"Un combat pour la liberté" - TOPO

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Un combat pour la liberté

Par Estelle Levresse et Paul Rey

Le 14 avril 2021, 6 heures du matin, à Moscou

Alla Goutnikova !
Armen Aramian !

Natalia Tychkevitch !

Vite, cache ton téléphone !

J’écris à Vladimir !

Faut qu’il jette les archives !

Vladimir Metelkine !

De quoi m’accuseon ?

Tu le sais très bien !

Vous avez publié, le 22 janvier dernier, une vidéo incitant les adolescents à commettre des actions illégales.

Une enquête pénale est ouverte.

… interdiction d’utiliser Internet ou tout autre moyen de communication…

Mais qu’est-ce que j’ai fait ?

onPourquoi m'arrête ?

Au tribunal, après plusieurs heures d’interrogatoire

Jusqu’au procès, vous avez interdiction de quitter domicile…votre

Mais nous sommes journalistes ! … sous peine d’arrestation !

Courage, les amis !

Soutien à DOXA !

en Russie

Comment en est-on arrivé là ?

Trois mois plus tôt, le 17 janvier 2021, l’opposant politique russe Alexeï Navalny* rentre à Moscou.

Victime d’une tentative d’assassinat en août 2020, ce militant politique vient de passer plusieurs mois en convalescence en Allemagne.

On lui reproche de ne pas s’être présenté au commissariat quand il était dans le coma et soigné à l’étranger…

* Lire « Tête-à-tête » dans TOPO n̊ 26.

Avocat anticorruption, star sur les réseaux sociaux, Alexeï Navalny est la bête noire de Vladimir Poutine.

Dès sa descente d’avion, il est arrêté et conduit en prison.

Son arrestation déclenche une vague de protestation en Russie.

Armen Aramian, rédacteur en chef

Des centaines de milliers de personnes défient l’interdiction de manifester et sortent dans les rues pour demander sa libération.

Plus de 11 000 personnes sont arrêtées dans tout le pays par les forces de l’ordre. DOXA couvre bien sûr ces événements.

DOXA (qui veut dire « opinion » en grec) est un média étudiant en ligne, qui n’a pas peur de traiter les sujets qui fâchent en Russie.

Natalia Tychkevitch, journaliste

Alla Goutnikova, journaliste

Vladimir Metelkine, journaliste

DOXA a été créé en 2017 par des étudiants et des anciens élèves de l’École des hautes études en sciences économiques de Moscou.

Ses enquêtes sur la censure politique dans les universités ou le harcèlement sexuel sur les campus ont fait sa renommée.

Allô, Natalia ? Tu peux venir au bureau de DOXA ?

Qu’est-ce qui se passe ?

Un truc de dingue.

Salut, Alla, on reçoit des plaintes de toute la Russie !

On doit réagir !

La censure n’a jamais été aussi forte !

On se retrouve au bureau.

Plein d’étudiants ont été intimidés ou menacés d’expulsion parce qu’ils manifestéont !

On a déjà enregistré une centaine de plaintes pour 53 d’enseignementétablissements supérieur.

Avec les manifestations en soutien à Navalny, la pression politique sur les étudiants est sans précédent.

Complètement d’accord.

Le 22 janvier 2021

Les étudiants, les profs, tout le monde est révolté !

Il faut que DOXA réagisse.

Oui, mais comment ?

On écrit un article ?

J’ai une meilleure idée. Ça tourne. « They can’t defeat youth* ».

Bonjour, je suis le rédacteur en chef de DOXA, et voici mes collègues.

Nous avons un message à faire passer.

Aux responsables du gouvernement et aux directeurs des universités : cessez de menacer les étudiants.

Aux étudiants : c’est votre droit de manifester pacifiquement !

* Ils ne peuvent pas vaincre la jeunesse.

N’ayez pas peur, ne restez pas à l’écart ! Exprimez votre opinion de n’importe quelle manière pacifique.

