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Boris Vaitovič En peinture, il n’y a pas de Ctrl+Z — interview
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Michaela Knížová — interview
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Lena Jakubčáková Eloignement — profil
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Daniel Matej Ici et maintenant — interview
Maroš Rovňák Les cités d’Émeraudes — interview
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Michal Murin Milan Adamčiak, ce célèbre inconnu — txt Samuel Čarnoký « Lečo » et les autres polices — interview
Jozef Tušan Lazy Dog — zine
Milan Adamčiak Interview par la poésie expérimentale... — interview Richard Kitta Essuie-glaces INRI — profil
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Lucia Dovičáková Une fois par semaine, j’ai la chair de poule — interview
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Oliver Tomáš Nouveau corps? — txt
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František Király CLUSTER ensemble — musique
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Juraj Vajó entre Âtmán et Ego — interview
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Karol Horváth Je n’ai plus rien — prose
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Erik J. Groch L’Histoire Tom — prose
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Monika Kompaníková Mantis — prose
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Anna Strachan Le rapport — prose
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Peter Krištúfek Saint Nobody — prose
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Ján Mičuch Johan Lehotzki — prose
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Ján Gavura — poésie
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Ján Buzássy — poésie
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Marián Milčák — poésie
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Peter Milčák — poésie
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Dalimír Stano — poésie
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Peter Bilý — poésie
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Peter Staríček — poésie
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Richard Kitta De l’évolution à la révolution — résumé
Juraj Briškár Le Retour à l’incompréhensibilité — prose
Stanislav Rakús La ville, la vue d’ensemble — prose
D’une révolution à une évolution Ján Gavura — résumé
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— tirage
sommaire
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— éditorial
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Michaela Knížová — interview
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Lena Jakubčáková Eloignement — profil
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František Király CLUSTER ensemble — musique
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Boris Vaitovič En peinture, il n’y a pas de Ctrl+Z — interview
résumé
Lucia Dovičáková Une fois par semaine, j’ai la chair de poule — interview
Cher lecteur,
Maroš Rovňák Les cités d’Émeraudes — interview
Michal Murin Milan Adamčiak, ce célèbre inconnu — txt
Samuel Čarnoký « Lečo » et les autres polices — interview
Jozef Tušan Lazy Dog — zine
Milan Adamčiak Interview par la poésie expérimentale... — interview
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Oliver Tomáš Nouveau corps? — txt
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Juraj Vajó entre Âtmán et Ego — interview
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Vous avez entre les mains le premier manuel de création de littérature et d’arts slovaques
Richard Kitta Essuie-glaces INRI — profil
Richard Kitta De l’évolution à la révolution — résumé
contemporains en français. Si vous êtes fatigué par l'art publié au format A4, nous vous proposons ici une alternative originale. Vous trouverez dans cette anthologie ENTER+ des écrivains et artistes slovaques contemporains - des prosateurs, poètes, théoriciens de l’art, musiciens, peintres, performeurs, illustrateurs, typographes, photographes et autres fous créatifs inlassables, originaires pour la plupart de Košice et de l’Est de la Slovaquie. Leurs œuvres ont déjà trouvé un écho positif sur la scène culturelle nationale ainsi qu’à l’étranger. Au cas où vous vous sentiriez toujours fatigués, nous vous proposons une méthode simple et universelle pour la lecture : 1. Ne lisez pas cet ENTER+ dans l’ordre. 2. Vous pouvez arracher les pages que vous n’aimez pas. 3. Lisez ENTER+ à haute voix. 4. En silence. Ne lisez pas. Prêtez. Offrez. Jettez-le loin.
(tiré du Manuel de Milan Adamčiak pour la lecture des livres)
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Daniel Matej Ici et maintenant — interview
image et musique
« Il y a des moments où je n’ai pas besoin de comprendre l’art au format A4. »
interview
En peinture, il n’y a pas de Ctrl+Z
? Richard Kitta : Boris Vaitovič
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Tu fais de la peinture, de l’art vidéo, tu es formateur PAO professionnel, enseignant à la Faculté d’Arts de Košice, tu joues de la guitare basse dans le groupe « Žena s blchou » (Femme avec une puce). Essaies-tu aussi de mettre en relation toutes ces choses au niveau des idées? Est-ce possible, en fait, de combiner tout cela ? Moi, j’admire les « cascades » comme ça… Tu as raison, ça donne peut-être l’impression d’être un peu dense si tu en fais le résumé comme ça. Mais si on s’organise bien, c’est réalisable bien que j’admette aussi avoir parfois le sentiment de manquer le temps. Pourtant, ma plus grande priorité aujourd’hui, c’est de consacrer autant de temps que possible à ma famille. Quand il s’agit de relier les idées, je fais la distinction suivante : d’un côté, il y a les choses que j’aime faire et, de l’autre, il y a les choses que je fais pour pouvoir faire celles que j’aime. La peinture et les beauxarts en général, c’est pour moi une sorte de but professionnel, cela se présente comme un hobby exigeant aux yeux de mon entourage, mais ils l’acceptent quand même. La musique
et le groupe, c’est la joie, le repos, les amis, mais encore c’est une activité qui ne permet pas d’en vivre. Enseigner à la faculté, c’est à peu près entre les deux catégories, car quand j’ai l’impression que ce n’est qu’une obligation, il arrive aussi de petits succès, par exemple, il y a quelqu’un que je peux aider ou un étudiant qui réussit à un festival… Pour ce qui est du reste, je le fais seulement pour gagner ma vie, pourtant, cela ne m’inspire pas du tout de l’antipathie. Au contraire, j’apprécie tout ce qui me permet de gagner de l’argent car c’est justement grâce à ça que je ne dois pas me forcer pour peindre ce qui plairait à autrui… C’est peut-être un paradoxe, mais c’est le prix à payer pour garder sa liberté de création.
Des natures mortes quasi morandiennes de 2003 aux surfaces plus propres sur le plan visuel et conceptuel, comment vois-tu ce développement de tes tableaux ? Cette peinture post-métaphysique, si je peux me permettre de l’appeler ainsi, est-ce une réaction aux tendances contemporaines en peinture qui semblent parfois intentionnellement plates ? Je n’oserais pas parler de la platitude puisqu’il pourrait bien sembler plat de discuter de quelque chose qui a déjà trouvé sa place en peinture. Moi, j’ai évidemment besoin d’étudier des phénomènes globaux et compréhensibles de tous. La surface, l’espace, l’illusion par rapport à la réalité, le dérangement du silence, le mouvement imprévu, ce sont bien les choses qui m’intéressent. Le plus difficile, c’est de leur trouver une forme qui ne soit pas trop usée et, en même temps, qui laisse dominer l’idée sous-jacente de manière à ce que le résultat ne produise pas une impression banale, aride et sans énergie. J’essaie toujours de découvrir ces principes universels en les exprimant dans un langage compréhensible.
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Aujourd’hui, c’est intéressant de voir coexister différentes formes en peinture, qui dévoilent de nouvelles possibilités de perception en se mettant en cause les unes les autres. Quelle est la position d’un peintre sur la carte artistique de nos jours ? Va-t-il s’y maintenir (sans GPS) à l’époque de l’internetisation globale ? D’ailleurs, est-il important en fait de se poser cette question analytique de forme ? La position du peintre, ça ne m’intéresse effectivement pas trop. Evidemment, c’est plus facile pour un artiste s’il est reconnu dans la société ou s’il jouit au moins d’une bonne réputation dans le monde artistique. Si on demandait à quelqu’un dans la rue de nommer les peintres contemporains slovaques qu’il connaissait, il nous suffirait peut-être de deux doigts pour les compter, et l’un deux serait presque automatiquement Martin Benka. C’est vrai que cette situation est très négative. Il y a déjà eu beaucoup de choses qui semblaient ne pas importer dans la société jusqu’au moment où quelque chose s’est cassé et, du coup, on a commencé à les prendre au sérieux. Par exemple, quand Sigmund Freud a commencé avec la psychanalyse, il était à la périphérie de sa communauté scientifique. Par contre, aujourd’hui, c’est un personnage central du XXe siècle. Sans vouloir me donner de faux espoirs, je pense que l’analyse trop minutieuse de ce qui nous entoure peut détourner notre attention du travail même. Un exemple qui parle pour soi, c’est Mária Bartuszová. En menant une vie retirée pas loin de Červený breh à Košice, elle a été la seule à représenter la peinture slovaque à la plus grande exposition de l’art contemporain, la documenta à Cassel. On trouvera sans doute d’autres exemples dont Anton Jasusch qui, à mon avis, devrait être présenté à côté des expressionnistes dans toutes les encyclopédies et ce n’est que par la faute de la fatalité qu’il n’y est pas. Néanmoins, je crois que si on parvient à un certain niveau de qualité, de concentration, on va mettre son empreinte même là où rien ne le laisse prévoir, même sans GPS, et cette empreinte-ci va certainement trouver sa raison d’être.
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Il n’y a pas longtemps, tu as participé au symposium International Artists’ Colony à Debrecen, en Hongrie. Tes attentes ont-elles été comblées ? Quel a été son niveau ? Penses-tu que c’est possible d’organiser un tel événement à Košice ? Cet événement a complètement répondu à mes attentes, c’était très intéressant, au-delà de toute attente. L’organisation a été parfaite, chaque artiste invité a eu à sa disposition un logement à soi, un atelier dans un cadre agréable de la banlieue, un crédit dans un magasin de fournitures artistiques, des services complets. En plus, la participation d’artistes comme LAJOS CSONTÓ, LÁSZLÓ FELUGOSSY, OTTÓ VINCZE, SZABOLCS SÜLI-ZAKAR et d’autres a fait ressentir la présence de l’esprit d’avant-garde hongrois contemporain. Quant à l’organisation d’un tel projet à Košice, ça me paraît très réel. Une seule condition, c’est de trouver un enthousiaste qui s’attellerait à ce projet en y consacrant ses efforts et un temps considérable pour que cela puisse se réaliser. Mais les conditions dans la ville et son climat artistique sont très favorables.
Comment apprécies-tu, avec un certain recul, « l’exposition monumentale » A l’est de l’ouest de la Galerie de la Slovaquie de l’Est à laquelle vous avez participé, toi et d’autres artistes de Košice ? Quelle était ton impression sur l’exposition ? Les artistes de la même génération étant si éloignés l’un de l’autre sous certains rapports, ça peut se présenter aussi comme quelque chose de favorable… Que les artistes de la même génération créent d’une manière différente, c’est ce que j’apprécie avant tout. Bien que la plupart d’entre eux aient fait leurs études dans la même université, cette diversité s’est maintenue. C’est sans aucune doute le mérite des professeurs J. Bartusz et A. Szentpétery. Quant à l’exposition elle-même, je pense que c’était un événement à caractère documentaire plutôt que thématique. De toute façon, c’était évidemment un témoignage sur l’époque où nous vivons et les questions qui préoccupent les artistes aujourd’hui. Ce rapport touchait des sujets matériels, quotidiens, sexuels, politiques, abstraits, des monologues intérieurs. On aurait dit un magazine où l’on aurait trouvé un tout petit peu de scandales, des actualités économiques, un court traité de philosophie et enfin un peu de poésie et de dessins humoristiques.
Et si tu devais faire la comparaison entre les valeurs artistiques et idéologiques en peinture contemporaine et dans l’art interactif moderne ? La peinture existe depuis des siècles alors que les moyens de l’art interactif sont incomparablement plus jeunes… Sincèrement, je ne crois pas que le monde ait encore quelque chose de nouveau à découvrir au niveau de ses fondements. Cela implique que le cercle de questions à se poser est déjà fermé. Ce qui est ouvert, c’est la manière dont nous allons les traiter. Pourtant, je ne pense pas que tout soit seulement question de forme artistique. Les idées restent importantes, voire essentielles pour donner naissance à une œuvre artistique notable. Mais le contenu et la forme ne peuvent pas être séparés dans le monde de beaux-arts. Une même idée traitée par le peintre peut dire quelque chose de tout à fait différent en art graphique ou en photographie. C’est la raison pour laquelle je crois que cet art interactif moderne créé un espace pour de nouvelles expressions. Ça permet de révéler de nouveaux contenus difficiles à saisir par les autres moyens. A part ça, une autre chose qui me semble intéressante, c’est le moment de happening, la situation où le public devient partie intégrante d’un événement artistique.
Revenons donc à ta propre création artistique. Sur quoi travailles-tu actuellement ? Quels projets artistiques envisages-tu de réaliser dans un temps proche ? Comme l’année précédente a été assez exigeante et marquée par le manque de temps, j’ai négligé le travail sur des projets d’expositions qui doivent être organisées bien en avance. Alors actuellement, je prépare une exposition prévue pour la fin de 2012 qui serait encore un peu différente de celles qui l’ont précédée. Je dois admettre que je prends des risques car je prévois d’exposer des œuvres que je n’ai jamais exposées avant. Ça évolue lentement, d’un tableau ou d’un objet à l’autre, je dois parfois faire un pas en arrière, mais j’espère avancer. A part ça, je suis ouvert à tout. S’il y a une occasion d’exposer mes œuvres, je ne vais pas renoncer. On a parfois besoin d’information en retour même si le plus grand rival d’un artiste est l’artiste luimême. Récemment, il y a eu des surprises dans ma vie que je n’avais pas vraiment attendues : j’ai été cloué 6 mois au lit. J’ai dû réfléchir à la question essentielle de la répartition de l’énergie et du temps et maintenant, je les apprécie beaucoup plus. Alors aujourd’hui, je suis en train de préparer une exposition indépendante de petits formats et je suis impatient de voir arriver l’été et les vacances que je voudrais consacrer à la dernière étape. Je travaille aussi sur des objets interactifs de caractère illusoire, c’està-dire des illusions d’optique. Cette pseudo-réalité en 3D invite les gens à confronter leur confiance dans le monde réel avec le jeu d’illusions qui semble incroyablement réel. Sur place, la position d’un homme est déterminée avec une technologie numérique qui, à l’aide des servomoteurs, permettra à mes « merveilles » de demeurer le plus longtemps possible dans une configuration incompréhensible aux yeux humains. La surface faisant une ombre tridimensionnelle, le cube qui crée des images absurdes
et d’autres, c’est toujours une chose ordinaire avec quelque chose d’imprévu. Naturellement, il y a des périodes où je travaille plus avec les médias (d’habitude, c’est quand je n’ai pas assez d’énergie pour aller à l’atelier à la tombée du jour et de m’y concentrer plusieurs heures mais j’en ai encore suffisamment pour allumer mon ordinateur). D’un autre côté, je crois que les nouvelles technologies numériques auraient du mal à se substituer à un tableau qui, grâce à sa fonction archétypique et sa substance matérielle, est une forme différente d’enregistrement, d’émotion et, j’espère, aussi d’expression. C’est une sensation spécifique d’avoir créé une œuvre en y ayant inséré une idée ou une émotion à travers le contact avec la toile. Et on sent aussi une sorte de fatalité dans chaque intervention car, en peinture, il n’y a pas de Ctrl+Z, c’està-dire, de possibilité d’annulation.
Tu es également théoricien et praticien de l’art vidéo. Comment peut-on caractériser les différences principales entre l’art vidéo expérimental destiné aux ciné-clubs et le film ? Comment le vois-tu à travers ta propre création ? L’art vidéo, c’est aujourd’hui une discipline artistique indépendante qui n’a pas l’ambition de rivaliser avec le film. Elle couvre plutôt l’espace que le film n’atteint pas pour des raisons temporelles, techniques ou autres. L’art vidéo peut se faire même avec un portable, une webcam ou encore avec des photos. Le contenu et la forme y sont étroitement liés et leur traitement est tout entre les mains de l’auteur. Celuici est donc lui-même acteur, réalisateur, directeur photo et monteur et son identité est souvent bien concentrée. Le paradoxe, c’est qu’il est souvent condamné par les cinéastes pour ces mêmes raisons. D’un autre côté, c’est vrai que j’ai vu bien des films qui m’ont inspiré des idées visuelles plus artistiques que beaucoup d’expositions entières. Ce n’est donc pas une question de rivalité. Le film est le film alors que l’art vidéo est l’art vidéo – tantôt ils se croisent, tantôt non. Ca n’a rien de mathématique. En ce qui concerne mon travail avec ce médium, je m’y sens plus libre et ouvert qu’en peinture car il n’y a pas ce sentiment de pathétisme ou bien de
Boris Vaitovič (1976) est artiste polyvalent. Il se consacre à la peinture, à l'art graphique, à l’art vidéo, à la photographie, aux nouveaux médias et à la musique underground. Il est diplômé de la Faculté des Arts de Košice (l’atelier de Rudolf Sikora), où il travaille comme pédagogue depuis 2005. Traduction: Marianna Marcinková
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responsabilité pour ce que je fais. La vidéo a aussi un autre côté pratique – je peux l’avoir avec moi dans mon ordinateur portable et travailler quand j’ai un moment de libre. Ce qui me réjouit le plus, c’est la possibilité de travailler avec la réalité et les images réelles qui sont souvent beaucoup plus proches des gens que le monde de la peinture dont les tableaux sont faits à la main. Même si j’essaie toujours d’exprimer les mêmes idées, c’est une chose tout à fait différente sur le plan formel.
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Les cités d’Émeraudes
? Richard Kitta : Maroš Rovňák
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Ton oeuvre est compréhensible malgré son apparente incompréhensibilité. Il est bien que tu essaies d’exprimer les choses par différentes moyens (ce qui est difficile d’exprimer seulement avec le texte, le son ou l’image…). Veux-tu atteindre ton propre équilibre ? Je ne suis pas sûr de comprendre ce que tu entends par équilibre. Je vois un lien avec la conception de l’artiste-chaman qui veut réussir à obtenir l’équlibre dans la société. Je pense que c’est déjà trop, mais je ne veux pas dire que les choses provenant de la création des années 60 ne sont plus intéressantes aujourd’hui, par contre, je pense seulement que ce modèle n’est plus applicable de nos jours. En ce qui concerne l’équilibre interne, celui-ci est très important pour moi pendant la performance, parce que je dois me concentrer simultanément sur plusieurs choses. Ainsi je revalorise toujours toutes les circonstances et les possibilités. Notamment la vidéo projection à laquelle sont soumis la déclamation de textes et le travail avec le processeur sonore et les samplers. Comment tes oeuvres communiquentelles avec le public ? Comptes-tu sur son imagination irrationnelle ? Je pense que mes expositions ne peuvent pas intéresser un public qui compte purement sur sa raison. Pour moi, ce qui est important, c’est l’effet et non une ampoule électrique qui s’allume pour un instant dans ta tête
et tu dis « Voilà, l’auteur voulait dire ça! » et c’est fini. Pèsent l’empathie et la volonté du public que je ne peux pas du tout influencer. Je m’efforce de stimuler la situation à travers un environnement audiovisuel qui joue sur la psychologie du spectateur. Le public est confronté généralement à des sentiments agaçants et pour cette confrontation on a besoin de sa volonté. Je compte sur un public actif qui est capable d’utiliser plusieurs de ses sens et qui est ouvert aux expériences. Je suis sceptique quant aux réactions positives directement après ma tournée artistique, parce que je suis persuadé qu’il faut un temps de recul. Dans quelle mesure interviens-tu au cours de tes performances ? Fais-tu des improvisations ou gardes-tu strictement tes schémas préparés et tes conceptions ? Je perçois mes performances comme un système ouvert, elles sont donc pour moi plus intéressantes, parce qu’elles m’offrent plus de possibilités pour m’exprimer. Le concept, c’est le texte en général, mais parfois je le varie, j’ellipse quelques parties ou j’en ajoute d’autres et après il y a un travail sur le processeur sonore et les samplers que j’enregistre directement pendant la performance. Je préfère souvent le sentiment momentané à celui déjà vécu. Par exemple aucune performance ne ressemble à la précedente parce que pendant chaque spectacle j’arrivais à de nouvelles choses, je faisais des experiences avec des vidéos, je changeais l’éclairage, les costumes etc. « Mère des prêtresses de Vénus » est un bon exemple de ta façon de travailler. Pourquoi modifies-tu tes oeuvres ? Est-ce que c’est bon de regarder en arrière ? Je l’ai déjà expliqué un peu mais c’est vrai que la dernière version de « Mère des prêtresses de Vénus » est différente de la première. Je pense que c’est à cause de la recherche d’expression. Certaines choses ne te laissent pas passer et tu dois retourner vers elles souvent jusqu’à ce que tu aies le sentiment de les intégrer ou que tu aies fait le tour de toutes les possibilités. Dans tes textes, tu mentionnes Antonin Artaud et « Living Theatre ». Comment son oeuvre t’a-t-elle influencé?
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Es-tu lié avec lui dans l’idée, ou bien par le principe d’expression et la façon de travailler? C’est difficile à dire parce que de son oeuvre ne restent que des parties de textes, des dessins, des enregistrements sonores de certains textes. Il n’existe pas de commentaires des spectacles qu’il mettait en scène. Il faut dire qu’Artaud travaillait avec les moyens d’expression de la première moitié du 20ème siècle, tandis qu’aujourd’hui nous avons plus de possibilités. Sa conception du « théâtre de la cruauté » était révolutionnaire dans les années 20 ou 30, mais malheureusement certains théâtres et artistes slovaques sont persuadés qu’elle sera révolutionnaire pour eux aussi dans dix ou vingt ans. Aujourd’hui nous sommes capables d’analyser les modèles qui sont nés sous l’influence des textes d’Artaud dans les années 50, qui ont influencé la création de la prochaine génération à laquelle j’appartiens d’une certaine manière par mes performances. « Living Theatre » est né à la fin des années 40 du 20ième siècle quand les traductions de textes d’Artaud en Amérique ont été découvertes, et je trouve qu’ils faisaient des choses très intéressantes. J’ai récemment régardé un enregistrement de leur performance Paradise Now sur YouTube. En fait, ce n’était pas une performance mais plutôt une action qui provoquait une autre action. Les acteurs se déplaçaient directement entre les spectateurs et criaient des slogans tels que « Dans ce pays, je ne suis pas libre ! » etc. jusqu’à ce que le public ait l’impression de faire partie d’une manifestation et se mette à scander avec eux. Mais même cette forme n’a pas complètement respecté la vision d’Artaud pour le théâtre parce que « Living Theatre » n’utilisait pas de costumes ou de système de son quadriphonique. Ils sont abouti à quelque chose de différent qui n’est qu’inspiré par Artaud.
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Un système dans les arts est un art, et chacun doit le comprendre tout seul. Comment es-tu venu à la forme de performance multimédia ? J’ai commencé à réflechir à ce type de performance déjà à la fin des années 90, quand j’étudiais, mais c’était vraiment en théorie, même si j’avais alors écrit quelques textes dont j’avais utilisé des parties dans une performance intitulée « La cité d’Émeraude ». La première performance est née à la fin de l’année 2003 et l’un des facteurs déclencheurs a certainement été la confrontation directe avec un danseur buto, après avoir vu son spectacle de danse. Je pense que j’ai alors pris conscience que je voulais avoir un contact plus direct avec mon public que celui qui était possible seulement par les expositions.
Une caractéristique commune de tes oeuvres est l’isolement social d’individus et de groupes marginaux, et de sa conséquence extrême : la mort. Quelle est la raison de cette préoccupation dans une société démocratique ? Je ne crois pas que la société contemporaine est démocratique. Nous portons encore un héritage du régime
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Qu’est-ce que la poésie pour toi ? Comment vois-tu le lien entre la poésie et l’art visuel, et les autres formes dérivées comme l’art sonore ? Il n’y a pas longtemps, j’ai travaillé avec des poèmes de Paul Celan, mais en fait, je n’ai pas vraiment été capable de m’en éloigner. Les possibilités d’interpréter d’autres auteurs sont limitées par leur structure. Mes propres textes
Maroš Rovňák (1972) Son travail couvre presque toute la gamme des médias : photo, graphisme numérique, installations, art vidéo, art sonore, performance multimédia. Il est diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Bratislava (Studio D. Fischer, R. et V. Sikora Popovic). Lauréat du Prix Oscar Čepan en 2002, il a réalisé un certain nombre de spectacles et a participé à des expositions en Slovaquie et à l’étranger. Ses œuvres abordent souvent des thèmes comme les questions de genre, le phénomène de la mort ou l’isolement de l’individu dans la société contemporaine. Traduction: Simona Fochlerová
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précédent donc les stéréotypes sont présents dans les inconscients. Nous avons toujours peur d’être libre, avec tout ce qu’apporte une réelle liberté. A mon avis, nous vivons dans un pays très conservateur qui se cache derrière une pseudo-autorité. Nous avons remplacé une idéologie par une autre, extrêmement matérialiste. Ce n’est qu’une bulle vide qui n’enrichit pas la vie de nouvelles qualités, mais cependant elle est une bonne manière de manipulation.
« La cité d’Émeraude » dont nous avons parlé, est une de tes oeuvres récentes. Comment pourrais-tu la caracteriser ? « La cité d’Émeraude » parle des individus ou de groupes involontairement isolés. Le texte est essentiellement une suite d’idées sur les marginaux qui ont perdu le contrôle sur eux-mêmes. C’est un collage de textes, avec des extraits du conte de m’offrent plus de possibilités parce L. F. Baum : Le Magicien d’Oz, sourque depuis le début je les rédige pour qu’ils puissent s’adapter aux demandes tout des monologues de l’Épouvantail qui se plaint de ne pas avoir de actuelles pendant la performance. Les cerveau, mais aussi un monologue de textes de la performance que je suis l’un des personnages du livre J’étais en train de préparer sont très vaparti depuis longtemps de Ken Kesey riables. Certains ne comprennent pas (connu sous le nom trompeur de Vol de phrases complexes, seulement des au-dessus d’un nid de coucou). Mais mots monosyllabiques, ça me permet mes textes principaux parlent de la de créer des couches sonores adappersécution et des hallucinations qui tables pendant la performance. critiquent toutes les idéologies. « La cité d’Émeraude » est un endroit oniDans quelle mesure l’artiste doit-il rique, c’est une porte de sortie des contrôler sa propre énergie « émotiomauvaises situations. La conclusion nelle » ? de la performance comprend une Je pense que c’est ce que j’essaie pencombinaison de textes constituée de dant ma performance, et c’est une représentations de spiritualités afro« existance contrôlée ». Parfois je sens américaines « Swing Low, Sweet Chaune vague d’émotions que je dois vite soumettre pour que je puisse continuer. riot » et des chansons de la comédie musicale Le magicien d’Oz, avec mes C’est lié à la respiration, à une quespropres morceaux. Le dernier mot tion de tonalité, mais aussi aux effets sonores qui sont produits par les haut- que je dis dans cette performance, c’est « maison ». parleurs.
Jozef Tušan Jozef Tušan (1982) est diplômé de l’Atelier Graphique et du département des arts expérimentals de la Faculté des Arts de Košice. Aujourd’hui, Jozef Tušan est graveur renommé, designer graphique et video-jockey. Parmi ses activités occasionnelles on compte sa publication du zine „Lazy Dog“ (le Chien Paresseux). Lazy Dog (2010, Košice), zine, format 148 x 210 mm, tirage noir et blanc.
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Une fois par semaine, j’ai la chair de poule
? Richard Kitta : Lucia Dovičáková
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Quelqu’un se rend directement du point A au point B. Préfères-tu faire un détour pour aller au B? Pour être libre, as-tu besoin de restrictions ? Hum, je ne sais pas, je déteste toutes les restrictions même celles, naturelles, que nous ne pouvons pas éviter. Et oui, je ferais certainement un détour, ne sachant pas que c’est compliqué parce que je me crée des problèmes moi-même et j’imagine des scénarios d’horreur dans la crainte de comment tout cela va se terminer… Ca m’énerve et me fatigue. Malheureusement, je n’arrive pas à résoudre ce problème. Quel est le sens de ton travail pour toi-même ? C’est l’école qui m’a ouvert les yeux sur la perception de l’art. Pendant mes études, j’ai essayé de comprendre ce qui était en jeu dans l’art et ce qui était en jeu pour moi. Partiellement, j’ai commencé à comprendre lorsque nous avons commencé à travailler à l’étranger. J’ai pris conscience que je n’avais pas envie de répondre aux problèmes mondiaux, ni aux « grandes » idées, puisque je vivais ma vie quotidienne. Je vais au travail, les stéréotypes me limitent, tout comme le besoin de gagner de l’argent. Je fais du ménage et j’aimerais bien fonder une famille. A force de penser à
tous ces problèmes, j’ai commencé progressivement à me consacrer aux choses ordinaires à travers la recherche de ma propre identité et de mes souvenirs d’enfance. Qu’estce que je fais : je filtre, je joue, je fuis la réalité, je découvre et je suis avec moi-même, je travaille sur moi-même, j’apprends et j’essaie toujours de m’améliorer. Tout me semble donc plus varié. Dans tes oeuvres il y a souvent ton autoportrait, bien camouflé, comme un point de contact avec la réalité… Je travaille souvent avec mon autoportrait parce que : 1. Lorsque j’essaie de commenter les sentiments de la femme, je ne sais pas quel type de femme choisir, une brune ou une rousse, ce n’est pas important pour moi. 2. Je représente ma propre perception sur mes autoportraits et je m’utilise moi-même comme un personnage pour guider mon public. En plus il n’aura pas impression que je généralise et que je veux le persuader de quelque chose. 3. Il est prouvé que chaque peintre ajoute son autoportrait automatiquement dans son oeuvre. Alors pourquoi ne pas le faire ouvertement?
Dans quelle mesure l’artiste s’aime-til lui-même? Doit-il penser aussi à son public ? Si tu fais des autoportraits, cela ne veut pas dire que tu n’aimes que toi. Je pense qu’un artiste devrait s’aimer soi-même au moins pour être capable de présenter ses idées et s’imaginer que quelqu’un pourrait être intéressé par elles… Si quelqu’un a une très faible estime de soi, il doute que ses idées puissent intéresser quelqu’un, ce qui est parfois dommage. Cependant, il est possible de changer cette attitude. Et si quelqu’un vous félicite, on a plus de courage d’aller vendre sa peau sur le marché.nous le savons tous très bien. A ton avis, qu’est-ce qui est malade sur la culture (visuelle) contemporaine ? Et qu’est-ce qui est encore sain ? La tendance s’adapte au goût du plus grand nombre, on peut le voir en particulier dans les clips. La plupart des chanteurs et chanteuses s’appuient sur ce qui est « in » : les filles à moitié nues, les voitures, les beaux visages… Tout ça est transmis partout, même dans la publicité, où l’on trouve des miss stylées. Ca m’énerve et j’attends que les gens s’en lassent parce qu’il existe beaucoup de choses vraiment intéressantes, mais vous n’arrivez pas à les trouver, parce que vous ne les cherchez pas. Évidemment, à notre époque où tout le monde se dépêche, ce n’est pas possible. Ainsi j’ai répondu à ce qui est encore « vivant » et « sain ». Je ne pense pas que l’art soit en crise. Internet me permet de découvrir le travail que quelqu’un a fait hier au Brésil… Au moins une fois par semaine, j’ai la chair de poule pour de grandes choses et je réalise à quel point les gens sont intelligents. Comment nommerais-tu ton style ? Je le nommerais style évolutif parce qu’il se développe toujours… Alors, d’où vient la source du « punk en plastique » de Košice qui éfface les différences entre le haut et le bas ? De la nature des citoyens de Košice !
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Lucia Dovičáková (1981) diplômée de l’Atelier de peinture contemporaine R. Sikora de la Faculté des Arts de Košice. Elle fait surtout de la peinture, de l’ illustration, occasionnellement de l’art vidéo. Elle expose régulièrement en Slovaquie et à l’étranger (Preview Berlin, 2010 ; Tina B, Festival, Prague, 2010 ; Kosice Kasarnes / /Kulturpark ; etc.) Vit et travaille dur à Košice. | www.dovicakova.com Traduction: Simona Fochlerová
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Michal Murin
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En travaillant à l’Académie slovaque des sciences (Slovenská akadémia vied) à Bratislava (1972 – 1991), il se consacre à la musicologie et surtout à l’œuvre de Vassily Kandinsky. Il participe à des cours d’été internationaux sur la nouvelle musique (Darmstadt, 1974), à des cours de composition animés par Rolf Gehlar et Chrisitan Wolf et, finalement, il obtient une bourse DAAD dans le but d’interpréter l’œuvre nommé Mitspiel II. A la fin des années 70, son amitié avec Július Koller devient plus forte. Ce dernier l’invite à des rencontres avec des artistes non-professionnels. Milan Adamčiak expose également comme artiste amateur durant trois symposiums d’été organisés par Július Koller. A l’époque, il est impossible d’exposer les œuvres de peintres académiques. Pourtant, leurs travaux sont visibles lors d’expositions rassemblant des photographes amateurs. Petit à petit, la nouvelle génération slovaque de la photographie conceptuelle se met en place. Cette génération a beaucoup influencé l’histoire de la photographie tchécoslovaque. La carrière musicologique profesionnelle de Milan Adamčiak culmine avec son travail pour le studio électroacoustique. Il accompagne Olivier Messien pendant la visite du Français à Bratislava (1988) et participe à la conférence sur Leoš Janáček à Saint Louis (Etats-Unis, 1988). En 1987, après une inactivité publique dans le domaine artistique, Milan Adamčiak rencontre la jeune génération d’autodidactes et amateurs, c’est-à-dire une communauté de sympathisants de la musique contemporaine. Cette communauté représente à l’époque la musique actuelle. Ensuite, il fait connaissance avec des étudiants de l’Ecole d’arts appliqués (VŠMÚ). Avec Juraj Beneš et Ilja Zelienka, ils sont à l’origine de la création de l’ensemble Veni (1987). Ces deux courants sont unifiés à l’occasion de la réalisation par Samuel Ivaška du portrait cinématographique de Milan Adamčiak. On peut voir cette unification également sur la plate-forme Transmusic. com d’Adamčiak (TMC, 1989) ainsi qu’avec la Société pour la musique non-conventionnelle SNEH (SNEH Spoločnosť pre nekonvenčnú hudbu) créée par Milan Adamčiak, Peter Machajdík et Michal Murin (1990). Depuis 1987, Milan Adamčiak s’engage dans le milieu underground alternatif à Bratislava où il fait renaître les idées des années 60. Au célèbre festival de Nové Zámky (1988, 1989 et aussi 1995) et au cours de l’exposition intitulée Souterrain (Suterén) (1989), il s’intéresse de nouveau aux arts plastiques. Avec son ensemble TMC, il organise un grand nombre de concerts et de vernissages dans lesquels il présente sa collection d’objets acoustiques « home made » (DIY – do it yourself). Dans cette période-là, il contribue à la venue de John Cage à Bratislava et y prépare l’exposition des partitions de l’Américain dans la Galerie nationale slovaque (SNG) en 1992. De son côté, John Cage invite au festival de Pérouse Milan Adamčiak pour que celui-ci soit l’un des interprètes de ses compositions. C’est pourquoi Milan Adamčiak est désigné comme « un cagien », « un cageologue » même s’il n’est pas d’accord avec cette appellation. Il prétend qu’il ne connaissait que partiellement l’œuvre de John Cage et qu’il n’a commencé à s’y intéresser qu’après leur première rencontre. Il se sent juste proche de lui et le comprend. Les contacts avec Cage permettent à Milan Adamčiak d’être invité au festival Gustav Mahler Musikwochen 2008 à Dobiacco (Italie) où il participe à la mise en œuvre de sa composition d’après la partition orale intitulée GENUG qui se trouve également dans le film du même nom de Michal Murin.
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Milan Adamčiak, ce célèbre inconnu
L’inconscience, la désinvolture et le désir de savoir ont constitué le début d’une quête personnelle. Pendant ses études au conservatoire à Žilina, Milan Adamčiak se décide à prolonger son séjour à L’automne de Varsovie (1964). C’est là qu’il découvre la nouvelle musique et, dans un contexte artistique décontracté, se laisse guider par la poésie expérimentale, les happenings et le mouvement Fluxus. Un jour, il entend à la radio une émission sur la visite de John Cage à Prague. Toutes ses découvertes ouvrent des nouvelles voies pour ce jeune chercheur infatigable et orienté vers l’universalité, pas seulement dans la musique. Ce créateur polyvalent restera d’ailleurs pour toujours fidèle à ses idées. Très vite, il commence à créer ses premiers dessins abstraits destinés au décodage acoustique. Peu importe si cela se passe à travers l’imagination ou la pensée, ou bien si ce décodage est réel. Il n’a pas besoin d’interprètes classiques pour interpréter ses dessins comme des outils de visualisation de la musique. D’après lui, il est possible d’interpréter ces dessins, même s’ils sont « joués » par une seule personne. D’ailleurs, il le prouve lui-même. Il réalise ainsi des « rebellions » ou des vifs commentaires sur des situations courantes dans l’espace réel. En même temps, il est conscient que son œuvre a un message artistique. Il s’occupe des activités suivantes: les actions, les instructions, les collages, la poésie expérimentale, les poèmes visuels, la poésie phonique, les textes conceptuels, « les poèmes en cachet », les partitions, « les intentiogrammes », les dessins pour l’interprétation acoustique (les partitions graphiques), les livres acoustiques, les livres de la poésie expérimentale, etc. A Ružomberok, il rencontre Róbert Cyprich. Il devient son parrain; leur amitié est ainsi scellée. Plus tard, il fonde Ensemble Comp. avec Jozef Revall. Ensemble, ils réalisent La première soirée de la nouvelle musique (1. večer novej hudby) (1969) et La musique aquatique (Vodná hudba) (1970). Vu que Cyprich maîtrise l’anglais et le français et que Milan, lui, maîtrise le russe et l’allemand, ils commencent une correspondance avec des artistes du monde entier comme Max Bense, Marshall McLuhan, Karlheinz Stockhausen, Dick Higgins et plus tard Joseph Beuys et d’autres. Dès la fin des années 60, grâce à la diffusion de leurs œuvres, ils sont des acteurs majeurs de la vie artistique mondiale en développement à l’époque. Ils deviennent alors les plus jeunes partisans de la néoavant-garde slovaque et participent au Premier atelier ouvert (1. otvorený ateliér) de Rudolf Sikora. Cet atelier est, aujourd’hui encore, quelque chose de mythique. Avant, Milan Adamčiak et Rudolf Sikora rencontrent Alex Mlynárčik et participent à ses actions comme par exemple Frottement (Trenie) et le Festival de la neige (Festival snehu). C’était la première interprétation dans les arts plastiques. Milan Adamčiak participe également à l’action intitulée Le mariage d’Eva (Evina svadba) (1972) dont l’auteur est Alex Mlynárčik. Il n’y a pas participé personnellement mais il a crée un parchemin pour les nouveaux mariés. Ce parchemin a inspiré Alex Mlynárčik et Radislav Matuštík dans l’élaboration de leur projet Argilie (Argília). Afin de manifester son orientation politique pendant la période des changements politiques de la fin des années 60, Milan Adamčiak participe à une grève de la faim pour soutenir Jan Palach, dans le vestibule de l’Université de Comenius à Bratislava. Dix-neuf étudiants participent à cette action. Influencé par la normalisation, Milan Adamčiak se retire peu à peu des projets d’expositions au cours des années 70 et 80.
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Michal Murin entre 2005 – 2011 intitulée Altruism as Arttruism est présentée pendant l’exposition 10x10 organisée lors du Congrès européen de la culture dans la ville polonaise de Wroclaw (2011). Cette œuvre, qui a donné lieu à une ouverture de droits d’auteur et qui porte sur une partie des expérimentations littéraires de Milan Adamčiak entre 1964 – 1972, est un autre témoignage de leur coopération.
Milan Adamčiak (1946) est compositeur, musicologue, auteur des partitions visuelles, des manuels conceptuels et de fluxus. Il est constructeur de ses propres objets acoustiques, interprète de musique improvisée, fondateur du groupe Transmusic Comp. et de la Société pour la musique non conventionnelle SNEH (la Neige). Traduction: Juliána Aštaryová et Renáta Zamborská
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Interview sur la poésie expérimentale et sur d’autres textes littéraires et dramatiques
? Michal Murin : Milan Adamčiak
Michal Murin : Dès le début des années 90, tu me parlais souvent de ta poésie expérimentale. Plus tard, plusieurs de tes œuvres qui portaient plutôt sur la poésie que sur les beauxarts ont été présentées à des expositions. En 2002, tu m’as donné vingt de tes Typorasters (Typorastry) qui ont servi de base à la publication de l’œuvre. Plus tard, nous avons trouvé d’autres matériaux qui ont modifié l’anthologie prévue. Pendant 14 ans, tu as conservé chez Jozef Cseres une autre collection de tes œuvres présentées à l’exposition de Nové Zámky (1998). Alors le contenu du livre a été enrichi avec des textes plus anciens ainsi que de la possibilité de présenter ta poésie expérimentale dans son ensemble. Cette interview sert d’introduction à l’anthologie qui rassemble une partie de tes œuvres. En même temps, cette interview devrait présenter tes activités artistiques concernant surtout la création littéraire. Pour commencer, on ne va pas parler de ta profession de musicologue et de compositeur, de tes activités musicales, du théâtre instrumental, des objets sonores et des installations, des tes activités d’organisateur, etc. En observant tes œuvres, on remarque vraiment ta polyvalence. Tu n’as fait aucune distinction entre les différentes formes d’art et tu as toujours effectué des recherches. Milan Adamčiak : J’ai eu de la chance parce que, pendant mes premières années à l’école secondaire (Conservatoire d’Etat à Žilina), j’ai rencontré des gens qui ne s’intéressaient pas seulement à la musique mais aussi à d’autres formes d’art (littérature, poésie, peinture, théâtre). Petit, j’aimais dessiner, fabriquer des marionnettes pour faire du théâtre, collectionner des poèmes, etc. J’ai été surpris de découvrir dans ces domaines à chaque fois quelque chose de nouveau. Plus
tard, j’ai eu un excellent pédagogue, Eduard Beke, qui était en même temps mon ami. Il m’a fourni (et pas seulement à moi) des informations et des matériaux qui m’ont été utiles. En 1964, il était possible de trouver dans plusieurs journaux les mots DADA, Futurisme – russe et italien, poésie expérimentale, op art, pop art, constructivisme, arts concrets, nouvelle musique, théâtre expérimental, happening, Fluxus, events, etc. qui m’ont fasciné par leur exotisme. Dans ma mémoire et dans mes écrits, je retrouve mes anciens « jeux sérieux » avec les lettres, les notes, les formes, les gestes. J’ai appris que mon œuvre intitulée Travaux de Sisyphe (Sizyfovské roboty) était un event. D’autres œuvres comme Itinéraires du piéton (Chodecké kusy), Achats (Nákupy) sont conformes aux activités de Fluxus. Voilages (Záclony), Tapis (Koberce), Broderies (Výšivky), faits à la machine à écrire, trouvent leurs équivalents dans la poésie expérimentale. J’ai décidé de suivre ce chemin et de confronter mon travail avec la situation actuelle. J’ai essayé de nouer des contacts avec des auteurs locaux et étrangers dont les noms ont paru dans les journaux comme Sešity pro mladou literaturu, MY 64, Dialog, Host do domu, Výtvarné umění, Výtvarní práce, Typografie, Divadlo, Mladá tvorba, Revue svetovej literatúry. Alors j’ai fait la connaissance de Jiří Valoch qui aujourd’hui encore est pour moi un trésor d’informations. Nous avons démarré une coopération qui s’est transformée en une longue amitié. Grâce à mes nouveaux contacts, j’ai commencé à envoyer mes premiers écrits de poésie expérimentale et de nouvelle musique. Les retours, étonnement positifs, ont entraîné un échange constant d’informations, de matériaux et aussi d’œuvres. Il était évident que j’avais encore beaucoup de choses à faire dans ces domaines. Tout ça était partie intégrante de ma vie.
