Article "800 Millions de Captifs", Magazine MAGAZINE n°30

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800 millions de captifs nous entrons dans une économie de l’attention : tout l’enjeu est de faire s’arrêter le pouce [de scroller], comme on se retourne dans la rue frappé par la beauté ou la différence La frontière des mythes rencontre celle des réalités et des images sans contexte se confrontent à celles des saisons : en 2017, 709 millions de likes ont été comptabilisés par Instagram sur la thématique de la saison de la mode printemps/été 2018.

Par Rhita Cadi Soussi

Entre engouement et tendance, revenues au même niveau que l’être humain :

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Instagram, c’est le réseau social d’un milliard de dollars qui rapproche la fiction des gens. Un genre littéraire visuel où se succèdent d’exquis cadavres narratifs. Différents niveaux de réalité s’y exercent et des fonctionnalités toujours plus nombreuses, allant du privé au public, s’y agrègent. Les tableaux, les archives, les stories, les lives, les highlights, les swips, shops, posts, likes, comments, saves, reposts, throwbacks, hashtags… cela fait huit ans que le monde des expressions qui s’y est créé ne cesse de s’enrichir et de nous captiver : les stories ont fait grimper le temps d’utilisation quotidienne à 30 minutes en moyenne. Un peu comme dans la vie, on y croise des émotions, des larmes, des sourires, des naissances, des photos de famille ou de vacances. On y croise son ex ou son futur amant, des gens qu’on aime ou

qu’on déteste, du personnel ou du show off, du figuratif ou de l’abstrait, des souvenirs ou des fantasmes. On y croise aussi des précurseurs, des égéries, des idoles, des boutiques en ligne ou des campagnes inédites de maisons de mode. Mais aussi des fesses. Beaucoup de paires de fesses. On a mis entre le monde et nous un regard à écran plat, où les volumes sont des ombres, les paysages des pixels et les slogans des discours. Imaginé en 2010 comme une collection visuelle d’expressions personnelles, Instagram déborde rapidement le cercle des initiés pour progressivement envahir nos réflexions, nos modes de vie et nos destinations de vacances, jusqu’à supplanter la carte postale. Miroir 105

impalpable de l’esprit, Instagram a rendu tangible (par volonté ou par accident) des expériences mentales qu’il était difficile d’exprimer : des processus de création comme celui de @camillebwaddington, styliste dont l’art des images compte 70 000 abonnés et des décennies de carrière, sont alors visibles à l’œil nu. On assiste à ce qu’on ne pouvait pas voir : la vie d’un créatif, ses inspirations, mais aussi ses tenues, ses amis, les lieux qu’il fréquente, les images qui le touchent, ses moments de fête ou d’ennui, de doutes, de présence ou d’absence, bref un lifestyle en même temps qu’un contexte de création. La vie a toujours été un jeu et Instagram son cirque. La mode continue d’y émerger, d’y naître et de s’y échanger. Plus que jamais, nous avons besoin de chercheurs


chose impensable il y a encore peu, des grands marques à des personnes qui les mettront en scène selon leur fantaisie

de tendances : l’endroit où elle se crée n’est plus circonscrit à une semaine de la mode ou à un podium. Elle est là, 365 jours par an, H24 et sur tous les fuseaux horaires. Plus qu’un réseau social, Instagram est devenu un outil qui recueille l’avis et mesure l’engouement dans l’instantané, crée des tendances algorithmiques et des baisses de hype souvent perfusées à la sponsorisation. De nombreuses marques sont nées comme ça et passent le reste de leur temps digital à nourrir leur communauté grandissante ou fuyante, fidèle ou volage. Il faut alors entretenir la discussion, le mythe, l’intérêt, et souvent les trois à la fois. Et toi, tu la payes combien ? 15 000 euros le post Insta ? Oui, 15 000 euros le millième de seconde, le centimètre carré de maillot sur son 1,80 m de corps et ses petits kilos (par souci

de décence, on taira leur nombre) pour toucher 7 % des gens qui, quotidiennement, la regardent. Le conservatisme latent de notre milieu d’esthètes avait eu du mal à l’accepter, mais vit aujourd’hui librement avec. Comme sortie du placard, cette réalité sans télé a envahi nos quotidiens et a érigé en icônes les femmes et les hommes virtuels de ce monde. En 2018, les influenceurs, les « talents », les creative directors de ce monde Instagram sont passés du statut de wannabe à celui de star incontestée. On se souvient encore avec émotion du choc de 2014 lors de la première couverture de Kim Kardashian pour le Vogue US. Vendu à plus de 1,5 million d’exemplaires, ce numéro a fait valser nos a priori et nous nous sommes tous mis à faire des selfies. Certains d’entre nous sont même devenus des instagrammeurs 106

de profession. Leur influence, micro ou macro, est devenue indispensable aux messages des marques de mode. Des budgets annuels leur sont alloués, comme à des médias, et ils deviennent maîtres du produit, qui se fait une place dans leur ligne éditoriale. Chose impensable il y a encore peu, des grands marques peuvent confier leurs produits à des personnes qui les mettront en scène selon leur fantaisie – avec quand même un petit droit de regard vu le chèque qui va avec.

