N° 149 / 2017
La symbolique de l’île fait courir l’imagination des écrivains et des scénaristes, qui lui accordent volontiers le rôle principal : dans le roman de Daniel Defoe, qui de l’île ou de Robinson Crusoé mène l’aventure ? La spécificité de ce territoire clos inspire les fictions les plus diverses.
Revue 303 arts, recherches, créations 12, bd Georges Pompidou 44200 Nantes T. 33 (0) 228 206 303 F. 33 (0) 228 205 021 www.editions303.com
Elles sont entourées d’eau, naturelles ou artificielles, reliées au continent, urbaines, réelles ou rêvées : les îles sont le lien rompu avec le reste du monde. C’est cela qui fait rêver. L’expérience de l’île est un enchantement… marchandé au tourisme à l’aide de clichés paradisiaques. Mais l’insularité peut aussi relever du registre de la malédiction : l’île peut devenir le lieu de l’exil, abriter une prison ou un lazaret…
28 euros
La revue culturelle des Pays de la Loire
Une île, des îles
Cette publication est réalisée par l’association 303 qui reçoit un financement de la Région des Pays de la Loire
À l’échelle des Pays de la Loire, par le biais des disciplines de l’art et de la recherche, 303 organise une exploration des lieux insulaires, un étonnant voyage d’île en île.
Une île, des îles
Manon Breteaudeau, ĂŠcole du Fuilet, CM1.
p. 2
Éditorial __
Bernard Renoux Terre de solitude, terre d’exil ou terre d’autonomie : accéder à une île n’a rien d’évident. Ce numéro invite à un voyage d’île en île, hors des lieux et hors du temps. Aux îles fluviales et maritimes de la région s’en ajoutent d’autres, devenues continentales, qui furent cernées par la mer il y a bien longtemps : au Ier millénaire, au sud de la Vendée, l’île de la Dive et ses sœurs du golfe des Pictons en sont de beaux exemples. Plus surprenante encore, l’apparition de l’îlot de Perseigne au nord de la Sarthe, il y a plus de 200 millions d’années. Au xviiie siècle, l’urbanisation modifia durablement l’île Feydeau, et plus récemment les conséquences de la Seconde Guerre mondiale donnèrent naissance à l’île Bikini. Sur la Mayenne, par amour, une île industrielle fut baptisée du prénom d’une marquise, Apollonie. Ces histoires d’îles dansent un étrange ballet, oscillant entre le réel et le fabuleux. La Loire apporte à la région son contingent d’îles le plus important. Certaines de ces terres émergées, dispersées jusqu’à l’estuaire selon l’humeur du fleuve, se transforment : îles provisoires, flottantes, elles apparaissent et disparaissent. Qu’elles soient abandonnées, exploitées ou habitées, toutes racontent une histoire singulière, imaginée ou vécue dans un espace mouvant. Sur sa façade océanique, la région compte trois îles maritimes. Noirmoutier est aujourd’hui définitivement ancrée au continent par un pont – de crainte sans doute qu’elle ne prenne le large – mais depuis longtemps le passage du Gois l’amarrait à la terre ferme, lui rendant son insularité au rythme des marées. Plus éloignée du trait de côte, lumineuse, l’île d’Yeu accueille, comme toutes les îles habitées, une société qui cultive un esprit de communauté : l’île parle d’essentiel, de sincérité et de simplicité. À côté de ses aînées, l’île Dumet fait figure de gros caillou. Jadis, ses deux forts protégeaient le continent des Anglais ; depuis qu’elle a été classée Natura 2000, c’est elle que l’on protège de nouveaux envahisseurs, les vacanciers en tongs. L’île est un lieu à imaginer ; les disciplines de la création s’en sont abondamment emparées, l’élevant au statut de personnage central. S’il fallait choisir le « portrait » d’île le plus symbolique, ce serait sans doute L’Île des morts d’Arnold Böcklin, abondamment citée dans nombre de créations artistiques : ce tableau constitue « une œuvre phare, un repère, un repli insulaire. Ce non-lieu onirique traverse les imaginaires1… » Dans la littérature et le cinéma, auteurs et scénaristes en font le symbole du paradis ou celui du pire isolement, l’île passant de l’une à l’autre de ces interprétations afin d’accroître la tension au cours du récit. La fiction dote ainsi l’île de nombreux traits de caractère liés, dans l’imaginaire collectif, à la beauté, à la sérénité et au refuge mais aussi à la peur et au danger. Vue depuis la rive, elle est fantasmée et désirée, et cette vision nous engage sur les voies de l’imagination. C’est celle des enfants que la revue a sollicitée avec le projet « Dessine-moi une île », mis en œuvre dans la classe de CE2 / CM1 de Sarah Leray à l’école du Fuilet (Maine-et-Loire) : disséminées au fil de la revue, leurs projections idéalisées esquissent des rêves insulaires d’une grande fraîcheur.
___ 1. Camille Bouchindomme, « En partant de L’Île des morts », dans Murielle Gagnebin et Julien Milly (dir.), Les images limites, Champ Vallon, 2008.
p. 3
___ L’homme et l’île ___ 8
– Un tour dans l’île
___ Éric Fougère, directeur de la collection « Des îles » aux éditions Pétra 18
– Les gars et les filles du coin
___ Frédérique Letourneux, journaliste 30
– L’arrivée sur l’île
___ Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine 36
– Une île de Brière en une feuille
Florian Stalder, conservateur du patrimoine et chercheur
___ à l’Inventaire général, Région des Pays de la Loire
– L’île de Versailles ___ Jean-François Caraës, conservateur en chef du patrimoine
303_ n° 149_ 2017_
__ Sommaire
40
48
– Noirmoutier, défenses et occupations
___ Pascaline Vallée, journaliste culturelle et critique d’art 56
– L’île de Bouin
François-Xavier Brochard, historien du droit, archiviste aux
Archives départementales de la Vendée
___ Îles créées, îles rêvées ___
– Les îles de jardin : imaginaire et créations en Anjou Isabelle Levêque, historienne des jardins et paysagiste ___ 64
___
76
Une île, des îles ___ 03
– L’île Bikini et le vélo de mon grand-père
___ Éric Pessan, écrivain
– La forme d’une île : îles, îlots et cailloux Cyrille Sciama, conservateur du patrimoine, chargé des collections ___ du xix siècle au Musée d’arts de Nantes 82
e
– Éditorial Bernard Renoux, photographe-auteur
p. 4
92
– L’île était là…
Agnès Marcetteau-Paul, directrice de la bibliothèque municipale
et du musée Jules Verne de Nantes
___
___ – Le laboratoire de l’île dans la littérature européenne après-guerre
104
Ioana Andreescu, docteure en sociologie de l’École des hautes
___
études en sciences sociales
– Île, carte et création dans Moonrise Kingdom de Wes Anderson
110
Marie-Camille Bouchindomme, docteure en études
___ cinématographiques de l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
118
– L’homme qui aimait les îles
Îles désertes, vulnérables ou disparues ___
– L’île de Baure ___ Étienne Poulle, professeur à TALM-Angers 178
– Auteurs d’îles
François-Jean Goudeau, chargé de programmation à l’École
184
___
du Louvre, Paris
___ Bernard Renoux
122
– Le corps des îles
Éva Prouteau, critique d’art et conférencière
___
188
– Les îles de Retz
Dominique Pierrelée, historien ___
– Balade botanique d’île en île dans les Pays de la Loire ___ Pascal Lacroix, botaniste 198
– À la surface du temps Stéphanie Barbon, coordinatrice de projets culturels ___ et pédagogiques et Jean Richer, architecte urbaniste 208
Îles d’hier et îles peuplées ___ 134
– Industrieuse Apollonie
Louis André, maître de conférences au département d’Histoire
de l’art et Archéologie de l’université Rennes 2 ___ 140
– L’île aux Planches : entre ciel et eau
___ Nadia Le Gal, responsable des Archives du Mans 144
– Naissance des îles à Nantes
Rémy Arthuis, Éric Armynot du Chatelet, Véronique Guitton, Axelle Ganne et Évelyne Goubert,
membres du collectif de recherche Archéologie fluviale et environnements holocènes des vallées de la Loire et de ses affluents en Pays Nantais
___ 152
– L’île Saint-Nicolas, sentinelle de Loire Véronique Mathot, vice-présidente de la Société des historiens
du Pays de Retz ___
– L’île de Rié et Louis XIII ___ Patrick Avrillas, auteur de Louis XIII et la bataille de l’isle de Rié 162
166
– Béhuard ou l’attrait pittoresque d’une île
Ronan Durandière, chargé de recherches à l’Inventaire
du patrimoine, Région des Pays de la Loire
– Dumet : une île déserte au large du pays de Guérande ___ Michel Garnier, biologiste et géologue 216
– L’île Saint-Aubin Sylvain Chollet, technicien au service Gestion des milieux ___ aquatiques et Prévention des inondations à Angers Loire Métropole 224
230
– L’îlot de Perseigne André Gobenceaux
___ Îles lointaines ___
– Nantes et les îles : jalons dans une histoire des représentations ___ Olivier Grenouilleau, historien 236
246
– Du sucre entre trois révolutions Jean-Louis Lavigne, ancien président de l’association Couëron Audubon Atlantique
p. 5
L’homme et l’île Loréna Colonnier, école du Fuilet, CE2.