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Dans la deuxième moitié des années 90, Milan Adamčiak ne s’engage plus dans la vie sociale et artistique à cause de la situation en Slovaquie. Dès qu’il en a la possibilité, il part de Bratislava, parfois même plusieurs années. En 2005, il quitte la capitale pour s’installer dans le village de Podhorie près de Banská Štiavnica. Il déménage encore une fois à Banská Belá en 2010. Même s’il ne s’engage plus dans la vie sociale et artistique, son œuvre est toujours scrutée, évaluée et présentée lors de nombreuses expositions. Au cours des expositions L’art d’action (Umění akce) (Prague et Žilina, 1991), L’art performance 1965 – 1989 (Akčné umenie 1965 – 1989) à Bratislava (2001) et L’art performance 1989 – 2000 (Akčné umenie 1989-2000) à Poprad et à Nitra (2000), on peut voir ses œuvres concernant les intermédias, les actions et les happenings. Ses œuvres de poésie expérimentale, ses œuvres faites à la machine à écrire, ses dessins et ses partitions graphiques sont présentés pendant les expositions L’art graphique alternatif slovaque (Slovenská alternatívna grafika) (1997), L’art graphique slovaque du 20ème siècle (Slovenská grafika 20. storočia) (2006-2008) à Banská Bystrica et pendant l’exposition L’art graphique slovaque du 20ème siècle (Slovenská grafika 20. storočia) à Bratislava (2007). Toutes les expositions mentionnées, et encore d’autres, surtout les expositions consacrées à la récapitulation de son œuvre organisées à la Galerie nationale slovaque (Les années 60, 70, 80, l’exposition L’art performance 1965-1989, 20ème siècle), placent Milan Adamčiak comme un artiste intermédias parmi les artistes des arts plastiques slovaques. Les dernières années sont marquées par son deuxième comeback. Il est présenté à la Biennale de Prague 3, ses œuvres intéressent notamment les collectionneurs étrangers de Tchéquie, d’Allemagne et de Slovaquie. Les ventes aux enchères proposent régulièrement ses œuvres. En 2006, Arnold Kojnok, étudiant de Michal Murin à la Faculté d’Arts plastiques (FVU) de Banská Bystrica, commence un film documentaire sur la vie de Milan Adamčiak. Michal Murin, ami de l’artiste, gère même la réalisation de ce film. Terminé en 2009 sous la direction de Dušan Hanák à l’Ecole d’arts appliqués (VŠMÚ) et introduit pour la première fois à la Galerie nationale slovaque (SNG), il est ensuite programmé par la Télévision slovaque (STV) et au cours d’autres festivals de films, ce qui fait que l’on s’intéresse beaucoup à l’œuvre d’Adamčiak. Pour finir, il faut parler de ses dernières activités, notamment sa présentation à la Galerie nationale slovaque (SNG), lors d’un marathon d’interviews menées par Hans Ulrich Obrist, à l’occasion du colloque international consacré aux œuvres de Július Koller. Ensuite, il ne faut pas oublier l’exposition qui lui est consacrée dans l’atelier de Tranzit (2009), à la Galerie Linea à Bratislava (2009). L’ensemble Transmusic Comp. est présenté à la Galerie de Cyprián Majerník à Bratislava (2009). Il assiste également au festival NIPAF – Nippon International Performance Art Festival au Japon (2009 – 2010), pays dans lequel il visite plusieurs villes comme Tokyo, Osaka et Nagano. Par ailleurs, il participe à une présentation à Tranzitdispley à Prague. L’œuvre sur la coopération de Milan Adamčiak avec
MM : Est-ce que l’espace en Europe de l’Est, hormis celui de la Tchécoslovaquie, est resté inconnu pour toi? L’ambiance en Yougoslavie était plus
décontractée et plus active dans ces domaines. MA : Depuis l’enfance, j’ai été attiré par la littérature russe, puis très vite par la culture russe et soviétique. Je connaissais les textes originaux de la poésie de Vladimir Majakovsky, Velemir Chlebnikov, Vasili Kamensky, Daniil Harms et d’autres. Cette poésie me touchait. Il était aussi normal que les traductions slovaques et tchèques me passionnent. Paradoxalement, le fait d’avoir des moyens pour savoir ce qu’était la vraie vie était presque irréel. Ce n’est que plus tard, grâce surtout à une coopération avec Alex Mlynárčik et à mes voyages d’études en URSS, que j’ai eu la possibilité de contacter Lev Nusberg, Francesco Infante et plusieurs compositeurs inventifs. Depuis 1965, j’ai assisté régulièrement à l’Automne de Varsovie, Festival international de la nouvelle musique en Europe de l’Est, le festival le plus dynamique à cette époque-là. J’y ai participé pour la première fois avec un happening à la Galerie Foksal. Depuis ce momentlà, j’ai commencé à suivre la situation culturelle polonaise; je me suis même abonné à cinq magazines polonais sur l’art. Par ailleurs, la Yougoslavie m’était inaccessible, mis à part de rares contacts avec les excellentes publications de la maison d’édition Nolit (la littérature sémiotique, les nouveautés en musique et en littérature, le bouddhisme zen, la psychanalyse). Je n’ai connu la culture hongroise que plus tard à cause de mes difficultés au niveau de la langue. MM : Et par la suite? Comment as-tu été influencé par ces nouvelles informations? Est-ce que ça s’est retrouvé dans ton œuvre? MA : En 1969, nous avons représenté la Slovaquie, avec Ladislav Kupkovič et Róbert Cyprich, à l’exposition internationale de la Partition (dont l’organisateur est Jiří Valoch) qui a eu lieu à Brno et à Prague. Mon nom figurait dans le catalogue à côté de celui de Jiří Kolář, ce qui était un grand honneur pour un étudiant de deuxième année à la Faculté des Lettres de l’Université de Comenius à Bratislava. Un peu plus tard, il y a eu cette exposition internationale itinérante de poésie expérimentale en Amérique du Sud dont j’ai déjà parlé. A Bratislava, j’ai organisé ma première exposition intitulée Visual Music au V-Klub de La Maison
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des arts. La même année, à Smolenice, j’ai assisté aux ateliers internationaux de la nouvelle musique lors de l’introduction du Poème symphonique pour 100 métronomes de Gyorg Ligetti que j’ai accompagné. Un an plus tard (1970), sur le même podium, c’était la première présentation internationale de mon projet spatio-musical intitulé Dislocation 2 (Dislokácia 2), en même temps que la présentation des projets de Maurice Kagel. Déjà à l’époque je coopérais avec Alex Mlynárčik, Jana Želibská et d’autres. J’ai participé à L’espace polymusical (Polymúzický priestor) à Piešťany, à L’atelier ouvert (Otvorený ateliér) chez Rudo Sikora à Bratislava. J’ai organisé un concert sous l’eau intitulé La musique aquatique (Vodná hudba) à la piscine couverte de Bratislava. J’ai participé au Festival de la neige (Festival snehu) des Hautes Tatras durant la Coupe du monde de ski de 1970, etc. Je pense que vu les conditions de l’époque, j’ai eu beaucoup de chance et j’ai dû dépenser beaucoup d’énergie pour démarrer ma carrière dans le domaine de l’intermédialité, même si cette carrière a été freinée par la situation culturelle et politique après 1970. MM : Tu as travaillé simultanément dans le domaine de la musique, de l’art performance et de la poésie. Comment tu pourrais caractériser typologiquement par exemple ta poésie expérimentale des années 1964 – 1972? Quand t’y es-tu le plus consacré? MA : Tous les phénomènes qui m’intéressaient le plus à cette époque, à savoir la poésie expérimentale, la nouvelle musique, l’art performance, tout ça a paru dans le magazine Mladá tvorba pour la première fois en Slovaquie en 1970. Au sujet de la poésie, j’étais attiré par les lettres et par les mots en raison de leur richesse phonétique, graphique et sémantique. J’avais une machine à écrire où les lettres devaient correspondre à la taille des touches. Alors, les lettres ont acquis une densité graphique particulière. Leur disposition linéaire, verticale et spatiale permettait de les visualiser au niveau des arts plastiques. Dès mon enfance, j’ai aimé les broderies, les tissus, les gobelins et les draperies. J’ai utilisé la machine à écrire comme un outil pour créer des structures d’images matricielles dans
lesquelles se reflétait la réalité à l’aide des lettres. La dimension sémantique des mots et leur rapport phonétique m’intéressaient dans les contextes inattendus. Finalement, nous avons obtenu plusieurs variantes de glissements de sens et d’interprétations (phonétiques et graphiques). En ce qui concerne les textes qui intéressaient le plus différents auteurs de poésie expérimentale, je pense à Textes verbaux (Verbálne texty), Textes taxidermiques (Preparované texty), Intertextes (Intertexty), Collages textuels (Textové koláže), etc. Quant à la forme typographiques des textes, je me suis concentré sur plusieurs types de lettres à partir desquelles je créais des zones ou des surfaces grâce à des collages (de plusieurs éléments homogènes et hétérogènes) qui étaient plutôt plastiques que littéraires. Comme je suis musicien, j’étais intéressé par l’aspect auditif de la création des textes; je pense par exemple à l’écriture à la machine à écrire, à l’utilisation des outils pour l’écriture manuelle et à l’utilisation des pièces nécessaires à la fabrication des sceaux. Je me suis concentré également sur le rythme acoustique et sur la disposition des lettres dans l’espace, dans une forme de partitions poétiques (Poem scores). MM : La diversité est évidente dans ta poésie expérimentale. Est-ce que tu pourrais la caractériser plus précisément? MA : Selon les époques, j’ai été attiré par des choses différentes. J’ai donc créé des œuvres dites cycliques, des ébauches et aussi des versions définitives de différents types de poésie concrète, par exemple Constellations (Konštelácie), qui sont des textes fondés sur des éléments (lettres, mots, locutions) disposés sur le papier en colonnes ou en lignes. Un autre cycle a été fondé sur la ressemblance visuelle de la disposition de ces éléments. Ce cycle a donc produit certaines figures, certains contours, certaines silhouettes. En fait, la poésie visuelle s’est formée selon ce procédé, à savoir l’organisation des vers en forme de croix, de vase, de verre. Cette forme de poésie est bien connue dans la littérature slovaque. En ce qui concerne mon œuvre, ce procédé se retrouve dans les textes écrits à la main et à la machine à écrire comme
Typogrammes (Typogramy), Calligrammes (Kaligramy), Typoèmes en cachet (Typoemy), Textes sélectifs sur les substantifs, les adjectifs, les adverbes, les verbes, la ponctuation (Selektívne texty: substanciálne, adjektívne, adverbálne, verbálne, interpunkčné), etc. Ces textes ont été créés selon des aspects graphiques ou grammaticaux, mais toujours à partir d’autres textes choisis au hasard. Avec le développement de ce procédé j’ai utilisé le principe du hasard dans Textes taxidermiques (Preparované texty) puis, avec les cycles Intertextes (Intertexty), sur des textes en langue étrangère. Le cycle Antextes (Patexty) a mené ce principe jusqu’à la destruction et l’ignorance de la disposition des mots sur la feuille, jusqu’à l’illisibilité. Pour moi, le cycle le plus grand et le plus typique est le cycle intitulé Typorasters (Typorastry), à savoir des lettres en forme carrée de la machine à écrire, éventuellement écrites à la main, de façon répétitive. Je me suis occupé de cette partie de mon œuvre pendant quelques années parce qu’elle m’offrait un grand espace pour dégager la variabilité de la structure d’image matricielle choisie (la luminosité, l’intensité, la plénitude, la densité, l’homogénité – l’hétérogénité, la transparence de plusieurs images matricielles dans des angles différents – surtout les angles 90° et 180° degrés). En ce qui concerne les textes écrits à la main, il y a quelques structures visuelles en petit ou en grand format qui ont acquis cette forme (les bulles, les planètes – c’està-dire les formes sphériques et circulaires). C’était très proche de la création de différents artefacts graphiques, à l’aide de l’imprimé manuel du cachet, soit monochromique soit polychromique. Certains de ces cycles étaient tellement développés que j’ai commencé à mettre en œuvre Poèmes cinétiques (Kinetické básne), sous forme de brochure, et Alibri, ouvrage d’art dans le format d’un livre destiné à être regardé, feuilleté, retourné). MM : Est-ce que tes textes ont pénétré aussi la musique, l’art performance ou l’art conceptuel? MA : Si je mets à part mes expériences personnelles auditives lors de ma création de Typorasters (Typorastry), par exemple la musique pour la machine à écrire, il faut que je parle des créations qui ont été conçues
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directement pour la réalisation acoustique (phonique, phonétique, d’action). Je peux indiquer notamment l’introduction de La musique de bureau pour trois machines à écrire mécaniques et pour une machine à écrire automatique (Kancelárska hudba pre tri mechanické a jeden automatický písací stroj) (1970-1971) à la Télévision slovaque (STV). Un autre projet musico-spatial qui met lui aussi l’accent sur l’utilisation des phonèmes et des textes est intitulé Hommage à Rimbaud I.-VI. (1969). Il a été fait à partir d’une modification du fameux poème Voyelles d’Arthur Rimbaud, la réalisation vocale étant faite simultanément avec la danse, à partir de la partition qui rassemblait plusieurs couleurs. Plusieurs de mes lettres graphiques – c’est-à-dire de mes partitions – ont utilisé l’interprétation des couleurs des textes de départ de genres différents pour accompagner la lecture simultanée en musique, par exemple Um Ruehm herum selon le modèle de la poésie expérimentale de Gerhard Rühm pour six voix de femmes et d’hommes. On a créé aussi quelques Poèmes spatiaux (Priestorové básne) destinés à la réalisation de la partition du plan dans différents espaces. Une partie de ces œuvres a été exposée dans la galerie Cik-Cak à Bratislava (2004), y compris le plan Toile d’araignée (Pavučina) où les participants pouvaient se mettre à jouer et à chanter (entre autres Rudolf Sikora, Jozef Jankovič, Ladislav Snopko). On peut classer la mise en musique de la poésie expérimentale dans la catégorie des partitions destinées à la réalisation musicale, y compris l’action. Il s’agit par exemple du texte Le ballon ou les boules (Míček nebo koule), écrit à partir de la traduction du texte de Helmuth Heissenbüttel faite par Hiršal pour le chant, pour des joueurs de ping-pong et de billard, pour des timbaliers et des percussionnistes. Cette partition utilise les différents types et les différentes grandeurs de caractères, elle prend la forme d’un poème presque visuel. Si je mets de côté la partie intitulée Constellations (Konštelácie) dont les mots clés sont concept et idée. Je voudrais citer deux cycles appartenant exclusivement à la poésie expérimentale : Inventiogrammes (Invenciogramy) et Intentiogrammes (Intenciogramy). Ils sont fondés sur
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MM : Est-ce que tu pourrais nous parler des personnes avec lesquelles tu écrivais ou avec qui tu as gardé contact? MA : En ce qui concerne la poésie expérimentale, il y avait un grand nombre d’auteurs en Tchéquie, en Allemagne (de l’Ouest), en Autriche, en Italie, en Grande-Bretagne, en Amérique du Sud. En plus, il y avait des auteurs, à cette époque-là déjà très importants, d’Argentine, d’Uruguay et du Brésil. Je pense par exemple à E.A. Vigo, Clemente Padin, Elena Pelli, les frères De Sa et d’autres qui m’ont contacté et avec lesquels on s’échangeait des matériaux. Tous ces auteurs ont contribué à ma participation à l’exposition internationale itinérante monumentale de la poésie expérimentale organisée en l’honneur de Raoul Hausmann. Ensuite je me suis lié d’amitié avec Gerhard Rühm et H.C. Artmann qui appartenaient au groupe viennois. J’ai aussi noué des contacts avec plusieurs groupes en Italie comme par exemple Tool et Lotta poetica, en France c’était Pierre Garnier, Henri Chopin, Julien Blaine, Jean-Paul Bory, Jean-Claude Moineau, Walter Marchetti, Isidore Issou, Ben Vautier, Marcel Alocco et d’autres. Pour l’Espagne, il y avait le groupe ZAJ et Juan Hidalgo. Je n’oublie pas non plus les ouvrages de Max Bense, d’Elisabeth Walter et d’Eugen Gomringer et les textes traduits en slovaque de Helmuth Heissenbüttel, ils m’ont tellement inspiré. Dans le domaine des arts plastiques, j’appréciais d’être avec Werner Schreib, Getulio Alviani, Dick Higgins et Joseph Beuys, ils m’ont envoyé leurs livres, leurs catalogues et aussi leurs publications. En 1967, nous avons décidé avec Róbert Cyprich d’aller au Festival international de musique contemporaine ISCM à Prague. Nous avons rendu visite à Ladislav Novák, Jiří Valoch, Josef Hiršal et Jarmila Grögerová. Nous avons rencontré également plusieurs artistes du domaine des arts plastiques et de la musique. Paradoxalement, ils nous ont accueillis comme des partenaires, et ce même si je n’avais que 21 ans et Cyprich seulement 17.
MM : Et la linguistique, l’esthétique ; les vers, les rimes ou la rupture avec la forme traditionnelle de la poésie ? MA : Je me souviens qu’après la publication de la sélection de poèmes de France Prešeren j’étais fasciné par ses ambitions constructives dans son cycle Sonnets où les différents mots, vers, strophes formaient des structures plus grandes. J’ai commencé à m’intéresser à la théorie du vers et à la théorie littéraire, y compris aux formes historiques. Pourtant j’étais effrayé par une grande variété de regards sur la poésie. C’est pourquoi je me suis décidé à éviter tout ce qui était lié aux interprétations. Bien sûr, j’analysais très souvent pour
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moi-même les différents textes et aussi les poètes qui ont influencé plus tard mon œuvre (V. Chlebnikov, V. Kamenski, Ch. Morgenstern, A. Stramm, G. Apollinaire …). Cependant, mon objectif était de découvrir, de trouver, de créer des nouvelles formes de poésie ou d’approches. J’ai déjà parlé de la décomposition et de la destruction. Je suppose qu’il serait opportun de parler aussi de mes Poèmes explicites (Polopatistické básne) qui n’étaient que des énoncés banals. MM : Tu as fait aussi des textes ou pseudo-textes du samizdat et aussi des livres. Constellations I. (Konšelácie I.), Textes I. (Texty I.), Textes II. (Texty II.), Textes numériques I. (Numerické texty I.), Textes taxidermiques I. (Preparované texty I.), Bipoèmes (Bipoemy), Chants de Lautréamont (Zpěvy Lautréamontovy) (textes taxidermiques), tous ces textes sont parus en plusieurs exemplaires. Comment pourrais-tu les définir ? MA : Les premiers textes étaient créés assez indépendamment. Je n’ai pas pensé que je développerais plus tard ces principes avec lesquels j’ai travaillé. Mais, après la réaction de lecteurs choisis au hasard (camarades de classe, collègues mais aussi poètes comme J. Valoch, L. Novák, J. Hiršal, etc), j’ai développé plusieurs textes à travers des cycles. Plus tard, ils étaient rangés dans des cahiers écrits à la main et dans des livres au format A5, A7 par exemple Constellations I. (Konšelácie I.), Textes I. (Texty I.), Textes II. (Texty II.), Textes numériques I. (Numerické texty I.), Textes taxidermiques I. (Preparované texty I.), Bi-poèmes (Bipoemy), Chants de Lautréamont (Zpěvy Lautréamontovy) (les textes taxidermiques) et d’autres. J’en ai utilisé quelques-uns comme cadeaux ou comme cartes de vœux, ce qui m’a motivé à en faire des livres. Je me suis longtemps occupé de ce type de travail. Finalement j’ai créé un cycle de concepts dit Alibri, dont une partie a été réalisée par moi-même. Il s’agissait de différents types de livres éventuellement de tomes de différents formats, de mélanges de différents matériaux (des pages en papier, en textile, en cuir). Leur reliure était à chaque fois différente. On a aussi utilisé la couverture d’un livre réel pour créer un autre livre – une boîte, un objet. Par exemple, Le livre noir pour
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Július Koller (Čierna kniha pre Júliusa Kollera) qui avait une couverture noire, a été fait à l’aide d’une petite boîte noire et de plusieurs petites bouteilles d’encre de Chine noire. Un autre livre a été fait par un ensemble d’épingles métalliques et par un pendule qui retentissaient quand on les touchait. Il y avait également des livres qui crépitaient ou froufroutaient ou bien encore des livres dont l’intérieur tombait en pièces dès qu’on les ouvrait. Alibri cinétique représentait un cycle plus long – à savoir des tomes destinés à être lus rapidement et dont chaque page avait une structure différente. Les éléments de chaque page pouvaient être organisés d’une autre façon. MM : Tu as écrit aussi des textes théoriques et tu as préparé le numéro zéro du magazine EXPERIMENT qui promettait d’être intéressant. Est-ce que certains de tes ouvrages ont été publiés dans le contexte de l’époque ? MA : Hormis le « manifeste » Ensemble Comp – PAN publié dans le magazine Mladá tvorba d’octobre 1970 et accompagné d’extraits de l’œuvre de Cyprich et de la mienne, j’ai publié la même année le texte La musique et la poésie phoniques (Fonická poézia a hudba) dans le mensuel très officiel Slovenská hudba appartenant à l’Association des compositeurs slovaques. Moi, je n’ai pas fait de poésie phonique. Par contre, Ladislav Novák a dédié à Ensemble Comp. son poème phonique Mon éloge à la langue tchèque (Moje chvála české řeči) que nous avons, avec Róbert Cyprich, enregistré à l’aide d’un magnétophone double cassettes. Ensuite nous l’avons écouté. La poésie phonique n’a commencé à résonner en Slovaquie que pendant festival de l’art alternatif de Nové Zámky (à partir de 1988) et à la Galerie nationale slovaque où elle a été présentée par son auteur Ladislav Novák, que j’avais invité au Festival des œuvres intermédiaires FIT (1991). En 1969, nous étions en train de préparer le magazine EXPERIMENT dont l’auteur aurait dû être Vincent Šabík. Dans le numéro zéro, nous voulions publier des textes originaux d’auteurs comme Max Bense, Milan Knížak, Ladislav Kupkovič, Jiří Valoch, mais aussi des textes d’artistes brésiliens d’art expérimental comme Ponto. En partant
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des diagrammes réalisés par la machine à écrire au milieu de différents concepts. Bi-poèmes (Bipoemy), fondés sur la transformation des voyelles et des consonnes issues des textes choisis au hasard dans différents codes « binaires », représentent une catégorie particulière de ma poésie expérimentale. Les textes analytiques, les manuels concernant le travail sur les sons, sur les syllabes, sur les mots et aussi sur les fragments de textes, les textes de catalogues et les inventaires peuvent tous être placés quelque part entre la poésie conceptuelle et la poésie concrète. Naturellement, je me suis intéressé aux différents types de caractères, à la ponctuation polygraphique et typographique. C’est pourquoi j’ai eu de la chance d’obtenir plusieurs matériaux qui représentaient pour moi le début de mon chemin vers Typorasters et partitions trouvés (Nájdené typorastry a partitúry), Ready made poetry et Typoobjets trouvés (Nájdené typoobjekty). Plusieurs de mes œuvres, activités ou instructions, comme par exemple cycle Travaux de Sisyphe (Sizyfovské roboty), Piéton nocturne (Nočný chodec), Walking pieces, Porteur (Nosič), Achats (Nákupy), ressemblent à ma poésie expérimentale. A la fin des années 70, j’ai consacré mon temps surtout à de petits ouvrages comme Scriptogrammes (Skriptogramy), mais aussi à d’autres ouvrages sur des collages de lettres, ensuite il y a eu Microgrammes (Mikrogramy), Macrogrames (Makrogramy), Sacrogrammes (Sakrogramy), Erotogrammes (Erotogramy) que j’ai classés dans le groupe Petit pieces et Pocket pieces.
MM : Vu ce qui t’intéresse, il est évident que tu étais influencé par l’ambiance culturelle et artistique des années 60. Est-ce que la situation politique et sociale se reflète dans ta poésie expérimentale de cette époquelà ? MA : Bien sûr. Je voudrais parler d’un fait très important qui a eu un impact sur ma vie et sur ma création. Entre 1964 et 1971, j’ai eu plusieurs moyens de trouver des informations et des matériaux. J’ai cherché surtout dans les journaux auxquels j’étais abonné ou que j’achetais régulièrement. D’abord, je voudrais citer les journaux comme par exemple Mladá tvorba, Mladý svet, My 64, Blok, Host do domu, Kultúrny život, Kulturní tvorba, Literární noviny, Impulz, Knižní kultura, Orientace, Tvar, Světová literatura, Revue svetovej literatúry, Divadlo, Acta scaenographica, Scenografie, Slovenské divadlo, Taneční listy, Projekt (l’architecture), Dialog (mensuel culturel du nord de la Tchéquie), Výtvarní umění, Výtvarný život, Výtvarní práce, Hudební rozhledy, Hudební věda, Slovenská hudba, Opus musicum, des journaux quotidiens comme Smena, Lidové noviny, Učitelské noviny. Mais, dans les années 1970 – 71, la publication de plusieurs de ces journaux a été arrêtée. Concernant les journaux étrangers, je me suis abonné surtout à Literaturnaja gazeta, Muzikaľnaya žizň, Sovietskaja muzyka, Ruch muzycny, Zycie iterackie, Les Lettres françaises, Dialog (revue sur le théâtre polonais), Projekt (revue mensuelle d’art), Interpress (magazine international d’art), Delo (revue littéraire yougoslave), Melos et NZfM (revues mensuelles de musique contemporaine), Irasm (revue internationale d’esthétique et de sociologie). Naturellement, ces magazines informaient sur les actualités de la vie artistique, culturelle, sociale et politique, tout ce qui nous touchait. Impossible d’imaginer que la littérature, le théâtre ou les arts plastiques puissent ignorer la situation de l’époque. Pour certains créateurs, cette époque était très importante, notamment pour Václav Havel, Milan et Ladislav Kundera, etc. Tous les auteurs ont utilisé,
dans leur poésie expérimentale, leurs réactions apès l’occupation de la Tchécoslovaquie en 1968. Pour moi, il était incompréhensible qu’après le 50ème anniversaire de la Révolution d’Octobre qui nous a présenté l’avant-garde russe en 1967, les blindés russes envahissent notre pays. Cet évènement a eu pour but d’empêcher tout progrès. J’ai voulu exprimer mes sentiments, ce que j’ai fait avec mes œuvres et avec une grève de la faim pour Jan Palach (à l’Université Comenius, Bratislava, 1969). Le STOP est arrivé au moment où la culture mondiale était ouverte sur le présent et le passé. Pour moi, c’était un honneur à cette époque de participer à l’exposition DADA, La naissance et la mort du dessin (Vznik zánik obrazu) (l’art plastique américain du 20ème siècle), Danubius, Statue dans les parcs de Piešťany (Socha v Piešťanských parkoch) et aux expositions d’auteurs comme Paul Klee, Salvatore Dali, Hans Hartung, etc. Je dois parler de la politique d’édition de cette époque qui nous a bien fait connaître la vie artistique actuelle, ainsi que sa réflexion théorique par exemple L’art aujourd’hui (Umění dnes) de Jiří Chalupecký, L’art aujourd’hui (Umění dnes) de Tomáš Štrauss, La lettre, l’écriture, l’action, la voix (Slovo, písmo, akce, hlas) (l’anthologie des manifestes de l’art expérimental) et Le recueil international de la poésie expérimentale (Zborník medzinárodnej experimentálnej poézie) fait par Jiří Haršal et Bohumila Grögerová, Le théâtre expérimental de Paul Poertner, Les avant-gardes artistiques du 20ème siècle de Paol Michelli. J’ai aussi découvert de nombreuses monographies des tendances actuelles et des personnages de la culture et de l’art du 20ème siècle. MM : Pour le moment, notre interview se concentre sur les années 60, c’est-à-dire sur tes débuts d’artiste. Dans les années 60, tu t’es consacré à des travaux scientifiques en tant musicien. A la moitié des années 80, tu es apparu à l’exposition des plasticiens amateurs où tu faisais partie du groupe dirigé par ton ami Július Koller. En 1989, tu as été invité, à l’exposition aujourd’hui culte, intitulée Souterrain (Suterén) à Bratislava. L’art des objets et des installations y a été présenté pour la première fois dans le contexte slovaque. La fin des années 80 et le
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début des années 90 étaient très actifs pour toi car tu étais au centre de la vie artistique slovaque. Est-ce qu’on peut dire que dès le début des années 70 tu as arrêté de t’occuper de la littérature expérimentale? MA : Je n’ai pas arrêté mais il était indésirable de créer à cette époque-là. En effet, la vie artistique était moins développée qu’avant, c’est pourquoi on ne créait plus pour le grand public. En revanche, nous présentions nos œuvres dans une ambiance plus intime. Comme je l’ai déjà dit, les magazines d’art expérimental avaient disparu. Mais cela ne nous a pas empêché de continuer dans nos activités. Pendant mes études à l’université, j’ai été invité à travailler à l’Académie des sciences où j’ai eu possibilité de mener une recherche dans le domaine de la sémiologie en rapport avec les arts plastiques. J’avais beaucoup à faire pour mieux connaître ce domaine. J’ai toujours voulu expérimenter des choses. A cette époque, j’ai commencé une coopération à la Radio slovaque (Slovenský rozhlas), au début avec Le studio expérimental, plus tard surnommé Le studio électroacoustique. J’étais en train de terminer certains cycles de poésie expérimentale et en même temps je rassemblais pour certains cycles des matériaux, mais de façon moins intensive qu’à la fin des années 60 et qu’au début des années 70. Pendant la normalisation, la correspondance commence à être censurée. Une partie des ouvrages que j’avais envoyés à la fin des années 60 à des artistes étrangers, ont été publiés dans des magazines étrangers, des anthologies, des catalogues. Je n’ai appris l’existence de cette publication que plus tard. Mon poème intitulé Egotexte (Egotext) a paru dans le magazine d’Allemagne de l’Ouest Neue Texte. Ce n’était qu’une phrase: « Je suis. » déclinée dans différentes langues européennes à part en russe où on peut seulement dire « je » mais pas « suis ». L’époque actuelle se reflète dans une des actions que j’avais initiées moi-même : Gaudium et Pax a été organisée après l’exposition L’atelier ouvert (Otvorený ateliér) dans la maison de Rudolf Sikora. C’était une allusion à l’encyclique de Jean XXIII par laquelle je voulais exprimer ma propre rétrospection spirituelle et la joie de ce que j’avais fait. Je voulais déjà même me réconcilier avec tout
ce qui allait arriver. Je ne voulais pas être dérangé par la situation actuelle. C’est pourquoi je me suis concentré à cette époque sur la pataphysique. J’ai fondé le pays intitulé Panfilia, un pays pour s’évader et en l’honneur de qui je distribuais des parchemins, je produisais des disques pataphysiques pour des gramophones, des cartes de vœux, des livres pataphysiques et d’autres œuvres conceptuelles. Toute cette période a été orientée sur l’art conceptuel. Quand Július Koller a vu la plus grande partie de ma collection de partitions graphiques, il m’a invité à joindre son groupe de plasticiens amateurs au centre culturel ObKaSS de la rue Vajnorská à Bratislava où on travaillait sous sa surveillance. Sous sa houlette, j’ai participé aux symposiums de Koller et à des compétitions. J’ai même réussi à réaliser ma propre exposition. En plus, à l’exposition d’échanges d’art amateur en République fédérale d’Allemagne, un de mes dessins spectaculaires enrichis de notations a obtenu un prix. Je me suis fixé sur un type de partitions qui étaient plus visuelles. Ensuite, grâce à l’initiation de Koller, je me suis engagé avec d’autres amis dans la fondation de la galerie fictive nommé Galeria Ganek. A cette époque, on a créé beaucoup de projets, de concepts, et d’instructions pour la réalisation fictive dans les domaines du texte et de la musique. L’orchestre philharmonique « panfilien » était fictif et toutes ces instructions ont été faites en forme de petites cartes « postflux » accompagnées d’instructions écrites. MM : A la fin des années 80, tu te trouves de nouveau au centre d’évènements culturels et tu fais partie de la scène publique. Tu es ouvert à la coopération avec la jeune génération. MA : A la moitié des années 80, la situation a commencé à se détendre un peu. Plusieurs expositions ont eu lieu, j’ai fait des rencontres petit à petit. Comme je faisais des objets acoustiques, Radislav Matuštík m’a invité à participer à l’exposition Souterrain (Suterén) en mai 1989. Mais ma première performance publique s’est déroulée au festival de Nové Zámky en 1988 lors duquel j’ai introduit et
présenté Le studio électroacoustique de Radio slovaque (Elektroakustické štúdio Slovenského rozhlasu). Quand Samuel Ivaška a tourné mon film biographique pour la Télévision slovaque (STV), j’ai eu l’occasion d’inviter la jeune génération de l’Ecole d’arts appliqués (VŠMÚ) mais aussi des autodidactes, Machajdík et toi, à participer à ma composition. Nous nous sommes rencontrés dans la cave d’une pharmacie près de la biliothèque universitaire. Ensuite, après le concert effectué avec Peter Machajdik à Prague, j’ai été invité au vernissage de l’association Gerulata à Rusovce où a eu lieu, le 15 octobre 1989, le premier concert officiel du groupe Transmusic Comp. C’était à l’époque où nous étions considérés comme faisant partie de la vie culturelle et après la révolution de velours nous avons participé à des évènements de grande importance quelquefois même pour le compte du gouvernement. Je me souviens de la conférence l’Est l’Ouest (Východ Západ) à Bardejovské kúpele, l’ouverture du Musée d’art moderne à Medzilaborce, la conférence Ethique et politique (Etika a politika) au Château de Bratislava, le festival La zone totalitaire (Totalitná zóna), People to people, l’Exposition générale tchécoslovaque (Všeobecná československá výstava) à Prague, le festival Berlin – Prague (la plus grande manifestation jusqu’à présent de l’art tchécoslovaque en Allemagne), l’exposition Querdurch (la première exposition d’art autrichien en Slovaquie), l’exposition des plasticiens soviétiques non-officiels intitulée Dans les chambres (V komnatách) qui est devenue en même temps la première exposition de la Russie autonome. MM : Dans tes pensées, tu es très souvent obligé de revenir à tes débuts professionnels parce que dans les années 60 et 70, l’intérêt porté à l’histoire de l’art slovaque mais aussi de l’Europe orientale devient de plus en plus grand. Alors, grâce aux questions des organisateurs et des théoriciens, ton passé est réactualisé. Que pensestu de ce passé? MA : Avec ce retour des années 60 et 70, la question de l’intermédialité se
Traduction: Juliána Aštaryová et Renáta Zamborská
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pose de nouveau. En ce qui concerne les arts plastiques, j’ai été invité à des expositions parce que le côté visuel de mes œuvres était indéniable; et les plasticiens l’ont adopté, les organisateurs et les théoriciens aussi. C’est pourquoi ma poésie expérimentale, les actions et les partitions graphiques ont été présentées à l’exposition intitulée Les années soixantes (Šesťdesiate roky) à la Galerie nationale slovaque. Il y avait des extraits de la poésie expérimentale, le cycle Constellations (Konštelácie), Travaux de Sisyphe (Sizyfovské roboty), des partitions graphiques, des actions et des happenings musicaux aussi. L’exposition intitulé Les années soixante-dix (Sedemdesiate roky) ne comportait que quelques-unes de mes partitions graphiques. Pendant l’exposition Les années quatre-vingts (Osemdesiate roky), je n’apparais que dans les films documentaires de l’exposition Souterrain (Suterén) et dans le film de Samuel Ivaška. Peut-être que je suis le seul auteur des années 60 qui vit encore. MM : Ce livre rassemble pour la première fois une sélection de ta grande œuvre expérimentale littéraire. Suivant l’exemple du catalogue conçu à l’occasion de l’exposition à la Galerie Linea à Bratislava, nous nous sommes décidés à créer « un ouvrage ouvert » pour que le lecteur puisse intervenir. Est-ce que tu pourrais maintenant donner des conseils pour son utilisation? MA : Oui, je peux. Quand j’ai montré mes premières expériences au début de ma carrière professionnelle, j’ai entendu des réactions telles que « c’est quelque chose que tout le monde peut faire ». J’aimerais bien que ça se passe comme le disait Apollinaire: « chaque personne est un poète ». J’ai consacré une page à cet objectif. Suivez encore les instructions ci-dessous: Ne lisez pas ce livre dans l’ordre. Vous pouvez arracher les pages que vous n’aimez pas. Lisez tout le livre à haute voix. A voix basse. Ne lis pas. Prête. Donne. Jette le livre loin.
Wroclaw, septembre 2011
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pour imprimer un supplément spécial, concrètement un poème expérimental de Josef Honys qui est mort à ce moment-là, j’ai appris que le magazine ne verrait jamais le jour.
interview ? Richard Kitta : Michaela Knížová
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C’est Picasso, je crois, qui a dit que l’art est un mensonge qui dit la vérité . Selon vous, chercher la vérité dans l’art ou par l’art, est-ce un acte sensé? Pourquoi l’artiste cherche-til en permanence à falsifier ou à être falsifié ? A-t-il peur que la vérité avec un grand V éclate au grand jour, et de perdre par là-même sa place dans la société? Imaginez un instant que tout ce que nous sentons et voyons ne soit que mensonge ? Dans ce cas-là l’art est soit un effort de révéler la vérité soit un mensonge encore plus grand que la réalité. Je pense que Dieu ne s’ennuie pas. Il s’amuse de la manière dont nous avons construit un monde factice au sein du monde qu’Il a créé. Et il attend le jour où nous nous rappellerons à lui. Si je cite Jano Ďurina, Nika Timková et les autres artistes présentés lors de l’exposition Self Identity, je ne peux faire abstraction de cette forte impression que la Slovaquie aujourd’hui devient peu à peu un terrain favorable pour une nouvelle génération des photographes. D’où vient une telle euphorie, une telle emphase, que l’on pourrait même qualifier de
« nécromantisme » tourné vers l’intérieur ? Comment jugez-vous votre travail vis-à-vis de ceux autres artistes? Etes-vous influencer d’une manière ou d’une autre par les opinions des autres ? Nous sommes peut-être trop « romantiques ». Nous avons la possibilité de créer un monde idéalisé et décadent à la fois, de refuser celui qui nous est proposé. Ce que l’un voit comme une pose, n’est que la réflexion sur la possibilité d’un autre monde différent de nos attentes. Je suis touchée par presque tout ce que je vois et lis, mais je ne peux savoir dans quelle mesure je me laisse influencer. Il est fort possible que je sois influencée inconsciemment lorsque quelque chose me captive. Mais je suis trop têtue : de temps en temps je devrais écouter les avis des autres. Vous provoquez, même en visant le mur. Ce que vous prouvez dans la série des Saintes que vous paraphrasez. Pourquoi privilégiez-vous ce thème ? Pour moi, les saints sont les gens possédant un don. Capables de déchiffrer les signes, comme les personnes hypersensibles ou les personnes souffrant de désordre psychique. Ma poétesse préférée Sylvia Plath était elle aussi proche de l’expérience des saints. D’après les mots de son mari, elle souffrait régulièrement de crises étranges, comparables aux extases des chamans. Le saint devrait servir de modèle : celui qui abandonne tout, même son identité pour atteindre un but spirituel supérieur. Je ne sais pas si ce chemin est bon ou mauvais, mais il est simplement devenu pour moi un thème privilégié. Les saints voyaient ce que les autres ne pouvaient voir, mais étaient aveugles aux choses considérées banales et pourtant digne d’importances. Autrefois, les saintes en tant que modèles étaient « abusées » : selon Agathe ou Lucie, on élevait autrefois les jeunes filles en leur serinant qu’il fallait vivre seulement d’après les manuels, qu’elles ne pouvaient dévier du chemin tracé et qu’elles devaient se renier pour devenir des femmes « idéalement » soumises, sans capacité de résistance. Aujourd’hui, nos idéaux sont différents, mais en suivant la même voie, nous risquons de nous égarer dans un pareil reniement de notre fort intérieur.
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Le double bonheur, proposé par les bouddhistes, est notre expérience permanente. La fixation de la réalité qui meurt chaque seconde par l’image photographique est également une feinte pour masquer nos traumas cachés. Pourriez-vous imaginer un jour commencer une nouvelle activité tout à fait différente ? Je m’occupe de ce qui me touche, de ce à quoi je me sens lié, de ce qui m’intéresse, me plaît, m’amuse ou me blesse. Je sors de l’intime, et en avançant je cherche des formes plus objectives. Je pense que je fais de la photo depuis trop peu de temps pour savoir si je peux d’ors et déjà bâtir mon avenir uniquement sur une seule pratique artistique. Je verrai dans deux-trois ans. Est-ce que vous établissez une différence entre la photo argentique et la photo numérique ? Selon vous, vers quel aboutissement nous acheminons nous ? Pourra-t-on bientôt faire des photos en clignant les yeux et poster les images par télépathie sur Facebook ? Je rejette la photo argentique. Je m’y force depuis déjà longtemps, mais le concept l’emporte toujours sur les moyens. J’attends toujours la nouveauté, ce quelque chose qui modifie le sens de la photo, tout comme l’invention de la photographie avait en son temps modifié le sens de la peinture. À chaque époque existe un besoin de s’exprimer autrement, chercher quelque chose de nouveau ou bien interpréter le vieux d’une nouvelle façon. Personnellement, j’espère que les artistes seront à l’avenir capables de s’exprimer à l’aide de tous les nouveaux médiums. Et peut-être qu’ils commenceront ainsi à faire concurrence aux galeries réelles de façon beaucoup plus démocratique, ou bien virtuellement, tout en espérant qu’ils ne remplaceront jamais ce qui est palpable. Baudrillard comprend la visualité contemporaine comme celle de l’obscénité des images, de la perversité des détails, qui en se superposant et en se multipliant à l’infini créent une certaine hyper-réalité. Peut-on voir une issue infinie dans la figure de Sainte Lucia, qui a renoncé volontairement à la vue ? (La légende dit que la Vierge Marie l’en a récompensée par des yeux encore plus beaux sous forme d’offrande).
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D’où vient cette fascination pour le corps? Est-ce une lutte contre l’identité? En appuyant sur le bouton de l’appareil, éprouvez-vous une certaine crainte? Comment ressentez-vous le fait d’être à la fois photographe et modèle de vos images? Dans cette position, qui respecte qui? La photographe ou la femme posant pour la prise? J’aime la photo. Parce qu’elle fausse la réalité et désoriente. J’utilise ma propre image, mais dans le fond, je suis absente. Je m’amuse surtout d’être l’actrice de mes images, de travailler avec moi-même en ayant recours à différents médiums. Au début, c’était par nécessité, je voulais essayer la photo, faire les choses différentes de mes expériences tirés de la peinture, mais je n’avais pas de modèle. J’ai alors essayé de travailler avec moimême. Cela correspondait certes à mes idées, mais dans un second temps, une nouvelle dimension est apparue, celle de la possibilité d’être à la fois un autre et d’exprimer cet autre. De façon générale, je me suis sentie plus satisfaite de mon travail en tant que modèle qu’en tant que photographe.
Selon une légende moins connue, Lucia s’est crevée les yeux toute seule et les a envoyés à son mari, amoureux et prétendant. Je pense qu’il s’agissait d’un acte réfléchi, une étrange forme de protestation. Elle lui a offert un morceau d’elle, pour sauver le reste de son corps.
Un vrai sens de l’humour, en somme. Tu protestes donc définitivement contre ce monde ? Certaines choses marchent d’après les règles. On sait ce qui est bon, mauvais, beau, laid, vrai et fictif. Mais s’il en est ainsi, on a du mal à réfléchir sur le monde.
Michaela Knížová (1982) « …Et je me souviens encore que mes photographies sont aussi publiées dans des magazines virtuels. Dans le magazine Ninja : il s’agit d’un magazine virtuel français. Puis, dans le magazine WTLF où il y a des images qui traitent autre chose que l’hétérosexualité. Et enfin dans AREA ZINC art magazine, OPEN magazine,… Que veux-tu savoir d’autre ? » Traduction: Lena Jakubčáková
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« Lečo » et les autres polices
Manuel de préparation du létcho en langue slovaque
Qu’est- ce qui t’a forcé à créer tes propres polices ? Je ne suis pas sûr que le terme forcé soit une bonne expression. Ça fait plus que dix ans que je me consacre à la création de graffitis et au street art, je travaille beaucoup avec l’écriture et avec sa forme. Pendant que je créais mes ouvrages, j’ai terminé mes études de design graphique. Pour moi, le travail autour de la typographie était vraiment intéressant et décisif. Actuellement, je me consacre d’avantage à la typographie et à la création d’écriture digitale, qui est en effet une évolution naturelle pour faire avancer ma propre création. Pusique j’étais toujours fasciné par un travail qui fait plaisir et qui me remplit, je peux dire que la création des polices est pour moi une nécessité d’exprimer ma créativité. En même temps, c’est une manière intéressante de résoudre des problèmes concrets de design. Le travail de l’écriture m’a beaucoup appris sur la typographie, sur la composition correcte et sur l’écriture telle qu’elle est. Le travail de plusieurs années a porté ses premiers fruits. Cette année, j’ai commençé à diffuser et à vendre mes polices sous la marque
Carnoky Type par l’intermédiaire d’une base de données web américain MyFonts. La police « Lečo » trouvé sur un bocal de confiture en 1983 (le « lečo » ou bien le létcho est une sorte de piperade) peut paraître confuse, voire „illisible“. Toi aussi, tu as probablement mangé un autre type de nourriture à l’époque… Le létcho d’aujourdhui n’est plus ce qu’il était – ça vient d’une faiblesse humaine pour la nostalgie. Est-ce que la vente de létcho augmente grâce à ta présentation ? Ça fait plusieurs années que j’ai trouvé un bocal de Lečo qui datait de 1983. Il était couvert de poussière dans le garde-manger. Immédiatement, j’étais fasciné par l’utilisation typographique du titre au style rétro, et par le signe diacritique conçu d’une façon intéressante impliqué dans le corps du signe. Le temps de fabrication du vrai Lečo, je n’avais que deux ans, donc je n’avais pas d’occasion de le goûter. J’ai décidé de le découvrir d’une manière différente. À la base de quatre signes, j’ai essayé de créer un système de signe complet. Il s’agissait d’une solution de design
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simple basée sur un concept clair. « Lečo 1983 » est une famille modeste d’écriture composée de trois coupes : une coupe fondamentale (regular) et deux coupes particulières (negative et blind). Une écriture sans objet n’existe pas, mais l’usage de chacune des écritures est limité. On distingue plusieurs types d’écriture : celles qui sont destinées à la composition de texte, les écritures destinées à internet, les écritures plutôt expérimentales, et les écritures créées dans un but concret, par exemple pour corporate identity etc. Puisque le lečo/létcho comme repas ne figure pas entre les plats préférés de tous, l’usage de cette police est toute aussi limitée à la composition accidentelle. Sa grande construction sera réservée à la composition de titres ou à la création d’une affiche frappante., Je dois dire que malheuresement cette typographie n’était pas assez appréciée – au point de vue de sa commercialisation, et de son caractère vendable. Cela vient peut-être du mot lečo/létcho, inconnu hors de notre espace géographique, car la gastronomie y est différente. On n’a pas l’habitude de chercher et acheter des
typographies dans les pays où le lečo peut produire une nostalgie pour un goût perdu. Pour l’instant, le succès commercial le plus remarquable de mon atelier est Arcus. Le « lečo » de 1976 est plus faisandé. On peut sentir dedans une graphique de 8-bits… Pendant mon travail de création sur la police « Lečo 1983 », j’ai trouvé chez des amis un bocal proche du Lečo datant de 1976, mais sa typographie était adaptée différemment. Non seulement je l’ai ajouté dans ma collection, mais en plus c’était une autre impulsion pour un concept déjà clair. Par rapport au dessin rétro folâtre de Lečo 1983, « la typo » d’un bocal de 1976 a une apparence stricte et fonctionnaliste proche des fonts pixel d’aujourd’hui. Donc, sa fabrication n’a pas été compliquée, l’objectif était de créer et d’appliquer un système de grille. Tu proposes cette écriture avec les plusieurs modifications pas très frequentées – light, shadow ou la fonte Stencil qui est bien connu et tu saisis bien la nature de vrai Lečo par la fonte Lečo. Il arrive que l’auteur lui-même ne se rende pas compte que son travail peut évoquer des sens et des cohérences différentes. La comparaison du mélange de plusieurs coupes particulières de l’écriture avec le vrai Lečo est bonne et très pertinente mais ce n’est ni le but, ni l’intention. J’avoue que c’est grâce au système de grille – un système de design des signes assez facile – que cette famille de l’écriture plus élargie avec des coupes particulières (shadow, tride, stencil, pixel) est formée. Celà me permettait de créer les coupes dans peu de temps et assez facilement. Mais il y a aussi une raison pratique – plus la famille de l’écriture est complexe, plus elle propose des possibilités intéressantes dans la composition. « Lečo 1976 » avec ses coupes particulières permet dans certains cas de combiner leurs superpositions (shadow, tride). Grâce à cette palette d’ingrédients, vous pouvez cuire un repas délicieux dans un seul pot. Comment une telle écriture se forme? Est-ce que le design des signes peut influencer la valeur finale du texte?
Au premier lieu, il est important de se rendre compte, quel type d’écriture je veux créer. Il y a une grande différence entre la création d’une écriture textuelle qui est la plus difficile du point de vue productif et la création d’une écriture accidentelle. De même, il y a une différence entre les polices antikva et grotesque etc. À cet ègard, les facteurs déterminants sont par exemple, la taille moyenne de l’écriture, la nuance du duct, la taille des majuscules, le signe diacritique, le nombre et l’étendue des coupes, etc. Il est très important de mettre son attention à la préparation, parce que tous les facteurs déjà nommés influencent et déterminent l’usage de l’écriture créé. Mon travail peut devenir beaucoup plus compliqué si je dois modifier des choses essentielles dans le procédé. Ensuite, il me faut comprendre les relations entre les signes différents. Le système d’écriture étant composé d’un certain nombre d’éléments qui se répètent et qui forment un ensemble homogène en se combinant. C’est bien de créer les premiers dessins sur papier, avant de passer à la numérisation. La partie de travail la plus belle et la plus créative, c’est justement le dessin des signes (manuel ou numérique). L’expression de lettre est influencée par le dessin. La lettre peut se comporter statiquement, dynamiquement, expressivement, strictement, gravement, joyeusement, difficilement, facilement, lisiblement, illisiblement etc. Les petits détails sont souvent déterminants et influencent l’aspect de toute écriture. Il faut se rendre compte de la complexité apparente d’un ensemble des signes, s’il doit contenir sauf les minuscules (les petites lettres) et les majuscules (les grandes lettres capitales), les petites capitales (les signes ressemblant aux majuscules, mais de la taille plus basse) ou la présentation complète de signes diacritiques etc. Une fois terminée la création des signes et la classification dans les positions pertinentes avec le bon code, on peut considérer la fonte comme le fait. Il y a encore à faire des choses moins intéressantes, mais nécessaires pour obtenir un résultat professionnel. Par exemple, la métrique (espace gauche et droite autour de signe) et le crénage (l’espacement bien adapté de paires de signes spécifiques). Parfois les crénages de qualité
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contiennent des milliers de paires de crénage. Après il faut bien programmer les fonctions de l’écriture Open type (un standard actuel pour la composition professionnelle), approfondir hinting (permet d’améliorer les signes sur l’écran) et correctement générer l’écriture comme une nouvelle fonte. Une fois que la fonte est prête, il faut la faire publier et attendre avec joie si elle va trouver un usage pratique. La valeur finale du texte n’est pas influencée par l’auteur de l’écriture, ni par l’écriture. Il faut que l’utilisateur posséde une habileté et un sens pour employer un tel type d’écriture d’une façon convenable. Prenons comme exemple un kilomètre de ta ligne onduleuse bleue à Mlynský náhon à Košice. Ses lettres l, i, g, n, e, o, n, d, u, l, e, u, s, e peuvent poser problème. Un analphabète plus intelligent peut aussi comprendre l’abstraction du miroir des eaux. Si je vais ranger les lettres dans le mot « la ligne onduleuse », sa référence aura automatiquement plusieurs sens. Il n’est pas important de savoir de quelle ligne onduleuse je parle. La même chose peut arriver avec le graphisme „pur“. Est-ce qu’il n’est pas mieux par exemple de revenir aux hiéroglyphes dans la littérature ou directement de créer une version slovaque calligraphique « slovenčína » (le slovaque et le chinois ensemble)? On serait plus précis et plus émotif. Pour dire la vérité, ça fonctionne encore aujourd’hui. Il y a toujours des pictogrammes, des symboles universels et compréhensibles dans n’importe quelle langue. Par exemple le symbole de la cigarette rayée est clair pour tous, même pour un analphabète. Mais je ne pense pas que le retour à la création d’un système hiéroglyphique ou pictographique aurait un sens pour nous. Un pictogramme signifie un mot concret (une notion) tandis que le système de caractères d’écriture représente un symbole concret pour chaque phonème. Celuici permet d’utiliser beaucoup moins de signes qu’avec l’écriture animée. L’alphabet qu’on connait est plus pratique. Mais il n’y a pas qu’une écriture latine. L’alphabet cyrillique, le grec, le chinois, l’arabe et les autres langues utilisent des systèmes d’écriture particuliers qui sont liés à des traditions culturo-historiques bien implantées.
interview
interview
lEČO s klobásou: 〉Očistenú cibuľu nadrobno nakrájame a speníme v rozohriatom oleji. Pridáme olúpanú klobásu, ktorú sme nakrájali na kolieska a opražíme. Pridáme nakrájané zeleninové papriky bez jadrovníkov, krátko opražíme, prikryjeme a udusíme do polomäkka. Paradajky narežme, sparíme vriacou vodou, olúpeme a nakrájame na osminky. Primiešame ich k paprikám a spolu podusíme domäkka. Podľa chuti osolíme. Podávame s čiernym chlebom.〈¶
Est-ce que le street writer peut être en harmonie avec le designer-typographe? Je n’ai jamais essayé de les séparer, plutôt je les ai voulus connectés. Ma création streetart a toujours été proche de l’expression stylisée, de l’abréviation graphique ou de la typographie simple. J’aime bien communiquer dans une langue qui est proche de la logique du design graphique. De mon pseudonyme de street artiste, j’ai fait un symbole. Cela m’a permis de montrer la ressemblance entre la publicité et les graffitis. J’essaye d’introduire dans mon travail graphique ou de design toutes mes expériences acquises en streetart. Ces deux principes dans mon interprétation cherchent à se compléter élégamment dans un ensemble que je ne différencie pas. Il arrive parfois que je fasse une activité au préjudice d’une autre. Mais cela ne veut rien dire. Si je fais du streetart ou si je crée une nouvelle
écriture, tout est un travail de création et pour moi c’est ce qui importe.. Pourquoi les techniques papier ne peuvent pas être employées en streetart et à rebours? Si tu parles du point de vue du streetart qui est créé sur l’espace public et de la création sur papier dans un atelier de caractère plus intime, la réponse est simple. Ce sont deux médias et des attitudes différentes envers la création. Graffiti ou streetart sont créés sur des surfaces de l’espace urbain et confrontés à la réalité quotidienne de la ville. Ils se forment librement, souvent sans refléchir. Tu ne peux pas si simplement froisser, jeter ou recommencer le dessin que tu as peint sur le mur dans la ville comme si c’était du papier. Bluer est un artiste bien installé à Košice. Est-ce que cette ville qui est devenue partiellement sa propriété est encore intéressante pour lui? La question est si ce type de création est toujours intéressant pour moi. Actuellement je ne réfléchis pas beaucoup sur ce type d’intentions. En tout cas il y a toujours quelque chose à découvrir à Košice. Cette ville a un grand potentiel pour devenir la capitale slovaque du graffiti et j’espère que ça sera grâce au festival Streetart communication. Je croise les doigts. L’énergie du graffiti non officiel est devenue officielle au festival international Streetart communication qui vient de connaître sa troisième édition. Ce n’est pas un peu dommage? Ou bien l’adrénaline de ne pas respecter la loi n’est-elle plus si importante? Je ne peux parler que pour moi. Les graffitis d’aujourd’hui ne sont plus que question d’adrénaline et d’illégalité. C’est clair. L’attitude des différents graffitis writers est individuelle. Je connais beaucoup de gens qui dessinent pour l’adrénaline. Pour les autres c’est le résultat et la joie de la création qui sont importantes. À cause de l’officialisation, les graffitis sont appauvris de leur but qui est né dans la liberté et l’underground.
