« J'ai d'abord cru à une erreur »

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« J’AI D’ABORD CRU À UNE ERREUR »

Médecin, Irène Frachon publie en juin 2010 Mediator 150 mg, combien de morts ? (Editions dialogues.fr).

Les laboratoires Servier portent plainte. La justice décide du retrait du sous-titre, Combien de morts ?

Six mois plus tard, après une longue bataille, un rapport officiel répond à la question interdite : le Mediator, un médicament coupe-faim, serait responsable d’au moins cinq cents morts.

200 XXI – JANVIER/FEVRIER/MARS 2011 ILLUSTRATIONS : LION E L K O ECH LIN

C’est un polar médical. Un polar, sauf que tout est vrai. Le nom des gens est leur vrai nom dans la vie. Mon nom aussi : Irène Frachon, médecin à l’hôpital de la Cavale Blanche. Les faits sont attestés par des documents, des publications, des comptes rendus, des dates. Et il y a des morts, de vrais morts que l’on peut « toucher », hélas.

L’intrigue se résume en quelques lignes : un premier médicament coupe-faim, l’Isoméride, produit par le laboratoire Servier, est interdit à la vente en 1997 parce que toxique pour les valves du cœur (valvulopathie) ou les vaisseaux du poumon (hypertension artérielle pulmonaire).

Témoin choqué de ce drame sanitaire, je découvre, dix ans plus tard, qu’un autre médicament, commercialisé à grande échelle par le même laboratoire Servier, produit le même poison toxique dans le sang et est responsable des mêmes atteintes cardiaques. Le nom de ce deuxième médicament ? Le Mediator. Insensiblement, celui-ci a pris la place vacante du précédent coupe-faim, interdit à la vente.

Les autorités de santé sont informées, comme le laboratoire. Ils sont les seuls. Ni les prescripteurs ni les consommateurs ne sont au courant. Une seule publication médicale, indépendante de tout financement privé ou institutionnel, la revue Prescrire, s’inquiète des conséquences d’une telle commercialisation.

Tout part d’un premier cas suspect d’hypertension pulmonaire sous Mediator que je repère en février 2007. Intriguée, puis inquiète après la découverte d’autres observations d’hypertension pulmonaire, puis de valvulopathie, épaulée peu à peu par quelques collègues, j’étudie les articles scientifiques, j’explore les archives de l’hôpital, les blocs opératoires, la morgue… Je veux comprendre.

Interrogé, le laboratoire prétend, contre toute évidence, qu’il n’y a

pas de ressemblance entre les deux médicaments.

Alerté, un médecin de la Caisse nationale d’assurance maladie découvre à son tour, sur ses immenses bases de données, la même évidence : de nombreuses victimes, des milliers de victimes.

Interpellées, les autorités de santé traînent des pieds, s’inquiètent, critiquent mes travaux et, finalement, décident du retrait du médicament en novembre 2009.

Le retrait du Mediator se fait en toute discrétion. Il faut, surtout, ne plus en parler. Tant pis pour les victimes, celles qui s’ignorent et, pire, celles qui savent et vont tenter avec leurs pauvres moyens et leur santé détruite de faire seulement reconnaître – on ne parle pas de gros sous, non certainement pas, ce serait trop facile – qu’il y a eu une erreur, un préjudice inutile, qu’on aurait pu s’y prendre autrement et leur épargner ça.

S’expliquer, c’est le minimum

Au début, j’ai cru qu’il s’agissait d’une erreur. Qu’après la publication du livre, passé un moment d’énervement bien compréhensible, parce que je raconte des errements quand même critiquables, il allait être possible de s’expliquer avec les autorités de santé.

Je pensais que ces autorités seraient atterrées d’apprendre le comportement, on va dire « discutable », d’un laboratoire pharmaceutique, atterrées aussi de réaliser l’étendue du coût humain dû aux conséquences d’un certain défaut de clairvoyance de leur part.

