Flux
05
Éditorial
Frédérique Letourneux, journaliste et Bernard Renoux, photographe-auteur
06
Terre(s) de passage, terre(s) d’accueil
Frédérique Letourneux et Bernard Renoux
14
Migrations d’hommes et d’idées sous l’Antiquité. L’exemple d’Angers (Juliomagus)
Jean Brodeur, archéologue
22
Des Maldives à la Guinée, Nantes sur la route des cauris
Gildas Salaün, historien
28
De l’Afrique à Nantes, récits pluriels
Pascaline Vallée, journaliste culturelle
36
Le voyage des indiennes : des Indes à l’Afrique en passant par Nantes
Aziza Gril-Mariotte, professeure d’histoire de l’art
44
Flux d’espèces, flux de préjugés, flots de beauté !
François Lasserre, auteur et formateur
52
Des tailleurs de pierre italiens à Sainte-Hermine
Hélène Bocard, conservatrice en chef du patrimoine
56
Saisonniers venus d’ailleurs
Frédérique Letourneux
62
Dans les coulisses d’une palette
David Prochasson, journaliste
68
250 000 milliards de bits sous les mers
Anthony Poiraudeau, écrivain
Échos / Flux
74
Bernard Renoux, Sabrina Rouillé, Pascaline Vallée
Carte blanche
75
Artistes invités
Olive Martin, Patrick Bernier et Alioune Diouf
80
Naviguer en grain de sable
Marie-Laure Viale, historienne de l’art
Chroniques
81
Alain Girard-Daudon, François-Jean Goudeau, Thierry Pelloquet, Éva Prouteau, Sévak Sarkissian, Pascaline Vallée
Éditorial
Le mot « flux » convoque des images de fluides en mouvement : cours d’eau, vagues ou marées. Avec son réseau terrestre et fluvial débouchant sur sa façade maritime, la région des Pays de la Loire occupe une place privilégiée, propice aux échanges et au commerce… à tous les commerces. Dans des contextes variés, c’est le mouvement continu des humains et des choses que ce numéro explore.
Le voyage débute par l’estuaire de la Loire à Saint-Nazaire, où l’activité soutenue du trafic portuaire et de la construction navale recrutait aux xixe et xxe siècles une main-d’œuvre étrangère : à la fonderie de Châteaubriant, les migrants venus travailler étaient ainsi des Turcs, aux forges de Basse-Indre des Polonais.
Considéré sous un nouvel éclairage, le portrait de travailleurs immigrés souligne leur contribution à leur pays d’accueil. Hélène Bocard s’intéresse aux tailleurs de pierre italiens arrivés en France à la fin du xixe siècle et qui sont intervenus sur le monument Clemenceau à la mémoire des poilus à Sainte-Hermine, en Vendée. Aujourd’hui, comme on peut le lire dans l’article consacré aux saisonniers venus d’ailleurs, les travailleurs étrangers constituent toujours une part importante de la main-d’œuvre employée dans les exploitations agricoles ou maraîchères de la région nantaise. Sans eux, dit un exploitant, il n’y aurait ni vin, ni fruits ou légumes, ni muguet !
Les origines de ces échanges sont lointaines. Ainsi, au xviiie siècle, le port de Nantes abonde en armateurs et négociants, dont certains pratiquent à grande échelle la traite, qui entraîne un flux d’êtres humains outre-Atlantique. C’est avec une lenteur saisissante, rappelle Pascaline Vallée, que cette histoire honteuse, longtemps glissée sous le tapis, s’est inscrite dans la mémoire de Nantes.
Sur les côtes africaines, le coupable commerce exigeait l’utilisation d’une monnaie singulière : un petit coquillage originaire des Maldives, le cauri. Si ce système monétaire a surpris les Européens du xviiie siècle, il suscite toujours notre étonnement quand Gildas Salaün détaille les quantités colossales de ces coquilles qui transitaient par le port de Nantes. Il est aussi question d’une autre marchandise précieuse, les indiennes qui débarquèrent à Nantes dès le xviie siècle. Ces toiles de coton imprimé, dont Aziza Gril-Mariotte nous raconte l’histoire, ont fait l’objet d’une production très importante menée notamment par des manufacturiers nantais réputés. L’importation du coton brut depuis les Indes puis l’exportation des toiles imprimées vers l’Afrique et les Antilles mettaient Nantes au cœur du commerce international. Les échanges intercontinentaux d’informations ont longtemps pris des mois mais depuis 2020, nous explique Anthony Poiraudeau, la migration fulgurante de toutes sortes de données passe par un câble sous-marin qui relie les États-Unis, depuis la Virginie, à Saint-Hilaire-de-Riez, en Vendée. L’auteur, paraphrasant un célèbre romancier né à Nantes, insiste sur la prouesse technologique que représente ce « fil » de transmission. Les fibules en argent découvertes dans une nécropole d’Angers sont un témoignage tangible de la présence, dans la région, de Germains orientaux à la fin du ive siècle. Supplétifs de l’armée romaine, ces militaires goths et leurs compagnes vouaient au dieu Mithra un culte attesté par l’existence d’un temple qui lui était consacré. L’archéologue Jean Brodeur, qui a dirigé les fouilles, démontre par ce biais la grande diversité des origines et des croyances des populations de l’Empire romain.
Enfin, on ne pouvait consacrer un numéro aux flux sans prendre au sérieux la vie du symbole contemporain de la mondialisation, la palette : la contribution de David Prochasson expose que son aspect tristement banal dissimule en réalité la plus complexe des gestions.
« Nous venons toutes et tous d’ailleurs », déclare quant à lui l’entomologiste François Lasserre. Ce « nous » semble faire fusionner l’Homme, la faune et la flore. Utilisant à dessein l’exemple d’espèces animales et végétales dites invasives, l’auteur nous invite à reconsidérer la frontière qui nous sépare symboliquement des autres espèces. À faire la paix, en somme.