p. 8
Un tour dans l’île __
Éric Fougère ___ C’est une évidence : une île est un morceau de terre entouré d’eau. Close, on peut la cerner. Distincte, on peut la penser. Distante, on peut la rêver. Mais la saisir est compliqué. ___ Une île est un lieu parfait car achevé. Sa totalité se donne à voir incontinent. Lieu complet dont le regard accomplit la vision d’un espace à part. Entité géographique où la partie rejoint le tout. S’il est vrai que la géographie est l’assignation d’un espace à son lieu propre, il ne l’est pas moins que l’île a servi de témoin pour échantillonner la diversité terrestre ou la réfléchir en concentré. Mais coupure induit rupture, et la dimension de raccourci vaut comme exception, différence irréductible. Un usage de l’île est la retraite. Or la fonction de refuge (éventuellement conventuelle) a côtoyé des stratégies défensives (îles fortifiées), sanitaires (îles de quarantaine ou de lépreux) voire carcérales (îles-prisons). Le glissement qui s’opère à la faveur de l’idée de protection peut conduire à renverser les valeurs. Il y a paradoxe. Un décentrement fait concurrence à la centralité. Le domaine insulaire est tout sauf homogène. Il contraint l’approche au passage en revue : « pour avoir une vue d’ensemble1 », il faut jouer de la pluralité tout en pariant sur la globalité. D’aucuns préfèrent parler de milieu insulaire, estimant que l’environnement liquide est ce qui détermine un hydro-climat sans lequel on entrerait dans la catégorie continentale. Il importe en même temps de mesurer le rapport entre longueur du littoral et surface de l’île et de pondérer cet indice côtier par une analyse de la morphologie des côtes et du niveau d’isolement, calculé d’après le rapport entre surface émergée de l’île et zone économique exclusive2. En quête d’une géographicité normative, on substituera la notion de focale aux questions de grandeur. Une science des îles (appelée nissologie) revient donc à valoriser la mise au point. Si les propriétés montrées sur une échelle apparaissent invariantes, alors il faut accepter que l’on puisse emboîter presque à l’infini quantité d’îles gigognes, au sein d’un système où le point de vue devient celui d’un monde en archipel. Autant que la contiguïté de surface (une île à la vue d’une autre et formant toutes un pointillé), c’est la continuité de subduction qui structurerait le monde insulaire en profondeur, au gré de glissements tectoniques : on sait que nombre d’îles ont pour origine un point de friction terrestre, en corrélation physique entre activité volcanique (îles océaniques) et déplacement par fracturation des plaques (îles continentales). Un correctif à la fragmentation terrestre est de rechercher le principe unificateur apporté par une dialectique île / continent qui remonte aux controverses ayant opposé les partisans du plutonisme et les adeptes du neptunisme. Ici, des éruptions volcaniques ont englouti les terres, à l’instar de l’Atlantide, en ne laissant que les pointes émergées. Là, c’est l’irruption de l’océan qui, « de siècles en siècles, épuisant ses eaux par d’innombrables productions, éleva, en s’abaissant, les sommets de ses îles primitives et, en reculant ses bords, les plaça au sein des continents3 ». Soit résidu, soit excédent, l’île offre ainsi deux principes explicatifs. Ou relique ou réplique, elle plaide
___ 1. Edgar Aubert de la Rüe, L’Homme et les Îles, Paris, Gallimard, 1935, p. 5. ___ 2. François Doumenge, « Quelques contraintes du milieu insulaire », Îles et archipels, no 8, 1987, p. 9-13. ___ 3. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (préambule), Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 63.
< Illustration de Benjamin Bachelier pour 303.
p. 9
p. 18
Les gars et les filles du coin __
Frédérique Letourneux ___ Située à quelque dix-sept kilomètres des côtes vendéennes, l’île d’Yeu n’est accessible qu’en bateau, ce qui fait d’elle la seule « vraie » île des Pays de la Loire. Et ces îliens-là, qui se font appeler Islais, tiennent à leur mode de vie. ___ « Je crois que j’ai réussi à transmettre à mes filles un attachement particulier pour ce petit bout de terre différent. » À cinquante ans, Pascale Cariou, responsable du service patrimoine à la mairie de l’île d’Yeu, a l’air serein des amoureux qui savent l’objet qu’ils convoitent désiré par d’autres. Au fil des rencontres sur l’île, la question des attaches revient inlassablement. Comme si l’île était une sorte de bilboquet, avec un fil plus ou moins long, mais avec la conviction de toujours faire revenir la boule dans l’axe. Les récits sont ainsi émaillés de départs et de retours, de certitudes de ne jamais revenir sur l’île qui ne tiennent pas la marée. Le rapport au continent s’écrit au rythme des étapes de la vie : l’internat à partir de la seconde, la poursuite des études supérieures, les débuts de la vie professionnelle… Et pendant toutes ces années, les allers et retours sur l’île pendant les vacances, dans la maison familiale. « Quand j’étais à Nantes, mon île me manquait beaucoup, j’y revenais souvent. J’ai toujours eu un rapport à cette île très charnel, je l’ai chevillée au corps », poursuit Pascale Cariou qui est « revenue sur l’île » pour élever ses trois filles quand son mari, marin de commerce, partait plusieurs longues semaines en mer. Quand on demande à cette passionnée d’histoire locale comment définir la spécificité de la vie sur cette terre longue de dix kilomètres et large de quatre, elle insiste d’abord sur la coupure physique : « Le fait de ne pas être relié au continent par un pont définit un rapport particulier au monde. C’est une distance géographique qui instaure une distance dans la tête entre eux et nous. À certains moments, même très fugaces, nous sommes réellement coupés du monde. » Du point de vue étymologique, l’isolement topographique – quand la mer joue le rôle de frontière – a toujours questionné le rapport à l’autre, comme le rappelle le géographe Louis Brigand dans son livre Besoin d’îles1 : « En 1653, isoler signifie “faire prendre la forme d’une île”. Le mot isolement provient du latin isulatus, qui signifie “séparé comme une île, isolé, délaissé”, et de insula, qui désigne une île. » Si les liaisons maritimes sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses, reliant la ville de Port-Joinville à Fromentine et même à Saint-Gilles-Croix-de-Vie d’avril à septembre, le sentiment d’occuper un territoire isolé reste très fortement ancré dans l’esprit des Islais. Il suffit pour s’en convaincre de s’amuser à relever l’ensemble des expressions utilisées pour désigner le continent, dont on aperçoit très nettement les ombres depuis la côte est de l’île. Certains disent : « Je sors de l’autre côté » ; d’autres : « Je vais
