Les villages sans utérus
DANS LES PLANTATIONS DE CANNE À SUCRE, DES CENTAINES DE MILLIERS D’INDIENNES SE SONT FAIT RETIRER LEUR UTÉRUS SOUS LA PRESSION DES MÉDECINS. POUR ESPÉRER ÊTRE AUSSI RENTABLES QUE LES HOMMES. Par Camille Le Pomellec
l’aube, le tracteur fend la brume et manque de percuter un camion. Un coup de klaxon arrache Daivshala à son sommeil. Agglutinées dans la remorque, ses voisines tanguent comme elle entre de gros sacs de jute. Le tracteur a roulé toute la nuit, précédé et suivi de milliers d’autres. Ils transportent lentement les saisonniers vers les champs de canne de la « Sugar
Belt », un ruban vert de plus de 1 000 kilomètres à l’ouest de l’Inde. La main-d’œuvre approche de sa destination. À chaque à-coup, Daivshala s’agrippe au garde-corps métallique. Dos, poignets, genoux, bassin, ventre, tout son corps crie. « Je suis comme une vieille dame, souffle l’ouvrière agricole de 34 ans à la peau sombre. Je pense que c’est à cause de l’opération. » Il y a quelques mois, Daivshala a subi une hystérectomie, une ablation de l’utérus. La jeune femme a payé le gynécologue de sa poche dans l’espoir d’une meilleure productivité. Une mutilation médicale pour transformer son corps en machine. Un organe disparu, pour ne pas ralentir le rythme pendant ses règles et couper plus de cannes. Mais personne ne l’avait prévenue des effets secondaires de cet acte chirurgical normalement prescrit en cas de maladie grave, en dernier recours, ou à un âge plus tardif :
la chute brutale d’œstrogènes, les bouffées de chaleur, les douleurs articulaires, le risque d’ostéoporose… Elle n’est pas seule. Elles sont des centaines de milliers d’Indiennes, presque toutes issues des castes les plus pauvres. Toutes sans utérus. Le dernier avatar de l’asservissement des femmes en Inde.
Des sanctions pour les non-productifs En fin de matinée, le convoi atteint les grilles de la raffinerie de Belgaum, monstre de métal qui avale 10 000 tonnes de canne par jour. Dans l’air flotte une odeur de mélasse. Des centaines de remorques chargées de tiges violacées patientent en attendant la pesée. La « Sugar Belt » a permis à l’Inde de se hisser au deuxième rang mondial de la production de sucre et fait la richesse d’une poignée de propriétaires d’usines, les barons du sucre. Chaque hiver, ils emploient pour la récolte plus de 600 000 ouvriers itinérants, dont une moitié de femmes, au noir, dans des conditions proches de l’esclavage. La plus grande migration saisonnière au monde. Restée dans la remorque, Daivshala partage une galette de millet avec son époux, Ramesh, nez d’oiseau sur un corps frêle. La jeune adivasi (aborigène) s’est mariée à 19 ans, un âge tardif pour une Indienne des campagnes. Elle rêvait d’épouser un employé et de faire des études. Mais dans sa famille, elles étaient six sœurs. Sans dot, elle n’a pas eu le choix. La nuit de noce fut un cauchemar. « J’ai pleuré », lâche-t-elle. Le cauchemar a duré. « Je ne savais pas que
les enfants naissaient ainsi. Dieu est injuste de demander cela aux femmes. » Les infections vaginales apparaissent peu après la naissance de sa fille, l’été suivant, et les douleurs redoublent chaque hiver pendant la moisson. Un mal répandu sur les champs de canne. L’usine ne fournit ni point d’eau ni toilettes, encore moins de serviettes hygiéniques. Des règles douloureuses éloignent souvent les ouvrières du travail, ce qui leur vaut des amendes. Un homme en débardeur blanc, gros bras et fines moustaches, prend place aux côtés du chauffeur du tracteur. « Démarre. Le lieu de travail est à 3 