En plus elle en fait une activité commerciale. Mais de l’autre côté je suis heureux que grâce à l’officialisation les graffitis deviennent plus compréhensibles pour un observateur courant. Quelqu’un qui râle sur les tags et les « ilegal bombing » peut exprimer son admiration pour une oeuvre légale, même s’il vient de l’auteur qui était critiqué. Les artistes de graffitis qui sortent de l’illegalité peuvent être appréciés plus loin que dans le cadre de leur communauté. Beaucoup d’artistes expressifs de streetart sont devenus officielement acceptés et ils font des expositions. Je pense que c’est un fruit attirant et séduisant pour ceux qui aiment la création. En tout cas, les graffitis et le streetart devraient appartenir à un domaine libre. Je suis ouvert à toute intégration positive dans l’espace urbain sans différenciation entre création légale ou illégale. Paul Notzold, un des artistes numériques contemporains de graffiti, utilise une interactivité numérique pour connaître les réactions des piétons et des observateurs sur ses oeuvres. Estce que tu as réfléchi s’il existe quelque chose qui pourrait faire avancer ta création vers une autre dimension? Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre sans ambiguïté. En vérité je ne vois pas aussi loin. Je suis absolument ouvert aux nouvelles choses et aux expérimentations. Pour l’instant, ma priorité est de terminer les écritures qui sont en développement et de trouver leur usage dans la pratique. Un avancement de ma création vers le typo motion et vers l’interactivité serait une expérience intéressante. Cependant je ne fais pas de projets, puisque le temps que je dois passer sur des projets commerciaux occulte toutes mes autres activités et mon raisonnement.
Samuel Čarnoký (1981). Designer indépendant, typographe, professeur en art plastique, graphiste Bluer. Il est connu pour son « ondulation bleue » (urban art creation) à Mlynský Náhon à Košice, l’œuvre qu’il a créé après avoir gagné le concours Urban Graphics en 2006. Il se consacre à la création de ses propres polices : Carnoky Type Foundry, 2010. Traduction: Soňa Olekšáková | www.carnoky.com
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†ħė qµ¡�k bŗ¤wŋ ſ•χ Jμmp$ �vέŘ τĦє ℓαz ỳ ∂°g! Samo SanS-RegulaR / dagger sign BiBlio-RegulaR / hbar sign Technik-100 / edotaccent sign aRcuS-exTRalighT iTalic / q sign leco 1976-Pixel / micro sign leco 1983-RegulaR / exclamation down mark Samo SanS-RegulaR / carnoky Type sign Technik-100 / k sign aRcuS-medium / b sign Technik-100 / rcommaaccent sign Samo SanS-RegulaR / currency sign leco 1976-lighT / w sign BiBlio-RegulaR / eng sign Samo SeRif-RegulaR / longs sign leco 1983-RegulaR / bullet sign Samo SanS-RegulaR / chi sign leco 1976-Bold / J sign Samo SanS-RegulaR / mu sign aRcuS-exTRa lighT / m.alt sign leco 1983-Blind / p sign Technik-100 / dollar sign BiBlio-RegulaR / zero sign leco 1983-RegulaR / v sign Samo SanS-RegulaR / epsilontonos sign leco 1976-STencil / rcaron.alt sign Samo SanS-RegulaR / tau sign aRcuS-exTRa lighT / hbar sign Samo SanS-Black / ie sign aRcuS-exTRa lighT / litre sign Samo SanS-RegulaR / alpha sign leco 1976-TRide / z sign BiBlio-RegulaR / ygrave sign Samo SeRif-RegulaR / partial differential leco 1983-negaTive / degree sign aRcuS-exTRalighT iTalic / g.alt sign Technik-100 / exlamation mark
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typographie
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Dans le cadre de l’écriture latine, il y a des traits locaux particuliers représentés par le signe diacritique. Les nations germaniques utilisaient les écritures brisées. La Tchéquie est connue pour sa spécificité d’une culture visuelle typographique particulièrement pour les polices Preissig ou l’antikva de Tyfus. Martin Benka a tenté de créer un alphabet slovaque spécifique. Il s’est basé sur le caractère décoratif slave et sur un receuil de l’alphabet cyrillique. Malheureusement, ses « benlomy » et « bentypy » n’ont pas été appréciés, parce qu’ils étaient très décoratifs et pas très lisibles. Ce sont probablement des raisons culturo-historiques assez tourmentées qui nous empêchent de créer et d’accepter des choses que l’on pourrait fièrement considérer comme les nôtres. Et c’est dommage. Je suis persuadé que pour mettre en harmonie le contenu et la forme à l’aide de l’écriture, il suffit de bien choisir le type d’écriture ou de bien l’adapter. Il existe des milliers d’écritures. Pourtant chacune d’elles transmet une émotion différente, alors il suffit de bien choisir, avec respect.
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essuie-glaces INRI
Richard Kitta
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INRI wiper installation vidéo interactive, 2011
A l’origine, cette œuvre était une animation, partie d’une série de travaux audiovisuels – Môj kolektívny Ježiš / Mon Jésus collectif (depuis 2005), dans laquelle je traite des différentes approches notamment interactives, de la réévaluation et de l’appréciation des approches traditionnelles et modernes de la création artistique, en utilisant différents outils numériques. Mon travail est également une réflexion sur les opportunités imprévisibles offertes par le mélange de la spiritualité historique (sédimnentaire) et (contemporaine). Ce travail vise à la réhabilitation utopique de la tradition des icônes russes, dont l’origine remonte au phénomène des révélations chrétiennes, des mythes et des légendes visionnaires et irrationnelles, obscures et scientifiquement impossibles. Cette limite entre le divin et le monde profane paraît indépassable. Mais c’est précisément ce paradoxe qui transparait dans ma création. Cette recherche utilise le numérique, la lumière et ses composants immatériels, dans une perspective iconique post-Roublovienne (la vidéo Russian Eyecon (2007), posté sur You tube, a créé la controverse en rappelant la cassure persistante entre l’Europe occidentale et orientale quant à leurs modes de pensées et leurs traditions respectives. L’œuvre essuie-glace INRI (2001) utilise de manière implicite les boucles de l’espace-temps (Möbius, Liste), limitées par les possibilités/impossibilités inséparables d’une vision utopique, inconfortable et dérangeante. L’accent mis sur la création et l’originalité de l’œuvre tiens aux mouvements/ animations minimalistes : le mouvement de l’essuie-glace, qui essuie les larmes, suit les mouvements et les sourires
du spectateur, en ayant recours à une technique de détection, aujourd’hui utilisé de manière commerciale. Essuie-glaces INRI fonctionne grâce aux applications opensource plateform processing et au microcontrôleur Arduino.
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HOMMÀGE A MOON (pour N. J. Paik)
installation interactive, 2011
L’œuvre est une réflexion sur la série conceptuelle de NJ PAIK, qui a traité du thème de la lumière (lunaire) dans le cadre de ses expériences sur les tubes cathodiques et les aimants permettant d’ interférer l’image analogique, utilisées pour aboutir à des œuvres artistiques visuelles hors-normes. Hommage à moon consiste en un système clos relié à un système solaire portable (cube photovoltaïque). L’altération jour/nuit correspondent à deux phases déterminant le caractère final de l’œuvre. Dans la première phase (jour) nous pouvons voir une éclipse de soleil, cliché d’une lune opaque, tandis que dans la deuxième phase, apparaît l’image de la face cachée du satellite, dont l’invisibilité reflète l’énergie de l’astre solaire accumulée le temps d’une journée, temporalité même de l’installation. Cette œuvre fonctionne sur un mode double, les conditions de lumières extérieures entrainant l’alternance automatique de deux images vidéos (resistor photosensible). Dans cette installation (non-)interactive, j’ai cherché la jonction la plus étroite entre technologie et arts plastiques. On peut y voir, pourquoi pas, un message sur l’universalisme abolissant les frontières historiques de la civilisation.
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in (VHS) memory of JP2, 2005
Richard Kitta (1979) est artiste, poète expérimental, musicien et éditeur. Son travail se caractérise par des objets et des installations intéractives et cinétiques. Il développe des applications créatives pour des logiciels dans le domaine des arts audiovisuels. Il est également actif dans l’organisation des activités artistiques, dans la publication et des activités pédagogiques, en particulier dans les nouveaux médias. Il est également fondateur de la galerie DIG à Košice. Traduction: Lena Jakubčáková
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Eloignement
Lena Jakubฤ รกkovรก
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(Microhistoire d’une de mes photos „Dans le bus“) : L’attente dans le petit matin sombre et le voyage en bus, pour aller travailler, avec quelques condamnés me remplissait de crainte, quelque chose qui me donnait également des ailes. C’était peut-être un sentiment étrange de liberté que j’ai pu vivre en silence avec eux. Cet instant, c’était le voyage et les idées – comme si nous étions tous menés avec un but différent. Même si j’étais assise au-devant du bus, collée au chauffeur, malgré un certain respect envers eux (celui d’être refusée), je sentais tangible que ma présence contribuait à confirmer la sainteté de cet instant, leur conviction éphémère que la liberté est intouchable et que sa beauté, sa profondeur ne s’exprimait que dans le manque de liberté. Je n’oublierai jamais ces visages dans la profondeur arrière du bus, lors de notre retour du travail, à la maison, à la tombée du jour (moi, à la maison, eux, à la non-liberté temporaire). Lorsque, enhardie par la journée vécue, je me suis assise près d’eux et on parlait ensemble. (Parfois, le plus difficile est de s’enlever le sentiment de culpabilité face à soi, de se le pardonner. Ainsi celui qui y accorde un quelconque intérêt peut être calme et avoir peur de l’amitié de l’autre). Le paysage avait cessé de fuir devant eux. Toup d’un coup, ce pays a exprimé de l’amour, et l’image vue de l’intérieur du bus, encadrée par les fenêtres, se projetait profondément dans leurs vies et dans leurs désirs. S’il y a un contraste sur cette photo, ce n’est que ce que le monde nous en fait sentir. Parfois, le contraste devient l’harmonie.
(Microréflexions): La seule chose dont j’avais peur, c’étaient les réactions des condamnés. Heureusement tout a toujours dépassé mes attentes… Cette expérience m’a persuadé qu’eux, ils ne sont pas pires que nous et que moi, je ne suis pas meilleure qu’eux. Il y a trop de mal dans le monde pour que celui-ci ne se concentre que dans les prisons ou bien pour que nous sachions le désigner du doigt. L’enrichissment mutuel et la recherche de Dieu peuvent également se dérouler dans une prison. Du côté photographique, c’était ma première « photo-recherche » véritable.
Lena Jakubčáková (1980) étudie la photographie à l’Institut de photographie créative de Opava (sous la direction du fameux Jindřich Štreit) et travaille à l’Institut de traduction et d’interprétation à Prešov, spécialiste en traduction littéraire. Dans son travail artistique, elle privilégie la photo documentaire et le portrait. Sa série la plus connue Eloignement, a été exposée dans différentes galeries étrangères ainsi que dans la prison elle-même. Ce projet individuel lui a permis de participer au projet international de coopérations artistiques en milieu carcéral, notamment avec l’association Lieux fictifs à Marseille. Elle est membre de l’association PhotoART Centrum et collaboratrice au projet Second Cities. Traduction: Lena Jakubčáková
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Eloignement, 2007 – 2010
La série photographique Eloignement présente la vie de condamnés dans deux prisons slovaques (Prešov, Sabinov). Elle cherche à pénétrer l’âme des détenus, et à exprimer leurs sentiments d’éloignement, de nostalgie, de désir de liberté, mais également leur réflexion, leur solidarité et leur sens de l’humour. Cette série, représentée le plus souvent par 14 photos (symbolique du chemin de croix en prison) montre les condamnés en tant qu’ icônes de la prison, par l’intermédiaire de portraits méditatifs, universels et hors du temps.
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Nos sens virtuels n’avaient pas été capables d’adopter un nouveau médium – un film, vidéo, télévision, ordinateur – tout de suite. Il était nécessaire d’attendre un certain temps pour qu’une habitude de perception, la langue visuelle de conception et la compétence de la décoder se forme, pour que l’ensemble de notre expérience, permettant de percevoir et comprendre une image, se modifie. La faculté de percevoir et comprendre une image synthétique (soit la peinture, soit la photo, soit une image de film, télévision ou d’ordinateur) ne nous est pas donnée avec la naissance, elle est un produit de notre contexte culturel et historique, de notre vision du monde qui nous apprend, dirige, nous force à percevoir selon une certaine façon. C’est une conséquence des habitudes retenues, cachetées par le contexte socio-culturel, dans lequel nous étions nées avec la faculté de percevoir et décoder une image de la télévision, un écran au cinéma ou un écran d’ordinateur. Un homme lettré dans le domaine des médias pointe sa vue dans la petite distance devant l’écran, la télévision, ou l’ordinateur, qui lui permettra de percevoir la totalité des images. Même si nous traitons ce phénomène d’un truisme, ce n’est qu’une habitude acquise. Prenons par exemple le cas des prises des vues détaillées de la tête ou du visage dans le film ou à la télévision. D’abord, selon le livre de J. Aumont «Image», les prises de vues detaillées avaient provoqué l’opposition parmi les spectateurs. Ils ont critiqué les dimensions absurdes des « agrandissements » et les ont qualifié de « monstrueux » et « contre-nature ». Les cinéastes étaient critiqués pour l’absurdité du fait que la tête bouge toute seule, sans que le corps ni les jambes ne bougent en même temps. Ces aspects-là ne feront partie que des habitudes visuelles acquises qui influencent la manière de percevoir le monde, la manière dont on le pense.
Oliver Tomáš
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Il est impossible de ne pas remarquer les changements apparus dans les vingt dernières années dans les films policiers si populaires. D’une même façon que l’accélération et la visualisation progressive de la culture, les nouveaux appareils électroniques se reflètent dans nos vies, qui se reflètent ainsi dans le film. Il est possible que le spectateur « sans expérience » ait du mal à comprendre l’intrigue du film à cause
d’un montage rapide, d’effets visuels fantastiques de meilleure qualité ou à cause de l’accentuation des appareils techniques « idéaux » au lieu de la déduction du détective. Là, où les personnages de détectives comme Hercule Poirot, Sherlock Holmes, Dempsey et Makepeace, Derrick ou Colombo ont tiré bénéfice de leur pensée logique, de l’empathie et du génie psychologique, les investigateurs contemporains dans Les experts ou NCIS: Enquêtes spéciales, encouragés par une équipe de spécialistes, bénéficient de la technique ultramoderne. La visualisation et les appareils techniques accompagnés par le montage rapide, une caméra mobile, tout cela nous fait entrer dans le film d’une façon différente du film classique, qui mettait l’accent sur l’intrigue. L’autre exemple est la série James Bond. Avant la réalisation de cette sérielà, les films d’époque semblaient fascinants. Néanmoins, à côté de James Bond – Quantum of Solace, les scènes de vieux films semblent ralenties, plutôt « amatrices » et peu persuasives, puisque le spectateur contemporain a déjà une expérience visuelle différente. Le personnage de James Bond luimême a subi un changement : l’ironie et le détachement qui lui étaient propres ont été remplacés par le sarcasme et la soumission totale à l’action. Le même changement est exigé de spectateur. Les scènes qui ne sont pas « d’action » prétendent n’être que des scènes de « repos » avant une autre action captivante et exaltante réalisée à l’aide d’un montage rapide et d’une caméra libre mobile. Il est en de même pour les films actuels en 3D, tel que Transformers 3 3D. Un côté visuel fort laisse peu d’espace pour pénétrer dans les sentiments et l’interprétation. D’autre part, il arrive souvent que le spectateur n’aperçoive les nuances présentes qu’après avoir vu le film, parce que pendant le film il se trouvait dans l’excitation « totale ». Ce trait est encore plus évident dans le domaine lié aux ordinateurs : jeux d’ordinateur. Les jeux vidéo, ont connu de véritables progrès dans les dernières années : diffusés dans beaucoup des foyers, ils sont le vecteur d’une nouvelle esthétique, une nouvelle façon de stimuler l’évocation et la pensée. Aujourd’hui, les jeux d’ordinateur constituent des mondes virtuels en 3D, d’une forme artistique unique. L’infographie des jeux est très variée, nous avons dèja des reproductions de la réalité (Crysis, Assasin Creed, Modern Warfare), de l’art déco (Sinking Island), des visions surréalistes (MDK, Darkseed, Bioshock, Singularity). Souvent, des artistes variés participent à leur conception : des plasticiens, scénaristes, écrivains, et architectes d’intérieur. Cependant, les jeux d’ordinateur ne relèvent pas que du divertissement et des loisirs : ils mettent en pratique une idée de Comenius (pédagogue et philosophe tchèque) selon lequel il n’existe rien de tel qu’apprendre en s’amusant. Par conséquent, lorsqu’il joue, le joueur découvre des connaissances d’Histoire, de sciences, il stimule sa mémoire et sa pensée logique. Il s’agit d’une façon sophistiquée de passer son temps, quelques-uns abordent même des qualités artistiques. Une catégorie unique parmi les jeux d’ordinateur est les jeux en ligne, permettant aux joueurs de se voir et de créer des familles (des clans) : dans le monde virtuel en 3D tout est proche. Il y a entre autre la simulation de la Seconde Guerre mondiale (Call of duty 1-2), la science-fiction des planètes et des arènes (Unreal Tournament, Quake, Star Wars Galaxies), les mondes immenses (des centaines de kilomètres carrés) – la fantaisie avec sa propre mythologie, ou encore l’Histoire (Conan, World of Warcaft – le monde en ligne, avec plus que
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Nouveau corps?
Les nouvelles technologies, surtout celles de l’information, en apportant une nouvelle façon de communiquer modifient nos visions du monde, transforment notre expérience et en même temps proposent les nouvelles formes de cette expérience esthétique et quotidienne. La télévision et les réseaux virtuels deviennent notre nouvelle «maison», un nouvel environnement naturel d’organisation. Les nouvelles technologies suivent la même évolution que la ville, qui est récemment devenue notre nouvel environnement naturel. Ainsi, comme la ville (caractérisée par son urbanisme) a participé, en formant nos idées, à la formation de nos vies et nos expériences, de même, la radio, la télévision et internet, tout le spectre du monde virtuel (de médias et multimédia), génèrent et par conséquent modifient notre expérience quotidienne. « Le monde média et multimédias » (on dirait le monde (Ir)réel) composé des nouveaux médias – d’appareils photo, de la télévision et des écrans en haute définition (HD) est un Nouveau Monde matérialisé, agissant à travers des médias. C’est un monde qui multiplie les hommes, les destins, les événements, qui recycle des vieilles légendes, mythes ou structures en créant son propre univers mythologique.
L’ordinateur, destiné au travail ainsi qu’au divertissement, est devenu (comme la télévision dans son époque) avec l’aide de son « chef-d’oeuvre », l’internet, une partie intégrale de la vie quotidienne dans la civilisation occidentale. Ce nouveau média, composé de flux des données matérialisées agit à travers l’écran et nous fait entrer dans son univers unique plus vite, d’une façon systématique. La structure de l’internet est différente de celle des médias plus anciens tels que les livres. Bien que l’internet recopie la structure des vieux médias, il les rend plus interactifs grâce à la possibilité de la réaction directe et rapide, les liens hypertextes et un accès rapide aux informations. Dans les dernières années, l’internet a beaucoup changé. Un de ces changements, c’est également le web2.0, la désignation inventée par Tim O’Reilly en 2005. Un exemple de cette évolution du web2.0 est le site myspace. com où les personnes enregistrées créent non seulement le contenu unique (comme sur le site blog.sme), mais également le visuel esthétique. Ce web 2.0 offre alors une pleine participation. L’autre exemple est une encyclopédie en ligne – Wikipédia librement diffusée, dont le contenu est créé par les utilisateurs eux-mêmes, à la différence de l’encyclopédie Britannica en ligne, qui est payante. Toutefois, la plupart des sites retiennent la structure de l’espace bidimensionnel, où les surfaces alternent : ainsi les sites recopient la structure de la presse, en la rendant plus interactive et évolutive. Pourtant, les avantages des jeux en ligne, les systèmes de web pour les réseaux sociaux (Facebook), les programmes pair-à-pair (Skype, ICQ) sont plus vastes. Grâce à leur interface unique, ceux-ci déterminent la forme de la communication, ils transforment la structure des liens du monde. Ils modifient nos visions du monde, de la communication avec une autre personne, de la perception de nous-mêmes et du monde autour nous, en modifiant l’ensemble de notre expérience précédente. Un réseau social plus progressif sur internet, à côté de Facebook, est Second Life. Il permet à ses utilisateurs d’incarner des personnages virtuels – avatars (dans l’union virtuelle 3D) dans un monde créé par les résidents eux-mêmes. C’est un moyen de commencer une autre vie, qui cherche à bénéficier d’un maximum de potentiel du World Wide Web qui se trouve entre le jeu et la simulation de la vie réelle. Un utilisateur vit dans ce monde (Ir) réel d’une même façon, comme il vit dans le monde réel : il s’identifie à son avatar en le créant selon ses visions idéales, et vice-versa. Le site, ou bien l’interface 3D n’est pas limité et défini précédemment. En pratique, il ne dépend que de l’utilisateur lui-même (ses compétences, fantasme, imagination), comment il va s’intégrer dans un monde émergent, dont la structure rassemble à celle des villes à croissance rapide. Alors, Second Life, librement créé, reprend la structure urbaine de la ville, notre environnement naturel « récent ». L’utilisateur a une possibilité de créer non seulement de nouvelles zones, des bâtiments, des parcs, des fontaines, des montagnes, des lacs, mais aussi des objets, des vêtements, des voitures, des sculptures, etc. Il lui est donné ainsi la possibilité d’organiser des fêtes, des discothèques, des réceptions, des vernissages, faire des achats ou parler avec les autres avatars, évidemment à travers de son avatar. Il s’agit d’un système économique sophistiqué, permettant de créer des magasins virtuels, des vêtements quoiqu’ils soient
réel ou virtuels, des cheveux, des personnages, des animaux, des moyens de transport, des instruments de musique, des tableaux virtuels, de vendre, louer, acheter. En tout cas, pour entreprendre, acheter ou louer un terrain, vous n’éviterez pas d’échanger de l’argent réel pour des dollars virtuels qui s’appellent Linden. Cependant, l’argent virtuel que vous gagnerez peut être ensuite échangé pour les dollars réels. Feront partie de ce monde des galeries, des conférences, des cours des langues différentes, des présentations d’ouvrages artistiques, des expositions, ou des spectacles artistiques de synthèse. Ce Nouveau Monde virtuel, ou bien l’espace virtuel (IR) réel en 3D est devenu intéressant pour le monde « extérieur » à tel point que les entreprises réelles pénètrent dans le marché. Les entreprises y font leurs affaires, louent l’espace pour les simulations réelles du « vrai » marché. On y trouve, sur Second Life des vrais représentants des entreprises tels que Mercedes, Adidas, Nike, Staropramen, O2, NASA, l’agence Reuters ou l’Université de Princeton qui y proposent leurs produits et services (réels ou (IR) réels). Sur Second Life, on peut actuellement accéder à la réplique fidèle en 3D d’une collection complète des grands maîtres qui appartient à la Galérie des Dresde. Un visiteur a une possibilité de se promener dans la galerie virtuelle et d’apprendre davantage sur ces tableaux réels grâce à un audio guide. La réalité du média, virtuelle, alors (Ir) réel crée une double réalité à la manière « de fractales », elle multiplie notre réalité en de nombreux mondes valables. Cette nouvelle réalité se répand tout en effaçant les frontières, qui l’avaient limitée envers le monde réel. Petit à petit, la réalité (Ir) réelle devient la partie intégrante du réel. Un homme d’aujourd’hui est encombré par les expériences immédiates, voire virtuelles, néanmoins pertinentes. En participant à cette nouvelle réalité (Ir) réelle, nous ne vivons pas qu’une vie, nous vivons de nombreuses vies et en percevant les médias, les jeux d’ordinateur, etc., nous examinons des concepts divers de vie dans ce monde. Le fait que nous nous changions en héros des séries, de films ou bien des jeux de vidéo, a un impact incalculable sur nos vies. Ce monde (Ir) réel peut donner (au contraire au monde réel) à nos actions au moins un sens parcellaire. Par exemple, il nous est donné une mission, une histoire ou bien un scénario qui vise à être dénoué et achevé. Ce à quoi nous pouvons participer (soit activement, soit passivement) nous donne un sens, même si ce sens-là est (Ir) réel et évanescent. Même si une mission, qui est le sens d’un scénario (résoudre l’enquête d’un détective, sauver le monde, résoudre une crise conjugale, une victoire sur l’ennemi, la participation à la téléréalité par SMS) est terminée avec succès, il existe toujours le nouveau programme, film, show, le jeu de vidéo. Il semble qu’au lieu de sens unificateur, transcendant, métaphysique qui donne au monde la réalité et le sens, nous disposons d’un immense nombre des sens profanes, d’un caractère fragmenté, temporaire, vite disparaissant. Nous sommes les internautes qui surfent entre ces sens qui nous servent de récompense, à l’aide de souris, télécommande ou en regardant les dernières tendances de la mode. Bien que le sens présentépar les médias est partiel et à court terme, les médias eux-mêmes, en employant la terminologie de McLuhan, recouvrent tout complètement. La nouvelle réalité ou hyperréalité multimédia, virtuelle transforme notre réalité et ainsi, elle crée de Nouveaux Mondes,
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surtout un nouvel environnement comme la ville qui a été créée en tant que nouvel environnement envers la nature, cela a eu un impact vaste sur la formation de la civilisation. La mondialisation sans la télévision et sans l’ordinateur aurait été très limitée. La structure unique de ces médias-là permet dans seul instant de matérialiser une histoire, un personnage, un événement (Ir) réel dans les écrans de la télévision vus par des millions d’utilisateurs d’internet qui peuvent regarder le même site internet, un film ou participer au même jeu en ligne. La réalité est clonée, virtuelle et restituée en version modifiée. Le réel est lentement visualisé et doublé en entrant dans la sphère de l’(Ir) réel. De l’autre côté, l’(Ir) réel franchit son espace et attaque la réalité matérialisée. Depuis un certain temps, le réel n’est plus une préfiguration de l’(Ir) réel. Alors, la vie réelle est soumise à la reproduction de ce monde (Ir) réel. Des hommes recopient les vêtements et le comportement des personnages fictifs des films, séries. Le personnage virtuel de Lara Croft devient sex-symbol. L’importance de l’événement réel n’est pas examinée du côté qualitatif, mais du côté quantitatif, selon le volume de sa présence dans les médias. N’est marquant que ce qui émerge et qui se multiplie dans les médias. Le potentiel des médias donne de la valeur aux événements. Il arrive souvent que l’importance de l’humain soit montrée par le fait, par le nombre de fois où il est présent dans les médias. L’individualité essaye d’élever son être et d’approuver sa propre existence par sa multiplication. Le (Ir) réel ne recopie plus le réel, il devient le modèle du réel. « Le ciel au-dessus du pont était gris comme la chaîne morte de la télévision », dit la première phrase de roman de Gibson, intitulé Neuromancien. Comme McLuhan l’a remarqué, le voyage a également changé son essentiel. Un grand nombre d’hommes voyagent pour vérifier ce qu’ils ont déjà vu. Par conséquent, beaucoup d’entre eux sont déçus, car ils mesurent la réalité avec le (Ir) réel libellé qui n’est que le doublage de la réalité. Le virtuel, hyperréel, alors (Ir) réel devient souvent plus intéressant, plus attirant, même plus réel que la réalité elle-même. Pas à pas, la priorité est donnée au monde (Ir) réel à la place du réel, comme écrit Jean Clair dans son oeuvre, « Réflexions sur la situation des beaux-arts » : « Nous oublions petit à petit le monde, dont l’odeur, composition, image, son et sens disparaissent. Un ancien habitus qui comprend le peuplement du monde du côté biologique ainsi que l’ensemble des habits du côté anthropologique ». Les hommes disparaissent dans les immenses mondes des jeux vidéo, dans les écrans de la télévision. La distance et le temps remportent les nouvelles connotations et sens, notre pensée, compréhension et perception du temps, de l’espace, de la réalité, alors toute la structure des liens, la vision du monde change. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec l’avis de J. Baudrillard, qui écrit dans son livre « Le crime parfait » : « La télévision et les médias sont jadis sortis de leur espace des médias, ils sont gagnés sur « la vie réelle, interne… en plus un casque digital ou un overall… nous avons la pleine volonté,
nous vivons un monde comme dans l’image synthétique ». Selon Vlastimil Huska qui l’écrit dans son livre « Mimesisfiction-distance », un homme moderne se trouve alors dans le monde de la réalité fictive, la fiction réaliste et il en est conscient. Le (Ir) réel devient la partie du réel en raison de la pénétration et de l’échange bilatéral. Néanmoins, les frontières entre celles-ci sont si étroites qu’elles disparaissent, il est compliqué, voire impossible de distinguer et séparer le reél de l’ (Ir) réel.Ce phénomène se passe non seulement dans le cadre des médias, télévision, film, publicité, mais aussi et surtout dans le domaine de l’informatique qui est un dégorgement logique et une implémentation de l’écran de la télévision dans la « réalité » hypertexte interactive, ayant la nature de multimédia.
Oliver Tomáš (1979) travaille à l’Institut d’esthétique, de culturologie et de théorie de l’art à la Faculté des Lettres de l’Université de Prešov. Il se consacre actuellement à la problématique de l’influence des technologies numériques sur l’art, la perception et la pensée humaine. Il est également artiste pluridisciplinaire (poésie, prose, art vidéo, performance, performance synthétique) et impliqué dans l’organisation de différents projets artistiques pour lesquels il a remporté de nombreux prix. Traduction: Viktória Ballová | illustration: Boris Sirka
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9 millions d’usagers). D’une telle manière, l’internet donne une nouvelle dimension aux jeux vidéo.
(les beaux-arts slovaques depuis 1989)
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Richard Kitta
Du point de vue des beaux-arts slovaques, la période entre la Révolution de velours et le présent est considérée comme un espace-temps transitoire entre l’art du monde totalitaire et celui du monde libéral. L’isolement frustrant et la fermeture des frontières pendant les décennies précédentes ont été remplacés par un environnement démocratique, social et artistique qui s’est ouvert de manière effrénée après l’adhésion de la Slovaquie à l’Europe en 2004. Dans les années 80, la jeune génération dans le domaine de la création graphique commença à réagir à plusieurs impulsions venues de différentes tendances plastiques du monde. Après le retour de l’étranger, les adeptes dynamiques des arts s’orientèrent vers la scène européenne des beaux-arts et ils y trouvèrent de nouveaux motifs dans la figuration libre française, dans la transavant-garde italienne et dans Die Neuen Wilde allemande. Le phénomène commençant proposait un graphisme inspiré de l’ordinateur suite à l’oeuvre de Jozef Jankovič, Juraj Bartusz et Daniel Fischer. Les oeuvres de Stano Filko, Július Koller et l’oeuvre complexe de Rudolf Sikora font partie des expressions particulières d’un graphisme expérimental ; on ne peut pas oublier la création d’action (de flux) des artistes Milan Adamčiak et Alex Mlynarčík. En 1996 l’association des graphistes G-Bod a été fondée. L’association était ouverte non seulement à de nouvelles idées, mais aussi à de nouvelles disciplines plastiques. Le graphisme slovaque quitte progressivement la torpeur du style. Au début des années 90, le devant de la scène artistique est représenté par les artistes officiels, l’école de Hložník et de Brunovský considérée comme une possibilité unique est résolument à l’écart du contexte slovaque des beaux-arts. Depuis la fin des années 90, un graphisme multimedia, même « limite » représentée par
Matej Krén, Peter Rónai ou Marek Kvetan arrive au premier plan. La dernière génération avec ses approches différentes vers une création graphique autre est aujourd’hui représentée par des artistes comme Marko Blažo, Martin Derner, Patrik Kovačovský, parmi les cadets citons Pavol Truben ainsi que Jozef Tušan, Matúš Lányi, Samuel Čarnoký de Košice, qui participent régulièrement aux expositions du graphisme slovaque d’aujourd’hui. Quant à la peinture, après 1989, on peut trouver une variante particulière de la spontanéité. Malgré une grande popularité et le succès du retour de l’expressivité, ce style ne persiste pas longtemps chez la plupart des auteurs. Les artistes comme Bohdan Hostiňák déclarent de plus en plus souvent leurs propres thèmes, universels, ce qui est typique d’une assimilation avec la tradition culturelle des nouvelles avant-gardes mondiales. Dans ce contexte, la peinture est un peu mise de côté et elle n’est dominante qu’au début du 21siècle. Malgré un certain caractère ludique dans l’action gestuelle présente dans l’oeuvre de Vladimír Popovič ou malgré l’abstraction géométrique du concept d’Adam Szentpétery, les tendances les plus fortes sont la réalité et la figure – une sorte de retour vers la forme spécifique du réalisme ou de ses extrémités. Les personnes principales sont encore les représentants de la dernière génération qui se sont tournés sans stress vers le médium traditionnel de l’expression en peinture. Un certain radoucissement du dogme dans la théorie de l’art au tournant du siècle, la critique des jeunes artistes a fait de la peinture un médium populaire, capable d’intéresser un spectateur visuellement mûr ainsi que sursaturé. Parmi les artistes les plus signifiants de la dernière génération, on peut citer Erik Šille, Lucia Dovičáková, Erik Binder, Michal Czinege,
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Nimcová, Dorota Sadovská et beaucoup d’autres. Le contexte du musée d’art, ses espaces et artefacts sont le thème du programme de Roman Ondák. Otis Laubert s’en rapproche tout en étant très différent, c’est un collecteur systématique des objets hors d’usage. Dezider Tóth travaille aussi avec le thème du musée, d’un côté il déconstruit les objets d’art, de l’autre il les rénove. Les nouvelles technologies et la digitalisation ont stimulé de nouvelles approches de l’art contemporain, visibles dans l’oeuvre de Michal Murin ou Marek Kvetán et Roman Galovský. Citons encore Ivor Diosi de la génération suivante. Dans le cadre de la plate-forme des nouveaux médias et des oeuvres qui sont apparues au nouveau millénaire, soulignons l’activité des étudiants et des anciens élèves de l’Académie des beaux-arts à Bratislava ainsi que ceux de la Faculté des arts de l’Université technique à Košice et de l’Académie des arts à Banská Bystrica. Ces activités nous ont présenté une perspective et une expansion dynamique très vaste des expressions, dans ce domaine. Le studio des nouveaux médias à Košice sous la direction de Anna Tretter et Michal Murin a formé de jeunes artistes qui ont fait écho et pas seulement à l’échelle locale – Jakub Pišek, Beáta Kolbašovská, Juraj Sasák, Richard Kitta, Matej Papík et d'autres.
résumé
De l'évolution à la révolution
Martin Sedlák, Boris Sirka, Veronika Šramatyová, Ján Vasilko, Jarmila Džuppová et beaucoup d’autres. La sculpture d’après la révolution se réfère directement et aussi indirectement à la période des concrétistes – Štefan Belohradský et Juraj Bartusz qui, plus tard, lia une pratique entre un art d’action et un art du concept, et à la deuxième avant-garde des années 60 qui a brisé les frontières entre les différentes disciplines artistiques. L’étoile fixe de cette période est Mária Bartuszová avec sa plastique biomorphe originale et Juraj Meliš quittant le dogme en faveur d’un programme antiesthète. La sculpture est devenue pluridisciplinaire, transversale grâce à l’utilisation fréquente de l’installation sculpturale, du ready-made (objet trouvé) ainsi que grâce à l’influence de la pensée conceptuelle. L’artiste transversal le plus typique de cette période est Vladimír Havrilla qui est l’un des premiers à utiliser l’animation par ordinateur pour la réalisation de concepts spatiaux. Après 1989, la situation à l’Académie des beaux-arts à Bratislava a changé. Le dirigeant est Jozef Jankovič qui met l’accent sur les techniques classiques mais avec une orientation vers les nouvelles tendances de l’art statuaire. L’oeuvre de la nouvelle génération s’est concentré sur le travail expérimental avec des matériaux non-sculpturaux. Les objets et les installations typiques de cette époque sont ceux des artistes déjà professionnels – Viktor Hulík, Ilona Németh, Anton Čierny et d’autres. Patrik Kovačovský, Denisa Lehocká, Michal Moravčík et d’autres, font partie des nouvaux adeptes d’un art post an 2000 qui se réclame de la transversalité. Les nouvelles idées et techniques expérimentales (les modèles 3D et la simulation) sont visibles dans l’oeuvre de Štefan Papčo, Martin Piaček et Tomáš Džadoň. En 1998, une autre plate-forme pour l’enseignement des jeunes sculpteurs – Faculté des arts à l’Université technique à Košice a été créée. Ce milieu a produit les sculpteurs comme Ján Zelinka, Dagmar Mavrevová, Radovan Čerevka, Marián Straka et d’autres. Dans l’art visuel des nouveaux médias, un des facteurs déterminants, après novembre 1989 (outre la renaissance de la liberté, stimulant le renouvellement de la créativité) représente une diversité postmoderne des genres typologiques et la revalorisation des thèmes artistiques. La crise (nationale et personnelle) de l’identité et le besoin de les reconstruire, ainsi que l’effacement des frontières entre le global et le local sont devenus les thèmes préférés des artistes. Les technologies de communication et informatiques, accélérées par la digitalisation, contribuent au changement de la perception de la réalité. La première génération des video-artistes comporte Peter Rónai, Jana Želibská, Anna Daučíková, Miroslav Nicz, plus tard Richard Fajnor, Dušan Zahoranský et d’autres. Ils travaillent sur des thèmes divers – l’identité, le corps ou les aspects sociaux. L’oeuvre de plusieurs femmes artistes résonne avec la problématique du post-féminisme (Eva Filová, Anetta M. Chisa, Lucia Tkáčová) ainsi que la formulation des postulats du queer art au moment où la sexualité et l’érotisme ne sont plus tabous (Anna Daučíková, Maroš Rovňák). Les installations de Boris Ondreička provoquent par un langage visuel subversif. On trouve un message sur le génie génétique dans les video-installations ironiques de Peter Meluzin. Les années 90 réhabilitent la photographie comme un médium ambivalent. Ses formes sont redéfinies, la photo sociale et de reportage, la photographie conceptuelle et la mise en scène, sont soumises à de nouveaux procédés dans les oeuvres de Rudo Prekop, par exemple, Ľubo Stacho, Lucia
Traduction: Eva Zajacová
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musique
groupement pour l’art contemporain
Au début il y a eu loop En 2008 , Ivan Šiller, à cette époque encore doctorant de l’Ecole d’arts appliqués (VŠMÚ), en collaboration avec ses étudiants étrangers (Eunjoo Noh, Yoko Kato et Fiorina Coletta) prépare une pièce du minimaliste Steve Reich intitulée Six pianos. Il s’agit d’un „stück“ pour six pianos de 1973. Mais il lui fallait encore deux pianistes. C’est pourquoi il s’est adressé à Zuzana Biščáková et à Fero Király. « J’ai connu cette pièce pendant mes études à Gent (Belgique). Depuis lors, j’ai voulu la présenter aussi en Slovaquie. Cette décision a été influencée également par le fait que je venais de commencer à enseigner le séminaire d’interprétation à l’Ecole d’arts appliqués (VŠMÚ). Enfin, je trouve que la meilleure école d’apprentissage est la pratique. Je voulais initier les étudiants à travers un projet intéressant. Le projet de Six pianos était le meilleur choix. En plus, c’était la première slovaque… Et le début de Cluster Ensemble ». – Ivan Šiller L’autre jour, avec Ivan, nous l’avons jouée dans la salle 117. Il est vrai qu’il n’y avait que deux pianos (il n’y en a nulle part plus de deux ensemble au même endroit). Donc, nous étions assis à trois devant un piano… Mais ce n’était pas un problème. Le fait qu’à Bratislava (et peut-être dans toute la Slovaquie) il n’y avait qu’un seul endroit où ce projet pouvait être réalisé, était largement pire. Il s’agit du magasin d’instruments de musique MADA, dans la rue Medená. A cette époque, c’était Janka Bezeková qui en était la responsable et elle aussi était musicienne. Lors de notre rencontre, je ne pensais qu’à ce que ce projet aboutisse… Sa réaction a été surprenante : « Tout à fait, c’est possible. Vous le voulez quand ? » Est alors arrivé ce qui dût arriver et ceux qui étaient présents le savent bien. Après le concert, les premières idées concernant la naissance d’une formation musicale et d’un
futur projet possible se sont profilées. C’est comme ça que CLUSTER, groupement pour l’art contemporain, s’est formé. Entre temps, Fiorina est partie en Italie. En 2009, nous avons monté un nouveau projet intitulé Living Room Music. La première a eu lieu en automne 2009 pendant le festival Space à Bratislava. Ce concert est une performance basée sur les pièces de Martin Burlas (L’enregistrement du septième jour – Záznam siedmeho dňa), de Steve Reich (Clapping Music, Music for Pieces of Wood, Four Organs) et de John Cage (Suite for Toy Piano, Living Room Music). En 2010, grâce à de nombreux soutiens, nous avons réussi à réaliser avec ce projet un cycle de concerts unique et aventureux pendant lequel nous avons visité six villes slovaques. Mais Yoko a été obligée de repartir à Tokyo. Il nous a donc fallu remplacer le musicien manquant. Nous avons cherché quelqu’un qui avait de l’expérience avec le rythme parce que jouer des maracas pendant 25 minutes sans cesse en une seule pulsation dans Four Organs de Reich exige une grande concentration et de l’exactitude mais surtout une bonne condition physique. C’est donc Dalibor Kocian qui nous a rejoint.
Journal des voyages 5 octobre 2010 Nové Zámky | Galerie d’art Le premier concert a eu lieu à la Galerie d’art de Nové Zámky. Nous sommes tous en stand by, pleins d’attente pour ce qui va se passer car la ville de Nové Zámky n’est pas grande et nous jouons de différents objets. Perceuse électrique, scie, fenêtre, piano taxidermique, noix de coco…
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6 octobre 2010 Žilina | Gare Žilina-Záriečie Nous partons pour Žilina avec encore plus d’objets qu’avant. Minibus (Csaba, le conducteur : un mec sympa), le matériel dans la remorque, les synthétiseurs (grâce à Mada Music!), le preneur de son Roman Laščiak, la photographe Lucia Csajka, deux boîtes de perceuses, des verres, de petites lampes et d’autres objets sonores. Beaucoup de sérénité, en bref! Il est inutile de présenter le carrefour culturel Gare ŽilinaZáriečie. Il s’agit d’un excellent partenaire expérimenté qui a réussi à construire des espaces formidables. Nous avons joué dans la S2, le nouveau bâtiment construit en caisses de bière… Grâce aux possibilités que la gare offre, la préparation de la scène a duré six (!) heures. On a trimé mais ça valait la peine. Notre travail a été le premier signal pour les spectateurs qu’il ne s’agissait pas d’un concert ordinaire. Après le concert, beaucoup d’entre eux sont venus voir la scène de plus près. Concert réussi, beaucoup de jeunes spectateurs, encore une fois un espace « cool » – voilà un excellent début de tournée. 12 octobre 2010 Ružomberok | Galerie de Ľudovít Fulla Un seul homme a organisé le concert à la Galerie de Ľudovít Fulla. Originaire de Ružomberok. Mélomane. Une personne admirable. Matúš Biščan. Seul, sous la houlette de pohľadový_ betón (comme nous l’avons appris, ce n’est pas une société civile mais le nom de sa production), il s’est occupé de tout ce dont nous avions besoin : à savoir des espaces, de la publicité, des sponsors et de notre hébergement. Comme l’espace de chaque galerie nous inspire, la scène a pris une nouvelle dimension. Autour, les tableaux de Ľudovít Fulla. Amas de couleurs, Le premier mai, les grues, Les coutumes anciennes. Il est vrai que le son était un peu étouffé mais nous avons bien réussi notre concert. En quelque sorte nous avons l’impression que dans les petites villes on peut (si on veut) attirer assez de monde à un concert de musique contemporaine (mais à vrai dire nous avons joué déjà « la musique classique » ). 13 octobre 2010 Poprad | Galerie des Tatras Si quelqu’un aime les petites machines anciennes, il aimera sans doute la Galerie des Tatras (dans le bâtiment de la centrale électrique du début du 20e siècle). Nous avons été bien accueillis par la directrice, Madame Ondrušeková. Il faut dire qu’elle est plus qu’une manager habile parce que son travail avec l’intérieur de la galerie ces dernières années est quelque chose de rare dans notre petite Slovaquie. Même ce jour-là, la préparation a duré moins longtemps (mais il est vrai que nous nous étions entraînés à Žilina…). La rencontre dans ce milieu bienveillant nous a rechargé les batteries. La routine quotidienne de l’emballage, du désemballage et de la construction de la scène a été vraiment épuisante (il ne faut pas oublier qu’il nous restait encore un programme difficile à présenter).