Combien de fois m’est-il arrivé de réaliser qu’un de mes malades a perdu des chances de guérison parce que j’ai eu un défaut de clairvoyance, parce que je n’ai pas fait attention à un détail ? C’est atroce, on n’a pas fait exprès, on ne voulait pas ça bien sûr, mais on n’a pas le choix : il faut s’expliquer. C’est le minimum.

J’avais tort. Il ne s’agissait pas d’une erreur, mais des conséquences d’un système dont les acteurs sont l’industrie pharmaceutique, l’Etat et ma propre communauté médicale, dominée par de puissants leaders d’opinion, rémunérés et courtisés par les laboratoires.

S’appuyant sur les avis d’experts de la communauté médicale, l’Etat se donne pour mission de protéger la santé des citoyens. Mais il veille aussi à la santé des industriels, conseillés par ces mêmes experts. C’est là que tout peut déraper, que tout a peutêtre dérapé.

Tout au long de mon enquête sur le Mediator, je vais observer la proximité quasi incestueuse qui peut exister entre les responsables de la réglementation du médicament et les salariés des entreprises pharmaceutiques. Tel directeur d’un laboratoire est également trésorier d’une société savante de pharmacologie. Des passerelles entre postes industriels et postes à responsabilité en santé publique sont couramment empruntées, jusqu’au niveau ministériel. Des avis scientifiques peuvent être piétinés, comme celui de la Haute Autorité de santé qui déclare, dès 1999, que le Mediator ne rend pas de service médical justifiant son remboursement.

Jamais commercialisé aux EtatsUnis du seul fait de sa composition chimique dangereuse, retiré de Suisse en 1998, d’Espagne en 2003 après une alerte de pharmacovigilance, le Mediator sera pourtant remboursé en France au taux maximal par la Sécurité sociale jusqu’à son retrait en 2009. Pour le bien de qui ?

Aurais-je dû être plus méfiante ? Il y eut bien des signes auxquels je n’ai pas prêté attention avant d’obtenir le retrait du médicament. Frissonnante, j’ai projeté aux autorités de santé la photo du cœur d’une femme de 50 ans, mère de famille, morte pour avoir absorbé du Media-

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tor : détruit par le médicament, le cœur était ouvert en deux, quasi pantelant encore. Personne n’a bronché. L’assemblée, experte en pharmacovigilance, est restée détendue, indifférente.

Le directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) déclarera, plus tard, avoir craint les actions en justice du laboratoire à l’encontre d’une décision de retrait insuffisamment argumentée. De nombreuses études sur la nocivité de ces coupefaim avaient pourtant été publiées dans les plus grands journaux scientifiques internationaux. Quelles preuves ont un poids ? Combien de morts fallait-il ?

La raison du plus fort

Deux jours avant la publication du livre, un huissier est arrivé, lesté d’une lourde liasse. Le laboratoire Servier contestait le titre, seul élément accessible avant la mise en rayons. Le titre, outre le nom du médicament, était justement Combien de morts ?

Des morts, j’en avais vu à Brest. Logiquement, on devait en trouver d’autres dans toute la France. C’était bien ça le problème. Après un crash, un attentat, un tremblement de terre, la première pensée, la première question est : « Combien de morts ? » Alors, avec un médicament consommé par des millions de Français et interdit parce qu’il est dangereux, forcément, cette question surgit. Pas une affirmation, une question.

J’ai entendu plaider l’avocate du laboratoire. Face aux incohérences d’un discours réfutant jusqu’à l’absurde toute argumentation scientifique, je n’ai pu retenir un ou deux hoquets de surprise. Une victime du médicament était dans la salle d’audience, elle est restée bouche bée.

Le juge, lui, a donné raison au laboratoire. Il a fallu gommer la question Combien de morts ?, remplacée par Sous-titre censuré. J’ai repensé

aux mises en garde de mes amis, de mes confrères… Des procès jusqu’à la fin de mes jours, la ruine.