kilomètres. » Arun, un ancien coupeur de canne, est mukadam, contremaître. Sous-traitants de sinistre réputation, les mukadam recrutent les saisonniers dans leurs villages pour le compte des barons du sucre, en échange d’une somme forfaitaire, payée à l’avance. À charge pour eux de s’assurer que le travail sera fait, sans congés ni jour de repos. Chaque heure volée au travail aux champs est passible d’une amende. Des couples sont régulièrement battus parce qu’ils ne remplissent pas les objectifs ; d’autres sont réduits en captivité, dans les locaux de l’usine, en attendant que la famille ou les amis remboursent les dettes. Il y a eu des meurtres. En avril 2019, le correspondant local d’un quotidien anglophone accusait
« Nous avons un objectif à remplir sur un temps limité. Voilà pourquoi nous ne voulons pas que les femmes aient leurs règles pendant la récolte. » UN CONTREMAÎTRE
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les mukadam, dans un article abondamment repris MAHARASHTRA par la presse indienne, Bid d’obliger les femmes à Bombay subir une hystérectomie. TELANGANA « Nous avons un objectif à remplir sur un temps limité », déclaquelques casserait un mukadam au journaliste roles, de l’huile de The Hindu. Voilà pourquoi nous et des épices, et un ne voulons pas que les femmes aient baluchon de vêtements. Ramesh se leurs règles pendant la récolte. » La remorque s’arrête devant un coiffe d’un fichu et champ boueux. Les tiges de canne à agrippe un coupeSri Lanka sucre mesurent 2,50 mètres. « Posez vos coupe. Quelques affaires ici et commencez le travail ! », crie semaines plus tôt, le Arun. Le mukadam reconnaît des violences. couple a reçu son avance « Il y a de grosses sommes d’argent en jeu. Si je pour la saison, 100 000 roune fournis pas le volume de canne fixé, les propies (1 250 euros) du mukadam. « La tonne priétaires de l’usine saisissent le tracteur. Les de canne vaut 240 roupies cette année, dit-il. autres ouvriers eux-mêmes nous demandent de On récolte 2,5 tonnes par jour en moyenne. Si tout se passe bien, on devrait retrouver sanctionner les couples non productifs. » Mais nos trois enfants au village dans cinq mois et il nie pousser les femmes qu’il recrute à éliminer leur utérus. « Je n’ai jamais forcé demi. » Daivshala veut y croire. Deux de ses ni même conseillé à une femme de faire ça. » sœurs avaient subi une ablation de l’utéDe fait, parmi les dizaines de coupeuses rus avant elle, sans complication. Plusieurs de canne sans utérus que nous avons rendizaines de femmes de son village aussi se contrées, aucune n’accuse directement les sont débarrassées du maudit pishvi (« sac », contremaîtres. Ils ne sont que les visages en langue marathi) afin d’améliorer leur sort. Elle prend une posture combattive, d’un système d’exploitation qui les pousse déterminée. « Cette année, grâce à l’opéraà mettre elles-mêmes fin à leur cycle pour espérer briser la spirale de l’endettement. tion, il n’y aura pas d’amendes et pas de temps mort », sourit-elle en enfilant une chemise d’homme. « Productivité maximale ! » Tchac, tchac, les premières tiges tombent devant ses bagues d’orteils. Son corps se met en branle devant le mur végétal. Daivshala sait tous les gestes par cœur. Rassembler une dizaine de bâtons. Placer le fagot en équilibre sur sa tête. Poser un Daivshala et Ramesh ont déchargé pied, puis l’autre sur la planche glissante de leur maigre ballot : deux grands sacs en jus de canne appuyée contre la remorque. jute remplis de riz et de farine de millet, Jeter le lourd fardeau. Recommencer.
