303-182

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Art contemporain et artisanat »

05 Éditorial

Éva Prouteau, critique d’art

06

S’unir

Éva Prouteau

16

Matières à durer

Pascaline Vallée, journaliste

22

Tisser des liens

Luce Pintore, conservatrice du patrimoine

28

Nos échos céramiques

Vincent Jousseaume et Baptiste Ymonet, artistes

34

Cuisine, saveurs, cultures et terroirs. Quand designers, artisans et artistes repensent nos tables et nos mets

Vanina Andréani, responsable du pôle

Exposition-Collection au Frac des Pays de la Loire

42

Nouvelle ère du verre

Christine Blanchet, docteure en histoire de l’art

48

Soft Art & Craft Power

Mai Tran, critique d’art

56

L’artiste et le jardinier : une rencontre fructueuse

Bertrand Charles, critique d’art

62

ARTCHEVAL, une résidence ouverte

Emmanuel Morin, directeur artistique de l’Abbaye royale de Fontevraud

66

Faire feu de tout bois

Emmanuelle Lequeux, critique d’art

Échos / Art contemporain et artisanat

74 Éva Prouteau, Mai Tran

Carte blanche

75

Artiste invitée

Nathalie Bekhouche

80

Tout entrelacer

Éva Prouteau

Chroniques

81

Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Nathalie Planson, Éva Prouteau, Bernard Renoux, Sévak Sarkissian, Tanitoc, Pascaline Vallée

Art contemporain et artisanat [ … ]

1. Aurélien Fouillet, La vie des objets - Les métiers d’art, une écosophie pratique, Paris, Les Éditions Ateliers d’art de France, 2022, p. 24.

2. Thomas Clerc, « Ouvrier », Geste/s, printemps 2022, p. 33.

Éditorial

Main dans la main, l’art et l’artisanat ont longtemps dansé, sur un rythme fluide ou syncopé. Durant l’Antiquité grecque, ensemble ils ont personnifié une intelligence sensible et protéiforme du monde, la mètis : ils inventèrent des métiers extraordinaires et défendirent la vertu du jeu, du tâtonnement et du revers. Magiciens, ils apprivoisèrent les arts du feu et provoquèrent des changements d’état spectaculaires de la matière. De toutes les matières. Ponctuellement, l’Histoire voulut les séparer, effrayée par leur osmose collaborative, émancipatrice et puissante : entre la main et la pensée, la coïncidence céda parfois la place à l’antagonisme. Aujourd’hui, le dépassement de ce clivage hiérarchique traduit peut-être le désir grandissant d’une intelligibilité différente du monde, tel qu’il interroge son modèle de développement et sa durabilité. Entre l’art et l’artisanat, la danse de la complémentarité se pratique à nouveau de mille façons, tout en souplesse et séduction, altruisme et respect réciproque.

Cela frémit depuis quelques années déjà : une envie de faire les choses soi-même, plutôt dans une énergie collective, en effaçant les frontières mortifères entre l’esprit et le corps. Avec une vision particulière du monde et de la matière, en équilibre entre tradition et innovation 2.0, « synergie de l’archaïque – au sens de l’originaire – et du technologique – au sens de l’évolution des savoir-faire 1 ». Notre capacité à comprendre les objets, et l’humain derrière eux, irait-elle de pair avec notre capacité à déchiffrer le présent ?

