, câest que nâentre pas dans une cave qui veut. Il faut y ĂȘtre invitĂ©, montrer patte blanche. Quand jâai parlĂ© de notre projet Ă LoĂŻc Daubas, cogĂ©rant de lâatelier dâarchitecture Belenfant Daubas, basĂ© Ă Nozay depuis des annĂ©es et spĂ©cialiste des architectures en terre et matĂ©riaux sains, il a fouillĂ© dans son carnet dâadresses. Les caves agricoles ne manquent pas dans le nord du dĂ©partement de la Loire-Atlantique, et les plus anciennes sont un symbole du patrimoine architectural local. Dâailleurs, certaines sont rĂ©putĂ©es et reviennent dans les conversations. Câest notamment le cas de la cave de GĂ©rard Braud, situĂ©e du cĂŽtĂ© de Treffieux.
La cave de travail
InstallĂ©e dans un ancien logis dont, nous assure GĂ©rard, on trouve trace dans le cadastre napolĂ©onien, la cave est une petite piĂšce sombre ouverte sur la route par une Ă©paisse porte en chĂȘne. Au plafond, les lourdes poutres sont couvertes dâun mĂ©lange de terre et de paille, et le sol est en terre battue : « Si les bancs pouvaient parler, ils en diraient, des choses⊠DĂ©jĂ quand jâĂ©tais gamin, je traĂźnais là », sâamuse GĂ©rard dont lâarriĂšre-grand-pĂšre maternel a achetĂ© la ferme en 1920. Lui sâest installĂ© en 1982 avec son pĂšre en GAEC sur de la production de vaches laitiĂšres, puis en association avec sa femme et Ă partir de 2007
avec son fils GaĂ«l. Mais si les gĂ©nĂ©rations Braud se suivent, le paysage, lui, se transforme : « Au dĂ©but des annĂ©es 1980, il y avait quelque cinquante exploitations agricoles Ă Treffieux ; aujourdâhui il nây en a quâune douzaine, dont la plupart en GAEC, et dans le hameau de La Mulnais nous sommes les derniers », explique GĂ©rard qui a pris officiellement sa retraite il y a quelques mois mais continue de donner un coup de main sur lâexploitation Ă son fils.
Ă 62 ans, il Ă©voque avec une certaine nostalgie ces temps pas si lointains oĂč les travaux agricoles reposaient sur une solidaritĂ© de voisinage : « Avant, on faisait tous le mĂȘme mĂ©tier, on formait une communauté⊠Le passage par la cave, câĂ©tait naturel et quotidien... On parlait de la chasse, du travail, du temps⊠La seule chose dont on ne parlait pas câĂ©tait de nos problĂšmes de sous... » CâĂ©tait alors surtout le cidre qui Ă©tait la boisson de soif, celui du pĂšre de GĂ©rard Ă©tant rĂ©putĂ© des kilomĂštres Ă la ronde. Dans le monde rural, la tradition voulait que le propriĂ©taire se serve en premier dans un verre ballon puis passe le verre unique Ă lâensemble des personnes prĂ©sentes qui composaient une assemblĂ©e masculine, se tenant debout. Ces moments de pause permettaient de reposer les corps, lâĂ©tĂ© comme lâhiver, dans une piĂšce Ă tempĂ©rature constante.
Aujourdâhui, les gros tonneaux de chĂȘne achetĂ©s dans le Bordelais pour conserver le cidre sont toujours disposĂ©s dans un coin, mais GĂ©rard a rĂ©duit la production Ă une centaine de litres par an, dont une dizaine quâil transforme en eau-de-vie : « La gnĂŽle, jâen fais quand jâai un excĂ©dent de cidre. Il y a un
Marie Ferey et Julien Hardy
Sous les pavĂ©s, lâĂ©gout
Bien quâil soit aisĂ© dâoublier lâexistence dâun rĂ©seau souterrain constituĂ© de galeries, tuyaux et canaux, les Ă©gouts gĂ©nĂšrent un imaginaire collectif parfois pĂ©tri dâanecdotes fantasques. La fameuse histoire du crocodile retrouvĂ© dans les Ă©gouts de Paris en 1984 en est une des plus croustillantes ! MĂȘme si Le Mans nâa pas son animal insolite, plonger dans les entrailles de la ville rĂ©vĂšle bien des facettes de son histoire moderne.