Terre(s) de passage, terre(s) d’accueil
La position particulière de la région, avec sa porte maritime atlantique et ses connexions avec la région parisienne, en fait un territoire d’interface, lieu de passage des marchandises et des hommes…
« Bref, les espaces se sont multipliés, morcelés, diversifiés. Il y en a aujourd’hui de toutes tailles et de toutes sortes, pour tous les usages et pour toutes les fonctions. Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. »
Georges Perec 1
Tout commence par la mer. Et le fleuve. Comme l’écrit le géographe Alain Chauvet : « L’embouchure de la Loire, comme celle de tous les grands fleuves, fut le support de relations lointaines vers l’avant-pays maritime et l’arrière-pays continental. Nantes apparaît donc comme une porte territoriale à l’échelle nationale puisqu’elle devint très tôt l’une des grandes ouvertures maritimes de la façade atlantique française, à l’échelle régionale aussi puisqu’au cours des siècles, Bretons, Angevins et Poitevins cherchèrent à en exploiter l’excellente position 2 »
C’est au xviiie siècle que le port de Nantes connaît une activité sans précédent. Relié par la Loire à la mer et à l’arrière-pays, jusqu’à Paris, il devient l’un des principaux ports de commerce du royaume, concentrant un nombre important d’armateurs et de négociants français et étrangers. C’est à cette période que le port de Nantes devient l’une des principales plaques tournantes du commerce triangulaire d’esclaves : « Des familles d’armateurs se spécialisent dans ce commerce tout comme de nombreuses activités économiques de la ville et de la région. Nantes va devenir le premier port français des êtres humains en assurant plus de 42 % des départs d’expéditions de traite entre 1707 et 1793 3 . » La mémoire de cette histoire honteuse a été longue à faire émerger et l’exposition Les Anneaux de la mémoire, organisée au Château des ducs de Bretagne de 1992 à 1994, consacrée à « l’histoire de la traite et de l’esclavage colonial », va marquer un tournant. Près de vingt ans plus tard, le 25 mars 2012, est inauguré le Mémorial de l’abolition de l’esclavage sur les bords de Loire, consacré à la traite négrière à Nantes et dans le monde, à l’esclavage et à son abolition. Aujourd’hui, de nombreuses associations perpétuent cette mémoire 4
« La petite Californie bretonne »
Dans cette histoire maritime, l’estuaire et Saint-Nazaire jouent bien évidemment un rôle crucial. C’est en 1838 qu’est prise la décision de faire de Saint-Nazaire l’avant-port de Nantes. « Grâce à l’activité intense de la construction navale, du trafic portuaire et transatlantique, la ville connaît un tel essor […] qu’elle sera surnommée “la petite Californie bretonne” 5 » Tout au long du xxe siècle, les installations portuaires s’adaptent et s’agrandissent. Aujourd’hui, le port de Nantes - Saint-Nazaire est le quatrième port français en termes de tonnage, avec plus de 25 millions de tonnes de marchandises traitées en 2021 6 et 28 500 emplois générés par l’activité portuaire 7
←
Facture d’une barrique de sucre reçue par le navire Le Bon Père, envoyée depuis les Cayes à Saint-Domingue par Jean Audubon pour lui-même. Nantes, août 1784. Coll. part. © Photo Bernard Renoux.
1. Dans Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 14.
2. Alain Chauvet, Porte nantaise et isolat choletais : essai de géographie régionale, Nantes, Hérault, 1987.
3. https://www. chateaunantes.fr/ thematiques/la-traiteatlantique-et-l-esclavage/
4. Voir dans le présent numéro la contribution de Pascaline Vallée, p. 28-35.
5. https://www.saintnazaire-tourisme.com/ decouvrir/decouvrir-leport/saint-nazaire-un-porttransatlantique/
6. https://www. paysdelaloire-eco.fr/chiffresclefs
7. Selon une étude Insee 2022 sur données 2018 (https://www.nantes.port. fr/fr).
Migrations d’hommes et d’idées sous l’Antiquité
L’exemple d’Angers (Juliomagus)
Migrer fait intrinsèquement partie de l’évolution humaine. Durant des milliers d’années, le chasseur-cueilleur fut contraint de se déplacer afin de trouver dans l’environnement les ressources indispensables à sa survie.
Même si l’invention de l’agriculture, vers 9000 av. J.-C., favorise la sédentarisation, les périodes qui suivent sont encore marquées par des migrations plus ou moins importantes aux causes très diverses. Les groupes emportent avec eux leur façon de vivre, de penser, de croire ; ils véhiculent une culture propre qui, parfois, s’inscrit dans une volonté « civilisationnelle » qui fait que les peuples indigènes les reçoivent avec plus ou moins de bienveillance. Pour l’Antiquité, Rome, dont les conquêtes territoriales vont amener à la formation d’un empire, génère la diffusion d’un mode de vie d’essence méditerranéenne qui bouleverse l’organisation et les mœurs de la société gauloise. Le développement d’un réseau de voies de communication sur un vaste territoire pacifié, sécurisé, va provoquer une explosion des échanges de toutes sortes qui s’insinuent dans les moindres recoins de la vie quotidienne. Des hommes venus « d’ailleurs » véhiculent ainsi dans les Gaules une conception nouvelle de la société, tant politique que religieuse, essentiellement par l’entremise d’une culture matérielle, et ce durant tout l’Empire. Initialement, la principale notion qui se transmet, vraie « migration » d’idée, est celle de l’urbs, la ville. Le site de l’oppidum d’Angers va devenir une véritable capitale de Cité, celle des Andécaves, sous le nom de Juliomagus. Elle est un témoignage exemplaire des transformations, survenues dans les deux dernières décennies avant notre ère et au ier siècle, dans un processus que les historiens ont nommé « romanisation ». Il s’agit de donner à chaque ancien territoire une vitrine de la romanité, la ville, pour inciter les individus à adhérer volontairement au nouvel ordre en place. Durant l’Antiquité tardive, l’évolution politique de l’Empire entraîne d’autres migrations d’hommes et d’idées. Des découvertes archéologiques récentes et exceptionnelles effectuées dans la ville ont permis de porter un regard novateur sur ces sujets, pour lesquels les sources sont rares. Citons deux d’entre elles : la nécropole urbaine dite de la gare Saint-Laud, étudiée en 2000, avec cent soixante-quinze tombes, qui avait alors montré la présence de Germains orientaux, inédite pour l’ouest de la France et, en 2010, à l’emplacement de l’ancienne clinique Saint-Louis, un temple voué au culte de Mithra, dieu à la lointaine origine indo-persane. Les importants progrès de la lecture de l’ADN ancien ont conforté et complété les hypothèses émises dès 2000 concernant les origines de certains des inhumés de la nécropole romaine de la gare Saint-Laud.
