Éditorial __
Agnès Marcetteau-Paul
Commandées à Élisabeth Cibot par la Ville de Nantes pour le centième anniversaire de la mort de Jules Verne, deux statues sont installées depuis 2005 à proximité du musée qui lui est consacré : le capitaine Nemo fait le point avec son sextant, l’œil rivé sur l’horizon de l’océan, tandis que, quelques pas en arrière, un jeune garçon en costume marin porte vers lui son regard. Au moment de lui rendre hommage, ce n’est donc pas le créateur lui-même que l’on a souhaité représenter mais les images de son œuvre inscrites dans la mémoire collective : les « romans d’aventure et d’anticipation qui enchanteront toujours l’imagination des enfants et leur feront découvrir le monde, l’espace, l’ingéniosité et la géographie1 », en une mise en abyme déterministe associant le jeune Jules, son lectorat présupposé et son héros le plus emblématique tel qu’Alphonse de Neuville l’a dessiné pour la première édition de Vingt mille lieues sous les mers. Plus que tout autre écrivain en effet, Verne fait image(s). Celles – plus de quatre mille – qui accompagnent les éditions originales de ses romans, et celles, innombrables, qu’il n’a cessé d’inspirer, non sans que cette prégnance des images n’influence et même brouille la perception et la réception de l’œuvre elle-même, en la faisant passer au second plan et en contribuant à la ravaler au rang de littérature de second ordre ou « pour les mioches », selon l’expression de l’éditeur Pierre-Jules Hetzel lui-même. Mais comme pour ce qui concerne sa dimension littéraire, le commentaire iconographique qui lui est depuis l’origine indissociablement lié mérite mieux que quelques jugements stéréotypés. Tout d’abord, on ne peut l’appréhender si l’on ignore dans quel contexte éditorial il s’enracine et comment il entre en résonance avec les qualités picturales de la langue vernienne et les images mentales qu’elle suscite, sa fonction de déchiffrement du monde. Produit de ce substrat, les premières « images, toutes pleines déjà de ce mystère moderne2 », immédiatement et naturellement transposées dans des féeries à grand spectacle, ont inspiré la créativité d’un Méliès et d’un Zeman. Au même titre que les scénarios impeccablement ficelés par Verne, elles ont constitué un immense réservoir pour le cinéma hollywoodien. Pendant ce temps, Otto Lidenbrock et Palmyrin Rosette traversaient – avatars ou citations ? – l’œuvre de Paul Delvaux. Très vite également, et tout aussi naturellement, les images verniennes ont intégré le monde de la bande dessinée. Elles sont aujourd’hui l’une des références incontournables du courant steampunk, qui peut y puiser une ample matière pour assouvir son goût rétrofuturiste. Sur d’anciens mythes comme celui du « Grand Serpent de mer », c’est enfin comme passeur que Verne fait référence, en s’inscrivant dans une longue filiation interculturelle et intertextuelle. Sans prétendre à l’exhaustivité, le panorama proposé ici espère contribuer à la lecture sérieuse que mérite Verne, tant pour ses qualités intrinsèques que pour la force d’inspiration dont la dynamique littéraire aussi bien que spectaculaire de son œuvre ne cesse d’être porteuse. Tout en assumant un destin iconique déjà scellé, pour le meilleur et pour le pire, du vivant de l’écrivain : dans le portrait que fait de lui Gustav Wertheimer en 1882, n’est-il pas déjà un sage vieillard à barbe blanche, avec à la main un livre illustré ? < Nemo et Jules Verne enfant, Élisabeth Cibot, bronze, 2005. © Ville de Nantes / Musée Jules Verne / photo Frank Pellois.
___ 1. Kléber Haedens, Une histoire de la littérature française, Grasset / Les Cahiers rouges, 1970, p. 284.
___ 2. Michel Butor, « Le point suprême et l’âge d’or à travers quelques œuvres de Jules Verne », Essais sur les modernes, Paris, Gallimard, 1992.