« LâĂ©gout, câest la conscience de la ville. »
Victor Hugo, Les Misérables
La question de la gestion des eaux grises 1 et de ruissellement apparaĂźt avec lâurbanisation du Mans, au ier siĂšcle, sur un site au relief marquĂ©. Les solutions adoptĂ©es sont parfois souterraines (canal de vidange du ier siĂšcle sous les thermes Claude Chappe) mais le plus souvent Ă lâair libre (bouches dâĂ©gout au travers de lâenceinte du ive siĂšcle). En effet, les affluents de la Sarthe, qui irriguent le territoire urbanisĂ©, constituent lâarmature du rĂ©seau dâassainissement de la ville ancienne : le ruisseau dâIsaac, dit du Merdereau, au cĆur de la ville sur la rive gauche de la Sarthe, le ruisseau du Grenouillet sur la rive droite autour du faubourg du PrĂ©, ou plus tard celui de PrĂ©au dans la « plaine du Mans » menant aux rives de lâHuisne, sont utilisĂ©s comme collecteurs Ă ciel ouvert. Les riverains y connectent progressivement un chevelu de canaux secondaires serpentant entre les propriĂ©tĂ©s. Ainsi, en 1397, Jehan Lemaçon, architecte de la cathĂ©drale, sâaccorde avec son voisin au sujet de la construction dâun Ă©gout recueillant les eaux pluviales entre leurs maisons de la rue DorĂ©e 2
Ces eaux plus ou moins stagnantes, utiles aux activitĂ©s proto-industrielles, ne sont couvertes quâau coup par coup de voĂ»tes en maçonnerie de moellons ou de grandes dalles de grĂšs.
La Ville prend en charge certains travaux. En 1693, elle envisage de couvrir la section du Merdereau longeant lâĂperon par une voĂ»te percĂ©e de soupiraux, suffisamment solide pour soutenir le lotissement envisagĂ© le long de lâenceinte. Mais lâessentiel des couvrements est rĂ©alisĂ© Ă lâinitiative des riverains dĂ©sireux de sâagrandir au-dessus de la canalisation. Pourtant, Ă lâaube du xviiie siĂšcle, ces dalots sont encore largement Ă dĂ©couvert. Au cours du siĂšcle suivant, Ă lâinstar des grandes villes europĂ©ennes, Le Mans commence Ă se doter dâun Ă©quipement dâĂ©gouts moderne, induit par lâĂ©volution du territoire et nourri par les innovations industrielles.
Construire la ville nouvelle par le sous-sol
La mutation que connaĂźt la pĂ©riphĂ©rie mancelle dĂšs le dĂ©but du xixe siĂšcle impose une rĂ©flexion globale sur la gestion de ce nouvel espace urbanisĂ©. En effet, les terres jusquâalors dĂ©tenues
â DĂ©bouchĂ© du ruisseau dâIsaac dans la Sarthe sous le quai Louis Blanc. © RĂ©gion Pays de la Loire, Inventaire gĂ©nĂ©ral - Thierry Seldubuisson.
1. Eaux faiblement polluées issues des activités ménagÚres.
2. Robert Triger, « Note sur Jehan Lemaçon, maĂźtre des Ćuvres de la cathĂ©drale du Mans en 1397 », Revue historique et archĂ©ologique du Maine, vol. X, 1881, p. 372.
Guy-Pierre Chomette
Dans lâantre des bunkers de Pignerolle
Ă Saint-BarthĂ©lemy-dâAnjou, le parc de Pignerolle est un lieu de promenade trĂšs prisĂ© des Angevins. En remontant la grande allĂ©e qui mĂšne au chĂąteau, rien ne laisse deviner que le visiteur pĂ©nĂštre sur les lieux dâun maillon essentiel de la dĂ©fense allemande pendant la Seconde Guerre mondiale et dâun abri antiatomique directement issu de la guerre froide.