« Le docteur est comme un dieu pour nous »
Birmanie
La jeune femme aux bras musclés démarre le travail doucement, à l’affût des signaux envoyés par son corps. En août 2019, elle s’est fait ouvrir le ventre dans une clinique privée proche de son village. L’opération a duré deux heures. « Sur le moment je n’ai pas souffert, même si je n’ai pas pu m’asseoir pendant deux semaines. Les douleurs sont arrivées plus tard », dit-elle en rajustant sur ses cheveux le sari mouillé de sueur. Ramesh avait longtemps renâclé à la dépense, 250 euros : c’est le médecin qui a achevé de le convaincre. « Il disait que ma femme pouvait avoir un cancer de l’utérus si elle ne faisait pas l’opération. Ma mère m’a dit : “Si ton épouse meurt, qui gardera les enfants ?”» Le dossier médical ne mentionne pas le risque de tumeur. Le même docteur parlait déjà de cancer quinze ans plus tôt, lorsque Daivshala était venue le voir après sa première grossesse. Mais à l’époque, il avait dit : « Tu n’as qu’une fille. Attends d’avoir un fils et reviens me voir. »
La mousson vient de s’achever au Marathwada, la région du Maharashtra dont viennent Daivshala et l’immense majorité des coupeuses de canne. Des saris roses s’affairent dans les champs de mil et de sorgho. À onze heures en bus à l’est de Bombay, c’est un ensemble de plaines arides et de collines pelées grand comme la France. En été, des camions et des trains citernes envoyés par les autorités viennent ravitailler en eau les habitants, en grande majorité des paysans de basse caste. Au détour d’un virage, voici Choramba, 1 500 âmes, l’un des « villages sans utérus » dont parle la presse locale. Quelques centaines de bicoques aux murs colorés, des rues pavées de ciment, deux temples. Sur la place centrale, à l’ombre de l’immense figuier banyan, le progrès est en marche. À côté de vieux paysans coiffés du traditionnel calot blanc, une dizaine d’enfants font tourner un smartphone pour s’affronter sur Pubg (PlayerUnknown’s Battlegrounds), un jeu de combat sud-coréen très populaire.
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Une trentaine de coupeuses de canne du village, rassemblées par une ONG locale, nous attendent sur des nattes en demi-cercle. Elles sont là pour témoigner. Les plus âgées ont la soixantaine ; les plus jeunes, moins de 30 ans. Toutes ont été stérilisées gratuitement par les autorités après deux ou trois naissances. Toutes ont ensuite déboursé de l’argent pour subir une hystérectomie, sur conseil de leur médecin. « Qui a eu la première opération ? » Une dame aux cheveux blancs lève la main. « Moi, je crois. » Elle ne se rappelle pas la date. « Sans doute il y a quinze ans. Le docteur disait que j’avais des trous à l’intérieur du ventre. » Une jeune femme fait passer un sachet contenant ce qui ressemble à des bouts d’écorce. Il faut du temps pour comprendre qu’il s’agit de fragments d’utérus. Le médecin lui a diagnostiqué une « cervicite » (une inflammation du col de l’utérus), et un « ectropion » (le retournement d’une partie du col) : « Il m’a dit que je risquais de mourir si je ne passais pas par l’opération. » Ce type de pathologie se soigne pourtant aisément à l’aide d’antibiotiques. « Faites-vous toujours confiance au médecin ? » « Bien sûr, répondelle sans ironie. Le docteur est comme un dieu pour nous. » Toutes ne partagent pas cette confiance aveugle. Rukmini, la cinquantaine, est en colère. Elle soulève son sari pour dévoiler une couche confectionnée à l’aide d’un long tissu. « J’ai subi deux hystérectomies, parce que la première n’avait pas marché. Sans cette couche, je ne peux plus m’asseoir.
Le docteur m’a détruite. » Elle se met à pleurer. Sa voisine lui caresse le dos. Brouhaha. L’opération a coûté entre 200 et 400 euros, l’équivalent de cinq à huit mois de travail dans la région. Il a fallu emprunter. Beaucoup ne sont plus en état de travailler. Elles pensent que nous appartenons à une ONG et nous demandent de l’aide. Jahagirmoha, Gavandara, Asola, Soni Moha… : les villages se succèdent avec les mêmes assemblées, les mêmes suppliques, le même sentiment d’impuissance. Et les mêmes noms de médecins reviennent.
Un « honnête homme » aux « tarifs décents » La clinique du docteur Sanap se dresse en plein centre-ville de Bid, 150 000 habitants, la capitale du Marathwada. Lorsqu’en juin 2019, à la suite d’un l’article publié dans The Hindu, les autorités locales de santé révèlent pour la première fois les chiffres des hystérectomies pour la province, la clinique est pointée du doigt : 200 ablations de l’utérus ont été déclarées ici en trois ans, en troisième place au classement local du bistouri. Les panneaux de verre font face au complexe administratif du gouvernement local. Un grand portrait de Ganesh, le dieu éléphant, symbole de prospérité, orne la salle d’attente. « Peut-on voir le docteur Sanap ? » La jeune femme de l’accueil, un peu étonnée par la présence d’un Occidental, désigne une porte derrière elle. On frappe. « Que faites-vous ici ? » De grands yeux furieux roulent au-dessus d’une épaisse moustache.