Les autorités ont déclaré la guerre à la jeunesse, mais la jeunesse, c’est nous, et nous gagnerons à coup sûr !

Par exemple, en faisant du bénévolat pour une organisation de défense des droits humains ou en lançant une initiative étudiante indépendante.

Ça y est.

C’est en ligne.

Attendons de voir…

Quelques jours plus tard Reportage

Je viens chercher un recommandé.

Je suis monsieur Aramian, pour DOXA.

C’est quoi ?

Elle exige le retrait de la vidéo.

Selon elle, elle contient des informations qui incitent des mineurs à commettre des actions illégales.

Une lettre de l’agence russe Roskomnadzor.

L’agence qui contrôle les contenus d'Internet.

Il faut qu’on se batte, on ne va pas se laisser intimider, quand même !

Quoi ? Mais pas du tout !

Si on ne retire pas la vidéo, ils fermeront le site. C’en sera fini de DOXA.

Alors nous aussi, on accepte la censure ?!

C’est ça que vous êtes en train de me dire ?

Qu’est-ce que vous dites de ça : on supprime la vidéo pour garder DOXA en vie.

Mais ensuite, on attaque en justice l’agence Roskomnadzor pour contester la censure.

Comme ça, on reste fidèles à nos convictions.

La suite, on la connaît… Perquisitions, arrestations, tribunal, interdiction de sortir, de communiquer, de travailler…

Les quatre journalistes attendent leur procès.

Et si j’étais suivie ?

Alla, arrête de stresser pour rien !

Le 26 avril 2021, ils obtiennent deux heures de promenade matinale de 8 à 10 heures, seule sortie quotidienne autorisée.

Arrête !

Ils sont surveillés en permanence avec un bracelet électronique.

Quand cette situation va-t-elle se terminer ?

Bonjour, maître. Vous avez des nouvelles ?

C’est tiré par les cheveux, non ?

Deux jours plus tard, dans un parc à Moscou

Oui.

Selon l’accusation, votre vidéo aurait incité des enfants et des adolescents à participer à des manifestations pendant la pandémie de Covid-19.

Ce qui représentait une menace pour leur vie.

Bon, et le procès, c’est quand ?

Malheureusement pas dans le contexte actuel…

L’épidémie, c’est le prétexte parfait des autorités pour restreindre la liberté d’action de l’opposition…

Écoutez, je suis votre avocat et je dois vous prévenir.

Vous risquez jusqu’à trois ans de prison.

Les quatre journalistes doivent se présenter au bureau des enquêteurs tous les jours avant 10 heures du matin.

Tu reviens demain.

Vous n’avez rien contre nous.

C’est le 22e interrogatoire en 35 jours.

Pourquoi vous vous acharnez ?

Répondez, s’il vous plaît.

La police a notamment décidé d’interroger tous les mineurs interpellés lors des manifestations en soutien à Alexeï Navalny…

Même heure, même endroit.

Mais aucun d’eux n’a vu la vidéo publiée par DOXA !

La procédure d’enquête semble interminable. L’assignation à résidence est prolongée jusqu’au bout.

La restriction des libertés des quatre journalistes a de graves conséquences sur leur vie personnelle, leurs études, leur travail et leur état psychique.

Dans l’isolement, il est très difficile de conserver une bonne santé mentale. Pour tenir, Alla fait appel à un psychologue.

Qu’est-ce qui vous manque le plus ?

Comment allez-vous ?

Pas très bien…

Ma vie entière est détruite. Je suis coupée de tout et je ne peux rien faire.

J’étudiais, j’enseignais les sciences humaines aux enfants…

Je travaillais comme nounou, mannequin et actrice…

J’éditais DOXA, je faisais de la littérature et du théâtre documentaire, je militais…

Je n’ai plus rien. Ma vie a été comme… effacée.

Et maintenant…
Tout !

DOXA n’est pas tout seul ! Ne l’oublie pas !

