2022 : routes mortelles pour les migrants (XXI x La Revue Dessinée)

Quatre destins sur la route de l’enfer

EN MAI 2019, JÉRÔME TUBIANA MÈNE UNE MISSION EN LIBYE POUR MÉDECINS SANS FRONTIÈRES. IL VISITE LE CENTRE DE DÉTENTION DE DHAR-EL-JEBEL, OÙ S’ENTASSENT SIX CENTS MIGRANTS ÉRYTHRÉENS. POUR RESTER EN CONTACT AVEC EUX EN DEHORS DES VISITES AUTORISÉES PAR LES GARDES, IL LEUR LAISSE SON NUMÉRO DE PORTABLE. DU PIÈGE LIBYEN À LA TRAVERSÉE DE LA MÉDITERRANÉE, QUATRE JEUNES HOMMES VONT, AU FIL DES MOIS, LUI RACONTER LEUR PÉRIPLE.

Textes Jérôme Tubiana — Dessins Jérémy Capanna

Quatre destins sur la route de l’enfer

Si tu n’as pas de papiers, Malte est comme une prison. Tu travailles pour un demi-salaire, et la couleur de ta peau est un problème quotidien. Ton corps est libre, tu peux te déplacer, tu peux te nourrir, mais ton esprit reste en prison. Je suis fatigué de courir, de traverser des frontières, alors j’attends.

Repousser la frontière des migrants

Les défenseurs des droits humains l’appellent « l’externalisation », le jargon technocratique préfère parler de « dimension extérieure de l’asile et de l’immigration ». Cette politique consiste à repousser hors de l’espace européen les frontières où les candidats à l’immigration venant des pays du Sud sont filtrés.

En clair, à sous-traiter la procédure du droit d’asile.

En 2008, l’Italie de Berlusconi et l’Union européenne (UE) commencent à coopérer avec Kadhafi, pour renvoyer migrants

et demandeurs d’asile en Libye, un accord réactivé en 2017 et approuvé par le Conseil européen. Cette coopération servira de modèle à une série d’accords conclus avec les pays de la Corne de l’Afrique. En 2016, le Niger devient aussi un pays de transit pour des demandeurs d’asile évacués de Libye par le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR). O iciellement, cette expérience pionnière a contribué à dissuader les migrants de choisir le chemin de la Libye pour gagner l’Europe. En réalité, c’est surtout l’adoption

par le Niger, sous pression de l’UE, d’une loi interdisant le transport des migrants vers la Libye qui a contribué à tarir les flux (voir « Pirates au Sahara », de J. Tubiana, XXI no 40).

En 2022, l’externalisation a franchi une nouvelle étape avec les dispositifs négociés par le Danemark et le Royaume-Uni, confrontés à une vague populiste dont les responsables politiques se servent pour justifier les mesures les plus spectaculaires, parfois contraires au droit international. Ainsi, après avoir discuté avec la Tunisie et l’Éthiopie, le Danemark passe un accord avec le Rwanda, pour « sous-traiter » ses cas. Peu nombreux (1 500 demandes d’asile en 2020), les candidats à l’exil sont acheminés depuis Copenhague vers un centre de transit à Gashora (sud du Rwanda), en attendant d’être fixés sur leur sort. Une procédure qui peut prendre plusieurs mois. Si leur cas est accepté, ils sont acheminés vers un pays de réinstallation s’il est refusé, ils sont renvoyés vers leur patrie d’origine. Le Rwanda a négocié un chèque de 140 millions d’euros annuels pour prendre en charge cette logistique. Ce coût est jugé politiquement rentable par un gouvernement social-démocrate qui ne cache pas son intention : décourager les candidats à l’exil et saper l’argumentaire de l’extrême droite.