Cela frémit dans les fablabs, les ateliers partagés, les tiers-lieux et le design social, cela se mesure au nombre des reconversions vers des métiers artistiques et manuels : comme si, face aux vertiges virtuels et à l’accélération du temps qu’ils exigent, un besoin primitif revenait nous tarauder. Relier, ancrer, ralentir, retrouver les besoins premiers. Faire pour faire sens. Pour documenter ce phénomène, ce numéro de la revue 303 fait la part belle aux matériaux et son sommaire en témoigne : la tapisserie, le verre, la céramique, le bois, le textile imprimé, le végétal et le culinaire y sont à l’honneur. Chaque texte propose un regard sur les modalités multiples des collaborations entre artistes et artisans, sur le territoire des Pays de la Loire et bien au-delà. Ainsi la carte blanche de ce dossier, confiée à l’artiste Nathalie Bekhouche, est-elle une invitation au voyage sur les hauteurs du Mexique, où le savoir-faire textile français infuse en profondeur le paysage et les pratiques vernaculaires. Par ces engagements complémentaires, ce sont aussi de passionnantes initiatives qui voient le jour, en termes de matériaux naturels et innovants, de recyclage, de surcyclage ou de valorisation de ressources locales inédites. Cette réhabilitation du travail manuel artistique incarne une forme de résistance dotée d’une sensibilité écologique salvatrice, tournée vers l’avenir. Critique de la division du travail actuelle, elle nous parle d’une pensée plus holistique, du dialogue entre le travail et la société, entre l’objet et le vivant. « La sur-quantité produit une sous-qualité étouffante, nocive. Le modernisme a triomphé, mais c’est un triomphe nihiliste, entraînant avec lui, pour la nier, la possibilité d’une dignité humaine générale 2 » Ces collaborations fertiles, au contraire, agrègent l’espoir à la sobriété. Main dans la main, encore : pour traduire cet imaginaire commun, la graphiste et autrice Fanette Mellier signe une couverture texturée, qui rappelle les génériques d’Elaine et Saul Bass, ou les illustrations de Bruno Munari. Une partition conçue comme une danse chromatique, pour dire le geste et la sensualité, l’expérimentation et la transmission. Et l’union, telle que la préconisait le mouvement Arts and Crafts.

Au commencement, William

S’unir

Entre l’artisanat et l’art moderne et contemporain, les liens se tendent et se distendent de manière cyclique. Dans les moments de symbiose entre artistes et artisans s’écrit une histoire passionnante, traversée par une énergie communautaire, féministe, écologique. Ce texte revient sur cette utopie en marche, qui bouscule les grands récits de la modernité, artistiques, économiques, techniques, industriels.

De l’enfance de William Morris, visionnaire qui a marqué son époque en théorisant une utopie sociale, politique, écologique et artistique et en posant les bases de ce que l’on nommera plus tard les Arts and Crafts, que savons-nous vraiment ? « Chacun de nous a son passé renfermé en lui, comme les pages d’un vieux livre qu’il connaît par cœur, mais dont ses amis pourront seulement lire le titre », écrit Virginia Woolf 1, sa concitoyenne. Peut-être que tout se joue très tôt pour cet être hors du commun : William Morris est un enfant fragile et ses parents, bourgeois aisés, décident de ne pas l’envoyer en pension dans l’un de ces établissements austères et terrifiants qui peuplent les pages des romans anglais. Au contraire, ils le laissent vivre avec ses sœurs et frères, à son rythme il parcourt la campagne sur un petit poney, et se fait fabriquer par le forgeron du village une armure de chevalier miniature. Il lit Walter Scott à cinq ans, et trotte sur les sentiers de la forêt d’Epping à la recherche de dragons. Il n’en trouve pas. Il trouve des fleurs. Vite passionné de botanique, il dessinera toute sa vie de flamboyantes effusions végétales, pour le textile et le papier peint.

Il va beaucoup écrire, de la poésie, de la fantasy et des contes initiatiques, tels que La Plaine étincelante , Le Bois au-delà du monde , Le Lac aux îles enchantées . Il signe aussi plusieurs manifestes, et tous ses textes proposent des modèles de société alternatifs. C’est le cas de Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, titre d’un recueil de trois conférences données par William Morris en 1884 2, après qu’il s’est engagé aux côtés des socialistes. Dès lors, il sillonne l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, pour partager avec ferveur ses idées avec des auditoires d’artistes ou d’ouvriers. Dans ces conférences, il examine le système économique de son temps et pointe ce qu’il a de déshumanisant ; il interroge aussi les arts décoratifs et leur importance dans la vie quotidienne. Enfin, il y affirme ses préceptes favoris : aucun objet chez soi qui ne soit beau ou utile ; aucun travail qui ne s’accomplisse pas dans la joie ; égalité entre l’artiste et l’artisan.