SurnommĂ© le Petit Trianon angevin pour son style nĂ©oclassique et ses proportions similaires, le chĂąteau de Pignerolle, Ă©rigĂ© en 1776, se dresse au milieu dâun jardin Ă la française lui-mĂȘme bordĂ© par un parc Ă lâanglaise striĂ© dâallĂ©es cavaliĂšres. Câest lĂ , dans lâombre de la forĂȘt, que se tapissent pas moins de dix Ă©normes bunkers dĂ©sormais indissociables de lâhistoire de Pignerolle, profondĂ©ment marquĂ©e par la Seconde Guerre mondiale. Leur Ă©norme carapace de bĂ©ton dissimule aux yeux des promeneurs tout un monde souterrain destinĂ© Ă protĂ©ger leurs occupants des bombardements alliĂ©s et mĂȘme, quelques annĂ©es plus tard, dâune Ă©ventuelle apocalypse nuclĂ©aire. Mais comment en est-on arrivĂ© lĂ ?
Le chĂąteau de Pignerolle est entrĂ© dans lâhistoire de la Seconde Guerre mondiale dĂšs le dĂ©but du conflit. Face Ă lâinvasion de la Pologne par lâAllemagne nazie et la Russie soviĂ©tique, en septembre 1939, le gouvernement polonais sâexile et trouve refuge Ă Angers, et notamment Ă Pignerolle, oĂč il restera jusquâau dĂ©ferlement des troupes allemandes sur le sol français en mai et juin 1940.
En 1941 dĂ©bute la construction de milliers de bunkers sur les cĂŽtes françaises pour parer Ă un Ă©ventuel dĂ©barquement alliĂ©. Parmi ces forteresses, la base des sous-marins de Lorient, oĂč se ravitaillent les U-boote allemands, est la cible de bombardements incessants. Ă Saint-Nazaire, câest le port lui-mĂȘme qui est gravement endommagĂ© le 28 mars 1942, lors de lâopĂ©ration Chariot. Câen est trop pour les Allemands, qui dĂ©cident dâĂ©vacuer vers lâarriĂšre une partie de lâĂ©tat-major de la Kriegsmarine, dâabord Ă Paris puis sur le site du chĂąteau de Pignerolle, Ă cent cinquante kilomĂštres des cĂŽtes. Sans plus attendre, un immense chantier de construction se met en place.
Pendant quelques mois, six cents ouvriers fourmillent dans le parc et bĂątissent un vaste complexe de bunkers semi-enterrĂ©s, capables de rĂ©sister aux attaques les plus nourries. Il sâagit de protĂ©ger non seulement les officiers de lâĂ©tat-major de lâarme sous-marine â dont lâamiral Dönitz lui-mĂȘme, le commandant en chef des sous-marins de la Kriegsmarine, lors de ses visites Ă Pignerolle â mais Ă©galement la petite armĂ©e des « souris grises », ces jeunes femmes en service dans les forces armĂ©es allemandes et surnommĂ©es ainsi pour la couleur de leur uniforme, chargĂ©es de la rĂ©ception, de la retranscription et de lâĂ©mission des messages radio. En effet, câest Ă Pignerolle que sont reçus les ordres de Berlin, dĂ©codĂ©s Ă lâaide des fameuses machines de chiffrement Enigma, puis renvoyĂ©s, de nouveau cryptĂ©s, vers la cĂŽte et les bĂątiments de la marine de guerre en mission dans lâAtlantique. Au plus fort de son activitĂ©, ce centre de transmission radio rĂ©ceptionnera et retransmettra plus de mille messages par jour. Dans le secret des bunkers, dâimmenses cartes sont en permanence mises Ă jour pour y situer
les positions allemandes et leurs cibles : les convois de ravitaillement alliĂ©s en provenance des Ătats-Unis. Sur le toit du bunker amiral, le plus imposant de tous, une forĂȘt dâantennes â aujourdâhui disparues âse dresse pour capter et relayer les messages en provenance dâAllemagne.