Frontex contesté

Chronique d’un naufrage annoncé, tel pourrait être le titre de la crise traversée par la plus riche – 758 millions d’euros de budget en 2022 – agence indépendante de l’Union européenne. La plus exposée politiquement aussi, puisqu’elle a pour mission d’« aider les États membres de l’UE et les pays associés à l’espace Schengen à protéger les frontières extérieures de l’espace de libre circulation » de l’Europe. Avec cet éternel dilemme de la gestion des flux migratoires faut-il privilégier la sécurité des États ou la liberté des individus ? Pendant sept ans, le Français Fabrice Leggeri, énarque, normalien et haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, a tout fait pour développer la dimension sécuritaire de Frontex. Recrutement massif de garde-frontières, course à l’équipement (bateaux, avions de surveillance) et… entorses aux droits fondamentaux des migrants. Cette dernière dérive a finalement entraîné sa démission le 29 avril 2022, après la présentation de deux rapports d’enquête de l’O ice européen de lutte antifraude (Olaf), dont l’un met en cause les pratiques illégales des policiers grecs, couvertes par le patron de Frontex.

Selon une enquête du journal Le Monde l’Olaf reproche au directeur d’« avoir fermé les yeux sur des “pushbacks” commis par les garde-frontières grecs en 2019 sur les îles de Samos et Lesbos » et de « s’être accordé avec les autorités grecques, dont le représentant au conseil d’administration de l’agence, pour rendre les mêmes conclusions sur les demandes d’explication de la Commission européenne » En clair, au lieu de sauver les migrants à la dérive sur leur embarcation de fortune, les Grecs les ont illégalement refoulés vers la Turquie, sous l’œil complaisant de l’agence. Ce rapport de l’Olaf, qui n’a pas été rendu public, valide les nombreuses enquêtes menées depuis deux ans par les ONG et la presse sur les atteintes aux droits fondamentaux commises par les gardiens des frontières de l’Union européenne. Derrière le conflit juridique, un bras de fer politique oppose les tenants de l’autorité à tout prix, prêts à tout pour dissuader les candidats à l’immigration, aux partisans de la libre circulation des hommes.

My Fourth Time, We Drowned de Sally Hayden Éd. Fourth Estate, 2022 Contactée en 2018 sur son compte Facebook par des migrants séquestrés en Libye, cette journaliste spécialiste des migrations entreprend une vaste enquête qui révélera bien plus que le scandaleux traitement qui leur est fait (esclavage, torture, trafics, viols…) : la responsabilité directe de l’Union européenne dans cette situation.

Le Passeur de Stéphanie Coste Éd. Gallimard, 2021

Un roman à l’écriture puissante, qui met en scène les dilemmes d’un passeur érythréen en Libye, dévoré par le qat, l’alcool et l’ambition. Un récit incroyablement bien documenté.

Les Enfants de la Clarée de Raphaël Kra t Éd. Marchialy, 2021

Un reportage au cordeau sur les habitants de Névache, village alpin à la frontière franco-italienne, qui viennent en aide aux migrants (souvent mineurs) tentant le passage vers la France.

Des nouvelles de Yonas film d’animation de Jérôme Tubiana, Gustavo Almenara et Aurélie Pollet (2021) À voir sur Arte.tv

Dans ce récit, Jérôme Tubiana met en scène ses échanges avec Yonas, l’un des protagonistes de notre carnet, rencontré lors d’une mission humanitaire pour Médecins sans frontières (MSF) en Libye.

POUR ALLER PLUS LOIN

Quatre destins sur la route de l’enfer

À LIRE, À VOIR

prendre la mer

En février 2022, la commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, a proposé de déployer Frontex, la force de surveillance des frontières de l’Union européenne, le long de la côte atlantique du Sénégal. Si l’État africain acceptait, ce serait la première fois que les agents, navires et drones de la police aux frontières européenne exerceraient en dehors de leur territoire. Mais si les Sénégalais sont de plus en plus nombreux à prendre la mer pour tenter de rejoindre le Vieux Continent, c’est aussi parce que la pêche, ressource majeure, est de moins en moins fructueuse. La faute... aux Européens.

TAINA TERVONEN JEFF POURQUIÉ

les routes changent, les dangers demeurent

Le nombre de naufrages augmente depuis 2021 entre les côtes africaines et l’archipel espagnol des Canaries, porte d’entrée peu sûre vers l’Europe.