Juliomagus (Angers), image exemplaire de la romanisation
Angers est l’une des villes antiques de l’ouest de la France les mieux connues, grâce à une activité archéologique soutenue depuis une quarantaine d’années. Des découvertes démonstratives
←
La tête de Nubien du luminaire.
Amas de mille cauris. Percés pour être enfilés, ces mille cauris correspondent à cinq gallinhas. D’un poids total de 1 470 g, cet amas équivalait à un écu d’argent européen.
© Photo Jean-Gabriel Aubert, Arc’Antique, Grand Patrimoine de Loire-Atlantique, Nantes.
Gildas Salaün
Des Maldives à la Guinée
Nantes sur la route des cauris
Au xviiie siècle, un petit coquillage, le cauri, fit l’objet d’un immense commerce reliant Nantes aux Maldives et au golfe de Guinée. Chaque année, des millions de coquilles transitaient par la Loire et le quai de la Fosse.
1. Gildas Salaün, « Le cauri : monnaie de la traite atlantique, son usage monétaire à Ouidah (Bénin) au xviiie siècle », dans Philippe Josserand, Frédérique Laget et Brice Rabot (dir.), Entre horizons terrestres et marins - Sociétés, campagnes et littoraux de l’Ouest atlantique, Rennes, PUR, 2017, p. 239-252.
2. Les citations sont extraites des tomes XIII et XIV de l’Histoire Générale des Voyages, ou Nouvelle Collection de toutes les relations de Voyages par Mer et par Terre, qui ont été publiées jusqu’à présent dans les différentes langues de toutes les nations connues de l’Abbé Prévost (Paris, 1748).
La base du système monétaire à Ouidah (Bénin) 1
Le cauri est la paléo-monnaie la plus commune qui soit. Et pour cause… Ce petit coquillage, « d’un blanc de lait & de la grandeur d’une olive 2 », originaire des Maldives et de Ceylan, est utilisé comme instrument monétaire en Chine dès la dynastie Shang (1600 à 1046 av. J.-C.). Son utilisation monétaire s’étend jusqu’à concerner la majeure partie de l’Afrique. Au xviiie siècle, les Européens qui naviguent le long du golfe de Guinée confirment que l’on s’y sert « des Coris pour monnoye ».
À Ouidah, petit royaume situé sur la « Côte des esclaves », le cauri est appelé buji ou bouge . Ce coquillage y est « la monnoye la plus commode pour le trafic des denrées ». Au même titre que les pièces de monnaie, le cauri y constitue la valeur de référence et ses utilisateurs « ont tant d’estime pour ces coquilles, que dans le commerce, ils les préfèrent à l’or », au grand étonnement des Européens. À cause d’une valeur unitaire faible, les cauris sont souvent utilisés par multiples. Ils sont alors percés à l’aide d’un fer spécial chauffé, puis enfilés sur des cordons. À Ouidah ils sont de trois types : quarante cauris font un senre, ou toquos en portugais ; cinq senres, soit deux cents cauris, font un fore, ou gallinha ; deux cents senres, soit huit mille cauris, font un guibatton, ou alkove
Pour les transactions de très grande importance, « les coris se mesurent […] dans une sorte de grand boisseau de cuivre jaune, semblable à un grand bassin, ou chaudron, qui en contient environ le poids de huit cents livres ». On peut se demander pourquoi, dans de tels cas, on n’abandonne pas le cauri ? La réponse est claire : pour des questions de sécurité, car « les malversations sont plus difficiles, lorsque le paiement se fait en bujis ». Impossible d’être discret, les transactions sont visibles de tous.
À Ouidah, le cauri est l’étalon, la référence d’un véritable système monétaire structuré, grâce auquel les Africains « achètent & vendent entr’eux toutes sortes de marchandises, comme on le fait en Europe avec l’or, l’argent & le cuivre ». C’est en outre un système monétaire contrôlé et garanti par l’État puisque la qualité des senres, fores et guibattons est vérifiée sur les foires et marchés par « un Grand du Royaume, nommé Konagongla, chargé du soin de la Monnoie ou des bujis […]. Cet officier examine les cordons ; & s’il trouve une coquille de moins, il les confisque au profit du Roi. »
On voit qu’on est loin du troc de « pacotilles » souvent évoqué, non sans une certaine condescendance, même si bien entendu l’appoint en marchandises était monnaie courante dans les opérations commerciales d’ampleur. À Arda, royaume voisin de Ouidah, il était établi que « les esclaves se payent moitié en bujis, & moitié en marchandises ».