Cette nouvelle organisation éthique de l’art, théorisée par Ruskin et mise en place par Morris, ajoute à l’œuvre de ce dernier une dimension sociale et écologique qui est aujourd’hui parfaitement d’actualité : expérience d’ateliers collectifs, retour à la campagne dans des colonies d’artisans, entreprises dont les profits sont reversés aux ouvriers, attention portée aux conditions de fabrication des objets manufacturés et désir de prendre en compte la dignité de ceux qui les fabriquent. L’œuvre de cet homme est traversée d’ambitions absolument contemporaines, avant-gardistes et décisives : féminisme sincère, désir d’une égalité réelle, sobriété en acte…

Acanthus, motif de papier peint, William Morris. Coll. Birmingham Museums, Angleterre. Photo CC0 Birmingham Museums Trust - Domaine public.

1. Extrait de La Chambre de Jacob (Jacob’s Room), publié en 1922 par Hogarth Press.

2. Texte magnifique à lire sur www.marxists.org

issues du

bière servent

le mobilier écoresponsable créé par Instead. © Instead.

Matières à durer

Recyclage, surcyclage, utilisation de matériaux naturels ou innovants, valorisation des ressources locales... La création de pièces uniques ou en petite série permet d’expérimenter une production plus écoresponsable.

Pascaline Vallée
Les drêches de brasserie
brassage de la
à fabriquer

Montage du tabouret Newport, conçu et fabriqué par Instead dans les Pays de la Loire. © Instead.

1. Contrairement au recyclage, qui consiste à traiter des déchets pour en faire une nouvelle matière, le surcyclage ou upcycling s’attache à récupérer des éléments tels quels pour fabriquer des objets de qualité supérieure.

Comment créer dans un monde fini ? Pour beaucoup d’artistes et d’artisans, le problème de la pollution, que ce soit celle de la planète ou celle qui affecte les personnes qui manipulent les matériaux, est devenu incontournable. Moins soumis aux impératifs de quantité et de vitesse qui rythment la production industrielle, elles et ils prennent le temps de chercher des solutions. Une transformation qui passe par des processus d’analyse, d’expérimentation et de mise en commun.

Sensibilité écologique

Récupérer, recycler, surcycler 1 ... Quand on commence une carrière dans la création, la bidouille est fréquente. Question de finances, qui sont rarement à la hauteur du bouillonnement d’idées et d’envies. Et puis, une fois la carrière lancée, les matériaux neufs remplacent les supports de récupération. Pourtant, le système D peut intégrer la démarche artistique. La réutilisation d’objets ou de matériaux dans des œuvres n’est pas nouvelle. Elle s’est fait une place dans l’histoire de l’art avec les collages Dada au début du xxe siècle (même s’il s’agissait plutôt alors de défier les conventions) et depuis ne l’a pas quittée, sans pour autant former un courant identifié.

L’engagement écologique des créateurs et créatrices d’art et d’artisanat peut être visible dans l’aspect des matériaux utilisés ou dans le propos de l’œuvre ou objet créés. Ainsi les sculptures d’Henrique Oliveira, artiste brésilien invité à créer une œuvre dans le cadre du Voyage à Nantes 2024, prennent-elles naissance dans un constat à la fois écologique et esthétique. L’artiste est encore étudiant lorsqu’il découvre ce qui deviendra son matériau de prédilection : de sa fenêtre, il observe le délitement d’une palissade de chantier, plaques de bois de mauvaise qualité appelées tapumes, vendues délibérément aux entreprises de construction. Symptomatique d’un certain système, cette dégradation donne également lieu à des effets de couleurs et de matière. À partir de ce bois récupéré, Henrique Oliveira crée des sculptures gigantesques et organiques qui s’infiltrent dans les creux et fissures des lieux où il les construit. Comme ses autres œuvres, Le Rêve de Fitzcarraldo, qui déroule ses racines sur la place Graslin le temps d’un été, évoque l’impact de l’humain sur l’environnement.

L’engagement peut aussi passer au second plan. Lorsqu’il crée Bruit rose , gigantesque cascade sèche installée pendant l’été 2022 dans l’immensité bétonnée du LiFE, dans la base des sous-marins de Saint-Nazaire, Stéphane Thidet se trouve face à

Tisser des liens

L’histoire de la création contemporaine dans le domaine de l’art textile, singulièrement à Angers, est celle d’une relation parfois tourmentée avec l’artisanat, qui souligne par-dessus tout le besoin de faire réseau.