___ 1. Louis Brigand, Besoin d’îles, Paris, Stock, 2009.
< Vue du port de la Meule près de la chapelle de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Photo D. Drouet.
p. 19
Pieux de protection du littoral, plage de Luzéronde, pointe nord de l’île.
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Noirmoutier, défenses et occupations
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Pascaline Vallée ___ On connaît l’île pour ses plages ensoleillées, ses pommes de terre et ses mimosas. Alors que l’urbanisme des xxe et xxie siècles a considérablement changé le visage de Noirmoutier, que reste-t-il du patrimoine naturel et culturel qui fait son identité ? ___ Murs blancs, volets bleus, marais blancs, forêts dominées par le vert, sans oublier le sable des plages : pour peindre le tableau de Noirmoutier, beaucoup utiliseraient ce jeu de couleurs. Il faudrait pourtant y ajouter une bonne dose de noir, celui des digues, enrochements, routes et surfaces bétonnées en tout genre construits au fil des ans. Une partie de ces masses sombres constitue des défenses contre la mer, érigées ou renforcées par les quatre communes de l’île. Les autres sont la trace du tourisme, qui menace lui aussi d’engloutir son patrimoine naturel et culturel.
Une richesse fragile Toujours, accoster sur une île donne la sensation d’approcher d’un trésor, en tout cas de quelque chose de remarquable. « Pas de miasmes », note un marchand passé par là au xe siècle. De fait, sa qualité d’île éloigne de Noirmoutier bon nombre d’épidémies. À l’inverse de ses sœurs françaises, elle voit sa population augmenter jusqu’en 1911 – un accroissement couronné par le plein emploi jusqu’en 1914. Plusieurs activités font sa richesse : la culture d’une pomme de terre de luxe, le développement de la pêche et de la transformation de la sardine, qui exige une main-d’œuvre nombreuse, mais aussi la fabrication de soude à partir du goémon, l’exploitation du sel, les huîtres et les produits de la mer... Activités qui marquent encore le territoire par leur présence ou par leurs traces dans la toponymie, des noms de lieux-dits à ceux de structures touristiques ou culturelles. Au premier regard, une île a tout d’un lieu préservé, d’une forteresse protégée par les eaux qui l’entourent. Mais cette image, héritée d’une époque où les récits de conquêtes l’emportaient sur les rapports scientifiques alarmistes, s’effrite elle aussi. Noirmoutier, comme d’autres terres, est en état de siège permanent. La résistance est d’autant moins facile que ses assaillants, la mer et les hommes, sont en même temps ses amis et ses ennemis, chacun lui apportant à la fois richesse et destruction. Une guerre d’usure ponctuée de brusques tempêtes et de projets immobiliers. Seul semble immobile le pont qui relie et sépare « ici » et « là-bas », l’île et « le continent », ainsi que le pointent certains panneaux routiers. En 1971, son arrivée signe celle, qui ira croissant, des voitures et du béton, mais aussi le retrait de Noirmoutier de la liste des îles du Ponant, qui regroupe quinze îles de Manche et d’Atlantique, d’Aix à Chausey.
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Carte généralle des côtes du Bas Poitou, Aunis, Saintonge, Guyenne, Medoc et isles adjacentes représentée en basse mer, détail, 1787. © Photo BnF, Paris.
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L’île de Bouin Marche d’entre Bretagne et Poitou
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François-Xavier Brochard Singulière histoire que celle de Bouin : cette commune du marais nord-vendéen fut jadis une île dans la baie de Bourgneuf. Sous l’Ancien Régime, elle jouit d’un vaste ensemble de privilèges et connaît le très curieux statut de « marche commune d’entre Bretagne et Poitou ». ___ Le caractère insulaire du territoire bouinais était encore bien marqué à la fin du xvie siècle mais aux siècles suivants le comblement de la baie s’accéléra et le Dain, ce bras de mer qui séparait l’île du continent, finit par ne plus constituer qu’un canal au xviiie siècle. Le rivage occidental de l’île connut lui aussi l’envasement et l’endiguement qui repoussaient toujours plus à l’ouest les limites du territoire bouinais. Mais, avec son altitude comprise entre 0 et 6 mètres, l’île restait sujette aux inondations. Elle passait d’ailleurs pour la plus basse du royaume : « [Elle] est differantes des autres isles de France, […] s’il ni avoit point de chaussées, elle submergeroit encore dans les marées des équinoxes et des solstices1. » La construction et l’entretien des digues imposèrent (et continuent d’imposer) aux Bouinais des efforts incessants, coûteux et parfois vains. En témoignent les désastres occasionnés par les nombreux vimers, ces raz-de-marée qui jalonnent l’histoire de Bouin. Il est à ce sujet révélateur que le plus ancien événement marquant rapporté par la tradition locale soit un vimer censé s’être produit en l’an 5672. Contrariée par les invasions normandes (ixe siècle), la mise en valeur de l’île prit son essor aux xiie et xiiie siècles. Passée de 1 200 à 1 400 habitants dans la seconde moitié du xvie siècle, la population atteignait presque le double un siècle plus tard ; elle fluctua ensuite entre 2 300 et 3 000 habitants au xviiie siècle, avec une diminution marquée à partir des années 1770-1780. Sans doute dès la fin du viie siècle, sous l’impulsion des moines de Saint-Philibert, mais surtout à partir du xviie siècle, l’île se couvrit d’un écheveau compliqué de canaux et de marais salants. Car si elle était exposée aux caprices de l’océan, son territoire était aussi idéal pour la saliculture qui fit la richesse de Bouin, toute l’Europe du Nord venant se fournir en sel dans la baie de Bourgneuf. Ce commerce international déclina à partir de la seconde moitié du xviie siècle mais les terres prises sur la mer se révélaient fertiles et propices à l’élevage, et d’importantes quantités de céréales continuèrent de transiter par les ports bouinais. Autre constituante de l’économie locale, la contrebande, menée ici à très grande échelle. Contrebande du sel, bien sûr, mais aussi de toutes les marchandises taxées : vin, poivre, « indiennes » (toiles peintes), tabac. Idéale pour le cabotage, l’île jouxtait des aires douanières aussi différemment taxées que la Bretagne, le Poitou ou les Marches communes.