Quel impact cela a-t-il vraiment ? Les plus conservateurs trouveront toujours cela réducteur. L’influence peut être mesurée, mais serait desservie par ce prisme quantitatif, car l’influence prise comme un panneau d’affichage revient à déshumaniser la prise de parole et la réduit à… eh bien, un panneau d’affichage. Ce que @Gucci (20,3 millions de followers) a compris, c’est que la collaboration avec l’authentique était la bonne manière de parler avec la voix d’un autre : @ignasimonreal, artiste peintre de son état, passé de 30 000 à 108 000 followers au compteur de la popularité, ainsi qu’à une gloire relative auprès d’initiés qui ont découvert son travail pour la campagne Gucci – l’une des premières campagnes peintes des vingt dernières années par un quasi-inconnu. Parallèlement, les millions d’abonnés Gucci découvrent la marque sous un jour nouveau, ils ne s’ennuient jamais puisqu’on continue de les surprendre. Rien de nouveau sous le soleil : la nouveauté fait vendre et capte notre attention. « Chirurgie virtuelle, aucune photo sans modification / Montre-nous tes jambes, t’auras plus de 100 notifications » (Nekfeu, Réalité augmentée, 2017) Plus d’un quart de seconde je m’arrête. Frénétiquement, dans le bus, entre deux stations de métro, au boulot, en soirée, à chaque fois que mes doigts se retrouvent dénués d’activité, ils recherchent du haut vers le bas à faire défiler le « feed » devant mes yeux qui ne clignent pas. Plus que ce voyage vers l’algorithme, ce qui m’amuse c’est de m’arrêter. De prendre le temps, de regarder, plus d’un quart de seconde. De croiser le regard, la couleur, ou la surprise d’une image. Aujourd’hui, on scrolle 90 mètres de contenu par jour. Tous les jours. Nous entrons dans une économie de l’attention : tout l’enjeu étant de faire s’arrêter le pouce, comme on se retourne dans la rue frappé par la beauté ou la différence.

Des comptes Instagram comme celui de @emrata (16,2 millions de followers), @gigihadid (37,6 millions) ou encore @kendalljenner (86 millions) totalisent à eux seuls plus de 140 millions de followers, soit le double de la population française. Des communautés à la croissance exponentielle, point de rencontre mondial autour de leurs poses lascives, leurs lèvres pulpeuses et vacances aux Bahamas. Comme pendant la Renaissance, ces filles de pixel ont fait éclore un style, des codes, des poses et des cadrages repris par des millions de groupies à travers le monde. À la manière d’un art populaire, sexuel mais asexué par sa profusion et sa répétition, elle devient un mode dématérialisé d’exister. Des marques comme @realisationpar ou @reformation existent par elles et grâce à elles. Uniformes de filles sexys, robes liberty et caracos colorés ne respectent comme code révolu de la mode que celui de l’égérie. Sur les réseaux sociaux, et plus particulièrement Instagram, ce qui capte l’attention dans une image – puisque c’est l’enjeu –, c’est l’envie de rire ou de faire l’amour. C’est l’ouverture au 107

monde et cette impression d’être un peu moins dénué de sens dans une foule d’inconnus qui se disputent le dernier strapontin du wagon. Cette ouverture a transformé les gens, leur façon de consommer et de se représenter. Pour les marques, c’est une réflexion sociétale qu’il faudra donc mener. Toutes les stratégies digitales ne sauraient remplacer l’intelligence des sentiments et de la compréhension de l’humain. Le progrès, en somme, ne fait que déplacer nos instincts en les encadrant dans quelques pixels, qui se rêvent vivants sur un écran d’iPhone et des millions de chaînes indépendantes de télévision. BoF Team, « What Makes a Great Instagram Campaign? », sur le site Business of Fashion, 31/10/17.

Captures d’écran des comptes Instagram @ignasimonreal, @thefatjewish, @realisationpar, @reformation, @thefatjewish.


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