Atelier du Haut-Anjou, salle des grands métiers.
© Photo Musées d’Angers - Luce Pintore.

1. Rossella Froissart et Bruno Ythier, « Du tissage à l’art textile. Métier et décor au xxe siècle », dans La Tapisserie française. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Éditions du patrimoine, Centre des Monuments nationaux, 2017, p. 272.

2. Exposition visible jusqu’au 5 janvier 2025 au musée de la Tapisserie contemporaine à Angers.

3. Ces éléments ont été réalisés au Centre de Recherche sur les Arts du Feu et de la Terre (CRAFT), à Limoges.

La ville d’Angers abrite deux grands chefs-d’œuvre de l’art de la tapisserie : la Tenture de l’Apocalypse, tissée au xive siècle et exposée au château d’Angers depuis 1954, et la tenture Le Chant du Monde, réalisée entre 1956 et 1966, présentée dans l’ancien hôpital Saint-Jean depuis 1968 suite à son achat par la Ville.

L’ensemble de tapisseries du Chant du Monde fut conçu comme une Apocalypse moderne par Jean Lurçat. À cette époque de restauration et de valorisation de ces œuvres, la Ville soutenait et finançait le développement de la création contemporaine avec, en 1965, l’ouverture d’un atelier de tapisserie de basse-lisse à l’École des beaux-arts et, en 1968, la création de l’Atelier de Tapisserie d’Angers (ATA), foyer local de l’art dit de la « Nouvelle Tapisserie ».

L’aventure de la tapisserie se poursuit dans les années 1980, quand ouvrent concomitamment, en 1986, le musée de la Tapisserie contemporaine et le Centre régional d’art textile (CRAT). Dans un bâtiment du site Saint-Jean proche de la salle abritant

Le Chant du Monde et qui servait auparavant d’orphelinat, les espaces d’exposition voisinent alors avec les ateliers de création, nourrissant les échanges. La collection du musée de la Tapisserie contemporaine reflète cet apport par l’importance du fonds d’œuvres appartenant au courant de la « Nouvelle Tapisserie », qui revendique l’émancipation du lissier du statut d’artisan-exécutant pour valoriser l’acte créateur par le geste via la liberté du tissage. Les donations successives d’œuvres de Thomas Gleb (1912-1991), comprenant plusieurs tapisseries réalisées en partenariat avec Pierre Daquin ou différents ateliers angevins, témoignent de ces fructueux échanges et du dynamisme local. Ce foyer de création angevin connaît une baisse de son activité dès les années 1990 et plus encore dans les années 2000, décennie durant laquelle de nombreux ateliers de tissage ferment leurs portes, dont le CRAT, dissout en 2002. Cette contraction locale de la création artistique face au « désintérêt du monde artistique, et de l’enseignement tourné vers la “pédagogie du projet”, au détriment de l’enseignement des techniques et savoir-faire 1 » fait écho à l’effondrement de la filière textile en France sous l’effet de la mondialisation et du déplacement de cette industrie vers l’Asie, principalement la Chine qui domine largement le secteur aujourd’hui. Les lieux patrimoniaux dédiés deviennent alors les espaces privilégiés non seulement de présentation d’art textile contemporain mais aussi de rencontres et de mises en réseau. Ainsi, l’exposition Aubusson nouvelle génération 2 présente à Angers une sélection d’œuvres réalisées par des artistes contemporains en partenariat avec des lissiers aubussonnais.

La Cité internationale de la tapisserie, créée en 2009 à la faveur de l’inscription de la tapisserie d’Aubusson au patrimoine culturel immatériel de l’humanité

par l’Unesco, se consacre à la préservation et à la perpétuation de ce savoir-faire traditionnel. Grâce à une politique de commandes publiques et d’appels au mécénat, la Cité favorise la création contemporaine en invitant des artistes d’horizons artistiques très divers à venir imaginer des œuvres renouvelant le regard sur l’art de la tapisserie, réalisées ensuite par des lissiers aubussonnais choisis par appel d’offres. Cette exposition à Angers concrétise ainsi le renouveau de la collaboration de deux pôles culturels consacrés au patrimoine textile, le musée de la Tapisserie contemporaine et la Cité internationale de la tapisserie. Collaboration cependant entretenue depuis longtemps par les étudiants en art textile qui ont souvent construit leur parcours entre les deux formations dispensées à TALM-Angers et Aubusson.

