Mondes souterrains
Dossier
Mondes souterrains »
05
Éditorial
Anthony Poiraudeau, écrivain
06
Descendre aux Enfers au xixe siècle
Thomas Conrad, maître de conférences
16
D’anciennes cités sous les eaux
Anthony Poiraudeau
24
À la baguette et au pendule…
Bernard Renoux, photographe-auteur
30
De l’ombre à la lumière : les révélations récentes de l’archéologie aérienne dans les Pays de la Loire
Gilles Leroux, ingénieur de recherches à l’Inrap et Philippe Guigon, contrôleur aérien
36
Les paysages d’Anjou : explorer 407 millions d’années d’histoire végétale
Entretien de Guillaume Mézières, documentariste, avec Christine Strullu-Derrien, paléobotaniste
42
Champignonnières et champignons du Saumurois
Clarisse Lorieux, historienne
48
Des hommes et des caves
Frédérique Letourneux, journaliste
54
Sous les pavés, l’égout
Marie Ferey, historienne de l’art, et Julien Hardy, historien
62
Dans l’antre des bunkers de Pignerolle
Guy-Pierre Chomette, rédacteur
68
Le réfugié
Yamina Benahmed Daho, écrivaine
Échos / Mondes souterrains
74
Lucie Charrier, Alain Girard-Daudon, Thierry Pelloquet
Carte blanche
75
Artiste invitée
Julie Hascoët
80
La Terre est un boyau sommaire
Axel Sourisseau, écrivain
Chroniques
81
Michel Brossard, Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Cécile Lataste, Thierry Pelloquet, Éva Prouteau, Pascaline Vallée
Dossier Mondes souterrains
Éditorial
Mondes souterrains et engloutis
On représenterait aisément le monde comme une totalité dont la base serait le sol, sur lequel viendraient s’appuyer et se mouvoir tous les corps solides ou dotés de quelque pesanteur, et au-dessus duquel se déploient l’air et le ciel, milieu respirable et propre à laisser passer la lumière. Or, cet ensemble ne correspond pas au monde entier mais seulement à sa (certes très vaste) partie visible, directement appréhendable et organisable par le sens de la vue. Mais il en manque tout un continent, ou même une dimension : celui et celle de tout ce qui vit ou gît sous la surface. Sous le sol il y a tout un monde caché, mal connu, étranger mais indiscutablement aussi réel que la terre sous nos pieds, aussi résistant à notre clairvoyance que la nuit. L’humain, toutefois, ne s’est pas abstenu de s’y aventurer en mainte occasion, par l’imagination ou grâce aux outils scientifiques, en y creusant ou en y explorant des galeries. Ce numéro invite à découvrir différentes trouées sur le monde tapi sous le sol de la région des Pays de la Loire en convoquant plusieurs approches. Il sera par exemple question de lire le sous-sol depuis la surface, un exercice qui voit se côtoyer des méthodes très différentes, puisqu’il réunit des spécialistes de l’archéologie aérienne, tels Gilles Leroux et Philippe Guigon, et les sourciers et radiesthésistes qu’a rencontrés Bernard Renoux. Il s’agira également de déduire une chronologie du passé à partir des traces de végétaux que conserve le sol, comme l’explique la paléobotaniste Christine Strullu-Derrien dans l’entretien qu’elle a accordé à Guillaume Mézières – l’occasion d’apprendre que c’est à Montjean-sur-Loire qu’a été retrouvé le bois le plus ancien connu à ce jour.
Le monde dissimulé sous la surface de la terre ou des eaux est aussi propice à l’émergence de légendes évoquant des temps disparus et plus ou moins fabuleux, portées par une imagination d’autant plus riche que leur objet demeure invisible. De l’une d’elles, Yamina Benahmed Daho a tiré une fiction documentaire aux enjeux tout à fait contemporains. Dans le même registre, on s’attardera sur l’exemple de la cité d’Herbauges, engloutie selon une légende chrétienne au fond du lac de Grand-Lieu.
Le sous-sol a également été aménagé grâce au percement de nombreuses galeries et canalisations : comme le montre Clarisse Lorieux, ce fut notamment le cas dans le Saumurois, où des galeries creusées dans le tuffeau ont fait prospérer la production de champignons. Autre exemple, d’une tout autre nature, également en Anjou : celui des bunkers de Pignerolle, construits par l’armée allemande sous l’Occupation pour se protéger des bombardements alliés, dont Guy-Pierre Chomette nous relate l’histoire. C’est bien souvent la production industrielle, avec son intensification des flux de tous types, qui exige que le sous-sol accueille des infrastructures toujours plus grandes, indispensables à la vie urbaine qui change d’échelle à partir du xix e siècle : le réseau d’égouts du Mans, présenté par Marie Ferey et Julien Hardy, en est un exemple éclairant. Une tout autre représentation globale du monde est mise en branle par la société industrielle qui exploite le sous-sol. C’est ce renversement que montre Thomas Conrad à travers des exemples littéraires appartenant au xixe siècle : le monde qui s’est longtemps cru régi par le ciel des idées et des dieux s’est retrouvé organisé par la matière qu’il extrait de son sol. Au bout du compte c’est bien à un monde autre, quelle que soit sa taille, que donnent accès les souterrains, comme l’illustre la sociabilité masculine de la cave, présentée par Frédérique Letourneux et Bernard Renoux, bien distincte des liens sociaux qui s’établissent dans les autres parties de la maison.
Thomas Conrad
Descendre aux Enfers au xixe siècle
Nos représentations des espaces souterrains se mettent en place au xixe siècle.
Des écrivains comme Hoffmann, Verne, Hugo et Zola se font alors l’écho des idées scientifiques et des imaginaires sociaux, sans pour autant oublier les anciens mythes.
– Ô rêves de granit ! grottes visionnaires ! Cryptes ! palais ! tombeaux, pleins de vagues tonnerres ! […] Cavernes où l’esprit n’ose aller trop avant !
