Entretien Christophe Dejours

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LE CYNISME DE LA RESIGNATION

ENTRETIEN

DEJOURS

ILLUSTRATION: OLIVIER DANGLA
CHRISTOPHE
Spécialiste de la sou rance au travail, ce médecin psychiatre tient pour essentielle la prise en compte du « facteur humain ». Quand Platon aborde la vie de la Cité, rappelle-t-il, il commence par parler des métiers. Propos recueillis par Jean Leymarie

YAu premier regard, un grand sourire. Médecin, psychiatre et psychanalyste, Christophe Dejours est assis derrière son bureau, au Conservatoire national des arts et métiers. Autour de lui, des livres et des papiers. Un grand front, des cheveux gris et abondants, des lunettes. Tout à l’heure, il rejoindra son cabinet et ses patients. Il écoutera, guidera. Mais pour l’instant, c’est lui qui parle. À voix basse, chaleureuse.

Parfois, il s’interrompt, hésite. Déformation professionnelle ? À 66 ans, il cherche toujours le mot juste. À l’étranger, ce spécialiste de la sou rance au travail est d’abord connu pour ses travaux sur la séduction.

Mais soudain, son débit s’accélère. Le ton monte. Le sourire disparaît. Les mots claquent, précis, cliniques. Ils racontent la sou rance au travail, cette sou rance qu’il étudie depuis quarante ans, bien avant que le burn out fasse irruption à la Une des magazines.

Des usines aux centres d’appels, des entreprises aux administrations, des grandes surfaces aux hôpitaux,

Christophe Dejours constate sans fard que le chômage masque la montée de la souffrance dans les entreprises. La qualité du travail se dégrade « et avec elle, la santé des salariés ».

∆ Quel est votre premier souvenir lié au travail ?

Christophe Dejours : J’avais dans les 10 ans. Le père d’un camarade dirigeait une ra nerie de sucre et il avait décidé de nous la faire visiter. Pourquoi ? Je ne sais pas, mais je me rappelle le visage d’un ouvrier marqué par les rides. Cet homme, corpulent, me semblait âgé. Il avait une soixantaine d’années. Il était à son poste à l’ensachage du sucre, déjà sous forme de poudre blanche, donc ra né. Le sac se remplissait de sucre, lui était chargé de le faire passer et de coudre la toile de jute. Son regard énigmatique, je l’ai encore en tête. J’ai dû remanier ce souvenir, mais j’y vois une fatalité, une sorte de résignation profondément humaine. Cet homme me regardait, enfant libre et heureux, en train de le regarder.

Que représentait le travail chez vous ?

Dans ma famille, le travail était valorisé. Il y a toujours eu un respect, une manière de l’honorer. Dans l’idée de travail, il y avait la possibilité de conquérir une place dans la société, une promesse de dignité et d’accomplissement de soi.

Ma famille paternelle, protestante, avait connu une ascension sociale par le travail : mon arrièregrand-père était paysan avec quelques moutons dans l’Ardèche, mon grand-père était instituteur, et mon père est devenu professeur d’université, membre de l’Académie des sciences. Dans la tradition protestante, le travail est un médiateur : par ce que l’on fait chaque jour, dans sa vie quotidienne, se réalise aussi le salut de l’âme.

Ma mère était pédiatre. Sa famille juive venait d’Europe centrale. Originaire de l’intelligentsia à Kiev, en Ukraine, d’une bourgeoisie ra née, très francophile, elle était habitée par les Lumières françaises. Mon arrière-grand-père, ingénieur et industriel, possédait des ra neries de sucre. Il était socialiste menchevik et très engagé dans l’idée de sortir du féodalisme russe. Sa sœur,

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« Dans l’idée de travail, il y avait la possibilité de conquérir une place dans la société, une promesse de dignité et d’accomplissement de soi. »
Série « Ceux qui aiment les lundis » de Jean-Robert Dantou. La Scop Velay, productrice de compléments alimentaires. CG SCOP/PICTURETANK

arrivée en France à 17 ans pour travailler le droit, est devenue la première femme avocate du monde. C’était en 1900, elle avait 30 ans et s’appelait Sonia Balachowsky-Petit. Elle a beaucoup compté pour moi. C’était un personnage incroyable. Elle parlait cinq langues, était héritière de toute une tradition politique et était convaincue qu’il fallait faire quelque chose de sa vie. Elle pensait que le travail était central pour l’existence humaine. Une idée qui se perd aujourd’hui de manière cruelle et rapide…

Tout a changé, dites-vous ?