___ 1. Observations sur les usemens locaux de l’Ile de Bouin (manuscrit non daté, vers 1767), Archives départementales de la Vendée [ensuite ADV], 1 E 1343. ___ 2. Coustume de l’isle de Bouing, copie de 1644, ADV, 1 E 1338.
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L’île Bikini et le vélo de mon grand-père __
Éric Pessan ___ À hauteur de Saint-Jean-de-Boiseau, à l’ouest de Nantes, un amoncellement de navires coulés par l’armée allemande puis renfloués à la fin de la guerre a fini par former une île artificielle des plus singulières : l’île Bikini. ___ Enfant, la guerre ne s’échappait pas des livres et des films. Je savais qu’il y avait eu une seconde guerre mondiale précédée d’une première, je n’ignorais pas qu’il s’était produit des événements à la portée dramatique sans toutefois les comprendre réellement. La guerre était le passé, elle ne concernait en rien ma vie insouciante. Mes parents ne rataient aucune rediffusion de La Grande Vadrouille ou de La Vache et le Prisonnier, ils riaient, je riais. Si on regardait Le Jour le plus long les rires étaient remplacés par l’exaltation de l’héroïsme tempérée d’effrois ponctuels : je garde le souvenir de cette scène où un parachutiste tombe et se noie dans un puits. J’ai été terrifié par ce passage de quelques secondes sans doute parce que le puits a été le danger le plus redoutable de mon enfance, il avait avalé une arrière-grand-mère en créant un trauma que l’on recevait en héritage. Toujours est-il que cette vie gâchée, ce combattant qui ne combattra pas, m’avait fait comprendre que la guerre tuait aussi par hasard et par malchance. Très tôt j’avais appris la Shoah, l’horreur. Très tôt j’avais vu les longues listes sur les monuments aux morts des villages si peu peuplés de mes aïeux landais. Mais tout ceci était du passé, la première guerre comme les atrocités du nazisme ne menaçaient pas mon avenir et l’hypothèse d’une guerre nucléaire entre l’URSS et les États-Unis s’écartait chaque jour. Ce mercredi 8 février 2017, je marche en compagnie de Bernard Renoux et la vase aspire mes trop larges bottes en caoutchouc, je manque à plusieurs reprises de me retrouver en chaussettes dans la boue. Il fait frais sans que le temps soit glacial. J’avance, nous allons visiter des traces de la guerre et je repense à la manière dont elle est entrée dans ma vie : par fragments, par accumulation d’indices successifs. Par des traces aussi peu assurées que celles de mes pas sur le bord de la Loire. Coupant à travers champs avec l’autorisation du fermier, nous nous rendons sur l’île Bikini. Cette île n’est sur aucune carte, j’ai vérifié hier soir : l’entrée île + Loire + Bikini sur un moteur de recherche renvoie aux photos de Miss Pays de la Loire en bikini sur une île paradisiaque. Située sur la commune de Saint-Jean-de-Boiseau, cette île est née en plusieurs étapes : le 9 août 1944, l’armée allemande en pleine débâcle coule neuf bateaux en travers de la Loire, juste en face du lieu-dit de la Télindière, pour gêner la navigation sur le fleuve et interdire aux Alliés l’accès au port de Nantes. < Les mâts du caboteur pétrolier l’Antarktis sabordé en 1944 par les troupes allemandes sur l’île Bikini, Saint-Jean-de Boiseau. Photo B. Renoux.
p. 77
L’Île d’Yeu, Donatien Roy, aquarelle, s.d. Coll. Musée d’arts, Nantes, inv. 982.8.1D. © Nantes Métropole - Musée d’arts - Photo P. Betton.
p. 82
La forme d’une île : îles, îlots et cailloux
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Cyrille Sciama ___ Si la mer a longtemps inspiré les artistes, notamment les peintres, on peut s’étonner que leurs représentations ne portent pas davantage sur le sujet de l’île en tant que tel. ___ L’invitation au voyage « Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux Et planait librement à l’entour des cordages ; Le navire roulait sous un ciel sans nuages, Comme un ange enivré d’un soleil radieux. Quelle est cette île triste et noire ? – C’est Cythère, Nous dit-on, un pays fameux, dans les chansons, Eldorado banal de tous les vieux garçons. Regardez, après tout, c’est une pauvre terre. » Charles Baudelaire, « Un voyage à Cythère », Les Fleurs du mal, 1857.
De Baudelaire à Flaubert, de Turner à Gracq, l’île inspira toutefois écrivains et peintres. Confondu avec la marine, le thème est pourtant propre à une génération qui prit soin, surtout au xixe siècle, de mettre en exergue les singularités des reliefs fluviaux et maritimes où l’île, ce bout de terre jeté dans les flots, prend une force accrue dans leurs créations. En descendant la Loire jusqu’à l’estuaire et même jusqu’aux îles bretonnes, l’amateur curieux peut découvrir un ensemble, somme toute assez original, d’illustrations d’îles remarquables et célèbres, mais aussi oubliées et méconnues.
Le caillou, la première île Emmanuel Lanyer (1835-1893), le peintre vendéen par excellence, né à Bouin, prit plaisir à peindre des rochers et des cailloux sur la plage : ne sont-ils pas les prémices des îles ? Abandonnés sur le sable, recouverts d’algues et de coquillages, ils invitent au voyage, rappellent la géologie et intriguent le vacancier. L’île Callot, à Carantec, peinte par Lanyer, se résume à quelques rochers. L’île, que l’on peut atteindre à pied à marée basse, est ainsi vue dans sa vision première, primitive, éruptive. À ce titre, c’est davantage un portrait de rochers qu’un paysage, car l’artiste se concentre sur des détails au détriment d’un panorama. C’est là l’un des paradoxes des représentations des îles dans l’art : elles sont souvent perçues in situ, et non vues à vol d’oiseau. Cela donne une certaine planéité au sujet alors que la composition gagnerait à prendre de la hauteur. En conséquence, les peintres se sont souvent
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Les Ruines du château de Fast Castle, Berwickshire, Scotland : la tour de Wolfcrag de La Fiancée de Lammermoor, Richards William Trost, huile sur toile, 1892. Coll. Philadelphia Museum of Art, Philadelphie, États-Unis. © Photo The Philadelphia Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image Philadelphia Museum of Art.
p. 104
Le laboratoire de l’île dans la littérature européenne après-guerre
__
Ioana Andreescu ___ La poétique de l’île dans la littérature européenne renvoie à un régime narratif dont les frontières entre la fiction et la réalité se brouillent parfois, raison pour laquelle l’île crée des conditions de laboratoire et d’expérience sociale. ___ À l’heure du Brexit, la réflexion politique sur l’espace de l’île, qu’il soit réel ou fictionnel, redevient d’actualité dans la littérature européenne. Habité par des héros îliens tels que le mythologique Ulysse, le voyageur Raphaël de l’utopie morienne ou l’antihéros Leopold Bloom, l’espace insulaire renvoie à une capacité intensément liée à un usage métaphorique. De plus, le récit sur le vécu dans l’île de Robinson Crusoé est considéré comme « un des rares mythes1 » de la société européenne moderne. À travers plusieurs récits de la période de l’après-guerre (caractérisée par une reconstruction du système social en Europe occidentale) jusqu’à nos jours, marqués par un processus de fragmentation, de rupture et de déconstruction, l’ambition de cet article est d’appréhender les métamorphoses de l’île dans la littérature européenne. Notre hypothèse est que les ouvrages îliens abordés interrogent, de différentes manières, le discours idéologique de la modernité et de la contemporanéité occidentales européennes, les crises de la transmission survenues dans ces temporalités différentes. Or, l’île littéraire renvoie à un laboratoire de société. Sans vouloir réduire la complexité de cet échange, nous pensons que ces deux échelles, l’une tenant de l’espace social et l’autre de l’espace fictionnel, contribuent de manières différentes à constituer un espace narratif commun, que l’on essaie de saisir à travers une cartographie, souvent hypertextuelle, des ouvrages îliens.