Le soir du jugement, j’ai entendu la voix flûtée de ma petite fille me réciter une fable de La Fontaine : « La raison du plus fort est toujours la meilleure, nous l’allons montrer tout à l’heure. » C’était cette logique qui était en marche.

Le premier contact avec les autorités de santé s’est produit à la radio, début juin, à l’occasion d’une émission de France Inter. Le débat s’ouvrait, enfin. Il allait être possible de parler des erreurs, approximations et hésitations qui ont tant coûté à certains. Il était temps de réfléchir à une stratégie : pour aider les victimes, pour que cela ne se renouvelle pas, pour que le gendarme de la santé puisse jouer pleinement et sereinement son rôle à l’avenir.

La chute est rude. J’entends plaider la représentante de l’autorité de santé, Fabienne Bartoli. Ses mots tournoient : il faut « contextualiser » des décisions prises à temps de façon « collégiale ». Pour le reste, la représentante renvoie au « colloque singulier » entre le médecin prescripteur, laissé dans l’ignorance des préoccupations de l’agence, et son patient.

Malgré les questions, malgré la pugnacité de la journaliste, Isabelle Giordano, rien ne bouge. Micros éteints, je reçois une remarque en pleine figure : dans cette histoire, je fais un peu ma « crâneuse ». Merde.

L’affaire du Mediator commence à faire des vagues. Invitée dans différentes émissions, je martèle des faits, des chiffres. Je veux être péda-

gogue, je conçois les inquiétudes suscitées chez ceux qui ont consommé le médicament. Je les connais bien ces patients, ce sont les mêmes que je reçois en consultation et qui, invariablement, laissent échapper après quelques instants : « Vous savez docteur, je suis plutôt d’un tempérament nerveux… » Il faut alors mettre les bons mots pour habiller la peur.

Il y a les premiers appels des premiers lecteurs : « Docteur, je viens de finir votre livre. – Oui ? – Eh bien, j’ai compris : ma vie est foutue en l’air, je sais pourquoi. Dites-moi ce que je dois faire. »

Cette question, délicate, sort de mon domaine de compétence. J’en ai discuté avec des avocats, je suggère quelques noms, des associations… Un jeune avocat, à l’air malin, m’a transmis sa carte et sa bonne volonté. Je suggère ces « pistes », sans insister. Le jeune avocat est choisi par certaines victimes, il portera l’affaire au pénal.

Faire

face, mais à quoi ?

Le laboratoire réagit. Sous la signature du « Groupe de recherche Servier », un communiqué est publié dans le Quotidien du médecin. Servier dénonce les « inexactitudes parues dans la presse » et réfute l’existence d’un lien entre maladie des valves du cœur et exposition au Mediator.

Quelques jours plus tard, jetant un regard distrait sur quelques courriels, je tombe sur deux messages. Ils ne me sont pas adressés, on me les a fait suivre. Le choc.

Les messages émanent d’un membre d’une importante commis-

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J’envoie mon livre à des sénateurs, à des spécialistes d’éthique, à de prestigieux professeurs de médecine.
Je reçois en retour des cartes de visite aimables, des silences, des confidences. Et des mots saluant mon « courage » pour « affronter » le laboratoire.

sion des autorités de santé. Celui-ci réagit à la sortie du livre et dialogue avec son président de commission. Je suis soufflée. Par la liste des destinataires d’abord : universitaires, politiques, scientifiques, Paris, la province, des industriels et même le laboratoire concerné. Par les mots utilisés, surtout : je suis un « …de ces petits soldats (mais il en a fallu pendant la guerre) qui pensent qu’ils ont tout compris et que, si la terre tourne, c’est grâce à eux… ». La tête me tourne. Je ne risque pas ma peau : je dois juste faire face. Face à quoi ?

Derrière les mots, je découvre les intentions des experts qui se sentent injustement mis en cause : « Les choses doivent se gérer au niveau des individus. » Quant au fauteur de trouble, moi-même, on songe à saisir l’ordre des médecins, les académies, la justice, la direction de mon hôpital. Il revient au laboratoire d’attaquer en justice le livre, mais il est question de répliquer. Avec prudence : parler aux journalistes, estil signalé, est « chose complexe quand ils ont un os à ronger… ».