Les pièces exposées illustrent à la fois le goût de la référence au passé de la part d’artistes qui, en adoptant ce médium traditionnel, cherchent à s’inscrire dans une continuité artistique, et le désir d’aborder par son biais des problématiques très contemporaines. C’est le cas de l’œuvre mise en exergue en introduction du parcours, la tenture Nouvelles Verdures (2013) conçue par les designers Goliath Dyèvre et Quentin Vaulot en collaboration avec l’Atelier de la lune. Les faux instruments scientifiques en porcelaine 3 qui surmontent les cinq tapisseries semblent raviver les couleurs des verdures représentées, métaphore de l’art contemporain qui vient revivifier cet art ancestral.

Cette mise en relation semble d’autant plus facilitée depuis quelques années que, comme dans un retour de balancier, les artistes actuels renouent avec une pratique artisanale dans tous les domaines, et notamment en art textile. Dans d’autres lieux se ravivent ainsi la question du geste ainsi que l’enjeu du savoir-faire à mobiliser et à mettre à disposition des futurs créateurs. Installé à Daon, en Mayenne, l’Atelier du Haut-Anjou est né en 2014 de cette volonté de transmettre les pratiques autour du textile et plus particulièrement du tissage. Ses fondatrices, Anne Corbière, Brigitte Guillet, Pauline Bourguignon et Muriel Guilaumé, souhaitaient répondre au besoin d’approfondissement des connaissances et d’expérimentation exprimé par les artistes.

L’Atelier du Haut-Anjou est organisé autour de deux associations, l’École et le Studio, qui recouvrent les deux pans d’activité du lieu.

L’École a pour but de dispenser des formations courtes de différents niveaux s’adressant principalement à des artistes-auteurs désirant perfectionner leur pratique par l’acquisition de nouveaux savoirs, ou la diversifier en expérimentant librement grâce au matériel mis à leur disposition. Plusieurs métiers à tisser sont ainsi disponibles, de petite ou grande taille, à quatre, huit ou seize cadres. L’un est doté d’un système de ratière qui permet de programmer les différentes combinaisons d’armures de tissage

Nos échos céramiques

Du Japon aux landes du Fuilet, parcours à travers une histoire subjective de la céramique et de son artisanat d’objets ordinaires ou plus élaborés, aux sources des influences d’Atelier Polyhedre.

Vincent Jousseaume et Baptiste Ymonet
Bachabacha et Kawara, vases en faïence rouge et émail noir créés par l’Atelier Polyhedre.
© Photo Atelier Polyhedre.

1. Famille de céramistes depuis quinze générations qui débute avec Chojiro à la fin du xvie siècle et la création de bols pour la cérémonie du thé, avec cette particularité d’une cuisson rapide avant un défournement à haute température. L’intérêt étant de composer avec les aléas provoqués par les chocs thermiques.

2. Anecdote ou légende ?

Le designer italien Ettore Sottsass entre dans une boutique de couleurs de Kyoto à la recherche d’une encre noire, et le vendeur lui demande alors : « Quel genre de noir avez-vous à l’esprit ? »

3. La Villa Kujoyama, établissement de résidences artistiques dépendant de l’Institut français, est installée à Kyoto depuis 1992 afin de favoriser les échanges culturels franco-japonais.

