XXI 17 - CHINE, LE GRAND MENSONGE

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MENSONGE À la fin des années 1950, la Chine est dévastée par une « Grande famine » au bilan humain comparable à celui de la Seconde Guerre mondiale. Un demi-siècle plus tard, Pékin fait tout pour maintenir le voile sur cette tragédie insensée. Avant d’arriver chez Monsieur Guo, il faut franchir à pied un chapelet de hameaux Mais les survivants de maisons aux murs de terre jaune, puis cheminer dix minutes sur un sentier ponctué de commencent à parler, parcelles de millet. Son fils vient à notre rencontre. Il a un sourire large et des mains aptes à manier et les archives à émerger. la houe : « Vous avez mangé ? » La question n’est pas à prendre au pied de la lettre. Sur les terres ingrates Par Philippe Grangereau du Henan, c’est comme cela qu’on dit bonjour.

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Sans courtoisie inutile, on se retrouve à prendre le thé chez l’agriculteur, en compagnie du cadet de la famille. Le fils aîné est aux États-Unis comme en attestent des photos punaisées au mur de la pièce principale de la ferme. « On n’avait pas assez ­d’argent pour payer les études de nos deux fils, il a fallu faire un choix. Nous avons tenu un conseil de famille et décidé que l’aîné poursuivrait ses études. Après l’université, il a obtenu une bourse pour l’étranger », indique Monsieur Guo qui balance sa tête plantée d’épais cheveux blancs soigneusement peignés en arrière. Le cadet écoute dans un coin. Le patriarche lui jette un regard de biais : « C’était une décision ­difficile à prendre », dit-il. Ses dernières paroles sont 94

couvertes par le bruit d’un petit tracteur pétaradant. La confidence est lancée à des inconnus qu’il n’attendait pas. Monsieur Guo enchaîne, il se doute de la raison de notre passage. « Vous êtes venus pour la stèle ? », demande-t-il. Le monument est planté à 500 mètres de la m ­ aison au milieu d’un champ qui sent la terre fumée, juste un muret en briques long de quelques mètres, coiffé de tuiles rouges, et tapissé de faïence blanche. On peut y lire ces caractères : « Que nos ancêtres méritants protègent les générations à venir. » Un ­cartouche en ciment gris décline une liste de noms et une brève épitaphe : « À la mémoire des victimes de la famine, 1959 ». XXI – JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012

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Monsieur Guo a érigé son muret en 2004. Les autorités et la police n’ont, depuis, cessé de le harceler pour qu’il l’abatte. Accusé de « dénigrer le socialisme », le petit paysan sait que l’avertissement n’est pas à prendre à la légère : « La dernière fois qu’ils sont venus, ils m’ont vraiment menacé… On a dit que j’étais réactionnaire, mais c’est un malentendu. Je veux juste qu’on n’oublie pas que sur les cent vingt et un habitants du village, seulement cinquante ont survécu à la “Grande famine”. » La « Grande famine » de Chine est un des événements les plus stupéfiants du siècle passé. Elle se met en place en 1958 quand Mao Zedong lance sa politique du « Grand Bond en avant » qui vise à stimuler l’économie chinoise. En quatre ans, c’està-dire jusqu’à 1962, de trente-six à cinquante-cinq millions de Chinois meurent de faim. L’hécatombe est comparable au bilan humain de la Seconde Guerre mondiale. Soigneusement dissimulé en son temps, l’inconcevable désastre reste aujourd’hui encore un secret d’État. Et pour autant qu’on en sache, ­Monsieur Guo est le seul Chinois de cet empire d’un milliard quatre cent mille hommes à avoir érigé une stèle à la mémoire de ce crime de masse. Le geste bien dérisoire est la marque d’un courage certain. Mais Monsieur Guo n’en est pas vraiment conscient. Lui-même ignore l’ampleur du drame. De même que la grenouille dans son puits est persuadée que le monde se borne au cercle de lumière délimité par la margelle, ­l’univers ­tangible du patriarche ne va pas au-delà de sa région : « J’ai demandé à tout le village de se cotiser pour la stèle… Il y a eu tellement de morts ici, il faut que ça serve de leçon. » « La grande marmite » En 1958, Monsieur Guo avait 18 ans quand le Parti communiste impose les « communes populaires ». Du jour au lendemain, son village est transformé en « brigade de production ». Les terres, distribuées aux paysans pendant la réforme agraire de 1951-1952, sont saisies par l’État. Les biens privés – maisons, ustensiles de cuisine, tables, chaises, cochons, poules… – sont collectivisés de force. À travers toute la Chine, les villages fusionnent et les habitants, expulsés de leurs domiciles, sont regroupés en dortoirs où hommes, femmes et enfants sont séparés. Pour empêcher la population de se réinstaller dans ses foyers, les habitations sont détruites en nombre. Des directives sont édictées : la cuisine individuelle est interdite, tout le monde doit man96