Devant vos profondeurs j’ai pâli bien souvent.
Victor Hugo, « Puits de l’Inde », Les Rayons et les Ombres
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
Charles Baudelaire, « Le Voyage », Les Fleurs du mal
Si l’on visite les catacombes parisiennes – ou, de manière moins légale, comme le font les « cataphiles », le réseau souterrain des anciennes carrières de Paris –, on peut y ressentir l’éventail des sentiments qu’évoque pour notre sensibilité moderne le monde souterrain : l’expérience oppressante d’un espace obscur et labyrinthique ; le sentiment de profanation (ou d’ennui) suscité par le tourisme dans un ossuaire qui devrait être un lieu sacré ; le frisson (sans doute plus prononcé chez les propriétaires immobiliers) à l’idée que la ville est édifiée sur un sol miné ; l’impression que la ville du dessus cache une ville du dessous dont seuls quelques initiés connaissent les détours… Toutes ces impressions condensent un imaginaire des mondes souterrains tel qu’il s’est cristallisé au début du xixe siècle 1, au confluent d’évolutions culturelles, religieuses, littéraires et politiques.
Tout cela s’enracine d’abord dans des mythes anciens. Au premier rang de ceux-ci, bien sûr, l’idée, commune à plusieurs religions, que le séjour des morts est un domaine souterrain, en bas (infernus). La descente aux Enfers, ou catabase, confère à certaines figures divines ou héroïques un statut éminent : en Égypte, Râ traverse les cavernes de la nuit avant de renaître au matin ; Héraclès, Orphée, Énée, descendent aux Enfers. Dante, nouvel Orphée d’un nouvel Enfer, descend guidé par Virgile jusqu’au grand corps de Satan enfoncé dans le lac gelé du centre de la Terre, avant de pouvoir remonter de l’autre côté, par la montagne du Purgatoire, jusqu’au Paradis.
Le domaine chthonien n’est pas seulement lié à la mort : Pluton règne aussi sur les richesses souterraines, les mines d’or et d’argent. On sait bien d’ailleurs que les plus inquiétantes cavernes recèlent des trésors, comme dans les contes d’Ali Baba et d’Aladdin. Les dieux des morts sont
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Galeries des égouts de Paris, photographie de Félix Nadar, 1860. © Photo Ministère de la Culture - Médiathèque du patrimoine et de la photographie. Dist. GrandPalaisRmn / Félix Nadar.
1. Philippe Muray, Le xixe siècle à travers les âges, Paris, Gallimard, 1984.
Anthony Poiraudeau
D’anciennes cités sous les eaux
La légende de la cité d’Herbauges, engloutie dans le lac de Grand-Lieu, rappelle de nombreuses histoires de villes disparues à la suite d’un châtiment divin, comme celle de la cité d’Ys. Elle est porteuse d’un imaginaire puissant.
Au milieu du vie siècle, l’archidiacre Martin, que l’on devait nommer plus tard saint Martin de Vertou, avait été chargé par Félix, évêque de Nantes, d’aller évangéliser quelques-unes des peuplades qui vivaient dans les environs. Se dirigeant vers le sud, Martin était entré en pays d’Herbauges, une contrée sauvage déjà à la lisière de l’Aquitaine. Il gagna bientôt la cité du même nom, que quelques auteurs médiévaux disent grande, prospère et de mauvaise réputation : on y adore notoirement les idoles païennes et on s’y adonne avec volupté à des péchés tenus pour si blâmables que la pudeur offusquée de l’hagiographie se refuse à les détailler 1 Martin, tout à son ardeur apostolique, prêche avec obstination la bonne parole aux mécréants d’Herbauges, mais ceux-ci sont hostiles à ses prédications et y répondent par le sarcasme et les coups. Son échec est ici quasiment complet : seul un couple d’Herbadiliens est gagné par la foi chrétienne et offre l’hospitalité au prêcheur, qui les baptise. Martin, désespéré, entend bientôt la parole divine lui annoncer qu’en châtiment de leur impiété et de leurs vices, Herbauges et ses habitants seront bientôt anéantis. Il doit aussitôt quitter les lieux avec ses hôtes pour qu’ils échappent tous trois à la punition céleste, en veillant à ne surtout pas se retourner pour adresser un dernier regard à la cité maudite. À peine se sont-ils enfuis de la ville que celle-ci se trouve assaillie par les eaux : un déluge s’abat sur elle et le sol est percé de toutes parts par des torrents. Le lendemain, l’opulente cité d’Herbauges a entièrement disparu de la surface de la terre, engloutie par une vaste étendue d’eau connue depuis lors sous le nom de lac de Grand-Lieu. Un témoin de l’événement, hélas irrémédiablement muet, demeure toutefois présent de nos jours à proximité des lieux : l’imprudente femme du couple de néophytes, s’étant retournée pour voir le cataclysme, a été aussitôt transformée en une pierre dressée toujours visible à Pont-Saint-Martin 2 . Cette légende, bien connue localement, présente de nombreuses similitudes avec quelques célèbres histoires de villes englouties ou châtiées par des divinités. Elle rappelle le destin prêté par la Genèse aux villes pécheresses de Sodome et Gomorrhe, dont les habitants sont coupables d’avoir refusé l’hospitalité à des anges envoyés par Dieu (et de plus, selon des interprétations propres à l’ère chrétienne, coupables de débauches sexuelles tues par le texte original), et qui se voient détruites par le feu tombé du ciel, après toutefois que Dieu a fait prévenir Loth et son épouse, les deux seuls habitants de Sodome ayant accueilli volontiers ses envoyés, qu’ils devaient fuir les lieux pour échapper à la mort, sans se retourner – mais lors de la fuite hors de Sodome, l’épouse de Loth avait voulu jeter un dernier regard à la ville en proie aux flammes, et avait été aussitôt transformée en colonne de sel. La légende d’Herbauges rappelle aussi celle de Philémon et Baucis, dans les Métamorphoses d’Ovide (ier siècle de l’ère chrétienne), où Jupiter et Mercure, voyageant sous des traits humains, se voient refuser l’hospitalité par tous les habitants d’une contrée, sauf un couple modeste, Philémon et Baucis, qui leur réservent bon accueil. Résolus à châtier les habitants inhospitaliers mais à épargner leurs hôtes secourables, les dieux prient ceux-ci de se rendre sur une montagne voisine pour échapper à un déluge qui
Sauf mention contraire, les photographies ont été réalisées lors de la résidence autour du lac de Grand-Lieu organisée par l’association l’Esprit du lieu, 2014-2015. © Camille Hervouet et Grégory Valton.