Oui. Dans le monde néolibéral, le travail n’est pas une valeur. Le néolibéralisme nie le rapport collectif au travail pour ne voir que des individus. Pour Margaret Thatcher, « il n’y a pas de société ». Cette approche refuse l’idée de coopération au prétexte que celle-ci serait le cache-sexe d’une déresponsabilisation des individus. Or, cette vision morale est une manière d’asseoir la domination : quand il n’y a que des individus, ils sont bien plus faciles à diriger. Et cela, on le voit aujourd’hui à travers

les nouvelles formes de management. Se réapproprier la question de la valeur du travail, de sa dimension humaine, c’est pour moi une question de résistance.

Quand décidez-vous de vous impliquer dans ce champ de recherche ?

Mai 1968 a été un tournant. J’étais en première année de médecine, et il y a eu cette grève, la plus importante de l’histoire de France, plus grande encore que celle de 1936. Ce fut aussi le moment où a explosé le thème de l’aliénation au travail et par le travail. Souvenez-vous des a ches produites par les étudiants des Beaux-Arts : « Perdre sa vie à la gagner », « Changer la vie », « Je travaille, tu travailles, il travaille, nous travaillons, vous travaillez… ils profitent. »

À côté de la faculté de médecine, il y avait rue du Montparnasse un foyer d’immigrés qui ne payait pas de mine. Ces immigrés, essentiellement des Arabes, dormaient en trois-huit : chacun au bout de huit heures cédait son lit à quelqu’un d’autre. Tous étaient salariés de

Renault et des cars passaient les prendre le matin pour les emmener à Flins ou à Billancourt. Ces ouvriers étaient pieds et poings liés. Tout dépendait de leur travail à la chaîne : le permis de séjour, le permis de travail, les rémunérations… Ils étaient contrôlés du matin au soir : la location de leur lit superposé était prélevée directement sur leur paie, le foyer appartenait à la préfecture de police.

J’étais peu politisé à l’époque. Mais j’ai commencé à militer avec les maoïstes de la Gauche prolétarienne. Nous allions discuter avec les ouvriers immigrés du foyer. Ils étaient touchés que des étudiants s’intéressent à eux, c’est la première fois qu’ils pouvaient parler de ce qui leur arrivait. Nous distribuions des tracts pour défendre ces hommes, qu’ils aient de meilleures conditions de vie. Mais un jour, nous avons été arrêtés et molestés par la police. Certains ouvriers du foyer, qui étaient marocains, algériens… ont été repérés et expulsés manu militari. Je n’ai jamais su ce qu’ils étaient devenus.

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« Le néolibéralisme nie le rapport collectif au travail. Se réapproprier la question de la valeur du travail, de sa dimension humaine, c’est une question de résistance. »
Le Groupe Chèque déjeuner, une Scop créée en 1964. PICTURETANK

Cette expérience a été très pénible. C’était un échec. Nous avions voulu être généreux et ça s’était très mal terminé. Ce fut, pour moi, une rupture. J’avais des doutes, des questions. Mes compagnons m’ont quasiment traité de « traître petit-bourgeois » … De ce moment, j’ai brisé avec le militantisme. Le militant, c’est celui qui sait ce qui est bien et mal, juste et injuste, et cela suppose des certitudes. Ça ne me convenait pas. Je voulais être du côté de la question, essayer de comprendre ce qui se passe. J’ai basculé vers la recherche.

Avec 1968, le monde du travail change ?