La devise du commerce négrier
Les Européens se « servent fort avantageusement [des cauris] pour le commerce de Guinée ». Y avait-il un change, ou une équivalence, entre les cauris et les monnaies européennes ? La réponse est oui : en 1724, « cinq gallinhas de bujis font environ quatre livres de France ». En d’autres termes, mille cauris font environ neuf cent soixante deniers tournois. Mais le plus important est que ces « quatre livres de France » correspondent au cours de l’écu d’argent. Un écu équivalait donc à mille cauris. Les profits colossaux tirés du commerce avec les Européens, notamment par la vente d’esclaves, incitent les autorités locales à ouvrir « leur port à toutes les nations. Il en résulte un effet très désavantageux pour la Compagnie Angloise d’Afrique : le prix des esclaves, qui était anciennement réglé pour elle, à trois livres sterlings par tête, est monté ces derniers tems jusqu’à vingt », en passant par « quatorze livres sterlings » en 1724. Cette importante hausse du « cours » de l’esclave est confirmée par l’augmentation de son prix exprimé en cauris. En effet, alors que le prix « des esclaves devoit être de huit mille » cauris en 1724, celui-ci monte jusqu’à « quatre-vingt mille bujis » en 1748, et même cent quatre-vingt-douze mille en 1773 ! Les données pondérales confirment cette hausse puisque « dans le royaume de Ouidah, où les François ont des établissemens, ces derniers donnent quelquefois jusqu’à quatre-vingts livres pesant de coris, même davantage parfois, pour un nègre ». Le chaudron évoqué précédemment contenait donc exactement la valeur de dix esclaves. Par ailleurs, plusieurs sources françaises indiquent que le prix d’un esclave à Ouidah s’établissait autour de quatre cent quatrevingts livres tournois au milieu du xviiie siècle. Ainsi, quatre-vingt mille cauris correspondaient à quatre cent quatre-vingts livres tournois. Or, comme l’écu d’argent français avait été réévalué à six livres tournois, quatre cent quatre-vingts livres faisaient quatre-vingts écus. À nouveau donc, un écu d’argent équivalait à mille cauris. La parité entre la monnaie française et le cauri est donc stable durant tout le xviiie siècle. Une fois ces équivalences bien comprises, on peut aisément décliner les correspondances entre les valeurs de Ouidah et les pièces françaises et anglaises : un guibatton équivaut à un double louis d’or, ou deux livres sterling, cinq fores font un écu français ou une couronne anglaise et un fore est égal à un cinquième d’écu ou un shilling. Il est finalement très simple de convertir les monnaies européennes en cauris… Et cela permet d’étudier l’évolution des prix.
Payer en cauris
Les premières dépenses dont les Européens doivent s’acquitter en cauris sont les coutumes, les taxes sur le
De l’Afrique à Nantes, récits pluriels
L’histoire de Nantes est marquée par son rôle dans la traite transatlantique. Comment cet héritage colonial est-il vécu aujourd’hui ?
La Ville, s’appuyant sur des associations militantes et des travaux d’historien.ne.s, assume et transmet désormais cette part de son passé.
La mémoire d’une ville reste inscrite dans ses rues, pour peu que l’on sache en interpréter les traces. Derrière son surnom de « Cité des Ducs », Nantes a longtemps tenu sous silence un passé bien moins glorieux, pourtant présent dans le quotidien de ses habitant.e.s. Des immeubles d’armateurs de l’Île Feydeau à l’usine Béghin Say et sa cheminée blanc et bleu, en passant par le Quai des Antilles ou certaines plantes acclimatées dans les serres du Grand Blottereau, l’architecture et la toponymie de l’ex-ville portuaire sont en effet profondément marquées par l’histoire coloniale, et plus particulièrement celle liée à la traite transatlantique, qui aurait entraîné la capture en Afrique et le déplacement d’au moins 12 millions de personnes. Aux marques anciennes se superposent depuis une vingtaine d’années des gestes contemporains : nouveaux noms d’espaces publics, panneaux pédagogiques et, bien sûr, Mémorial de l’abolition de l’esclavage, inauguré en 2012 sur (ou plutôt sous, puisque le parcours se déroule en sous-sol pour évoquer les cales des navires négriers) le Quai de la Fosse. Depuis les années 1990, expositions, rencontres, visites guidées ou encore podcasts éclairent ce lourd héritage et le relient à l’époque actuelle.
Une présence de longue date
1744. Ce nombre fait froid dans le dos quand on en connaît la signification. Dans l’histoire de Nantes, il ne se rapporte pas à un événement prérévolutionnaire ou à la date d’un cataclysme, mais au nombre d’expéditions négrières lancées depuis l’estuaire de la Loire entre le début du xvie et le début du xixe siècle. 1 744 bateaux (soit près de la moitié des expéditions françaises), conçus pour transporter, dans des conditions indécentes, des hommes, femmes et enfants acheté.e.s en Afrique pour être revendu.e.s majoritairement dans les Caraïbes et au Brésil, puis voguer à nouveau vers la France chargés d’indigo, de coton, de sucre et autres produits exotiques.
Selon ce schéma, les personnes réduites en esclavage, exploitées de l’autre côté des océans, auraient été invisibles pour la majorité des Français-es. Pourtant, dès les débuts de la traite, mais surtout à partir du xviiie siècle, celles et ceux que l’on nommait alors les « gens de couleur » sont bien présent.e.s à Nantes. Ramené.e.s de force par des capitaines, armateurs ou négociants pour le service de leur maison, ces domestiques n’ont souvent pas d’existence officielle. Car, selon la loi, le sol français affranchit, même si les exceptions sont vite mises en place au bénéfice des propriétaires... En 1777, un recensement dénombre environ 700 « personnes de couleur » dans la ville, sur les 5 000 du recensement national. S’il existe de belles histoires (mariages mixtes, liberté gagnée
← Roch Aza et Louis-ArmandConstantin Rohan, prince de Montbazon (1732-1794), huile sur toile, 1758.
© Photo David Gallard -
Château des Ducs de BretagneMusée d’Histoire de Nantes.
Le voyage des indiennes :
des Indes à l’Afrique en passant par Nantes
Au xviiie siècle, les indiennes, étoffes imprimées, révolutionnent le textile en France. Nantes devient un centre majeur de production, exportant des toiles décorées jusqu’en Afrique pour le commerce triangulaire.