ger à la cantine collective, « la grande marmite »… Pour faire respecter les règles, les cadres postent des sentinelles chargées d’épier les cheminées des maisons restées debout. Si de la fumée en sort, la sanction est assurée : privation de nourriture ou tabassage en règle. La « brigade de production » de Monsieur Guo a ordre de ne cultiver que des céréales : du blé, du millet, du maïs… La récolte à peine engrangée est aussitôt transportée dans des silos gardés par des miliciens armés. Les paysans n’ont rien ou presque. La « grande marmite » ne leur sert qu’un brouet clair où flottent des herbes à peine comestibles. « On en était réduit à manger des écorces d’arbre. On les passait à la poêle, puis on les réduisait en poudre. On mélangeait cette poudre brune avec un peu d ­ ’argile et on en faisait des petits pains. » Beaucoup meurent de constipation. D’après Monsieur Guo, leur agonie dure des jours. « Je me suis évanoui plusieurs fois en travaillant dans les champs. Un jour, j’étais tellement faible que le vent m’a jeté à terre et j’ai perdu connaissance. J’ai eu de la chance, il y a toujours eu quelqu’un pour me r­edonner vie en me faisant manger à la cuillère un peu de riz trouvé je ne sais où. Une fois, mes amis ne sont pas parvenus à me faire ingérer la nourriture car mes dents étaient trop serrées. » Sa sœur, mariée à un travailleur d’une brigade de production voisine spécialisée dans la culture des produits maraîchers, est mieux lotie. Comme l’État ne prélève que peu de légumes, presque toute la brigade survit. « Un jour, poursuit Monsieur Guo, le vice-­ secrétaire du comité est venu en inspection. En nous voyant, il s’est mis à pleurer, devant nous. C’était un cadre très bien. À son retour, il a raconté la vérité et dit ce qu’il avait vu. Il a été limogé, puis battu à coups de gourdin jusqu’à ce que le supplice l’achève. Quelques mois plus tard, le secrétaire du Parti du comté a subit le même sort, sur ordre du responsable de la province, Wu Zhipu. » Un demi-siècle plus tard, la simple évocation du nom de ce responsable, inconditionnel de Mao, fait toujours tressaillir les paysans de la province. Les vertus de l’indigence À partir de 1958, personne ne peut se déplacer en Chine sans permis. Pour se rendre dans le village voisin, il faut une autorisation écrite de la main du « chef de brigade ». Les seules informations qui circulent sont celles de la presse officielle relayée par les haut-parleurs de Radio Pékin plantés dans les champs. On y parle de moissons prodigieuses et l’avalanche de bonnes nouvelles autorisées XXI – JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012

ne laisse pas place au doute. Quand la faim décime un village, les habitants – convaincus d’être une exception dans un océan de triomphes – blâment le mauvais sort. Les seuls à savoir que la famine gagne la Chine sont les hauts cadres. Mais même ces privilégiés n’ont qu’une vague idée de sa ­dimension colossale. Les provinces aux terres les plus fertiles sont paradoxalement les premières à se transformer en champs de morts. L’immense grenier à riz du pays qu’est la province du Sichuan est emporté par la famine. Sa capitale Chengdu est aujourd’hui un centre important de la finance et de l’électronique. Les bulldozers éventrent sans répit la mégapole. Du passé, il reste quelques pierres et une statue géante de Mao Zedong érigée à l’emplacement d’un ancien palais royal. Le Timonier de marbre domine une vaste place d’où rayonnent des avenues flanquées de publicité incandescentes pour Vuitton, Lamborghini, Jaguar… L’ostentatoire y est aujourd’hui aussi véhément que l’obsession de la population à glorifier, naguère, les vertus de ­l’indigence. « On a vraiment expié nos péchés pendant ces années-là » En ce début de week-end, le loueur de voitures n’a qu’une grosse Buick « made in Shanghai » à proposer. Passé les entrelacs d’autoroute de la banlieue, on fait route vers Leshan qui recèle la grande attraction touristique de la région, un bouddha de 70 mètres de haut taillé dans une falaise surplombant un affluent du Yangtsé large comme trois fois la Seine. Les touristes s’y pressent joyeusement dans des norias de bateaux. « On vit tellement mieux aujourd’hui », soupire Madame Wu, une vieille paysanne mal attifée à qui on demande de raconter ses souvenirs. Madame Wu a été présentée par une amie, elle est en confiance et s’assied sur une grosse pierre d’où on aperçoit l’embarcadère. Une brise légère apporte le brouhaha des excursionnistes. Madame Wu regarde le fleuve et se laisse emporter par ses souvenirs : « Personne n’avait la force de les enterrer… Il y en avait partout et ça puait », lâche-t-elle. « Des piles et des piles » de cadavres s’amoncelaient sur les rives du fleuve. Elle avait une vingtaine d’années pendant la « Grande famine » et faisait partie d’une « équipe de travail » chargée de tirer des charrettes de charbon le long de la rive. « Il m’arrivait de buter sur des cadavres si je ne prenais pas garde. Une fois, j’ai ­marché par inadvertance sur la dépouille d’un enfant, JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012 – XXI