Comme notre concert était lié au vernissage des photos de Karol Kállay dans le cadre de l’ouverture du festival Factory Art, il y avait un grand public hétérogène. Il est vrai que pendant la dernière pièce Four Organs le public s’est réduit. Il y avait surtout des élèves d’écoles secondaires qui rencontraient ce genre de musique probablement pour la première fois. Il est déjà bien qu’ils aient découvert l’existence de cet art, et peut-être qu’à l’avenir ils l’écouteront jusqu’à la fin. Parmi les spectateurs, il y avait aussi le plasticien Otis Lambert qui nous a écrit ses remerciements dans le livre d’or. Nous sommes heureux. C’est toujours très encourageant de recevoir un feedback. De n’importe qui… 14 octobre 2010 Košice | Kasárne/Kulturpark Sur la route de Košice, une petite pause à Sivá Brada. C’est un endroit magique. La colline avec une chapelle sous laquelle jaillit une eau minérale qui se cristallise. A voir (à goûter : une véritable eau minérale). Après trois jours très actifs nous sommes déjà épuisés. C’est pourquoi nous allons tout d’abord dans une pharmacie de Košice. Déjeuner dans un restaurant végétarien, un café vite fait et en route pour Kulturpark dont l’équipement devient très vite partie intégrante de la scène. Sur les côtés, il y a deux podiums surélevés qui forment un salon pour Living Room Music (Cage). En ce qui concerne l’éclairage de la scène, les possibilités sont restreintes. Mais nous arrivons quand même à l’étape finale à la satisfaction de tous. Ca y est. S’il n’y avait pas de synthétiseurs, tout semblerait prêt pour une pièce de théâtre. Le concert a été joué avec enthousiasme et la pièce Music for pieces of Wood (Reich) a été, grâce à l’acoustique, d’une grande délicatesse. Malgré l’aspect industriel de la salle, l’impression pendant le jeu est agréable et le son n’est pas aussi « humide » que dans les lieux précedents (à Ružomberok, c’était le pire). Le public de Košice est une autre preuve que ce sont surtout les jeunes qui s’intéressent à la musique des artistes classiques du 20e siècle. Et c’est bien. 15 octobre 2010 Medzilaborce | Musée d’Andy Warhol –wtf !? 8.50 Appel de Medzilaborce, la confirmation du dernier concert que nous avons attendu tous avec enthousiasme. Warhol et Cage étaient des contemporains… 9.06 Autre appel. La même personne. Le concert DOIT être annulé. Dans le Musée d’Andy Warhol, il y a « un problème technique imprévu ». La tuyauterie a éclaté. Ils pataugent dans les immondices… 9.15 Nous ne renonçons pas. Nous prévenons que nous viendrons tout de même et ferons une performance dans la rue devant le musée. Impossible. C’est encore l’électricité qui est mise hors service. 9.21 Nous cherchons une autre solution. Nous ne voulons pas du tout nous laisser décourager parce que la communication avec Medzilaborce avait été jusqu’aujourd’hui plus que bonne. Nous décidons de jouer sans électricité les pièces que l’on peut. 9.26 C’est nous qui appelons. Nous parlons d’une autre solution. En même temps nous apprenons que devant le musée « ça ne serait pas bien » et qu’ils ont trouvé un autre endroit pour notre concert, une salle à manger de Eurohotel… C’est déjà ça. Super. Nous sommes heureux et nous sommes
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musique
CLUSTER ensemble
Enfin, il y avait tellement de monde que les gens devaient être assis sur l’escalier. Il y avait une belle ambiance intime. Sinon, il y avait trop de lumière mais le lieu en était la cause, et non les organisateurs du concert. Ce qui est positif, c’est que parmi les spectateurs il y avait aussi des institutrices des écoles primaires d’art. Il est super d’avoir l’impression que les gens qui enseignent aux enfants apprennent eux-mêmes et que rien ne les empêche de découvrir des mondes nouveaux, étrangers…
la phrase de madame Maďarová, la directrice du Musée d’art moderne d’Andy Warhol à Medzilaborce qui dit : « Ne soyez pas têtus, ici à l’Est, nous combattons tous durement… » 19.00 Les gens arrivent (finalement quelque chose de positif…). Nous font l’affichage de notre concert dans la ville. Malgré cela, il y a un groupe de jeunes de Bardejov (à environ une heure d’ici) et le staff d’un réalisateur français qui est en train de tourner un film documentaire dans les forêts environnantes. 19.20 Nous avons présenté notre concert avec un peu de retard (qui a été causé par les agents locaux de la « culture »). La pièce introductive de M. Burlas (L’enregistrement du septième jour – Záznam siedmeho dňa) a résonné durement, comme si les spectateurs étaient les gens dont les actes avaient inspiré la composition de cette pièce (remarque : elle a été composée en 1993 comme réaction à la situation politique d’alors en Slovaquie). Pendant l’interprétation de Toy Piano Suite (J. Cage) monsieur Bycko, qui en tant que directeur de la Société d’Andy Warhol a été un des organisateurs de notre concert (à propos il est venu au concert comme il faut : incognito, après la deuxième composition), frappait une soucoupe métallique avec une cuillère à thé. En rythme… 21.30 C’est fini, nous rentrons. Ce ne sont que de jolis souvenirs qui restent. L’idée que nous avons réussi à réaliser des concerts en Slovaquie avec des pièces comme Four Organs (Reich) ou Living Room Music (Cage) est inspirante pour nos futurs projets.
entre Âtmán et Ego ? František Király : Juraj Vajó
Qu’aimes-tu? Je pense que c’est la joie que j’aime au-delà de toutes les choses, comme presque tout le monde. Sais-tu ce que tu n’aimes pas ? Je n’aime pas la colère, les cris, la violence. J’ai grandi dans le socialisme réel. Le rêve que j’avais eu, quand j’avais 18 ans, de la défaite du régime haï s’est accompli. Aujourd’hui, je suis toujours convaincu qu’au fond des problèmes du monde d’aujourd’hui, il y a « l’idéologie rouge » du passé récent.
Cluster Ensemble est un groupement libre de musiciens, d’architectes et de plasticiens. Notre naissance a été inspirée par la réalisation de la pièce de Steve Reich intitulée Six Pianos. Le but principal de Cluster est de réaliser les performances multimédia qui relient les différents genres d’art et qui reflètent le présent. Nous sommes ouverts aux projets intéressants et aux gens avec des idées nouvelles. | www.cluster-ensemble.com Traduction: Juliána Aštaryová
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On sait que tu es un compositeur très actif… Je trouve qu’il y a une liaison magique entre la création et la prose de la vie. Pour m’expliquer, je dirais que les œuvres musicales peuvent être interprétées comme les miroirs brouillés de la réalité dans ses divers rapports d’espace-temps. La musique du passé nous aide à nous comprendre aujourd’hui et celle qui vient d’être créée traduit notre inconscient. Moi, je suis convaincu que la création est née des affrontements entre Âtmán et Ego. Ceux qui éprouvent les affrontements
durement, créent. « L’artiste est frère du criminel et du dément », écrit Thomas Mann dans son roman Le Docteur Faust. J’ai aussi écrit beaucoup de textes littéraires, même s’ils étaient de qualité stylistique douteuse ! Toutefois, cela donne naissance à beaucoup de concepts. Quant à la création musicale, quel rôle joue-t-elle dans ta vie ? On peut sentir la quête de la vérité à travers ce que j’ai composé. Pour pouvoir y arriver, il faut continuer à composer. Mon ami Juraj Beneš m’a dit un jour, après avoir écouté ma sonate pour alto, que l’opéra vit au-dedans de moi. À ce sujet, il me semble que les gens de ma génération ont peur de formuler « ma » musique. Même moi, j’ai hésité à dire « ma » sonate pour alto, tout à l’heure. Mais j’essaie de combattre cette gêne. Je ne vis pas de mon métier de compositeur, je ne vais donc pas me gêner pour ça ! En tout cas alors, composer permet de chercher la vérité. C’est donc comme pour la religion… Nietzsche jugeait que la religion était pour les femmes et pour les faibles.
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désolés pour la direction du musée d’Andy Warhol et pour le problème qui leur est arrivé. 15.00 Nous arrivons à Medzilaborce et la réalité est un peu différente. La lumière est allumée dans le musée. Rien n’indique les mesures techniques prises. Eurohotel est dégoûtant. Rire ou pleurer ? Un personnel datant du temps du socialisme gris, dans « la salle de concert » des clients réguliers de bonne humeur devant une bière regardent la Marquise* (télévision slovaque Markíza*)… Bon. Nous essayons de tenir notre promesse. Nous sommes en train de préparer le concert et nous parlons de ce que nous allons faire en cas de changement « climatique » défavorable pendant notre performance . 18.45 Quinze (!) minutes avant le concert nous rencontrons le premier représentant de notre institution d’accueil. C’est la directrice du musée qui arrive et qui nous annonce d’autres différents accidents, incidents, inconvénients, difficultés et problèmes. Tout à coup, Ivan parvient à créer un son qui sonne à peu près comme ça : « …le ministère de la culture… l’introduction d’une plainte… ». Un rebondissement imprévu arrive. Les masques changent. Le scénario se réécrit en temps réel. Le drame devient une tragicomédie sur le primitivisme des hommes. Le personnel de l’hôtel, dans des rôles nouveaux mais avec la même distribution, fait de son mieux. Ils nous proposent d’autres espaces : le jardin d’hiver, la cave à vin etc. En ce qui concerne les représentants du musée, ils essayent de tout expliquer et de trouver au plus vite une place pour la scène. Il est très difficile de leur expliquer que 15 minutes avant le concert c’est un peu tard et qu’en plus, après toutes ces péripéties, nous avons perdu l’envie. Le débat culmine avec
Moi, je vais aussi être un faible, un jour. Cela dit, je veux aussi me rapprocher de la tradition. J’ai été éduqué comme un chrétien « secrètement » et mes parents ont veillé à ce que je reçoive tous les sacrements essentiels au risque d’en être puni par le régime communiste. Après la révolution, je me suis mis à lire beaucoup de livres qui ne pouvaient pas être publiés avant et je me suis graduellement éloigné du christianisme. Par ailleurs, le Christ était juif, alors si je veux le comprendre, j’aurais besoin de connaître le judaïsme, idem que l’islam, car celuici propose aussi des interprétations des paroles de Jésus, différentes du récit chrétien. Effectivement, ces deux religions me sont très proches aujourd’hui. Pour assimiler d’une façon intégrale et profonde la confession qui m’a été donnée, il me faudra encore de temps. « Christ guérit avec un bon mot ». Comme l’aurait dit Saint-Paul, ceci est une bonne part du procès. Naturellement, cette réflexion spirituelle se reflète aussi dans mes compositions.
Pourrais-tu décrire ton style de musique ? J’ai appelée la période entre 2004 et 2008, « la musique à la surface limitée ». On y compte des œuvres qui ont été créées sans l’aide d’ordinateur, en utilisant des formes de notation non traditionnelles. Il y a 3 ans, j’ai repris la notation traditionnelle et le travail avec l’ordinateur. J’ai nommé cette période-ci d’après un style de musique ancienne « Prima practica ». Ici, afin de saisir la pensée contrapuntique le plus intégralement possible, je me sers de la matière musicale des différents degrés de la résonance mentale. La grande partie de celle-ci tire ses origines de la musique vocale de divers genres. Quant à mon point de départ en tant que compositeur, je dirais que c’est celui du processus global de création. Je me suis rendu compte que l’acte de composer englobe l’esprit dans toute sa complexité. Par conséquent, j’ai soumis tout le processus de mon travail à ce concept. J’écris un journal dans lequel je note toutes les circonstances qui accompagnent la naissance de chaque œuvre musicale. Tout y a son importance : pensées, associations, obligations de travail, mots et gestes d’autrui, rêves… Il est devenu important pour moi de voir le hasard comme un maillon qui permet d’accepter d’une façon naturelle les flux de pensées, de mots et d’événements.
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Comment vois-tu la musique improvisée ? Quand je commençais à composer, je créais des formes improvisées qui étaient devenues régulières et j’avais donc envie de les noter. Pour moi, l’improvisation et la composition, sont des vases communicants. J’improvise toujours dans ce sens ; avec en tête l’idée que la liberté est « la conscience de la nécessité ». J’éprouve d’ailleurs une vive admiration pour la contrebassiste Joëlle Léandre qui est une excellente improvisatrice. Certaines de tes œuvres musicales sont signées sous un pseudonyme, cela veut-il dire que tu rejettes la présentation de toi-même ? Comment l’expliques-tu ? Eh bien, comme tu le sais, dans mon ancien appartement, il y avait une sonnette portant le nom Urban Hudák. Selon le principe de wu-wei (qui m’est d’ailleurs très sympa), il faut laisser les choses telles qu’elles sont. Alors vous, mes amis, vous deviez vous habituer à ma sonnette. Et puis, après avoir déménagé à cent mètres au nord environ où il n’y avait plus ce nom sur la sonnette, j’ai voulu vous le rappeler un peu, avec ma musique. Les noms cachent en eux l’esprit des choses ; ce n’est pas que je déplore mon ancien appartement… Il y aura pour toujours, plusieurs Urban Hudák. C’est par exemple le nom sous lequel je me suis inscrit à SOZA1. Pour qu’on « partage la monnaie ». Tes œuvres sont parfois jouées par des étudiants ; des interprètes qui n’ont pas encore beaucoup d’expérience, ce qui est étroitement lié à la réalisation d’une écriture plus « libre ». Est-ce ton concept aussi ? Je travaille comme enseignant au conservatoire. J’ai du respect pour mon métier même si je suis
complètement opposé au système éducatif en question. L’enseignant a une grande responsabilité – il peut détruire le talent. J’écris des trucs musicaux et musico-dramatiques pour ceux qui s’adressent à moi, souvent justement des étudiants de la section musique ou ceux de musique et d’art dramatique. Ce que j’écris pour eux est souvent assez difficile alors que la manière de traiter tout ça ne dépend que d’eux 2. Bien évidemment, l’exécution de ces compositions m’intéresse et j’y participe souvent comme co-interprète, par exemple: http://www.vimeo.com/23633769. Cependant, je n’en attends pas trop car je ne veux surtout pas décourager les interprètes en exprimant mon mécontentement quel qu’il soit. (Pour donner un exemple, au théâtre, il faut 20 répétitions pour Nabucco bien que tout le monde connaisse parfaitement cet opéra, alors qu’il en suffit de 3, y compris la répétition générale, pour préparer un vaudeville de chambre contemporain…) Je respecte la tradition qui a été introduite dans la musique européenne grâce à la coopération de Joëlle Léandre et Giacinto Scelsi, qui est celle de l’intervention active de l’interprète dans l’écriture du compositeur. Je fais donc parfois appel aux interprètes et compositeurs pour qu’ils coopèrent d’une façon créative. C’était une chose naturelle quand on travaillait avec des partitions ouvertes. Maintenant, je veux le faire aussi avec la notation contemporaine. Quelle musique préfères-tu ? Celle qu’on appelle « le silence de la ville ». De temps en temps, j’écoute des Tsiganes enregistrés dans leur communauté, par la musicologue slovaque Jana Belišová, puis j’écoute mes professeurs décédés et aussi… Mais tu préfèrerais sûrement que je ne te cite pas tous les noms ! Sinon cet entretien sera sans fin. J’ai vraiment écouté plein de musique pendant ma vie. Le
Association de protection des droits d'auteur des œuvres musicales slovaques L. van Beethoven a créé un précédent dans la musique classique : lorsqu’un interprète s’était plaint un jour de ce que sa partie ait été trop difficile à jouer, il l’a répondu avec ironie ou orgueil, je ne sais pas lequel des deux, qu’il se moquait des instruments au moment où il communiquait avec la transcendance. Une autre remarque à faire, les kabbalistes disent que la musique vient de l’ouest, ça veut dire de l’avenir. (C’est tout à fait possible en outre-temps astral – il y a ceux qui écoutent avec les oreilles de futurs hommes et écrivent). L’évolution de la musique au XXe siècle leur donne raison. Les années 1920 sont marquées de l’arrivée de l’histoire dans l’interprétation de la musique, on ressuscite les œuvres des maîtres anciens qui n’avaient pas de succès à l’époque de leur création mais réhabilitées dans ce siècle de médias de masse modernes. De l’autre côté, les œuvres composées actuellement se retrouvent à la périphérie de l’intérêt de la société. Elles attendent peut-être leur heure, c’est-à-dire l’audience et l’interprète qui sauront comprendre le « spleen » du compositeur. Je crois que dans 200 ans, les gens écouteront et joueront Xenakis, Grisey ou Scelsi ainsi qu’on écoute et joue Bach, Chopin ou Brahms aujourd’hui. J'attends cela d’un auditeur cultivé qui soit capable d’entendre le drame, le lyrisme et l’architecture de la musique. Je crois qu’il ne va pas disparaître (en effet, dans les pays culturellement développés, les interprètes ont déjà appris à jouer et l’audience a appris à écouter la musique classique du XXe siècle).
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XXe siècle est rempli de musique et d’armes. Seuls l’hérétique, le poète ou le fou peuvent se mettre à composer la musique. Que penses-tu de la crise de l’art contemporain ? Il y a très peu de gens qui s’intéressent à l’art contemporain. Même les artistes ne semblent capables de reconnaître des compétences que dans leur propre domaine. Il n’y a pas longtemps, je suis allé à la Biennale de Venise avec de jeunes artistes de Košice, dans le cadre d’un voyage qui est régulièrement organisé à la Faculté des arts de Košice par un très bon ami à moi, Boris Vaitovič. Nous avons parcouru une bonne partie de l’Arsenal et des Giardini, les pavillons de l’art visuel, graphique et de nouveaux médias contemporains, représentatifs de ce qui est capital à l’échelle européenne et mondiale. Pourtant, ce dimanche là, nous avions pris plaisir à visiter auparavant le musée Guggenheim. Pour moi c’était suffisant : j’avais eu devant les yeux des œuvres de Magritte, Ernst, Chirico, Pollock.. Après avoir vu ça, je me suis rendu compte que je n’avais plus envie de rien d’autre que de me recueillir en silence devant la tombe de Stravinsky. Car je dois avouer que les ossements de ce maestro m’étaient plus précieux que les pavillons où il y avait, je m’en doute, certainement des œuvres intéressantes et de haute qualité. D’ailleurs, une proclamation artistique m’avait particulièrement intéressé : « To defend entropy », même si je sais que l’entropie, c’est du chaos. Pourtant, Boris Vaitovič y livre une remarque juste en proclamant que c’est aussi la qualité essentielle de la matière vivante ? Néanmoins, j’ai 40 ans. Tout ce dont j’ai parlé est donc bien normal. De ce point de vue, la crise nous touche tous. Je suis curieux, mais il y a quand même quelque chose – d’habitude, on l’appelle le temps – qui réduit notre attention. La devise « carpe diem » peut tuer la ligne contemplative de l’humanité. C’est impossible de savoir et connaître tout. Il me semble que l’art doit toujours chercher de nouveaux canaux de communication, ce qui est rend le sujet bien sensible. Malgré tout, je crois que la densité et la charge de l’information, ces éléments structurels
essentiels, deviennent les paramètres les plus importants. À Venise, j’ai cherché à rejoindre l’île du cimetière San Michele, plus exactement la tombe de Stravinsky où devaient se trouver aussi les ossements de Schönberg et Monteverdi. J’ai profité du lundi, jour de fermeture des galeries, et je l’ai trouvé ! Je m’y suis immédiatement senti comme chez moi – j’ai dû même aller aux toilettes sur-le-champ ! Devant la tombe du maestro, j’ai écouté des mouettes et d’autres oiseaux, dans le silence absolu, sans le bruit d’une machinerie quelconque (il y en avait peutêtre, mais les maestros les avaient certainement arrangé de sorte que je les aies pas entendues). Les oiseaux m’ont chanté une très belle mélodie là-bas. J’ai fait écouter à Boris ce soirlà et il a promis qu’il irait le lendemain après-midi. Pourtant le mardi c’était déjà autre chose (on travaille le mardi en Italie aussi). Alors nous avons réalisé que nous étions en crise de la musique contemporaine. Comme l’a dit Juraj Beneš, nous sommes la civilisation « en G ». Nos sens se sont habitués au courant alternatif. Ceux qui vivent à la ville sont exposés au bruit permanent des appareils électriques, aux machineries et aux moteurs. D’un côté, il y a le spectre fixe des fréquences d’appareils ménagers de niveau de dynamique bas ; de l’autre, il y a des véhicules à moteur ou volant avec une dynamique oscillante et le décalage de fréquences continu relatif à l’effet Doppler. Voilà les deux influences sonores qui dominent notre système auditif à la ville. En fait, il y a constamment un double ou multiple son avec une évolution dynamique majoritairement continue ou, de temps en temps, variable. À part la musique, t’intéresses-tu à d’autres domaines artistiques ? J’apprends toujours à évaluer la proportion entre les idées qui forment le contenu d’un œuvre et l’« amplification publique » de celle-ci. Pour ce qui est de la musique, je maîtrise déjà bien cette perception. Un homme entre deux âges a aussi besoin de voir au fond des choses même si la résistance est déjà plus douce. Alors je vis des périodes d’étude intensive d’œuvres littéraires et visuelles qui alternent avec des périodes d’abstinence absolue.
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William Blake disait que tous les prophètes étaient artistes. Si on renverse la proposition, on peut dire que chaque création issue de la profondeur a les traits structuraux d’un miroir magique actif. Un jour, en parlant avec le professeur Juraj Bartusz, il a exprimé l’idée que l’unité essentielle de l’existence humaine, non verbalisée, cachée, peut être l’art. Mais il y a aussi une autre pensée exprimée par Milan Kundera : « Beaucoup de gens, peu d’idées ». Cela dit, tu me suggères une autre question : nous sommes de plus en plus nombreux mais le système qui s’est développé autour de nous (et qui continue toujours à se développer ou plutôt à se dégrader) est intellectuellement faible. Notre culture (ou les connaissances, l’art, si tu préfères) a peu d’importance par rapport aux intérêts d’Etat ou de quoi que ce soit au XXIe siècle. Le vois-tu comme un problème ou bien comme un état des choses naturel ? D’abord, je ne veux pas être négatif. Il n’y a plus de tortures, d’exécutions ou de régime communiste et les gens ordinaires ne souffrent pas de pauvreté extrême. L’intérêt de la majorité de la population, c’est d’avoir du pain et des loisirs et cela est bien normal. Mais le rôle d’un artiste est de tendre un miroir au monde alors que, naturellement, celui-ci ne l’aime pas. Cependant, un Etat qui propose de la culture permet aux artistes de vivre même s’il n’aime pas l’art contemporain ou qu’il n’essaie pas de le comprendre. Moi, je veux croire qu’il existe aussi des courants souterrains sains au sein de l’Etat. Je me réjouis de la chute du communisme depuis 20 ans et je veux m’en réjouir jusqu’à ma mort. De mon point de vue, la politique n’intervient dans la création que si celle-ci est un moyen de gagner sa vie. La création pour la plupart des artistes sérieux d’aujourd’hui et du passé naît avant tout de leurs propres convictions et la politique culturelle ne les affecte guère. Il y a même des artistes invisibles qui vivent de n’importe quoi. D’ailleurs, les anglais n’ont même pas de Ministère de la Culture. Les gens cultivés n’ont pas du tout besoin de ça ! De mon point de vue, c’est la politique réelle qui est beaucoup plus importante que la politique culturelle.
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La faculté d’être sévère avec soimême, d’avoir de la discipline, est-ce ton point fort? Je pense que oui. Pourtant, il y a d’autres choses à acquérir pour moi, comme apprendre à garder l’équilibre entre l’étape de création conceptuelle et l’étape de matérialisation et de réalisation. Mais j’aime beaucoup l’acte de composer, c’est également mon hobby et j’y consacre mon temps.
contemporain de la chanson punkrock No more heroes de Stranglers. Ivan Buffa et Vladimír Godár ont fait beaucoup pour populariser Alexander Albrecht, un compositeur d’envergure européenne, qui avait la malchance de vivre à Bratislava, sans origines slovaques. Malgré cela, je suis habitué à la Slovaquie et je suis content d’y être parce que je vis à Košice. On y a du bon air grâce au vent frais du nordouest. La solitude y est bonne aussi. Il y a de très beaux « bonsaïs » ici : Jaszusch, Jakoby, Grešák. Dans l’Est du pays, on ne se divise pas trop entre slovaques et hongrois (en fait, c’est ridicule…). On dit que ça ne se fait qu’à partir de Rimavská Sobota et à l’ouest de là-bas. Tous les mardis, je vais à la faculté de Prešov chez les ruthènes religieux. Peter Salner dit que Prešov a repris une part de la nature de Svidník et de Stropkov 3. Je réponds : « Grâce à Dieu ». Les Ruthènes ont la même culture que les slovaques mais ils les surpassent sous de nombreux aspects. Je suis en train d’écrire un opéra dans leur langue, que je ne maîtrise trop, mais qui me plaît beaucoup quand même. Mon ruthène, c’est en fait le slovaque sans voyelles. Mais la langue des Ruthènes est dynamique et elle évolue sans se censurer.
Je sais que tu plantais les arbres… J’ai planté un platane, beaucoup d’épicéas, de pins et d’arbres fruitiers avec mon père et un pin de montagne, un bouleau et un tilleul avec ma fille. La plupart d’eux poussent bien, mais je regrette le lierre arraché que j’avait planté à côté de l’ancienne maison et le mûrier abattu. Il est arrivé que des épicéas à qui des gens avaient coupé la tête les remplacent par leurs branches. (ils savent les étendre quand on leur coupe la tête.) J’ai planté aussi un pin de Weymouth splendide qui est devenu géant. Celui-ci me rappelle mon âge.
Ici et maintenant
Juraj Vajó, qui est-il ? Un homme de Košice. Il travaille comme enseignant auprès de jeunes musiciens et théologiens. Il est aussi rédacteur externe d’une station de radio publique et coauteur de musique pour les autres.
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Que penses-tu du caractère des gens qui habitent la Slovaquie ? Mon ami, le violoniste Marek Zweibel qui vit en Suisse depuis longtemps a dit dans un entretien que les slovaques se courbent trop. Moi, je pense que les slovaques ont déjà une culture parce qu’ils « se sont sali les mains en mettant à mort des dizaines de milliers de leurs compatriotes ». Nous sommes devenus une société civile en acceptant cette phrase comme une norme sociale. C’est volontaire si la phrase précédente est mise entre guillemets parce que je me suis enfin fait un grand plaisir (j’ai ri de bon cœur de ce que j’ai dit). En gros, les slovaques devraient toujours se méfier de la xénophobie, sinon il ne nous admirera pas, ce fou de norvégien là ! Tout cela est véhiculé aussi dans la langue qui est autocensurée par sa grammaire et sa rigueur stylistique, absurde et inutile. Ce qui est également très symptomatique pour nous, c’est le manque de confiance. Je peux le démontrer avec les citations des trois compositeurs contemporains slovaques: le premier a dit quelque chose comme: « Le compositeur est ici pour qu’il y ait du beau ». le second a dit : « Soit tu fais un beau paysage, soit tu observes le monde autour de toi, écoutes et notes ». Et le troisième : « On n’avait et on n’a pas de compositeur phénoménal et iconique en Slovaquie ». Ces trois citations sont très significatives pour percevoir la musique en Slovaquie. La première déclame la supériorité du goût des foules à la liberté de création (d’ailleurs, cette opinion a un succès évident actuellement). Dans la seconde, se manifeste le point de vue généré par la génération de la rupture. La troisième citation est d’un compositeur trentenaire,
Dieu… ? Son bureau est parfois loin, mais on y reçoit et résout les affaires ! Je le prie pour la paix. Je veux être meilleur et je voudrais qu’il m’éxauce. Il y a une pensée très sage parmi les dogmes chrétiens : « Dieu dépasse tout être. Nous devons purifier constamment le langage humain de tout ce qui y est limité afin de ne pas remplacer Dieu, imprononçable et incompréhensible, par des idées humaines ». 3
Svidník, Stropkov sont les villes dans l’Est de la Slovaquie dont la majorité des habitants sont les Ruthéniens.
Juraj Vajó (né le 20 décembre 1970 à Košice) est un compositeur slovaque de Košice. Il a fait ses études de composition à l’Ecole supérieure de musique et d’art dramatique à Bratislava sous la direction de Ivan Parík. Aujourd’hui, il enseigne au Conservatoire de Košice et à la Faculté de Théologie Orthodoxe à l’Université de Prešov et il travaille comme rédacteur de musique externe à la Radio Slovaque. En 2002, il a assisté aux cours d’été de composition musicale à Reichenau (Autriche, avec la participation de Kurt Schwertsik), aux Jours de la nouvelle musique d’Ostrava en 2003 (Alvin Lucier, Tristan Murail, Christian Wolff, Frederik Rzewski) et aux cours d’été de composition musicale à Český Krumlov en 2005 (Xiaoyong Chen, Marek Kopelent). En 2008, il a obtenu le diplôme de doctorat à l’Ecole supérieure de musique et d’art dramatique à Bratislava sous la direction de Vladimír Bokes. Traduction: Marianna Marcinková
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? František Király : Daniel Matej
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Où en es-tu? (dans ta vie professionnelle, peut-être même privée) Je me sens touché par la crise de la quarantaine. Pour moi, cela signifie plusieurs changements importants dans ma vie professionnelle et privée. J’ai terminé la plupart de mes activités d’organisation. Dans une certaine mesure, mon rôle de parent a pris fin parce que nos enfants sont pratiquement indépendants, donc j’ai besoin de me détacher d’eux, de leur laisser leur liberté (ça m’étonne, mais ce n’est d’ailleurs pas facile pour moi). Alors, là où je me trouve, ça ressemble à un carrefour, je suis
en recherche de ma place sous le soleil, d’une perspective pour les deux décennies à venir de ma vie active (en prévoyant d’être en relativement bonne forme mentale et physique). Cette recherche est aussi liée à la vie avec ma femme, à mon travail, à mes objectifs dans le cadre de la création musicale à l’avenir, etc. Qu’est-ce que signifie la musique pour toi ? Tu es souvent « dans la musique ? » Oui, en fait je suis souvent « dans la musique », si j’ai bien compris ta question. Toutefois, ça ne veut pas dire que je fais quelque chose avec la musique « du matin au soir » ni que j’en écoute à chaque occasion. Si quelqu’un m’épiait, disons avec une caméra, il dirait que je passe mon temps à faire des activités qui ne sont pas liées à la musique : écrire des mails, téléphoner, faire la cuisine, jardiner, enseigner et que je n’écoute presque pas de musique. Simplement dit, je vis comme un homme ordinaire. Et puis parfois, mais ça n’arrive pas très souvent, je passe toute la journée devant l’ordinateur à écrire des notes, à créer et mixer de la matière musicale, en répétition d’ensemble ou dans un studio d’enregistrement… Je pense qu’« être dans la musique » signifie pour moi que, même en faisant des activités quotidiennes, je pense souvent à elle. Dans mes pensées je réfléchis et je réécoute la musique que j’ai écrite, que je vais écrire, ainsi que la musique des autres. De cette façon on peut dire que la musique est l’une des choses les plus importantes dans ma vie. Qu’est-ce que tu écoutes ? Comme vous savez le déjà, je n’écoute guère de musique parce que je n’arrive pas à la percevoir en même temps que je fais une autre activité (je ne comprends pas les gens qui écoutent de la musique en conduisant). Actuellement, je n’ai pas le temps de me focaliser sur la musique. Si j’en ai, je préfère aller au concert, car je suis convaincu que l’effet du concert sur moi est beaucoup plus grand. Il n’y a pas longtemps, je réflechissais aux vingt années précédentes et j’ai compris que la raison pour laquelle j’ai organisé concerts et festivals est que j’ai voulu donner (à moi et aux autres) le temps d’écouter
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la musique. J’ai choisi une réponse générale non parce que j’ai voulu éviter l’énumération des compositeurs ou de mes groupes préférés, mais car je veux accentuer l’importance de la manière d’écouter la musique. Un bonheur musical récent ? L’interprétation formidable et le succès de ma composition E (for e. g.) au festival Muzički biennale Zagreb/USCM World New Music Days réalisée par un jeune guitariste croate Danijel Jurišić. Puis une pièce « de banane » pour ma collection de « Long play » Velvet Underground que j’ai gagné à Zagreb. Et le disque de Pjoni & Ink Midget de mon fils Adam et de son ami Jonatán Pastirčák sorti en avril. Est-ce que tu penses que tu consacres assez de temps à la musique ? Oui et non. D’un côté, j’aimerais avoir plus d’occasions de jouer ma musique. D’un autre côté, vu la petitesse de notre scène slovaque, je vois chez mes collègues qui créent beaucoup plus que moi qu’ils n’évitent pas les compromis. Ca veut dire écrire et jouer ce qu’ils n’auraient pas voulu en temps normal. Alors, je suis content de ne pas être obligé de gagner ma vie qu’avec la musique. Je préfère qu’elle reste, disons « un loisir professionnel » et de temps en temps un gagnepain. En plus, je ne me considère pas comme un compositeur inventif qui créé magiquement vite, j’ai besoin de prendre mon temps pour développer et manifester mes idées. Peux-tu citer quelques-uns de tes projets ? En résumé, je vais mentionner surtout ceux les plus importants pour moi, qui ont beaucoup touché la personnalité artistique et individuelle de Daniel Matej. En 1987, avec quelques amis et collègues, j’ai fondé l’ensemble Veni ensemble, qui était à l’époque de sa création le seul en Slovaquie à jouer de la musique contemporaine correspondant à nos goûts et orientations musicales. En 1989, comme boursier et responsable du répertoire du Fond musical, j’ai lancé le festival de musique contemporaine en Slovaquie : VEČERY NOVEJ HUDBY MUSIQUE, qui a existé de 1990 à 2009. Ce sont les deux projets les plus importants pour le
développement et la formation de mon profil personnel et artistique. Mis à part cela, j’ai participé à la fondation d’autres ensembles et regroupements plus ou moins durables : Ponož sentimental, VAPORI del CUORE, don@u.com, OVER4tea, docEND, studEND.doc et l’année dernière « le projet éducatif » VENI ACADEMY. Ma vie s’est également enrichie grâce à la collaboration avec Csaba Kiss, le fondateur de At Home Gallery de Šamorín. De 2003 à 2009 on a réalisé le projet commun des concerts (NEW) MUSIC AT HOME. Pourquoi est née VENI ACADEMY? C’est bien ce projet qui est au coeur de ma recherche d’une « place sous le soleil » dans cette période de changements. Une fois, j’ai entendu cette métaphore : l’homme doit être comme un lac qui a, comme tout bon écosystème, des affluents et une certain décharge d’eau. L’homme doit alors trouver l’équilibre entre ce qu’il reçoit et ce qu’il donne. Quant à moi, mes parents, pédagogues, amis, collègues, étudiants, les situations merveilleuses, mais aussi les situations difficiles m’ont beaucoup donné et j’en ai tiré des leçons. Plus je vieillis, plus je me rends compte qu’il est nécessaire de partager avec les autres ce que j’ai reçu dans ma vie. Naturellement, à ce moment de ma vie, ma contribution passe par l’enseignement. J’ai utilisé mes expériences pour créer le projet VENI ACADEMY. On avait développé cette idée avec mes collègues et amis : Marián Lejava et Ivan Šiller pendant ces derniers mois et il s’est finalement réalisé en automne 2011. Dans ce projet, les idées et les expériences nées dans le cadre de VENI ensemble sont présentées à de jeunes étudiants des conservatoires et des universités. Tu avais créé le festival Večery novej hudby (Les soirées de nouvelle musique) à Bratislava et après une vingtaine d’années tu as quitté le projet. Très beau. Il me rappelle un certain « objet » facile à manipuler. Une question logique. Le festival, où est-il ? Tout d’abord, il est dans ma mémoire (j’espère aussi dans la mémoire des nombreux visiteurs et participants) et au fondement de ma personnalité qu’il a considérablement influencée.
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Tu es parvenu à attirer un grand nombre d’artistes de renommée mondiale pour venir en Slovaquie, parmi eux John Cage, Steve Reich, Gavin Bryars, Hugh Davies, David Dramm, Elliot Sharp, Jean-Marc Montera, tous du monde occidental. Toi, qui as vécu le socialisme chez nous, est-ce que tu as senti la différence ? À cet instant, je n’arrive pas à me souvenir de quelque chose de marquant. Néanmoins, je me rends compte que moi, j’ai été un de ceux qui ont eu la chance de partir faire des études à l’étranger relativement tôt. En 1989, quand les frontières se sont ouvertes, j’ai eu la chance d’habiter à l’étranger un certain temps. A cette époque, j’ai commencé à ressentir les différences, quand j’ai essayé d’apprendre à vivre en occident, dans un monde civilisé, de comprendre par exemple ce qu’étaient liberté et responsabilité (même dans l’art). J’ai aussi appris que travailler de manière systématique et ponctuelle apportait une certaine estime de mes collègues. Dans la pratique, quand mes collègues occidentaux venaient en Slovaquie, je m’efforçais de leur assurer des conditions « occidentales » au moins sur le plan psychologique (comme je n’avais pas les moyens matériels). C’est à eux de juger si j’ai réussi. Comme je te connais bien, je suppose que la collaboration avec les artistes mentionnés a été intéressante. Peuxtu citer quelques projets qui t’ont fait « fleurir » ? Il est difficile d’en choisir un. Toutefois, pendant toutes ces années de collaboration avec des occidentaux qui sont venus à Bratislava, des relations durables se sont établies et plusieurs projets ont été créés. Pour citer quelques personnes : le compositeur, guitariste et chanteur David Dramm, un des fondateurs de VAPORI del CUORE (une personne clef de notre premier concert public, où il a présenté pour la première fois sa chanson Pretty Vacant Variation’s Variations), puis Hilary Jeffery, musicien et compositeur brillant (on a l’ambition de créer un ensemble international DON@U BLUES BRAND composé de plusieurs musiciens de nos formations musicales actuelles). Ensuite, il y a le guitariste, improvisateur et compositeur Jean-Marc Montera avec qui j’ai récemment participé à des projets
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La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était au vernissage du compositeur hongrois Tibor Semzö qui a d’abord travaillé uniquement comme compositeur, mais qui aujourd’hui s’intéresse à la musique et au film. Toi, tu n’as jamais eu envie de t’exprimer autrement que par la musique ? Adolescent, on m’encouragait à faire une carrière de plasticien parce que j’étais assez doué. J’étais fort même en stylistique. Alors, j’ai longtemps réfléchi sur ma profession, mais finalement c’est la musique qui a gagné. Néanmoins, j’aime toujours beaucoup l’art. Par exemple, mes notes et textes manuscrits (et parfois mes mains elles-mêmes) sont couverts de dessins. Bien que je passe beaucoup de temps à « esthétiser » ma maison (c’est la raison pour laquelle il est parfois difficile de vivre avec moi), l’idée de peindre des tableaux, de réaliser des films, d’écrire ou autre ne m’attire pas. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ςa. On ne sait jamais, peut-être qu’un jour quelque chose changera et je commencerai… Cependant, j’en doute. D’un autre côté, j’ai collaboré avec plusieurs plasticiens et artistes visuels, par exemple avec Tibor Szemzöm, pour qui j’ai fait l’ouverture de l’installation audiovisuelle à Šamorín, il y a quelques jours. Le projet de OVER4tea que nous avons créé avec Ján Boleslav Kladiva (et Martin Burlas à l’époque) est aussi un concert avec des vidéos de Kladivo. Récemment, nous avons collaboré ainsi avec Jan Šička qui fait une vidéoprojection pour mes activités musicales. Alors, on voit que mon présent (et j’espère mon futur) reste lié à l’amour du visuel.
En plus de tout ça, tu enseignes à la Faculté de la danse et de la musique de L’École supérieure des arts de la scène de Bratislava. Comment trouves-tu ce travail ? C’est tout simplement mon lieu de travail, et je ne suis pas content quand les choses ne marchent pas. Parfois, je voudrais changer quelque chose pour améliorer mon entourage. Quant à l’École supérieure des arts de la scène, je préférerais que mes collègues et mes étudiants s’intéressent au « moment présent » dans l’art. J’ai l’impression qu’ils ne vivent pas « ici et maintenant », mais « là-bas, dans le passé ». Si on compare les musiciens et les plasticiens, les plasticiens vivent une vie artistique plus actuelle. Il arrive souvent que les plasticiens et les poètes comprennent les musiciens avantgardistes mieux que
leurs collègues de la même profession (par exemple Erik Satie, Giacint Scelie, John Cage et ses collègues de l’école de New York, les minimalistes américains, le compositeur tchèque Rudolf Komorous). D’ailleurs un jour une amie chorégraphe m’a dit : « Oh là là ! Dano, tu n’as pas l’air d’un musicien, mais plutôt d’un écrivain ou d’un plasticien ». Pour moi, c’est un des plus beaux compliments de ma vie. Tu veux dire que les étudiants de L’École supérieure des arts de la scène ne s’intéressent pas à l’art contemporain qui se créé dans leur entourage, parmi leurs camarades et pédagogues ? Je ne parle pas de la production dans la production ordinaire de L’École supérieure des arts de la scène parce que là les relations entre les compositeurs et les interprètes se sont beaucoup améliorées, les musiciens participent aux concerts des leurs camarades (la première de la Septième symphonie du professeur Vladimír Bokes a été réalisée par l’orchestre symphonique). Ca me gêne que les étudiants ne s’intéressent pas aux
activités en dehors de l’université, aux concerts, aux activités du A4 (espace zéro – Centre d’art contemporain) à Bratislava, aux expositions et vernissages, aux activités des jeunes collègues plasticiens, écrivains, etc. En plus, malgré une certaine amélioration, notre école est toujours tournée vers le passé. Qui est Daniel Matej ? C’est l’homme, le fils, le frère, le mari, le père, l’ami, le collègue (pas volontairement) l’ennemi et le concurrent, le musicien, le compositeur, l’organisateur, le pédagogue, le philosophe – reconnu par lui-même…
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à Bratislava, Košice et Marseille. Ce dernier est celui avec qui nous organisons un projet pour faire participer les étudiants de VENI ACADEMY. En 2013, Košice et Marseille seront capitales européennes de la culture, ce qui est une très bonne occasion de réaliser ce projet.
Daniel Matej (1963)Est un compositeur, interprète, pédagogue et organisateur slovaque. Il a fait ses études de théorie et composition musicale à L’École supérieure des arts de la scène de Bratislava (1983 – 1992), au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (1988-1989) et au Koninklijk Conservatorium de La Haye (1990-1992). Parmi ses professeurs de musique, on trouve Louis Andriessen, Juraj Beneš, Betsy Jolas et Ivan Parík. De 1988 à 1994 il a participé à plusieurs cours internationaux de composition avec des personnages marquants (Luc Ferrari, Henryk Górecki, La Monte Young, Luigi Nono, Pawel Szymanski, James Tenney, Trevor Wishart, Iannis Xenakis etc.) En 1995 il a été invité à Berlin comme artiste en résidence dans le cadre du programme artistique DAAD. Depuis 1996, il enseigne à L’École supérieure des arts de la scène de Bratislava. Matej Daniel est reconnu comme fondateur de plusieurs ensembles musicaux (VENI ensemble, VAPORI del CUORE, don@u.com, OVER4tea, docEND, studEND.doc, VENI ACADEMY, etc.) En 1989 il a lancé le premier festival international de musique contemporaine en Slovaquie : VEČERY NOVEJ HUDBY (Les soirées de nouvelle musique), dont il a été le responsable artistique et le président de 2003 à 2009. Comme musicien, Daniel Matej a coopéré avec des musiciens comme Robert Aitken, Noël Akchoté, Gavin Bryars, Hugh Davies, David Gramm, Christian Fennesz, Beth Griffith, Anne La Berge, Jean-Marc Montera, Norbert Möslang, Günter Müller, Cris Newman, Oto Yoshihide, Zoltán Rácz, Steve Reich, John Rose, Elliot Sharp, Miki Skuta, Daan Vandewalle, Marián Varga etc. Sa musique été jouée par Arcana Ensemble, Michael Blake, David Dramm, Figura ensemble, Zoltán Gyöngyössy, Hilliard Ensemble, IVES ensemble, Zygmunt Krauze, Anne La Berge, Musica aeterna, Musica falsa & ficta, Požoň sentimentál, Opera aperta, Slagwerkgroep Den Haag, John Tilbury, Daan Vandewalle, VENI ensemble etc. Suite à sa coopération avec des plasticiens slovaques et étrangers, plusieurs installations acoustiques ont été réalisées. Les oeuvres de Daniel Matej sont régulièrement présentées en Slovaquie et à l’étranger et sa musique existe en CD disponibles en Slovaquie et à l’étranger. Traduction : Viktóra Ballová
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Anna Strachan Le rapport — prose
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Monika Kompaníková Mantis — prose
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Peter Krištúfek Saint Nobody — prose
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Ján Mičuch Johan Lehotzki — prose
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Ján Gavura — poésie
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Ján Buzássy — poésie
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Marián Milčák — poésie
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Peter Milčák — poésie
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Dalimír Stano — poésie
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Peter Bilý — poésie
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Peter Staríček — poésie
Juraj Briškár Le Retour à l’incompréhensibilité — prose
illustration
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Erik J. Groch L’Histoire Tom — prose
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Stanislav Rakús La ville, la vue d’ensemble — prose
D’une révolution à une évolution Ján Gavura — résumé
Martin Tomori
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littérature
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Karol Horváth Je n’ai plus rien — prose
prose
Karol Horváth
Sur la colline, devant une villa somptueuse, est garée une grande voiture tout terrain. À l’intérieur de la voiture, il y a un homme aux épaules larges. Ses mains sont librement posées sur le volant. Concentré, il regarde devant lui. C’est la matinée et il commence à faire très chaud. Le moteur de la voiture est au point mort. L’homme porte un costume de couleur foncée. La couleur de la voiture est foncée aussi. La route goudronnée descend en pente raide en direction de la ville. Dans l’ombre d’un petit bois entourant la route, quelque part à mi-chemin, un petit point foncé ressort. L’homme assis dans la voiture se penche un peu en avant. Il regarde devant lui, concentré. Il tourne la tête dans la direction de la villa. Il écoute. La contraction de ses muscles diminue. L’homme regarde de nouveau devant lui. Un petit garçon au vélo tout terrain s’approche en direction de la voiture. Il s’appuie sur le guidon et pédale de toutes ses forces. Sur ses jambes fines, des muscles tendus sont déjà visibles. Il arrive au petit terrain plat devant la villa. Il s’arrête devant la voiture, descend du vélo, tourne sa casquette en arrière et, de la main, essuie les gouttes de sueur qui coulent sur son front. Il regarde l’homme au volant. Il passe devant la voiture en poussant le vélo. Il s’arrête devant la portière du côté chauffeur. Il lève le bras et frappe sur la vitre du dos de la main. L’homme appuie sur le bouton du lève-vitre automatique à côté du volant. La vitre descend en silence. L’homme tourne la tête et regarde le garçon d’un air hautain, sans dire un mot. Le garçon a sept ans environ. Il est petit, blond, il a les yeux bleus. Sa tête, renversée en arrière. « Salut ! » dit le garçon au chauffeur. Celui-ci se tait. Il regarde le garçon. « Demain je vais à l’école », dit le garçon. Le chauffeur se tait encore. « Madame le médecin m’a dit que demain je pouvais reprendre l’école »,
continue le garçon. « Tu étais malade ? » demande le chauffeur. « J’ai bu de l’eau froide. Mais là, je suis guéri. Maman m’a permis d’aller faire un tour de vélo. C’est ta voiture ? » demande le garçon et, en faisant très attention, il pose son vélo dans l’herbe à côté de la voiture. L’homme réfléchit à peine un instant. « Oui, elle est à moi », dit-il. « Pas mal. Tout terrain. Moi j’ai un vélo tout terrain. C’est mon père qui me l’a offert pour mon anniversaire », dit le garçon. Il enfonce sa main droite dans la poche de son short. « Tu veux voir un truc ? » demande-t-il et il sort un lance-pierre de sa poche. « J’ai fait la fourchette tout seul. Du bois de frêne », il frappe de l’index sur le corps du lance-pierre. « La bande élastique, c’est mon oncle Milan qui me l’a donnée. Ça vient du camion. D’un vieux pneu. Mon oncle Milan conduit un camion. Et ça, le truc pour mettre des cailloux, c’est aussi moi qui l’ai fait tout seul. Avec une languette de chaussure. Si jamais je me fais arrêter par des Tsiganes, il suffit juste d’un petit caillou, et ils s’enfuient tout de suite », dit le garçon et de l’autre main, il sort une poignée de cailloux. « Le tir est exact ? » demande l’homme. « Oui, il est exact. Hier j’ai tiré sur le chien d’un voisin. J’ai touché sa patte arrière », dit le garçon. « Tu tires sur des chiens ? » « Que quand ils aboient après moi. Je l’ai toujours sur moi. Je l’avais même chez le docteur », dit le garçon ; il range le lance-pierre avec les cailloux dans sa poche. « J’ai un pistolet chez moi. On dirait un vrai. Ça fait un sacré bruit et des étincelles. C’est à capsules. J’en achète dans les magasins de jouets. Ça fait peur aux Tsiganes », poursuit le garçon. « C’est un bon vélo. Il suit bien le terrain. Tu vois la corde épaisse ? » continue le garçon et montre de la main l’amortisseur dans le cadre du vélo. « Mais devant il n’y a pas de système de suspension.