Lorsque les indiennes – terme qui désigne des étoffes de coton imprimées de couleurs vives –débarquent dans les ports français, au xviie siècle, elles suscitent l’intérêt des consommateurs et provoquent une révolution esthétique et pratique car plus on les lave, plus elles embellissent. Cet engouement n’est pas sans conséquences sur le commerce des produits des industries textiles nationales, lin, laine et soie. Aussi, pour les protéger, le pouvoir royal finit-il en 1686 par les interdire sur le territoire national. Désormais les indiennes ont l’aura de l’interdit et, malgré une législation complexe qui ne cesse d’être réitérée, la contrebande diffuse les étoffes prohibées dans la société, aussi bien à la cour – la marquise de Pompadour en meuble son château de Bellevue – que chez les bourgeois. La prohibition est finalement levée en 1759, permettant de développer en France une nouvelle branche de l’industrie textile, d’abord exercée dans des manufactures éparpillées dans tout le royaume, avant que plusieurs grands centres de production émergent : Jouy et Nantes, puis Mulhouse et Rouen. À Nantes, cette nouvelle étoffe, dont le nom est porteur de la curiosité pour des contrées lointaines, évoque aussi le commerce triangulaire et la traite négrière avec la catégorie des indiennes dites « de traite ». Par sa situation portuaire, Nantes joue un rôle déterminant dans l’importation des matières premières – toiles de coton des Indes et indigo – et l’exportation d’impressions nationales dans les Antilles et en Afrique. Sa position géographique est aussi une opportunité alors que l’indiennage nécessite des prés et de l’eau : les affluents qui bordent l’estuaire de la Loire apportent des conditions favorables à l’essor de cette industrie 1 Pour ces différentes raisons, Nantes devient un important centre d’indiennage dans la seconde moitié du xviiie siècle ; l’étude de ces impressions montre comment les fabricants se sont emparés d’un vocabulaire artistique et comment ces étoffes ont contribué à lancer de nouvelles modes décoratives.
Nantes, centre de production de toiles peintes
Avant de devenir un centre de production d’indiennes avec plusieurs manufactures, Nantes est d’abord une ville portuaire qui a obtenu le monopole des ventes de la Compagnie des Indes face à Lorient où les bateaux arrivent, non sans rivalité avec les différents ports de la côte atlantique 2. Pendant la prohibition, le port voit notamment débarquer des indiennes destinées à être réexpédiées dans les colonies, mais toutes ne repartent pas, alimentant une importante contrebande. Aussi l’habitude de l’indienne est-elle déjà bien installée lorsqu’elle devient légale à partir de 1759, puis les fabricants sont aux premières loges pour se fournir en toile de coton brut qu’ils vont imprimer. La situation géographique du port, avec la voie fluviale de la Loire, permet aussi la circulation des productions nationales, et l’arrivée des marchandises depuis la mer favorise l’installation de nombreuses colonies de commerçants étrangers, notamment hollandais, suisses et anglais, qui apportent avec eux leur savoir-faire
↑ Indienne nantaise, détail, manufacture Petitpierre et Cie, fin du xviiie siècle.
© Photo Antoine ViolleauChâteau des Ducs de BretagneMusée d’Histoire de Nantes.
← Planche d’un livre d’empreintes d’indiennes de traite, manufacture nantaise Favre, Petitpierre et Compagnie, fin du xviiie siècle.
© Photo François LauginieChâteau des Ducs de BretagneMusée d’Histoire de Nantes.
1. On doit à cet auteur la première histoire du rôle de Nantes dans l’indiennage : Bernard Roy, Une capitale de l’indiennage : Nantes, Nantes, Musée des Salorges, 1948.
2. Céline Cousquer, Nantes, une capitale française des indiennes au xviiie siècle, Nantes, Coiffard libraire éditeur, 2002, p. 36.
François Lasserre
Flux d’espèces, flux de préjugés, flots de beauté !
Comme les humains, d’autres êtres vivants viennent d’ailleurs, introduits volontairement ou non. Côté animaux, une fois installés, le respect des individus, de leur sensibilité et du droit du sol suggère une cohabitation plus humaine avec ces espèces dites « exotiques ».
Nous venons toutes et tous d’ailleurs. Nous, Homo sapiens, venons d’Afrique où nous serions apparus il y a 300 000 ans. Puis, lentement, nous avons colonisé le reste de la Terre et sommes arrivés en France il y aurait 50 000 ans environ. De plus, jusqu’à la fin de l’ère glaciaire, la France était à moitié glacée et le reste ressemblait à de la toundra. Le réchauffement climatique d’il y a 10 000 ans a permis l’expansion et la colonisation de toutes les espèces sauvages que nous voyons aujourd’hui. Cela à partir de leur présence aux abords de notre pays, mais également grâce à la grande capacité de dispersion de certaines espèces, comme les oiseaux, les insectes ou les graines portées par les airs. En parallèle, nous avons également planté, transformé, domestiqué et introduit des espèces, volontairement et par milliers dans tous nos environnements. Des espèces provenant de plus ou moins loin selon nos capacités de déplacement, de colonisation et d’exploration. Ces domestications et plantations ont été réalisées en fonction de nos envies et besoins, pratiques ou esthétiques. Par exemple, les Romains nous ont aidés à introduire, planter et maîtriser les châtaigniers afin de pouvoir fabriquer de la farine à partir de leurs fruits. Les pommiers ont été sélectionnés au Néolithique à partir de l’Asie centrale. La plupart de nos céréales proviennent du Croissant fertile, cette région à l’est de la Méditerranée, au Proche et Moyen-Orient. Puis, au fil de nos explorations de l’Amérique, nous avons rapporté des tomates, des courgettes, des pommes de terre, du maïs ou des ragondins. Même nos vaches sont issues de bovins sauvages, les aurochs, croisés et élevés il y a 8 000 ans au Moyen-Orient pour devenir l’animal que nous connaissons. Les huîtres élevées à Arcachon ou ailleurs sont issues d’huîtres importées d’Asie au siècle dernier pour remplacer d’autres huîtres asiatiques, qui elles-mêmes avaient remplacé les huîtres locales, surexploitées et mortes de maladies. Plus étonnant, la vigne vient du Caucase et le coq, emblème de la France, est issu de coqs dorés domestiqués à partir de l’Asie du Sud-Est. Le robinier faux-acacia, la jussie, le buddleia et la renouée du Japon ont été introduits pour la beauté de leur feuillage et de leurs fleurs. Beaucoup d’animaux ont été acclimatés pour leur chair, leur peau, leurs plumes ou leur fourrure, comme les cygnes tuberculés, les ragondins ou les visons d’Amérique. Pour le plaisir de la chasse, nous avons également introduit des mouflons originaires d’Asie, des lapins ibériques et des faisans de Colchide, et environ 30 % des poissons d’eau douce sont des exotiques introduits pour la pêche ou échappés de bassins d’ornement.