« Qui a eu la première opération ? — Moi, je crois. Sans doute il y a quinze ans. Le docteur disait que j’avais des trous à l’intérieur du ventre. »
« Le docteur m’a conseillé de me faire retirer l’utérus à 20 ans. Nous avons tellement de dettes que nous sommes obligés de faire venir notre fils Madhav Sanap est un homme aux larges épaules, chemise blanche immaculée. sur les champs de Il consent à nous recevoir et désigne une chaise. Il commence par se justicanne. Il ne peut pas fier : « 193 opérations en trois ans, ce n’est pas énorme. Une opération par semaine en aller à l’école. » moyenne. Beaucoup de collègues médecins opèrent beaucoup plus, mais ne déclarent pas tout. » On l’interroge sur son parcours ; il se calme. Le gynécologue de 46 ans est issu de la communauté Banjara, une basse caste de commerçants, très représentée dans le Marathwada. Il a créé sa clinique en 1999, à la faveur de l’ouverture du secteur de la santé au privé, comme des centaines de milliers d’autres praticiens. Face à un hôpital public débordé, atteint de sous-investissement chronique, le business a très vite décollé. « Il y a cinquante ans, vous savez, on vivait tous dans la jungle. Je suis le premier médecin de ma communauté. Toute une partie de ma famille continue à couper la canne ! dit-il fièrement. C’est vrai que j’ai un certain succès auprès des coupeuses de canne.» Deux femmes entrent en consultation, le gynécologue les prend à témoin. « Le docteur Sanap est un bon médecin. Il a proposé un tarif réduit à une cousine sans le sou », dit la plus âgée venue faire examiner sa bru, toujours stérile après trois ans de mariage. « Elle a un diplôme d’institutrice. Mais il vaut mieux qu’elle reste à la maison. Vous avez vu comme elle est belle… » La jeune femme baisse les yeux. Le gynécologue affiche un large sourire : « Les gens viennent me voir parce que j’applique des tarifs décents et que je suis accommodant. Mon téléphone est disponible vingtquatre heures sur vingt-quatre. » En 2005, le docteur Sanap est arrêté pour avoir réalisé un examen radiologique du sexe de l’embryon. C’est rigoureusement
SHEELA, 32 ANS
interdit en Inde en raison des avortements massifs de fœtus féminins. Il manque 63 millions de femmes, l’équivalent de la population britannique. En 2012, il est condamné à un an de prison ferme mais libéré sous caution. Cette année-là, le gynécologue est de nouveau mis en cause dans le cadre d’une enquête liée à la découverte de deux embryons féminins dans une poubelle de la ville. Le médecin avait « prêté » sa clinique, malgré la fermeture administrative. Il ne se rend pas à la convocation de la police, prend la fuite, est retrouvé et condamné à cinq ans d’interdiction d’exercer. Ce passé judiciaire se retrouve en quelques clics. À son évocation, les grands yeux se refont furibards. « Ces petites erreurs m’ont coûté cher. Mais cela n’a rien à voir avec les hystérectomies. Rien ne les interdit. Je suis un homme honnête. Je ne fume pas, je ne bois pas et je n’ai jamais mangé de viande. » Au mur derrière lui trône le portrait d’un homme assis en tailleur et coiffé d’un turban safran auréolé de lumière : Sant Bhagwan Baba, un grand gourou local, son grand-père. « Avertissez-vous vos patientes des effets négatifs de l’ablation de l’utérus, des risques d’ostéoporose, par exemple ? — Bien sûr que non ! Si je dis que l’opération est dangereuse, elles ne la feront pas ! »
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Il l’admet : pour convaincre celles qui hésitent à franchir le pas, le gynécologue n’hésite pas à effrayer ses patientes, à brandir le risque de cancer, alors que sa clinique ne dispose pas de la technologie permettant de les diagnostiquer. « I want to make them happy » (« Je veux les rendre heureuses »), ajoutet-il en anglais. Ni le docteur Sanap ni aucun de ses confrères n’ont jamais été inquiétés. Aucun texte ne les empêche de profiter de la crédulité des coupeuses de canne. Pas étonnant, dans un pays où le secteur médical privé reste peu régulé, la corruption des médecins, généralisée et où il est presque impossible de prouver une erreur médicale.