Qu’est-ce qu’une île ? Commun à la littérature, aux sciences humaines et sociales et aux sciences naturelles, l’usage de l’île peut donner lieu à de multiples interprétations. Définie en tant qu’« étendue de petites dimensions entourée d’eau2 », l’île constitue d’un point de vue géographique un espace terrestre entouré par la mer ou l’océan. Pour les sciences sociales, l’usage de l’île implique l’appréhension de concepts tels que la négociation d’un territoire, la question des frontières et la démarcation des marges, puisque le thème même d’île circonscrit des notions liées à la spatialité, à la délimitation, au partage et à la domination dans l’espace habité. En littérature, se présentant à première vue comme lointaine et détachée de la réalité, l’île déploie davantage sa force discursive au second degré ou dès lors qu’elle est perçue comme
___ 1. Michel de Certeau, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990 [1980], p. 201. ___ 2. Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 1033.
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Toutes les illustrations de cet article sont extraites de Moonrise Kingdom, film de Wes Anderson, 2012. Š StudioCanal, 2012.
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Île, carte et création dans Moonrise Kingdom de Wes Anderson
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Marie-Camille Bouchindomme ___ Après avoir tourné, en 2003, des scènes de La Vie aquatique à Ponza, îlot au large de Naples, Wes Anderson a choisi Prudence, dans l’archipel de Rhode Island aux États-Unis, pour y filmer en partie Moonrise Kingdom, sorti en 2012. ___ La quiétude d’un séjour sur l’île de Naushon, au cœur des Elizabeth Islands, avait marqué l’imaginaire du cinéaste au point de lui donner l’envie de bâtir une fiction dans un lieu isolé du monde et préservé du temps1. Le film chronique une romance adolescente, à la fin de l’été 1965. Sam Shakusky, orphelin de douze ans, profite d’un séjour au camp scout situé sur l’île de New Penzance pour fuir avec Suzy Bishop, jeune fille rêveuse et bibliophile. Les amoureux empruntent un ancien itinéraire indien qui les mène jusqu’à une crique isolée mais ils sont vite retrouvés par les adultes partis à leurs trousses. Leur rêve d’Éden brisé, Sam et Suzy fuguent à nouveau et rejoignent l’île voisine de St Jackwood alors qu’une violente tempête menace leur projet. Nous esquisserons ici quelques pistes qui mènent à interroger les représentations de l’île et à mettre en lumière les différentes mises en abyme qui soutiennent la fiction. Le travelling inaugural de Moonrise Kingdom s’ouvre sur une broderie représentant une bâtisse blanc et rouge qui se révèle être le lieu de l’action quand, après de nombreux travellings et panoramiques à travers une demeure labyrinthique, un spectaculaire zoom arrière passe d’un gros plan du visage de Suzy, derrière une fenêtre à croisillons, à un plan général de la côte où se dresse la maison. L’audacieux travelling optique joue de la frontière entre l’intérieur de la maison et l’extérieur de l’île et préfigure ainsi les nombreuses constructions dont les héros chercheront à s’échapper. Si, comme le note Jean-Paul Engélibert, « toute fiction insulaire repose sur une mise en abyme de l’espace2 », la rigoureuse mise en scène de Wes Anderson reproduit la clôture naturelle de l’île à travers de nombreux motifs qui visent à renforcer visuellement la sensation d’enfermement : personnages et paysages vus à travers fenêtres, miroirs ou portes, vitraux gigantesques d’où émergent les visages de Sam et Suzy, symétrie quadrillant strictement les espaces ou encore split-screens forçant le partage du cadre entre des groupes de personnages pourtant éloignés. Le cinéaste présente l’île grâce à une carte géographique qui apparaît dans la séquence post-générique. Teresa Castro note qu’au cinéma « la carte s’avère être une fiction complexe, un lieu où toutes les fables deviennent possibles3 ». Peu détaillée, filmée plein cadre et en plongée totale, elle est ici une véritable page blanche inaugurant l’histoire, fonction renforcée par le commentaire en voix off assuré par un narrateur extradiégétique et par les outils du cartographe posés sur la carte. Ces détails évoquent un travail en train de se faire ; mise en scène et cartographie relèvent de choix identiques : appréhender un espace donné, cadrer, élaborer une vision du monde selon un
___ 1. Entretien accordé par le cinéaste à Matt Zoller Seitz, The Wes Anderson Collection, New York, Abrams, 2013, p. 280. ___ 2. Jean-Paul Engélibert, « Problèmes de l’insularité : la clôture et la fente dans Le Château des Carpates, L’Île du docteur Moreau et L’Invention de Morel », Revue de littérature comparée, vol. CCCV, no 1, 2003, p. 23. ___ 3. Teresa Castro, « L’attrait des cartes », dans Jean-Marc Besse et Gilles A. Tiberghien (dir.), Opérations cartographiques, Arles, Actes Sud / ENSP, 2017, p. 321.
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L’homme qui aimait les îles __
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François-Jean Goudeau Illustrations d’Olivier Josso Hamel
« Une île est un nid qui abrite un œuf, et un seul. Cet œuf étant l’insulaire lui-même1. » Ces mots auraient pu être ceux d’Hergé, tant le père de Tintin aspirait à ce refuge. L’île Noire en est la preuve. Et l’île d’Yeu, son possible modèle. Son rêve, assurément. ___ Finalement, il m’aura fallu arpenter la lande – un heureux et précieux jour ensoleillé de ce maussade et oubliable été 2017 – qui enceint les abords du « vieux château », comme les « Islais » le nomment affectueusement, pour comprendre, savoir, me convaincre peut-être, que ma quête n’était pas vaine. J’ai alors respiré fort, ouvert grand les yeux, embrassant du regard le spectacle majestueux que m’offraient à la fois les herbes sauvages giflées par le vent, l’océan seigneur sans rival des lieux et les ruines lointaines d’un château à la médiévale architecture de pierre noire… Car cette enquête, toute tintinesque dans son évidence première, sa ligne claire et ses nombreuses digressions, a été dictée par une impression de déjà vu et de déjà entendu, à savoir que l’île d’Yeu aurait inspiré Georges Remi dit Hergé pour la formalisation et la stylisation de son château écossais, le Ben More Castle, inquiétante forteresse nichée sur le non moins inquiétant rocher connu sous le nom de l’île Noire. Or, il est notoire que le génie belge n’a jamais mis un pied en Écosse et quelques sites, dont le « chastel de l’ille d’Eux2 », se réclament de l’influence originelle. C’est aussi le cas du château de Lochranza, sur l’île d’Arran (on sait également que le père de Tintin, à défaut de voyager – ce qui est un comble quand on anime un tel avatar, reconnaissons-le –, rassemblait une documentation géographique, ethnologique et technique conséquente pour la réalisation de ses albums), et d’une certaine… île Noire, située dans la baie de Morlaix, face au château du Taureau ! En nous plongeant dans la littérature exégétique, rien ne nous indique ni ne nous laisse deviner l’existence d’un voyage dans cette belle contrée insulaire de l’Atlantique. Une immersion troublante car si cette littérature tintinophile est particulièrement fertile, elle est paradoxalement et spécialement indigente au sujet de cet album ; ignoré à tort par les analystes puisqu’il se révèle charnière et essentiel dans son allégorie des envies d’ailleurs de l’auteur. Un très hypothétique voyage donc, d’autant plus qu’Hergé mène de front, seul (la collaboration avec Edgar P. Jacobs3 et les studios Hergé verront le jour au cours des deux décennies suivantes), en cette fin des années trente, Quick et Flupcke, Jo, Zette et Jocko, des commandes publicitaires, en sus de sa série phare ; il est « épuisé, vidé même par le travail d’imagination auquel il s’astreint sans dételer. Quand il va se coucher, il se sent sec, incapable d’aligner deux mots par écrit ou de tracer des lignes4. » Seule une excursion à Londres et sur la côte sud de l’Angleterre
___ 1. David H. Lawrence, L’homme qui aimait les îles, Talence, L’Arbre vengeur, 2012. ___ 2. Pour en savoir plus : Éric Coutureau et Hubert Maheux, Yeu & Noirmoutier, îles de Vendée, collection « Cahiers du patrimoine », no 34, Nantes, ADIG, 1994. ___ 3. Collègue auteur et inventeur des célèbres gentlemen Philip Blake et Francis Mortimer. ___ 4. Pierre Assouline, Hergé, Paris, Plon, 1996.