L’État et le patronat ont eu peur que la grève générale se propage. Ils se sont dit que pour sauver le capitalisme il fallait trouver d’autres systèmes d’organisation, imaginer de nouvelles formes de travail. Une série d’expériences sociales de grande ampleur ont été lancées en France, aux États-Unis, en Scandinavie. Il s’agissait d’élargir et enrichir les tâches, de créer des groupes semi-autonomes…

«

Mais les entreprises et les pouvoirs publics manquaient de chercheurs. Il a donc été décidé d’en former. J’ai pu bénéficier d’une bourse de formation en 1973 et je me suis intéressé aux rapports entre santé mentale et travail. Des psychiatres avaient commencé à y réfléchir à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais peu de gens avaient poursuivi.

Où avez-vous entamé vos travaux ?

Je me suis retrouvé chez Renault, à Flins, avec un petit groupe de chercheurs également marqués par le maoïsme. Parmi eux, il y avait Robert Linhart, ce normalien qui venait de « s’établir » chez Citroën, c’est-àdire qu’il s’y était fait embaucher. Il y a consacré plus tard un beau livre. Son réquisitoire contre le taylorisme était remarquable. Il expliquait que cette organisation du travail était une méthode qui n’a rien de « scientifique », mais tout du politique. Le taylorisme, disait-il, visait à démanteler les corporations de métier.

À Flins, à l’époque, nous étions en contact avec des ouvriers à la chaîne. Nous avons commencé à travailler

avec eux pour comprendre ce qu’ils faisaient. Et nous avons découvert ce double mouvement par lequel l’homme est tout à la fois broyé et poussé à reconstituer des solidarités.

Les travailleurs se livrent facilement ?

Face au médecin, la parole se libère. Les ouvriers ont envie de se confier. Ils parlent de questions de santé, de la misère du corps, des douleurs, de la peur de devenir con, de l’aliénation, des cadences, de la solidarité, des doigts qui saignent, du fait d’être tordu toute la journée, de s’e ondrer en revenant au foyer. Ce sont des moments forts. On réduit les gens à un état de corps qui répète des gestes, alors qu’il est si compliqué de tenir une chaîne de montage ! Frederick Taylor, le pionnier du taylorisme, disait : « Faut pas être plus intelligent qu’un chimpanzé. » Eux sentent leur pensée s’appauvrir.

Vos recherches se font dans quel contexte ?

À l’époque, nous sommes suivis par des groupes syndicalistes minoritaires, en rupture avec la CGT

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Face au médecin, la parole se libère. Les ouvriers ont envie de se confier. Ils parlent de la misère du corps, des douleurs, de la peur de devenir con, de l’aliénation, de la solidarité… »
La Plantula Biocoop, épicerie biologique. PICTURETANK

et critiques de la CFDT. Pourquoi ? Parce que les syndicats traduisent la revendication de « changer la vie » en demandes de primes, de diminution du temps de travail, de journées plus courtes, de retraite anticipée… Pour élever le niveau de vie, la CGT et le Parti communiste étaient prêts à accepter les sacrifices que suppose le taylorisme. Il faut se souvenir que le fordisme a même été un modèle pour Lénine et les Soviétiques, qui ont adapté ces méthodes sous le nom de « stakhanovisme ». Dans le système de Ford, tout tourne autour de l’usine : l’école, l’hôpital, les magasins… Lénine admirait Ford, qui avait une photo de Mussolini dans son bureau. Les Soviétiques exaltaient l’ingénieur.

Et vous changez peu à peu d’orientation…

Oui, j’apprends la médecine du travail et je fais de l’ergonomie au Conservatoire des arts et métiers, auprès d’Alain Wisner. À cette époque, les ergonomes – ceux qui étudient l’interaction entre l’opérateur et son poste de travail –font une découverte incroyable :

en observant des chaînes de câblage dans l’électronique, ils se rendent compte que les ouvrières ne font pas exactement ce qu’on leur demande. Leur cahier des charges a été pensé par une armée d’ingénieurs, mais elles agissent autrement…

La réalité du travail sort du cadre ?