« C’était le secret de l’Inde rurale » En 2013, pour mettre un terme aux abus de ses confrères véreux, un médecin du Rajasthan dépose un recours devant la Cour suprême : il exige des statistiques nationales et une loi contrôlant les ablations de l’utérus. Sans succès. L’année suivante, Manisha Tokle, une activiste dalit (intouchable) qui défend depuis vingt-cinq ans les déshéritées du Marathwada, se fait lanceuse d’alerte. Elle rencontre les autorités de santé de la ville de Bid, obtient un article dans la presse locale. Mais sans chiffres précis, l’impasse. « C’était le secret le mieux gardé de l’Inde rurale », raconte-t-elle dans son bureau-appartement aux murs roses. En 2018, après un long travail d’extraction de données, des chercheurs de Bombay publient des statistiques alarmantes. La proportion d’hystérectomies parmi les Indiennes en âge de se marier est de 17 pour 1 000 contre 2 pour 1 000 en moyenne dans les pays développés. Dans l’État du Telangana, où l’opération est prise en charge par l’État même quand elle est pratiquée dans les cliniques privées, elle atteint 63 pour 1 000 ! Une épidémie qui touche d’abord les femmes les plus pauvres, et les plus illettrées. La plupart des ablations ont été prescrites par des médecins cupides, prétextant des
« menstruations trop abondantes », soulignent les chercheurs. Plus préoccupant encore, plus d’un tiers de ces femmes ont moins de 40 ans, un âge où une ménopause précoce présente le plus de risques : « surmortalité, ostéoporose, maladies cardiovasculaires, neurologiques et psychiatriques ». Les trois quarts des opérations ont eu lieu dans le privé. En conclusion, les chercheurs appellent le gouvernement à mettre en place une campagne nationale d’information pour éduquer les femmes aux options alternatives aux hystérectomies. Publié dans une revue spécialisée, le rapport reste confidentiel. Le scandale fait enfin les gros titres en juin 2019. Après l’article de The Hindu sur les saisonnières, de nouveaux chiffres tombent pour le Marathwada. Ils sont là encore effrayants : 36 % des coupeuses de canne de la région auraient subi une hystérectomie, selon un sondage confidentiel, réalisé l’année précédente sur un échantillon de 200 femmes par le ministère de la Santé. L’activiste Manisha Tokle monte une opération coup de poing. Elle embarque de Bid dans un bus de nuit, avec huit coupeuses de canne, pour Bombay, la capitale financière de l’Inde. Face à un parterre de journalistes, les femmes, effrayées mais fières de prendre la parole, racontent leur labeur dans les champs, les infections vaginales, la pression du mukadam, la peur des amendes. Et les mensonges des médecins. Sheela, 32 ans, mariée à 12 ans : « J’avais des pertes blanches. Le docteur m’a dit que cela pouvait se transformer en tumeur et m’a conseillé de me faire retirer l’utérus. J’avais 20 ans. Nous avons tant de dettes que nous sommes obligés de faire venir notre fils sur les champs de canne. Il ne peut pas aller à l’école.» Son témoignage est repris par de nombreux médias nationaux. Le gouvernement local crée une commission d’enquête, qui émet des recommandations : financement de deux examens médicaux annuels gratuits pour les migrantes du sucre, avant et après le départ aux champs ; mise à disposition par les raffineries de serviettes hygiéniques à bas prix, de toilettes, de points d’eau, de logements décents et de crèches. Une révolution, sur le papier…
Qui suscite peu l’intérêt des puissants. La ministre des Femmes et du Bien-Être des enfants de l’État du Maharastra, propriétaire de plusieurs raffineries de sucre, nie même l’évidence : « Cette histoire d’hystérectomies n’est qu’une “fake news” inventée par les journalistes ! Personne ne les force à se faire opérer.» Contrairement à d’autres groupes sociaux défavorisés, les coupeurs de canne ne sont pas parvenus à faire élire des représentants à même de les défendre. La lanceuse d’alerte Manisha Tokle explique : « Les ouvriers agricoles sont souvent absents au moment des élections et participent rarement aux scrutins, sauf quand les candidats les emmènent au bureau de vote contre un billet ou un repas gratuit. Les propriétaires de canne n’ont aucun intérêt à améliorer leurs conditions de travail, d’autant que la majorité d’entre eux sont aussi des politiciens, de droite comme de gauche.»