Accidents
Bien d’autres êtres vivants se sont introduits par accident et contre notre gré, principalement via nos transports terrestres, maritimes ou aériens. C’est le cas des souris, rats et blattes
← Accusé d’occasionner des dégâts, le ragondin (Myocastor coypus) fait l’objet d’une lutte organisée.
© Photo blickwinkel / Alamy banque d’images.
L’atelier du monument
Clemenceau, à Ougnette (Sainte-Hermine).
De gauche à droite : Italo Santelli, Agostino Stagetti (?), Giuseppe Santelli, Virgile Magliari. D’après un négatif sur plaque de verre.
Coll. arch. dép.de Vendée, 83Fi3/3.
Hélène Bocard
Des tailleurs de pierre italiens à Sainte-Hermine
Le chantier du monument Clemenceau bénéficia du savoir-faire de tailleurs de pierre venus d’Italie, une expérience dont ils furent fiers et qui s’avéra décisive lorsque deux d’entre eux sollicitèrent la nationalité française.
Le monument Clemenceau de Sainte-Hermine, carte postale. Coll. arch. dép. de Vendée, 1 Num 59 3/223-1.
1. Voir Éric Sergent, « Les praticiens et leurs ateliers. Des intermédiaires méconnus de la sculpture à Paris au xixe siècle », Histoire de l’art, no 93, juin 2024, p. 151-160.
2. Voir Barbara Musetti, « Praticiens italiens en France au tournant du siècle. Phénomène artistique, phénomène social », Histoire de l’art du xixe siècle (18481914). Bilans et perspectives, Actes du colloque École du Louvre-Musée d’Orsay, 13-15 septembre 2007, p. 83-89.
3. Voir André Bujeaud, Le monument Clemenceau de Sainte-Hermine (Vendée) : son histoire, Association Histoire et Patrimoine du Pays de Sainte-Hermine, 2022, et Christophe Vital, « Avec ses poilus à SainteHermine », Clemenceau et les artistes modernes : Manet, Monet, Rodin, Les Lucs-sur-Boulogne, Historial de la Vendée, 2013-2014, p. 206-209.
4. Recensement de Malakoff, 1911 (Archives départementales [ensuite AD] des Hauts-de-Seine, 1D_NUM_MAL 1911).
5. Commandé en 1908, il fut en place de 1911 à 1934 puis transféré aux Andelys, ville natale de Poussin (Anne Pingeot et Geneviève BrescBautier, Sculptures des jardins du Louvre, du Carrousel et des Tuileries, Paris, Réunion des musées nationaux, 1986, vol. II, p. 8).
6. Recensement de Malakoff, 1921 (AD Hauts-de-Seine, 1D_NUM_MAL_1921).
7. Archives nationales [ensuite AN], F21/4879 A.
Longtemps restée dans l’ombre d’artistes célèbres, la figure du sculpteur praticien est désormais mieux connue 1. Si certains ont produit une œuvre personnelle tout en travaillant pour des artistes de renom (Jules Desbois, Ernest Nivet), la plupart ont laissé peu de traces, leur carrière s’étant limitée à traduire dans la matière les œuvres des maîtres. C’est le cas des tailleurs de pierre italiens (scalpellini) venus en France, où les chantiers étaient nombreux et leur savoirfaire reconnu 2. Les plus chanceux ont collaboré à des œuvres prestigieuses, comme Virgile Magliari (1872-1935), qui assista François Sicard (1862-1934) sur le chantier du monument Clemenceau à SainteHermine 3 . Pour Magliari, comme pour Italo Santelli, l’expérience vendéenne fut une étape dans leur parcours d’intégration.
Entre Rome et Paris
Virgile Magliari est né le 31 juillet 1872 à Goriano Sicoli, dans la province de l’Aquila (Abruzzes). Ayant perdu son père très tôt et en dépit d’un contexte économique et politique tendu qui affectait aussi le milieu de la sculpture, Virgile part tenter sa chance en France. En 1892, il s’installe à Paris, dans le quartier de Plaisance, tout en fondant une famille en Italie (le 18 juillet 1897, il épouse à Rome Vittoria Baietti, née le 29 mars 1879 ; leur fille Hélène naît le 23 janvier 1899).
À Rome, il a sans doute rencontré François Sicard et Constant-Ambroise Roux (1865-1929), pensionnaires à la Villa Médicis, qu’il retrouvera en France. Les Magliari quittent définitivement l’Italie au début du
siècle ; en 1906, ils s’installent à Malakoff, commune de 15 000 habitants qui compte de nombreux artistes. Employé par Roux, qui partage sa vie entre Marseille et Paris 4, Magliari est chargé en 1910 du monument à Nicolas Poussin, destiné à la cour du Carrousel du Louvre 5 . À une date inconnue, il rejoint l’atelier de Sicard 6. Les deux hommes travaillaient probablement déjà ensemble en décembre 1918, lorsque Sicard est choisi par Clemenceau pour le monument de Sainte-Hermine.
Vers une reconnaissance professionnelle…
Chef d’équipe, Magliari organise le chantier, réceptionne les matériaux et dirige les autres praticiens, appelés « ouvriers ». Le coût de la main-d’œuvre ayant doublé depuis la guerre, les 75 000 francs de la souscription s’avèrent insuffisants. Le 4 juin 1919, Sicard adresse au ministre de l’Instruction publique un compte précis des dépenses à prévoir 7 : mise au point et pratique : 60 000 francs ; modèle en terre composé de sept figures : 30 000 francs ; fourniture de la pierre : 20 000 francs ; transport : 10 000 francs ; architecture, socle et soubassement : 15 000 francs ; mise en place des pierres : 5 000 francs. On voit que la mise au point et la taille de la pierre, deux tâches revenant aux praticiens, sont en première ligne. (Si la pratique proprement dite désigne la taille de la pierre, beaucoup de praticiens étaient également metteurs au point.)
Saisonniers venus d’ailleurs
Dans les exploitations agricoles de la région, les travailleurs étrangers constituent une part importante de la main-d’œuvre, surtout à la haute saison.