La « Grande famine » débute en 1958 quand Mao lance le « Grand Bond en avant » pour stimuler l’économie. De trente-six à cinquante-cinq millions de Chinois meurent de faim en quatre ans. je me suis enfuie paniquée. » Un petit groupe de vacanciers s’arrête pour tendre l’oreille. Madame Wu se tait, attend qu’ils passent leur chemin. « La vue des cadavres m’était insupportable et j’ai demandé au commandant de l’équipe de travail qu’il me renvoie au village. » À son retour, la jeune Madame Wu découvre que ses parents l’ont mariée à un voisin : « J’ai dû me plier à leur ­décision. » Le couple ne vit pas en ménage. Dans les casernes que sont devenues les « communes populaires », les régiments d’hommes et de femmes ont des dortoirs distincts. La ration quotidienne est fixée à 150 grammes de riz cuit et autant de patates douces. « Ces pitances nous faisaient mourir à petit feu… Mon mari ne s’occupait pas de moi, il ne m’a jamais rien donné, ni nourriture ni vêtement. Il a fallu que je me débrouille. Je suis revenue vivre chez mes parents. » Cinquante ans plus tard, elle regrette encore sa décision. Arrivée chez ses parents, elle découvre une situation devenue cauchemardesque. « Je ne l’ai jamais raconté à mes enfants mais, à vous, je peux bien le dire. On a vraiment expié nos péchés pendant ces années-là. On creusait la terre avec nos mains pour trouver des racines comestibles, des plantes sauvages, n’importe quoi. On mangeait une herbe qu’on appelait “queue de chien” et une sorte de boue blanche qu’on appelait par dérision du “riz frais”. » Ses parents meurent le corps gonflé d’œdèmes, les intestins bouchés : « Ils devaient extraire leurs excréments avec les doigts, mais ils n’y parvenaient plus… On les a enterrés tous les deux sans cercueils. » Cinq autres membres de sa famille meurent ­également de faim. Les convois d’abandonnés Comme Monsieur Guo, Madame Wu est une pièce du puzzle de la « Grande famine ». Elle raconte ce qu’elle a vu sans se rendre compte que son histoire fait partie d’un tout. Elle n’imagine pas que la tragédie se répétait à l’infini en Chine – à l’exception notoire des villes. 97


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Pendant la « Grande famine », les zones urbaines, vitrines du pouvoir et sièges de l’industrie, continuent d’être approvisionnées par l’État, comme si de rien n’était ou presque. À partir de 1958, un système de passeport intérieur, copié sur celui de l’Union soviétique, est mis en place. Appelé « hukou », il vise à interdire tout déplacement non-autorisé. Les villes deviennent inaccessibles pour les paysans (90 % de la population). Ce contrôle administratif, considérablement assoupli, existe toujours et est utilisé pour surveiller les migrations des campagnes chinoises. Shanghai est une des cités les plus privilégiées par le système de rationnement mis en place. ­L’imposante cité refoule sans honte les millions d’affamés des campagnes qui veulent y affluer. Un ami écrivain, qui a longuement enquêté sur cette page de l’histoire de sa ville, n’a jamais pu publier son récit. Il le livre sur un coin de table. Dans les années 1959-1961, des cohortes de mères de famille des villages faméliques des ­provinces du Zhejiang et du Jiangsu trouvent le moyen de gagner clandestinement Shanghai, à pied et de nuit. Elles ne peuvent pas séjourner dans la ville, les contrôles sont trop stricts. Elles viennent juste abandonner leurs enfants dans l’espoir qu’ils soient recueillis et nourris. À peine introduites dans la cité, elles les confient à un passant à l’improviste ou les déposent sur le seuil des portes, dans les gares, devant les orphelinats, avec un nom et une date de naissance inscrits sur les langes. Alors elles repartent, mourir de faim. En quelques années, plus de cinquante mille enfants de paysans sont abandonnés. Débordée, la municipalité envoie d’abord en Mongolie intérieure, dans des trains spéciaux, plusieurs milliers de nourrissons et jeunes gamins. Cela ne suffit pas. D’autres convois ferroviaires sont