p. 3
___ Images de Jules Verne ___ 02
– Éditorial
___Agnès Marcetteau-Paul, directrice de la bibliothèque municipale et du musée Jules Verne de Nantes 06
– L’appel des images
Jean Demerliac, rédacteur et chercheur indépendant
303_ n° 134_ 2014_
__ Sommaire
___ Images originelles ___ 26
– La « sacrée question » des illustrations
___Agnès Marcetteau-Paul 44
– Les cartonnages des Voyages extraordinaires
___Guillaume Romaneix, responsable du département des Livres et Manuscrits chez Artcurial 56
– Dépeindre
___Samuel Sadaune, écrivain et enseignant 70
– Portraits de l’écrivain
Volker Dehs, spécialiste de Jules Verne
___ En passant par la scène et par l’écran ___
– Les Voyages au théâtre Philomène Tulenew Galloux, doctorante en Esthétique, Science et Technologie des arts, section Théâtre ___ 80
92
p. 4
– Enfance du cinéma vernien (1895-1926) Jean Demerliac
___ – Jules Verne sur grand écran ___ Laetitia Cavinato, chargée de communication pour La Bulle – Médiathèque de Mazé 106
118
– Karel Zeman et Jules Verne
Xavier Kawa-Topor, abbaye de Fontevraud
___ Nouvelles images ___ 134
– À propos d’une lettre de Paul Delvaux
___ Pierre-André Touttain, écrivain et journaliste 142
– Qui sont ces serpents ?
___ Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art 158
– Little Verne
___ François-Jean Goudeau, directeur de La Bulle – médiathèque de Mazé 170
– Jame’s Prunier et Didier Graffet
___ Agnès Marcetteau-Paul 180
– Jules Verne, icône steampunk
___ Julien Zerbone, historien de l’art et commissaire d’expositions 192
– L’ île de Nantes à hélice Frédérique Letourneux, journaliste spécialisée sur les thématiques sociales et sociétales
p. 5
Michel Strogoff, film réalisé par Viatcheslav Tourjansky, photographie de tournage. Photo La Cinémathèque française, Paris.
p. 6
L’appel des images __
___
Jean Demerliac
Verne occupe une place à part dans la littérature. Il a été autant un homme de mots qu’un créateur d’images fabuleuses qui se sont actualisées dans des gravures, des spectacles féeriques et des films. ___
Auteur d’une soixantaine de romans courant sur une centaine de volumes, Jules Verne est un des écrivains les plus prolixes de la littérature française. Il compte encore à son palmarès deux particularités : il a écrit les romans les plus traduits au monde et il est à l’origine d’une des plus extraordinaires floraisons d’images qu’une œuvre littéraire ait pu connaître. Ce mouvement a commencé dans le livre illustré, avec les quatre mille deux cents gravures qui rythment la lecture de ses soixante Voyages extraordinaires. Il s’est étendu très vite à d’autres systèmes de représentation, avec tout d’abord la « grande féerie à tableaux » sous laquelle Verne a porté à la scène plusieurs de ses livres, dont Le Tour du monde en quatre-vingts jours (1874) et Michel Strogoff (1880), qui totaliseront plus de cinq mille représentations au Châtelet jusqu’en 1939, puis le cinématographe qui, depuis Le Voyage dans la Lune de Méliès (1902), a battu des records d’adaptations (plus de trois cents réalisations, films d’animation et pour la télévision inclus1). Les films apparaissent au xxe siècle comme le vecteur principal de la connaissance des livres de Verne, mais ils n’épuisent pas un phénomène de prolifération d’images qui n’a épargné aucun support, de la plaque de lanterne magique au jeu de société, de la bande dessinée au parc d’attractions, des assiettes en porcelaine au timbreposte, sans oublier le chromo Poulain, la boîte de céréales et tous les menus objets qui font la joie des collectionneurs. Il se peut que la lecture des Voyages extraordinaires connaisse aujourd’hui une nouvelle période d’essoufflement, comme les classiques en général, mais les images des romans de Verne, elles, foisonnent, assurant à l’écrivain une place enviable dans les circuits globalisés de l’économie culturelle. Or, si prégnante soit-elle, la dimension iconique des Voyages extraordinaires demeure peu explorée et reconnue. On doit d’abord imputer cette lacune aux cloisonnements disciplinaires hérités de la vieille civilisation du livre. Axées sur l’autorité de la lettre (l’ut pictura poesis d’Horace), les définitions traditionnelles du littéraire cantonnent généralement les images, qu’elles soient fixes ou animées, à un rôle de servantes plus ou moins fidèles du texte, et l’on éprouve les plus grandes résistances à bâtir des approches intersémiotiques plus équilibrées. Mais c’est aussi pour une autre raison, touchant à la réception de l’écrivain, que l’image a été négligée chez Verne. On sait que ce dernier a exprimé à plusieurs reprises le regret de n’avoir « jamais compté dans la littérature française », une réalité qui tient beaucoup au fait qu’il a entièrement lié son sort à celui de son mentor, l’éditeur Pierre-Jules Hetzel, ainsi qu’à son Magasin d’édition et de récréation, soit à une littérature illustrée qui a connu un prodigieux essor sur le marché du livre pour la jeunesse jusqu’en 1914. Ce rattachement à ce qu’Hetzel nommait les « livres pour les mioches2 » a créé un problème général de réception, qu’un admirateur de Verne, Eugène Morel, a fort bien diagnostiqué en 1905 : « Oh ! Que de peine à avouer, et comme il faut presser les