Oui. Les ingénieurs pensent que le travail peut être prévu, que les tâches peuvent être prescrites. Mais, en réalité, le travail est différent de ce qu’il « devrait » être. Il y a tout le temps des incidents, des dysfonctionnements, des pannes, des accidents… Quand cela se produit, que votre soudeuse ne marche plus, vous essayez de résoudre le problème, et pendant ce temps-là la chaîne avance. Pour faire face, les ouvriers développent une forme d’intelligence qui consiste à être en avance sur l’incident. Quand vous avez cinquante-cinq secondes pour accomplir une tâche, vous la faites en cinquante secondes. Avec ces quelques secondes gagnées, les gars sauvent leur peau et économisent leur corps. Mais pour parvenir

à ce résultat, il faut apprendre à sentir avec son corps, et cela, personne ne peut vous le prescrire.

Un exemple : chez Renault, vous prenez des boulons toute la journée. Les doigts s’usent. La peau se décolle, s’abîme et s’érode. Les gars saignent. Alors ils mettent des bouts de chi on autour des doigts. Mais comment attraper les boulons avec des bouts de chi on ? C’est compliqué. Les gars inventent donc un mode opératoire. L’ouvrier ne prend pas un seul boulon comme c’est prescrit, mais il plonge la main et se colle un boulon entre chaque doigt de la main gauche. Une fois qu’il les a positionnés, il sait comment les attraper avec sa poupée de chi on de la main droite pour les visser. Il a une telle habitude qu’il palpe avec son entre-doigts la taille des boulons pour repérer ceux qui sont mal foutus. Dès qu’il en a un mauvais, il le balance en gueulant. Ça ne fait pas partie du mode opératoire, mais ça marche : il a évité de « couler » et d’emmerder tout le monde sur la chaîne ! C’est, pour lui, la seule manière de tenir les cadences, physiquement et mentalement.

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« Les ingénieurs pensent que le travail peut être prévu, les tâches prescrites. Mais le travail est di érent de ce qu’il “devrait” être. Il y a tout le temps des incidents, des pannes…
»
La Scop bretonne Evosens, spécialisée dans l’ingénierie optique. PICTURETANK

Cette intelligence du travail se transmet ?

J’ai vu ces poupées de chiffon, à Flins, pour la première fois en 1974. J’y suis retourné vingt ans plus tard à l’invitation des ingénieurs de Renault. À l’époque, on me dit que tout a changé dans l’automobile, que maintenant c’est le flux tendu… J’arrive sur la chaîne et je regarde les gars : ils ont encore des poupées sur les doigts ! Contrairement à ce qu’on dit, il n’y a pas tant de changements que ça… Vous avez des kilomètres de littérature pour expliquer que c’en est fini du taylorisme, que c’est une histoire du passé, mais ce n’est pas vrai. Bien sûr, il y a des di érences, des évolutions, mais le travail est le même.

Il faut comprendre que, si les ouvriers et les ouvrières étaient obéissants, il y aurait tout le temps des pannes. Or ils ont besoin que la chaîne tourne, parce que quand elle avance régulièrement c’est moins pénible pour eux. Si les gens exécutaient les ordres, ça s’appellerait une « grève du zèle » et pas une usine ne fonctionnerait. Si, dans la pétrochimie, les gens faisaient rigoureusement ce qu’on leur dit, ça sauterait… Et dans

le nucléaire, c’est encore plus net. On triche donc avec les consignes. Pas pour le plaisir de la transgression, ou par indiscipline, ou par inconscience. On triche pour bien faire.

L’ingénieur pense que, si ça ne marche pas, c’est parce que l’ouvrier n’a pas fait ce qu’on lui a dit. Mais le savoir n’est pas seulement là où on croit. Quand on comprend ce qu’il faut comme intelligence pour arriver à gagner cinq secondes sur un cycle de cinquante-cinq secondes, on se dit que ce travail est bien mal payé.

Des entreprises prennent quand même en compte le « facteur humain » ?