« Il ne faut pas offenser Dieu » Un no man’s land à l’ombre de la raffinerie. À la nuit tombée, Ramesh, Daivshala et les autres couples de saisonniers montent le campement : plusieurs dizaines de bâches bleues fournies par l’usine et flanquées de feuilles de canne ; pas d’eau ni d’électricité. Daivshala attrape une jarre en plastique et s’élance pour la corvée d’eau, à quinze minutes de marche. Les habitants ne permettent pas aux migrants saisonniers d’utiliser le robinet du village. Le scandale a produit un effet positif : en moins d’un an, depuis que les cliniques privées doivent faire valider les opérations par l’hôpital public, les hystérectomies auraient baissé de 30 % dans le Marathwada. Devant le ruisseau boueux où plusieurs saisonnières remplissent leurs jarres, Daivshala baisse la voix : « Je ne veux pas le dire devant tout le monde car j’ai peur qu’on se moque de moi, mais j’ai fait des études, vous savez », confie-t-elle, une pointe de fierté dans le regard. « J’ai passé un “bachelor of arts” de langue marathi [une licence, ndlr]
en étudiant le soir, après le travail.» Daivshala a bachoté sous la tente. Elle se rendait aux partiels avec sa fille dans les bras. « Un poste d’institutrice s’est libéré à l’école du village. J’ai réussi l’examen mais une autre a eu le poste, malgré ses mauvaises notes. J’ai su plus tard qu’elle avait payé un pot-de-vin. Elle connaissait les bonnes personnes.» La fierté a cédé la place à l’amertume. Lorsque le 24 mars 2020 à 20 heures le Premier ministre Narendra Modi impose le confinement d’un milliard trois cent quatre-vingts millions d’habitants à partir de minuit – une équation impossible –, le travail ne s’arrête pas dans les plantations. Pas de mouvement de foule dans les gares routières, comme dans la capitale : il faut finir la récolte, sans masque ni distanciation sociale. Les barons de la canne sont parvenus à convaincre les autorités locales de classer le sucre en produit de « première nécessité ». Les couples qui tentent de rejoindre leur village sont arrêtés et placés en quarantaine. Ils s’entassent dans les écoles ou des hot spots, des zones survolées par drones équipés de désinfectant. D’autres sont tabassés. Daivshala et Ramesh ont eu de la chance. Dès l’annonce du Premier ministre, ils parviennent à fuir. Confinés à quatorze dans la maison familiale, ils dépendent des distributions de nourriture d’une ONG. Interdiction de travailler sur le champ de millet de la famille. Il faut tenir. L’argent du mukadam a déjà été dépensé : école, nourriture, vêtements, et toujours cette maudite opération à rembourser à la famille. Daivshala place ses espoirs dans ses trois enfants. Elle surveille les devoirs et les prive de dîner s’ils ne travaillent pas. Le fils cadet a réussi à intégrer un pensionnat d’excellence, réservé aux adivasi, les aborigènes. Le petit dernier suit le même cheCamille Le Pomellec min. L’aînée, 16 ans, « moins brilIl réalise depuis une quinzaine d’années des lante », sera mariée dans quelques documentaires pour la mois. « Pour assurer sa sécurité », télévision, notamment dit son père. Sous les étoiles, pour des émissions d’investigation. Il a vécu Daivshala murmure : « Pourquoi en Inde entre 2014 et 2018 Dieu nous condamne-t-il à ce corps et collabore régulièrement de femme ? » ◊ avec XXI depuis son retour.
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SILVIA FEDERICI, professeure de sciences sociales à l’université Hofstra (États-Unis)
« Nous avons besoin d’une nouvelle révolution »
SES LIVRES EXPLORENT LA FAÇON DONT L’ÉCONOMIE SOUMET LE CORPS DES FEMMES. POUR SILVIA FEDERICI, CETTE VIOLENCE RÉSULTE D’UNE LENTE CONSTRUCTION SOCIALE, DES CHASSES AUX SORCIÈRES À L’INVENTION DE LA MÉNAGÈRE AU XIXE SIÈCLE.