« Les survivants ne ressemblaient pas à des êtres humains. Ils n’avaient plus la force d’enterrer les morts. Ils m ­ angeaient des herbes sauvages, des écorces de néfliers… » 98

organisés à destination de provinces où les enfants sont adoptés ou placés en orphelinats. Mais le flux, toujours, ne cesse de grandir. En désespoir de cause, des chefs de convoi en route pour le T ­ urkestan chinois reçoivent pour mission d’abandonner les enfants au hasard sur les quais des gares, où ils sont souvent recueillis par des familles. En 2009, des milliers de ces orphelins éparpillés à travers le pays pendant la « Grande famine » et devenus quinquagénaires, se mettront en quête de leurs vrais parents par le biais de sites Internet dédiés. Plus d’une centaine retrouvent avec certitude, grâce aux tests ADN, la mère qui les avait abandonnés. Ce qui est exceptionnel : dans l’histoire officielle comme dans les mémoires, la plaie de la « Grande famine » ne fait que s’estomper. « Je ne suis qu’une simple paysanne et je perds la mémoire », s’excuse Madame Wu qui, assise sur sa pierre, propose qu’on l’emmène chez son cousin, à deux heures de route : « Il est plus vieux que moi, mais il se souvient de tout… Je ne l’ai pas vu depuis des années, ce sera l’occasion. » En chemin, bercée par le confort de la voiture, le regard collé à la vitre, Madame Wu se tait, perdue dans ses pensées. « Le ciel était rougeoyant » L’octogénaire cousin Deng habite au bord d’une route sillonnée par une noria de camions grinçants. Il occupe deux pièces d’un long bâtiment de plainpied ouvert sur une cour aux relents putrides. Le vacarme est infernal, des femmes lavent du linge sous un robinet collectif, des poules campent sur son canapé avachi et picorent sur la table. La remise qui lui sert de chambre à coucher est encombrée par des outils de jardinage et des paniers. Il porte les seuls vêtements qu’il possède, retranche ou ajoute des couches intérieures selon les saisons, et accepte de parler parce que, dit-il, « c’est de la vieille histoire qui n’intéresse plus personne ». Aux premières heures du « Grand Bond en avant », le cousin Deng a de la chance. Envoyé « fabriquer de l’acier » dans le canton voisin avec des dizaines de paysans, il échappe à la famine : « Les équipes chargées des hauts fourneaux étaient correctement nourries, et ça c’était bien. » Dans le monde socialiste des années 1960, l’acier est indicateur du progrès. Depuis dix ans, la Chine importe d’Union soviétique des usines sidérurgiques clefs en mains. Mais, pour prouver la supériorité du socialisme à la chinoise, Mao Zedong veut « dépasser en quinze ans la production de la GrandeBretagne ». Sur instruction du Parti, la population érige des millions de petits hauts-­fourneaux. XXI – JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012

Lancé en même temps que le mouvement de collectivisation des « communes populaires », le « Grand Bond en avant » est censé propulser directement la Chine au « paradis communiste ». À travers la Chine et à perte de vue, des hautsfourneaux bricolés par les paysans rugissent jour et nuit. Leurs parois sont façonnées avec de l’argile mélangée à des gerbes de cheveux de paysannes, les crânes sont rasés à la chaîne. « Du ­crépuscule à l’aube, le ciel était rougeoyant », se souvient ­Monsieur Deng. Pour alimenter les feux, les arbres sont abattus. Pratiquement tous les ustensiles de cuisine et outils agricoles sont ­fondus. « L’acier qu’on produisait ne valait rien. On s’en est rendu compte très vite, mais personne n’a osé le dire par peur d’être accusé de saboter le socialisme. Et comme nul ne travaillait dans les champs, rien n’a été récolté la première année. Et les années suivantes, ­pratiquement rien n’a été planté. » À son retour au village, Monsieur Deng découvre qu’une bonne partie de la population est morte de faim. « Les survivants, je peux vous le dire, ne ressemblaient pas à des êtres humains. Ils n’avaient plus la force d’enterrer les morts. Ils les empilaient dans un vaste enclos à ciel ouvert devant la cantine collective abandonnée. Ils m ­ angeaient JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012 – XXI