Figurine oubliée dans les cendres d’un foyer de Moravie ou fragments ornementés au fin fond d’une grotte de la région du Hunan avoisinant les vingt mille ans avant notre ère, partout où sont réunis argile, eau et feu survient cette pratique profondément liée à l’activité humaine. Le grain d’une terre, la nuance d’un oxyde, les traces laissées par les flammes sur un tesson, tous sont porteurs de la mémoire d’un peuple ou d’un territoire et restent des marqueurs émouvants pour les passionnés amateurs et érudits. La richesse de la terre cuite, dans le temps comme dans l’espace, et sa puissance d’évocation sont si vastes que chaque céramiste peut y plonger librement selon son inspiration et ses découvertes pour constituer sa chronologie personnelle de référence. Fin novembre 2017, au terme d’un long séjour au Japon qui a largement bouleversé nos vies et nos pratiques, nous sommes invités dans la machya d’un historien de l’art sur le mont Higashi, à Kyoto. On déambule dans la pénombre de sa bibliothèque et on devine une collection sur l’histoire de la céramique japonaise ; on s’empare du volume consacré aux prémices de cet art avant de traverser le froid saisissant du couloir et de regagner la cuisine surchauffée, comme il est d’usage dans ces maisons traditionnelles peu isolées. C’est à propos des Jomons, nommés ainsi par le naturaliste Edmund Sylvester Morse en référence au motif de cordes (縄文) qui apparaît par empreinte sur leurs poteries. Une société néolithique singulière puisqu’elle est sédentaire mais sans pratique de l’agriculture, vivant de pêche et de cueillette. Les premiers pots sont cuits à basse température, autour de 600 °C, dans le feu servant à la cuisine et au chauffage. Pièces fragiles qui permettent néanmoins la préparation ou le stockage des glands et des châtaignes, donc une installation durable offrant aux potiers le temps nécessaire pour étendre leur savoirfaire. Au fil des millénaires, la technique va se perfectionner, les températures de cuisson vont augmenter, et le travail principalement monté au colombin s’enrichira d’une sophistication des motifs et d’une approche de plus en plus sculpturale. Constructions exubérantes de flammèches qui, tel un embrasement, détournent les pots de leur fonction initiale. L’objet semble prendre une autre dimension, comme le souligne l’archéologue Tatsuo Kobayashi avec son concept évocateur de secondary tools, qu’il établit face à l’incompréhension devant certaines pièces qui se présentent à lui comme des questions. Des questions, nous en avons beaucoup, des céramiques nous en avons vu tout autant. Dans les musées, les marchés, les ateliers, plus on en voyait et plus on cherchait à en découvrir encore, sans parler des tuiles traditionnelles et de leurs reflets métallisés qui, jusqu’à l’obsession, nous conduiront sur l’île d’Awaji, lieu d’extraction de la terre jaune, où sont installées une multitude de manufactures avec leurs

fours gigantesques. L’intimité et les rapports affectifs qu’entretiennent les Japonais avec la céramique et leur passion pour les objets du quotidien les plus modestes nous laisseront durablement marqués. Et puis le noir, enfin, celui des glaçures chaleureuses et volubiles des chawans de la famille Raku 1, de l’émail Tenmoku inspiré par les bols à thé chinois ou encore celui, profond et mystérieux, des laques 2 L’intérêt de cette résidence artistique 3 se situait précisément dans l’insaisissable, et nous rentrons en France avec le sentiment de repartir, presque, de zéro. Les premières pièces qui vont découler de cette aventure sont une suite de vases. Bachabacha, l’onomatopée correspondant au bruit que l’on fait quand on saute dans une flaque d’eau, ou encore Kawara, pour lit de rivière. Loin du japonisme du xixe siècle, il ne s’agissait pas de s’approprier figures ou techniques mais plutôt de se laisser porter et d’imaginer, un peu à l’envers, de quelle manière nous pourrions traduire nos sensations. C’est d’abord par une approche horizontale, hors des standards occidentaux, silhouettes noires brillantes dont l’usage peut laisser perplexe au premier abord. À la différence de certaines de nos pièces, au montage plus complexe, ces vases sont fabriqués presque d’un seul geste, un seul moule pour être plus précis. Nous souhaitions une économie dans la forme et les moyens, comme pour les caractères rapidement esquissés au pinceau. Un faible relief pour une évocation abstraite de zones humides éphémères, tout en courbes et légères ondulations, comme si les vases eux-mêmes semblaient glisser ou s’échapper.

Depuis, notre façon de penser un objet ou d’observer sa présence dans l’espace nous confirme que le Japon est toujours présent. C’est assez indéfinissable mais ça rejoint notre bagage hétéroclite et son influence s’immisce un peu partout, même là où on s’y attendait le moins.

Été 2022, au milieu des vignes dans le massif des Corbières, on aperçoit au loin les façades du village en grès flammé. La pierre et les tuiles d’une cabane à l’abandon chauffent sous le plein soleil, quelques oliviers dispensent ce qu’ils peuvent d’ombre. En vacances chez des amies, nous venons de terminer la production d’une commande avec des recherches qui nous ont transportés loin en arrière, du côté grec, précisément dans la région de Corinthe, dans l’Antiquité.