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brusquement la portière. Elle cogne le garçon. Le garçon tombe avec le vélo sur la route. L’homme met la main sous sa veste. Tout en courant, il sort un pistolet et, sans viser, il tire deux coups sur l’homme devant la villa. À la bouche de l’arme, il y a un silencieux. On n’entend presque pas les coups de feu. L’homme devant la villa tombe à terre. Ses mains et ses jambes sont agitées par des secousses, brusquement. Le chauffeur s’incline et, accroupi, il court vers le petit mur près du portail. Il se baisse et, prudemment, regarde derrière. De la villa, sortent deux autres hommes habillés en costumes foncés. Quand ils passent près de l’homme couché par terre, l’un des deux s’arrête. Il lui tire un coup dans la tête. On voit sur les dalles du petit chemin, sur la pelouse qui a été tondue récemment, des morceaux gris du cerveau se disperser, l’os cassé se briser et un brouillard de sang tomber. Le chauffeur se lève de derrière la muraille, passe à côté du garçon et saute dans la voiture. Le moteur accélère brusquement. Deux autres hommes montent aussi dans la voiture. Ils ferment bruyamment la portière. La voiture démarre brusquement. Des gravillons sont projetés de dessous les pneus. Avant la pente, sur le petit terrain plat, la voiture s’arrête d’un coup. Elle attend un moment. D’un coup, elle fait un demi-tour très rapide en direction de la villa. Elle s’arrête à côté du garçon. Il s’est déjà relevé. Dans ses petites mains, il tient le guidon de son vélo et, la bouche ouverte, il regarde en alternance la voiture et la pelouse devant la villa. Le chauffeur sort de la voiture. Il le regarde un court instant dans les yeux. Puis il sort le pistolet de sa veste et lui tire un coup dans le front, juste au-dessus de la racine de son nez. À l’endroit où on ne voit qu’à peine se dessiner la petite ride. L’homme se retourne, remonte dans la voiture. La voiture prend brusquement la direction de la ville. Dans les vitres se reflète le soleil de midi. Puis la voiture se perd dans les ombres du petit bois.
Karol Horváth (1961) est un prosateur de la génération précédente qui a publié trois recueils de contes : Charles D. Horvath (Karol D. Horváth, 2005), Charles D2 Horvath (Karol D2 Horváth, 2005), Charles 3D Horvath (Karol 3D Horváth, 2006). Il se consacre aussi au théâtre, surtout comme dramaturge. Ses proses sont un mélange du réalisme et d’irrationalité aboutissant souvent à une situation décrite comme tragicomique et grotesque. Il prête autant d’attention à la description de la réalité qu’à la liberté linguistique de l’œuvre. Traduction: Anna Višňovská et Caroline Crépiat
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Je n’ai plus rien
Hier j’ai appris à rouler sur une seule roue, la roue arrière. Tu veux voir ? » Le garçon lève le vélo et monte dessus. L’homme se penche un peu sur la vitre de la voiture pour mieux voir. Le garçon appuie sur les pédales. Il secoue des bras, la roue avant se lève un peu. Le garçon fait un demi-tour sur le petit terrain plat et recommence. Mais cette fois-ci non plus, il n’y arrive pas. Le garçon freine brusquement devant la voiture. « Je dois apprendre à faire encore mieux », dit-il. « C’est un VTT », dit l’homme ; de sa main droite, il allume la climatisation sur le tableau de bord. « Tu as fait quoi ? » demande le garçon. « Je viens de mettre la clim’ », répond l’homme. « C’est une bonne voiture », dit le garçon, un ton de connaisseur dans la voix. Au-dessus de son nez, se dessine une petite ride à peine visible. « Oui », répond l’homme. « C’est mon père qui me l’a offert pour mon anniversaire », dit le garçon et il lui montre de nouveau son vélo. « Mon père est cuisinier. Maman est responsable d’une boutique. On y vend des casseroles pour faire la cuisine. Mon père a dit : au moins deux bonnes moyennes sur le bulletin, et puis on achète le vélo », dit le garçon. « Et tu en as eues combien ? » demande l’homme. « De quoi ? » « De bonnes moyennes. » Le garçon hausse les épaules : « Deux. » L’homme sourit. « Je sais conduire sans tenir le guidon », dit le garçon ; il relève le vélo et pédale de nouveau vers ce bout de terrain plat. Il fait demi-tour, accélère et lâche le guidon. Il passe tout près de la voiture, reprend le guidon, fait demi-tour et roulant en roue libre il retourne vers le chauffeur. Il freine. Je me débrouille pas mal », dit-il. « Oui », confirme l’homme. Le garçon fouille dans ses poches. Après il dit : « C’est tout. Je n’ai plus rien. » La porte d’entrée de la villa s’ouvre brusquement. Un homme en sous-vêtements sort ; il est couvert de sang et vacille. Il a un revolver à la main. Il tourne la tête en direction de la villa. Il s’approche du portillon. Le chauffeur ouvre
{ Erik J. Groch
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Ohé et Voilà se sont arrêtés. Ohé a cessé de souffler dans le brin pour mieux entendre d’où de tels bruits, ressemblant à des notes de musique, à des lettres de l’alphabet, pouvaient provenir, et qui pouvait bien les proférer. En plus de cela, ils étaient curieux tous les deux de savoir quelle était la seule chose qu’ils ne pouvaient pas perdre. La chanson provenait du centre même d’où provenait la Chanson. Là où il y a des tronçons d’arbres, où il n’y a pas de chemin, où il n’y a rien que l’on pourrait qualifier de joli, la Chanson doit être le centre de tout, elle doit être l’endroit qui ressemble à une étoile ou une clairière oubliée et entourée de verdure en fleur. « Je crois que nous sommes quelque part au bout du monde. Ou quelque part au centre du bout du monde », a dit Ohé et il a montré du doigt le paysage autour où, au fur et à mesure, des tronçons d’arbres et des clairières se confondaient et se transformaient en lande de touffes d’herbe pâles et pointues. À la fin, les brins secs, grisâtres, ont disparu eux aussi, le paysage autour d’eux a changé en désert. Dans ce désert, il n’y avait rien, ce n’était qu’un paysage infini, sablonneux, avec un grand soleil à l’horizon. « Il paraît » a-t-on entendu dire Voilà, « qu’il n’y a rien par ici. Que du sable. » « Ce n’est pas qu’une apparence », a dit Ohé. « Il n’y a vraiment ici que du sable. » « Moi je ne suis pas rien », a dit quelqu’un d’une voix sablonneuse. « Je suis le Sable. » « Biensûr », a dit Ohé. « Je n’avais pas l’intention de vous vexer. C’est que je ne savais pas que vous saviez parler. » « Naturellement que je sais parler », a dit le Sable. « Dans le temps, à cet endroit, il y avait des jardins et dans ces jardinslà se sont promenés des milliers de garçons et de filles qui se sont chuchoté des mots sans équivoque. Et… qui se sont même embrassés. Si vous me permettez de telles allusions. »
« Non, non, ce n’est pas grave », a dit Ohé dans l’embarras, les joues rouges. Il n’avait pas l’habitude d’écouter le sable parler d’amour. « Ben, monsieur le Sable, excusez-moi, mais il n’y a plus rien à part vous par ici ? Ou plus personne, je veux dire ? » « J’ai entendu dire qu’au milieu du désert il y avait quelque chose ou quelqu’un », a dit le Sable. « Suivez la Chanson. Vous l’entendez, n’est-ce pas ? » « Bonne nouvelle », a dit Voilà et elle se mit à balancer des hanches au rythme de la chanson, comme une ballerine de sable. « Alors, merci beaucoup, Monsieur le Sable. On doit continuer. Et au revoir. » « Chez nous, on dit au vent. À vrai dire, sans le vent, dans le désert, on ne pourrait pas bouger. » Ohé et Voilà ont repris la route, même si autour d’eux il n’y avait pas de route. Elle n’était faite que de leurs propres traces qu’ils laissaient derrière eux, des traces qui restaient dans le sable. Le soleil était brûlant, Ohé et Voilà avaient de plus en plus soif et par moments on avait l’impression qu’ils allaient même être obligés de quitter cette histoire et de rentrer chez eux, mais soudain, quelque chose a surgi à l’horizon devant eux. Ou c’était plutôt quelqu’un. Le son devenait de plus en plus fort à mesure qu’ils s’approchaient d’une chapelle de sable, à l’intérieur de laquelle la Chanson se déchaînait. La chapelle était vide, il n’y avait rien dedans, sauf la Chanson qui retentissait tel un vieux rouleau à vapeur. « Si on entend la chanson, c’est qu’il y a quelqu’un, c’est sûr. Quelqu’un qui chanterait la chanson », Ohé a jeté un coup d’œil à l’intérieur de la chapelle. « On devrait peut-être se présenter », a chuchoté Voilà. « Ainsi, on verra au moins où nous en sommes. » « Ohé », a dit Ohé. « Enchanté », a-t-il ajouté et il a tendu la main. « Tom », a-t-on entendu dire une voix basse et grave dans la chapelle, qui a interrompu la chanson un court instant. Mais l’intérieur de la chapelle est resté vide comme avant, il n’y avait personne pour serrer la main d’Ohé. Ohé l’a alors remise dans sa poche. « Voilà », a prudemment chuchoté Voilà, mais en laissant ses mains dans ses poches, elle s’est inclinée un peu comme on s’incline devant quelqu’un que l’on entend, mais qu’on ne voit pas. « Tom », la voix qui ressemblait au grincement d’une porte s’est présentée encore une fois. « Mais vous pouvez m’appeler comme vous voulez », a dit la voix. « Sable, Mathieu, Chèvre, Argile, Étoile, Pierre, comme vous voulez. Peu importe. » « Et puis-je vous appeler Chanson ? », a demandé Ohé. « Bien sûr. Appelle-moi Chanson. Cela m’est égal », a dit Tom. « Marc, Mouton, Source, Univers, Pluie, Rivière, Herbe, Sandman, Parole, appelez-moi comme vous voulez », a dit Tom, et, imperceptiblement, il s’est retourné et a repris sa chanson, celle qui les avait amenés jusqu’à la chapelle. Il y a une seule chose que tu ne peux pas perdre Et c’est cette sensation Ton pantalon, ta chemise, tes chaussures, tu perdras toutes ces choses
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L’Histoire Tom
Il y a des jours où toutes les histoires sont encore plus ennuyeuses que de marcher pieds nus dans l’herbe. Ohé et Voilà ont marché pendant presque toute la matinée pour quitter la Ville polluée de béton et de bitume. C’est à midi que, devant leurs yeux, les premiers brins ont apparu dans le vieux bitume. Ohé a cueilli un brin, un brin léger comme l’air, et il l’a courbé entre son pouce et son index. Ensuite, il a donné un coup de bâton sur la chaussée, mais le coup n’a pas laissé une seule trace sur le chemin. Ohé et Voilà ont regardé le brin fin et flexible et le bitume que ce brin a dû percer. Comment ça se fait qu’un brin si fin, si doux et faible ait pu percer le bitume dur jusqu’à la surface ? C’est comme si Ohé et Voilà avaient transpercé de leurs mains un coffre-fort en acier. « Ah », a soupiré Ohé en silence. « Quoi? » Les oreilles de Voilà ont bougé. « Non, rien », Ohé a fait un signe d’une main indolente. Par ce geste, il voulait chasser le Soupir qui, à chaque fois qu’il lui arrivait quelque chose de mystérieux, avait l’habitude de pousser un soupir lui-même comme si en Ohé habitait un autre Ohé. Il a tendu le brin avec ses doigts, a apposé sa bouche contre le petit trou au milieu du brin et s’est mis à souffler dedans, encore et encore, jusqu’à ce que son souffle fasse advenir… une chanson lente, berçante et insistante, et il continuait son chemin d’un pas lent, au rythme berçant de la chanson. « Il existe une seule chose que tu ne peux pas perdre. »
Mais tu ne perdras pas cette sensation Tu peux jeter cette sensation à la poubelle Tu peux la fouetter comme un chien Tu peux la couper en morceaux comme la vieille souche d’un arbre Mais à chaque fois tu la reverras Quand tu rentreras chez toi Il suffit que tu l’accroches une fois sur le mur Tu n’arriveras plus à la décrocher Il y a une seule chose que tu ne peux pas perdre Et c’est cette sensation-là Au mont-de-piété tu peux mettre ta montre ou ta chaîne Mais pas cette sensation-là Elle te revient à chaque fois et toujours elle te retrouve Elle t’entend quand tu pleures Je ferai une croix sur ma jambe de bois Et je jure sur mon œil de verre Elle ne te quittera jamais Elle ne te laissera pas partir C’est plus dur de se débarrasser de sa croix que de se débarrasser d’un tatouage
La Pluie a lavé le bassin de la Rivière, le long de la Rivière poussait l’Herbe, dans l’Herbe était Sandman qui rêvait ses étranges rêves de sable. Et tout au bout, ils ont rencontré la Parole qui prononçait des mots innombrables. Tous les mots se rejoignaient en une seule Chanson qui les accompagnait sur la route comme quelqu’un qui n’avait pas de corps, qui avait juste une voix, grinçante comme un rouleau à vapeur, toujours le même chant : « Il y a une seule chose que tu ne peux pas perdre. »
Mantis
Ohé et Voilà étaient déjà tout près de leur maison. Mais là où au début de leur chemin ils avaient laissé une lande, il y avait déjà le désert. Tout était plus loin, tout avait bougé entre temps. Le désert entourait la Ville et, là où jadis se trouvait la Place, poussait une chapelle de sable, la même que celle où ils avaient entendu la Chanson qui leur avait fait quitter la Ville. Les murs de la chapelle poussaient comme des fleurs du désert entre de grands immeubles. Des fondements de la chapelle, de ses murs qui poussaient doucement, s’élevait un chant tout bas, à peine audible –
Quand avant de m’endormir, j’ai ouvert le livre avec l’histoire de Tom, toutes les pages du livre et les lettres aussi sont devenues du sable entre mes mains. J’ai regardé un instant le petit tas de sable devant moi. « La montagne, le fond de la mer, le soleil, le désert, les lettres de l’alphabet, peu importe », ai-je ainsi pensé pour moi-même. Prudemment, j’ai plongé mon index dans le sable doux – et j’ai commencé à écrire.
C’est cette sensation, la seule chose Que tu ne peux pas perdre Ohé et Voilà rentraient chez eux en suivant leurs propres traces. Ils marchaient dans le sable, ils ont croisé le berger Mathieu, la Chèvre, beaucoup plus tard l’Argile qui avait remplacé le Sable, l’Étoile au nord du ciel qui les guidait à la maison quand la nuit est tombée, la Pierre au pied de laquelle ils se sont un peu reposés. Le lendemain matin, ils ont rencontré le Mouton qui s’est joint à eux et quand on commençait à croire qu’ils allaient tous désespérément mourir de soif, ils ont croisé la Source qui les a abreuvés. Tout autour, il y avait l’Univers dans lequel se créaient les nuages et d’où tombait la Pluie.
Erik Jakub Groch (1957) est le personnage essentiel de la poésie slovaque après la Révolution de velours (après 1989). La sélection de ses plus beaux poèmes est éditée sous les noms La Deuxième naïveté (Druhá naivita), Poèmes et histoires nouveaux et chosis (Zobrané a nové básne a príbehy, 2005). La métaphore de La Deuxième naïveté reflète un retour vers une vue claire et simple des choses, sans la complexité des relations entre les humains, la nature et Dieu. Groch est un auteur qui connaît aussi le succès avec ses contes dont le plus connu est celui intitulé Le petit flâneur et Claire (Tuláčik a Klára, 2002). L’extrait Tom vient du livre Abé, Tiens et Cie (Ábé, Aha a spol.) avec le sous-titre Les contes de fées pour les enfants d’indigo (2009) où il montre une nouvelle image des histoires et des contes de fées pour la nouvelle génération d’enfants ayant un autre regard sur la réalité, en particulier la relation entre le monde spirituel et moderne – un phénomène nommé « enfants d’indigo ». Traduction: Anna Višňovská et Caroline Crépiat
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« Il y a une seule chose que tu ne peux pas perdre. » Il y a une seule chose que tu ne peux pas faire C’est perdre cette sensation Tu peux la balancer d’un pont Tu peux la mettre au feu Tu peux la léguer sur un autel Elle te culpabilisera toujours de tes mensonges Tu peux la laisser tomber dans la rue Tu peux la laisser tomber Tu dis que tout ça n’est que faire la morale Mais moi je sais que ça, c’est la religion
Au bord du comptoir, dans un bol couleur argent, il y a quelques clés assorties de porteclés. Une femme en prend une, sourit au serveur comme en s’excusant et sort par le petit couloir donnant dans une petite cour. Dans la cour, des gens fument, adossés à la porte, mais dès qu’ils entendent le bruit du porteclé, ils s’écartent pour que la femme puisse ouvrir la porte. Eux aussi, ils viennent souvent chercher leur clé au comptoir. La femme est jeune et maigre, rien d’extraordinaire. Personne ne se retourne sur elle, ni quand elle trébuche contre une petite marche à l’entrée, ni quand elle toussote pour couvrir son faux pas. Elle descend l’escalier à pas prudents, sur la pointe des pieds tel un jeune voleur. Les bruits qui sortent du café s’estompent à chacun de ses pas, les verres tintent en silence, les gens chuchotent des mots à voix basse. Un miroir est accroché sur la porte des toilettes des dames, la femme s’arrête devant, se penche un peu et se lisse les cheveux. On voit sur son visage des taches rouges dues à la consommation de café, quelques pellicules de peau sèche s’en décolleront demain. Le petit groupe de gens dans la cour s’écarte de nouveau pour libérer l’entrée à une autre femme. C’est une quadragénaire, elle insère violemment la clé dans la serrure et pousse la porte du genou. Pressée, elle descend les marches comme si elle n’en pouvait plus, mais elle s’arrête devant le lavabo, et elle ouvre le robinet, et fait couler l’eau. Elle n’a pas envie de faire pipi, elle laisse couler l’eau à fond, et s’appuie sur le lavabo. Les femmes sont très laides quand elles pleurent et elle ne veut pas que les gens la voient dans cet état. Les hommes qui pleurent sont encore plus moches, mais un homme qui pleure, ça ne se voit pas. La femme crache avec fureur dans le bac du lavabo qui se remplit d’eau. Elle essaie
d’observer la salive qui tourbillonne, mais la salive se dilue et disparaît dans le tourbillon avant même qu’une image nette ne se forme à travers les larmes et l’alcool. « P-pardon, vous permettez ? », s’excuse-t-on derrière elle, d’une voix très fine. « Hein ? » la femme jette un regard surpris par-dessus son épaule et met un peu de temps pour se rendre compte de ce qui se passe. L’alcool lui fait tourner la tête, tout lui semble encore flou à travers ses yeux mouillés, son regard est assez vide. La jeune femme qui patiente derrière elle tient ses mains en l’air, on voit qu’elle a dû lever la lunette des toilettes, ses doigts sont écartés comme s’ils avaient été contaminés. « Ah, OK ! » la femme qui pleure comprend enfin et se pousse. « Excusez-moi, j’ai un peu… », sa voix se met à trembler, elle est au bord des larmes et devient laide de nouveau. Elle vacille un peu, elle doit s’appuyer contre le mur. « Ce n’est pas grave. Vous allez bien, Madame ? » les mains de la jeune femme, qu’elle fait mousser avec soin, se collent et se décollent, on dirait qu’ une telle hygiène les fait baver de gourmandise. « Tout va bien ? » demande encore la jeune femme et réduit un peu le débit de l’eau en tournant le robinet. « Vous avez un homme ? » demande la femme à la jeune, puis elle se décolle du mur et enfin elle finit par se répondre à elle-même : « Bien sûr que non, hein ? Vous êtes trop jeune. Ou bien, ça se peut que vous en ayez un… que vous ayez un mec, un petit étudiant, mais un homme… » « Un homme ? » « Un Homme, oui ! Un vrai! qui sait réparer un réfrigérateur, qui se bagarre un peu de temps en temps, bref, un
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« Alors, dites, Tereza, vous l’imaginez ? Quelle vie ! Enfin ça, c’est mon problème, quelle conne j’étais quand j’étais jeune ! J’ai cru à ses belles paroles, Tereza, parce qu’un intello, ça sait bien parler. Mais pour moi c’est comme écouter un curé parler latin. Vous y croyez, vous ?! » dit la femme et puis son regard glisse sur la courbe du plafond. Au même moment, quelqu’un met la main sur la poignée et pousse la porte avec la pointe de sa chaussure. La femme met de la mauvaise volonté à s’écarter, laisse passer deux jeunes étudiantes qui entrent en rigolant et regarde Tereza, pleine d’espoir. « Je… je devrais peut-être vous laisser », hésite Tereza, mais elle ne bouge pas finalement. Les filles jettent un coup d’œil vers elle et d’un coup, elles cessent de rire et de se donner de petits coups de coude, Tereza a soudain honte devant elles comme si c’était elle qui avait bu, comme si c’était elle qui roulait des yeux, des yeux maculés de fard à paupières noir. D’un coup, même si elle vient juste de la croiser dans les toilettes, même pas dix minutes avant, elle se sent responsable de la pauvre femme, de son air pitoyable. Elle devrait lui essuyer les joues, l’accompagner à sa table et écouter son discours confus. Elle vérifie combien d’argent elle a. Tereza a l’habitude de porter le fardeau des soucis des autres sur ses épaules sans qu’on le lui demande, sans que l’on vienne se plaindre à elle, très vite elle éprouve de l’empathie pour le moindre misérable et ressent profondément chaque malheur que l’on peut rencontrer dans une vie. Il lui suffit de n’avoir entendu rien qu’un dialogue dans un tramway ou d’apercevoir un ivrogne. À chaque fois que quelqu’un pète à côté d’elle, elle rougit tout de suite, de même quand quelqu’un dit quelque chose d’inconvenable ; elle s’excuse à table si elle fait une tache sur sa chemise et en plus, elle a constamment honte face à Dieu pour toutes les fautes de l’humanité. Ce qui la tracasse le plus dans la société, c’est les faux pas, les discours des alcooliques, les discours sur la chose sexuelle, le vin renversé, les éclats de rire bruyants et le fait de rire la bouche pleine et aussi le fait de roter, et puis la pauvreté, les calomnies et les mauvaises odeurs de toute sorte. Elle regarde rarement les gens droit dans les yeux, elle préfère compter les cailloux par terre, ce qui donne l’impression à certains qu’elle leur cache quelque chose, qu’elle a mauvaise conscience. Tereza sait très bien qu’elle ne peut rien faire contre la bêtise, la pauvreté ou le malheur des autres, mais elle est incapable de passer à côté et de ne pas le voir, elle ne se sent pas à l’aise devant les pauvres gens, car elle, elle a une vie convenable et chaste, elle n’a ni de problèmes existentiels, ni de problèmes familiaux, elle n’a pas de vices, ni un passé agité. Excepté son petit ami qui est un peu âgé, elle est toute innocente, mais ce qu’elle ressent envers lui, c’est du sérieux, alors ce n’est pas grave, il n’y a rien d’anormal. Le petit ami de Tereza est un homme déjà d’un certain âge. S’il ne faisait pas d’efforts pour cacher un début de calvitie avec quelques mèches poussant derrière l’oreille, il aurait encore l’air pas mal, il ferait alors plus jeune. Mais lui, il ne s’intéresse pas à la mode, il fait pousser ces quelques cheveux, ces quelques poils, de la même façon que l’avait fait son père. Lui, ce qui l’intéresse, ce ne sont que les insectes, les articles, les films sur la vie des insectes et puis le matériel dont il a besoin pour préparer les insectes morts. Même
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la connaissance de Tereza, il a pu la faire grâce aux insectes. C’était à la bibliothèque, au département de zoologie générale. Une bibliothèque, c’est un endroit convenable pour faire des connaissances du point de vue de la société, un endroit acceptable pour Tereza aussi et curieusement, c’était elle qui l’avait abordé en entamant et en menant la conversation. Entre les rayons des livres, ils se sont timidement échangé leurs numéros de téléphone et également par erreur leurs cartes de bibliothèque et voilà, c’était fait. L’entomologue avait commencé à rendre visite à la fille dans son humble studio en vue de prendre des cours de sciences humaines et, quelques mois plus tard, il y avait ajouté aussi quelques cours d’arts. Pour lui, le visage de Tereza était le comble de la beauté, pour lui, c’était le visage d’une mante. Le visage très triangulaire, aux grands yeux brillants avec de petites pupilles, le visage perché sur un cou mince. Mantis religiosa. Il a vu à l’intérieur de son avant-bras maigre des taches noires aux contours rougeâtres. Si elle avait ouvert les bras, les taches noires se seraient agrandies et étalées comme des yeux, des yeux de papillon, le paon du jour. Les yeux savent séduire, nous faire perdre la tête, nous ensorceler et nous tromper. Quand les taches noires sur son avant-bras auront pâli, il lui en dessinera au rouge à lèvres et au crayon à sourcils sur sa peau blanche. À chaque fois qu’il viendra la voir, il amènera une de ses boîtes d’entomologie, une parmi des centaines. Il se doute de quelque chose, que quelque chose va arriver quand il lui aura montré la dernière boîte. Il en a encore laissé quelques-unes chez lui, les autres il les a déjà déménagées dans le studio de Tereza. Il prend soin de ses boîtes, il les déplace avec soin, enroulées dans une serviette pour ne pas abîmer la toile noire qui les recouvre, il les ouvre avec retenue et en souriant. Parfois, il lui arrive de venir voir Tereza avec un cartable de couleur sombre qui lui sert à transporter sa nourriture spirituelle – des bocaux de chasse propres et soigneusement étiquetés, des pinces, des étiquettes en carton, des aiguilles, de la colle, des petites bouteilles d’acétate d’éthyle, des épingles. Tout est astiqué, bien rangé, en parfait état. Ce cartable, c’est son trésor, son gagne-pain, cet objet lui ouvre les mondes splendides des découvertes silencieuses. C’est avec ce cartable qu’il maîtrise les petits corps de petits invertébrés fragiles, qu’il gouverne sur la douceur de la matière de leurs petits ventres, qu’il est capable de préserver les ailes les plus fines et aussi les élytres chitines des hannetons. C’est avec cette valisette qu’il sait faire en sorte que la pudique Tereza s’attache à lui. La plus grande peur de sa vie et en même temps la plus grande excitation, il la ressentait avec Tereza au lit. Il lui semblait que la moindre caresse le faisait s’approcher à une minute de la mort, un bouton de plus ouvert et il n’avait qu’à marquer une petite croix sur son front. Tereza ne se pressait jamais pour se déshabiller, elle avait honte de son corps devant lui et lui, il ne la forçait pas. Il avait peur d’elle, comme peur de mourir, il avait très peur, mais plus que ça, il désirait une mort lente. Devant lui, sous la couette, Tereza, un dard pointu et courbé sur le front, se transformait en une de ses plus belles mantes. Elle, uniquement, était vivante, elle écartait les mains et secouait ses avant-bras. C’est sous la couette que poussaient sur ses avant-bras de nombreuses apophyses, petites et excitantes, qui le chatouillaient et le griffaient jusqu’au sang, elle clignait de ses yeux rouges grands ouverts d’une façon inquiétante, elle l’intriguait et l’attirait
par une sécrétion épaisse. Il avait peur de Tereza parce qu’elle seule était capable de le tuer, de mutiler son corps, mais il la désirait quand même, car tout ce qu’il n’aurait pu voir auparavant que dans un livre, cet acte, qu’il avait tant étudié et observé dans les films, ça, d’un coup il avait l’occasion de le vivre pour de bon. L’accouplement de la mantis religiosa, avec la même passion, avec les mêmes risques. Il regardait souvent chez lui les films de la BBC, il regardait au ralenti les rares séquences où il y avait le mâle et il se préparait soigneusement à ça, il s’imaginait à sa place. Et il faut dire que lui, il avait du mal à s’imaginer quoi que ce soit, car c’était un scientifique, une tête remplie de numéros, un homme sans imagination. Et elle, auprès de lui, c’était une mante impatiente et affamée. « Voilà, c’est ainsi que vous pouvez finir, Tereza. » dit la femme en se montrant elle-même, le pouce dirigé vers sa poitrine. « Il suffit de faire une seule erreur et vous allez vous bousiller la vie. Sauf si vous vous barrez avant. Un petit café, serveur ! » « Deux. » « Vous est gentille, vous avez quel âge ? » « Vingt-cinq ans. Bientôt. » « Alors le même âge que j’avais il y a à peu près une vingtaine d’années… » dit la femme tout bas et son regard se perd de nouveau dans le vide. « À cette époque, je n’avais même pas de cellulite, j’avais fait du sport, vous savez, des compétitions. Et maintenant, regardez-moi comme je suis – on dirait une grosse vache. Mais les cachets, ça m’aide pas mal, je dors bien, je n’ai pas de problèmes. » Tereza hochait la tête pour montrer son accord. Par moments, elle était un peu à l’ouest, mais juste avant la fermeture du bar, elle a recommencé à écouter attentivement les bruits de la vie sociale. Le bruit des verres, des carafes de vin, de la cafetière, des journaux rangés dans les porte-revues en bambou. Le bruit des gens bruyants, ivres, amoureux, d’un enfant ou deux et d’un chien qui déambule. Le serveur était de bonne humeur. Le corps entier de Tereza était dépassé par la consommation des deux cafés et par la nervosité de la femme malheureuse. « Vous savez, moi, j’avais pensé qu’en épousant un intellectuel, j’allais avoir une vie tranquille, sans disputes, parce que j’ai le cœur malade. Vous n’avez qu’à tenter votre chance… Mais les cachets, ça m’aide. C’est le docteur qui m’en a recommandé. Mais c’est de ma vie que je voulais vous parler. Savez-vous ce que j’en ai fait ? « Euhh. » « Alors, un ennui perpétuel. La vie sociale – zéro. De l’excitation – zéro et bien sûr… », la femme se penche discrètement vers Tereza et lui chuchote dans l’oreille, « la nuit… bah, qu’est-ce que vous voulez que je vous en dise. Vous pouvez l’imaginer vous-même… J’ai dû chercher ailleurs. Mais ça, tout le monde comprendrait. » « Et votre mari, il le sait ? » « Mon mari sait tout, mais ça ne lui fait absolument rien. Lui, c’est un cadavre ambulant, je ne vais pas vous raconter de mensonges. Il évite les disputes, il ne dit pas non, et parfois il ne dit pas oui non plus, il ne s’intéresse à rien. Il a amassé dans la maison des montagnes de bricoles inutiles, des petits appareils et dès qu’il rentre, il commence à fouiller dans son bazar et il lui arrive des fois de s’endormir dessus. Figurez-vous : des épingles piquées sous ses ongles
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de ceux dont on dit que c’est un homme, un vrai. Comment vous appelez-vous ? » « Tereza. » « Vous n’avez même pas un prénom fait pour ce genre d’homme. À mon avis… vous, vous allez finir comme moi. Ne vous vexez pas, pardonnez-moi, ce n’est qu’une hypothèse. » dit-elle à Tereza, et puis, pour s’écarter du lavabo qui commence à déborder, elle arrive à faire un saut assez gracieux, quoique de travers, un saut étonnant. Tereza continue de se laver les mains, elle est très concentrée et ses petits doigts fins sortent du lavabo une touffe de cheveux. Ne vous vexez pas, hein, mais un homme ne risque pas de courir après une femme comme vous. » « Ah, bon ! » « On ne va pas vous chercher à table, Tereza ? Vous avez un joli prénom. » La femme sèche ses larmes, elle secoue ses chaussures bordeaux, quelques gouttes d’eau tombent, et soudain détendue, elle s’adosse contre la porte obligeant ainsi Tereza, qu’elle le veuille ou non, à rester dans cette espèce de cave mal aérée. « Je suis venue seule ici, ne vous inquiétez pas. » « Seule ? Vous lisez un journal ?» « Oui, tout à fait. » « Je l’aurais parié. Vous êtes pâle. Vous portez des lunettes ? Là, sur le nez, vous avez comme deux petites taches rouges » dit la femme et elle fait comme si elle voulait se toucher la racine du nez, mais son doigt va de travers et elle se le met dans l’œil. « Ah, ben voilà ! J’en ai un comme vous à la maison ! » Elle pousse un petit soupir et se tait un instant, elle tourne les yeux quelque part vers Tereza, dans une direction incertaine, son maquillage coule. La femme pense à son époux, ce rat de bibliothèque, elle ne se souvient même plus de son visage ! Cela fait bien longtemps qu’elle ne lui a pas parlé. « On ne va pas vous chercher, alors ? » demande-t-elle de nouveau, le regard toujours absent. «Ah, mais qu’est-ce que je dis encore ! Vous êtes seule ici, c’est ça ? Seule. » se répond-elle à elle-même. Tereza commence à trépigner sur place, d’un coup elle pense à son portable qu’elle a laissé sur la table à côté du café qu’elle n’a pas fini, mais elle n’a pas le cœur à quitter cette inconnue qui lui adresse une telle confiance. La pauvre, elle a besoin de parler, on dirait qu’elle est malheureuse. Elle a bu et maintenant elle s’ouvre à quelqu’un. « Et votre homme ? » « Mon homme ? Cette espèce de salaud ! Quel homme lamentable ! Un docteur diplômé. Mais ça sert à quoi un docteur incapable de réparer un frigo ? Ça sert à quoi, hein ? Vous savez à quoi il passe ses journées ? » « ?? » « Vous pensez qu’il passe son temps à boire dans les bars ? Ah non ! il est à la maison, il décortique des insectes toute la journée ! Des heures entières ! Avec une petite pince ! Imaginez, un type avec des doigts de gonzesse ! » Tereza sourit. Elle s’imagine très bien de quoi la femme parle. Elle en connaît un comme ça, plus précisément elle en fréquente un, mais elle n’est pas tout à fait sûre de bien le connaître. Il est calme, patient, curieusement ingénieux et attentionné. Elle se retrouve en lui. Il est intelligent. Il sait dire de belles paroles, il sait dire de beaux mensonges.
Tereza ne la croit pas non plus parce qu’une vie si tranquille lui plairait. Cette vie lente, silencieuse, aimable qui se tourne et se retourne d’un côté à l’autre. Pas besoin de trop parler, de tout expliquer, d’argumenter sur tout, de tout planifier et pas besoin de se presser. Juste découvrir au fur et à mesure des beautés cachées, se laisser découvrir. Gratter petit à petit chez l’autre les sédiments de ses craintes, de sa pudeur et de sa modestie. Laisser à côté de soi une place et attendre que quelqu’un nous rejoigne tout seul, écouter sa respiration, ses pensées, l’écouter s’ouvrir peu à peu, écouter et déchiffrer son propre langage. Ne pas forcer, ne rien presser, ne pas courir. Ne pas combattre. Apprécier les moindres choses. Passer son temps à paresser et à prendre du poids, prendre de la matière. Avoir la conscience tranquille. Ça, c’est une vie pour Tereza. « Peut-être que vous ne savez pas vivre autrement. » « Peut-être. Je m’y suis habituée, mais il m’arrive que ça me prenne, et puis vous imaginez le reste. Tout d’un coup, la fureur me prend et j’ai envie de casser quelque chose. Une assiette ou un truc comme ça. Ou ses petits flacons à lui. C’est les cachets qui m’aident. Et puis, boire de temps en temps un petit verre d’alcool fort, ça me fait du bien. Vous voyez ce que je veux dire, Tereza. Une telle fureur. J’en ai parfois des étincelles dans les yeux. Mais ça ne sert à rien
tout ça, avant que je fasse quelque chose, la fureur me passe. Ça vient et puis ça passe. Je n’ai pas de volonté. » « Et peut-être que vous ne savez vraiment pas vivre autrement, que vous ne le voulez pas. » « Que je ne le veux pas, moi ?! Je le veux, mais je ne sais pas comment faire, je n’en ai pas la force. Vous savez, mon cœur n’est pas en bonne santé… » « Mais, si on veut vraiment quelque chose, on peut y arriver, non ? » « Non. » « Vous avez peur ? » « Peur de quoi ?! Je devrais avoir peur de quoi ? De ce salaud que j’ai chez moi ? Hein ?! » « Et alors ? » « Et alors quoi ? » « Faites quelque chose. » « Ben… Et si jamais je restais seule ? Je suis malade, je ne peux pas… Je ne serais plus en sécurité. » « Et maintenant vous vous sentez en sécurité ? » « Euhmm. » La femme a regardé dans le lointain, la petite cuillère dans sa main est restée coincée à mi-chemin vers ses lèvres gercées. Ses yeux sont redevenus humides. Tereza, réagissant rapidement, sort un mouchoir. En attendant que la femme soupire, regrette, les mains sur la poitrine, Tereza cherche du regard le serveur. Elle a soudain très envie de rentrer chez elle en courant et d’ouvrir toutes ces boîtes noires et, une fois qu’elles seront toutes ouvertes, elle a envie de les étaler autour d’elle, de les prendre dans les mains une par une et de regarder leurs contenus. Elle caresserait de ses yeux des carapaces de hannetons, elle compterait les segments de leurs pattes dures et pétrifiées, elle se bénirait avec les mantes et elle attendrait ainsi un autre courrier, une autre leçon d’entomologie. Quel monde splendide il lui a fait découvrir ! Quelle beauté ! Personne ne l’aurait cru. « Je paie ! » dit-elle en faisant signe au serveur et laisse de la monnaie sur la table. Elle aide la femme à se lever et à mettre son manteau, elle la prend par les épaules, fait un sourire au serveur comme pour s’excuser et sort avec la femme, dans la cour. « Accompagnez-moi jusqu’à l’arrêt de bus, Tereza, je vous en prie. » « Tereza, je dois te montrer quelque chose, aujourd’hui est un bon jour. Regarde ce que j’ai trouvé », lui dit-il, encore à la porte. Dans sa main, il a une cassette vidéo. « La BBC, c’est de la qualité. Des vues de haut, d’en bas, de l’intérieur, tout. Personne ne sait faire mieux. Tu vas voir ! » Il lui donne la cassette, se déchausse et s’allonge sur le canapé. « Tu vas voir plein de choses ! » La cassette a bourdonné, les petites lumières se sont allumées et sur l’écran est apparu le corps verdâtre allongé d’une femelle de mantis reliogiosa. « Magnifiiiique ! » soupira-t-il en s’approchant de la fille. « Gigantesque. » « Attends, un mâle va arriver, le même que j’ai dans la boîte. Celui que j’ai est plus petit. Regarde, tu vois les taches. » La femelle écarte les pattes pendant un petit moment et donne à voir une tache rouge et noire. « On dirait qu’elle est indécise, un peu. » « Ouais. » Tereza se remue et tend son cou vers l’écran.
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« Qu’est-ce que tu as là, ma petite Tereza ? » demandet-il avec étonnement, lorsqu’elle bouge et lui donne à voir ainsi son avant-bras nu. « Ce n’est pourtant pas moi qui te l’ai dessinée, fais voir. » Il essaie de frotter la peau avec sa main, mais la tache ne part pas. « Ce n’est pas un dessin ! C’est de l’eczéma ou une allergie ou un truc comme ça. Ça ne te fait pas mal ? » « Non, ça ne me fait pas mal, qu’est-ce qui devrait me faire mal ? J’ai dû toucher quelque chose. Chut, je regarde ! » Tereza ne quitte pas l’écran des yeux. Le petit mâle maladroit monte sur la femelle. Tereza a des frissons dans la nuque. Le petit mâle commence à palper la mante, il l’excite avec les épines minuscules dont ses petites pattes plates sont bordées, il lui fait des câlins et tremble comme un être humain. « Ma petite Tereza, montre-toi ! » Les taches sur l’avant-bras de Tereza sont devenues rouges, leurs bords irréguliers se sont confondus, le cœur de chaque tache est devenu sombre et, soudain, Tereza a une paire de beaux yeux en plus. En la voyant ainsi, l’entomologue est trempé de sueur. Tereza cligne de tous ses yeux, on les voit briller à travers la couverture dont elle s’est couvert les épaules, leur regard le brûle, lui, il a peur. Jusqu’à présent, il ne voyait cela que dans ses rêves, ces yeux palpables, inoubliables. La mante sur l’écran montre son petit ventre. « Ma petite Tereza… » Les yeux rouges l’attirent, le séduisent, ils lui promettent une récompense si jamais il trouve du courage. C’est le bon moment, disent les yeux en clignotant. Tu n’as plus aucune boîte à apporter, voilà pourquoi tu as amené cette cassette vidéo en ayant peur de ne plus rien avoir à montrer. Vas-y, montre quelque chose d’autre à Tereza. Ta femme t’a quitté, elle a dit que tu étais nul, qu’elle allait chercher de la sécurité ailleurs, qu’elle aille où elle veut ! Oublie-la et croque la vie ici et là à pleines dents. Regarde celle-ci, comme elle est belle, comme elle te désire. Vous avez attendu cela tous les deux si longtemps, tu l’as tellement désirée. Les ronds rouges se décollent de la peau de Tereza, ils se colorent en carmin, ils tournent comme des manèges. Elle tremble, vasy, tu n’as qu’à la prendre ! s’écrient les yeux. Le petit ventre de la mante fait bouger de bas en haut le mâle qui hésite. « Ma petite Tereza. » Le mâle dresse sa petite pique : une vue du bas, voici une vue du haut, et il fait ce que la nature lui demande. Deux longues minutes. L’homme a caressé Tereza, il a léché la bouche sèche, il a caressé tous ses yeux, tous les endroits rouges et doux de son corps et elle se laisse faire. Pour elle, cette relation, c’est du sérieux, même encore plus qu’auparavant. Le film la fait fondre. Que le Bon Dieu lui pardonne ! « T’inquiète pas, on fera attention » lui dit-elle en se rendant compte que lui, il est tout en sueur, il tremble, il angoisse, il ne respire presque plus. Elle ne sait pas à quoi il pense.
La mante avec le mâle sur le dos, absorbe ses jus en silence et sans bouger, elle s’apprête. Tout à coup, sans un signe d’alerte, elle serre très fort de ses pattes antérieures le petit corps du mâle, elle enfonce leurs pointes dans son abdomen et avec la force des mandibules, elle lui mord la tête. Le petit corps mutilé bouge encore longtemps après, en faisant couler dans la femelle un liquide rarissime et en même temps devient sa nourriture. La femelle ne laisse pas la pique du mâle se retirer tant que ses mandibules peuvent encore mordre le corps. Les taches rouges de Tereza ont disparu quelques jours après, les blessures sur le cou de l’entomologue ont mis quelques mois à cicatriser, mais il n’a rien à regretter. Il a compris l’accouplement de Mantis Religiosa mieux que personne dans les cercles académiques.
Monika Kompaníková (1979), écrivain. Elle écrit de la prose et des contes. Elle a publié trois livres : un recueil de contes L’endroit pour la solitude (Miesto pre samotu, 2003), une nouvelle Les lieux blancs (Biele miesta, 2006) et un roman Le cinquième navire (Piata loď, 2010) pour lequel elle a reçu le prix prestigieux Anasoft litera. Son écriture se caractérise par des environnements intimes et des personnages introvertis et étranges, qui cachent leurs secrets et déficiences. Le conte Mantis (Mantis), issu de son premier livre, a reçu le prix d’Ivan Krasko : meilleure première publication en slovaque. Traduction: Anna Višňovská et Caroline Crépiat
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et une loupe à la main ! Et moi, je ne peux toucher à rien de ce bazar sinon il ne rentre même plus, il se vexe. Si au moins ça lui rapportait de l’argent, mais là-bas pour l’Académie des Sciences slovaque, ça ne vaut rien. « Mais au moins vous pouvez être tranquille, non ? C’est bien pour votre coeur. » « Tranquille ! Comme au fond d’une tombe ! S’il avait au moins quelques amis, n’importe qui ! Ou une amante, s’il en trouvait une, je serais au moins sûre que je ne vis pas avec un mort. On aurait ainsi au moins une raison de se disputer et de divorcer. Puisque, moi, si je dépose une demande de divorce, elle ne sera pas acceptée, étant donné que lui, on dirait que c’est un ange. Mais dans son cas, ça ne risque pas qu’il cherche à se trouver une amante ! Le pauvre type, il ne saurait même pas où chercher le petit trou ! Il se peut qu’il trouve comment faire dans ses bouquins de merde. » Après son long monologue, la femme souffle un peu et boit quelques gorgées de café. Toute excitée, elle hoche la tête à droite et à gauche et attend de la part de Tereza une réponse adéquate qui serait empreinte de la même colère. Tereza ne la comprend pas tout à fait. « Et vous voudriez que votre mari ait une amante ? » Elle rougit en prononçant le mot « amante », ce mot la conduit dans l’embarras. « Même deux ! Ou un vice, ou quoi que ce soit, qu’il ait une activité, une raison de bouger de sa chaise. Vous savez, c’est un vrai homme que je voudrais avoir. Un homme comme Indiana Jones, un aventurier, un sauveur ! Et non un morceau de chiffon qui se laisse faire, qui se laisse se déplacer d’un endroit à un autre, oui, c’est ça, lui, c’est un vieux chiffon. En plus, il sent la crasse et les produits chimiques. C’est sûrement à cause de ça que j’ai ces maux de tête. » « Et le divorce ? » « Je suis en train de vous dire que ce n’est pas possible. Il n’en veut pas, et non seulement il n’en veut pas, mais en plus il ne dit rien. Et en fait, il n’y a pas de raison. Mais qui est-ce qui pourrait bien croire que je ne peux plus vivre ainsi ? »
‡ Anna Strachan
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qui m’éclaire le cou, j’ai la sensation qu’au moment de ce coucher de soleil, avec une cigarette à la main, je pourrais avoir l’air trop jeune et trop jolie, avoir l’air d’une femme bien et attirante, j’ai la sensation que je pourrais lui plaire. Il m’examine du regard : on parle du nouveau bouquin d’une jeune auteure ukrainienne. On parle d’elle à voix basse, c’est lui qui parle, moi je l’écoute ; et maintenant c’est moi qui lui parle et lui, il regarde derrière moi, vers la fenêtre, par la fenêtre, je m’exprime en mots simples et clairs, lui, il dit des mots compliqués, des mots érudits, il parle la langue de la science littéraire. Ensuite il se tait, je lui offre une cigarette, on se met à table, la table en bois dans la cuisine chauffée par le soleil, on se met face à face, nous fumons des cigarettes, il regarde mon visage, mes cheveux, mon corps. On reste ainsi dans la cuisine jusqu’à la nuit.