des herbes sauvages, des écorces de néf liers et, nous aussi, on a dû s’y mettre. Les cadres et leurs proches, eux, étaient bien nourris, ils accaparaient la nourriture et accusaient les récalcitrants d’être des “­éléments anti-Parti” qu’ils battaient à coups de bâton. C’est la même chose que ce qui se passe de nos jours : les cadres sont corrompus et roulent tous en Audi et Mercedes tandis que nous… » Monsieur Deng occupe alors des fonctions de cadre, il refuse de continuer : « Les cadres manipulaient les gens, leur cruauté était sans limite. » Les yeux étincelants de Madame Li Un pernicieux mécanisme du mensonge se met en place. Le Parti ne peut avoir tort. L’échec du « Grand Bond en avant » n’est pas envisageable. Pour démontrer leur fidélité, les petits caporaux du Parti annoncent des récoltes deux, trois, dix fois plus importantes qu’elles ne le sont en réalité. Les cadres intermédiaires renchérissent. Les cadres supérieurs arrangent à leur tour les données. Intoxiqué par les siens, l’État-Parti prélève son lourd impôt annuel sur la base de chiffres irréels. Et se met à affamer la population rurale. Au début, sans le savoir. Puis ensuite, sciemment. Pendant quatre ans. 99


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« Les blés étaient à peine battus que les membres de la commune étaient mobilisés pour transporter les récoltes sur leur dos jusqu’à un bateau qui les emportait. Pour que ça aille plus vite, on faisait ça même la nuit, en s’éclairant avec des torches. Ils ne nous ­laissaient pratiquement rien et beaucoup d’entre nous sont morts de faim, année après année. » Madame Li a de petits yeux étincelants. ­L’enquête sur la « Grande famine » nous a menés chez elle, dans un recoin de la province du Sichuan. Elle mesure un mètre quarante au plus et a la démarche dandinante des gens atteints par la « maladie des gros os », qui touche les populations souffrant de carences alimentaires. Une protubérance pourpre mange sa joue droite. Elle est assise sur un tabouret, sous le porche de sa maison en bois où elle vit seule, sans téléphone ni é­ lectricité. « On avait tellement faim qu’on ne pouvait plus dormir. On passait nos nuits à se retourner dans le lit. Les femmes n’avaient plus leurs règles et aucun enfant n’est né pendant ces années. Quand je repense à cette époque maudite, j’ai encore les jambes qui se mettent à trembler. » Madame Li saisit les questions, mais s’exprime dans un dialecte local incompréhensible. Seuls les gens de sa génération et de sa région parviennent à vraiment démêler le sens exact de ses paroles. La traduction en mandarin de ses propos enregistrés sera un casse-tête. Plusieurs Sichuanaises de Pékin contactées pour traduire refuseront, par crainte d’aborder le sujet. La peau sur les os Quand elle s’exprime, son front labouré par le soc des mauvaises années se plisse. « On allait voler dans les champs, on cuisait notre butin en faisant un feu, et on mangeait le plus vite possible. » Les cadres, dit-elle, étaient sans cesse à l’affût : « Lorsqu’ils s’apercevaient qu’il manquait des patates douces dans un carré de culture, ils lançaient une enquête de police. Pendant les meetings politiques auxquels on devait assister tous les jours, ils interrogeaient les suspects et comparaient leurs pieds avec les traces d’empreintes relevées sur les lieux. » Les présumés coupables sont torturés : « On les pendait par les mains à une poutre, parfois les bras derrière le dos, avant de les battre à coups de bâton. » Tout au long de son récit, Madame Li manipule une paire de ciseaux qu’elle plante presque sur la table : « Dans quelle société on vivait, putain ! » Les animaux du village, jusqu’aux porcs, meurent très vite de faim. Les habitants n’ont pas le droit de manger les carcasses, bouillies puis 100

