Entretien avec David Graeber

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DAVID GRAEBER

Il ne faut pas de “retour à l’anormal” L’ANTHROPOLOGUE AMÉRICAIN DAVID GRAEBER MONTRE AU FIL DE SES LIVRES QUE LES SOCIÉTÉS N’ONT PAS TOUJOURS ÉTÉ INÉGALITAIRES ET HIÉRARCHISÉES. POUR CETTE FIGURE DU MOUVEMENT OCCUPY WALL STREET, LA CRISE SANITAIRE NE FAIT QUE CONFIRMER « L’ABSURDITÉ DU SYSTÈME CAPITALISTE ». Propos recueillis par Ève Charrin — Illustration Jules Julien

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◊ Que va changer la pandémie ?

Le coronavirus révèle l’absurdité de l’organisation du travail dans nos sociétés où la rémunération d’une activité apparaît inversement proportionnelle à son utilité sociale. Les féministes dénoncent depuis longtemps le manque de reconnaissance des métiers du soin, peut-être va-t-on enfin les écouter. Une fois l’épidémie maîtrisée, il y aura des appels au « retour à la normale ». Mais cette normalité était absurde, catastrophique : un train lancé à pleine vitesse en attendant le choc avec le train en sens inverse, la catastrophe climatique. L’épidémie nous a poussés de force sur le bas-côté. D’un coup, nous avons vu advenir des phénomènes que les politiques et experts prétendaient impossibles :

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militant anarchiste. Son engagement altermondialiste des années 2000 lui a coûté son poste à l’université de Yale. Tenace, l’activiste a ensuite initié à New York le mouvement Occupy Wall Street, en 2011, qui pendant deux mois a réuni jour et nuit des milliers de manifestants contre le capitalisme financier et la montée des inégalités. Désormais, il s’investit dans le mouvement Extinction Rebellion, qu’il juge « très important pour la planète ».

la mobilisation massive, la coordination des efforts… Les dirigeants des principaux pays, qu’ils soient d’extrême droite comme aux États-Unis et au Royaume-Uni, ou d’« extrême centre » comme en France, comprennent qu’il faut des changements radicaux. Jusqu’à l’épidémie, les centristes excluaient toute intervention publique massive. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, les dirigeants faisaient mine de nier le changement climatique, tout en envisageant sans doute un plan drastique quand les choses tourneraient vraiment mal : fermeture des frontières, tri de la population, contrôles autoritaires… La pandémie leur sert de répétition générale. En face, des réseaux d’entraide et d’opposition prennent forme. Cette alternative démocratique

ne doit pas pour autant conduire à un « retour à l’anormal » : pas question de se remettre à détruire la planète comme avant. Vous avez consacré un livre aux « bullshit jobs », les « boulots à la con ». D’où est venue cette idée ?

LILIA LI MI YAN

Q

uand un virus vient chambouler le travail, l’économie et la vie, c’est le moment d’échanger avec l’iconoclaste David Graeber. Sous les toits de la prestigieuse London School of Economics, un équivalent de SciencesPo dans le centre de Londres, l’anthropologue américain reçoit dans son bureau équipé d’un divan rouge et surchargé de livres sur les mythes, les tabous, la parenté, le genre, l’État, la violence.

À 59 ans, ce spécialiste des rites malgaches s’est imposé comme un intellectuel majeur. Bestsellers internationaux, ses livres Dette, 5 000 ans d’histoire et Bullshit Jobs (Éd. Les Liens qui libèrent) bouleversent les préjugés sur la monnaie, le crédit, le travail, la hiérarchie, l’utilité sociale des différents métiers… Renverser les idées reçues sur « les piliers du capitalisme contemporain », David Graeber avoue avec un sourire malicieux qu’il « adore ça ». Avec l’archéologue britannique David Wengrow, il prépare un nouveau livre qui couvre une période de 50 000 ans, pour montrer que le développement des civilisations n’entraîne pas fatalement celui des inégalités. Fils d’ouvriers, le professeur est aussi

Au départ, c’était une provocation. En 2013, un ami qui venait de lancer à Londres un petit magazine gauchiste, Strike!, m’a demandé d’écrire un texte choc. J’ai pensé à ces gens qui m’avouaient autour d’un verre ne pas faire grand-chose d’utile de leurs journées au bureau, alors même qu’ils étaient bien payés, employés par des compagnies d’assurances, des cabinets d’avocats, des agences de pub… Étaient-ils nombreux ?

Être riche, est-ce exercer un pouvoir ?, s’interroge la photographe Lilia Li Mi Yan, née au Turkménistan et installée à Moscou. Des années durant, elle s’est immiscée dans les intérieurs de familles russes fortunées. Inspirée de la tradition du portrait que l’aristocratie et la bourgeoisie utilisaient pour afficher leur pouvoir, sa série Maîtres et serviteurs interroge la relation entre employeur et employé au XXIe siècle.


impossible. En fait, il est faux à trois égards. D’une, tout le monde tient pour acquis que les humains auraient d’abord vécu au sein de petits groupes de chasseurs-cueilleurs égalitaires. De deux, l’invention de l’agriculture aurait entraîné celle de la propriété privée et, de là, la hiérarchie et les inégalités. De trois, le développement des villes aurait accompagné celui de l’État, avec sa bureaucratie, ses collecteurs d’impôts, ses guerriers et ses prêtres. Trois idées reçues lourdes de conséquences politiques. Elles conduisent à conclure que la civilisation progresserait en même temps que l’inégalité, que toute société réunissant d’importants groupes humains aurait forcément besoin d’une aristocratie, d’un chef. Que nous apprend l’archéologie ?