Oui, et elles sont de plus en plus nombreuses. Au milieu des années 1980, j’ai monté un groupe de recherche sur la psychopathologie du travail avec une petite dizaine de bénévoles, des psychiatres et des psychologues. Cette notion de « facteur humain » a commencé à progresser. Avant, l’erreur humaine était le maillon faible : on ne cessait de montrer que les hommes étaient mauvais, qu’ils ne suivaient pas la discipline. Nous avons renversé les choses

en disant : « Non, c’est grâce à eux que ça ne saute pas tout le temps ! »

J’ai travaillé pour EDF. Quand on s’intéresse à un système complexe, comme une centrale nucléaire, on voit que le facteur humain a des conséquences majeures sur la qualité, la sécurité et la sûreté de l’installation. Là, j’ai senti l’intérêt des ingénieurs. Ils voulaient comprendre le comportement des opérateurs et percevaient que la coopération est indispensable. Quand les gens s’entraident, ils se corrigent mutuellement. La combinaison des intelligences est un gage de sûreté fondamental. En revanche, individualiser le travail dégrade la sécurité et la sûreté.

Il y a eu un vrai début de reconnaissance, mais cela ne s’est pas fait sans turbulence. Nous mettions en évidence des points difficilement acceptables pour les directions. Ce que révèle la sou rance des salariés met en cause l’organisation du travail.

Après ces recherches, j’ai quitté les hôpitaux pour ouvrir un laboratoire de recherche. Nous avons diffusé nos idées dans les années 1990 en les partageant avec d’autres disciplines : l’éthique, l’histoire sociale,

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« Nous mettions en évidence des points di cilement acceptables pour les directions. Ce que révèle la sou rance des salariés met en cause l’organisation du travail. »
SOE Stuc & Sta , dédiée à la restauration d’ouvrages d’art. PICTURETANK

l’anthropologie, la linguistique, la philosophie et le droit. Le droit, ce fut un tournant décisif. Quand les avocats et les magistrats ont appris à comprendre le travail vivant, ils n’ont plus instruit et défendu les dossiers de la même façon.

La question de la sou rance au travail n’éclate pourtant que récemment…

Cela date de 1998. Pour la première fois, des chômeurs s’organisent, apparaissent, et manifestent. À l’époque, il y a d’un côté des transformations majeures dans l’organisation du travail : la montée en puissance de l’évaluation individuelle, la quête de la « qualité totale », l’introduction du modèle japonais et une certaine reconnaissance de l’intelligence ouvrière ; et de l’autre côté un essou ement et un a aiblissement de la lutte syndicale. La France s’enrichit, mais la pauvreté et le chômage explosent. Les tensions sont fortes et la sou rance s’accroît dans les entreprises. On commence à dénoncer le harcèlement. Les médecins du travail sont débordés par les problèmes de santé mentale.

Quand trois mille médecins se retrouvent en congrès, ils racontent ce qu’ils voient et il n’y a plus de doute : la question de la santé mentale est devenue cruciale. Les médecins du travail, souvent démunis, connaissent mal ces nouvelles pathologies. Beaucoup d’entre eux se forment au Conservatoire national des arts et métiers.

La sou rance augmente, mais la tolérance à la sou rance gagne aussi du terrain. Cette inertie, les syndicats en sont en partie responsables. Dans les années 1970 et 1980, ils ont étou é – avec le Parti communiste –nos découvertes en récusant tout lien entre travail et santé mentale. Vingt ans plus tard, ils constatent le désastre. Ça commence à changer, mais les responsables syndicaux, à quelques exceptions près, ne veulent toujours pas penser l’organisation du travail.

Qu’est-ce qui fait sou rir les gens au travail ?

D’abord, le rythme. Les gens sont débordés, épuisés. Prenez l’invasion par les mails. Au lieu de se parler directement, les salariés s’envoient

des courriers électroniques. La conversation est remplacée par un flux d’informations démultipliées car un mail est souvent adressé à plusieurs personnes. Le message est aussi régulièrement présenté comme urgent, capital. Au final, cette multiplication des échanges engendre une énorme masse de travail. Nous avons du mal à trier ces informations qui nous arrivent, nous perdons énormément de temps.