Sur la route des Canaries, les grandes pirogues des pêcheurs ont été remplacées par des zodiacs et de petits bateaux. Depuis mi-2021, sous la pression d’une surveillance renforcée sur les côtes sénégalaises, les départs vers cet archipel espagnol, situé environ 1 500 kilomètres au nord de Dakar, se sont déplacés. Ils se font des côtes africaines plus proches, au Sahara occidental et dans le sud du Maroc, avec des embarcations fragiles. À bord, des passagers

marocains, sénégalais, gambiens, maliens, guinéens, ivoiriens – et de plus en plus de femmes et d’enfants.

PRIVILÉGIÉE À LA ROUTE LIBYENNe

Malgré les dangers de l’océan, cette route vers l’Europe semble, pour beaucoup, plus sûre et plus rapide que celle passant par la Libye, où les migrants sont souvent emprisonnés et rançonnés. Les pêcheurs sénégalais partent toujours, mais en prenant d’abord

© LAURENT HAZGUI

De janvier à avril 2022, l’Organisation internationale pour les migrations a dénombré plus de 185 décès en mer sur cette route.

l’avion vers le Maroc, puis en descendant vers les points d’embarquement. Leur connaissance de la mer y est appréciée. En conduisant le zodiac, ils bénéficient d’un passage gratuit. Mais tous les bateaux n’ont pas de conducteur expérimenté ou l’équipement approprié. Si le nombre d’arrivées aux Canaries en 2020 et 2021 est resté constant – autour de 22 000 par an, selon le ministère de l’Intérieur espagnol –, les naufrages sont en revanche en forte augmentation. L’OIM (Organisation internationale pour les migrations) dénombrait 785 décès entre janvier et septembre 2021, contre 415 sur la même période en 2020. Et le nombre réel est probablement bien plus élevé : Caminando Fronteras dénombre ainsi 4 016 victimes en 124 naufrages en 2021. Cette association humanitaire, de même qu’Alarm Phone, une ONG qui transmet les alertes de bateaux en détresse aux autorités maritimes, s’inquiète de voir de plus en plus d’embarcations disparaître sans laisser de traces.

Des SECOURS TARDIFS

Le constat est partagé par des militants de terrain en France et au Maroc qui reçoivent des appels de bateaux en détresse, et perdent parfois tout contact sans qu’aucune arrivée

À voir

Atlantique, de Mati Diop. Ada est promise à Omar, émigré en Italie, mais elle aime Souleimane… qui disparaît en mer. Une fiction sur celles qui restent. 1 h 45 min (2019).

À lire

Le Ventre de l’Atlantique, de Fatou Diome. Ce premier roman raconte les rêves d’Europe d’un jeune footballeur sénégalais. Éd. Le Livre de poche (2003).

soit enregistrée aux Canaries. Ces mêmes sources alertent sur la lenteur de certaines opérations de sauvetage. Le 16 janvier 2022, un zodiac avec 55 personnes à bord a contacté dès 5 heures du matin Alarm Phone, qui a aussitôt averti les autorités espagnoles et marocaines. Il faudra pourtant attendre midi pour qu’un navire de la marine royale marocaine sorte en mer, arrivant au lieu signalé par les passagers vers 16 heures, mais n’y trouvant personne. Ce n’est que vers 18 heures que les autorités ont repéré l’embarcation chavirée, avec dix survivants et deux corps. Des lenteurs existent aussi du côté espagnol. Ainsi, 18 personnes ont disparu le 25 janvier 2022 : les secours sont arrivés sur les lieux six heures après l’alerte. Manuel Capa, délégué syndical CGT de l’organisme espagnol de sauvetage en mer Salvamento Maritímo, remet en cause les nouvelles méthodes de travail. « Avant, nous prenions la mer dès que l’alerte était donnée, précédés d’un avion. Mais maintenant, l’avion part tout seul et nous devons attendre qu’il ait localisé l’embarcation avant de quitter le port. Cela peut mener à un délai de plusieurs heures, fatal pour les personnes. »

de plus en plus d’embarcations disparaissent sans laisser de traces

Ce reportage a été dessiné d’après les photos de Laurent Hazgui, qui a accompagné notre journaliste sur le terrain.