___ 1. Brian Taves, « Hollywood’s Jules Verne », The Jules Verne Encyclopedia, 1996, p. 205.
___ 2. Cité par Joseph-Marc Bailbé, « Hetzel et J. Janin : images d’une amitié », ibid., p. 103.
p. 7
Le Phare du bout du monde, Êditions Hetzel, vers 1906-1907. Š Artcurial.
p. 44
Les cartonnages des Voyages extraordinaires __
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Guillaume Romaneix
Les cartonnages conçus par la maison Hetzel pour les Voyages extraordinaires et les multiples variantes de leur décor sont inscrits dans la mémoire collective et restent recherchés par de nombreux amateurs. ___
On s’accorde généralement à reconnaître le rôle que la maison Hetzel a joué dans la réussite littéraire de Jules Verne. Un rôle déterminant tant sur le fond de l’œuvre – combien d’exemples ne cite-t-on pas pour montrer que Pierre-Jules Hetzel a marqué de son empreinte les romans de son auteur fétiche, voire les a déformés pour leur donner, par souci commercial, une apparence tant dramatique que lexicale correspondant aux goûts de l’époque1 – que sur sa forme, autrement dit sur le contenu et le contenant. Il ne nous revient pas ici d’étudier le fond mais uniquement la forme. Or, celle-ci est fondamentale pour qui veut appréhender le succès de Jules Verne de son vivant et sa postérité. En effet, dans l’inconscient collectif – encore actuel, mais pour combien de temps ? – la série des Voyages extraordinaires est connue par les titres des romans, leurs personnages, les intrigues, mais aussi par les cartonnages qui habillent leurs éditions illustrées. Au point que l’on peut légitimement penser que sans cette avalanche de décors chatoyants, les romans de Jules Verne n’auraient pas aujourd’hui encore – et n’auraient pas eu à l’époque – un succès aussi important. Cependant, à l’encontre de cette théorie, il faut constater que les amateurs de l’œuvre de Jules Verne sont très nombreux de par le monde (on compte ainsi des associations et autres clubs verniens aux Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne, en Pologne, en Croatie, en Espagne, aux États-Unis et au Canada, et des amateurs actifs sur les réseaux sociaux dans une quarantaine de pays), alors même que les éditions des traductions publiées dès les années 1870 n’étaient pas revêtues des habits de lumière mis au point par la maison Hetzel. Serait-on face à une nouvelle exception française, et Hetzel serait-il parvenu en France à parasiter l’œuvre de Jules Verne ? Quoi qu’il en soit, il ne se trouve certainement pas dans l’histoire de l’édition française d’autre exemple d’un auteur dont le succès ait été poussé à ce point par l’habillage de ses éditions, et si cela a pu et peut encore avoir lieu ponctuellement (on sait combien une couverture bien composée et joliment illustrée peut inciter à acheter un livre), on citerait difficilement un équivalent en termes de quantité et de longévité. Le rôle des cartonnages dans le succès de Jules Verne ainsi posé, il convient de pousser l’étude de ceux-ci en s’attachant dans un premier temps à l’histoire et à la technique
___ 1. Voir par exemple le titre évocateur d’un texte d’Olivier Dumas, président de la Société Jules Verne : « Hetzel, censeur de Verne », dans Un éditeur et son siècle : Pierre-Jules Hetzel, 1814-1886, Saint-Sébastien, ACL éditions, Société Crocus, 1988, p. 127-135.
