Le scandale des masques

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DROIT DE SUITE

retour sur Le scandale des masques. Le 16 juin 2020, quatre-vingt-quatre plaintes échouaient sur les bureaux de la Cour de justice de la République. Au banc des accusés, l’exécutif, mis en cause pour sa gestion matérielle de la crise sanitaire. Contradictions, stocks insuffisants, réassorts tardifs… le masque de protection cristallise toutes les rancœurs. CLAIRE RAINFROY THIERRY CHAVANT

Quelques heures plus tôt :

24 janvier 2020.

Trois premiers cas officiels de Covid-19 sont identifiés en france.

les risques de propagation du virus dans la population sont très faibles.

Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé.

Les semaines suivantes, les pharmacies sont peu à peu dévalisées, masques et gel hydroalcoolique viennent à manquer.

26 janvier.

Aujourd’hui, il n’y a aucune indication adressée à la population française pour acheter des masques. C’est totalement inutile.

Et si un jour il fallait porter un masque, nous distribuerions le masque.

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Au même moment, selon Mediapart, avenue de Ségur, au ministère de la Santé, la cellule de crise récemment constituée s’inquiète de la faiblesse du stock.

Mais le 26 février, le discours officiel reste inchangé.

Nous allons devoir lancer des commandes d’urgence !

Le 28 février, la France passe au stade 2. Chez les professionnels de santé, l’utilisation de masques explose, conformément aux préconisations du gouvernement...

Il n’y a pas de sujet de pénurie.

Jérôme Salomon, directeur général de la Santé.

Un guide méthodologique daté du 20 février et à destination des établissements de santé stipule que chaque soignant en contact avec un cas confirmé ou possible de Covid-19 soit équipé d’un masque FFP2.

Contrairement aux modèles dits chirurgicaux, ce type de masque, qui filtre l’air inhalé et celui expiré, protège efficacement son porteur.

Le 3 mars, Olivier Véran, nouveau ministre de la Santé : l’État n’a pas de stock de masques FFP2.

L’État dispose d’un stock de 145 millions de masques chirurgicaux.

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Quand nous avons entendu le ministre dire qu’il n’y avait pas de stock de FFP2, nous sommes tombés de notre chaise.

Les blouses blanches sont alors obligées de rationner les protections… quand elles en ont.

Thierry Amouroux, porteparole du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI).

Quelques semaines plus tard, les recommandations officielles évoluaient, suivant celles de l’OMS émises le 27 février « compte tenu de la pénurie mondiale ».

La pénurie touche aussi les travailleurs exposés : personnels de la grande distribution, agents de propreté, éboueurs, auxiliaires de vie pourtant en contact avec des personnes âgées.

Nous sommes là pour soigner et nous nous retrouvons à contaminer nos patients faute de pouvoir nous protéger.

En mars, le masque FFP2 devenait donc réservé aux « gestes médicaux invasifs » ou aux « manœuvres au niveau de la sphère respiratoire d’un patient atteint ou suspect de l’être ».

Le 14 mars, la France passe en stade 3, trois jours après que l’OMS a décrété la pandémie.

Où sont les masques ? Ce n’est pas nécessaire quand on n’est pas malade.

Sibeth Ndiaye, alors porte-parole du gouvernement, le 17 mars.

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Deux semaines plus tard, le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, et l’Académie nationale de médecine recommanderont au contraire le port du masque.

En fonction de la durée de l’épidémie, nous ne savons pas si nous aurons suffisamment de masques à terme.

Aujourd’hui, je dispose d’un stock d’État de 110 millions de masques chirurgicaux.

Olivier Véran, le 17 mars.

Début 2009, la France comptait 1 milliard de masques chirurgicaux et 723 millions de FFP2. Comment, dix ans plus tard, a-t-on pu arriver à une telle pénurie ?

Le pouvoir s’empresse de rappeler que le nonrenouvellement des réserves et l’absence de stockage d’État en matière de masques FFP2 ont été décidés sous des mandatures précédentes.

Nous étions un pays hélas pas préparé du point de vue des masques et des équipements de protection, en raison d’une décision prise il y a neuf ans.

Olivier Véran, le 19 mars.

Deux années sont martelées : 2011 et 2013.

Mais pour vraiment comprendre la fonte des stocks, il faut en réalité remonter quinze ans en arrière.

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H5N1; grippe aviaire...

Yo ! moi c’est chikungunya.

Suspect pour la Covid-19, ça va ? la santé ? tout ça ?...

pfff... frimeuse.

Bien avant la Covid-19, plusieurs menaces sanitaires successives sonnent l’alerte : l’État doit s’équiper pour affronter une éventuelle épidémie.

En 2005, un rapport parlementaire souligne l’importance de constituer un stock de masques géré par l’État.

« La mise à disposition de masques en nombre suffisant aurait certainement un coût très élevé mais, en même temps, aiderait à limiter la paralysie du pays. Vu sous cet angle, il convient de relativiser le coût. »

Ces recommandations sont suivies d’effets. En 2007, Xavier Bertrand, ministre de la Santé, fait adopter une loi créant l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), petite structure dotée de moyens conséquents.

Sa mission : acquérir, stocker et distribuer les protections nécessaires à la population en cas de risque sanitaire grave.

Lorsqu’en mai 2009 la pandémie de grippe H1N1 menace, la France dispose encore de provisions qui aujourd’hui laissent rêveur : 1 milliard de masques antiprojections et 700 millions de FFP2.

Sous la direction de Roselyne Bachelot, le carnet de commandes se garnit et le stock augmente encore.

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L’épidémie de H1N1 se montre moins mortelle qu’attendue*. Roselyne Bachelot doit répondre des dépenses engagées alors que le pays entre en récession après la crise des subprimes, et que le déficit de la Sécurité sociale inquiète.