1. Voir abbé Charles Auber, Histoire de saint Martin, abbé de Vertou et de Saint-Jouin-deMarnes et de ses fondations en Bretagne, en Vendée et dans les pays adjacents, Poitiers, chez l’auteur/Paris, Aubry/ Niort, Clouzeau, 1869 ; abbé Gustave-Octave Brunellière, Histoire de Saint-Philbert de Grandlieu, Saint-Philbert-de-GrandLieu, Association Les Amis de l’Abbatiale, 1986 [1924].
2. Plusieurs versions de l’histoire coexistent, en ce qui concerne notamment la famille de néophytes : il s’agit généralement d’un couple seul, mais parfois d’un couple avec enfant. Le plus souvent, seule la femme se retourne et est changée en pierre, mais parfois la femme et son enfant le sont tous les deux, ou bien ce sont l’homme et la femme, sans enfant, qui se retournent et sont transformés en pierre.
Bernard Renoux
À la baguette et au pendule…
Par quel mystère certaines personnes détectent-elles une source ou mille autres choses cachées grâce à une branche fourchue ? Condamnée ou encensée selon les périodes, cette aptitude à la sourcellerie alimente toujours la controverse entre science et croyance.
Les coudes collés au buste et les bras en avant, Noé marche lentement dans la prairie. Le jeune garçon est appliqué. Soudain, les deux baguettes métalliques qu’il tient fermement en mains et semblent lui peser se referment sur lui, alors il s’immobilise : la source est là, sous ses pieds, les baguettes ont parlé. Le jeune garçon suit « l’école des sourciers » et apprend le maniement des baguettes auprès de son grand-père, qui assiste à la démonstration : la transmission à son petit-fils lui procure la plus grande satisfaction.
Un caillou : un mètre
Jean-Pierre Lemée raconte « avoir débuté bêtement, alors qu’il n’y croyait pas trop ». À la fin des années 1990, salarié d’une entreprise de forage, il recherchait sans succès le passage d’une conduite d’eau. Appelé à la rescousse, un employé de la Générale des Eaux vint la localiser en longueur et profondeur… avec des baguettes. Face à son incrédulité, l’agent des Eaux lui a collé les baguettes dans les mains : « Je suis arrivé au même endroit que lui ! Et crac, j’ai démarré comme ça ! »
Dans la prairie, Noé et son grand-père enchaînent les vérifications. Jean-Pierre Lemée repère le sens de circulation de l’eau dans la veine. Ensuite, il marche en faisant un grand cercle autour du point central, et chaque oscillation des baguettes équivaut à une veine d’eau : le tour en dénombre quatorze, qui ravitaillent la source. En deçà, monsieur Lemée conseille de ne pas creuser de puits car, le mois d’août arrivé, le manque de débit pourrait faire tarir la source. Enfin, debout au-dessus de la source, une poignée de cailloux dans une main, le pendule dans l’autre, le sourcier attend que le passage du courant élance le pendule. Puis, toutes les dix secondes environ, il laisse échapper un caillou. La vitesse de rotation du pendule s’affaiblit jusqu’à l’arrêt : la profondeur de la source est alors atteinte. « Les anciens faisaient comme ça, on ne peut pas l’expliquer ! » Huit cailloux au sol : l’eau est à huit mètres. La démonstration achevée, nous quittons la prairie comme nous l’avions trouvée…
Jean-Pierre Lemée fabrique lui-même ses baguettes ; sa dernière paire est façonnée en fer à béton. De nombreux sourciers ont abandonné la rituelle baguette de coudrier (noisetier) car la force d’attraction exerce une telle torsion sur celle-ci qu’inévitablement elle vient à se briser entre les mains. En 1906, le docteur Charles Vigen 1 note dans sa monographie sur l’abbé Richard que « l’essence même de la baguette varie beaucoup selon les rabdomantes 2 qui l’emploient. Les uns se servent indifféremment de toute espèce de bois, vert ou sec ; les autres préfèrent un jeune rameau de chêne, d’orme ou de noisetier. » La variété des essences égale l’imagination des sourciers. Pierre Le Lorrain de Vallemont 3 indiquait que « le Sieur Royer
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Les divers outils du sourcier Frédérick Rialet : baguettes et pendules variés, compteur Geiger… © Photo Bernard Renoux.
1. Charles Vigen, L’abbé Richard, hydrogéologue. Étude sur sa vie et son secret pour la découverte des sources, La Rochelle, 1906, p. 44.
2. La rabdomancie est le mode de divination basé sur l’utilisation d’une baguette.
3. Pierre Le Lorrain de Vallemont, La Physique occulte, ou Traité de la baguette divinatoire [...], Paris, 1709, p. 14.
Le Puy-Notre-Dame (Maineet-Loire), canton des Preuils. Regroupement de petits enclos circulaires indiquant la présence d’une nécropole. Leurs fossés apparaissent en relief à la surface d’un champ de blé. © Photo Gilles Leroux, 24 juin 2011.