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Il dit : on ira à la piscine, il aime bien cette piscine, une piscine cachée dans les bois, à l’origine c’était un plan d’eau naturel, l’eau de la piscine est chlorée et de couleur vert-bleu. Il dit que la piscine est entourée d’une belle pelouse tondue, avec beaucoup de fleurs, les oiseaux là-bas chanteraient, làbas on pourrait lire, lire des livres dans un hamac pendu entre les arbres et prendre une longue douche et faire couler de l’eau sur nos corps. Il dit : on s’achètera une salade de légumes, un pouding aux fraises, de la goulache ou des frites. On n’a qu’à monter l’escalier raide de la petite buvette «Sur des pattes de pie », vous savez comme dans ce conte de fée russe d’autrefois, et désirer quelque chose, il ne nous reste rien qu’à faire chacun son vœu. Il dit : on ira nager un peu, on y passera toute la journée, pour deux euros seulement, allongés en maillots de bain sur nos serviettes et on boira des boissons fraîches jusqu’à ce que le soleil se couche. Après la piscine on rentre fatigués et bronzés, il y a deux petits papiers dans mon portefeuille, deux billets d’entrée. Les cuisses me brûlent, mon visage brûle, je mets de la crème blanche et épaisse. Il fait nuit dans la voiture, il me fait écouter le nouvel album de Blind Boys of Alabama, sans mettre la musique fort. J’ai l’impression que la route est trop large, je voudrais qu’elle soit plus étroite, qu’elle soit entourée de barrières. Et si jamais du gibier croisait notre route ? Si on renversait un cerf et qu’on se tuait ? Cette route a besoin d’une clôture, c’est même nécessaire. La liberté qu’il y a ici, ça, ce que l’on appelle tous les deux « espace », commence à me troubler. Je ferme la boîte de la crème, j’effleure sa main droite posée sur le volant et je ferme les yeux.
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C’est le matin de bonne heure, je lis un mail d’Australie, Lucia y parle de liberté et de jeunesse, d’un boulot magnifique et d’argent sur un compte, de voyages avec un sac à dos. Somnolente et fatiguée, je lis les messages, je lis et je l’écoute, lui, son sommeil, je l’écoute ronfler, je vois son dos nu, je vois une petite pile de livres posée sur la chaise à côté du lit. J’éteins l’ordinateur, j’ouvre la fenêtre et je m’habille en silence. J’arrose quelques fleurs dans le jardin, je feuillette un magazine, je mange deux trois framboises, j’étale une couverture sur le gazon, je mets un parasol au-dessus et je m’allonge. Je ne veux rien ressentir d’extraordinaire, je voudrais juste dormir, dormir longtemps et sans cesse.
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Le rapport
En hiver, il y a quelques années, j’ai écrit un article pour une revue artistique en couleur. C’était ma période d’admiration pour Gustave Klimt, la période où j’aimais bien cultiver les fleurs en pot de toutes sortes sur la fenêtre de l’appartement de ma grand-mère, la période où j’aimais arroser les fleurs tous les matins en pyjama, et ainsi, tenir un jardin botanique privé. C’est en ce temps-là que je me sentais en bonne santé, j’étais contente de pouvoir prendre soin des fleurs, contente d’être responsable. À cette période-là, je lisais beaucoup, je passais des heures à la bibliothèque et je dormais peu. Une fois, c’était après un cours, je lui ai dit que j’allais écrire un article sur le début du XXe siècle, je lui ai demandé des éléments de recherche, je voulais qu’il me donne des pistes. Après le cours, nous sommes allés ensemble à la cafétéria, il a pris un café, moi j’ai mangé des sandwichs, je le regardais attentivement, je l’écoutais parler. Bien sûr que ça lui plaisait, ça lui plaisait que je m’intéresse aux choses qui étaient de son domaine, à lui, le maître de conférences, que je m’intéresse à ce qu’il connaissait si bien. Il m’a invitée à un colloque, c’était dans une petite ville en Slovaquie centrale, le programme me paraissait peu intéressant, j’ai donc passé la plupart du temps plongée dans mes lectures dans ma chambre, au lit, sur le matelas mou. J’évitais les conférences, j’évitais le brouhaha intellectuel qui m’a déçue dès la première soirée, j’évitais les académiciens, leurs discours ennuyeux et leurs vêtements ennuyeux. En rentrant, on a eu un accident. Dans une forêt épaisse, notre voiture est sortie de la route et a heurté un grand sapin. J’ai eu une commotion cérébrale et une coupure dans le cou, lui, il s’est cassé les côtes et l’index de la main gauche. On est sortis de la voiture, on est restés longtemps adossés au capot à se regarder confus et à attendre des pompiers, à attendre quelqu’un qui viendrait essuyer le sang de nos corps. Les policiers qui sont venus ont dit qu’on avait du bol, un bol pas possible. J’ai vomi deux fois. Ensuite j’ai perdu conscience et n’ai repris conscience qu’à l’hôpital, effrayée, dans le lit : une infirmière aux boucles d’oreilles en perles penchée sur moi change ma perfusion. Je m’en souviens : elle parle de neige, de tempête, de mauvais temps et de temps dangereux. Puis je me rendors. En février, je lui fais lire l’article, il l’aime bien, moi, j’aime bien le fait qu’il s’intéresse à moi, à ce que j’écris. Une chose pareille ne m’est jamais arrivée auparavant. Je n’ai eu personne pour m’élever, je n’ai eu personne pour me diriger, personne ne m’a jamais dit comment mieux faire, lequel de mes comptes rendus était pas mal, ou lequel était meilleur, ou si parfois c’était plus nul que nul. Personne ne m’a jamais dit : tes efforts me font plaisir, c’est toi qui me fais plaisir. Avec l’argent que j’ai reçu pour l’article, je me suis acheté une robe aux motifs de paons et de grandes fleurs blanches. Je la porte encore, et je la ressors sentimentalement de l’armoire chaque été. Il rentre avant sept heures. Me voici dans le fauteuil à bascule, je me balance, je regarde le ciel : les chemins blancs que tracent les avions sont pour moi des voies lactées, des sentiers de lait. Je m’adosse contre le frigo couleur argent dans la cuisine, lui, je l’observe, il prend un verre de l’étagère, le remplit d’eau et boit, me tournant le dos. Il me demande ce que j’ai fait, où j’ai été, ce que j’ai fait de la journée. Il est courtois, poli, galant. Tous les jours, les mêmes questions, le même sourire, les mêmes gestes. Je suis en face de lui à quelques mètres, je porte la robe en soie et je sens le soleil
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Sur la terrasse, je prends une chaise, on dirait de la pâte d’amande, de la pâte d’amande sur un gâteau d’anniversaire, je porte une robe légère et large, et j’ouvre le recueil de poésie d’Anna Achmatova à la page 135. À la page 135, il y a une photographie en noir et blanc de la maison idyllique de Slepnice, la maison féerique qu’Anna a habitée un certain temps à l’époque, cette photographie-là m’inspire comme un flux de sentiments insistants, comme une envie de voyages, l’envie de glisser quelques vêtements dans un sac en cuir, ce sac à la fermeture éclair, et louer une villa dans les montagnes pour quelques jours, partir pour une ville d’eau sentant le sulfure, partir pour une ville quelconque de Moravie, ou de Hongrie ou de Slovaquie. Oui, parfois j’ai envie de partir. Toute seule,
sans lui, sans tout ce qu’il y a ici, sans tout ce que l’on vit ou ce que l’on fait semblant de vivre, je partirais, purgée et libre, la tête vide et les poches pleines de futilités, de notes des courses, de bonbons à la menthe, de plumes d’oiseaux et d’autres bêtises. J’aimerais voyager, blottie sur un siège inconfortable dans un car ayant l’air moderne, de grands écouteurs blancs sur les oreilles, je traverserais presque la Pologne entière, l’Allemagne, je passerais des heures dans le car et j’atteindrais le rivage de la Mer du Nord : là-bas j’aimerais mettre un manteau marron à la capuche en fourrure et fumer une clope, prendre du plaisir rien que par le souffle du vent, dans ce vent-là mes yeux larmoieraient et je serais froide, mon visage serait glacial. Mes yeux, glaciaux, mes mains, glaciales. Ce serait certainement une expérience intense, je ne l’oublierais jamais. Nous ne sommes pas unis par le cordon ombilical, entre nous il n’y a pas de lien fort, ça ne durera pas une éternité. Quand je veux, je peux partir, quand je veux, je peux revenir. C’est à moi de décider, c’est à nous de décider. Nous vivons pour ce moment-ci, pour ce laps de temps, on est ici et maintenant. Je suis bien, je suis bien avec lui, c’est sûr, je l’ai même dit à ma grand-mère avant sa mort, je lui ai dit que c’était ça ce que je voulais, que je le voulais exactement ainsi. On mangeait du gâteau au fromage blanc, j’avais une fleur dans les cheveux, une grande fleur que ma grand-mère m’avait glissée derrière l’oreille. Ma grand-mère n’était pas d’accord avec moi, non, je n’ai pas le droit de vivre avec un homme marié, non, je n’en ai pas le droit, peu importe ce qu’il en est de son mariage. À cette époque-là, je croyais qu’elle ne pouvait pas le comprendre, qu’elle ne pouvait pas se montrer compréhensive à mon égard. Que j’étais trop jeune et qu’elle était trop vieille, que c’était impossible pour nous d’avoir le même avis là-dessus. Je l’avais prise dans mes bras et je lui avais dit qu’elle n’avait pas à se faire de souci. Il n’est pas venu à Vienne avec moi pour l’enterrement de ma grand-mère. Il donnait des conférences sur des auteurs praguois d’expression allemande au colloque de Lviv. En descendant du train, j’ai eu l’idée d’aller au parc Prater et d’y acheter un sachet de bonbons colorés et de la barbe à papa, je me suis dit : il faut que je trouve un banc pas loin du Prater, un banc pour moi seule, j’avais envie d’enlever des feuilles mortes de la surface du banc et m’asseoir là-bas, y rester longtemps, jusqu’à la tombée de la nuit et faire mes adieux à ma grand-mère, toute seule. Le banc, je l’ai trouvé, la barbe à papa, je l’ai mangée très vite, les bonbons, je les ai mis dans mon sac et je ne sais plus à quoi je pensais, je ne sais plus à quoi de concret je pensais à part la grand-mère, mais je sais que c’étaient des moments importants, des vagues de calme et de joie alternaient avec le vide, contrastant avec ce décor kitch et varié, les clowns et les manèges, avec le lac sur lequel flottaient des canards jaunes en plastique. Je me souviens d’avoir beaucoup fumé, j’ai fini par me lever vers vingt heures, je me suis essuyé les mains qui collaient dans un mouchoir humide et je lui ai envoyé un texto en disant : je suis bien arrivée à Vienne, le voyage s’est bien passé, tout va bien. Le jour de l’enterrement, il pleuvait. Avec deux voisines de ma grand-mère, on a jeté chacune une rose sur le cercueil. Aucune parmi nous n’a pleuré, on a dit nos au revoir silencieux à la défunte et puis on est allées ensemble au café dont les murs étaient habillés de papiers peints aux motifs de
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fleurs. J’avais envie de vomir, je suis allée aux toilettes et j’ai vomi, je me suis lavé les mains et j’ai mis sur ma bouche de la pommade trop rouge. J’ai vérifié mon portable pour savoir s’il ne m’avait pas laissé de messages, s’il n’y avait pas de message de lui de Lviv. On a commandé chacune un café et une part de Sachertorte, quand une des voisines, Irène, a dit qu’une Sachertorte était obligatoire à un repas d’enterrement, c’est un cliché viennois. L’autre voisine, Leni, a arrangé la barrette de ma robe en dentelle noire et elle m’a demandé si je vivais encore avec cet homme ; ces femmes savaient et, elles, elles me comprenaient. J’ai hoché la tête pour dire oui et j’ai regardé en direction de ce qu’elles regardaient si attentivement : le serveur qui nettoyait des verres et de petites cuillères avec un torchon blanc.
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Une fois, j’ai tenté de partir. J’ai fait ma valise, un taxi est venu me chercher, en taxi j’ai traversé les rues connues, on est passé autour de parcs sombres, on a longé nos bars préférés. J’ai passé trois heures dans le terminal, en observant les avions, j’étais en face d’une grande vitrine de verre, j’étais là-bas, en me triturant les coudes jusqu’à ce que notre vol soit affiché. Après j’ai pris l’avion pour Stockholm. De l’avion j’ai appelé un copain d’antan, j’ai voulu dormir chez lui une nuit ou deux, avant de prendre une voiture de location pour partir pour le nord, pour louer un chalet au bord du lac où flottaient des glaçons sur l’eau. Le copain est venu me chercher à l’aéroport, un bouquet de frésias à la main, ses yeux brillaient, son visage brillait. Le lendemain matin je me suis réveillée dans son appartement minimaliste, sur la table de la cuisine m’attendaient un petit déjeuner, la clé de l’appart, le plan de la ville et un message disant qu’il allait rentrer tard le soir, que la journée à l’hôpital allait être difficile, mais ce soir, ce soir on va se faire une soirée agréable, une soirée avec lui et sa femme. J’ai mangé, je me suis habillée, j’ai boutonné mon manteau, avec soin, j’ai mis un bonnet violet, tout à coup j’avais très envie de ressembler à un cèdre scandinave, j’avais trop envie de sentir le vent et le gel. J’ai visité le théâtre royal d’Igmar Bergman, j’ai passé un moment dans des églises aux panneaux signalant « Svenska kyrkan », accrochés aux portes, j’ai fait une petite balade sur le quai Strandvägen, j’ai regardé de petits bateaux et des yachts, accoudée sur une poubelle, je tremblais de froid et de nervosité intérieure. J’ai regardé les cygnes blancs aux cous minces, les gens faisant du footing habillés en vêtements de sport, leur iPod dans la poche, j’ai regardé les gens du nord, leurs jambes me faisaient penser à celles des biches.
Mon copain rentre vers vingt-deux heures, je suis assise sur le canapé, le regard fixé sur la lampe pendue à un long câble. On dirait que c’est un silence presque parfait, interrompu juste par le bruit de l’ordinateur portable, et le tic-tac de l’horloge. Il me présente sa femme, on se serre la main, on a les mêmes prénoms. Elle dit que ça lui plaît, moi je ne suis pas tout à fait de cet avis, je constate d’un ton sec qu’elle n’est pas la seule Anna sur terre, je lui dis de regarder l’annuaire ou la vignette sur la porte de l’appartement en face. Du coup, elle est gênée, c’est ma réaction qui a provoqué son embarras, puis elle se détend de nouveau, elle dit qu’elle a beaucoup entendu parler de moi, elle dit qu’elle est contente que je sois là. Il me semble qu’elle est sérieuse en disant tout ça, qu’elle est vraiment contente, tous les deux sont contents et c’est cela qui me gêne, ça me gêne de les voir ouvrir le champagne et faire à manger, j’ai l’impression qu’eux, ils sont des enfants, des chiots, et qu’ils dérangent mon calme, ma stabilité. Et pourtant, leur joie de vivre me plaît, m’étonne. Quand Anna prend sa douche, mon ami me demande si tout va bien, si je suis OK, il trouve que j’ai changé entre-temps, que j’ai l’air triste et pensif. Je lui rappelle notre âge, la fatigue et la mort de ma grand-mère. Trois jours après, je rentre chez moi. Lui, il ne me pose pas de questions.
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Me voici assise sur une chaise du côté de la fenêtre d’où la peinture s’écaille, je suis assise et je l’écoute. Son sommeil est silencieux, j’ai envie d’écrire à Anna : dans la salle d’exposition, cette petite croix rouge que tu m’avais marquée sur le plan, ce sont les photos de Lev Kabadzo que j’ai le plus aimées, surtout celle de l’homme tatoué dans le dos. Il y avait tatoué Only God can judge me.
Anna Strachan (1986) est principalement auteur de contes. Elle a débuté par un recueil de poésie Rapport (Pomer, 2011) dont est tiré l’extrait. Strachan est une narratrice dotée d’un sens pour le dynamisme, le détail et l’ambiance. Le lyrisme et l’émotivité sont bien perceptibles dans ses contes. Le thème le plus fréquent dans ses œuvres est le dysfonctionnement des relations humaines, qui laissent malgré tout apparaître la gaieté fondamentale des moments du quotidien. Traduction: Anna Višňovská et Caroline Crépiat
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Quand je serai réveillée, on ira s’asseoir à une terrasse, c’est sûr, il y aura des pamplemousses coupés en deux dans nos assiettes, on écoutera du swing, lui, il écrira, lira, parlera longtemps au téléphone, il vivra sa vie avec moi, on fumera des cigarettes, et puis on passera tout l’après-midi au lit, en se touchant l’un l’autre jusqu’à ce qu’arrive une nouvelle soirée aux boissons glacées sur la terrasse dans le vieux quartier de la ville, dans le vieux quartier loin du bruit de centre-ville. Vers minuit, on rentrera dans cette maison, on sera joyeux et un peu ivres, j’enlèverai ma robe, je la pendrai dans l’armoire, on s’allongera sur le lit : l’un contre l’autre et il y aura un autre jour derrière nous, il y aura d’autres heures qui seront passées. Je pourrais ouvrir le portail devant la maison qui donne dans la rue pleine de verdure et partir, ne plus revenir, le portail pourrait grincer et ce bruit se propagerait le long de la rue, de la rue aux rosiers blancs et puis aux rosiers d’autres couleurs, la rue des gens qui ne savent rien les uns des autres, qui ne se connaissent pas, qui se parlent très peu, qui ne font pas de barbecue en été, dont les enfants ne jouent pas ensemble : vous ne verrez jamais de traces de ballon sur le béton, vous ne verrez pas non plus de traces de craie sur le trottoir, les cordes à sauter aux manches en bois ne traîneront jamais près des poubelles, ni près des portails. Il arrive souvent que l’on voie les résidents de ce quartier assis dans leurs jardins, ils ont des chapeaux de paille sur la tête, ils lisent des bouquins épais et j’aimerais dire qu’ils jouent au criquet ou au tennis, j’aimerais dire que jadis ils ont aussi joué au criquet ou au tennis, mais maintenant ils ne jouent plus à rien, ni aux dames, ni aux échecs, ils ne font que de la lecture, ils boivent de l’eau citronnée et font semblant de ne pas se voir les uns les autres, ils font semblant qu’il y a trop de verdure, que les pinsons et les alouettes font trop de bruit, que le soleil est trop brûlant et que les bonjours des voisins ne valent plus la peine, non, ce n’est pas le bon moment pour se saluer. Des gens comme nous vivent ici, enfermés dans leurs maisons construites vers le début du siècle dernier, dans les maisons entourées de grands jardins embroussaillés, et c’est dans ces jardins-là, sur ces balcons-là, sur ces terrasses-là que se passent les histoires, les histoires que l’on invente, que l’on feint de prendre pour vraies, les histoires sans début et qui n’en finissent pas, ce n’est que le jeu que l’on poursuit avec le temps. Quand on mange à midi dans les restaurants aux nappes repassées qui flottent dans les courants d’air et quand on boit du vin, il me parle de bonheur, du bonheur de pouvoir vivre ainsi.
Sois différent ! Aie du succès ! Sois en bonne santé ! Mange équilibré ! Aie la pêche !
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Peter Krištúfek
jour un peu plus, ça devient de plus en plus lourd. Ça me gêne. On dit qu’une fois la décision prise, vous êtes déjà un peu soulagé.
Sois libre ! Sois toi-même ! Sois cool ! Sois normal ! Sois fou ! La liste de ces slogans est affichée chez nous, à l’agence, et ça tombe bien en toute circonstance. C’est le art director qui les a affichés. Quand on est en manque d’idées, il suffit de lever la tête et d’en choisir un pour que les ventes de vêtements s’améliorent. Ou les ventes de l’électroménager. Ou d’autres choses. Tout le monde veut être rebelle, Che Guevara, indien, aborigène, Delon, tout le monde veut être shaman ! Tout le monde veut contribuer, dans une moindre mesure, même infime, à la destruction du monde. Autour de moi, grouillent mes collègues aux cheveux de toutes les couleurs, des épingles à nourrice dans les oreilles. Voilà bien des écrivains et scénaristes ratés – ils n’arriveront plus jamais à faire quelque chose de bien et trouvent toujours un tas de bons prétextes, de prétextes logiques pour l’expliquer. Toujours des raisons soigneusement travaillées. Des raisons fascinantes et convaincantes. Toujours des raisons créées par des copywriters agiles et compétents. Elles sont si bien ancrées, ces raisons. J’y crois, sans jamais douter. Je ne les contredis pas. Moi aussi, comme eux, je suis un nobody. Nobody. C’est mon surnom d’enfance. Un paronyme de mon nom de famille. Ça sonnait bien et à l’époque je ne savais pas encore ce que ça signifiait. J’en étais même fier. Si on le traduisait mot à mot, ça donnerait « sans corps ». Et ce n’est pas tout à fait mon cas. Je ressens mon corps chaque
Sois beau ! Sois actif ! Regarde les magnifiques programmes qui passent à la télé ! Écoute de la bonne musique ! Regarde de bons films ! Lis des magazines de référence ! L’eau dans la salle de bain pétille comme une pluie artificielle. Je lis ce qui est écrit sur l’emballage des rasoirs Wilkinson. Deux épées se croisent en-dessous du nom de la marque, puis le mot sword. Un signe de combat. Oh, que c’est poétique ! De la tradition chevaleresque au service d’un rasage de qualité. Il y a deux ans que j’ai rompu avec Nina. Elle a dit que j’étais un idiot, et puis elle est partie. Sa meilleure copine, celle qui était toujours souriante, a dit que j’étais un idiot, et puis qu’elle le pensait depuis longtemps. La mère de Nina (« On a des gâteaux délicieux ! Vous en voulez un ? ») a dit que j’étais un idiot et qu’en fait, pendant tout ce temps-là, elle n’avait cessé de s’étonner de ce que Nina pouvait bien voir en moi. La sœur de Nina s’est juste retournée et a fait un geste de la main : Quel idiot, celui-là. Ça fait deux ans que je n’ai pas eu de femme. Je le dis juste comme ça, pour constater. Sans regret, sans tristesse. J’ai juste pris l’habitude d’écouter mon collègue baiser sa jolie copine dans sa garçonnière, à côté, elle s’appelle Monika.
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Je fais le bilan de la journée dans ma tête : L’appartement plein de gens de styles différents. La lumière s’incruste dans la pièce à travers des fenêtres du premier étage, ce qui donne l’impression que le temps s’est arrêté. Le soleil ne bouge pas, les ombres non plus – un miracle ! Il fait un jour éternel, ici c’est toujours le même jour, que ce soit le matin ou le soir. Une grande caméra de 35mm, des lumières, des appareils, une grue… Et tout cela juste pour que les femmes au foyer s’achètent du bon dentifrice, pour une fois. Je bois mon café et personne ne me regarde. Je ne dis rien. C’est moi qui l’ai imaginée, mon idée a été acceptée. Je ne dis rien. Le silence est d’or. Concernant le morceau de musique, ça devrait être du Louis Armstrong, et si jamais ils n’arrivent pas à l’acheter, il y aura toujours quelqu’un qui saura le copier, le pirater, le refaire – ça donnera presque la même chose, à part quelques notes qui seront différentes – ça n’a rien d’illégal. C’est pour ça que je l’entends dans ma tête. Je chante pour moi : We have all the time in the world. J’ai le temps. Je ne suis pas pressé. Une cliente est là, ça arrive – ils viennent voir comment ça se passe même si je doute qu’ils y comprennent quelque chose – ; un tournage chez nous, c’est d’abord le chaos total. Celle-ci a l’air confiant. Elle sourit au metteur en scène, mais lui, il s’en fiche. Il ne suffit pas de se faire belle, porter un costume et se maquiller – l’important, c’est être belle, ma grande ! Ça a dû t’échapper, on dirait. Lui, il peut être n’importe comment, lui, c’est un mâle alpha. Tu comprends ? Je n’en peux plus, je m’en vais. Je sors dans la rue et je cherche à me perdre le plus vite possible. Fais du sport ! Sois joyeux ! Sois amusant ! Sois heureux ! Sois attirant ! Dans le bus, je tombe sur deux mochetés, elles doivent avoir seize ans. Il y en a une qui montre ses blessures à l’autre, on dirait des brûlures, ça met du temps à cicatriser. L’autre a des avant-bras couverts de cicatrices. « C’est quoi ça ? » je demande. « EMO », me dit celle aux brûlures. Et je dis je n’ai pas la moindre idée de ce que EMO veut dire – elle dit : Je suis EMO, ce sont les gens qui écoutent du
Tokio Hotel, s’habillent en noir, se maquillent, sont tristes, ne mangent pas de viande, aiment les animaux et se font des coupures sur les avant-bras. Moi aussi, je me fais des coupures sur les avant-bras. Mais cela ne veut pas dire que je suis EMO. Trouve un bon boulot ! Fonde une famille heureuse ! Sois riche ! Aie de beaux enfants ! Sois original ! J’ai l’impression que rien n’est vrai dans ma vie. Je ne suis qu’un pauvre type qui construit des scènes bibliques en Lego. Jonas dans le ventre de la baleine. Une baleine et un vaisseau dans ses entrailles, la grande cavité abdominale, parsemée de petits rectangles bordeaux et noirs, et puis un petit bateau collé sur la surface bleue de la mer en plastique. Je suis le Jonas malheureux qui ne savait pas garder la bouche fermée quand il le fallait. La Cène. Une table à laquelle sont assis tous ces gens buvant du vin dans des verres raboteux – d’abord des éléments plats, gris comme du verre sali, et au fond il y a d’autres petits rectangles rouges, et l’image s’achève sur une tige grise. Judas a la bouche tendue comme dans un baiser. Ce n’est pas un personnage négatif, ce Judas, c’est envers lui que Jésus doit être reconnaissant pour l’accomplissement de la Prophétie. En effet, Judas s’est sacrifié. Mais personne ne saura l’apprécier à sa juste valeur. La traversée de la Mer Rouge. Un long cortège et les eaux de la Mer Rouge divisées et rassemblées en une immense muraille rouge écarlate de chaque côté. L’armée d’Égyptiens qui hésitent, vue en arrière-plan, le format est horizontal : « paysage ». L’arche de Noé, bondée d’animaux à en exploser. En apparence – des girafes, des cabiais et deux drontes de l’île Maurice. Noé n’a pas pu connaître les deux dernières espèces, mais le Bon Dieu aurait sans doute fait une exception dans ce cas. Salomé et la tête de Jean Baptiste sur un beau plateau en plastique. Une nappe minuscule probablement empruntée à une maison de poupées, motif fleuri rouge et jaune, fabriqué en Chine. Du sang artificiel. Christ crucifié, deux voleurs à ses côtés. Une éponge imbibée de vinaigre, le reste des clous, etc… Les Romains jouent la Sainte Tunique du Christ aux dés. Un parmi eux lance ses dés et fait sortir trois six. La destruction de la ville de Sodome. Des ruines en feu et la pauvre femme – la femme de Loth −, changée en statue de sel. Son époux est en colère. Combien de fois dois-je te le répéter, merde !? Pense à ne jamais te retourner ! Jamais, je te dis ! Ne prends que de bonnes décisions ! Achète des vêtements de marque ! Ne torture pas les animaux ! Profite de la vie ! Ne te retourne jamais en arrière. D’accord ! Brocanteur – mon cœur. Tout reste dedans. Tout. Toutes sortes de babioles, des déchets insignifiants, du passé et du présent, et
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Saint Nobody
Monika pousse des cris quand ils couchent ensemble. Ça m’excite. Ça m’excite à chaque fois que je l’entends crier. Même maintenant, ils sont en train de le faire. Je laisse la télé allumée et je me plonge dans un bain chaud. Je prends un rasoir. Ça ne me fait pas mal, c’est même très agréable de sentir la vie qui s’en va de son corps. Je les entends encore. Ah, cette Monika ! La vie est si près de la mort, au même endroit. Il y a vraiment de quoi rire dans tout ça, hein ? Rien qu’un petit bout de peau qui s’enlève. Je dois couper plus en profondeur. Un signe de combat.
l’impression générale qu’il donne, c’est le chaos. Le désordre. Sans règle. Personne ne s’y connaît. Et moi, encore moins. Je dois le terminer avant que l’eau du bain ne refroidisse. Monika crie. On dirait qu’ils vont bientôt y arriver. Martin – ce fameux collègue à moi – aurait mieux fait de ne pas me montrer ces quelques photos d’elle toute nue il y a quelques jours. Mais, voilà c’est fait. Oh là, Monika ! De petits poils sous son ventre plat ! La peau qui sent bon. J’ai l’impression que je perds mes sensations. Je commence à voir flou. Et de la musique ! « Barbie pathologiste ! Avec ta nouvelle Barbie, mène une vraie enquête et trouve l’assassin. Découvre la cause de la mort ! C’est super ! Joue avec tes copines. Faites une véritable autopsie ! Le bistouri et la scie, s’il vous plaît ! C’est fabuleux – la cage thoracique qui craque – c’est tellement beau ! Ouaaahhhh ! Il paraît que Ken a fait une crise cardiaque. Mais non, ce n’est pas ça, c’est une tumeur qu’il a! Ou seraitce dû à une overdose d’héroïne ? Avec Barbie pathologiste, tu vas bien t’amuser ! Barbie, je vis ta vie, Barbie par Mattel ! »
Je mets des pansements sur mes blessures. Le sang en coule abondamment. Je n’arrive jamais à couper plus profondément. Des morceaux de peau pendent sur mes avantbras. J’appelle Nina et je lui dis que je pense toujours à elle. Je laisse ce message sur son répondeur, comme d’habitude. Elle est habituée. Je le fais tous les vendredis. J’irai me chercher à manger. Seul, peut-être. Ou avec Martin. J’irai frapper à sa porte et peut-être que j’y verrais un peu du corps nu de Monika … Peut-être … À présent je me contente de peu. Et puis je poursuivrai ma vie ordinaire. La transe de tous les jours. La vie de nobody. Jusqu’au vendredi suivant.
Johan Lehotzki
Jim Morrisson est mort aussi dans une baignoire. Mais sa vie valait le coup. Sa vie valait bien cette petite autodestruction à la fin. Un toboggan shooté. Tout virevolte autour de vous et vous vous envolez. Je n’ai jamais vécu un truc pareil. Dommage. Je n’avais pas le courage. Ou plutôt je n’en avais pas l’occasion. Ou ça venait d’autres choses. Je suis Nobody. Depuis mon enfance. Maintenant aussi. Aujourd’hui. Nobody en ce mois d’août pénible. Zavřete oči, odcházím! 1 Sois normal ! Sois fou ! Aie du succès ! Pense positivement ! Ceci est ma dose d’émotions pour la semaine. Un petit jeu avec Dieu. Après je me sens toujours net. Purgé. J’ai tout le weekend devant moi. Phénix a besoin de brûler tous les vendredis pour pouvoir être ressuscité. Pour obtenir son billet pour une semaine de plus. La prochaine fois, je tenterai le train ou quelque chose comme ça. Du gaz ou une corde. Juste pour un instant, un court instant. Il est juste question de me retrouver à la frontière et puis je reviendrai. Jusqu’à ce que cette sensation-là s’empare de moi. Ce dernier point. 1
«Fermez les yeux, je m’en vais... » La fameuse replique du film tchèque Kristián de M. Frič avec Adina Mandlová et Oldřich Nový (1939)
Peter Krištúfek (1973) est réalisateur et prosateur – deux intérêts qui s’influencent chez lui positivement. Krištúfek appartient au zénith de sa génération littéraire. Il a reçu plusieurs prix importants dont le prix pour le Meilleur début de l’année en langue slovaque. Ses proses les plus connus sont Un lieu imprécis (Nepresné miesto, 2002), A l'œil nu (Voľným okom, 2004), Le Souffleur (Šepkár, 2008) et Gémeaux et Antipodes (Blíženci a protinožci) (2010). Traduction: Anna Višňovská et Caroline Crépiat
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Ján Mičuch prose
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Souris! Pense positivement ! Sois toi-même! Sois beau !
Le coucou enfonce la porte, emprunte la petite chaîne du balancier pour descendre en glissant, fait un demi-cercle autour d’une lampe éteinte et atterrit sur la fesse gauche d’Olivier. Cela fait quinze minutes environ qu’Olivier essaie en vain de jouer du violon dans la position du missionnaire. L’archet est trop flexible, il n’est pas assez tendu, les mèches de l’archet se défont et deviennent gênantes au point que l’ouverture devient trop vague, trop béante, le rythme est irrégulier et trop incohérent, mais c’est aussi en cela qu’il reste imprévu. L’assouvissement esthétique n’a pas lieu, la catharsis n’arrête pas de lui échapper. Le coucou entreprend ses interventions cosmétiques. « Ce satané oiseau ! », entend-on Olivier chuchoter en colère, il plonge sa tête dans le coussin à côté de celle de Marie et se résigne définitivement. « Tu y penses trop », dit Marie à voix basse, son corps est découvert, elle compte sur l’effet du noir. « Tu as raison. J’y pense trop. Depuis ce matin. En fait, c’est depuis lundi que j’y pense », lui dit Olivier, il est du même avis. Marie fait un geste de la main pour chasser le coucou, mais elle finit par le prendre dans sa main comme si elle prenait une coupe de glaces. Le coucou se défend, il caquette plusieurs fois, ça éclate comme… du phosphore, et puis il lance un cocorico, mais ne le fait qu’en chuchotant, avant de rentrer dans l’horloge. « J’y ai pensé sur le pylône quand on branchait la deuxième phase. C’est très dangereux d’y penser sur un pylône. » « C’est ton boulot qui est dangereux, allez, on dort. » Olivier ne comprend pas pourquoi Marie prononce les mots « allez, on dort » avec les mots « Ton boulot est dangereux ».
Lui aussi, il a sommeil, mais sa bouche est sèche à tel point que l’air qui pénètre trop profondément dans les parois craquelées de sa gorge le pique douloureusement. « Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse d’autre avec un BEP en électricité et électronique ? » « Je ne sous-entends rien en disant ça. Pourquoi te vexes-tu tout de suite ? N’y pense plus, on a trop bu. » « Ça me donne soif. Je dois boire un coup, sinon je vais crever », dit Olivier un peu plus calmement. La version alcoolique de son échec au jeu du violon lui plaît. C’est une version virile. La bonne. Un sifflement faux dans une trompette. C’est vrai, ils ont beaucoup bu. Surtout lui. Boire, d’abord ça l’aide, mais à partir du quatrième verre, ça gâche tout. C’est dans ces moments-là qu’Olivier se rend vraiment compte des différences sociales et aussi des différences intellectuelles qu’il y a entre lui et Marie. Et c’est la vérité, même si les voix prônant l’égalité sociale et mettant en avant le rôle de la classe ouvrière se font entendre partout et de plus en plus fort. Olivier perçoit ces discours-là plutôt comme une moquerie et, après avoir bu son quatrième tour, il les prend pour une provocation. Il connaît Marie depuis le collège et tout allait encore bien même quand elle était au lycée, en année préparatoire pour le bac. Pendant un certain temps, il semblait que Marie ne finirait pas ses études, ce qui faisait sincèrement très plaisir à Olivier. En fait, les lycées avaient tous été fermés, ainsi que les monastères et les séminaires, Olivier avait suivi ces événements-là très attentivement, mais il n’y avait désespérément rien compris. Très vite, Marie s’était retrouvée en première année de médecine, ce qui avait commencé à vraiment frapper les yeux. Ça devenait
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« Va-t’en ! Il commence à faire jour. » C’est ainsi qu’elle essaie de régler la situation et Olivier se montre coopératif. « On se voit dans l’après-midi, OK? », demande Olivier en se laissant emporter par son destin. « Je dois réviser, c’est bientôt les examens », dit Marie alors que les examens sont encore loin, elle repousse Olivier vers le paratonnerre et écoute s’il n’y pas de risque venant de l’intérieur de la maison. Olivier lui obéit et descend de sa croix. En fait, on dirait qu’il est content. Aujourd’hui il n’a pas fait d’exploit. Les piafs nés dans le dépôt des locomotives sont des piafs tout à fait différents des autres. Leur grande taille et leur couleur font penser plutôt aux corneilles, mais c’est surtout qu’ils ne savent pas voler. Ils n’en sont pas capables. La vie dans un milieu poussiéreux à cause du charbon, des cendres et de la suie pèse sur leurs ailes alors qu’ils sont encore dans l’œuf, et ce à tel point qu’ils sont obligés de sauter sur leurs pattes toute leur vie. François Baray, l’adjoint du conducteur et également mécanicien chargé de chauffage, est aussi né dans un dépôt. Il n’y avait jamais pensé lui-même, mais ces gros piafs qui ne peuvent que marcher lui avaient toujours semblé tout à fait normaux. Il ne ressent pas le besoin d’expliquer aux gens civilisés et stupides l’existence de ces piafs gigantesques. Il se déplace parmi eux comme parmi des poules dans une cour et les piafs s’accommodent de sa présence de la même façon. La seule chose que le vieux Baray n’arrive pas à accepter, c’est un caprice de son chef, le responsable direct sous les ordres duquel il travaille, selon la hiérarchie, le conducteur de locomotive Johan Lehotzki. Chaque cinquième jour de la dizaine de leur tournée, quand ils commencent à 4h12, Johan Lehotzki fait un contrôle d’appoint de la locomotive du rang 475.1. Il prend son petit déjeuner, boit une gorgée de Žifčáková et va faire sa petite affaire sur la pile de charbon derrière l’essieu de deux roues gigantesques, à l’abri d’un tender. Baray doit le regarder faire ça tous les dix jours. Un jour sur dix, en graissant des bielles d’accouplement et des axes de pistons, Baray doit regarder Lehotzki qui est accroupi toujours de la même façon. Il a ainsi l’air d’un César. Content et fier. Il l’est, bien que son empire se ratatine de plus en plus, et bien que le nombre de ses sénateurs loyaux diminue et que les soucis s’agglutinent dans sa vie privée… Mais on ne voit pas tout cela dans le visage de cet homme d’état. Après avoir fait ses besoins, il s’essuie les fesses avec des feuilles du Loisirs des conducteurs de locomotive, le journal coupé aux ciseaux, se dresse avec fierté et regarde par-dessus son épaule une dernière fois. On sent un fort champ magnétique qui se répand autour de lui, c’est le champ magnétique d’un vrai homme. Baray le connaît très bien et aussi le déteste de tout son cœur. Était-ce si sûr ? Il sait qu’il ne devrait pas le regarder et même qu’il n’en est pas obligé. Mais d’un autre côté, il ressent dans ce châtiment qu’il s’inflige à lui-même une forme de jouissance et un espoir de rédemption, même si dans sa tête ce n’est pas si clair que ça. Baray n’aurait jamais le courage d’aller derrière le tender avec une telle fierté et une telle légèreté. Il sait qu’il ne peut pas se le permettre. En plus de ça, Baray se sent humilié pour un rien. Même par le fait de voir Lehotzki se laver les mains au savon. Il écoute très attentivement Antonin Zapotocky parler à la radio. Il dit qu’il a baissé leurs salaires et qu’il a supprimé plein d’autres avantages, et qu’il le regrette, évidemment. Mais dans la partie du discours où le président
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parle de justice dans une société de classes et de rôle dirigeant de la classe ouvrière, Baray trouve de la chaleur et de la sécurité. Lehotzki devrait accepter la fin de l’âge d’or et finalement renoncer à ce geste hautain de se laver les mains. En fait, lui, quel genre de maître il est ? Les maîtres sont dans l’administration et dans les bureaux. Les maîtres roulent en voiture. A la sortie, tous les deux sont noirs de suie. Le camarade président fait un très beau discours. Le nouveau morceau « Lawdy Miss Clawdy » de Lloyd Price, sorti en 1952 chez Speciality et spécialement pressé sur un disque vinyle rouge, vient de finir. Johan Lehotzki fume tranquillement son cigare cubain et savoure un moment libre après sa tournée de dix jours ; cette fois-ci tout particulièrement, ce moment ressemble à un dimanche après-midi. Le reste de la famille profite aussi de ce moment de la journée pour écouter une partie des disques envoyés par oncle Andrei de Nouvelle-Orléans. Jusque-là, les commentaires despotiques de l’émission de midi de la BBC « Ici Londres ! » étaient les maîtres de la maison. Et bien sûr, le discours sur l’influence du putsch bolchevik sur la chute croissante de la condition des conducteurs de locomotives. Les deux Maries de la famille Lehotzki, la fille et la mère, en ont entendu parler mille fois. Chaque dimanche où Johan Lehotzki est en congé leur inspire le même effroi. Mais du moment qu’on fume un cigare en buvant un café et en écoutant le gramophone, tout danger menaçant la maison d’une fureur intempestive s’estompe. Tout le monde adore le divin L.Price. « Jeudi, j’irai chercher de l’eau à Žifčáková. Figurez-vous, je n’ai plus mal à la vésicule. Maman, ça t’a aidée aussi pour ta tête, n’est-ce pas ? », dit Lehotzki en faisant le programme pour son arrêt de travail. « Je ne sais pas », madame Marie tente une résistance passive. « Comment ça, je ne sais pas ? Tu as mal à la tête ? Non, tu vois, tu n’as rien. Et alors ? », dit monsieur Johan d’un ton sévère mais tout en résolvant avec justice l’indécision de madame Marie. « Vous ne devriez pas tant compter sur cette eau, mon père », la jeune Marie essaie de défendre sa mère et la bonne raison paysanne en même temps. « Tu me donneras des leçons quand tu auras fini tes études, d’accord ? Tourne le disque. On a pas encore écouté l’autre côté. Et veux-tu aussi apporter une bouteille de Žifčáková, elle est dans le placard. Cela va nous faire du bien parce qu’on a bien mangé, dis-moi, mémé, tu es d’accord, n’est-ce pas ? » Le début de la sénilité de Johan Lehotzki et son intérêt pour le blues industriel aux influences de sound R & B électroniquement simplifié était un des caprices avec lequel il perturbait ses proches. Il avait plusieurs envies paradoxales qui le perturbaient lui-même, et il faut avouer que ça lui procurait plus de plaisir que de chagrin. Il voyait bien qu’il devenait bizarre, mais puisqu’il connaissait la force et les méthodes de l’ennemi, il ne devait pas s’y résoudre. Concernant l’émigration, dont son frère Andrey a résolu un dilemme vital, lui, Johan Lehotzki se refusait même d’y penser. « Dis, tonton, Phoenix c’était quoi ? Le coq ou la poule ? », Lehotzki teste Baray mais se rend tout à coup compte qu’il est lui-même con. Mais trop tard, la question est déjà posée. « Putarasse, chef ! Oh, putarasse, chef, qu’estce que j’en sais, moi, tu peux bien me tuer, je t’en dirai que dalle ! », Baray se défend tel un lion et ça lui rend hommage parce qu’il donne au moins une petite leçon à Lehotzki. Il enfonce de suite le tisonnier dans le feu, prend une pince
et sort une plaque ronde brûlante des cendres. Il la pose sur les briques sur le sol de leur emplacement : « C’est prêt, chef. » Lehotzki pose une casserole de soupe de goulache sur la plaque. C’est chauffé en quelques minutes. Après, c’est Baray qui pose sa poêle dessus, avec des œufs battus et du lard coupé. Il ne nettoie pas d’oignon tout de suite, il ne le fait qu’après et il en jette sur la poêle. S’il le faisait dans un autre ordre, ça ne changerait rien, sauf que le lard de Baray deviendrait un peu plus croquant et la goulache n’en souffrirait pas. Mais le chef, c’est le chef et le chauffeur, c’est le chauffeur. Il est intéressant que Baray n’ait jamais réfléchi à cette histoire de succession d’événements lors de la cuisson. La plaque appartient à Lehotzki et ils s’en servent depuis qu’ils roulent ensemble. Ils s’en étaient même servis à l’époque où ils traînaient le Bohunín. A cette époque-là, c’étaient deux chauffeurs par locomotive. Sous la Štrba, Lehotzki aidait aussi à charger le charbon. Mais Baray n’avait jamais fait de réflexions là-dessus. Le Bohunín – ça, c’était une vraie galère ! « C’est la dernière bouteille de Žifčáková », dit Lehotzki en ouvrant la bouteille. « Putarasse, si j’avais sifflé moi autant de cette eau que vous, chef, je t’aurais une de ces cagasses ! » « Ça, ce n’est pas de l’eau, c’est un médicament », dit Lehotzki et il regarde la bouteille à la lumière du jour et en boit un autre coup. Il pose la bouteille près du feu et prend la cafetière posée à côté pour voir si c’est assez chaud. C’est bon. Lehotzki rince une petite tasse en émail. C’est le premier geste qui fait réfléchir Baray en cette heure matinale. Il ne comprend pas pourquoi Lehotzki rince la tasse qu’il vient de sortir de son cartable. Est-ce une façon de faire comprendre à Baray qu’il doit laver sa tasse lui aussi ? Ah ça, non ! Il ne le fera pas. Baray se souvient du discours d’Antonin Zapotocky. Il s’en fout bien de sa tasse ! Johan Lehotzki n’a pas la moindre idée de la révolte personnelle de son chauffeur. Il se demande si Phoenix était une poule ou un coq et descend de la locomotive en s’appuyant aux bras de soutien. Il jette un coup d’œil sur les bielles et vérifie les graisseurs. Il commence à faire jour. La chaleur de la remise se confond avec le brouillard de l’extérieur. C’était pire il y a dix jours. Les journées se prolongent visiblement. C’est aussi une raison de sourire. Lehotzki jette de nouveau un coup d’œil vers le ciel pour voir combien de temps il faut encore au soleil avant qu’il ne se montre dans toute sa splendeur, et il se dirige vers le tender, vers le tas frais de charbon noir. La pompe d’alimentation remplit la chaudière avec de l’eau chaude. C’est par le tiroir que la vapeur est introduite dans le cylindre qui compresse l’air dans les tuyaux d’admission. La vapeur s’accumule et siffle avec impatience, en s’échappant de toutes les petites cavités. On n’entend qu’un long tambourinage. La vapeur se mélange avec de l’air et de la fumée. Baray graisse les bielles d’accouplement et les axes du piston. A côté de lui, il y a une grande pelle et un plan secret. Il s’appuie un peu plus fort contre l’essieu de deux roues gigantesques. Il guette. Il prend la pelle et, en marchant sur la pointe des pieds, se dirige vers le tender. Ça suffit ! En se courbant un peu, il voit exactement de quoi il a besoin. Le battement miséricordieux du compresseur qui condense de l’air couvre le faible frottement de la pelle contre le charbon. Voilà, la pelle est à sa place. Baray sait qu’il doit être exact. Et attentif. S’il estime mal les choses, si jamais il prend peur ou oublie… Il ne prend pas peur. Il n’oublie pas non plus. Ça le tracasse depuis des années. Et qui sait, ça l’aurait peut-être dévoré encore des années s’il y n’avait
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de plus en plus difficile pour Olivier de l’inviter à danser le samedi soir ; à chaque fois qu’ils allaient danser ensemble, Olivier était obligé de boire un verre avant pour effacer ces différences qui devenaient de plus en plus grandes, qui augmentaient et épaississaient au fur et à mesure jusqu’à devenir si étouffantes qu’elles déclenchaient ses échecs répétés au jeu du violon. Heureusement qu’il y a toujours cette soif libératrice qui chasse tout le mal pour un instant ! Après, il ne reste qu’à chasser la soif. Marie ne s’occupe pas des différences qu’il y a entre elle et Olivier. Elle a la tête occupée par ses études. Elle apprend beaucoup et vite. Elle entend souvent parler son père du sens des études et de fierté à l’égard de sa famille dans ses discours qu’il répète régulièrement au cours des repas du dimanche et lors d’autres fêtes ou occasions familiales importantes. Elle n’y voit aucun rapport avec Olivier. En fait, Marie ne voit ni de rapport ni de lien nulle part. Sa mémoire impeccable lui fait payer, comme on dit, une lourde taxe sur son raisonnement logique. Ce n’est pas grave : elle fait de la médecine et pas des sciences exactes, alors ce n’est pas si tragique. En effet, faire un rapport entre quoi que ce soit et la fierté de Johan Lehotzki à l’égard de son appartenance à la corporation des conducteurs de locomotive, cela inspire déjà un petit sourire. Le président des ouvriers Antonin Zapotocky a coupé les ailes non seulement aux conducteurs de locomotive, mais aussi à tous les cheminots ; cela a été conservé à jamais dans sa fameuse déclaration : « Je ne vous laisserai pas mourir de faim, mais vous n’allez pas danser non plus. » À présent, il n’y a plus que les photographies de plus en plus décolorées de l’album épais de Johan Lehotzki pour rappeler l’époque où les conducteurs de locomotive des Chemins de fer de l’Empire Hongrois et ceux de La Société Nationale des Chemins de fer Tchécoslovaques formaient une bourgeoisie dite noire. La soif serre la gorge d’Olivier, il est sûr qu’en cinq minutes il mourrait. « Dans cinq minutes, je suis mort », Olivier se serre le cou et lance dans le noir un regard implorant dans la direction où il suppose le corps nu de Marie. Marie, toute nue, sort en courant dans le couloir et ouvre le premier placard qu’elle croise. Elle en sort une bouteille. Aller maintenant jusqu’à la cuisine ou la salle de bain, ce serait suicidaire. La visite nocturne d’Olivier est un secret. Dans une famille économiquement stable, religieuse et de bonne réputation, cette visite est même inacceptable. Marie, toute nue, ne cesse d’y penser. Olivier boit toute la bouteille d’une seule traite. L’eau se brise contre les pores séchés, elle se rompt sur les saillies aiguës de l’intérieur de la gorge et tombe bruyamment dans le fond acide de l’estomac. L’estomac se penche un peu, sans se renverser. De la cavité entre le contenu qui se décompose et le fond de l’estomac, se libère seulement une bulle ; celle-ci emprunte la piste de l’eau à contre-sens et remonte jusqu’à la gorge, avant de se muer en un bruit et de se perdre comme une décharge électrique, un éclair ou une idée. « Cochon! Tu as tout bu ? » « J’ai failli mourir. Beurk, c’est quoi ça ? Tu veux m’empoisonner ? » « C’est de l’eau sainte de Žifčáková. Je croyais que tu allais juste en boire une gorgée. Mon père va me tuer. » « J’ai failli mourir. » « Je dois la remplir à nouveau sinon on va me trucider. » Marie, à l’abri de la nuit noire, sort de sa chambre et se dirige vers la salle de bain en empruntant le long couloir. Ce chemin, c’est du suicide. Elle range la bouteille remplie à nouveau dans le placard et en silence revient dans sa chambre.