1. LA FRANCE ET LES EPIDEMIES : 2010-2011, LE CHANGEMENT DE DOCTRINE, LE MONDE.

En 2011, Xavier Bertrand, de retour au ministère de la Santé, décide que le stock « tactique », notamment composé des masques FFP2, est désormais à la charge des établissements de santé, dont bon nombre sont déjà en mauvaise santé financière1.

Ces tournants s’accompagnent d’une érosion progressive du stock géré par l’État.

Entre 2011 et 2015, l’Eprus voit les subventions versées dégringoler de 56 %.

Ce changement de doctrine est entériné en 2013**.

Le sacro-saint principe de précaution se fissure.

Il revient à chaque employeur de déterminer l’opportunité de constituer des stocks de masques pour protéger son personnel.

Hop là !

Il a été décidé à l’époque de ne pas renouveler certains stocks arrivant à péremption dans la mesure où la production de masques était gigantesque et qu’on pourrait s’alimenter en temps venu, notamment en Chine.

C’était une erreur. (...) On a tout simplement baissé la garde pour des raisons budgétaires.

Francis Delattre, ancien sénateur, le 2 avril.

* Son bilan officiel mondial est toutefois considéré comme largement sous-évalué, d’après le journal « The Lancet ». ** Marisol Touraine a alors remplacé Xavier Bertrand au ministère de la Santé.

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Mais lorsque Agnès Buzyn accède au ministère de la Santé en 2017, l’État dispose tout de même de 714 millions de masques chirurgicaux en réserve, selon « Le Monde ».

Que s’est-il donc passé pour qu’en mars 2020 ce chiffre tombe à quelque 110 millions ? Comment près de 600 millions de masques chirurgicaux ont-ils pu disparaître ?

oui, c’est fou, ça !

Selon l’enquête du « Monde », ils auraient été détruits entre 2017 et l’arrivée de la pandémie.

Le quotidien relate que des conseillers du Premier ministre se sont aperçus en mars, alors que la France était confinée, que des millions de masques étaient toujours brûlés depuis plusieurs semaines.

Jugés périmés et non conformes, l’écrasante majorité des 616 millions de masques acquis entre 2005 et 2006 ont été détruits sans être renouvelés.

Début 2020, les stocks de masques chirurgicaux ont donc fondu.

Pire, selon Mediapart, les autorités demandent, alors que l’épidémie circule déjà en France, d’envoyer plus de 800 000 masques bientôt périmés en Chine.

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La France perdra par la suite un temps précieux pour reconstituer cet arsenal.

Mais ce n’est pas la seule explication au fiasco.

marchés publics inadaptés à l’urgence de la situation...

Depuis la fermeture, en 2018, de la principale usine française de masques, celle de Plaintel dans les Côtes-d’Armor, le pays est largement dépendant des importations.

Lenteur administrative...

commandes tardives...

Or le marché, essentiellement alimenté par la Chine, subit une forte demande.

ratés de la réquisition...

... et en trop faibles quantités...

... dispersées...

... expliquent le prolongement de la pénurie.

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Selon Mediapart, les premières livraisons, celles des commandes passées fin janvier, ne seront pas du tout à la hauteur des attentes.

Nous avons, dès le début, considéré que la disponibilité en masques allait être une difficulté dans la gestion de cette crise.

Olivier Véran, 21 mars.

Il faudra attendre la mi-mars avant que des commandes beaucoup plus conséquentes soient annoncées.

Les infléchissements progressifs du discours politique alimentent une autre interrogation : le gouvernement a-t-il sciemment adapté ses consignes sanitaires sur le port du masque en fonction de l’état des stocks ?

Sibeth Ndiaye, 17 mars.

Mais lorsque le virus est apparu en France dans un contexte où le stock était insuffisant, les autorités ont changé les consignes.

Ce n’est pas nécessaire quand on n’est pas malade.

En cas d’épidémie de virus respiratoire, les consignes sont que les masques FFP2 sont nécessaires pour les soignants, et les chirurgicaux pour la population.

Thierry Amouroux.

Début avril, sous couvert de l’anonymat, un conseiller de l’exécutif confirme au « Monde » :

La politique de masques a été ajustée à nos capacités.

Dans une épidémie, il y a malheureusement toujours des morts.

Mais il y a un nombre de morts évitables qui se chiffre, pour l’instant, en milliers de personnes, du fait de leur décision.

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En passant du principe de précaution à une logique comptable, les gouvernements successifs et les hauts fonctionnaires ont mis en danger la population.

Les conséquences de cette approche se sont poursuivies après la pénurie. Fin avril, les employés d’industries comme Renault ou Michelin étaient équipés en masques FFP2 quand ceux-ci étaient encore rationnés dans les hôpitaux, selon Mediapart.

Face aux multiples défaillances et errements de l’État, des suites judiciaires sont d’ores et déjà annoncées.

Le 18 mai, Emmanuel Macron persistait dans l’exercice de communication : Nous n’avons jamais été en rupture. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a eu des manques et des tensions.

À la mi-mai, une soixantaine de plaintes avaient été déposées auprès de la Cour de justice de la République (CJR), seule instance compétente pour juger les ministres dans leurs fonctions.

À la même période, des centaines de couturières lançaient une pétition pour refuser tout nouvel appel au bénévolat.

Ce mouvement, qui partait d’un bon sentiment, tourne désormais à l’abus.

Jackie Tadéoni, costumière freelance et membre du collectif Bas les masques. À la demande de mairies, d’entreprises ou d’associations, certaines ont travaillé sans relâche pour « pallier les manquements du gouvernement ».

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