Je bute sur le mot de « whistle blower », utilisé ironiquement dans l’échange de courriels. Je ne le connais pas. En français, cela donne « lanceur d’alerte ». Sur Internet, je lis : « L’expression “lanceur d’alerte” sert à désigner une personne ou un groupe qui découvre des éléments qu’il considère comme menaçants pour l’homme, et qui décide de les porter à la connaissance, parfois contre

Avec

l’avis de sa hiérarchie. A la différence du délateur, le lanceur d’alerte n’est pas dans une logique d’accusation visant quelqu’un en particulier, mais il divulgue un état de fait dommageable pour l’intérêt public. »

Quelques jours plus tard, la Commission européenne promulgue l’interdiction de la commercialisation des médicaments de type Mediator, qualifiés de « nocifs ». Leur responsabilité dans l’apparition de valvulopathies graves, note la Commission, est établie au niveau scientifique.

Un « cimetière de province »

En France, rien ne bouge : la question « Combien de morts ? » reste taboue. J’envoie mon livre à des sénateurs, à des spécialistes d’éthique, à de prestigieux professeurs de médecine. Je reçois en retour des cartes de visite aimables, des silences, des confidences. Et, ce qui me trouble, des mots saluant mon « courage » pour « affronter » le laboratoire.

Et puis, enfin !, un e-mail très bref : « Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? C’est aux politiques qu’il faut s’adresser. » Il est signé d’un député, Gérard Bapt. L’homme est aussi un médecin engagé, et même bientôt enragé face au drame. Il adresse un courrier aux autorités de santé.

Il souhaite, dit-il, « comprendre le retard mis à l’interdiction du médicament en France » et exprime sa « stupeur » face aux échanges de courriels entre les experts de l’autorité.

Il réclame, dans le même temps, la démission des membres de la commission.

Gérad Bapt consacre au Mediator de longues heures de travail. Attentif, il épluche patiemment les documents que je lui porte à l’Assemblée nationale, dont la thèse soutenue par une jeune pharmacienne – elle a l’air d’avoir 15 ans – qui a mené une enquête sur les outils de pharmacovigilance.

Son fil d’Ariane ? L’histoire du Mediator, comme un cas d’école. Au passage, la jeune thésarde a pris sa calculette et évalué une fourchette de morts. Deux millions de personnes exposées pendant trente-trois ans : cinq cents à mille morts, au minimum. Un « cimetière de province », me glissera plus tard un responsable de pharmacovigilance.

Pour le député, l’été est studieux. Quatre échanges épistolaires, pas moins, avec les autorités de santé, représentées par Jean Marimbert. C’est un dialogue de sourds. Le déni est farouche. Il n’y a rien à regretter : le boulot a été bien fait. Il n’y a rien à retirer : les attaques sont « outrancières ». Il n’y a rien à réglementer : le laboratoire peut bien dire ce qu’il veut.

Le député n’hésite plus et publie, fin août, une tribune dans Le Monde La question interdite « Combien de morts ? » ressurgit, la fourchette de cinq cents à mille est citée. C’en est trop. Les autorités de santé interrogent la Caisse nationale d’assurance maladie. Et rien... Jusqu’à la mi-octobre, où le bilan de cinq cents morts « a minima » est confirmé, un chiffre supérieur au drame de « l’hormone de croissance ».

Les responsables se figent. Le laboratoire Servier parle d’une « fabrication, destinée à embêter le gouvernement ». Les autorités de santé concèdent que la fourchette n’est pas « extravagante ». Toujours le choix des mots. Cinq cents morts : un « cimetière de province ». Ÿ

Irène Frachon

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les autorités de santé, c’est un dialogue de sourds. Le déni est farouche. Il n’y a rien à regretter : le boulot a été bien fait. Il n’y a rien à réglementer : le laboratoire peut bien dire ce qu’il veut.

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