Dans cette histoire de la « Grande famine », le tabou du cannibalisme supplante tous les autres. Ils sont nombreux à avoir survécu grâce à cela. Les archives chinoises en témoignent. réduites en poudre pour faire de l’engrais. Dans d’autres régions – comme à Gushi, dans la province du Henan – des cadres zélés transforment de la même manière des cadavres humains. L’emprise des cadres sur les habitants affamés est totale, explique Madame Li. « Un jour, à la veille du ­nouvel an, un chef d’équipe a décidé de distribuer à chacun un kilo et demi de patates douces. Un membre du Parti est immédiatement allé le dénoncer. Les cadres de la brigade ont accouru pour organiser une “­réunion de dénonciation” et l’ont pendu très haut, pour que tout le monde le voie. Les paysans ont ensuite dû rendre les patates douces. Moi, je les ai gardées. À ce moment-là, mon beau-père était cadre à la brigade, il me protégeait. » Une bonne moitié des habitants du village de Madame Li meurt de faim. Elle-même ne passe pas loin : « Je n’avais plus que la peau sur les os. Il fallait malgré tout travailler toute la journée sur des chantiers de canaux d’irrigation ou dans les champs. Il fallait aussi assister chaque soir aux réunions politiques. Il y avait des campagnes pour purger les cadres, puis c’était au tour des gens o­ rdinaires d’être ciblés. Et ça recommençait sans fin. Pour démontrer qu’on approuvait, chacun d’entre nous devait dénoncer publiquement les accusés. » La hiérarchie du Parti érige la délation en vertu. Des pièges sont tendus pour débusquer les frondeurs. « Ils nous réunissaient, nous mettaient en confiance, nous encourageaient à parler sans détour. Je me souviens de deux courageux qui se sont exprimés. L’un a dit que les cent grammes d’huile qui venaient d’être distribués ne lui suffiraient pas pour se torcher le cul, l’autre que les vêtements qu’on lui avait donnés étaient immondes. Et qu’est-ce qui s’est passé ? À la fin du meeting, tous les deux ont été emmenés à la brigade pour être battus à coups de gourdin. » Les propos tenus pendant les meetings sont minutieusement consignés par des sténos. Relues avec attention pour y détecter les paroles ­suspectes, ces minutes servent fréquemment de dossiers d’accusation. Les cadres disposent d’un pouvoir de vie XXI – JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012

ou de mort : quand ils retranchent des « points de travail », leurs administrés sont privés de rations et meurent le ventre vide. « Je ne voulais pas y croire » Dans l’histoire de la « Grande famine », le tabou du cannibalisme supplante tous les autres. La dizaine de témoins et survivants de l’époque ­rencontrés disent tous en avoir « entendu parler ». Mais nul ne peut confirmer : qui irait avouer y avoir eu recours ? Ils sont nombreux pourtant à avoir survécu grâce à cela. Les archives chinoises en témoignent. Un rapport à en-tête rouge du comité du Parti de la province du Gansu m’est transmis par un chercheur d’une université chinoise, le même qui m’avait introduit et présenté à Madame Li. « Je ne voulais pas y croire, et puis en fouillant discrètement dans les dossiers poussiéreux des archives du Parti, je suis tombé sur des documents très explicites », dit l’homme qui veut rester anonyme. Les document relèvent du secret d’État. L’un porte un numéro de classification daté du 3 mars 1961. Y est dressé une liste de soixantequinze cas de cannibalisme découverts par la police dans les deux petits districts de Linxia et Hezheng entre novembre 1959 et avril 1960. Extraits : « - Avril 1960/ M. Zhu Wushiqi/ Paysan pauvre/ A tué M. Wang Yucheng pour le manger/ Mobile : survie/ Sanction : a été arrêté. - 17 février 1960/ M. Yang Shengchong/ A tué et fait bouillir son propre enfant pour le manger/ Mobile : survie/ Sanction : aucune. - Mars 1960/ Mme Zhu Shuangxi/ A déterré les cadavres de son mari et de son fils pour les manger/ Mobile : survie/ Sanction : aucune. - 21 janvier 1960/ M. Shui Wangying/ A fait bouillir et mangé son voisin, M. Ma Ersha, après qu’il soit mort de maladie/ Mobile : survie/ ­Sanction : aucune. - 1er février 1960/ M. Wang Liangxia/ A tué et mangé sa petite sœur en découpant sa chair pour la faire frire/ Mobile : survie/ Sanction : aucune. - Entre le 7 février et le 1er avril 1960/ Six membres de la famille Ma ont déterré et mangé vingt-deux cadavres/ Pas d’autre détail. » Des administrateurs ont rédigé ces rapports, des dirigeants ont pris des décisions, des cadres ont truqué les chiffres et prélevé sans états d’âmes la quasitotalité des récoltes. Accepteront-ils de ­s’exprimer ? Par l’intermédiaire de nombreux amis, deux hommes sont contactés. Âgés de plus de 80 ans, JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012 – XXI