p. 45
p. 56
Dépeindre
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Samuel Sadaune ___ Deux pièces et trois romans dont les héros sont des peintres, et un Salon de 1857 récemment découvert. Mais le plus grand peintre du corpus vernien, c’est Verne lui-même, iconographe et metteur en scène de génie du spectacle d’une nature qu’il réinvente. ___
Décrire ou dépeindre ? En 1863, au moment d’entamer la rédaction des Aventures du capitaine Hatteras, Jules Verne atteint sa trente-cinquième année. Il a déjà quinze ans d’écriture derrière lui. Il a abordé tous les genres et tous les thèmes, y compris celui qui nous intéresse ici : la peinture. Quelques mois plus tôt, il est parvenu à faire éditer son roman Cinq semaines en ballon par Hetzel, mais de surcroît un contrat lie les deux hommes. Verne va pouvoir vivre de son écriture. Il est vrai qu’il a un programme qui semble contraignant : sciences et voyages. Mais loin de s’en trouver limité, il va dès le roman suivant mettre en place un laboratoire – ou atelier – expérimental. Le but : trouver une manière d’écrire, une façon d’organiser ses romans qui lui permette, à partir de thèmes scientifiques, de créer un mode de représentation des mondes que traversent ses personnages. L’écrivain est obligé de suivre un rythme des plus soutenus : au cours de la décennie 1860, il doit rendre chaque année l’équivalent de trois volumes ! Aussi voit-on souvent cette organisation prendre place à l’intérieur du roman, en direct, sous nos yeux, Verne ne pouvant s’offrir le luxe de méditer des semaines durant sur la manière dont son œuvre va s’articuler. D’où les aspects encore hésitants, parfois artificiels, que l’on rencontre dans Les Aventures du capitaine Hatteras quand il s’agit de la description de lieux inconnus, au caractère merveilleux. Et d’où la réussite immédiate de Vingt mille lieues sous les mers, dès la première partie du roman. Le sort que Jules Verne fait connaître aux descriptions est le meilleur exemple de l’écart – ou, pour être plus exact, de la complémentarité – qui existe entre le but affiché de l’éditeur et les ambitions de l’auteur. Cette série romanesque revêt en premier lieu une intention pédagogique que Jules Verne n’a jamais reniée, ni même contournée. Simplement, il ne s’arrêtait pas à ce palier. L’informatif ne l’intéressait que s’il véhiculait autre chose, qu’il serait bien difficile de définir en un mot – disons tout simplement de l’extraordinaire, pour reprendre le terme choisi par l’éditeur, mais qui convenait parfaitement aux desseins de l’auteur. Il suffit pour comprendre de comparer les œuvres qui précèdent l’année 1863, y compris Cinq semaines en ballon, avec Hatteras. Jusque-là, Verne décrivait. À partir d’Hatteras, il dépeint. Les Premiers Navires de la marine mexicaine, Un hivernage dans les glaces, Paris au xx e siècle ou Cinq semaines en ballon sont l’œuvre d’un journaliste ou d’un historien – selon le cas – doublé d’un conteur. Avec Hatteras, c’est une tout autre dimension que l’on atteint, et qui connaîtra son apogée poétique avec Vingt mille lieues sous les mers.
p. 57
Vingt mille lieues sous les mers, film réalisé par Richard Fleischer, 1954. © Rue des Archives / RDA.