Les échanges commerciaux favorisent une production abondante de poteries destinées au stockage et au transport du vin, de l’huile d’olive ou des parfums. Les températures de cuisson s’intensifient, les pièces sont plus solides et la technologie céramique progresse. Ce qui permet aux potiers d’innover en matière de techniques, notamment pour les motifs. Outre les cratères et amphores reconnaissables du fait de leur large diffusion, ils développent des

UNBOXING, Camille Bellot pour la résidence ARTCHEVAL 2021. Vue de l’exposition Échappé(es) au centre d’art Bouvet Ladubay.

© Photo Pixim.

ARTCHEVAL

une résidence ouverte

Entrer en résidence pour ARTCHEVAL, cela signifie faire la connaissance de femmes et d’hommes dont le temps quotidien, ordinaire ou extraordinaire, est rythmé par celui de leur compagnon, le cheval.

Que l’on soit impressionné, intimidé ou attiré par la figure du cheval, il est difficile de rester impassible face à tant de puissance. Échanger un regard avec l’animal, le toucher, ressentir son énergie et son souffle s’avère une expérience sensorielle des plus étonnantes. Sa puissance physique, cachée sous la beauté de sa robe si douce, laisse apparaître sous la vibration de sa peau un incroyable entrelacs de veines, muscles et nerfs qui nous laisse deviner une puissance au repos.

Avec la résidence ARTCHEVAL, tout un paysage de rencontres s’offre aux artistes. De regards en paroles échangées, de sons, d’odeurs en sensations ressenties… Découvrir la relation bienveillante de l’homme avec l’animal, s’immerger dans un monde nouveau pour complètement s’en imprégner, voilà ce qui anime les premiers jours de cette résidence de création.

Ce qui me semble essentiel avant toute action ou esquisse d’un projet, c’est de privilégier un espace relationnel, de contacts et d’infusions, auprès de celles et ceux qui œuvrent au quotidien avec l’animal. La découverte de l’univers professionnel équestre sur le territoire saumurois pourrait même se faire à cheval, mais c’est plus prosaïquement en voiture que chaque déplacement va s’opérer d’un point d’activité à un autre pour dévoiler un faisceau de métiers, opérés par des femmes et des hommes passionnés. Ce temps nécessaire pour faire naître un projet, celui de la découverte, permet à chaque artiste de faire la connaissance de moniteurs équestres, de soigneurs, de cavaliers ou d’écuyers mais aussi

de selliers, bottiers, palefreniers, conservateurs de musée ou bien sûr de propriétaires de chevaux, tous amoureux de l’équidé.

De ce voyage en terre inconnue pour les artistes va naître un rhizome de souvenirs, d’images, qui vont devenir une écriture graphique, un geste dans l’espace, sur une toile, une photo ou du papier, donnant naissance à une œuvre, une installation.

Camille Bellot a fait partie du deuxième chapitre de la résidence ARTCHEVAL en 2021, aux côtés d’Hélène Milakis et de Damien Rouxel.

Ses rencontres avec Joël Albert et Jean-Luc Parisot, respectivement artisan bottier et sellier dans le Saumurois, et Clément Souloumiac, directeur de la sellerie Butet, ont été décisives pour l’écriture du projet et sa mise en œuvre. Car pour Camille Bellot le matériau est à la base de la réflexion plastique. Alors, quand elle découvre le savoir-faire de ces artisans et la ressource première qu’ils explorent, c’est une mine extraordinaire qui s’ouvre à elle. Le cuir sera le matériau principal de son projet pour sa résidence.

Elle va donc, avec l’accord de ses hôtes, ouvrir tiroirs, placards et armoires de ces entreprises artisanales pour amasser des chutes de cuir et leur donner une seconde vie.

Après avoir rassemblé ces morceaux, lambeaux et fragments, elle les classe par densités, grains, couleurs. Puis vient la phase de fragmentation, de découpe, de fractionnement qui selon ses propres mots agit comme un processus d’appropriation de la matière, faisant de son geste le premier acte de création. Chaque morceau de cuir est alors unique

Camille Bellot assemble les pièces de cuir une à une pour réaliser une œuvre d’art.
© Photo Comité équestre de Saumur.