Le coucou pousse la porte, il descend en glissant sur la petite chaîne du balancier, il fait un demi-cercle autour de la lampe éteinte et s’envole par la fenêtre ouverte dans une matinée encore sombre. Le soleil l’a commandé aujourd’hui pour se faire faire des sourcils. Sous l’horloge, le clavier du piano est ouvert et bâille, on a dû jouer sans notes et en étant dans une position indéterminable. Néanmoins, il est probable que l’harmonie entre la mélodie et le rythme a été réussie. Il est probable que la catharsis vient d’avoir lieu. Olivier dort tranquillement, sa tête est plongée dans le coussin à côté de celle de Marie qui dort aussi d’un sommeil tranquille. Les journées se rallongent de plus en plus. Derrière la fenêtre, on entend siffler un train à l’approche. La vapeur sortant derrière les roues et la fumée de la cheminée se mêlent au brouillard. La locomotive siffle. Puis elle siffle une seconde fois. « Hé putarasse, Chef, dites, et si vous m’emmeniez donc demain avec vous chercher de l’eau à Žifčaková, hein ? » crie Baray à travers le bruit des roues, le clapotis de la chaudière et le sifflement de la vapeur qui se dirige vers la place réservée au conducteur. Mais Lehotzki n’écoute plus. Lehotzki ne voit plus. Il ne vit plus. Il n’existe plus. Le train tiré par la locomotive du rang 475.1 fait la course avec le coucou pendant un moment.
Ján Mičuch (1964) est auteur de contes, de jeux radiophoniques et d’émissions de divertissement, et poète. Il a édité un recueil de poésie Calme, plus calme, très chaud (Ticho, tichšie, horúco, 1997) et en ce qui concerne les pièces radio diffusées on peut citer par exemple L’histoire de la petite-fille (Vnučkin príbeh, 2002) et Les cours de violon (Hodiny huslí, 2006). Les contes de Mičuch ont fait partie plusieurs fois de la sélection finale d’une compétition de contes renommée en Slovaquie où son style particulier a séduit. Traduction: Anna Višňovská et Caroline Crépiat
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Le Retour à l’incompréhensibilité
Juraj Briškár prose
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pas eu le camarade Zapotocky pour enfin lui ouvrir les yeux. Les yeux de Baray ne quittent pas la pelle. Il ne respire plus. C’est quoi le Phoenix ? Un coq ou une poule ? Lehotzki se contente de la question posée ainsi. En fait, en ce moment il se satisfait d’un rien. Il est devenu accro à l’eau de Žifčáková et c’est cette eau qui lui donne une force intérieure. Bien sûr, ce n’est qu’un symbole comme il y en a plein d’autres et c’est pareil que de boire de l’eau du robinet dans la cuisine ou dans la salle de bain. C’est dans sa tête que ça se passe, dans sa conscience et, il ne s’agit pas ici d’une question de foi ou de naïvetés semblables. L’eau c’est l’eau et l’idée c’est l’idée. Il a appuyé son idée sur l’eau et avec une telle méthode il a déjà acquis plein d’expériences pratiques, alors quoi ? Si on choisit un bon rythme pour un symbole bien sélectionné, le mieux c’est de s’inspirer de la nature, cela ne peut pas nuire à la santé. C’est en fonction du rythme pour boire de l’eau que se mettent en place d’autres rythmes réguliers qui augmentent la qualité de vie. Lehotzki ferme encore une fois les yeux avec gourmandise et expire profondément. Il se penche en avant. Il se redresse. Il ne respire pas. Il reste longtemps dans cette position, le pantalon baissé, et ne respire plus. Il se tripote les cuisses et les mollets. Il regarde autour. Il se penche de nouveau. Il monte son pantalon et le ferme. Il ne respire pas encore. Il a peur de respirer. Il a peur de la mort. Une famille de piafs maladroits sort de l’abri pour faire sa promenade matinale. Les premières locomotives ont déjà quitté le dépôt et il ne reste d’elles après leur départ que des croûtes de pain, des peaux de lard ou des coquilles d’œufs. Ce n’est pas que l’équipe de la locomotive soit négligente. C’est que tout le monde sait que les piafs, ça mangerait même des clous. Tout le monde les connaît. Lehotzki a soudain envie de les abattre avec sa pelle. Il ne l’a pas sur lui, donc il regrimpe d’un coup tout désespéré dans la locomotive du rang 475.1. Baray est en train de mettre la dernière pelletée et ferme la chaudière. « On devrait faire quelque chose de ces piafs, hein, tonton ? » « Ché pas moi, chef, vu que ça fait un bail avant nous qu’ils étaient là. » Lehotzki vérifie l’heure et la pression de la vapeur. Il tire la tige de contrôle et commence à ouvrir le régulateur. On entend un sifflement. La locomotive se met en marche. « Qu’est-ce qu’il y a, chef, vous avez paumé un truc, putarasse ? » demande Baray. Lehotzki n’arrête pas de se tâter les cuisses et les mollets, il n’arrête pas de regarder autour de lui avec incertitude. Baray est content, Lehotzki ne s’est pas lavé les mains.
Au début, peu d’indices laissaient paraître que quelque chose d’important se déroulait. Moi non plus, je ne l’aurais jamais supposé. C’était soudain comme s’il était impossible de ne pas se poser de questions dans les rues latérales, oubliées, les questions sur ce qui était tout ce qui était. Au centre d’une grande ville inconnue, le monde paraît contradictoire, et ceci de façon provocante : il est ordinaire et, à la fois, il est en quelque sorte extraordinaire, il est en même temps simple et varié, il est même bizarre. Je rencontre ici les mêmes gens que chez moi, mais je ne les comprends pas plus que les oiseaux ou les abeilles. Tant qu’ils ne se parlent pas, ce sont les mêmes personnages que d’habitude, mais dès qu’ils s’interpellent entre eux, ils le font curieusement, comme au ralenti, comme s’ils appelaient d’un rivage à l’autre ; ils se tournent vers d’autres gens en prononçant des mots dont le sens m’échappe. D’abord, j’ai eu peur que ce ne soit pas une bonne idée de partir si loin, pour un pays dont la langue ne me disait rien bien que je parle un peu deux autres langues étrangères. Mais maintenant, quand je passe le soir devant les voitures garées, les lampadaires, les poubelles et les clôtures de drôles de maisons, c’est avec soulagement que j’arrive à me convaincre moi-même qu’un séjour à l’étranger peut avoir la même influence qu’un retour chez soi et que le fait de se mouvoir tous les jours dans un milieu inconnu change le regard sur ce qui n’avait pas l’air si important auparavant. Je m’émerveille devant des choses tout à fait ordinaires : de hautes fenêtres, des paillassons en toile, des poignées en cuivre jaune, des chaises et des tables, des pots de fleurs et un tas d’autres objets qui ont l’air d’être pareils que d’habitude, mais qui, en même temps, sont différents, extraordinaires d’une certaine façon. Les modalités basiques de la
condition humaine défilent devant moi sous la forme d’un certain nombre de détails banals, elles sont universelles et très simples à la fois. Même les gens que je croise de si près que je pourrais les toucher si je le voulais et que je ne comprends pas ont soudain l’air plus digne grâce à cette distance, ils ont l’air plus éloigné et plus unique que les personnages des peintures anciennes alors qu’en fait, à ce moment précis, eux-mêmes ne sont certainement pas en train de vivre quelque chose d’insolite. Habillés de la même façon que mes voisins de longue date et que les gens que je connais, ils ont l’air naturel au milieu des immeubles et des longues rues, et leur comportement n’est pas différent de celui des gens normaux : ils se déplacent pour aller au travail, font leurs courses, se disent bonjour poliment, fument pensifs aux arrêts de bus. En marchant comme un homme qui n’a pas à se presser, librement, de pas en pas, je me laisse guider pendant mes longues promenades par la géométrie insolite des formes étoilées de la ville, par le calme des fins d’après-midis, par les lumières qui s’allument dans les maisons, par une évidence captivante de la vie tout autour. Je prends le temps de prêter attention aux statues, aux plaques commémoratives, aux façades ornées avec richesse, et je regarde les fenêtres allumées. Pendant ces moments-là, ce n’est pas tant ce que laissent apparaître ces fenêtres qui m’étonne, mais c’est plutôt ce sentiment sublime d’un contact avec quelque chose de singulier que ces simples scènes-là savent provoquer en moi. Une horloge sur une étagère, de petites tasses, des verres décorés, de petits placards en bois dans une petite cuisine, mais surtout ces quelques décorations accrochées sur le mur dans des cadres épais, tout cela me fascine, ça
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Pendant que je me préparais pour le voyage, il y avait beaucoup de gens qui s’étonnaient que je parte travailler dans un pays dont je ne connaissais pas la langue, et moi aussi j’avais des doutes même si je n’en avais pas parlé. Mais pendant ces jours heureux, quand je passe devant ces longues allées de vieux immeubles, je m’arrête un instant sur le bitume du trottoir cassé, ainsi qu’au milieu de la route à moitié vide, et je vois soudain clairement à quel point mes doutes n’étaient pas fondés. Je constate avec surprise qu’en fait, ma nouvelle situation n’est pas si différente de celle à laquelle j’ai été habitué pendant des années. Entouré de gens qui parlent une langue qui m’est incompréhensible, je ne ressens pas plus de solitude que celle que je ressentais dans ma ville natale. C’est avec un plaisir croissant que je découvre à quel point il est captivant de devenir volontairement étranger et de ressentir les effets que cela a sur moi, de s’éloigner des gens et des objets, de se retrouver tout seul parmi eux, de percevoir leur présence avec un véritable intérêt et de l’émerveillement à la fois, de découvrir autour de soi les traces d’une harmonie flagrante de ce qui se passe sans cesse, à chaque fois à un autre endroit. Ce n’est que du plaisir que me procure cette déambulation régulière dans les ruelles inconnues, cet aveu de l’impossibilité absolue de comprendre ce que je vois autour de moi, cette position d’observateur malgré soi qui, quoiqu’il soit concentré, et puisque personne ne l’attend à la maison, n’est point dérangé au cours de son étrange activité, et qui peut se promener, pensif, sur les trottoirs, sans but, de pas en pas. Puisque je ne comprends presque personne, je perçois les dialogues des gens comme de la musique, telle une suite de compositions sonores, claires, mais seulement temporaires,
une suite de stimulations fugitives, un flux rythmique des formes. Les fragments de conversations entre les passants ne me distraient pas, confondus en entrelacs de tons divers avec le fond sonore de la rue. Une fois ils font penser au sifflement du vent dans les couronnes des arbres dans le lointain, une autre fois, c’est comme une voix sourde des instruments de musique exotique. J’ai appris au fur et à mesure à quel point le langage humain était captivant. Tandis que les mots et les phrases écrits sur les panneaux d’affichage griffonnés ici et là sur les murs se tournent vers moi d’un air suppliant, avec une silencieuse insistance – si bien que j’ai l’impression qu’ils s’adressent à moi personnellement et pourtant une certaine distance entre moi et le message écrit persiste –, on ne peut pas fuir devant les mots prononcés à haute voix, surtout les mots interrompus de rires, de toux ou de courts soupirs, du grincement des semelles et des cris des marchands dans la rue ou d’un brusque changement de temps. Le vacarme humain se heurte aux murs et aux objets, avec indifférence et légèreté, sans réfléchir, il tape en rafales fortes, mais fugitives, par moments il paraît plus modéré, caressant comme la brise, avant de frapper au visage de toute sa force, aiguë et brutale. Si j’essaie parfois de l’éviter, il me rattrape au coin de la rue d’à côté. Lié aux os, aux dents et à la salive de bouches réelles, ce vacarme est capable de procurer le même plaisir qu’un plat copieux ou que des caresses. Il est plein de divers ravages, de hauteurs et de profondeurs, de sifflements énigmatiques et de ronflements étranges auxquels la conscience des auditeurs donne une signification avec complaisance ; ce ravage absorbe petit à petit leurs sens et leur volonté, au point que les gens se mettent à danser en se parlant, doucement, comme des brins d’herbe dans le vent : d’abord ils froncent les sourcils, puis d’un coup ils les soulèvent avec étonnement ; ils redressent la tête aussi, agitent les bras et les jambes pour répondre, tanguent d’un côté puis de l’autre, secouant leurs cheveux, agitant leurs corps entiers. C’est de ce point de vue que ma nouvelle situation est intéressante. Le fait de ne pas comprendre les mots que s’adressent deux dames âgées aux chapeaux en laine devant l’entrée d’une épicerie, leurs index dressés au-dessus de leurs têtes comme si elles étaient sur une scène de théâtre, ou le fait de ne pas comprendre ce que crient des enfants qui ouvrent un paquet de biscuits, un ton joyeux et sifflant dans la voix, ça me paraissait inhabituel, mais seulement au tout début. Je n’ai pas mis longtemps à me rendre compte que ne pas comprendre tous ces bruits articulés qui se répétaient était une aubaine pour observer ce qui se passait autour de moi autrement que jadis, d’être près et en même temps d’être discret et retiré, de découvrir la richesse de la part visuelle des conversations de la rue, leur caractère rituel, et ce d’autant plus que je n’avais pas à me mettre à l’écart ; je reste tout le temps entouré de monde. Cela signifie faire face à l’éphémère, aux limites physiques des conversations en cours, grâces auxquelles même les longs et vifs échanges ne signifient rien de plus qu’une brise, douce, qui les accompagne dans la rue, un sourire entendu ou encore un simple geste de main. Cela arrive dans le cas de la toute première approche d’un auditeur avec une œuvre musicale quand, malgré ses efforts, croissant en fonction des stimulations, il comprend de moins en moins et son incertitude grandit en fonction de ses propres réflexions ; de la même façon, pendant mes lentes promenades à travers cette grande ville, mon admiration se multiplie en fonction du nombre des panneaux et
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des conversations auxquelles j’ai été exposé par hasard. Il se peut que quelqu’un connaisse le sens de tous ces mots qui brillent dans le noir sur les panneaux suspendus, flottant ensemble dans l’air, avec des drapeaux, de longs cheveux de femmes et des rideaux, mais ce n’est pas mon cas. Et ce sentiment renouvelé de se sentir perdu n’est pas désagréable, au contraire, il est charmant. Se mouvoir en toute liberté, presque sans but, le long de la longue rangée de bâtiments, offre des impressions semblables à celles qui s’offrent à un spectateur sur un bateau d’excursion. Comme si le message qui m’accable de tous côtés dans cette ville, cet aveu sincère de ma propre ignorance, devait être l’information la plus importante que je puisse apprendre petit à petit, en passant entre ces deux rangées de maisons. Le fait que je ne me défende pas contre ce message – et même par moment je trouve du plaisir à me moquer de ma propre impuissance – me permet de me détacher de ma conception des choses telle que je l’avais auparavant et également de me détacher d’une façon apparente de ce qui se passe autour de moi, de rester non loin de toutes ces choses, mais sans y participer et de les regarder comme un film perpétuel. Le sentiment d’une incompréhensibilité sublime, qui m’accompagne dans le nœud des ruelles différentes où que j’aille, telle une lumière terne qui n’éclaire pas, me permet d’entrer en relation avec toutes ces personnes inconnues, ces bâtiments et ces objets, juste au moment où leurs rôles ne sont pas encore définis avec certitude, mais se confondent et se superposent. Puisque mon esprit ne peut plus, n’est même plus capable de se concentrer sur ce qui est communiqué autour de moi et, puisque les conversations entendues quelque part autour d’un café ne sont pas selon moi plus importantes que le cliquetis d’une petite cuillère, léger et agréable, à peine audible, je peux percevoir ce qui se passe autour de moi d’une façon beaucoup plus naturelle que d’habitude et grâce à cela me sentir bien à ma place, au bon endroit après un long séjour dans cette ville étrangère pleine d’inconnus et de voix aux vibrations tantôt tristes, tantôt sévères. Alors, je parcours les rues d’un bout à l’autre, les mots que j’écoute sont comme le son des cloches dans de hauts clochers, comme les stridulations d’un insecte d’une espèce inconnue sortant de l’herbe, comme le grincement aigu des freins et comme le sifflement des trains dans le lointain. Ces sensations qui m’accaparent petit à petit, je les reconnais. En percevant soigneusement tous ces bruits, je me perds avec jouissance entre les maisons, les voitures, les réverbères et parmi les passants, tel un hôte pendant un séjour de cure qui, pendant une promenade dans le parc des thermes, s’aperçoit avec plaisir qu’il a dû se tromper de chemin, pour mieux savourer l’importance retrouvée du chant des oiseaux, le bruit des feuilles dans la brise légère ou du jaillissement de l’eau qui retombe en une longue courbe au fond de la fontaine, rien que pour des raisons esthétiques.
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Il paraît que l’une de mes découvertes majeures à ce jour, suscitée par ce séjour, est la concordance de nombreux bruits particuliers qui se confondent et se complètent avec douceur dans les rues qui m’entourent. Alors qu’en fond sonore, les bruits des lourds engins de construction en marche et des moteurs de voitures se font entendre tantôt par de longs passages éloignés, tantôt par un son tonitruant presque alarmant d’un véhicule en approche, je peux savourer en même temps
les partitions d’une porte qui grince ; ces partitions sont courtes, mais bien placées et seraient parfaites si quelqu’un les accordait ; je peux savourer les expressions d’étonnement, les rires qui sonnent et aussi le bruit rythmique des talons qui claquent sur les dalles en céramique, les cris et les appels éloignés, par moments un verre qui se brise ou de lourds objets qui tombent par terre ; il y a des bruits inattendus qui se produisent, mais en y repensant après, on se rend compte que par rapport aux longs moments de silence leur avènement n’est pas si étonnant. Le bruit disharmonieux d’un moteur à combustion représente une suite de nombreuses explosions cachées, on dirait qu’il marmonne, dans la colère, presque en rage. Cet effet dramatique est encore accentué par le bruit de coups de feu que laissent fuser les motos sans amortisseurs sur leurs pots d’échappement. En comparaison avec cela, la production sonore des moteurs électriques semble beaucoup plus calme, même s’ils remportent la palme des bruits comiques avec le tintement des tramways qui évoque la période de Noël. Je pense que si le sens de ces bruits de la rue apparemment disharmonieux n’est pas assez estimé, ce n’est pas parce qu’il ne se manifeste pas suffisamment, au contraire : c’est qu’il coule sans se faire remarquer alors qu’on l’entend sans cesse ; on n’en parle pas bien qu’il se fait entendre de tous les côtés. Dans l’ambiance de cette concordance des voix des choses, générale et à la fois discrètement inapparente, qui commence par le bruit compliqué des clés, qui se poursuit par un bruit court et clair de porcelaine et s’achève en un bruit de klaxons au loin, il y a quelque chose de sérieux et de jovial à la fois, quelque chose de secret et de moqueur. Si on le perçoit plus attentivement, on se rend compte que de petits événements auxquels s’attachent des bruits concrets deviennent des spectacles relativement isolés, d’humbles fêtes qui ont lieu devant un public sans pour autant perdre leur caractère privé. Il suffit juste de remarquer que le bruit d’une petite cloche accrochée au-dessus de la porte d’entrée qui se met à sonner fort quand entrent des clients, un par un, dans une boutique illuminée et celui de leurs pas, entre les rayons, qui culminent par l’achat d’une savonnette ou d’un shampooing, acquiert une importance inattendue. Ce genre de choses, je pourrais l’observer pendant des heures. Je garde vraiment un souvenir très extraordinaire d’un voyage en trolley local. Dès que je suis monté, j’étais surpris par la suite des tons tintinnabulant qui se répandaient à l’intérieur. Leur hauteur changeait, comme je l’ai remarqué, en fonction de la vitesse du véhicule : plus le chauffeur appuyait sur l’accélérateur, plus les tons étaient hauts. Je me sentais curieusement honoré, comme si je m’étais retrouvé tout à coup en train de participer à une fête, une fête avec un seul invité, et sans y avoir été préparé, le ticket froissé à la main, comme s’il s’agissait d’un virtuose inconnu déjà plongé à mon arrivée dans le jeu d’un grand instrument bizarre et, en plus, mobile. Cette impression solennelle s’est encore renforcée quand j’ai aperçu que les sièges devant étaient occupés en silence par un groupe de gens qui écoutaient, habillés solennellement, un grand bouquet de fleurs dans les bras.
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Au cours de mes promenades, j’avais déjà eu plusieurs fois l’occasion de visiter la gare locale. Ce qui attirait mon attention, c’étaient surtout les voyageurs chargés de bagages, attendant perplexes dans le hall, tous ces gens perdus sur
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m’inspire quelque chose de sublime, comme une sensation discrète, confidentielle et sympathique. Moi aussi, comme un homme qui va bientôt partir loin et pour longtemps, je regarde tous ces objets amassés, qui se réfléchissent derrière la vitre pendant de longues minutes, ces minutes presque immobiles, je les regarde attentivement, dans une attente silencieuse, comme si tout cela n’était pas des fragments de meubles d’une cuisine banale, des assiettes ordinaires, des casseroles et des verres, mais des tableaux d’événements, lointains et pourtant intimement familiers, en hauteur, bien éclairés et exposés dans une vitrine. En plus, à la différence d’une exposition similaire qui aurait lieu dans un musée, observer ces objets-là a un charme particulier parce qu’il est évident que pour quelqu’un qui n’est pas dans la pièce et que je ne verrai jamais, ces quelques objets représentent un vrai chez-soi, c’est au milieu de ces choses-là que se déroule sa vie quotidienne comme dans une petite collection inappréciée. Ce quelqu’un va bientôt entrer dans la pièce, va prendre dans ses mains une des petites tasses en porcelaine rangées sur l’étagère ou la lourde poêle en émail à manche en bois qui est accrochée au mur. Le soir, les spectacles banals derrière les fenêtres éclairées évoquent en moi, par leur air résigné, le mélange d’un regret sentimental et d’un émerveillement solennel ; c’est peut-être aussi parce que je les regarde curieusement d’en bas, dans la nuit qui tombe sur la rue froide, la rue souvent diaprée de gouttes de pluie. Le côté évident, loin d’être dramatique, de ce que je contemple derrière la vitre, avec un si bon éclairage, m’attire et me trouble à fois.
du cou, sortant d’ici et là des rangs d’autres figurants chargés de bagages, nous courions pour leur donner des oeillets rouges qu’avait empruntés pour nous l’équipe du film chez le fleuriste du coin. Le signal pour nous était le moment où l’orchestre se mettait à jouer après le discours de l’orateur : « Vous partez pour des pays lointains, mais pourtant ce sont des pays familiers ! » Peut-être était-ce à cause du chef orchestre qui prêtait trop attention à la caméra et qui ne voulait pas la quitter des yeux malgré l’insistance du metteur en scène, ou était-ce dû aux mouvements désordonnés d’un protagoniste dont l’ivresse n’avait échappé à personne, à moi non plus, ou peut-être était-ce à cause d’autre chose, mais on avait dû répéter la scène beaucoup de fois de suite. Le train des bâtisseurs se perdait à l’horizon puis faisait immédiatement demi-tour, les oeillets passaient de main à la main, faisaient un tour ici et là-bas, se fanaient, se cassaient et se raccourcissaient au fur et à mesure, mais cela ne me dérangeait pas parce que moi, j’avais déjà établi une relation proche avec quelques passagers. Plus on répétait la scène, plus nos adieux étaient chaleureux. « Adieu ! » je me tournais vers le figurant à la moustache à qui je donnais la fleur au moins pour la cinquième fois, « Ne nous quittez pas ! Que dirai-je à la maison ? » je criais ce jour-là avec initiative au milieu des fanfares et du sifflement de la locomotive et toutefois, je ne cessais de le saluer de la main, de toutes mes forces. Je vois quelque chose de spécifiquement humain dans cette manière dont on accompagne ses proches à la gare : c’est sérieux et comique en même temps, et c’est ce qui m’oblige à revenir pour assister à ce genre de spectacles. Je continue alors à être persuadé que le comportement des gens sur les quais est dans une certaine mesure curieusement ambigu, que leurs rites ont l’air digne et grotesque à la fois, c’est surprenant. Je remarque le plus souvent à quel point le fait d’accompagner quelqu’un est épuisant, et ce surtout quand le train a du retard. La conversation perd de son importance jusqu’à ce qu’elle ne redevienne plus intense que quand le chef de gare siffle pour annoncer le départ. C’est le moment qui était tant attendu de chaque côté. Du coup, ils ont tant de choses à se dire : ils prononcent en vitesse les dernières consignes et derniers bonjours à remettre, ils se saluent de la main, ils gesticulent. Par moments, je me demande si je ne devrais pas venir dans cette gare encore plus souvent et faire mes adieux à ceux que personne n’accompagne, leur faire un signe de main comme le font tout naturellement des enfants en voyant un train de passage, ou même leur rendre ce service professionnellement. Qui parmi eux ne mériterait pas un bouquet de fleurs ?
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Aujourd’hui j’ai observé un groupe d’ouvriers en train de poser des dalles sur le trottoir dans le parc de la gare. Quand ils étaient dans la crasse et dans la poussière, à genoux sur le paillasson à poils durs qui prouvait que ce n’était pas la première fois qu’ils travaillaient ainsi, ignorés par les passants, il y avait dans leur air résigné quelque chose d’évident, de tragique et de difficilement explicable en même temps, quelque chose qui ne leur permettait pas de tourner le visage vers moi. J’ai réfléchi au morceau de musique qui serait le mieux assorti à leur travail et puis à celui qui irait le mieux avec le travail des gardiens qui observent le monde de derrière la vitre de leurs petites cabines confortables, en vidant leurs gamelles ; j’ai réfléchi aux instruments de musique qui
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auraient dû accompagner des camelots, des vendeurs de billets de loterie, de voyages ou de rafraîchissements, tous ceux qui, fidèles à leur rôle, passent leur temps, jour après jour, derrière les comptoirs, dans des recoins, dans les passages souterrains, dans les halls, entourés de barres de chocolats, de sandwichs, de saucissons inondés de lumière rouge, de magazines de mots croisés, de paquets de biscuits, de bouteilles de bière, de stylos et aussi de peignes, ce qui est quelque chose d’absolument incompréhensible. Je crois que ce sont surtout les activités humaines les plus ordinaires qui sont dignes d’être accompagnées de musique symphonique. Cela fait déjà longtemps que j’observe des passants dans les rues d’ici ou des clients dans les magasins, contemplant leurs petites pantomimes quand ils sont à la caisse : au moment de payer, ils cherchent à la hâte de la monnaie dans leurs portefeuilles, alors qu’en fait ils repoussent le moment où ils auront trouvé le bon montant. Ils ont l’obligeance de ne pas faire attendre les autres, et ce d’une façon un peu héroïque, par leur propre balourdise. Plus leurs doigts sont précipités, plus j’ai l’impression que j’entends jouer du piano quelque part en fond sonore. La musique du piano me fait penser aux petites études de ceux qui viennent prendre place avec du retard dans une salle où le concert a déjà commencé. On peut lire sur leurs visages, tendus, comme en témoignent leurs traits tirés, leur souhait de devenir invisibles un bref instant. En les voyant coincés au seuil de la salle, inondés de lumière, on dirait qu’avec le grincement de la porte, ils viennent de déclencher par accident un solo de trompette. Résignés, ils jettent leurs regards autour d’eux, sur la salle bondée de gens assis en silence, serrent les lèvres et, concentrés, avancent vers le siège le plus proche pour se fondre dans le public. Même quand ils trouvent une place, on entend leur respiration accélérée encore longtemps : ils sont plus absorbés par l’excitation de l’attention involontaire qu’ils viennent de provoquer que par ce qui se passe sur scène. C’est le mouvement dans les magasins et dans les rues que j’observe à distance, comme accompagné de musique, j’y vois un long documentaire qui n’a pas de fin. Je remarque une concentration exagérée qui contracte les visages des gens croquant un hot-dog ou de ceux qui, pressés, mangent une glace. C’est ces moments-là, grâce à leurs paupières mi-closes qu’il me semble entendre du saxophone ou de la flûte à l’arrière-plan. Je trouve intéressant de voir la grimace des gens qui parlent en babil aux enfants dans leurs poussettes et qui, soudain, peuvent se fâcher dans l’espace d’une longue scène à la composition compliquée et dont le volume augmente violemment. Je pensais même qu’il pourrait être convenable de rendre professionnel ce loisir tout personnel, d’essayer d’en créer un registre complet, une espèce d’herbier d’émotions et de natures humaines, créer éventuellement une collection d’enregistrements des bruits de la rue,
à laquelle on ajouterait des photographies que l’on pourrait analyser après ; ou on pourrait fonder une revue qui serait dédiée exclusivement à l’observation des gens dans leur milieu naturel. J’imagine déjà des titres possibles : « Faire du camping dans les villes de Basse-Autriche » ou « Habitants de Stockholm au printemps ».
Juraj Briškár (1964) est connu en littérature slovaque comme l’auteur des textes qui perturbent la façon habituelle de voir et de penser par leur forme légèrement absurde, paradoxale et lapidaire. Il s’agit des œuvres Silence (Mlčanie, 1994), La marche à l’orient (Chôdza v oriente, 1998), Observations symétriques (Symetrické pozorovania, 2011). Cette même écriture est aussi présente dans ses études et essais sur la littérature publiés sous le titre Situations élémentaires en littérature (Elementárne situácie v literatúre, 2005).Il achève son premier manuscrit en prose – Retour vers l’incompréhension (Návrat k nezrozumiteľnosti) dont vient l’extrait cité. Traduction: Anna Višňovská et Caroline Crépiat
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les quais, mais aussi des vendeurs assis toute la journée, toujours dans les mêmes kiosques et buvettes, et les chauffeurs de taxi errant avec ennui entre les moineaux et les pigeons. Lors de mes séjours dans le café de la gare et dans son petit restaurant, j’étais ébloui par la partie féminine du personnel. Je crois que les serveuses, dans ces endroits-là, ont le charme incertain des constructions en fonte, solides et en même temps très fines, elles m’émerveillent, même si elles ne sont pas très jolies. Et ce n’est pas seulement parce qu’elles se montrent avec les couleurs scintillantes de l’alcool en arrière-fond. Puisque leur clientèle est surtout masculine, on dirait que dans ce contexte elles représentent pour certaines raisons les dernières femmes. Pourtant leur rôle est archétypal, elles viennent et elles partent comme les derniers trains pour nourrir et abreuver leurs clients. Ce rôle presque maternel des serveuses est encore plus accentué par les particularités de leurs corps féminins adaptés physiquement pour tenir autrui en vie, protéger ceux qui ne sont pas encore nés et leur servir de refuge. Les clients, surtout tard dans la nuit, ont l’air aussi désespéré, abandonné comme les gens qui pour certaines raisons ne savent pas où aller. À l’abri de la gare, protégés du mauvais temps, chargés de valises, ils ont l’air encore plus fragile. L’idée que je me fais de la restauration dans les gares est en fait une conviction d’antan selon laquelle le personnel de ces services-là s’occuperait des clients simplement parce qu’ils ont faim ou soif. C’est peut-être au nom de ce souvenir que je prolonge inutilement mes séjours dans la gare de cette ville. Puisque je ne pars pas en voyage, je laisse partir les trains les uns après les autres… Comme ça arrive dans le cas des marins lors des longues croisières, mon regard sur les proportions physiques des serveuses change avec le temps. Il me semble qu’un des rôles de ces rares femmes qui se meuvent à proximité des chemins de fer est d’éveiller chez les voyageurs fatigués l’illusion d’un foyer stable et confortable. Je crois que la douceur et la rondeur ressortent particulièrement dans ces endroits-là, malgré des intérieurs inconfortables, des comptoirs de cantine au fond marqué par la régularité de formes géométriques, des tables usées et des chaises dures. Après des heures à boire des verres auprès d’elles et à tant traîner sans but sur les quais et dans le grand hall, je commence à être de plus en plus persuadé qu’il est possible de reconnaître le caractère d’une ville d’après sa gare. Alors, en silence, je me souviens des gares que j’ai déjà visitées dans le passé : il y en avait qui me paraissaient sombres, pratiques, d’autres qui paraissaient confortables, mais négligées, il y en avait qui étaient la preuve d’ambitions exagérées, surchargées de peintures stuquées qui s’écaillaient, elles faisaient davantage penser à des opéras oubliés ou à des pièces montées qu’à des bâtiments publics fonctionnels. L’idée de voyager dans les pays lointains, de passer d’un endroit à l’autre, d’écrire des reportages, de tenir des journaux de voyage et de ne pas quitter l’espace des gares, m’attire. Il se peut que cet intérêt de ma part pour les questions de transport soit influencé par le fait que, quand j’étais au collège, j’ai joué dans un long-métrage. La scène avait lieu dans une gare. Avec mes camarades de classe, on avait pu sortir de classe pour jouer des enfants accompagnant des travailleurs qui partaient construire, dans le cadre du jumelage, un établissement industriel de métallurgie, quelque part en Sibérie. Ce jour-là, les bâtisseurs se penchaient par les fenêtres et nous, avec des foulards de pionniers autour
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arrivé qu’une seule fois quand un homme déjà d’un certain âge, visiblement un peu ivre, m’a adressé une demande étrangement formulée : « Dites-moi l’heure s’il vous plaît, si vous le voulez bien ! » Quand je lui ai donné l’heure, il a sifflé copieusement et a continué son chemin. Il arrivait qu’il n’y eût personne ici et là dans les rues, personne à part moi, et pendant les promenades un peu plus longues, j’éprouvais presque régulièrement un sentiment de solitude monumentale. Dans le silence immobile du paysage nocturne qui atteignait son comble vers trois heures du matin, j’étais même sensible aux choses que peut-être personne d’autre n’aurait remarquées. Par exemple, je me souviens des moments où la neige balayée par le vent voltigeait au-dessus des rails de tramway, entre l’ancienne briqueterie et la patinoire. Le doux mouvement modéré de la neige – ce n’était pas une tempête – allait bien avec le calme et en même temps contrastait avec le panorama immobile donnant sur des ruelles bien visibles, que longeaient des maisons basses, principalement d’un seul étage, dans la ville sud qui s’étalait à perte de vue au-dessous d’une route blanche descendant en légère pente. Pendant mes promenades, j’ai aussi eu l’occasion de vivre ces moments-là où la nuit déclinait de plus en plus face à l’approche des heures matinales. Ces moments-là avaient eux aussi quelque chose d’étrange et d’impressionnant. Je sentais que l’espace, où je me trouvais alors complètement seul, allait bientôt revivre dans le tohubohu du matin. Je sentais que la « Trieda SNP », le boulevard du Soulèvement national slovaque, que je prenais pour rentrer chez moi, se chargerait bientôt des fumées des autobus et des voitures, je pressentais que bientôt les tramways allaient circuler en direction des champs d’automne déserts derrière la ville, puis en direction du combinat métallurgique. Comme je suis resté vivre à Košice et que, dans mon nouveau travail, je ne donnais des cours plus ou moins que deux fois par semaine, je pouvais poursuivre mes visites de la ville nocturne même après avoir commencé à enseigner à la faculté de Lettres de l’Université J.P. Šafárik de Prešov. J’ai donc commencé à passer mon temps en ville, même dans la journée. Je me suis acheté un vélo et avec ce moyen de transport, j’étais capable de me déplacer en une demiheure de la zone de bruit, de grouillement et de bouillonnement qui me semblaient si impétueux, où le temps s’écoulait si vite, vers la zone au sud de la ville, dans les quartiers où ce même temps s’écoulait à petit feu et avec douceur, et puis je continuais jusqu’au cimetière de la zone sud où ce même temps a fini par s’arrêter et a sombré dans l’infini. Là-bas, je posais mon vélo dans cet espace entre les croix, dans la zone de paix et de silence, dans cette zone d’arbres, d’arbustes, de thuyas, de pierres tombales, de marbre et de fleurs, et j’inventais selon les dates, épitaphes et photographies, mes propres versions d’histoires humaines et achevées. Tout cimetière témoigne aussi de la vie des vivants. Une fois, un mois après la Toussaint − le bruit des célébrations solennelles apaisé et le cimetière de nouveau humblement silencieux et plongé dans sa solitude après une période de fréquentes visites et de commémorations −, j’ai aperçu dans la première pénombre de la soirée des lumières solitaires clignoter au loin, à l’horizon du vaste espace du cimetière. Je m’en suis approché et j’ai vu que les flammes des bougies dansaient dans le vent léger, sur la tombe d’un enfant né en 1942 et mort en 1944. La tombe était bien entretenue. Ce
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La ville, la vue d’ensemble
Mon goût pour Košice1, pour cette ville où je me suis installé déjà à l’âge adulte, a commencé à s’épanouir au sein de la nuit, plus précisément pendant mes promenades nocturnes. En me promenant de nuit, j’avais d’abord l’intention de lutter contre ma tendance à être en surpoids, mais cette intention de maigrir a au fur et à mesure été remplacée par mon plaisir d’observer un paysage de ville nocturne, dans son silence et ses pénombres, le plaisir de contempler le calme des ruelles bordées de maisons à un ou deux étages, dans les quartiers sud et nord, mais aussi les cités qui venaient de se taire, les routes vides, les commerces et les bâtiments dans la zone du centre historique. À l’opposé des journées agitées, avec la nervosité et l’effervescence en arrière-plan, les espaces nocturnes avaient sur moi un effet apaisant, me prouvaient la présence d’un esprit de réconciliation. Dans la nuit, les rues me semblaient plus larges, plus solennelles, ce qui évoquait en moi comme une langueur – de la tristesse et de la joie en même temps. Grâce à mon travail qui n’exigeait pas que je me lève tous les matins de bonne heure, je pouvais m’adonner à mes promenades, inspirées aussi par mon attirance naturelle pour la nuit. Au cours des cinq premières années après mon arrivée à Košice, j’enseignais aux cours du soir et puis je donnais des cours l’après-midi, si bien que ma vraie journée ne commençait que tard dans la soirée. Quand il n’y avait pas de réunion dans la matinée à la fac, rien ne m’empêchait de dormir jusqu’à dix ou onze heures, et parfois même plus tard, et de réduire ainsi le temps qui me restait avant les cours de l’après-midi, ce temps qui provoquait en moi comme une légère angoisse, ténue, mais pourtant si inquiétante. À ce rythme de vie, je me sentais frais et dispos vers une heure du matin, et je pouvais alors sortir la nuit de chez moi pour déambuler deux ou trois heures dans les rues de divers quartiers et coins de la ville. Košice de nuit n’avait jamais de bonne réputation. De ma première promenade, je me souviens de m’être concentré sur tous les dangers probables, et ce beaucoup plus que sur l’architecture, les formes ou l’ambiance du paysage endormi. Je percevais sensiblement tous les bruits soupçonneux, j’évitais les endroits d’où provenaient des voix et quand, de temps à autre, je croisais quelques rares passants ou une bande de jeunes hommes, ayant l’air louche rien que dans leur façon de s’habiller, je ressentais une très grande angoisse. Avec le temps, lors de mes promenades, j’ai commencé à me sentir de plus en plus à l’aise, et ce au point que j’ai commencé à croire que la ville de nuit n’était pas telle qu’elle semblait. D’habitude, vers une heure du matin, elle se dépeuple et cela démotive même ceux qui ont de mauvaises intentions, des intentions violentes. Je n’entrais ni dans les parcs, ni dans certains quartiers et entre deux heures et deux et demi du matin, j’évitais de passer devant les bars de nuit. C’est grâce à ce genre de précautions et de comportement préventif que j’ai commencé à me sentir presque en sécurité dans cette ville nocturne. Ce sentiment était encore renforcé par ma conviction que tous mes agresseurs potentiels auraient dû se retrouver désorientés et apeurés par ma grande taille qui me donnait l’air, je souligne « donnait l’air », fort. Je n’ai jamais eu d’incident dans la rue, personne ne m’a jamais dérangé ou essayé de m’aborder, ou bien, cela ne m’est
minuscule fermée depuis longtemps, des bureaux, une église ou encore les vieux bâtiments de l’hôpital qui servent encore aujourd’hui ; instantanément, de ce point de vue, on a tout à portée de main. En contemplant cette réalité, la plus authentique des réalités perceptibles, il se produit un effet curieux : cet effet est proche de celui que déclenche une fiction esthétique, il rappelle un mélange de vécu et de féerie. Grâce à la position de l’objet dans l’espace et à ses propres capacités de vision, l’observateur peut vivre l’illusion heureuse d’une certaine initiative créatrice, et ce sans limites et gratuitement. On dirait que le monde, tout en restant tenacement lui-même, s’autoenrichit ainsi de cet acte imitatif et acquiert l’aspect d’une maquette, d’une ébauche, d’un jouet. L’espace cassovien est exceptionnel, insolite par l’importance donnée à sa division en une partie nord et une partie sud. Seul son centre puissant peut lutter contre une telle orientation de la ville, mais la perception d’un « ouest » opposé à un « est » est complètement évacuée. Je n’ai jamais entendu parler d’autres villes donnant une valeur aussi incontestable aux notions de « nord » et de « sud » dans leur orientation. Les distances à Košice sont limitées, on peut saisir du regard leur étendue dans leur intégralité, la platitude du sud de la ville, contrairement au territoire mouvementé et vallonné au nord, est plus tempérée et même plus chaleureuse, le contraste de ces deux côtés a en soi ce quelque chose qui serait typique si une grande distance les séparaient. C’est comme si le profil géographique de la ville en tant que tel, aux contours soulignés par l’effet du vent qui souffle du nord, ce vent fréquent, rapide et cinglant, modéré par moments par les courants doux et plus délicats du vent du sud, résistait, grâce à son caractère expansif vers le sud et vers le nord, aux déterminations géographiques selon lesquelles les contours des lieux concrets à l’intérieur d’une ville sont d’habitude précisément délimités : ces lieux paraissaient moins nets, comme mêlés. Le contraste entre le sud et le nord, lien symbolique entre des principes contradictoires aboutissant à cette antinomie de la naissance et de la mort, favorise ma perception de l’espace cassovien que je perçois comme un espace littéraire. En réfléchissant à cette ville, je pense aussi à la nature qui l’entoure. Je crois que je fais partie de ce peu de gens qui n’ont pas besoin de la quitter pendant les vacances. Si j’ai le choix, je préfère toujours les «minivacances» régulières à Košice aux grandes destinations estivales. J’ai l’habitude de fréquenter surtout les quartiers les plus récents, historiquement classables plutôt parmi les banlieues, et pourtant, depuis 1977, quand j’ai emménagé avec mon épouse et mes enfants dans notre nouvel appartement, j’habite à vingt minutes à pieds du Moyen Âge, de la place lenticulaire où se dresse la cathédrale Sainte Elisabeth, avec sa tour Urban et sa chapelle Saint-Michel, l’édifice sacral le plus ancien de Košice, après l’église des Dominicains. La cathédrale a été construite à la fin du XIVe siècle, en style gothique, et a servi de chapelle au cimetière jusque dans les années 1270. Quand j’ajoute que jadis, dans la vieille ville, il y avait deux cimetières et qu’à Košice, il y avait encore dans le temps le Cimetière Jan Nepomucky, le nouveau cimetière, le Cimetière Sainte Croix, le Cimetière sur le Chemin de la Croix, l’ancien cimetière des luthériens, le Cimetière juif, le Cimetière des calvinistes, le Cimetière Saint Michel, je peux constater tout en prenant en compte la situation actuelle, que nous marchons et vivons sur les cimetières. Avec le temps,
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sur ces lieux du dernier repos, ont apparu des stocks militaires, des casernes, la place du marché, une des cités cassoviennes, l’amphithéâtre, un parc, la patinoire et un hôtel. Dans ce contexte, il me revient à l’esprit l’interprétation du grotesque préromantique par Bakhtine, fondée sur sa perception carnavalesque du monde, qui dans la vision optimiste reliait la mort immédiatement à la renaissance, au temps du renouveau, la vie germant au sein de la mort. Il est loin d’être facile d’attribuer une valeur optimiste et nettement idéologique à cette union de la vie et de la mort, à l’union des cimetières avec l’espace vital où vivent les gens. Dans le meilleur des cas, en cherchant à se forger une idéologie là-dessus, on finit par être désespéré, et au pire on sombre dans le mépris. La manifestation la plus évidente de ce mépris est l’irrespect de l’opinion publique, du jugement officiel. C’était le cas du socialisme répressif qui, conformément à son athéisme, a installé à l’intérieur de la chapelle Cœur Divin un gymnase. Cependant, nous pouvons faire remarquer l’utilisation d’un édifice sacré à des fins profanes – si on pense toujours au cas des chapelles – en remontant dans l’histoire. Au début du XIXe siècle, il y avait un stock militaire et plus tard un magasin à blé situé à l’intérieur de la Chapelle Sainte-Rosalie. La ville de Košice était à l’origine un village de commerce. C’était un carrefour des routes commerciales importantes et plus tard la ville est devenue un stock général de toutes les marchandises venues de l’étranger et un centre crucial du Moyen Âge. C’était la prospérité de la ville qui attirait du monde. Toute personne intéressée par la citoyenneté cassovienne, comme nous l’explique un historien, devait se marier et s’acheter un bien immobilier dans l’année. La plus vieille partie de la ville, celle qui est située tout au cœur du centre, a gardé son ambiance commerciale et la plupart des habitants – dont je fais partie – viennent ici faire leurs courses ou pour d’autres services, ce qui s’inscrit dans la continuité de la tradition des corporations d’autrefois. Malgré cette profonde continuité temporelle, la ville demeure d’un point de vue pragmatique très contemporaine. Pourtant, il me semble que le centre historique, en tant que phénomène spatial qui ne peut éviter par son étendue des enchaînements et des voisinages – y compris un voisinage temporellement très varié et « idéationnel » – , a en lui-même un certain potentiel pour ranimer le passé, pour céder à une « réactualisation », ou au moins réduire la distance dans l’espace. Comme si la proximité spatiale provoquait l’illusion d’une proximité temporelle. En effet, c’est cette distance temporelle qui donne à la ville, en tant que conglomérat spatial, de la verticalité et lui attribue une des valeurs ineffaçables. C’est elle qui catalyse la métamorphose et le métissage des styles dont la ville est si riche. Il est vrai que ce n’est pas seulement cette profondeur du passé qui accentue le profil historique d’un espace humain, mais c’est aussi la nature des actes. À l’époque quand je ne pensais même pas vivre un jour à Košice, dans mon enfance et dans ma jeunesse, il m’arrivait souvent de voir dans l’église des jésuites de Trnava des reliques de Štefan Pongrác et Melichar Grodecký, martyres cassoviens, qui dans la nuit du 7 septembre 1619 avaient subi, avec le canonique Marko Križin, la torture connue dans l’histoire comme « le martyrium cassovien ». Je n’aurais jamais cru non plus que le 2 juillet 1995 j’assisterais à la canonisation de ces saints-là à l’occasion de la visite du pape Jean-Paul II à Košice.