Un tunnel de cent trente mĂštres de long
PassionnĂ© depuis lâenfance par la Seconde Guerre mondiale, Christophe Marquet, originaire de Toulouse, sâest intĂ©ressĂ© aux bunkers de Pignerolle dĂšs son arrivĂ©e Ă Angers il y a quelques annĂ©es. En 2010, il a crĂ©Ă© avec quelques amis lâAssociation du MĂ©morial des bunkers de Pignerolle, dont le but est de mettre en avant la valeur patrimoniale du site, le faire connaĂźtre et convaincre de la nĂ©cessitĂ© dây ouvrir un musĂ©e retraçant toute son histoire. Intarissable, il peut parler longuement devant la colossale masse grise du bunker amiral, notamment pour rappeler que les Allemands avaient Ă©galement fait de Pignerolle un vaste lieu de repos pour les Ă©quipages de la Kriegsmarine en permission. Mille soldats pouvaient y sĂ©journer dans des baraquements construits pour lâoccasion, aujourdâhui disparus. Toutes sortes de loisirs leur Ă©taient proposĂ©s. Une grande piscine, encore visible, avait mĂȘme Ă©tĂ© construite Ă cent mĂštres du chĂąteau⊠Mais revenons au bunker amiral, dans lequel on entre par lâarriĂšre de lâorangerie du chĂąteau. Christophe Marquet descend par un escalier de facture rĂ©cente et parvient dans un boyau de construction allemande, reconnaissable au veinage du bois de coffrage utilisĂ© par les bĂątisseurs pour couler le bĂ©ton et mouler ainsi des murs et des plafonds dâune Ă©paisseur considĂ©rable. « Selon les endroits, vous avez lĂ entre 2 et 3,6 mĂštres de bĂ©ton armĂ©, de quoi rĂ©sister Ă des bombes dâune tonne, prĂ©cise Christophe Marquet. Lâemprise du bunker amiral fait 1 500 mĂštres carrĂ©s. Il reste 800 mĂštres carrĂ©s dâespaces utilisables si lâon enlĂšve lâĂ©paisseur des murs ! » Avec leur petite ouverture centrale, de nombreuses portes mĂ©talliques de lâĂ©poque allemande, trĂšs massives, sont visibles. On pense aux meurtriĂšres des chĂąteaux forts. « Les systĂšmes de dĂ©fense des bunkers sont largement inspirĂ©s de ceux du Moyen Ăge », prĂ©cise notre guide. Certains passages dâune piĂšce Ă lâautre sont volontairement trĂšs bas, pour obliger les attaquants Ă Ă©voluer avec difficultĂ© sous le feu des dĂ©fenseurs.
Nous sommes Ă environ cent trente mĂštres du chĂąteau, oĂč lâĂ©tat-major de la Kriegsmarine sâĂ©tait installĂ© dĂšs son arrivĂ©e Ă Saint-BarthĂ©lemy-dâAnjou. Un tunnel relie lâĂ©difice au bunker amiral, oĂč les officiers pouvaient se rĂ©fugier en quelques minutes en cas dâattaque. Ă travers une grille qui en condamne lâaccĂšs, on peut apercevoir les portraits de Karl Dönitz
Yamina Benahmed Daho / Illustrations Juliette BarbanĂšgre
Le réfugié
AprĂšs avoir quittĂ© son pays en guerre, aprĂšs un long et dangereux pĂ©riple, Mire sâest installĂ© Ă Fontenay-le-Comte, en VendĂ©e. Il y a trouvĂ© du soutien, un travail et un refuge. Un lieu secret, souterrain, Ă la fois promesse dâun repos enfin protĂ©gĂ© et Ă©cho dâune lĂ©gende du xiiie siĂšcle.