« Quand les tomates poussent, on ne peut pas attendre, il faut des hommes et des femmes pour les ramasser », explique Anthony Lafage, coassocié avec son épouse Anaïs des Serres du Frety, basées à Pont-Saint-Martin en Loire-Atlantique. Sur l’exploitation, il embauche à l’année un peu moins de cinquante ETP (Équivalent Temps plein) et jusqu’à quatre-vingts pendant la haute saison estivale : « Sur l’ensemble des personnes qui travaillent chez nous, on compte quinze nationalités différentes et cinq religions ! » poursuit Anthony. Le travail se déroule soit sous serre, à la récolte des tomates cerises, soit dans l’atelier de conditionnement. C’est devant le tapis de tri sur lequel s’alignent des tomates de toutes les couleurs que nous croisons Marina et sa fille, Anna, arrivées d’Ukraine en mai 2022. La famille, logée dans la commune de Pont-Saint-Martin, est venue frapper à la porte d’Anthony pour trouver du travail quelques semaines après son arrivée. Sur l’exploitation, les profils des travailleurs migrants sont variés : il y a des travailleurs européens, dits « communautaires » et qui peuvent donc travailler en France avec une simple carte d’identité (des Espagnols, des Portugais) ; des Européens hors Union Européenne (dont quelques Ukrainiens arrivés récemment) ou des Africains installés en France avec un titre de séjour leur accordant le droit de travailler (notamment des Guinéens).
Anthony Lafage s’adjoint également les services de FM recrutement, un cabinet spécialisé dans les métiers en tension qui organise la venue de travailleurs marocains autorisés à travailler six mois en France : cinq d’entre eux, agriculteurs de métier dans leur pays, travaillent ainsi actuellement aux Serres du Frety, à l’image de Mohamed, originaire d’Errachidia, qui a la charge de travailler la plante, juché sur son chariot élévateur.
« Si je n’embauchais pas ces travailleurs étrangers, je ne pourrais pas faire tourner l’exploitation, et d’une manière générale, on ne pourrait produire ni vin, ni fruits ou légumes, ni muguet ! » poursuit Anthony Lafage. C’est en effet dans toute la région nantaise, dans le vignoble comme dans les exploitations maraîchères, que la main-d’œuvre étrangère est devenue indispensable :
« C’est une tendance forte depuis une dizaine d’années, mais cela s’est vraiment accéléré depuis la Covid, explique Émilie Cheminant-Guillard, associée dans le groupe Cheminant, producteur de tomates à Carquefou et responsable de la commission sociale au sein de la Fédération des maraîchers nantais. Aujourd’hui, sur les quelque trois mille saisonniers que nous recrutons chaque année, sur des contrats qui s’étalent généralement entre un et huit mois en fonction du type de production, on compte environ 30 % de Français, 40 % d’Européens communautaires (Roumains, Bulgares, Polonais) et 30 % d’étrangers hors Europe avec un titre de séjour en règle et une autorisation de travailler en France. Pour les emplois en CDI, environ deux mille cinq cents sur le bassin nantais, la proportion s’inverse. »
Le recrutement se déroule généralement soit via le bouche à oreille, soit par le recours à des associations spécialisées, comme Job4mi, une association nantaise qui sert d’intermédiaire entre des exploitants agricoles et des demandeurs d’asile ou des réfugiés : « Pour les employeurs, l’enjeu est de sécuriser la question de la régularité des papiers des personnes qu’ils emploient. Au sein de l’association, on fait un vrai travail d’accompagnement des migrants, on vérifie le dossier administratif, on les rencontre plusieurs fois et on les accompagne sur l’exploitation », explique Titoun Lavenier, bénévole chez Job4mi en charge du secteur agricole. Au total,
← Fatou, d’origine guinéenne, qui vit à Malakoff à Nantes, a enchaîné depuis son arrivée en France les petits boulots dans l’aide à domicile, le nettoyage et le maraîchage. Elle fait la cueillette des tomates cerises aux Serres du Frety, Pont-Saint-Martin (Loire-Atlantique).
© Photos Armandine Penna.
David Prochasson
Dans les coulisses d’une palette
Elle paraît banale et sans histoire. Elle est en réalité au croisement d’enjeux financiers, écologiques et sociaux. Voyage à bord d’une palette, témoin privilégié de nos consommations et de leur évolution.
Ce jour de mai 2017, en pleine campagne législative, le député socialiste sortant Jean-Christophe Cambadélis tient meeting debout sur une palette en bois. La scène, à l’angle de deux rues du 19e arrondissement de Paris, se résume à une enceinte, un micro, quelques badauds… et ce support, donc, de couleur rouge. Allégorie d’un printemps révolutionnaire ? Tentative de revivifier la rose socialiste, ternie par cinq ans de pouvoir ? Pour les internautes, ce fut ni plus ni moins que le symbole d’un naufrage. En quelques mèmes, ils en firent voir de toutes les couleurs à cet ancien syndicaliste. Cambadélis transformé en œuvre d’art contemporain, tutoyant le Titanic, raillé tel le radeau de la Méduse au milieu d’un océan déchaîné, mendiant guitare en bandoulière sur une parodie de Trust – « Antisocialiste, tu perds ton sang-froid ». Cambadélis… en pleine déroute. Emporté dès le premier tour de l’élection, celui qui était alors premier secrétaire du Parti socialiste n’obtint pas même 10 % des suffrages. La palette, elle, eut son quart d’heure de gloire. Une balade virtuelle assez peu éloignée, en somme, des milliers de kilomètres qu’elle peut parcourir chaque jour. Dans l’ombre…
De l’Amérique à l’Europe
Un plateau soutenu par ce que l’on appelle dans le jargon des « skis », des cales, des clous…
La palette est en apparence d’une banalité confondante. Elle est pourtant l’élément central de nos sociétés de consommation. L’immense majorité des produits – entre 80 et 95 % selon les sources – transite aujourd’hui sur ces supports. Sans eux, les chaînes d’approvisionnement cesseraient, mettant à l’arrêt la plupart des activités industrielles. Sauf à charger les colis en vrac, un à un, rien ou presque ne se stockerait, ne se transporterait ni ne se consommerait. Scrutée de près, la gestion d’une palette est une science, qui revêt des enjeux financiers, écologiques et sociaux colossaux.