Gilles Leroux et Philippe Guigon
De l’ombre à la lumière :
les révélations récentes de l’archéologie aérienne dans les Pays de la Loire
Au gré d’épisodes climatiques singuliers, l’archéologie aérienne à basse altitude a su s’imposer, depuis des décennies, comme une technique incontournable de la détection du patrimoine enfoui ou arasé de la région des Pays de la Loire.
1. Osbert Guy Stanhope Crawford et Alexander Keiller, Wessex from the Air, Oxford, Oxford University Press, 1928.
2. Antoine Poidebard, La trace de Rome dans le désert de Syrie. Le limes de Trajan à la conquête arabe. Recherches aériennes 1923-1932, Paris, Librairie orientaliste P. Geuthner, 1934.
3. Roger Agache; La Somme pré-romaine et romaine, t. XXIV, Amiens, Société des Antiquaires de Picardie, 1978.
Le temps des pionniers
L’année 1976 a marqué véritablement un tournant pour la recherche archéologique française. En effet, c’est à la faveur de la sécheresse historique qui a touché l’ouest de l’Europe que le grand public a découvert les apports considérables de l’archéologie aérienne à la connaissance des civilisations anciennes de notre pays : le nombre et la qualité des découvertes effectuées furent tels que l’on a parlé alors de « vision fantastique du passé ».
Pourtant, cette méthode de détection du patrimoine était déjà éprouvée depuis plusieurs décennies. En effet, à la sortie du premier conflit mondial, la jeune aéronautique avait su bénéficier d’avancées techniques importantes, notamment celle de la mise au point de l’observation photographique des fronts. Le premier usage de l’avion répertorié comme tel revient à une expérience britannique sous l’égide de O.G.S. Crawford, qui survole le sud de l’Angleterre dès le début des années 1920. Privilégiant les prises de vue de monuments ou sites archéologiques déjà répertoriés, il établit les possibilités de découverte de sites jusqu’alors inconnus à la surface de champs cultivés tout à fait semblables aux nôtres 1 Une décennie plus tard, mais dans des conditions géographiques totalement différentes, les escadrilles des forces françaises du Levant (Syrie actuelle), où évoluait le père jésuite Antoine Poidebard, mettent en évidence, en privilégiant les prises de vue en lumière rasante, le maillage des fortifications et des routes constituant la frontière de l’Empire romain aux portes de l’Orient 2. Si la recherche archéologique britannique emboîte très vite le pas à son précurseur, le territoire français devra attendre le début des années 1960 et les travaux de Roger Agache pour bénéficier à son tour de cette technique efficace et spectaculaire. Ce dernier sillonne alors le ciel de Picardie, engrangeant par centaines les plans de villae galloromaines dont les fondations des murs ou des clôtures, jusqu’alors restés enfouies, sont brusquement remises en lumière par des labours profonds. Son mérite tient également au fait que, durant toute sa carrière, il a présenté ses découvertes dans de nombreuses publications didactiques à destination de ses pairs et du grand public, entraînant de multiples vocations chez de nouveaux chercheurs 3. Ceci explique en grande partie que plusieurs départements ligériens aient pu bénéficier, dès 1976, des campagnes photographiques de Claude Lambert et Jean Rioufreyt pour la Mayenne et la Sarthe, ou d’Alain Braguier et Gilbert Boisbouvier pour le Maine-et-Loire.
Méthodes
Lorsque nous avons pris le relais de ces investigations, à partir de la fin des années 1980, en bénéficiant du
soutien renouvelé du ministère de la Culture, les survols ont été systématisés à l’ensemble de la région des Pays de la Loire, qui grâce à cela s’est révélée l’une des plus riches en la matière à l’échelle nationale. Cependant, obtenir de bons résultats dans l’ouest de la France pendant plusieurs décennies n’aurait pas été possible sans la combinaison de plusieurs facteurs favorables.
Le premier correspond à la présence de sous-sols schisteux, granitiques ou calcaires, généralement porteurs de sols limoneux peu épais et donc sensibles aux épisodes climatiques extraordinaires.
Le deuxième tient à la nature des paysages actuels, certes patiemment façonnés par des générations d’agriculteurs depuis le Néolithique mais surtout brutalement ouverts lors des travaux de remembrement des années 1960 et 1970 : ainsi débarrassés de la chape bocagère, ils ont été plus exposés aux épisodes de sécheresse, proposant de larges champs de vision au regard scrutateur du prospecteur.
Le troisième facteur tient à un équipage rompu à un exercice consistant à parcourir longuement des espaces aux paysages variés et à virevolter à l’aplomb des cibles patrimoniales…
Lors des années propices à la détection archéologique, la période privilégiée des survols intervient dès le milieu du printemps et se prolonge jusqu’à la fin de l’été. Les surfaces des champs cultivés en blé, maïs ou herbage, asséchées prématurément, se transforment alors en autant de puissants révélateurs – au sens photographique du terme – des terrassements antiques creusés dans le sous-sol. Le principe en est fort simple. Ces anciens fossés désignant les habitats et leurs multiples manifestations, arasés et comblés depuis longtemps, constituent des réserves artificielles d’humidité, dont les plantes profitent lors des périodes de stress hydrique, laissant des tracés caractéristiques plus verts à la surface des champs cultivés en cours de mûrissement. Lorsqu’il s’agit des fondations de murs construits en pierre, le phénomène de révélation est inversé et se manifeste alors sous la forme de tracés plus clairs. Cependant, ces moments propices restent particulièrement éphémères : dès que le mûrissement des cultures est engagé, plus rien ne peut le freiner. C’est pourquoi l’optimisation des résultats passe par l’enchaînement de vols prolongés, jour après jour. Les campagnes de 1989, 1991, 1996, 2010 et 2011, ou plus récemment celle de 2022, ont été de ce point de vue les plus fructueuses. Le nombre des découvertes ainsi obtenues se compte désormais par milliers : certains territoires communaux, notamment dans le Craonnais, voient leur surface impactée par ce patrimoine à près de 80 %. A contrario, mais ceci est plus anecdotique, certains épisodes pluvieux provoquant des crues importantes dans les fonds de vallée peuvent également être mis à profit pour
Entretien de Guillaume Mézières avec Christine Strullu-Derrien
Les paysages d’Anjou :
explorer 407 millions d’années d’histoire végétale
Par l’étude des végétaux fossiles, la paléobotanique nous raconte l’Anjou qui fut marais, mangrove ou steppe froide, qui a suivi la dérive des continents, ses cataclysmes volcaniques et ses crises climatiques.