Cela est une preuve que par coïncidence, on peut toujours participer à un événement mesurable en siècles. Parmi ce genre d’événements, je compte la reconstruction de la Cathédrale Sainte-Elisabeth et cela en ce sens qu’elle a lieu il y a à peu près un demi-siècle. Sa reconstruction s’est étendue entre l’an 1877 et l’an 1896. Elle avait été nécessaire à la suite des forces destructrices d’un incendie, d’une inondation, d’une tempête et encore d’un tremblement de terre. Quand j’ai appris, vers le début des années quatre-vingt, que cette reconstruction qui venait juste de commencer allait durer jusqu’à l’an 2000, j’ai éprouvé un court instant la sensation d’une curieuse pesanteur du temps. En mesurant cette donnée avec une montre réglée à mon temps personnel, il me semblait qu’il y avait dans cette étendue temporelle quelque chose de monumental et d’imaginaire. Quand je regarde à présent les échafaudages entourant les murs de la cathédrale, je me rends compte que la prévision de la durée des travaux était loin d’être exagérée. Sans tenir compte d’une réduction éventuelle de la durée des travaux, je considère la reconstruction de la cathédrale Sainte-Elisabeth comme un témoignage que le temps de la création, de la construction et de la reconstruction, est un temps de la patience et de la perspective. La chapelle Saint-Michel sera également en travaux jusqu’à l’an 2000. L’Immaculata, colonne de la Peste, érigée dans les années 1720-1723 en mémoire des victimes de la Peste de 1710-1711, est également en travaux. Elle est située près de l’ancien échafaud. Cela est une preuve de la filiation de la répression dans l’histoire et de l’histoire de la construction de la ville où se trouvait à l’époque et où se trouve encore la Montagne de l’échafaud, la prison Mikluš et aussi le bastion du bourreau, ce monument qui provient d’anciens remparts médiévaux. Il doit son nom à la maison du bourreau qui se trouvait à proximité. On peut aussi inclure parmi les ratés et les réussites de la ville, dans leur enchaînement paradoxal, le fait que les saints de Košice aient été martyrisés dans la Maison royale, l’ancien siège du sénateur, l’endroit d’où a émergé le bâtiment de l’Université de Košice au XVIIe siècle. La mort de ces saints me renvoie dans mes souvenirs à Trnava, la ville qui avait cultivé en moi – c’est peut-être dû aussi à mes ancêtres – ce que j’appellerai « une vision d’étenduosité » et une délimitation de la vie. Même si parler de soi « en leitmotivs », tout en parlant de la ville, peut paraître douteux, je pense qu’on n’arrive vraiment à faire le portrait d’une ville qu’en y faisant intervenir ses limites personnelles, ses facultés et ses intérêts d’observateur – que cela me serve d’excuse. Ma « vision d’étenduosité » du monde et les soucis qui en découlent, se manifeste par exemple par le fait que, contrairement à ceux qui ont d’autres expériences de vie et d’autres sentiments vitaux, je suis incapable de me concentrer sur un détail dans la nature à partir d’un terrain montagneux, vallonné, formé de terrasses superposées, et je ne perçois la vue que dans son intégralité, je ne vois que des mises en scène. La présence de cette « vision d’étenduosité » des paysages – et cela n’est peut-être dans mon cas qu’une qualité purement personnelle qu’on ne peut généraliser –, je la ressens aussi dans mon attitude incorrigible envers toute banalité disproportionnée ou enjolivée, envers toute chose qui ne s’inscrit pas sur la surface des plaques commémoratives. Dans ce sens, le peintre académique Anton Jasusch n’est pas pour moi moins intéressant que son père Anton
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jour-là était le quarante-et-unième anniversaire de la mort de cet enfant qui n’avait vécu que ving-trois mois. C’était en 1985. À partir de cette image-là, il était possible d’imaginer l’histoire d’un amour maternel qui n’avait connu que la vie trop courte de l’enfant, cette vie qui s’était rapidement terminée, mais demeurait toujours présente par son absence. Ce cimetière de la ville sud – officiellement appelé Cimetière public – appartient, comme d’ailleurs tous les autres cimetières, à la vieillesse, aux adultes, même si en fait, ses débuts sont liés à la mort d’enfants : deux petits garçons, âgés d’un et quatre ans, y avaient les premiers trouvé le repos éternel, le 1er juin 1889. Le cimetière de la ville nord est plus ancien, moins grand, mais plus intéressant que celui de la ville sud. Avec ses grands et nombreux tombeaux d’autrefois, alignés les uns à côté des autres, ce cimetière n’est pas sans rappeler l’espace d’une rue animée, et par endroits – même là où il y a des tombes ordinaires et plus récentes – il donne l’impression d’être une extension de la beauté du jardin botanique d’à côté. Cette enclave post mortem du silence est en quelque sorte animée par la présence de la maison du fossoyeur, située sur le bord droit du cimetière. Près du portail arrière, dans la partie est, il y a une petite chapelle baroque de Sainte-Rosalie. Elle a été construite en 1715. La décision de sa construction a été prise en 1710 pendant la grande épidémie de Peste. Sándor Márai, important écrivain et essayiste hongrois, qui est né à Košice et y a grandi, raconte dans un de ses essais remarquables l’histoire de quelques tombeaux de ce cimetière. Dans sa réflexion, il écrit : « Je passe devant une crypte massive ressemblant à un mausolée qu’avait fait construire une femme pour son époux fleuriste. Et en regardant ce mausolée, couvert de marbre gris, je ne peux m’empêcher de songer à l’époque où Košice était la seule ville de province où des accessoires galants et indispensables à la vie – telles que les fleurs – permettaient aux marchands de faire fortune… La vraie ville, ce ne sont pas seulement des bâtiments et des droits urbains, des pompiers et des équarrisseurs, des places et des panneaux publicitaires, non, ce n’est pas cela, car la vraie ville, ce sont des manières et de la courtoisie, de la vie mondaine avec des bouquets fleuris, la ville, c’est aussi cette mondanité pleine de tendresse et de cartes de visite glissées entre les fleurs. Voilà pourquoi le marchand de fleurs avait pu faire fortune dans cette ville qui était une ville véritable, voilà pourquoi on pouvait faire construire un monument si splendide après sa mort. » Márai termine sa sage et généreuse réflexion sur les mots suivants : « Paix aux morts ! Je regarde la ville et je m’en vais parmi les vivants. » Il n’est pas étonnant que Sándor Márai confonde ses sensations et réflexions, inspirées par des tombes et des cryptes, avec le point de vue d’où on regarde la ville. Cela vient du fait que Košice est un endroit panoramique, est une ville de belles vues, de perspective. Dans leur étendue actuelle, à partir de divers points de vue et sans faire trop d’efforts, on peut remarquer des cités bâties sur des collines et, à partir de ces collines, on peut voir les vieux quartiers du centre-ville, ainsi que les quartiers plus jeunes, récents. En prenant le tramway qui part de Moldavska cesta en direction d’une des deux places principales, il est difficile de résister à la vue qui donne sur une vaste étendue de quartiers résidentiels. Des ruelles, des allées d’arbres, des routes, des trottoirs, des cours, des jardins, des maisons à un, deux ou trois étages, des restaurants, une petite usine
Pour conclure, revenons de nouveau à nos jours. Au cours du processus de civilisation et d’industrialisation, la ville de Košice a enregistré une des plus grandes croissances du nombre d’habitants et de la surface couverte de bâtiments. Si la ville de Košice n’avait, à la fin du XIXe siècle, que 16 000 habitants, le nombre d’habitants a atteint les 44 000 en 1910, et est arrivé à 238 521 en 1996. Il se peut que les vieux cassoviens ne soient pas ravis de cette brusque croissance du nombre d’habitants, et ils ont peut-être l’impression que cette croissance a mené à une sorte d’anonymat où les événements interhumains sont mis en crise, comme le dit Peter Szondy, théoricien du théâtre moderne. Moi personnellement – en tant qu’étranger et « immigré » dans cette ville – j’ai la sensation que la ville de Košice, malgré sa diversité historiquement déterminée, et sa pluralité, demeure une ville discrète et bienveillante.
Stanislav Rakús (1940) fait partie de la génération plus âgée des prosateurs qui depuis longtemps constituent le fond de la prose slovaque. Il a reçu plusieurs prix récemment (le prix Dominik Tatarka, le prix Ján Johanides etc.). Les derniers textes de Rakús montrent le dimorphisme de la société, notamment durant la période communiste. Il est un théoricien remarquable de la littérature romanesque. Il lie ses connaissances théoriques sur la prose à la création et donne ainsi à ses ouvrages des traits comiques, comme l’illustrent certains romans et ballades : Le roman non écrit (Nenapísáný román, 2004), Université excentrique (Excentrická univerzita, 2008), Télégramme il (Telegram, 2009). Traduction: Anna Višňovská et Caroline Crépiat
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lui aussi, maître boucher de Košice, membre du Comité des artisans et vice-président du Comité des hôteliers ; le fait que la Maison de Levoča est un des bâtiments gothiques profanes les mieux conservés de Košice n’est pas pour moi non plus moins intéressant que le fait que dans ce lieu Gabriel Bethlen a fêté son mariage en 1626 et que jadis, ce lieu était aussi une auberge, et puis que dans ce bâtiment il y avait l’imprimerie de Ján Fest ou encore la pharmacie « L’oeil de Dieu », tenue par un homme qui se faisait appeler Sympatyikus. Avant d’être pharmacien, cet homme avait aussi été dans sa vie directeur de l’usine où on fabriquait le savon dit «médicinal», puis il avait été le fondateur de l’usine d’encre, titulaire du diplôme d’éducateur dans une maison refuge et écrivain, membre du Cercle Kazinczy, qui donnait des conférences sur l’œuvre d’autres prosateurs cassoviens et lisait ses propres nouvelles humoristiques. Je ne sais pas pourquoi, c’est plus fort que moi, mais à chaque fois quand je traverse en vélo la rue Štúrová – je prends toujours le même plaisir à me souvenir que c’était ici qu’il y avait dans le temps l’usine de fabrication du coton, fondée par un ancien soldat après sa guérison des blessures des guerres napoléoniennes. Ce soldat est mort le 31 août 1864 et enterré au cimetière SainteRosalie. Ce qui me fait aussi plaisir, c’est de savoir qu’en 1895 un capitaine policier est devenu président du Club de cyclistes et plus tard secrétaire du Comité de bienfaisance des femmes. En revenant dans la zone réservée aux piétons et cyclistes, la rue Hlavná, et en m’arrêtant devant le palais Andrássy, je m’intéresse à l’histoire du propriétaire de ce bâtiment pompeux, construit en style néobaroque, le conte Dionýz Andrássy qui n’avait visité la ville de Košice qu’une seule fois, et ce de façon non officielle. Dans ce palais, il y avait déjà – et ça, je l’ai vu de mes propres yeux – un centre commercial, une maison de produits alimentaires, mais aussi un café. Le palais a été racheté en 1910 par František Szentgyörgy, son nouveau propriétaire. J’ai lu quelque part que ce président du Comité des artisans, hôteliers et cafetiers rédigeait une revue et avait aussi acheté le Palais Jakab, avait multiplié le choix des revues dans son café, organisait des concerts de musique populaire et avait commencé à se servir du trottoir devant le café pendant la saison estivale.
Martin Tomori
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Ján Gavura Rapport d’un voyage d’affaires au Museo del Prado
Permets-moi, mon Dieu de prier pour le bonheur de mes trois filles. Le canevas du jeu ondule devant moi comme une carte.
La soif et l’amadou de la rue. La mèche était longue, écriront les historiens, mais branchée sur un mélange explosif.
Goya en Olympe fait tourner le pinceau, dans la détrempe noire, sans un mot il observe le reflet des étoiles.
J’ai choisi pour elles une excellente mère, du sang qui a tout perdu et a tout gagné grâce à son entêtement. Dans la main je le tiens comme un heureux jeu de dés.
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La libération du commandant Whyte
Le jour torride s’est levé sur une erreur : Paris n’était pas visé par les canons de la Bastille, les soldats ne battaient pas la marche, le moulin sur la Seine seul battait de l’aile.
Le seizième siècle vibre dans la galerie comme la corde d’un arc invisible – dans le corps parfait de Saint Sébastien les flèches percent encore, et encore et encore une fois.
Les filles ont visité les meilleures écoles, un maître italien leur a enseigné la peinture. Elles ont appris à cavaler et j’ai ordonné à leurs nourrices de les initier aux secrets de l’amour pour les hommes.
Les visiteurs tournoient devant les tableaux en une danse d’abeilles, les hanches pleines, les cheveux colorés, les contours des muscles et un intérieur semblable : odeur, sang et désir inapaisable de pénétrer, frotter et être pénétré.
Le premier mariage sera de raison. Fais que l’aînée reçoive donc un cœur paisible, chaste, l’amour du théâtre et des masques. La deuxième aimera un poète et tout ce qu’elle aime de lui, un jour elle le haïra. Fais qu’il l’aime, beaucoup plus qu’elle ne l’aime. Et lorsque, déçue, elle partira au couvent, fais que la cloche à l’heure de la mort lui ouvre le ciel.
La vie se résume toujours à la lutte végétale implacable pour la lumière : les saints et les sagittaires, les danseuses et les madones, condamné est celui qui tarde. Le pinceau touche la toile, le plan s’esquisse, peut-être s’achève, dans les oreilles sourdes de Goya les molécules hurlent, planètes inconnues.
La dernière dort encore dans la nuit toute nue, ses yeux ne savent pas se détacher de la douleur. Mon Dieu, fais que son mari soit honnête et qu’il ne la trompe pas avec les bonnes, ou juste un peu.
Quatre faussaires ou un inceste libertin, le vicomte de Solanges, ne répondaient pas à la déscription des prisonniers politiques. Pourtant le commandant Whyte, ce fou à la longue barbe blanche se détachera bien de la première page du journal entre les mots égalité et liberté. La révolution a son plan à suivre : après la prise de Bastille en finir avec les dieux et les idoles, libérer le commandant Whyte et traverser avec lui les rues de Paris. C’est ainsi que ce vieillard, pâle comme une souris de labo, est porté par les mains de la foule, preuve vivante, qu’à chaque réponse s’invente une question.
Fintice, septembre – octobre 2010
Madrid – Budapest – Fintice, mai 2009 Fintice, août 2010
Ján Gavura (1975) est poète, traducteur et critique littéraire. Il a publié deux recueils de poésies – Brûlage des abeilles (Pálenie včiel, 2001) et Tous les matins tu existes (Každým ránom si, 2006) et deux monographies à la fois littéraires et critiques. Il traduit principalement la littérature anglaise et irlandaise contemporaine et surtout la poésie. Il a édité un recueil de textes de C. A. Duffy, M. Sweeney, L. O. Sullivan et J. Sutherland-Smith. Le prix Ivan Krasko lui a été attribué pour le meilleur premier texte en slovaque. L’extrait des poèmes de son nouveau manuscrit sera publié à la Maison d’édition Pierre bleu (Modrý Peter) sous le nom La Rage (Besa). Il est aussi rédacteur du magazine Enter. Traduction: Lena Jakubčáková et Olivier Léric
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Le joueur
Ján Buzássy –
L’écho du grisollement, encore dans le sommeil, comme un émoi second, qui par le chemin sec du rêve remplace le désir. Quel rêve ?
C’était un vieux faiseur des fifres avec ses courts doigts noueux ; lambinant toujours sur le bois et chacun de leurs mouvements disaient : vieillir c’est simplifier les choses jusqu’à l’essentiel.
Le motif revient, toujours différent. Ainsi le rêve s’aide en déroutant les sens. Tu cèdes à l’espoir de finir par trouver l’échelle où ne monte que l’oiseau.
Et alors tu pourras jouer ».
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« Prenons le bois, et s’il est bon, nous en soufflons son âme. Le doigté du diable en brûlera les trous. Mais surtout : toute l’âme, pour faire retentir la profondeur.
Tout à coup – la chanson déjà dénoue ce qui est figé.
La partition des oiseaux te devance Le souffle avec lequel tu remplis ton instrument ne trouve plus de solution,
Elle n’est que salive dans la cage de la langue, dans le piège des mots, elle a de la peine à y chercher un sens.
car à la chanson il manque la justesse du bec qui sait bien où becqueter la plaie.
Mais elle reste la salive La salive qui dénoue.
Et pourtant tu prends ton instrument pendant tes voyages apaisants.
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Tu lèves les yeux? La chanson te brûle la vue et dans le corps désert cherche la solitude que la rosée des sens n’a pas arrosée.
Sifflé, retourné par le souffle. Bizarrement, amèrement heureux.
Comme si elle poussait le regard jusqu’aux reflets éclatants éveillés par la douleur pressentie. Le chant est le délice et la douleur du pressentiment.
Ján Buzássy (1935) est un grand poète et traducteur slovaque. Son expérience des années totalitaires lui a laissé un sentiment trouble sur la littérature qui l’a fait hésiter à écrire. Néanmoins, il a publié son premier recueil intitulé Le Jeu avec les couteaux (Hra s nožmi) en 1965, et l’année suivante L’École cynique (Škola kynická). Malgré quelques interruptions, ce poète unique continue à écrire. Les lecteurs et la critique littéraire ont prêté une attention exceptionnelle aux recueils La Beauté accompagne la pierre (Krása vedie kameň, 1972), La Plaine, les montagnes (Pláň, hory, 1982), et aux œuvres éditées plus récemment Les Jours (Dni, 1995), Madame Faust et autres poèmes (Pani Faustová a iné básne, 2001). Son dernier ouvrage est le livre des quatuors poétiques Le Scarabée (Bystruška, 2008). Traduction: Lena Jakubčáková et Olivier Léric
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monsieur cogito ferme le livre car chacune des vérités sublimes brûlera dans ses mains six lettres de son nom n’est qu’une mythologie fugitive un souffle accéleré du feu ravivé
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les dormeurs blancs ne savent rien des ouvrages incendiés dans les camps on médite sur ce que l’auteur a voulu dire par les chiffres dans les camps le bestseller est une statistique son interprétation immanente
monsieur cogito monte sur le pic d’un volcan : sous le ciel obscur avec une goutte de lave sur sa langue il fait quelques sages déclarations le monde est sorti de l’atelier du diable et pour son délice existe l’insoutenable les gnostiques avaient raison : au commencement a dû survenir une faute fatale monsieur cogito ne sait pas compter combien de vies le hasard a triomphées combien de destins a domptés l’esprit du désir innassouvissable le démon de l’ennui et du vide combien d’âmes ont été arrachées des corps guerriers
algèbre de la compassion dans la foule on ne peut plus reconnaître les vieux malades et les femmes avec les enfants indélébile n’est que le nombre sur l’avant-bras monsieur cogito aspire profondément et vainement comme dressé à la tête d’un cortège avant l’entrée décorée sollonellement dans la chambre à gaz
cependant ses calculs personne n’a su probablement les supporter ni l’un des futurs condamnés suicidés
Peter Milčák Pour que
La force
Dorset
Je n’ai jamais réussi à prier toute la nuit à genoux, mais toute la journée, à genoux j’ai planté les vis dans le plancher grinçant pour ensuite partager du pain avec le frère noir William, ouvrier locataire comme moi qui après un dur travail, avec ses doigts poussiéreux, a séparé d’abord toutes les quartiers de l’orange. De toute la journée nous n’avons pas dit cinq mots.
Je vous salue, amis posthumes.
Là en-haut sur la vieille tour souffle le vent impitoyable, alors que les forêts galopent et que le ciel reste immobile. Il ne reste rien seulement toi bientôt enlacé contre moi. La fumée des feux lointains a déjà quitté cet espace, mais ensuite se métamorphose, pas encore dispersée, résiste comme nous comme nous,
Le salut est à portée de main, il est l’objet du propos. Baignés, entièrement propres, passons au problème. Avant que la mort étouffe la peine, la fatigue surmonte l’intérêt. La force de notre fatigue est notre force.
nous qui ne sommes plus là, car qui aimerait laisser
Mon Dieu, ces cinq mots suffiraient bien pour que je puisse tout te raconter.
sa trace dans la cendre.
on ne saura pas si le saut de la fenêtre les veines coupées la corde ébranlée dans le grenier étaient l’accusation muette du démiurge ou du maître
Marián Milčák (1960) est poète, traducteur et critique littéraire. Il a édité sept recueils de poésie comme par exemple, Année bissextile (Priestupný rok, 1989), Etoiles fermes (Pevné hviezdy, 1992),Plénitude (Plnosť, 1993), Femmes qui déjeunent avec l’homme mort (Ženy obedujúce s mŕtvym mužom, 2000) ou Le septième livre du sommeil (Siedma kniha spánku, 2006). Il a ensuite publié deux livres spécialisés et un vaste choix de poèmes de Z. Herbert Élégie de Fortinbras (Fortinbrasov žalospev, 2009, en collaboration avec P. Milčák). La poésie de M. Milčák développe la tension entre la vie contemporaine et l’héritage chrétien,et s’inspire aussi de la mythologie. Son écriture mélange le réflexif et l’interpellation du lecteur. Traduction: Lena Jakubčáková et Olivier Léric
Peter Milčák (1966) est un poète slovaque, traducteur et théoricien littéraire. Il a publié trois livres de poèmes : Attelage avant l’hiver (Záprah pred zimou, 1989), Ligne de préparation numéro 57 (Prípravná čiara 57, 2005)et Brum (2012). Il traduit depuis l’anglais et le polonais ; parmi les dernières traductions on trouve le recueil étendu de poésies de Z. Herbert Élégie de Fortinbras (Fortinbrasov žalospev, 2009, en collaboration avec M. Milčák). Il est propriétaire des éditions Pierre Bleu (Modrý Peter) à Levoča. Depuis 1991, il a édité des dizaines de recueils de poésie slovaque contemporaine et quelques anthologies en langue étrangère parmi lesquelles Les Jeux Charmants de l’Aristocratie. Traduction: Lena Jakubčáková et Olivier Léric
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Marián Milčák
libre
si tout était possible
je vois
tu es encore libre je me demande ce que tu fais là puisque tout le village où tu t’es noyé parle de toi
pouvoir sans engagement tout jeter derrière soi
jamais je ne suis allé nulle part jamais je ne me dépêche tout est là
alors tu t’es donné le temps le cimetière derrière le dernier chalet en face de tout s’attriste
et je dirais à tous ça c’est moi
je serais ici et là enhardi par la brise
là-haut il pleut la cascade se renforce et je me vois doucement je descends la roche je sais ce qu’elle m’offre
même si je prêche dans le vent
… je t’ai habillée de ce cuir que tu détestes car c’est le mien
je tiens à toi et te tiens comme un aveugle sa canne mais tu n’es pas comme elle tu es encore libre
tout est là jamais je ne me dépêche j’ai déjà été là
Dalimír Stano (1955) est un poète explorant la réflexion sur la vie par l’enquête personnelle liée à la coexistence de l’individu et des autres. Ses sept livres, parmi lesquels on peut mentionner Votre essence (Vaša esencia, 1997), Le mitard (Samotka, 2001) ou Ballades diaboliques (Diabolské balady, 2007) touchent toutes les situations clefs dans la vie humaine : les épreuves de l’existence, une réflexion sur l’enfance, ou la responsabilité paternelle. Dans les derniers recueils, ainsi que dans les nouveaux manuscrits (d’où vient l’extrait présenté), on trouve d’avantage de moments poétiques et philosophiques et un regard détaillé sur le réel. Traduction: Lena Jakubčáková et Olivier Léric
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Dalimír Stano
Peter Bilý Crépuscule au-dessus de la ville de merde
Préparation à la mort
Clôture
de nouveau j’ai forcé sur le gin-tonic il y avait peu de gin, trop de tonic et la glace j’ai pu y renoncée, car comme la glace est froide, donc nous allons plus loin:
je me fous absolument de la poésie:
tu as où aller, tu as où choper, tu vas si bien
poésie
j’ai envoyé les muses putasser dans les rues le soir le soleil se couche fatigué comme les âmes des animaux dressés, ce soir j’ai le foie du moyen-âge (« demain, demain tout va changer! »), donc allons plus loin:
et j’ai enfin cessé de m’exprimer par des métaphores, car que peut-on dire assis sur les vestiges de l’imagination chavirée? le soir est moite comme les cuisses des sécretaires en chaleur
l’étudiante qui m’aborde montre sur ses lèvres le vernis couleur de pute, mais je ne la vois pas ainsi, puisque á l’élu elle se donne gratis
tu es éteinte, parfois tu clignotes comme les néons des troquets crassseux
cette bonne fille bien courageuse avant l’aube t’attire dans l’appartement comme un bio-vibromasseur car avec l’eléctrique on ne peut pas parler elle a besoin de resoudre quelque chose d’important, un sens de la vie, d’abord dans la bouche, puis plus bas, et enfin même là, entre les fesses. qui a encore besoin de poèmes? (je ne brûlerai pas sur ce bûcher.)
ton expérience ne me sert à rien, les « avantages » de ta « condition sociale » tu sais où te les mettre…
donc n’allons nullepart, donc ça suffit.
qui m’a volé le ciel bleu au-dessus de ma tête ? le coussin, autrefois plein de mes rêves d’enfant je l’ai fourré sous la fesse rouge et fouettée de mon amante stupide comme le reste, tout le reste…
Peter Bilý (1978) est un poète et prosateur qui poursuit les traces de Baudelaire et d’Apollinaire avec lesquels il partage la même distance aristocratique, le sentiment d’exclusivité, l’envie de provoquer l’opinion publique et l’ambiance nerveuse du Sud. Il a publié cinq recueils poétiques, par exemple La Pénombre ralentie (Spomalené prítmie, 2001), Dans la captivité du tableau (V zajatí obrazu, 2002), La dernière sieste des amants (Posledná siesta milencov, 2006), et le plus récent Ville nocturne (Nočné mesto, 2009). Il est l’auteur des trois romans, Démon de la sainteté (Démon svätosti, 2004), Révolte des anges (Vzbura anjelov, 2005) et Don Giovanni (2006). Traduction: Lena Jakubčáková et Olivier Léric
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les ailes de Pégas, je les ai refilées pour quelques sous à un boucher
Réalité
L’apparition
Douceur
Pareil à la pluie imprévue et ininterrompue
Homme, écoute hier j’ai probablement vu Dieu Il prenait un air éthéré et il est tombé sur moi comme un plafond dûment cambré
Tant que la montée reste douce monte car la douceur n’est pas l’image qui comme toi s’assèche
Seuls des pigeons coulent réellement dans l’eau lente Leurs ombres se dispersent impalpablement sur le perron désespérément infinies
Il m’a dit en passant:
et puis une étincelle se détache
Les soirées existent pour te parcourir
tu t’approches de toi en chute libre tu étires ta main vers un mendiant
Comme si quelqu’un avait mis un oursin dans ma main les lèvres crevassées se tordaient dans les braises et sur le palais un arrière-goût de dragons chinois enflammés
Bien que sur tes pieds apparaisse une rayure jaune de soleil et qu’un morceau s’en sépare monte encore
Il ne te regarde pas
car il n’y a pas de piste qui pourrait t’assurer de la face cachée de la lumière En silence et en douceur monte en toi et la surface au-dessus de toi s’ouvrira
Peter Staríček (1981) est l’auteur du recueil de poésie Le Piéton (Chodec, 2009), il représente la jeune génération de la poésie slovaque. Dans ses œuvres on trouve des sujets concernant le milieu extérieur, la beauté et la douleur auxquels il donne un équilibre à travers la réflexion sincère et l’activité joyeuse. Traduction: Lena Jakubčáková et Olivier Léric
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Peter Staríček
(La littérature slovaque de 1989 à nos jours)
résumé
Ján Gavura
La nature publique de l’art, cette « mise en jeu » de sa propre personne, empêche les artistes de se cacher. C’est une des raisons pour lesquelles les changements politiques ont toujours eu un impact très marqué sur la création artistique. Aucune des années-clés de l’histoire slovaque des deux derniers siècles (1848, 1866, 1918, 1939, 1945, 1948, 1963, 1968, pour n’en mentionner que quelques-unes) ne fut sans influence sur l’art. Les artistes et les écrivains jouèrent trop longtemps le rôle de la conscience nationale, déclenchèrent eux-mêmes des changements (positifs et négatifs) et furent forcés de subir les conséquences des décisions politiques. Le changement le plus significatif, qui continue d’imprégner la culture slovaque contemporaine, survint en novembre 1989, quand le régime totalitaire du parti communiste fut renversé par la « Révolution de velours », ou « Révolution douce », comme on l’appelle plutôt en Slovaquie, et remplacé par un système démocratique. Les citoyens de ce qui était à l’époque la République socialiste tchécoslovaque furent alors confrontés à une série de décisions difficiles sur leur avenir et de rétrospections douloureuses sur le passé récent. Au bout de quelques années, la République fédérale qui faisait suite à la chute du régime précédent fut également dissoute. Aujourd’hui il ne nous reste qu’à constater que la Slovaquie, devenue indépendante le 1er janvier 1993, n’a toujours pas été capable de se retourner pour jeter un regard lucide sur son passé communiste. Au début des années quatre-vingt-dix on s’attendit à un retour dans la culture slovaque des noms et des œuvres qui avaient été absents pour cause de persécution politique. On ne s’acquitte de cette dette que peu à peu, avec un délai assez important. Les premières années qui suivirent le
changement politique furent marquées par une stabilisation économique, car la « transformation » (un mot en vogue à l’époque) fut accompagnée par une détérioration momentanée de la situation. Aujourd’hui encore, la question financière reste une préoccupation primordiale. Les maisons d’édition visent un lectorat le plus étendu possible, ce qui a un effet direct sur la qualité des œuvres publiées. On favorise celles qui passionnent les foules, c’est-à-dire la littérature populaire. La vraie littérature doit compter sur des subventions qui sont, heureusement, disponibles, même si leur volume ne correspond guère aux besoins du secteur culturel. Or, la littérature au tournant du millénaire perd en popularité aussi pour d’autres raisons. Dans la concurrence avec les autres médias (télévision et Internet), sa force expressive est réduite et marginalisée. Parmi les conséquences négatives de la marginalisation de la littérature figurent la dévalorisation de la parole, la disparition de critères de qualité minimale (tout le monde peut écrire) et le manque de rigueur dans la création artistique (on « joue » fréquemment à l’écrivain). Alors que la Révolution de 1989 fut de nature politique et apporta la liberté d’expression, les premières révolutions eurent lieu une centaine d’années plus tôt (environ centtrente, pour être plus précis) et ce furent celles qui apportèrent une liberté de pensée poétique et artistique. Tout commença en France, quand les poètes symbolistes tels que Rimbaud, Verlaine et Mallarmé réussirent à enrichir la poésie d’une nouvelle dimension en y conférant une plus grande profondeur humaine (l’inconscient) et en mettant les émotions « sur les pointes » (une passion et sensibilité
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Stanislav Rakús a lui aussi acquis une renommée bien établie grâce à sa trilogie libre Temporálne poznámky [Les notes temporelles] (1993), Nenapísaný román [Roman non écrit] (2004) et Excentrická univerzita [Université excentrique] (2008). Les textes de Rakús témoignent à la fois de sa pureté d’expression, due en partie à sa versatilité (il est aussi théoricien de la littérature), et de sa capacité à construire une narration intellectuellement complexe et pourtant amusante. Le poète Milan Rúfus, bien qu’appartenant à la génération plus ancienne, avait également gardé son statut d’autorité jusqu’à sa mort en 2009. Ses poèmes, abordant les éternelles valeurs humaines dans ce monde ainsi que devant Dieu, n’allaient jamais au-delà d’un cercle étroitement circonscrit que l’auteur n’avait pas changé pendant des décennies. Pourtant, il réussissait toujours à susciter le sentiment d’une sincère angoisse (p.ex. Neskorý autoportrét [Autoportrait tardif], 1992, Žalmy o nevinnej [Psaumes sur l’innocente], 1997 ou Báseň a čas [Le Poème et le temps], 2005). Quoique plusieurs poètes se soient tus dans les années 1990, d’autres ont trouvé suffisamment d’inspirations pour un nouveau fleurissement. Parmi eux, Ján Buzássy continue d’écrire une poésie gnomique, marquée par un conflit intérieur entre la clarté classiciste et le déterminisme romantique. Après son recueil de cycles réflexifs Náprava vínom [Le Rachat par le vin] (2003) et sa collection de poèmes-farces grotesques Pani Faustová a iné básne [Madame Faust et autres poèmes] (2001), Buzássy se lance dans l’écriture d’un journal poétique minutieux en quatrains réguliers (p.ex. Dni [Les Jours], 1995 ; Zátišie – krátky pôst [Nature morte – un jeûne court], 2004 ; Dvojkrídle dvere [Porte à deux battants], 2006 et Bystruška [Le Scarabée], 2008). Dana Podracká et Mila Haugová ont publié quelques uns de leurs meilleurs livres pendant ces dernières années. La poésie de Podracká met en confrontation la vie intime et les rôles archétypes de l’homme et de la femme (mais aussi, plus universellement, de l’être humain). En se servant du symbolisme riche des mythes et de la littérature, la poète cherche, à travers une plongée intense (sentimentale et analytique), à définir la nature de l’homme, ce qu’elle considère comme sa mission principale (p.ex. les recueils Meno [Le Nom], 1999 ; Kazematy [Les Casemates], 2004 ou Persona, 2007). Mila Haugová, quant à elle, a éveillé un grand intérêt avec ses recueils Praláska [Amour primitif] (1991), Nostalgia [Nostalgie] (1993), Dáma s jednorožcom [La Dame et le licorne] (1995) et d’autres, dont chacun contient des morceaux de son témoignage abyssal qui, réunis, forment un ensemble homogène. Dans les livres de Haugová les expériences concrètes de la vie sont reliées à l’archétype de la « femme primitive » pour donner une image de la cruauté et de la force dans la vie féminine. Parmi les poètes qui ont reçu l’accueil le plus favorable auprès des critiques et des lecteurs citons Erik Jakub Groch, un auteur caractérisé par un fort accent axiologique et par la confiance en la simplicité voire en la naïveté qu’il estime importante non seulement pour la découverte du monde, mais aussi pour le salut de l’homme. Dan son livre fondamental Druhá naivita [La Seconde naïveté] (2005) on ressent déjà très nettement l’optique chrétienne de l’auteur et son inspiration pour la pensée philosophique et théologique. Groch crée son propre langage imaginatif fondé sur la répétition, la modification et une légère hyperbole. Cette combinaison de l’orientation chrétienne d’une part et de l’expression intellectuelle moderne de l’autre part est aussi présente chez un tas
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résumé
D’une révolution à une évolution
totale). Les années 1920 donnèrent une nouvelle impulsion à la création littéraire sous forme de modernisme, de courant de consciences et de thèmes inexplorés, inspirés d’une nouvelle expérience globale. On dit que ces révolutions esthétiques provoquèrent une rupture entre les écrivains et leurs « familles humaines » (Cz. Miłosz). Certes, la littérature devint moins compréhensible et moins accessible à la plupart des lecteurs, les artistes perdirent le soutien public, mais leurs voix se cristallisèrent, on peut même dire qu’ils devinrent enfin eux-mêmes. Dans la première décennie de liberté post-révolutionnaire, ce sont les écrivains ayant vécu l’éruption des idées artistiques dans les années 1960 qui contribuèrent le plus à l’avancement de la littérature slovaque. « L’école » des revues littéraires telles que Mladá tvorba [Jeune création], Slovenské pohľady [Regards slovaques] ou Revue svetovej literatúry [Revue de la littérature mondiale] fit preuve d’une excellence particulière. Ces revues couvraient les tendances les plus récentes de la littérature européenne et mondiale, mais elles tâchaient également de rattraper leur retard dans l’exploration des thèmes exclus de la littérature de l’époque précédente. Quant à la génération des poètes des années 1960, c’est surtout le groupe des « Coureurs solitaires » (Ivan Štrpka, Ivan Laučík et Peter Repka) qui réapparait avec une vigueur nouvelle dans les années 1990. À cette époque, I. Štrpka revient sur les éléments de la poésie « ouverte » qu’il a pratiqué déjà dans les années 1960 et qu’il a plus tard transformé en une nouvelle poésie. Le poète accentue fréquemment le sentiment d’une crise temporaire ou permanente de l’identité et de la communication en brisant le langage poétique (p.ex. Medzihry. Bábky kratšie o hlavu [Entractes. Marionettes d’une tête plus courtes], 1997 ; Bébé: jedna kríza [Bébé : une crise], 2001 ou Tichá ruka [La Main silencieuse], 2005). Les poèmes d’un autre auteur de ce groupe, I. Laučík, sont, à leur tour, souvent remplis de montagnes, grottes et paysages du nord inhospitalier. À partir de là, l’artiste se dirige vers de nombreuses situations pressantes, vers la question de la moralité placée devant le monde muet de la nature, mais aussi vers la mise en examen des valeurs et des forces de l’homme (Na prahu počuteľnosti [Au seuil d’audibilité], 1988, et Vzdušnou čiarou [À vol d’oiseau], 1991). Dans son dernier recueil de poèmes intitulé Havránok (1998) il y ajoute un raccord de la géographie et de l’histoire unies dans la même conscience humaine. Ján Ondruš, le membre d’un autre cercle éminent de poètes, les « Concrétistes », a lui aussi attiré une vive attention. En 1996, il publie l’un des livres phares de la décennie : une réédition remaniée de l’un de ses recueils antérieurs, Prehĺtanie vlasu [En avalant le cheveu]. Ici, Ondruš obtient des résultats remarquables sur le niveau formel (à travers un langage dit « déboîté »), mais ce que les chroniqueurs apprécient davantage, c’est sa persévérance en face de circonstances extérieures et une précision extraordinaire dans son étude de l’intérieur de l’homme. Parmi les auteurs de prose ayant fait leurs armes dans les années 1960 qui ont réussi à s’imposer après 1989, citons Pavel Hrúz, Ivan Kadlečík, Ján Johanides, Stanislav Rakús ou Pavel Vilikovský. Ce dernier, toujours aussi prolifique qu’avant, continue d’accumuler les prix littéraires pour ses romans tels que Posledný kôň Pompejí [Le Dernier cheval de Pompei] (2001), Vlastný životopis zla [L’Autobiographie du mal] (2009) ou la nouvelle Pes pri ceste [Chien sur la route] (2010).
ironique, démythifiante dans la prose slovaque en employant des moyens différents. Dans ses récits (Kritický deň [Le Jour critique], 1998 ; Stratené roky [Les Années perdues], 2004 ; Domov [Le Foyer], 2005 ; Zbytočný život [Une vie inutile], 2006), Kopcsay décrit avec une minutie de journaliste la négativité et l’absurdité de l’existence, incarnée par un personnagetype inutile, fatigué, physiquement et souvent aussi psychiquement déformé. La recherche du succès commercial se manifeste ouvertement dans l’œuvre « bling-bling » de Michal Hvorecký, qui réduit le livre à une marchandise en remplissant ses textes de nombreuses marques publicitaires et qui, même, transforme son propre nom en un logo. Toutefois, il a réussi à susciter l’intérêt des chroniqueurs dès le début Silný pocit čistoty [Un intense sentiment de pureté] (1998) et ce surtout grâce à sa poétique de la « coolness », son emploi des éléments de « cyberpunk » et de « sci-fi » et son témoignage générationnel construit avec un langage influencé par les médias électroniques. Les années 1990 ont également vu naître des liens plus étroits avec le réalisme magique. Ses éléments sont repris dans les livres de Václav Pankovčín, qui a débuté en 1992 avec son recueil pour adultes Asi som neprišiel len tak [Je ne crois pas être venu sans raison] et son livre pour enfants Mamut v chadničke [Un mammouth dans le frigo]. Si les autres auteurs des années 1990 démythifient la réalité littéraire et extra-littéraire, V. Pankovčín propose dans ses textes non seulement des histoires fantastiques, mais aussi le mythe de sa propre région natale dans un coin lointain de la Slovaquie orientale en tant que pays fictif. De pareils mondes imaginaires, irréels, mais aussi « textuels » peuvent aussi être trouvés dans les récits de Jozef Kollár, Pavol Rankov, Peter Karpinský ou Jana Bodnárová. C’est dans des espaces sombres, confinés et glauques, où vivent les personnages de Monika Kompaníková. Leur attachement à leur univers spatial est tellement forte, que les objets deviennent humanisés (Miesto pre samotu [L’Endroit pour la solitude], 2003 ; Biele miesta [Les Lieux blancs], 2006 ; Piata loď [Le cinquième navire], 2010). Des changements n’arrivent que suite à une rupture de l’isolement ou de l’aliénation des personnages. Pourtant, ces derniers se heurtent à des crises de communication et s’avèrent incapables d’avancer et de retourner à la vie normale. Les œuvres du poète et écrivain Peter Macsovszký ont été parmi les plus discutées dans les années 1990. Cet auteur se distingue par son intérêt métalinguistique pour le processus de la création du texte, les possibilités sémiotiques et les situations prototypiques dans le travail avec le langage poétique. En parlant de sa poésie (les recueils Strach z utópie [La Peur de l’utopie], 1994 ; Ambit [Le Cloître], 1995 ; Cvičná pitva [L’Autopsie préliminaire], 1997 ; Súmračná reč [Discours crépusculaire], 1999 et d’autres), on évoque des mots comme « stérilité », « distancement cynique », « poétique du froid émotionnel » ou « indifférence » . Les textes de Macsovszký sont plus ou moins étroitement liés aux œuvres de la « text generation » qui comprend Andrej Hablák, Michal Habaj, Martin Solotruk et Nóra Ružičková. C’est cette dernière qui a reçu le plus d’attention avec sa poésie des allusions, des fragments et des objets apparemment déshumanisés renvoyant à la fragilité et la vulnérabilité du sujet lyrique (Osnova a útok [L’Aperçu et l’attaque], 2000 ou Parcelácia vzduchu [Le Morcellement de l’air], 2006).
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Il se peut que la « douceur » avec laquelle la Révolution « douce » s’était déroulée ait empêché à quelques-uns de remarquer le changement politique, mais dans l’art, qui a toujours été profondément attaché à la liberté d’expression, le changement s’est avéré fondamental. Cela a été une vraie révolution ou, mieux encore, une remise de l’évolution sur le chemin de la liberté artistique. Les limites extérieures établissant ce qui était et ce qui n’était pas dans l’intérêt de « l’édification de la patrie socialiste » ont enfin été renversées. Enfin les artistes peuvent décider eux-mêmes quoi et comment écrire. Ce n’était qu’après la libération politique que le chemin vers la libération artistique a pu être ouvert. La littérature slovaque contemporaine est d’une richesse extraordinaire. Elle offre de la spiritualité, de la spontanéité, de l’esprit ludique, mais aussi de l’analyse, de la démythisation et des réactions à des questions actuelles. Après une quarantaine d’années (1948-1989), la pluralité s’est réinstaurée et on en ressent déjà les effets bénéfiques. J’ose dire que tout lecteur trouverait aujourd’hui dans la poésie slovaque un auteur, ou du moins un livre enchantant, réconfortant ou éclairant.
❡ Traduction: Dominika Uhríková
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résumé
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d’autres poètes (Rudolf Jurolek, Marián Milčák, Peter Milčák, Igor Hochel, Daniel Pastirčák, Ján Gavura, Joe Palaščák). La littérature des années 1989-2012 doit son avancement à la génération intermédiaire représentée par des poétiques variées et très différentes de Miroslav Brück, Stanislava Chrobáková-Repar, Karol Chmel, Daniel Hevier, Peter Šulej, des poètes de la génération « barbare » Ján Litvák et Robert Bielik, mais aussi de Marián Hatala ou Vlado Puchala. Un coup sensible a été porté à cette génération par la transformation de la société, le bouleversement des certitudes de la vie aussi bien que par leur propre entrée dans l’âge de la maturité. Malgré l’apparente diversité thématique, les représentants de cette génération partagent tout de même des points communs : le scepticisme et le désenchantement. Pourtant, ils n’arrêtent pas d’évoquer dans leurs vers les problèmes actuels (indifférence, dépendance, sentiment du vide) et de répéter, inéxorablement et avec un engagement personnel, combien il est important de ne jamais renoncer à l’humanisme. Aux couleurs vives dont éclataient leurs poèmes d’avant se rajoutent maintenant l’auto ironie et un à rebours sarcastique. Une similaire dichotomie douloureuse de la femme intellectuelle dans un monde « hostile » se trouve dans l’œuvre de la poète, écrivain et critique littéraire Stanislava Chrobáková-Repar. La poète tâche d’aller au-delà des stéréotypes liés à la coexistence des hommes et des femmes, mais sa propre expérience universalisée (appuyée par des lectures féministes) fournit peu de motifs d’espoir (Nahá v tŕní [Nue dans un buisson d’épines], 2006 ; Tichožitia [Vieensilence], 2011). Le poète et parolier Jozef Urban est une autre personnalité incontournable, qui base son expression artistique sur un balancement efficace entre le parler non-exalté de tous les jours et la métaphore poétique, renforcée par un rythme dynamique et par des rimes occasionnelles qui cimentent les différentes parties des poèmes tout en les mettant en relief. Or en comparaison avec ses textes antérieurs (Malý zúrivý Robinson [Petit Robinson furieux], 1985 et Dnes nie je Mikuláša [Aujourd’hui nous ne sommes pas la Saint-Nicolas], 2000), les œuvres plus récentes d’Urban dégagent plus de pessimisme, si bien que la mort devient un leitmotiv, soit en tant qu’élément déterminant ou en tant que réalité inévitable que l’on doit accepter. Dans la prose aussi, c’est la génération intermédiaire qui est devenue motrice d’une nouvelle écriture. Dans les années 1990, Peter Pišťanek sera avec son début Rivers of Babylon (1991) l’un des premiers à exposer la société postrévolutionnaire en mettant en scène des personnages marginaux parlant une langue radicalement différente. P. Pišťanek et son co-auteur Dušan Taragel (recueil de récits Sekerou & nožom [Avec la hache & le couteau], 1999) prennent une position polémique contre la forte tradition slovaque de la « prose lyrique » ainsi que contre différentes formes de réalisme. Cependant, les suites du premier roman de Pišťanek se rapprochent de plus en plus de la littérature populaire. En fait, cette contamination de la grande littérature par des éléments de la littérature populaire est présente chez plusieurs auteurs, notamment Viliam Klimáček, Pavol Rankov, Karol D. Horváth ou Tomáš Horváth. D’autres, tels que Silvester Lavrík ou Agda Bavi Pain, sont caractérisés par l’humour noir, une position grotesque envers le monde transformé (et partiellement virtuel) et un mode d’écrire expressif. Balla et Márius Kopcsay, qui sont parmi les auteurs contemporains au style le plus remarquable, suivent la trajectoire
tirage
rédaction
Richard Kitta directeur artistique, conception
Lena Jakubčáková traduction
František Király éditeur musique
conception graphique
Martin Groch ouverture & maquette
Ján Gavura directeur littéraire
Samuel Čarnoký typographie, dtp
traducteurs Anna Višňovská Lena Jakubčáková Marianna Marcinková Viktória Ballová Simona Fochlerová Juliána Aštaryová Renáta Zamborská Dominika Uhríková Eva Zajacová Soňa Olekšáková Zuzana Sokolová Veronika Miturová
lecteurs Aurore Pascot Caroline Crépiat Thomas Laurent Olivier Léric Anne Loubet Didier Petit Sophie Dominique Mathilde Cottinet Suzanne Hetzel Rubens Del-Ducas
coordination du projet Slávka Kittová
édité par Dive Buki Humenská 3/B, 040 11 Košice, Slovaquie, Union européenne www.divebuki.sk
impression Vienala Textilná 4, 040 12 Košice, Slovaquie, Union européenne www.vienala.sk
partenaires Capitale européenne de la Culture Košice 2013, Alliance Française de Košice, Faculté des arts de l’Université téchnique (TU) à Košice, Faculté des Lettres de l’Université de Prešov (PU) à Prešov
európsky dom poézie košice
edpk
MKSR: EV 2964/09 ISSN 1338-1946
prix: 10 €
coopération Maison de l'Europe et de la poésie de Košice, DIG gallery, Lengow art gallery, FACE, Litrain
Projet ENTER+ a été mis en œuvre avec les soutiens financiers du Ministère de la Culture de la Slovaquie et de la Capitale Européenne de la Culture Košice 2013
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