Les médecins constatent une hausse des pathologies de surcharge : troubles musculo-squelettiques, morts subites par hémorragie cérébrale, burn out, dopage – depuis l’alcool jusqu’à ces traders qui sni ent de la cocaïne pour tenir, et une consommation de médicaments hallucinante.

Je parlais des chaînes de montage, mais chez les opérateurs télécoms ou dans la banque, c’est pareil. Les gens travaillent avec des scripts, des consignes, qu’ils doivent respecter et qui s’a chent sur les écrans. Ça n’arrête pas, jamais… Comme sur une chaîne, c’est du travail répétitif, sous contrainte de temps, avec des cadences. Des millions de gens sont en surcharge.

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« La sou rance augmente, mais la tolérance à la sou rance gagne aussi du terrain. Les gens sont débordés, épuisés. Ils sont en surcharge. »
La Scop Ceralep, qui fabrique des isolateurs électriques en porcelaine. PICTURETANK

On relève aussi des pathologies liées à la violence, verbale et physique. Il y a une violence sociale qui désagrège les liens de civilité. De plus en plus de salariés en sont victimes. Il faut écouter les caissières de supermarché, les enseignants dans les écoles, les pompistes, les infirmiers et les chau eurs de train de banlieue qui doivent enlever leurs uniformes pour ne pas être reconnus sur les quais !

Il y a aussi le harcèlement. Ce n’est pas nouveau, mais la capacité de résistance s’est affaissée : le collectif ne fonctionne plus, la coopération s’est brisée, les solidarités ont fondu, les syndicats sont ratatinés. Résultat : quand vous êtes harcelé, personne ne vous aide. Vous restez seul…

Enfin, on relève une multiplication des tentatives de suicide et des suicides sur les lieux de travail. Le premier suicide de ce type a eu lieu en 1995, il y a à peine vingt ans. C’était une surveillante infirmière de l’Assistance publique qui, à l’arrivée de son équipe, a sorti un pistolet pour se tirer une balle dans la tête devant ses collègues.

C’était nouveau, et je n’ai pas anticipé que ces suicides allaient se multiplier.

Vous parlez souvent de sou rance éthique, vous pouvez préciser ?

Avec les nouvelles méthodes de gestion, les gens sont amenés à apporter leur concours à des actes que moralement ils réprouvent. Et là, s’ouvre un conflit intérieur : d’un côté des valeurs auxquelles on est attaché, de l’autre ce qu’on vous demande.

Ce qui s’est passé à France Télécom était emblématique : on a demandé aux employés de tromper les clients, y compris âgés, pour faire du chiffre à tout prix… Et les salariés ne pouvaient pas ne pas se dire : mais si c’est à ma mère ou à mon père qu’on fait ce coup-là ? Quand on est vendeur, l’idée que tout le monde doit être servi de la même façon, ça compte. Là, tout était balayé : on demandait aux salariés de se trahir eux-mêmes…

Ces dilemmes éthiques imposés aux employés sont de plus en plus répandus. Sources de souffrance, ils jouent un rôle majeur dans les

suicides au travail, qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Tenez, un autre exemple. Pour mettre les produits sur le marché, il faut des certifications. Les plus connues sont les fameuses normes ISO. Les salariés doivent remplir des documents, des fiches, pour prouver que les contrôles ont été e ectués. Mais la qualité totale n’existe pas, c’est un idéal impossible à atteindre, à garantir. Elle oblige donc tout le monde à mentir.

Vous pointez aussi ce que vous appelez le « cynisme de la résignation » …

C’est une figure nouvelle. Le cynisme classique consiste à traiter les autres comme des choses, des moyens. C’est le cynisme des vainqueurs, propre au néolibéralisme. Mais, à côté, se développe un cynisme de la résignation. Les gens vont de défaite en défaite. Ils sont maltraités. Et même ceux qui se croyaient protégés tombent aussi.