L’histoire commence ici il y a 407 millions d’années, avec la trace d’une plante terrestre découverte en 2008 par Christine Strullu-Derrien dans la carrière de Châteaupanne, à Montjean-sur-Loire. Elle se poursuit sur cinq sites de fouilles qui permettent d’explorer dans le temps et l’espace les vies passées du Maine-et-Loire.
G. M. : Lors des fouilles menées dans la carrière de Châteaupanne, vous avez trouvé une plante qui a poussé ici il y a 407 millions d’années. À quoi ressemblait-elle ?
Chr. S.-D. : Sa taille n’est pas connue avec certitude mais pourrait avoir été d’environ 50 à 60 centimètres ; c’est une plante montrant des tiges ramifiées, qui n’a pas de feuilles puisque celles-ci n’avaient pas encore fait leur apparition dans une végétation qui avait commencé son implantation à la surface terrestre depuis une centaine de millions d’années. Elle se reproduisait par spores, comme les mousses et les fougères d’aujourd’hui : les graines puis les fleurs apparaîtront plus tard, il y a seulement 140 millions d’années. Cette plante, qui porte aujourd’hui le nom d’Armoricaphyton chateaupannense, est le témoin d’une innovation d’importance dans l’histoire végétale : l’acquisition du bois. Armoricaphyton chateaupannense est la plus ancienne plante ligneuse connue au monde. Le plus vieux bois du monde a donc été trouvé ici, en Anjou, dans la carrière de Châteaupanne.
Avez-vous trouvé d’autres plantes de cette période qui pourraient faire imaginer la végétation d’il y a 400 millions d’années ?
D’autres plantes ont été trouvées, notamment dans la carrière Sainte-Anne à Chalonnes-sur-Loire ; elles sont légèrement plus jeunes qu’Armoricaphyton et appartiennent à différents groupes (Zosterophyllopsides, Lycopsides et Psilophyton). Ce sont toutes des plantes de petite taille, seule Psilophyton pourrait avoir atteint un mètre de hauteur. Il faut imaginer un environnement deltaïque, et une végétation près de l’eau ou dans des zones plus ou moins marécageuses, sous un climat très chaud.
Le couvert végétal n’était vraisemblablement pas très dense.
La découverte d’Armoricaphyton chateaupannense permet de poser un jalon chronologique avec l’apparition du bois. Comment cette matière est-elle apparue dans le monde végétal il y a environ 407 millions d’années ?
Il faut d’abord comprendre ce qu’est le bois ; ce tissu conducteur se rencontre chez les plantes dites vasculaires, c’est-à-dire les plantes dotées d’éléments conducteurs, trachéides et vaisseaux. Le bois est un tissu secondaire constitué de lignine, qui en
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Le paysage du Carbonifère.
Du jardin à la cave
Champignonnières et champignons du Saumurois
La renommée du Saumurois est indissociable de son habitat troglodytique et de son plateau viticole, mais ce terroir conserve aussi les traces d'une activité peu étudiée : la culture du champignon dit de Paris.
Espèce originale, ni animale, ni végétale, ni minérale, le champignon se compose d’une partie souterraine permanente, le mycélium, qui explore le sol pour se nourrir, et d’une partie extérieure et consommable, le carpophore. Déjà cultivé à Versailles par Jean-Baptiste de La Quintinie parmi les plantations potagères, fruitières et maraîchères du potager du Roi, le champignon sur couche est à l’origine une denrée rare et chère dont la production est assurée par les jardiniers et les maraîchers de Paris et des proches environs. Vers 1810, Louis Chambry découvre fortuitement les qualités des caves, catacombes et carrières parisiennes et se lance dans sa culture souterraine. Ce passage du monde de la lumière à celui de l’ombre rend dès lors le champignon facile à produire et bon marché. Grâce à une hygrométrie et une ventilation naturelles, ainsi qu’à une température constante (autour de 12 °C), la culture s’effectue en longues meules (ou couches) dans l’obscurité des galeries.
De Paris au val de Loire
Au milieu du xixe siècle, Jules Rémy, dans son ouvrage Champignons et truffes 1, parle d’une industrie moderne pratiquée « sur une si grande échelle qu’elle constitue une branche distincte et fort importante de l’industrie jardinière. […] Les champignons, poursuit-il, sont en toutes saisons abondants et à bas prix parce que les champignonnistes savent en produire des quantités énormes avec beaucoup d’économie en utilisant à cet effet les immenses souterrains dont on a extrait autrefois et dont on continue à extraire la pierre à bâtir pour les constructions de Paris. » Autour de 1880-1890, l’explosion de la population et la croissance urbaine contraignent les producteurs parisiens à trouver de nouveaux lieux où les conditions géologiques et topographiques seraient similaires. Les champignonnistes se fixent alors en région parisienne (Ivry-surSeine et Carrières-sur-Seine, notamment) et dans la vallée de l’Oise 2. Mais c’est principalement dans le val de Loire, de Bourré (Loir-et-Cher) à Gennes (Maine-et-Loire), que le champignon connaîtra sa plus forte expansion.