Faire feu de tout bois

«

Le bois est fluidité et métamorphose », assure Giuseppe Penone. Dans son sillage, de nombreux artistes se saisissent de cette matière vivante, dont l’imaginaire charrie des millénaires de traditions et de techniques. Petit panorama, des rives de la Loire à de lointains ailleurs.

Le bateau a quitté le centre d’art, il a pris la mer, s’est nourri du sel, du vent, des embruns. Puis il est revenu à son port d’attache, le Grand Café de Saint-Nazaire, où l’artiste Edgar Sarin l’avait mis en vitrine l’hiver dernier, comme un symbole de son exposition. C’est juste un petit Skerry, barcasse légère, voile-aviron, auquel il a ajouté une proue vulgairement taillée dans le bois : un brin drakkar, elle est inspirée d’un motif de la tapisserie de Bayeux. Ce détail fait son charme, sa charge. De toute la faille qui l’entame, de ses veines affleurant, de ses cernes qui forment presque un œil de sirène à l’avant, cette proue a une vie. Ainsi en va-t-il du bois : il est la seule des matières premières du sculpteur qui respire, s’épande, se rétracte, digère le monde alentour. Il impose son rythme. Ces millénaires de vie et de gestes que la moindre branche, le moindre rondin, portent en eux, nombre de créateurs s’attachent aujourd’hui à en jouer, du pionnier Giuseppe Penone aux fabricants des cabanes qui poussent désormais chaque été dans les pins de la Villa Médicis à Rome. Pour Edgar Sarin, désireux de « préserver une incertitude fondamentale », le bois est idéal. Pendant toute la durée de l’exposition, il est revenu régulièrement, pour continuer à la travailler au corps. Des rondins l’attendaient dans la salle du bateau. De l’un, il va faire un tabouret rudimentaire. Dans d’autres il a creusé des fauteuils, et laissé au feu destiné à cuire des merguez le soin d’en façonner sommairement l’assise. Des gestes ancestraux, primaux, qu’il se réapproprie à travers le bois. « Le burin, c’est moi », s’amuse-t-il. Rien d’anecdotique dans ce retour aux origines de l’art. « Ma génération a conscience d’une catastrophe proche, et besoin de ressentir une survivance du geste, de recopier des gestes ancestraux, pragmatiques, comme celui de sculpter le bois, ou de construire une unité d’habitation en torchis, explique-t-il. Tous ces gestes, un jour, on en aura peut-être besoin. Peut-être que, dans l’avenir, on aura besoin de cette matière première. Cette exposition, c’est comme un répertoire de gestes pour demain. Des gestes en porosité avec l’environnement. » Directrice du centre d’art de Saint-Nazaire, Sophie Legrandjacques a vu dans son œuvre « un monde presque préindustriel, porté par une ambition collective qui nous ramène aux fondamentaux de l’art. Quelque chose qui a à voir avec les origines, non de façon savante mais dans le faire : il nous reconnecte à un moment de nos origines, de façon métaphysique et profonde. »

« Le plus précieux, c’est cette énergie du faire. »

Dans une petite niche ouverte derrière le voilier, un canot creusé dans le bois. Il a été sculpté dans un des marronniers du jardin botanique, qui, malade, devait être coupé. « Je suis heureux quand les choses sont simples, quand un marronnier centenaire nous tombe sur la tête ; c’est la meilleure façon de travailler, se félicite l’artiste. Les jardiniers de la ville ont sculpté ce bout de bois, on atteint une nouvelle porosité avec le réel qui est rare. Le plus précieux, c’est cette énergie du faire, ce geste qui a une fertilité au-delà du discours. » Terre navale, la région de Saint-Nazaire et Nantes incite nombre d’artistes à explorer le potentiel du bois. Dans la base des sous-marins de Saint-Nazaire, les Frères Chapuisat avaient ainsi imposé

Sans titre (Objectif : société), Edgar Sarin, matériaux mixtes, dimensions variables, production Le Grand Cafécentre d’art contemporain, 2023. Vue de l’exposition

Objectif : société (Variations Goldberg) au Grand Café.

© Photo Fanny Trichet, 2023.

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