Une Indienne, ses deux maris (qui sont frères) et leurs enfants, en 2002.
Bande de femmes
Ventres féconds, la liste chinoise
En Inde, calvaires de filles En Inde, les femmes sont menacées avant même la naissance. C’est le pays des « fœticides » féminins, plus élevés dans les États du Nord-Ouest conservateurs, comme le Pendjab et l’Haryana, malgré l’interdiction, depuis 1994, de révéler le sexe du fœtus lors des échographies. Les familles préfèrent payer un avortement qu’une dot pour laquelle elles s’endettent à vie. Si l’opération coûte trop cher, on attend la naissance, et on pose un grain de paddy, du riz non décortiqué, sur la langue de la nouveau-née, qui s’étouffe. Dans les zones rurales du district de Chandigarh, il y a 690 femmes pour 1 000 hommes. Perçues comme un fardeau, les petites filles sont les moins bien nourries, les moins bien soignées, les moins alphabétisées. Seules 65,5 % des femmes savent lire et écrire, quelque 15 points en dessous des hommes. Parfois, au bout de quelques années de mariage, certaines familles exigent un complément de dot. Quand la belle-famille refuse de payer, on immole l’épouse par le feu, assassinat déguisé en accident domestique. Alors la voie est libre pour un nouveau mariage. Et une nouvelle dot. À cause de la plus faible proportion de femmes, certaines doivent accepter plusieurs maris sous leur toit – la polyandrie forcée – dans certaines zones rurales, révèle l’émission Sur les docks, sur France Culture. Entre 10 % et 20 % des femmes sont concernées dans les villages de l’État de l’Haryana, selon une ONG indienne. Une femme peut être partagée parfois par cinq frères. Un calvaire jusqu’au suicide, pour certaines. La violence domestique est endémique en Inde ; le viol conjugal, banal. Le viol suivi du meurtre d’une étudiante en kinésithérapie en 2012 par six hommes à New Delhi a révolté tout le pays et jeté des centaines de milliers de manifestants dans les rues. Un espoir ? L’émancipation des jeunes diplômées urbaines : 25 % des jeunes Indiennes font aujourd’hui des études supérieures.
POUR ALLER PLUS LOIN
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KAREN ROBINSON/PANOS PICTURES
Le Néerlandais Victor Gevers, 22 ans, chercheur dans la surveillance internet, est le hacker dont la découverte a fait le tour du monde : une faille de sécurité dans une entreprise chinoise de reconnaissance faciale, qui révèle la liste des 2,5 millions d’habitants fichés dans la province du Xinjiang, où vivent les Ouïghours, minorité musulmane opprimée. En mars 2019, le jeune homme tombe sur une autre liste, énigmatique. Présentée sous forme d’un code sur fond noir, elle rassemble les données de 1,8 million de femmes chinoises : numéro de téléphone, adresse, antécédents scolaires, numéros de pièces d’identité, situation matrimoniale, ainsi que le statut « BreedReady », littéralement « prête pour la reproduction ». 89 % d’entre elles sont célibataires, 10 % divorcées, 1 % sont veuves. Presque toutes vivent à Pékin. Interrogé par Time sur ce terme de « BreedReady », le hacker répond : « Pour être honnête, j’espère sincèrement que le développeur avait juste un très mauvais anglais. Mais ça, je ne peux pas le confirmer. » D’où vient cette liste ? Silence du régime de Xi Jinping. Sur Twitter, des hackers estiment que ces données auraient pu être volées lorsque Jiayuan, un site de rencontres chinois, a été piraté en 2015 pour en souligner les vulnérabilités. D’autres, qu’une organisation chinoise a été chargée de les collecter pour répondre à la nécessité de trouver des solutions face au déclin démographique. Ils dressent un parallèle avec La Servante écarlate, le best-seller de Margaret Atwood paru en 1985 et adapté en série télévisée. La romancière canadienne imagine une société totalitaire, qui, confrontée à la chute drastique de la fécondité, réduit les dernières femmes encore fertiles au rang d’esclaves sexuelles. Dystopie ? Une semaine après les révélations de Victor Gevers, la liste chinoise avait disparu.