< Illustration d’Olivier Josso Hamel pour 303. ww Olivier Josso Hamel, extrait de Au Travail 2, Paris, L’Association, 2017.
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Le corps des îles __
Éva Prouteau ___ Métaphore du psychisme humain1, l’île de fiction se dote parfois de pouvoirs charnels ou surnaturels qui en font le territoire des plus folles expérimentations imaginaires. ___ Pourquoi tant d’écrivains, de cinéastes et d’artistes ont-ils traité le motif de l’île non comme un simple décor, mais comme une entité autonome ? Écosystème du fantasme, espace de régénération et de transcendance, l’île incarne alors l’alter ego tourmenté de l’Homme, capable d’accueillir tous les excès et résiliences, pour le meilleur ou le pire.
Corps typographique « La parenthèse est l’île du discours. » Cette petite phrase de Victor Hugo fit-elle naître l’idée folle d’une île conçue comme une incise typographique ? Le 1er avril 1977, les lecteurs du grand quotidien anglais The Guardian découvrent un archipel situé dans l’océan Indien, près des Seychelles, qui vient tout juste de célébrer le dixième anniversaire de son indépendance. Très complet, le dossier de sept pages comprend une carte, des photos (avec cocotiers, président-dictateur, forces armées et drapeau), un tableau de statistiques (population, nom de la capitale, principales villes, type de climat, monnaie) et même un encart publicitaire pour la firme Kodak (dont le slogan proclame : « Si vous avez une photographie du San Serriffe, Kodak aimerait la voir »). Composé de deux îles formant un point-virgule, ce pays a donc pour nom San Serriffe, un terme qui évoque les polices linéales (c’est-à-dire sans empattement, sans serif en anglais). Le nom des deux îles principales, Caissa Superiore et Caissa Inferiore, est la traduction fantaisiste de haut-de-casse (c’est-à-dire les majuscules) et de bas-de-casse (minuscules) ; sa capitale, Bodoni, fait référence à la police de caractère inventée par Giambattista Bodoni au xviiie siècle ; son président, le général Pica, évoque le point pica, et le leader de l’opposition s’appelle Ralph Baskerville ; quant aux villes de l’archipel, Port Clarendon, Garamondo, Gillçameo, Erbar et Umbra, elles font toutes référence aux polices du même nom. À l’époque, le jargon typographique est encore peu connu du grand public et le canular prend : la rubrique « Courrier des lecteurs » du Guardian reçoit des lettres de plainte des tour-opérateurs et des compagnies aériennes, assaillis de demandes de clients. Et aujourd’hui encore, les abonnés du Guardian peuvent sélectionner San Serriffe comme pays d’origine lors de leur inscription sur le site du journal. Dans cet archipel-ponctuation, qui synthétise à la fois la pause et le flux (le point et la virgule), se dessine un imaginaire textuel bien plus vaste que le poisson d’avril initial. Pétrie dans le corps même des lettres, cette fiction insulaire pourrait métaphoriquement nourrir tous les récits à venir dans ce texte, qui placent l’île au rang de personnage principal, corps (géo)graphique à mille lieues du prétexte.
___ 1. « En anglais, en effet, la prononciation de island, “I land”, littéralement “la terre, le territoire du moi”, illustre d’emblée l’île comme métaphore du psychisme humain, métaphore qui se déploie depuis la plus haute Antiquité dans la littérature. » Martine Estrade, extrait de sa conférence pour le cefri-jung, 7 avril 2011.
< Surrounded Islands, Biscayne Bay, Greater Miami, Florida, 1980-1983, Christo et Jeanne-Claude.
Photo Wolfgang Volz. © 1983, Christo.
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Béhuard ou l’attrait pittoresque d’une île __
Ronan Durandière ___ Située au sud-ouest d’Angers, l’île de Béhuard et son éperon rocheux, sur lequel est perchée sa petite église, suscitent depuis longtemps la curiosité. Lieu de pèlerinage privilégié de Louis XI, elle est aujourd’hui encore l’une des promenades préférées des Angevins. ___ La Loire, le chevalier et le roi Embrassée par le cours principal de la Loire, au sud, et par la boire de la Guillemette, au nord, l’île de Béhuard s’étend actuellement sur 221 hectares environ. Formée d’alluvions récentes déposées autour d’un rocher d’origine éruptive, l’île fut d’abord composée de plusieurs îlots (le Bois, la Vieille Île, l’île Sainte-Marie, l’île Neuve, l’île Grivault, l’île Mureau…), aujourd’hui rattachés. Comprises entre 18 et 20 mètres, les altitudes basses placent son territoire en zone inondable, et son histoire a de tout temps été marquée par les crues du fleuve. Peut-être évangélisée dès le ve siècle par saint Maurille, évêque d’Angers, la « vieille île » de Béhuard fut offerte au xie siècle aux moines de l’abbaye Saint-Nicolas d’Angers par le chevalier breton Buhard, qui l’avait reçue du comte d’Anjou Geoffroy Martel. La donation initiale comprend deux îles : l’une dite de la Roche, où se trouvent sa maison et sa chapelle, l’autre où sont ses pâturages et ses bois, toutes ses pêcheries, une écluse, un canal et un moulin1. Si l’on ignore l’origine de sa fondation, dès avant le milieu du xve siècle la chapelle semble constituer un pèlerinage prisé des navigateurs de Loire qui viennent s’y placer sous la protection de la Vierge. Le lieu revêt en tout cas suffisamment d’importance pour qu’en mai 1431 le duc de Bretagne, Jean V, et la duchesse d’Anjou, Yolande d’Aragon, y assistent au serment prêté par leurs fils respectifs, François, comte de Montfort, et Charles d’Anjou2. Mais c’est sous Louis XI que l’île acquiert sa véritable notoriété. Ayant survécu au naufrage de son embarcation sur la Charente après avoir invoqué Notre Dame de Béhuard, le roi de France décide vers 1469 de faire reconstruire l’église puis, en 1481, de la doter d’un collège de six chanoines. Jusqu’à sa mort, en 1483, Louis XI se rendra une quinzaine de fois à Béhuard et fera bénéficier la nouvelle paroisse de nombreuses largesses dont les importants revenus de la seigneurie de Denée. Au lendemain de la mort du roi le territoire conserve une certaine attractivité, en raison notamment du maintien de son pèlerinage, mais il redevient une simple annexe de la paroisse de Denée. L’habitat se concentre alors essentiellement autour de l’église Notre-Dame ; quelques vestiges de maisons médiévales subsistent dans l’environnement immédiat du sanctuaire et le long de la rue du Chevalier-Buhard.