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internationales. Il a vécu à Barcelone après la défaite du gouvernement militaire. Les affaires étaient alors gérées par des collectifs qui avaient mis dehors les cadres de l’industrie. En l’absence des cols blancs, les ouvriers continuaient à produire autant qu’avant. Simplement, ils travaillaient moins longtemps. Mes lectures confirment ce témoignage. Les inégalités ne sont pas inéluctables ?

Non. Les nouvelles découvertes de l’archéologie battent en brèche le grand récit communément admis sur l’histoire de l’humanité. Tout le monde l’a plus ou moins en tête. Il détermine notre « sens commun politique », ce qui nous paraît possible et

LILIA LI MI YAN

Sans ces boulots inutiles, injustifiables aux yeux mêmes de ceux qui les exercent, ne pourrions-nous pas travailler seulement quinze heures par semaine, comme le prévoyait Keynes en 1930 ? Comme on tente une expérience, j’ai écrit un article sur la prolifération des bullshit jobs. L’effet fut incroyable. En deux semaines, le texte publié dans un obscur magazine anarchiste britannique avait été traduit en quinze langues et diffusé massivement sur les réseaux sociaux. Ma messagerie était saturée d’e-mails du genre : « C’est tellement vrai ! Je suis avocat d’affaires, je ne fais rien d’utile pour l’humanité, je me sens misérable ! » Au fond, cette intuition sur les « boulots à la con » me vient de mon père. En 1936, il était parti en Espagne avec les Brigades

D’abord, il a existé de petites sociétés de chasseurs-cueilleurs très hiérarchisées. Les archéologues ont retrouvé de très riches sépultures de la période glaciaire, plusieurs milliers d’années avant l’agriculture. À Sungir, à l’est de Moscou, un homme a été enterré il y a 25 000 ans avec des signes remarquables d’honneur : bracelets en ivoire de mammouth poli, diadème en dents de renard, et près de trois mille perles d’ivoire laborieusement sculptées et polies… On trouve d’autres tombes « princières » du Don jusqu’à la Dordogne. Il faut donc abandonner le mythe de l’égalité primitive des petits groupes humains, fondés sur la parenté. L’inégalité, c’est-à-dire le pouvoir exercé par certains sur les autres, ne progresse pas nécessairement avec la taille du groupe. Les pertes de liberté les plus douloureuses ont commencé à petite échelle : en famille, dans la servitude domestique, dans les relations entre hommes et femmes et entre générations. Ces relations intimes sont aussi porteuses des plus grandes violences structurelles. Ensuite, l’agriculture n’a pas coïncidé avec l’apparition de la propriété privée : tout laisse penser que nos ancêtres cultivaient en commun les premiers champs. Enfin, les premières villes étaient très égalitaires ! Au nord de la mer Noire, en Ukraine, on a retrouvé les vestiges d’une ville de 20 000 à 30 000 habitants, datant d’il y a

Sans les boulots inutiles, injustifiables aux yeux mêmes de ceux qui les exercent, ne pourrionsnous pas travailler quinze heures par semaine ?

6 000 ans, une vraie métropole préhistorique, sans trace de pouvoir centralisé. Pas le moindre monument, rien qui pourrait évoquer une administration, une armée, un roi, tout ce qui est censé accompagner l’essor d’une ville. Plus tard, des révolutions ont eu lieu. Au Pakistan, en Chine, au Mexique, on retrouve des vestiges de villes égalitaires qui ont remplacé d’anciens empires. Vers l’an 200 de notre ère, les 120 000 habitants de la ville de Teotihuacan, dans la vallée de Mexico, semblent avoir connu une profonde transformation politique. Les templespyramides et les sacrifices humains ont été abandonnés. Un grand nombre de maisons ont été érigées, presque toutes de même taille.


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Comme une odeur de soufre

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ENQUÊTE C’EST L’ACCIDENT OUBLIÉ. QUE S’EST-IL VRAIMENT PASSÉ À L’USINE CHIMIQUE LUBRIZOL ?

Les récoltes Le fish and de la chips n’a pandémie plus la frite REPORTAGE EN PLEINE CRISE SANITAIRE, AVEC LES NOUVEAUX PRÉCAIRES DES CHAMPS.

BANDE DESSINÉE À LONDRES, BENNY EST POUSSÉ À FERMER SON RESTAURANT.

Femmes, le travail à corps perdu ENQUÊTE FAIRE TOURNER LE MONDE À S’EN DÉTRUIRE LA SANTÉ


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