Des cadres de haut niveau se croyaient du côté du manche. Ils se retrouvent du côté de la cognée, et traités avec une brutalité nouvelle.

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CHRISTOPHE DEJOURS
« Avec les nouvelles méthodes de gestion, les gens sont amenés à apporter leur concours à des actes que moralement ils réprouvent. Et là, s’ouvre un conflit intérieur. »
Le centre d’appel A Capella, unique Scop du secteur des plate-formes téléphoniques. PICTURETANK

Du xixe siècle aux années 1980, il y avait loyauté réciproque entre cadres et dirigeants. Aujourd’hui, cette loyauté est morte. Dans mon cabinet, je vois des médecins des hôpitaux, des membres de cabinets ministériels, des hauts responsables… qui se font casser, qui tombent malades et qui viennent me voir. Jusqu’aux plus hautes fonctions, les gens sont traités de manière incroyable. Le laminoir progresse. Alors apparaît le « cynisme de la résignation » qui nous fait dire : c’est comme ça, c’est la « causalité du destin » – l’expression est de Hegel –, ça ne peut pas être autrement.

Beaucoup pensent que cette brutalité est inéluctable, qu’elle relève des lois du développement économique. On en revient à Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative. » Mais la psychodynamique du travail montre que c’est faux : aucune banque, aucune entreprise, aucun marché… ne peuvent fonctionner si les gens font simplement ce qu’on leur dit.

Le « cynisme de la résignation » est un renoncement au sens de la justice. Quelque chose s’est brisé. On ne croit plus aux valeurs transmises par les générations précédentes.

Ce serait fini, il « faut être réalistes » !

Il n’y a pourtant pas d’économie sans travail vivant. Et le travail vivant, c’est justement l’intelligence dont nous parlions.

Mais il y a aussi des gens heureux au travail !

Je suis persuadé que ce système va se casser la gueule. Les gens sont au bout du rouleau. Certains se disent heureux dans leur travail, mais ils ne sont pas si nombreux… Même les plus privilégiés sou rent. Avant, les enseignants étaient heureux. Maintenant, ils se tirent le plus vite possible pour prendre leur retraite. C’est incroyable ! Cette dégradation s’accélère et crée une morosité terrible.

Nous sommes en train de perdre le rapport entre travail et civilité, entre travail, culture et vivre ensemble. Quand Platon parle de la Cité, il commence pourtant par parler des métiers ! Il faut reconquérir ce rapport au travail où se joue un irréductible de la condition humaine. Il faut aller à l’opposé de ceux qui prônent « la fin du travail ».

Cette reconquête du travail, vous la voyez se dessiner ?

Il y a aujourd’hui plus de cent cinquante pièces de théâtre sur le travail. Les intellectuels devenus « réalistes » s’intéressent peu à la question du travail. Mais les artistes ont compris ! Comme l’univers du droit : les jurisprudences bougent et les magistrats évoluent. Et aussi certains dirigeants qui ont fait le tour de la gestion « Kleenex » où on remplace les salariés, où on les jette. Ils ont besoin que les gens aillent bien, c’est aussi une nécessité économique.

Le management de la coopération se développe. Depuis quelques années, des expériences sont menées. Elles rompent avec l’exaltation de la performance individuelle et veulent porter le collectif. Plus les gens travaillent ensemble, mieux ils travaillent. C’est un enrichissement. Quand ils produisent ensemble des règles, celles-ci ne sont pas qu’ecaces ou productives, elles sont aussi des règles de vivre ensemble. Et ces règles créent des liens professionnels forts. De la camaraderie, un terme noble qui a presque disparu. ∆

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« Certains dirigeants ont fait le tour de la gestion “Kleenex” où on remplace les salariés, où on les jette. Ils ont besoin que les gens aillent bien, c’est aussi une nécessité économique. »
Le Centre de formation et d’insertion aux métiers des travaux publics en Limousin. PICTURETANK

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