Mire se rĂ©veille toujours un peu avant la sonnerie du tĂ©lĂ©phone, programmĂ©e Ă 3 h 20. Un air de guitare folk quâil laisse jouer, rĂ©sonner quelques secondes dans sa chambre vide. Puis il coupe la musique, se relĂšve et sâassied au bord du lit. Il sâĂ©tire pour soulager crampes et courbatures, parce que le matelas sur lequel il a passĂ© la nuit est trop fin, parce que le mĂ©tier de boulanger quâil apprend est difficile. Il allume deux lampes de poche posĂ©es sur le rebord dâune niche. Les faisceaux projettent dâĂ©tranges formes sur la pierre creusĂ©e en plein schiste, percĂ©e de trous dâaĂ©ration. Mire voit apparaĂźtre un monstrueux animal, une maison disloquĂ©e, un visage mutilĂ©, au milieu dâarbres abattus. Il ignore comment ces images naissent. Produit de son imagination ou rĂ©miniscence de lâenfance ? Il se lĂšve. Avec prĂ©caution, il traverse la chambre circulaire. Le sol est un mĂ©lange de sable et de terre, oĂč se dĂ©couvre parfois un morceau de cĂ©ramique. Mire sâassied sur la banquette en pierre, oĂč la veille il a dĂ©posĂ© un thermos de cafĂ© et des affaires de toilette. Il boit au goulot en fixant le plafond lĂ©gĂšrement voĂ»tĂ©. Il dĂ©plie une bassine en plastique, y verse une petite bouteille dâeau de source, toujours fraĂźche dans cet abri humide, oĂč la tempĂ©rature se fixe de nuit comme de jour et en toute saison Ă 14 degrĂ©s. Il Ă©clabousse son visage comme sâil se tenait au bord dâune riviĂšre. Il essuie dĂ©licatement sa peau lisse, ferme, douce. Il boit encore un peu de cafĂ©, sâhabille, se brosse les dents au-dessus de la petite bassine. Avant de partir, il dĂ©verse lâeau dans un coin, que le sol absorbe comme une plante assoiffĂ©e. Devant chez lui, il Ă©poussette ses vĂȘtements dâun revers de main, tape dĂ©licatement du pied sur les herbes et les fleurs qui sâĂ©talent Ă lâentrĂ©e, comme pour les rĂ©enraciner. Il est presque 4 heures quand il arrive Ă LâAtelier, une boulangerie de la rue des Jacobins. Il y travaille depuis un an. Sa constance et sa joie ont permis au patron, Laurent Pouponneau, de ne pas fermer sa boutique familiale. Une entreprise modeste, qui garantit un salaire convenable et nourrit les habitants des alentours â ceux de la Pommeraie, de lâOuillette, du quartier de la Gare et de la rue des Loges. Mais Ă©galement ceux qui vivent plus loin, vers le Parc Baron ou les Moulins Liots, et font le chemin pour la brioche exceptionnelle des Pouponneau. Laurent tient la recette de son pĂšre, ce dernier directement de son grand-pĂšre. Un trou dans la transmission quand le pĂšre de son pĂšre a Ă©tĂ© emportĂ©, oui, emportĂ©, car cette leucĂ©mie ressemblait bien Ă une vague dĂ©mesurĂ©e dans une tempĂȘte imprĂ©visible. Laurent avait douze ans et apprenait, en mĂȘme temps que la recette, que sa vie serait dĂ©sormais marquĂ©e par la douleur permanente et invisible du manque.
Lorsque Mire est arrivĂ© Ă LâAtelier, Laurent lui a immĂ©diatement appris Ă faire la brioche familiale â sait-on jamais, une tempĂȘte est si vite arrivĂ©e. Le patron a montrĂ© les gestes ; lâapprenti les a rĂ©pĂ©tĂ©s, encore et encore. Pour que Mire reproduise la recette parfaitement Ă lâidentique, Laurent le trompait parfois. Il modifiait subtilement la composition ou le grammage, attendait que Mire relĂšve lâerreur lors du façonnage ou au moment de lâenfourner, ou aprĂšs la cuisson, quâimporte. Mais il fallait quâil sâen aperçoive avant la mise en vente. Et lâapprenti trouvait lâerreur, simplement Ă lâodeur ou au goĂ»t de la pĂąte, ou au toucher quand il la modelait, ou en observant lâaspect de la brioche sortie du four.