___ 1. Yvonne Labande-Maillefert, Le premier cartulaire de Saint-Nicolas d’Angers : xie-xiie siècle : essai de restitution précédé d’une étude historique, thèse de l’École nationale des chartes, 1931, vol. I, p. 27. ___ 2. Jean-Christophe Cassard, « René d’Anjou et la Bretagne : un roi pour cinq ducs », dans Jean-Michel Matz et Noël-Yves Tonnerre (dir.), René d’Anjou (1409-1480). Pouvoirs et gouvernement, Actes du colloque international, Angers, 26-28 novembre 2009, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2011, p. 253.
< Maison de villégiature Les Mimosas, Béhuard.
© Conservation départementale du patrimoine. Département de Maine-et-Loire. Photo B. Rousseau.
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Auteurs d’îles __
Bernard Renoux ___ À l’origine, il y avait une prairie marécageuse qui donnait uniquement du foin à la mi-juillet. C’est sur cet espace de maigre production agricole que quelques cultivateurs propriétaires ont inventé leurs îles. ___ Çà et là, dans la campagne, des agriculteurs ont créé sur des parcelles peu fertiles une pièce d’eau avec une île en son milieu. Si l’intention première était de transformer un espace agricole de peu d’intérêt en un lieu de loisir et de détente, si les propriétaires déclarent formellement que c’est le goût de la chasse qui les a motivés, le site ne remplit curieusement aucunement cette fonction. Pour s’en convaincre, il suffit d’arpenter et d’écouter les lieux au côté de leurs créateurs. Près du village des Mortiers, l’étang que Donatien Delanoe a creusé en 1992 et le terrain qui le borde couvrent plusieurs hectares. Ils sont nichés dans des prairies basses et humides régulièrement inondées l’hiver, et rien ne trahit l’existence du site qui se fond de loin dans le tissu des haies et des bois. L’endroit est clos, un simple crochet retient la barrière. Il faut avancer vers l’étang pour enfin apercevoir l’île. Méfiante, une bande d’oies rejoint l’eau à notre approche tandis qu’un héron s’envole. Le lieu est planté de chênes et de peupliers en grand nombre, les saules y poussent naturellement. Une végétation abondante a pris possession de l’île, désormais luxuriante, et sa difficulté d’accès écarte toute velléité de contrôle. C’est un bouc, qui ne peut quitter l’île sans l’intervention de son maître, qui participe à son défrichage. Avec l’aide d’amis pêcheurs, Donatien a aleviné la pièce d’eau de brochets, tanches, gardons, carpes et perches. Les brèmes et les boers sont arrivés naturellement. Attirés par le poisson, foulques, sarcelles et hérons y trouvent leur subsistance et un refuge pour leurs couvées. L’île est un abri sûr contre les attaques du renard, qui ne s’aventure pas à traverser l’étang, sauf à l’occasion des glaces qui offrent au goupil l’opportunité d’une intrusion facile ; mais ces dernières années la gale a emporté presque tous les renards, et on n’en compte plus que très peu. Presque chaque jour, Donatien se rend sur les lieux, distants de deux kilomètres de sa maison. L’été, la famille organise des pique-niques au bord de l’étang ; une barque est amarrée à demeure, et ses petits-enfants répètent inlassablement l’exploration de l’île, construisent des cabanes où se rejouent des robinsonnades. Au lieu-dit le Béco, dans la même commune de Conquereuil, Joseph Migot a poursuivi le même idéal d’île : il a ainsi entrepris, en 1990, le chantier de terrassement d’un plan d’eau d’environ trois hectares où baignent deux îles. Près de trois décennies plus tard, la nature s’est imposée et Joseph raconte des histoires de prédateurs et de proies dont les îles sont le théâtre. La plus grande des deux, touffue, abrite les canes que Joseph nourrit de blé. Il leur a confectionné des boîtes où les couvées sont protégées contre des pies qui les dévoreraient. Pour les tout jeunes canetons, la traversée vers le « continent » présente bien des dangers : redoutable carnassier, le brochet ne ferait qu’une bouchée d’un jeune égaré. Joseph raconte qu’un jour un voisin a pêché un < Le chêne n’a pas survécu à l’étroitesse de l’île sur l’étang. Le Béco à Conquereuil, Loire-Atlantique. Photo B. Renoux.
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Balade botanique d’île en île dans les Pays de la Loire
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Pascal Lacroix ___ Après la découverte de la flore des îles maritimes, une autre excursion de botanique insulaire invite à déceler sur la terre ferme des îles écologiques plus inattendues, dévoilées par l’analyse du tapis végétal. ___ Flore des îles maritimes À première vue, la flore des îles maritimes de notre région est très comparable à la flore littorale du continent : les échanges de semences (graines ou boutures) par-delà les bras de mer qui les séparent sont actifs, grâce au jeu des courants, au transport par les vents ou même les oiseaux. Des traits communs, comme l’absence de plantes forestières pourtant répandues à l’intérieur des terres, caractérisent à la fois les îles et les rivages du continent. Charmes, hêtres, noisetiers, merisiers, chênes sessiles ou anémones des bois fuient en effet la présence de sel dans l’air et dans les sols : vous n’en verrez jamais pousser spontanément sur les îles, pas plus que sur la bande littorale du continent. Pourtant, la flore insulaire n’est pas un simple échantillon de la flore continentale. L’isolement et des conditions climatiques exceptionnellement douces déterminent souvent un particularisme insulaire de la flore.
Échanges de noms d’oiseaux à Dumet et au Pilier Commençons par les deux plus petites de nos îles maritimes, qui sont aussi les deux premières que l’on rencontre en naviguant du nord vers le sud, encadrant l’estuaire de la Loire. L’île Dumet, seule île maritime de Loire-Atlantique, émerge à sept kilomètres au large de Piriac-sur-Mer. L’île du Pilier, tout en longueur, est située à quatre kilomètres au nord-ouest de l’île de Noirmoutier, en Vendée. Sur ces plateaux rocheux ceints de petites plages de sable, la diversité floristique est limitée par la faible superficie disponible : sur ces quelques hectares émergés, seules quelques dizaines d’espèces de plantes à fleurs se sont installées. Le peuplement végétal actuel des deux îles est avant tout fortement marqué par la présence récente d’importantes colonies d’oiseaux marins. Des milliers de couples de goélands ont pris possession de Dumet à partir des années quatre-vingt ; leur population a décliné très rapidement au point qu’ils ont quasiment déserté leur ancien domaine au tournant du nouveau millénaire1. L’île du Pilier a elle aussi été le lieu de nidification de plusieurs centaines de goélands 2. Cette intense activité n’a pas été sans conséquences sur la couverture végétale. J. Baudouin-Bodin3 témoigne d’un changement radical de la flore et du paysage de ce « petit paradis fleuri perdu en mer » concomitant à l’installation des goélands sur
___ 1. Dortel et Yesou, 2007. ___ 2. Bioret et Magnanon, 1991. ___ 3. Baudouin-Bodin, 1982.
< Glaucières jaunes (Glaucium flavum), île Dumet. Photo B. Renoux.