originaires de la province du Henan, ils vivent dans les immeubles réservés aux retraités du Parti et se disent, au téléphone, heureux d’accueillir un hôte qui brisera la monotonie de leur quotidien, même si c’est pour parler de la « terrible époque ». Rendez-vous est donc pris. Mais, à chaque fois, le même scénario se répète. Nouveaux coups de fil, politesses d’usage et, au bout du compte, l’excuse qui, en Chine, signifie que le sujet est trop délicat pour être abordé : « Vous comprenez, ce n’est pas pratique. » « Nous n’avons pas eu le courage » Un ami chinois parvient toutefois à convaincre un ancien haut responsable de la province du Henan. À une condition, exige celui-ci : que ­l’interview soit réalisée par l’ami chinois. Il faut accepter. Les témoignages de « l’intérieur » sont essentiels, la parole des victimes n’est que la ­moitié de l’histoire. L’ancien haut responsable, Monsieur Yao, est originaire de la ville de Chayashan, la première « commune populaire » érigée en modèle par Mao en 1959, et y vit toujours. À l’arrivée dans cet ancien sanctuaire du collectivisme, une troupe d’opéra itinérante donne une représentation sur la place du marché. Les planches mal scellées de l­ ’estrade posée sur des tréteaux plantés dans la boue ­tremblent au passage des comédiens. De vieux paysans assis à même le sol assistent, fascinés, aux rodomontades archaïques que se lancent des silhouettes fardées à outrance engoncées dans des habits chamarrés. L’ancien cadre du parti a 90 ans, mais une mémoire d’éléphant. Il accepte miraculeusement de se laisser filmer. Et dévide le fil de son histoire qu’il entame curieusement en citant les noms de ses collègues envoyés à l’étranger pour y ­vanter les g­ lorieux succès de Chayashan, première « ­commune populaire ». Monsieur Yao confirme le témoignage de ­Monsieur Guo, l’homme qui « pour ne pas oublier » a bâti un muret commémoratif, et donne des détails. En pleine famine, se souvient-il, le chef du bureau de propagande de la province du Henan était reçu par la famille royale du Danemark ! « Je suis allé faire des enquêtes dans deux villages. Ils étaient vides, les habitants étaient morts et il ne restait que leurs maisons troglodytes inoccupées. Ailleurs, la ­situation était à peine moins pire. Alors, on a organisé une r­ éunion du Parti où tout le monde s’est mis à pleurer. Et j’ai envoyé un télégramme alarmiste au chef de la province, Wu Zhipu. » 101


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La suite de son récit permet de comprendre pourquoi le fameux Wu Zhipu, dont les discours étaient applaudis par Mao, reste honni dans la région. « Wu est arrivé quelques jours plus tard en grande urgence pour remédier à la situation. Tous les cadres de Chayashan ont été accusés d’être des “ennemis du peuple” et des “saboteurs” pour avoir omis d’éliminer proprement les “ennemis de classe” qui minaient la glorieuse entreprise du “Grand Bond en avant”. » Terrorisés, les responsables locaux ne se révoltent pas, pas plus d’ailleurs que la population. La famine empire, les estomacs sont broyés par la faim. « Les greniers à céréales étaient pleins, mais ni moi ni aucun responsable n’avons eu le c­ ourage de les faire ouvrir pour distribuer la nourriture », dit Monsieur Yao sans exprimer le moindre regret. Il n’avait pas le choix, laisse-t-il entendre : dans un asilé d’aliénés, c’est le sain d’esprit qui est fou. Ses phrases sont de moins en moins audibles. Il termine en marmonnant : « Les gens ne se sont

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pas révoltés parce qu’ils avaient confiance dans le Parti… Notre peuple est un bon peuple. » Selon son décompte, 4 000 habitants de la « commune modèle » de Chayashan sont morts de faim, soit 10 % de la population. Au nom du père Yang Jisheng codirige aujourd’hui Yanhuang chunqiu, une petite revue d’histoire à peine tolérée. Son bureau modeste se trouve dans un quartier de l’ouest de Pékin, les invendus s’empilent le long des murs. Fils d’un paysan du Hubei, au centre du pays, il avait 17 ans en 1958. « J’étais pensionnaire à l’école cantonale, à une dizaine de kilomètres de mon ­village. On était nourri par l’État et on s’en ­sortait à peu près bien. » Un de ses camarades l’informe que son père est en mauvaise santé, le jeune homme se précipite au village. « Les gens se nourrissaient avec des racines glanées dans les collines, mais mon père n’avait plus la force de marcher. Il buvait de l’eau salée pour se