Le voyage commence aux États-Unis. Si des modèles rudimentaires sont utilisés dès la fin du xix e siècle, c’est en 1939 que les premières palettes sont brevetées outre-Atlantique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’armée américaine les utilise sur les zones de conflit pour acheminer les vivres et le matériel d’armement. Elle contribue ainsi à populariser ce qui s’annonce comme une véritable révolution dans le monde de la logistique. Un succès jamais démenti jusqu’à aujourd’hui. Seule la gamme s’est étoffée, selon les besoins des industries : palette CP pour la chimie, VMF pour la verrerie, américaine pour le grand format… Toutes ou presque en bois, même si le plastique et surtout le carton se taillent une part du marché. En témoigne l’inauguration, au printemps 2024, d’une unité de production de palettes en carton à La Chevrolière, près de Nantes. La société DS Smith ouvrait alors son troisième site dédié en France, sûre d’avoir une carte à jouer avec un produit qui, malgré sa moindre résistance, est plus économique et léger. Un atout lorsqu’on sait qu’une fois chargées les palettes en bois peuvent représenter le tiers du poids d’un camion de douze tonnes : quatre tonnes de bois et… huit cents kilos de clous.
←
Empilage de palettes aux Coteaux Nantais, vergers bio et demeter.
© Photo Sylvain Bonniol.
Anthony Poiraudeau / Illustrations Arnaud Aubry
250 000 milliards de bits sous les mers
C’est à Saint-Hilaire-de-Riez, en Vendée, que l’un des câbles sous-marins de télécommunication les plus puissants au monde est raccordé au continent européen. Il
s’agit d’un élément majeur de l’infrastructure globale d’Internet.
Sur la plage, rien ne se laisse deviner, ni au sol, ni ailleurs aux alentours. Par beau temps, si l’air est clair, on distingue bien l’île d’Yeu à l’horizon, et en regardant vers le nord on repère les aplats blancs des immeubles des Becs. Vers le sud, c’est le fond de la baie de Sion-sur-l’Océan qui arrête le regard sur le littoral. En face de soi, surtout, on a l’océan qui se répand comme une immense masse mouvante où toute la matière semble se fondre, et à travers quoi rien ne transparaît. C’est là pourtant qu’un des câbles de communication les plus puissants au monde atteint le continent européen, après avoir traversé tout l’océan Atlantique depuis Virginia Beach, sur la côte est des États-Unis, à 6 600 kilomètres de là. On s’imagine qu’une infrastructure majeure à l’échelle mondiale doit se matérialiser par d’énormes volumes architecturaux, vastes comme plusieurs centrales nucléaires ou longs comme une série de viaducs de Millau, mais ici rien n’est perceptible : l’infrastructure est certes longue de 6 600 kilomètres mais son diamètre ne compte que quelques centimètres, elle est entièrement posée au fond de l’océan et enterrée aux deux extrémités côtières.
C’est le 13 mars 2020 que le câble, déployé par Google, a été raccordé au continent européen 1 Un grand navire qui le déposait petit à petit au fond de l’océan depuis le rivage américain s’est arrêté près de la côte de Saint-Hilaire-de-Riez, et son extrémité a été remorquée jusqu’à la plage de la Parée Préneau. Là, le sable a été creusé pour que le câble atteigne une ancienne station téléphonique – souterraine, blindée et reconvertie pour l’occasion – où il a été physiquement branché au réseau terrestre de fibre optique avant sa mise en service effective, opérée en septembre 2020. Ce câble de transmission de données numériques, que Google a nommé « Dunant », en hommage à Henry Dunant (fondateur franco-suisse de la Croix-Rouge et prix Nobel de la paix en 1901), est au moment de sa mise en service le plus puissant au monde, avec un débit de 250 térabits par seconde (250 Tbit/s) 2 – plusieurs articles de presse s’amusant à relever qu’une telle puissance permet de télécharger trois fois par seconde l’intégralité du contenu des collections de la bibliothèque américaine du Congrès, qui comprend plus de cent cinquante millions de documents 3. Il est le premier d’une nouvelle génération de câbles de fibre optique, employant une technique dite SDM (pour Space-Division Multiplexing), accroissant considérablement le débit des données transmises – à titre de comparaison, le câble AEC-1, raccordé en 2016 entre l’État de New York et l’Irlande, disposait d’un débit initial de 40 Tbit/s, et Apollo, qui relie depuis 2003 les États de New York et du New Jersey à Lannion (Côtes-d’Armor) et à Bude (Angleterre), est doté d’un débit de 3,2 Tbit/s 4. Dunant a du reste été détrôné au palmarès des câbles sous-marins les plus puissants par deux nouveaux câbles transatlantiques, eux aussi mis en service par les GAFAM en 2022 et 2023 5 L’histoire des câbles sous-marins est presque aussi ancienne que celle des techniques de communication par câble, à commencer par le télégraphe (qui transmet des messages écrits par impulsions électriques en employant un code tel que le Morse). Elle débute au milieu du xixe siècle, d’abord sur de courtes distances, par exemple entre Douvres et Calais en 1850
1. Pierre Manière, « L’ultrapuissant câble sous-marin Dunant est arrivé en Vendée », La Tribune, 13 mars 2020.
2. Un térabit correspond à mille milliards de bits (le bit étant en informatique l’unité de mesure de base de la quantité d’informations).
3. C’est par exemple relevé dans l’article « Power beneath the surface » de Guy Matthews, mis en ligne le 3 décembre 2019 sur le site de Capacity Media.
4. Ces chiffres peuvent être trouvés sur des sites de passionnés d’histoire des câbles sous-marins, comme History of the Atlantic Cable & Undersea Communication, de Bill Burns, dit « The Cable Guy ».
5. GAFAM est l’acronyme de « Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft », par lequel on désigne communément les plus grosses entreprises mondiales du numérique.