Dans le Saumurois, les conditions sont particulièrement favorables entre Montsoreau et Chênehutte 3, grâce à la présence d’un vaste réseau de galeries souterraines faciles d’accès (depuis le coteau ou sur le plateau). Le coteau saumurois présente en effet une homogénéité dans son aspect, avec la présence visuelle très forte d’un coteau calcaire d’une élévation moyenne de 25 mètres et dont le tracé rectiligne s’étire sur près de 40 kilomètres entre la confluence VienneLoire et Saint-Rémy-la-Varenne. De plus, la proximité de l’École de cavalerie de Saumur et la présence dans le secteur d’animaux de bât assurent, avec le fumier produit par ces animaux, l’approvisionnement en une matière première idéale pour la préparation du compost.
← Emblème du site touristique souterrain « la Champignonnière du Saut aux Loups », ce grand champignon surplombe la Loire à Montsoreau.
© Photo Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles, 2024.
1. Jules Rémy, Champignons et truffes, Paris, Librairie agricole de la Maison rustique, 1861.
2. Notamment dans les anciennes carrières de Saint-Maximin.
3. Les couches géologiques qui forment ce coteau sont constituées de larges bancs de tuffeau du Turonien, réputé pour ses qualités architecturales.
Frédérique Letourneux
Des hommes et des caves
Si les caves ne sont pas toujours enterrées, elles sont toujours des lieux un peu secrets, avec leurs rituels, leurs habitudes et leurs habitués. Petite plongée dans des mondes-en-soi.
Quand nous avons commencé à organiser notre périple avec mon complice, le photographe Bernard Renoux, nous avons pris attache avec des amis qui pourraient nous introduire, car la première leçon, immuable, c’est que n’entre pas dans une cave qui veut. Il faut y être invité, montrer patte blanche. Quand j’ai parlé de notre projet à Loïc Daubas, cogérant de l’atelier d’architecture Belenfant Daubas, basé à Nozay depuis des années et spécialiste des architectures en terre et matériaux sains, il a fouillé dans son carnet d’adresses. Les caves agricoles ne manquent pas dans le nord du département de la Loire-Atlantique, et les plus anciennes sont un symbole du patrimoine architectural local. D’ailleurs, certaines sont réputées et reviennent dans les conversations. C’est notamment le cas de la cave de Gérard Braud, située du côté de Treffieux.
La cave de travail
Installée dans un ancien logis dont, nous assure Gérard, on trouve trace dans le cadastre napoléonien, la cave est une petite pièce sombre ouverte sur la route par une épaisse porte en chêne. Au plafond, les lourdes poutres sont couvertes d’un mélange de terre et de paille, et le sol est en terre battue : « Si les bancs pouvaient parler, ils en diraient, des choses… Déjà quand j’étais gamin, je traînais là », s’amuse Gérard dont l’arrière-grand-père maternel a acheté la ferme en 1920. Lui s’est installé en 1982 avec son père en GAEC sur de la production de vaches laitières, puis en association avec sa femme et à partir de 2007
avec son fils Gaël. Mais si les générations Braud se suivent, le paysage, lui, se transforme : « Au début des années 1980, il y avait quelque cinquante exploitations agricoles à Treffieux ; aujourd’hui il n’y en a qu’une douzaine, dont la plupart en GAEC, et dans le hameau de La Mulnais nous sommes les derniers », explique Gérard qui a pris officiellement sa retraite il y a quelques mois mais continue de donner un coup de main sur l’exploitation à son fils.
À 62 ans, il évoque avec une certaine nostalgie ces temps pas si lointains où les travaux agricoles reposaient sur une solidarité de voisinage : « Avant, on faisait tous le même métier, on formait une communauté… Le passage par la cave, c’était naturel et quotidien... On parlait de la chasse, du travail, du temps… La seule chose dont on ne parlait pas c’était de nos problèmes de sous... » C’était alors surtout le cidre qui était la boisson de soif, celui du père de Gérard étant réputé des kilomètres à la ronde. Dans le monde rural, la tradition voulait que le propriétaire se serve en premier dans un verre ballon puis passe le verre unique à l’ensemble des personnes présentes qui composaient une assemblée masculine, se tenant debout. Ces moments de pause permettaient de reposer les corps, l’été comme l’hiver, dans une pièce à température constante.
Aujourd’hui, les gros tonneaux de chêne achetés dans le Bordelais pour conserver le cidre sont toujours disposés dans un coin, mais Gérard a réduit la production à une centaine de litres par an, dont une dizaine qu’il transforme en eau-de-vie : « La gnôle, j’en fais quand j’ai un excédent de cidre. Il y a un
Marie Ferey et Julien Hardy
Sous les pavés, l’égout
Bien qu’il soit aisé d’oublier l’existence d’un réseau souterrain constitué de galeries, tuyaux et canaux, les égouts génèrent un imaginaire collectif parfois pétri d’anecdotes fantasques. La fameuse histoire du crocodile retrouvé dans les égouts de Paris en 1984 en est une des plus croustillantes ! Même si Le Mans n’a pas son animal insolite, plonger dans les entrailles de la ville révèle bien des facettes de son histoire moderne.
« L’égout, c’est la conscience de la ville. »
Victor Hugo, Les Misérables
La question de la gestion des eaux grises 1 et de ruissellement apparaît avec l’urbanisation du Mans, au ier siècle, sur un site au relief marqué. Les solutions adoptées sont parfois souterraines (canal de vidange du ier siècle sous les thermes Claude Chappe) mais le plus souvent à l’air libre (bouches d’égout au travers de l’enceinte du ive siècle). En effet, les affluents de la Sarthe, qui irriguent le territoire urbanisé, constituent l’armature du réseau d’assainissement de la ville ancienne : le ruisseau d’Isaac, dit du Merdereau, au cœur de la ville sur la rive gauche de la Sarthe, le ruisseau du Grenouillet sur la rive droite autour du faubourg du Pré, ou plus tard celui de Préau dans la « plaine du Mans » menant aux rives de l’Huisne, sont utilisés comme collecteurs à ciel ouvert. Les riverains y connectent progressivement un chevelu de canaux secondaires serpentant entre les propriétés. Ainsi, en 1397, Jehan Lemaçon, architecte de la cathédrale, s’accorde avec son voisin au sujet de la construction d’un égout recueillant les eaux pluviales entre leurs maisons de la rue Dorée 2
Ces eaux plus ou moins stagnantes, utiles aux activités proto-industrielles, ne sont couvertes qu’au coup par coup de voûtes en maçonnerie de moellons ou de grandes dalles de grès.