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Dumet : une île déserte au large du pays de Guérande
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Michel Garnier ___ La seule île de Loire-Atlantique, entre Loire et Vilaine, occupée dès la protohistoire, a d’abord attiré les militaires. Les plaisanciers ont pris la relève : un défi pour les gestionnaires de ce site protégé. ___ Un site stratégique À 6,4 kilomètres du port de Piriac, dont l’île dépend, ce « caillou » de seulement 8 hectares peut paraître insignifiant. La présence de deux forts montre qu’il n’en est rien. Sa position dans le Morbraz, pas très loin de l’embouchure de la Vilaine et du port du Croisic, en a fait de tout temps un refuge ou une halte pour les drakkars des Vikings, les bâtiments des pirates jersiais à la poursuite des navires marchands ou des frégates espagnoles et anglaises. Au xviiie siècle, l’instabilité de la situation nécessita d’y établir un fort. En octobre 1754, le duc d’Aiguillon, gouverneur militaire de la Bretagne, débarquait sur l’île pour étudier la faisabilité du projet ; la construction du fort de Ré, rapidement engagée, fut terminée en 1758. Positionné sur la pointe nord de l’île, il assurait une bonne surveillance de la baie. Une tour délimitant une cour intérieure, parfaitement adaptée au site, était défendue par un cercle de onze plates-formes à canons bordées d’un fossé et d’un talus. Deux niveaux permettaient d’héberger soixante hommes mais leur approvisionnement posa rapidement des problèmes. Les contrats passés avec des Croisicais garantissaient certes la fourniture des denrées de base, mais berniques et autres fruits de mer furent souvent, sans doute, des compléments indispensables ! En fait, le régiment ne séjourna pas longtemps sur l’île. Le 20 novembre 1759 eut lieu, à une dizaine de kilomètres de là, la calamiteuse bataille des Cardinaux, au cours de laquelle l’amiral Hawke mit en déroute la flotte française. La garnison ne fit qu’entendre le canon, mais l’année suivante Hawke la fit prisonnière et détruisit le fort, ne laissant debout qu’une portion de l’enceinte. Restauré en partie, il servira plus tard de logement aux gardiens successifs ; les derniers y passèrent trente-trois ans d’une vie rude, dans un grand isolement. Les relations avec l’Angleterre étant toujours aussi mauvaises, Napoléon jugea indispensable la construction d’un nouveau fort. Il faudra attendre 1841 pour qu’une tour, carrée cette fois, et assortie d’une batterie de quatre canons tournés vers Piriac, soit édifiée. Achevée en 1849, elle fut la première d’une série de tours carrées élevées sur toute la côte sud de la Bretagne. Outre son insularité, sa structure massive à deux niveaux avec terrasse et ses murs épais, abritant des salles voûtées à l’épreuve des boulets, lui ont permis de résister au temps : c’est actuellement la seule encore intacte. Le fort est donc, à ce double titre, du plus grand intérêt historique. Ses fossés et le < L’île Dumet, à moins de sept kilomètres de la côte, est la seule île maritime de Loire-Atlantique.
Photo B. Renoux.
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Nantes et les îles : jalons dans une histoire des représentations
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Olivier Grenouilleau ___ L’histoire de Nantes et celle des îles antillaises sont fortement imbriquées. C’est dès la fin du xviie siècle, en effet, avec le trafic des engagés blancs, puis surtout la traite, que Nantes s’affirme comme grand port atlantique. ___ Capitale française de l’infâme trafic au xviiie siècle, la ville de Nantes le demeure au xixe, affirmant encore sa suprématie à une époque où, pourtant, la traite devient officiellement illégale. Et lorsque le port s’industrialise, à la fin du xixe siècle, c’est le rêve d’un grand port colonial qui persiste chez nombre d’élites. Autant de liens, sur la longue durée, indissociables de représentations dont l’histoire demeure à écrire, mais à laquelle on peut tenter d’introduire1. En insistant sur trois temps, spécifiques mais emboîtés, reflets d’une nette évolution. Le premier renvoie à la fin du xviiie siècle, au moment de l’apogée de la traite nantaise. Dans une ville où le négoce est roi, comment se représente-t-on les Antilles ? Nombreuses et variables selon les acteurs, les images s’articulent autour de l’idée d’un certain utilitarisme. Pour le négoce, les îles sont avant tout une destination commerciale. C’est vers la partie ouest de Saint-Domingue, surtout, puis secondairement vers la Martinique et la Guadeloupe, que le trafic nantais se concentre. C’est là, aussi, que se sont implantées des familles travaillant de concert avec leurs parents établis à Nantes. Mais si l’on se visite parfois, les créoles sont généralement perçus à Nantes comme des intermédiaires un peu étrangers – on les appelle fréquemment les « Américains ». Des « Américains » qui rechignent souvent, dit-on dans le négoce, à honorer leurs dettes, et auxquels on attribue finalement des secours assez limités lorsque certains d’entre eux débarquent en métropole suite à la révolte des esclaves qui débute en août 1791. C’est le même utilitarisme qui incite les Nantais à se mobiliser, dès 1789, afin de défendre à Paris la traite que l’on commence à vouloir abolir, présentant un argument appelé à durer selon lequel l’abolition signifierait la ruine des colonies et celle de la métropole. Avec la guerre déclarée par la France aux monarchies d’Europe en avril 1792 et les insuffisances de la marine nationale, le trafic négrier est rapidement interrompu. Renaissant avec la paix d’Amiens (1802), il disparaît ensuite à nouveau jusqu’à la Restauration. Période durant laquelle, jusqu’en 1830, le négoce local renoue avec ses vieux démons et commence à idéaliser une période prérévolutionnaire considérée par lui comme particulièrement prospère et heureuse. « J’ai dû subir le détail sans doute exagéré » de « tous les genres d’industrie et de commerce maritime qui enrichissaient Nantes avant la révolution », écrit Stendhal de passage à Nantes. Ajoutant : « Le pays idéal où tout était parfait a été détruit », les descendants des armateurs du xviiie siècle « ne font plus que des gains modérés et prétendent néanmoins avoir un luxe que leurs pères ne connurent jamais. Ces messieurs sont en état de colère permanente2. » Le succès de ces représentations se mesure à l’aune de la persistance
___ 1. Plus généralement, voir Olivier (Pétré-) Grenouilleau, Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette, 1998 et Nantes, Rennes, Ouest-France éditions, 2017. ___ 2. Stendhal, Mémoires d’un touriste, [1838], Paris, Éditions G. Crès et Cie, 1927, t. I, p. 339-340.
< Carte des Antilles Françoises et des Isles Voisines, Henri Abraham Chatelain, aquarelle sur papier, première moitié du xviiie siècle. Coll. musée du Château des Ducs de Bretagne, Nantes, inv. 2007.1.10. © Photo Château des Ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes, A. Guillard.
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