Article "La Crise de la Quarantaine", Magazine MAGAZINE n°35

Page 1

SS 2021

EnGLISH TEXT

10€ FR / 11£ / DE 15€ / 17CHF BE/LUX/IT/GR/ESP/PORT. 12€ USA 16,99$ / 19,99$CAD

MAGAzInE n° 35

co

lle

r

vITTORIA CERCIELLO

Guest Fashion Director

n° 35 – Spring-Summer 2021

STyLE, MEDIA & CREATIvE InDUSTRy

co lle r r,

e


chronique mode

la crise de la quarantaine

01

2020. Une année dont le nombre esthétique sonne la fin d’une époque. Pendant que continuent de s’empiler les stocks, les gens regardent derrière leurs fenêtres et devant leurs écrans le monde qu’ils connaissent s’écrouler, une vitrine H&M à la fois.

Par Rhita Cadi Soussi

« J’ai vraiment adoré grandir à une époque où Instagram n’existait pas – on s’amusait, tout simplement. »1 144

Le voyage monotone de publicité Instagram en publicité Instagram rend le sponsoring exotique et la panique du secteur palpable. Dans le monde, ce sont des milliards d’Occidentaux en pyjama qui s’achètent une nouvelle paire de Birkenstock, rassurés par les articles de la presse féminine qui nous rappellent qu’il est temps d’oser « le combo birk/chaussettes »2. Une transformation profonde de la société s’opère, et il est temps d’y faire face. La mode est en pleine crise de la quarantaine et a décidé

de prendre sa retraite méditative lors d’un long voyage sans wifi. Bienêtre, planète, cocon, déconnexion résonnent alors que d’autres crient rentabilité, digitalisation, fusionacquisition, rachat, vente, faillite, licenciements. Une transformation profonde du business pris en étau entre l’écologie et l’économie s’amorce, alors que les grands groupes se jettent à corps perdu dans l’innovation et la technologie. Tous les nouveaux postes à pourvoir dans le secteur de la mode ressemblent à des intitulés de codes informatiques bourrés d’anglicisme: “data scientist”, “data analyst”, “e-commerce business 145

developer”, “netsuit software engineer”, “Web designer”. Ces métiers hérités de la tech sont autant de questions qu’une réponse possible à un problème majeur : pourquoi les gens n’achètent plus autant de vêtements ? Est-ce la capacité de la mode à ne plus faire rêver, ou l’impuissance de la réalité à nous permettre d’y croire ? Forcés au confinement, les lecteurs, les geeks et les consommateurs ont vécu à la fois un repli et un rejet digital, au même titre que des créatifs qui, à l’autre bout des câbles Internet, ne peuvent que rêver d’une mode sans réel, à travers des décors et des scénarios fictifs. Tout est virtuel. Les vêtements sont virtuels. Les vendeurs sont virtuels. Les défilés sont virtuels.


Tellement virtuels que la mode s’éloigne encore un peu plus de nous. Tellement virtuels que les marques continuent, de plus en plus, à se passer de « vrais » humains. Alors que l’avatar 3D avait explosé sur Instagram en 2018 avec Lil Miquela (toujours 2,9 millions de followers sur ce réseau3), Sunnei, la jeune marque milanaise fondée par Loris Messina et Simone Rizzo (dont les parts sont rachetées en septembre 2020 pour 7 millions d’euros par le groupe hongrois Vanguards4) présente une collection sans public, sans couleur, sans humain. Les vêtements, virtuels aussi (car fabriqués sur commande des acheteurs), flottent sur des hommes et des femmes en 3D, qui dansent sur une macarena lente et saccadée5. Pour survivre à l’époque, les grands groupes de luxe ne peuvent plus se passer du numérique alors que 49 milliards d’euros d’achats ont été effectués en ligne en 2020.6 Un chiffre qui valide l’accord historique scellé entre de potentiels concurrents. Le groupe Richemont et le géant du e-commerce en Chine Alibaba investissent 1,15 milliard de dollars pour positionner Farfetch comme LA plateforme mondiale pour le luxe. Autour de cette accélération gravite déjà une stratégie de contenus portée par les plus gros influenceurs de