La Ville prend en charge certains travaux. En 1693, elle envisage de couvrir la section du Merdereau longeant l’Éperon par une voûte percée de soupiraux, suffisamment solide pour soutenir le lotissement envisagé le long de l’enceinte. Mais l’essentiel des couvrements est réalisé à l’initiative des riverains désireux de s’agrandir au-dessus de la canalisation. Pourtant, à l’aube du xviiie siècle, ces dalots sont encore largement à découvert. Au cours du siècle suivant, à l’instar des grandes villes européennes, Le Mans commence à se doter d’un équipement d’égouts moderne, induit par l’évolution du territoire et nourri par les innovations industrielles.
Construire la ville nouvelle par le sous-sol
La mutation que connaît la périphérie mancelle dès le début du xixe siècle impose une réflexion globale sur la gestion de ce nouvel espace urbanisé. En effet, les terres jusqu’alors détenues
← Débouché du ruisseau d’Isaac dans la Sarthe sous le quai Louis Blanc. © Région Pays de la Loire, Inventaire général - Thierry Seldubuisson.
1. Eaux faiblement polluées issues des activités ménagères.
2. Robert Triger, « Note sur Jehan Lemaçon, maître des œuvres de la cathédrale du Mans en 1397 », Revue historique et archéologique du Maine, vol. X, 1881, p. 372.
Guy-Pierre Chomette
Dans l’antre des bunkers de Pignerolle
À Saint-Barthélemy-d’Anjou, le parc de Pignerolle est un lieu de promenade très prisé des Angevins. En remontant la grande allée qui mène au château, rien ne laisse deviner que le visiteur pénètre sur les lieux d’un maillon essentiel de la défense allemande pendant la Seconde Guerre mondiale et d’un abri antiatomique directement issu de la guerre froide.
Surnommé le Petit Trianon angevin pour son style néoclassique et ses proportions similaires, le château de Pignerolle, érigé en 1776, se dresse au milieu d’un jardin à la française lui-même bordé par un parc à l’anglaise strié d’allées cavalières. C’est là, dans l’ombre de la forêt, que se tapissent pas moins de dix énormes bunkers désormais indissociables de l’histoire de Pignerolle, profondément marquée par la Seconde Guerre mondiale. Leur énorme carapace de béton dissimule aux yeux des promeneurs tout un monde souterrain destiné à protéger leurs occupants des bombardements alliés et même, quelques années plus tard, d’une éventuelle apocalypse nucléaire. Mais comment en est-on arrivé là ?
Le château de Pignerolle est entré dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dès le début du conflit. Face à l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie et la Russie soviétique, en septembre 1939, le gouvernement polonais s’exile et trouve refuge à Angers, et notamment à Pignerolle, où il restera jusqu’au déferlement des troupes allemandes sur le sol français en mai et juin 1940.
En 1941 débute la construction de milliers de bunkers sur les côtes françaises pour parer à un éventuel débarquement allié. Parmi ces forteresses, la base des sous-marins de Lorient, où se ravitaillent les U-boote allemands, est la cible de bombardements incessants. À Saint-Nazaire, c’est le port lui-même qui est gravement endommagé le 28 mars 1942, lors de l’opération Chariot. C’en est trop pour les Allemands, qui décident d’évacuer vers l’arrière une partie de l’état-major de la Kriegsmarine, d’abord à Paris puis sur le site du château de Pignerolle, à cent cinquante kilomètres des côtes. Sans plus attendre, un immense chantier de construction se met en place.
Pendant quelques mois, six cents ouvriers fourmillent dans le parc et bâtissent un vaste complexe de bunkers semi-enterrés, capables de résister aux attaques les plus nourries. Il s’agit de protéger non seulement les officiers de l’état-major de l’arme sous-marine – dont l’amiral Dönitz lui-même, le commandant en chef des sous-marins de la Kriegsmarine, lors de ses visites à Pignerolle – mais également la petite armée des « souris grises », ces jeunes femmes en service dans les forces armées allemandes et surnommées ainsi pour la couleur de leur uniforme, chargées de la réception, de la retranscription et de l’émission des messages radio. En effet, c’est à Pignerolle que sont reçus les ordres de Berlin, décodés à l’aide des fameuses machines de chiffrement Enigma, puis renvoyés, de nouveau cryptés, vers la côte et les bâtiments de la marine de guerre en mission dans l’Atlantique. Au plus fort de son activité, ce centre de transmission radio réceptionnera et retransmettra plus de mille messages par jour. Dans le secret des bunkers, d’immenses cartes sont en permanence mises à jour pour y situer
les positions allemandes et leurs cibles : les convois de ravitaillement alliés en provenance des États-Unis. Sur le toit du bunker amiral, le plus imposant de tous, une forêt d’antennes – aujourd’hui disparues –se dresse pour capter et relayer les messages en provenance d’Allemagne.