C’était début avril, au plus fort de la crise du coronavirus. À SaintTropez, à l’Ehpad Les Platanes, des membres du personnel ont choisi de se confiner avec leurs pensionnaires pendant deux semaines. Infirmières, femmes de ménage, aides-soignantes et directrice. Toutes des femmes. « Nous sommes rentrées dans une bulle avec les résidents. La vie est très douce, racontait alors une infirmière au Monde. On a l’impression d’être en famille. Le matin, on se retrouve au petit déjeuner, en pyjama, les cheveux en pétard. » C’était ça ou confiner les retraités chacun dans leur chambre. L’infirmière cadre : « On ne les aurait pas perdus de Covid, mais de chagrin ! » « Ce qui fait tenir la société, c’est d’abord une bande de femmes », a lancé l’ancienne ministre Christiane Taubira, le 13 avril sur France Inter. En France, 97 % des aides à domicile, 91 % des aidessoignants, 90 % des sages-femmes et infirmiers sont des femmes. À l’hôpital public, elles sont 50 % des médecins. Les couturiers, qui ont donné de leur temps précieux pour coudre des masques, étaient presque toujours des couturières, et les caissiers de supermarché, dans leur grande majorité des caissières. En Ariège, dans la vallée du Biros, une autre bande de femmes invente « une histoire de copines et de solidarité » à la faveur de la crise sanitaire. Dans un décor sauvage où s’accrochent quelques villages, dix femmes ont créé en quelques jours un système informel de distribution de produits locaux, Biros Entraide. Boulangère, brasseuse, éducatrice, architecte, kinésiologue, elles se croisent sur le marché, militent dans les mêmes associations et se retrouvent à la sortie des écoles de leurs enfants, à Sentein. Avec le confinement, certaines ont du temps. Et une idée : permettre aux producteurs locaux de continuer à travailler et aux habitants de s’approvisionner en produits frais et bio, alors que la plupart des marchés ont fermé. Elsa, boulangère à Irazein, lance des commandes groupées de pains. Puis Gudule, Nadia, Pauline et les autres proposent à des producteurs un tableau collaboratif en ligne pour vendre œufs, fromages, poulets, plants, confitures, miel… Nos glaneuses les repartissent dans les points de vente des villages, salle communale, gîte d’étape, résidence d’artistes. Fin avril, le réseau compte une soixantaine de foyers et une dizaine de producteurs. Les villageoises espèrent que Biros Entraide continuera, pour optimiser les coûts de transport dans la vallée reculée. Elles ont tissé de nouveaux liens. « Des gens que nous n’avions pas l’habitude de croiser. Ça a permis de discuter, même avec un masque et malgré la distance. » L’histoire de copines continue.
Notre corps, nous-mêmes
de Collectif NCNM Hors d’atteinte, 2020 « Le clitoris est le seul organe du corps humain qui serve exclusivement au plaisir. » Paru sous le titre Our Body, Ourselves, ce mythique ouvrage collectif et pédagogique du féminisme est né de réunions de femmes à Boston. Paru en 1973 aux États-Unis, traduit en 1977 en français et adapté dans 35 langues, il vient d’être réédité, et actualisé.
Une vie moins ordinaire
de Baby Halder Picquier, 2007 Inde, 1986. Excellente écolière, Baby est mariée de force à 12 ans. Mère de trois enfants à 20 ans, elle quitte son mari violent et monte avec ses enfants dans un train pour Delhi, où elle devient femme de ménage. Un de ses employeurs, professeur, la pousse à écrire.
Ma vie sur la route
de Gloria Steinem Harper Collins, 2019 « Vous devez me promettre deux choses. D’abord que vous ne révélerez mon nom à personne. Ensuite, que vous ferez ce que vous voulez de votre vie. » Voilà ce que lance à Gloria Steinem, 22 ans, le médecin qui la fait avorter en toute illégalité. Soixante ans après, la journaliste, féministe et antiraciste américaine, raconte.
Une chambre à soi
de Virginia Woolf 10/18, 1929 Invitée à donner une série de conférences en 1928, l’écrivaine liste dans ce pamphlet plein d’humour ce qu’il faut aux femmes pour devenir autrices : de l’argent, du temps, et un lieu à soi qui ferme à clé.
À LIRE, À VOIR