Armen, il faut que tu tiennes.

Tu te souviens de ce que Memorial* a écrit ?

La plus importante ONG qui défend les droits humains en Russie !

Je sais, je sais, mais…

Plus les mois passent, plus j’ai d’oublierl’impression à quoi tout cela servait.

Oui, c’est vrai, elle nous soutient…

« Ces poursuites visent à mettre fin à leurs activités de journalistes indépendants et de critiques du gouvernement actuel… »

« … ainsi qu’à intimider la société dans son ensemble et à empêcher les jeunes d’exercer leurs droits politiques inaliénables. »

Il faut que tu tiennes, Armen !

!

Exactement
Elle a dit :

Au terme de longs mois d’enquête et de dizaines d’audiences, le procès de « l’affaire DOXA » se tient finalement les 31 mars et 1er avril 2022.

L’accusation s’est appuyée sur une expertise linguistique du texte prononcé dans la vidéo de DOXA.

Le dossier compte 212 volumes !

« N’ayez pas peur et ne restez pas à l’écart ! C’est notre droit légal de manifester de manière pacifique » constitue un appel aux actions illégales.

Aucun des accusés ne plaide coupable.

Quelques semaines après l’invasion russe de l’Ukraine.

L’expert estime que la suivantephrase :

Mieux, ils profitent de l’occasion pour s’exprimer publiquement.

Maintenant que notre État a lancé la prétendue « opération spéciale », les enjeux sont devenus beaucoup plus élevés.

Notre État n’est plus un flic bon à rien qui fait tournoyer sa matraque, c’est maintenant une véritable dictature.

C’est un criminel de guerre.

Je me tourne vers les jeunes de tout le pays avec un appel .

L’État essaye de me retenir chez moi, de m’infantiliser, mais je résiste.

N’ayez pas peur et ne restez pas à l’écart. La peur est la seule chose qui leur permet de nous diviser.

J’écris mes propres textes au lieu de lire leurs essais, j’échappe à la surveillance, je rêve d’autres mondes et, bien sûr…

… je m’unis aux autres pour défier les interdictions et les frontières.

Nous avons cessé d’être responsables de ce qui se passe dans notre pays, et notre pays a déclenché la pire guerre de son histoire.

Rappelez-vous que la peur ronge l’âme.

Nous devons corriger ces erreurs. Comprenez que maintenant, il n’y a rien de plus important que la politique.

Soyez comme des enfants. N’ayez pas peur de demander ce qui est bien et ce qui est mal.

N’ayez pas peur de dire que le roi est nu. N’ayez pas peur de crier ou de fondre en larmes.

La liberté est un processus par le biais duquel vous développez l’habitude d’être inaccessible à l’esclavage.

Le 12 avril 2022, Armen Aramian, Alla Goutnikova, Vladimir Metelkine et Natalia Tychkevitch sont reconnus coupables.

Depuis le lancement de la guerre en Ukraine par Vladimir Poutine, le 24 février 2022, la répression en Russie est encore plus violente qu’au début de l’affaire DOXA.

Ils sont condamnés à deux ans de travaux d’intérêt général ainsi qu’à une interdiction d’administrer des sites Internet pendant trois ans.

Ils ont fait appel de la condamnation.

Les autorités ont bloqué la diffusion des médias indépendants…

… liquidé les associations de défense des droits humains, poussant journalistes et militants à s’exiler.

Durant l’été 2022, les quatre journalistes ont quitté la Russie.

Je n’arrive pas à croire qu’on quitte notre pays…

On n’est même pas sûrs de revenir un jour.

On va continuer à diffuser le journal depuis l’étranger.

On va continuer à couvrir ce qui se passe en Russie.

DOXA

n’abandonne pas le combat !

Il faut voir les choses autrement.

“Un combat pour la liberté”

Reportage paru dans TOPO #42 en juillet 2023, par Estelle Levresse et Paul Rey.

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