acheter a l’air facile, acheter ressemble à un jeu où disparaît l’idée d’argent ou de transaction

la mode en France. Loïc Prigent et Lena Mahfouf (respectivement 317 000 et 2,8 millions de followers sur Instagram) en sont les premiers acteurs, dans une vidéo sur fond vert plongée dans un univers de jeu vidéo7 où la mode s’incarne et se dématérialise à la fois. Acheter a l’air facile, acheter ressemble à un jeu où disparaît l’idée d’argent ou de transaction. Peut-être une tendance que la mode a vu avant le cours du bitcoin, qui atteint son record historique fin décembre 2020 ?7 Dans la lignée de cette dématérialisation, le magazine Self Service sort un numéro en vidéo.8 Un court-métrage expérimental – border bordélique – qui enchaîne des images, de la musique électronique et des danses (parfois inquiétantes) de mannequins mal coiffés. Peu convaincant.

01 Image de la présentation de la collection Sunnei par un mannequin 3D. 02 Capture d’un post de Leandra Medine. 03 Image tirée du jeu vidéo de Balenciaga pour présenter sa collection FW 2021.

Avant-gardiste comme souvent, Balenciaga édite un jeu vidéo, Afterworld, The Age of Tomorrow10, qui critique et dépeint cette société déroutante d’hommes et de femmes robots qui errent de parkings en rues grises vers un monde plus utopique, fragile équilibre entre la nature et l’industrie. Le digital est-il vraiment une réponse adaptée aux hommes ou la seule à apporter une réelle satisfaction aux chiffres de la croissance des actionnaires ? En octobre 2020, Leandra Medine a 40 ans et ferme son blog après dix ans de drôles et loyaux services.11 Depuis, on ne trouve plus sur son compte Instagram (encore suivi par tous les acteurs les plus influents de la mode) que des photos de ses enfants, de boulgour, de fruits et légumes et de début de questions existentielles, alors qu’on y voyait des chaussures et des défilés Chanel. En janvier 2021, Bottega Veneta quitte Instagram sans explication12, et Jacquemus imprime sur un livre papier des photos prises avec son iPhone. Un livre qui sera deux fois en rupture de stock. Pendant ce temps-là, une série de gens témoignent sur le podcast « Les Déviations » pour parler de leur reconversion. Ils quittent la ville, pour s’installer à la campagne et planter des choux, ou quittent la mode pour devenir naturopathes. La perte de sens de la mode aurat-elle raison d’elle ?

03

tous les nouveaux postes à pourvoir dans le secteur de la mode ressemblent à des intitulés de codes informatiques : data scientist, data analyst, netsuit software engineer

02

146

147

01 Daniel Lee, British Vogue, 09/2019. 02 www.grazia.fr/mode/inspirations/tendances-mode2021-voici-les-6-tocs-mode-qui-seront-partout-cetteannee-988952#img11 03 https://www.instagram.com/lilmiquela/?hl=fr 04 Robert Williams, “Nanushka’s owner launches new fashion group, buying Milan’s Sunnei”, Business of Fashion, 09/2020. 05 https://www.youtube.com/watch?v=f9jTfWqCvmg 06 Dominique Chapuis, « Le luxe lâche les chevaux sur internet », Les Échos, 26/12/2020. 07 https://www.youtube.com/watch?v=D7eTaSUU3mE 08 Danièle Guinot, « Le bitcoin s’offre un nouveau record historique », Le Figaro, 30/12/2020. 09 https://www.youtube.com/ watch?v=FjaBgjQytvg&feature=emb_logo 10 https://www.youtube.com/ watch?v=hu_08WchxnU&feature=emb_logo 11 Margaux Krehl, « Assiste-on à la chute de la girlboss », Vanity Fair, 11/2020. 12 Julia Hobbs, « Bottega Veneta vient de quitter Instagram. La lassitude des réseaux s’empare-t-elle de la mode ? », Vogue.fr, 7/01/2021.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.