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Jules Verne sur grand écran Des voyages très ordinaires…
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Laetitia Cavinato ____ Adapté et réadapté dans tous les cinémas – à l’exception peut-être de celui de Bollywood ! –, Jules Verne côtoie Shakespeare, Dumas ou encore Stephen King dans le hall of fame des auteurs ayant le plus inspiré le 7e Art… ____
Il serait vain de dénombrer les longs et courts métrages adaptés ou inspirés de l’œuvre de Jules Verne. Pour avoir une idée de l’importance de sa présence à l’écran, contentons-nous de savoir qu’il voisine avec Shakespeare, Agatha Christie, Stephen King ou Dumas père. Une place somme toute assez logique pour l’auteur français le plus traduit au monde ! Et pour un des premiers écrivains jamais portés à l’écran, dans le Voyage dans la Lune de Méliès. Depuis 1945, les adaptations de Verne ont pris toutes les formes existantes du cinéma, du court au long métrage, et bien sûr le cinéma d’animation. Dans ce dernier domaine, on pense évidemment à Karel Zeman et aux nombreux cinéastes japonais, au premier rang desquels Hayao Miyazaki, qui citent volontiers le père de Nemo parmi leurs références. L’animation faisant l’objet d’un autre article dans ce même numéro, nous ne l’évoquerons pas ici. Les adaptations cinématographiques de la littérature vernienne sont aussi nombreuses que variées et, assez curieusement de prime abord, tournées bien davantage à l’étranger qu’en France. De l’ex-URSS aux États-Unis, que voit-on en Jules Verne ? Au-delà du fait que ses Voyages extraordinaires se prêtent parfaitement au cinéma d’aventures, pourquoi est-il si courant de le porter à l’écran ? Des ratages complets aux plus belles réussites, embarquons pour un rapide panorama du meilleur – et du pire ! – du cinéma de Verne, quelques pistes pour comprendre ce qui rend l’auteur nantais si furieusement cinégénique…
Le désamour du cinéma français ? Si c’est bel et bien dans son pays natal que l’écrivain entama son aventure avec la caméra grâce à Méliès, force est de constater qu’après la guerre Jules Verne a peu à peu disparu des productions hexagonales. Ce n’est pas que ses compatriotes cinéastes aient volontairement « blacklisté » l’écrivain, c’est hélas une prosaïque affaire de budget. Les voyages extraordinaires, cela coûte cher à la ville, et encore
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« L’arrivée en ballon », illustration d’Un an dans les airs, éditions Mnemos, 2013. © Nicolas Fructus, Editions Mnémos.
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Jules Verne, icône steampunk __
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Julien Zerbone
Jules Verne est l’une des figures tutélaires du steampunk, littéralement « punk à vapeur », genre littéraire uchronique empruntant à la science-fiction et au fantastique qui ressuscite un Verne plus marginal, nourrissant une fibre anarchiste, merveilleuse et écologiste. ___
Vendredi 2 juillet 1869, quelque part au-dessus du plateau d’Orgall, Transylvanie. Jules Verne, accompagné de trois acolytes, aborde en catastrophe Célesterre, mystérieuse cité volante due à l’imagination et à l’audace d’une poignée de savants, d’ingénieurs et de richissimes mécènes. De son périple d’un an, l’auteur tirera bon nombre d’éléments, personnages, lieux ou machines que l’on retrouvera dans ses ouvrages ultérieurs. Oubliés dans un grenier, les carnets des quatre voyageurs ne furent découverts que récemment, et publiés par les éditions Mnémos sous le titre Un an dans les airs en 2013. L’ouvrage, richement illustré par d’inédites photographies de Nadar, offre un nouveau regard sur l’auteur et sur l’œuvre, et constitue indubitablement le chaînon manquant des Voyages extraordinaires. Sa parution n’est pas le fruit du hasard : Jules Verne connaît ces dernières années un regain d’intérêt notoire, et l’on a vu se multiplier au rayon science-fiction des librairies des ouvrages aux titres et aux couvertures évoquant les iconiques éditions Hetzel. « Steampunk » est le terme par lequel on désigne généralement ce courant qui, né littéraire au milieu des années 1980, a depuis investi le cinéma, la bande dessinée, le jeu, la mode et le design, et qui clame sa dette envers les pionniers de la littérature d’anticipation et fantastique. S’il semble étrange de se réclamer aujourd’hui d’un auteur dont l’anticipation la plus folle a été finalement réalisée en 1969, nous allons voir qu’au Jules Verne technophile, clairvoyant, prophète du xxe siècle, le mouvement steampunk préfère un Verne plus marginal, nourrissant une fibre anarchiste, merveilleuse, un Verne mâtiné de H. G. Wells.
Le steampunk, une machine fictionnelle « Steampunk = Savant fou [invention (vapeur x dirigeable ou homme de métal / style baroque) x cadre (pseudo) victorien] + politique progressiste ou réactionnaire x récit d’aventures1. » Nous devons cette définition explicite à Jeff VanderMeer, auteur d’une excellente Bible steampunk. Le terme lui-même signifie littéralement « punk à vapeur » et apparaît pour
___ 1. Jeff VanderMeer, La Bible steampunk, Paris, Bragelonne, 2014, p. 8.
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