LEGRAND
MENSONGE À la fin des années 1950, la Chine est dévastée par une « Grande famine » au bilan humain comparable à celui de la Seconde Guerre mondiale. Un demi-siècle plus tard, Pékin fait tout pour maintenir le voile sur cette tragédie insensée. Avant d’arriver chez Monsieur Guo, il faut franchir à pied un chapelet de hameaux Mais les survivants de maisons aux murs de terre jaune, puis cheminer dix minutes sur un sentier ponctué de commencent à parler, parcelles de millet. Son fils vient à notre rencontre. Il a un sourire large et des mains aptes à manier et les archives à émerger. la houe : « Vous avez mangé ? » La question n’est pas à prendre au pied de la lettre. Sur les terres ingrates Par Philippe Grangereau du Henan, c’est comme cela qu’on dit bonjour.
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Sans courtoisie inutile, on se retrouve à prendre le thé chez l’agriculteur, en compagnie du cadet de la famille. Le fils aîné est aux États-Unis comme en attestent des photos punaisées au mur de la pièce principale de la ferme. « On n’avait pas assez d’argent pour payer les études de nos deux fils, il a fallu faire un choix. Nous avons tenu un conseil de famille et décidé que l’aîné poursuivrait ses études. Après l’université, il a obtenu une bourse pour l’étranger », indique Monsieur Guo qui balance sa tête plantée d’épais cheveux blancs soigneusement peignés en arrière. Le cadet écoute dans un coin. Le patriarche lui jette un regard de biais : « C’était une décision difficile à prendre », dit-il. Ses dernières paroles sont 94
couvertes par le bruit d’un petit tracteur pétaradant. La confidence est lancée à des inconnus qu’il n’attendait pas. Monsieur Guo enchaîne, il se doute de la raison de notre passage. « Vous êtes venus pour la stèle ? », demande-t-il. Le monument est planté à 500 mètres de la m aison au milieu d’un champ qui sent la terre fumée, juste un muret en briques long de quelques mètres, coiffé de tuiles rouges, et tapissé de faïence blanche. On peut y lire ces caractères : « Que nos ancêtres méritants protègent les générations à venir. » Un cartouche en ciment gris décline une liste de noms et une brève épitaphe : « À la mémoire des victimes de la famine, 1959 ». XXI – JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012
JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012 – XXI
I L L U S T R AT I O N S : G A B R I E L L A B A R O U C H
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