Un tunnel de cent trente mètres de long
Passionné depuis l’enfance par la Seconde Guerre mondiale, Christophe Marquet, originaire de Toulouse, s’est intéressé aux bunkers de Pignerolle dès son arrivée à Angers il y a quelques années. En 2010, il a créé avec quelques amis l’Association du Mémorial des bunkers de Pignerolle, dont le but est de mettre en avant la valeur patrimoniale du site, le faire connaître et convaincre de la nécessité d’y ouvrir un musée retraçant toute son histoire. Intarissable, il peut parler longuement devant la colossale masse grise du bunker amiral, notamment pour rappeler que les Allemands avaient également fait de Pignerolle un vaste lieu de repos pour les équipages de la Kriegsmarine en permission. Mille soldats pouvaient y séjourner dans des baraquements construits pour l’occasion, aujourd’hui disparus. Toutes sortes de loisirs leur étaient proposés. Une grande piscine, encore visible, avait même été construite à cent mètres du château… Mais revenons au bunker amiral, dans lequel on entre par l’arrière de l’orangerie du château. Christophe Marquet descend par un escalier de facture récente et parvient dans un boyau de construction allemande, reconnaissable au veinage du bois de coffrage utilisé par les bâtisseurs pour couler le béton et mouler ainsi des murs et des plafonds d’une épaisseur considérable. « Selon les endroits, vous avez là entre 2 et 3,6 mètres de béton armé, de quoi résister à des bombes d’une tonne, précise Christophe Marquet. L’emprise du bunker amiral fait 1 500 mètres carrés. Il reste 800 mètres carrés d’espaces utilisables si l’on enlève l’épaisseur des murs ! » Avec leur petite ouverture centrale, de nombreuses portes métalliques de l’époque allemande, très massives, sont visibles. On pense aux meurtrières des châteaux forts. « Les systèmes de défense des bunkers sont largement inspirés de ceux du Moyen Âge », précise notre guide. Certains passages d’une pièce à l’autre sont volontairement très bas, pour obliger les attaquants à évoluer avec difficulté sous le feu des défenseurs.
Nous sommes à environ cent trente mètres du château, où l’état-major de la Kriegsmarine s’était installé dès son arrivée à Saint-Barthélemy-d’Anjou. Un tunnel relie l’édifice au bunker amiral, où les officiers pouvaient se réfugier en quelques minutes en cas d’attaque. À travers une grille qui en condamne l’accès, on peut apercevoir les portraits de Karl Dönitz
Yamina Benahmed Daho / Illustrations Juliette Barbanègre
Le réfugié
Après avoir quitté son pays en guerre, après un long et dangereux périple, Mire s’est installé à Fontenay-le-Comte, en Vendée. Il y a trouvé du soutien, un travail et un refuge. Un lieu secret, souterrain, à la fois promesse d’un repos enfin protégé et écho d’une légende du xiiie siècle.
Mire se réveille toujours un peu avant la sonnerie du téléphone, programmée à 3 h 20. Un air de guitare folk qu’il laisse jouer, résonner quelques secondes dans sa chambre vide. Puis il coupe la musique, se relève et s’assied au bord du lit. Il s’étire pour soulager crampes et courbatures, parce que le matelas sur lequel il a passé la nuit est trop fin, parce que le métier de boulanger qu’il apprend est difficile. Il allume deux lampes de poche posées sur le rebord d’une niche. Les faisceaux projettent d’étranges formes sur la pierre creusée en plein schiste, percée de trous d’aération. Mire voit apparaître un monstrueux animal, une maison disloquée, un visage mutilé, au milieu d’arbres abattus. Il ignore comment ces images naissent. Produit de son imagination ou réminiscence de l’enfance ? Il se lève. Avec précaution, il traverse la chambre circulaire. Le sol est un mélange de sable et de terre, où se découvre parfois un morceau de céramique. Mire s’assied sur la banquette en pierre, où la veille il a déposé un thermos de café et des affaires de toilette. Il boit au goulot en fixant le plafond légèrement voûté. Il déplie une bassine en plastique, y verse une petite bouteille d’eau de source, toujours fraîche dans cet abri humide, où la température se fixe de nuit comme de jour et en toute saison à 14 degrés. Il éclabousse son visage comme s’il se tenait au bord d’une rivière. Il essuie délicatement sa peau lisse, ferme, douce. Il boit encore un peu de café, s’habille, se brosse les dents au-dessus de la petite bassine. Avant de partir, il déverse l’eau dans un coin, que le sol absorbe comme une plante assoiffée. Devant chez lui, il époussette ses vêtements d’un revers de main, tape délicatement du pied sur les herbes et les fleurs qui s’étalent à l’entrée, comme pour les réenraciner. Il est presque 4 heures quand il arrive à L’Atelier, une boulangerie de la rue des Jacobins. Il y travaille depuis un an. Sa constance et sa joie ont permis au patron, Laurent Pouponneau, de ne pas fermer sa boutique familiale. Une entreprise modeste, qui garantit un salaire convenable et nourrit les habitants des alentours – ceux de la Pommeraie, de l’Ouillette, du quartier de la Gare et de la rue des Loges. Mais également ceux qui vivent plus loin, vers le Parc Baron ou les Moulins Liots, et font le chemin pour la brioche exceptionnelle des Pouponneau. Laurent tient la recette de son père, ce dernier directement de son grand-père. Un trou dans la transmission quand le père de son père a été emporté, oui, emporté, car cette leucémie ressemblait bien à une vague démesurée dans une tempête imprévisible. Laurent avait douze ans et apprenait, en même temps que la recette, que sa vie serait désormais marquée par la douleur permanente et invisible du manque.
Lorsque Mire est arrivé à L’Atelier, Laurent lui a immédiatement appris à faire la brioche familiale – sait-on jamais, une tempête est si vite arrivée. Le patron a montré les gestes ; l’apprenti les a répétés, encore et encore. Pour que Mire reproduise la recette parfaitement à l’identique, Laurent le trompait parfois. Il modifiait subtilement la composition ou le grammage, attendait que Mire relève l’erreur lors du façonnage ou au moment de l’enfourner, ou après la cuisson, qu’importe. Mais il fallait qu’il s’en aperçoive avant la mise en vente. Et l’apprenti trouvait l’erreur, simplement à l’odeur ou au goût de la pâte, ou au toucher quand il la modelait, ou en observant l’aspect de la brioche sortie du four.