XXI – JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012

« Début 1959, il y avait en réserve six millions cinq cent quarante-cinq mille tonnes de céréales. Mais la direction du Parti communiste a refusé de secourir la population… » nourrir et, quand il m’a vu, il s’est mis en colère : “Retourne immédiatement à l’école ! Ici, tu mourras de faim !” Je lui ai laissé trois jours de rations de riz et je suis reparti. » Quelques jours plus tard, un autre ami l’alerte à nouveau. Il se précipite une seconde fois au village. « Mon père était mort et ses derniers mots étaient pour implorer qu’on ne me dise rien. Il ne voulait pas que je revienne au village. Il avait peur que je succombe aussi à la famine. J’ai découvert qu’il avait donné à la famille le riz que je lui avais apporté. » Ses études achevées, le jeune membre des ­Jeunesses communistes fait carrière pendant plus de trente-cinq ans comme journaliste à l’agence Chine nouvelle. Comme ses pairs, il rédige des rapports secrets pour les hauts dirigeants et des dépêches édulcorées à l’usage de la presse officielle. Jusqu’au jour où le gouverneur du Hubei lui confie que, dans cette seule province, le bilan de la « Grande famine » se chiffre en centaines de milliers de morts. Le journaliste, qui n’a rien oublié, est choqué par cette révélation – en réalité, une sousestimation. Il commence à mener des recherches. « La mort de mon père m’avait beaucoup ­affecté, mais j’y voyais un drame familial sans rapport avec la politique… Avec le propos du gouverneur, j’ai ­commencé à considérer les choses différemment. » La répression contre le mouvement de Tiananmen en 1989 achève de briser ses illusions. Il décide d’enquêter en toute discrétion sur la « Grande famine », et utilise les entrées privilégiées que lui confère son statut de journaliste officiel. « Le plus difficile a été d’accéder aux archives du Parti, gardées comme des forteresses. » Il y parvient au prétexte d’une recherche sur « l’évolution des politiques rurales ». Sans se faire voir, il recopie à la main des centaines de pages de microfilms. « Je changeais de carnet tous les jours par crainte qu’on confisque mes notes. » Bouleversé, il découvre qu’au pire de la famine, en janvier et février 1959, les greniers de l’État sont pleins : « Il y avait encore en réserve six millions cinq cent quarante-cinq mille tonnes de céréales », dit-il avec colère. Il ne comprend pas : « À travers tout JANVIER/FÉVRIER/MARS 2012 – XXI

le pays, la population campait autour des greniers à céréales. Les gens criaient et imploraient : “Parti communiste, donne-nous un peu de nourriture.” Ils suppliaient à l’entrée des silos à grain, jusqu’à ce que la faim les achève. C’est inimaginable. » Il vibre de rage : « Les empereurs des dynasties ouvraient les réserves et les distribuaient à la population en cas de catastrophes ou de pénuries. Mais la direction du Parti communiste, qui prétendait servir le peuple, a refusé de secourir la population… » Tous les jours, des lettres De ses dix ans de recherches, Yang Jisheng tire un livre remarquable intitulé Mubei (« Pierre tombale »). Interdit en Chine mais publié en 2008 à Hongkong, l’ouvrage circule sous le manteau. Il vaut à son auteur, premier Chinois à s’être consacré à cet épisode historique insensé, de recevoir presque tous les jours des lettres de survivants de la « Grande famine » écrites des quatre coins du pays. Les enveloppes marron s’amoncellent sur son bureau. Yang Jisheng découpe méthodiquement les bords de chacune avec une grosse paire de ciseaux. Quand il a lu les courriers, il les place sur une étagère au milieu de centaines d’autres. Il tombe parfois sur des aveux : « Une personne m’a raconté avoir mangé de la chair humaine et avoir trouvé ça, selon ses mots, “succulent”. » Il reçoit aussi des menaces : « Certaines lettres m’accusent de salir l’image de Mao », aujourd’hui encore premier pilier de légitimité du parti unique au pouvoir. Audacieux, Yang Jisheng donne parfois des conférences non autorisées devant des étudiants : « Les jeunes ne sont pas au courant de la tragédie, cette histoire ne leur est pas enseignée. Quand je leur parle, beaucoup ne me croient pas. » Son téléphone est placé sur écoutes mais, dit-il, « les autorités ne sont pas aussi stupides qu’avant » : « Autrefois, j’aurais été un homme mort, et ma famille aurait été harcelée et déchirée. » Toujours membre du Parti, il demeure discret sur sa relative immunité. À demi-mots, on comprend qu’il est protégé par un clan d’anciens hauts responsables entrés en dissidence, dont l’influent Li Rui qui, presque centenaire, fut le secrétaire du président Mao dans les années 1950. De son ouvrage de mille pages, Yang Jisheng dit qu’il est une « stèle », un monument destiné aux « générations futures » et je crois entendre Monsieur Guo, le ­paysan du Henan qui a construit un muret au milieu de son champ. Tous deux sont des hommes droits, de bon sens, sans richesse, sans gloire ni vanité, comme on en rencontre parfois. Ÿ 103


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