L’hypothèse de l’externalisation des fonctions du corps animal : analyse et perspectives Jean-Pierre LLORED jean-pierre.llored@linacre.ox.ac.uk LINACRE COLLEGE (Université d’Oxford, Royaume-Uni) LABORATOIRE SPHERE (Université Paris Diderot, France) Séminaire Mésologiques, V. La genèse des milieux humains : anthropisation, humanisation, hominisation. EHESS, le vendredi 25 novembre 2016.
Remerciements
adressés au Professeur Augustin Berque, et à l’ensemble des membres du groupe de réflexion sur la mésologie, pour leur accueil, leurs travaux, et leur amabilité.
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PLAN DE LA PRESENTATION
1. Retour à l’hypothèse d’externalisation des fonctions du corps animal : Leroi-Gourhan, M. Serres, B. Stiegler, A. Berque.
2. Discussion et perspectives
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Première partie
Retour à l’hypothèse d’externalisation des fonctions du corps animal
Leroi-Gourhan (1) « Nous percevons notre intelligence comme un bloc et nos outils comme le noble fruit de nos pensées ; l’Australanthrope, lui, paraît bien avoir possédé ses outils comme des griffes. Il semble les avoir acquis non pas par une sorte d’éclair génial qui lui aurait fait un jour saisir un caillou coupant pour armer son poing (hypothèse puérile mais favorite de bien des ouvrages de vulgarisation) mais comme si son cerveau et son corps les exsudaient progressivement. On peut, dans un certains sens, se demander si les techniques sont vraiment de nature intellectuelle, fondamentalement, ou si la distinction faite souvent entre l’intellectuel et le technique n’exprime pas une réalité paléontologique. […] Dans leur très long développement, chez les Australanthropes et les Archanthropes, les techniques paraissent suivre le même rythme que l’évolution biologique et le chopper, le biface, semblent faire corps avec le squelette. Au moment où émergent des possibilités cérébrales nouvelles, les techniques s’enlèvent dans un mouvement ascensionnel foudroyant, mais elles suivent des lignes qui miment à tel point l’évolution phylétique qu’on peut se demander dans quelle mesure elles ne sont pas l’exact prolongement du développement général des espèces. » Leroi-Gourhan, A. La parole et le geste. Technique et langage (Tome 1), Bibliothèque Albin Michel Sciences, Paris, 1964, p. 150-152. 5
Leroi-Gourhan (2) « L’analyse des techniques montre que dans le temps elles se comportent à la manière des epèces vivantes, jouissant d’une force d’évolution qui semble leur être propre et tendre à les faire échapper à l’emprise de l’homme. Ce qu’il peut y avoir d’inexact dans la formule devenue banale : « l’homme dépassé par ses techniques » n’est pas douteux, mais il n’en reste pas moins une singulière similitude […] entre la paléontologie et l’évolution technique […] Il y aurait donc à faire une véritable biologie de la technique, à considerer le corps social comme un être indépendant du corps zoologique, animé par l’homme, mais cumulant une telle somme d’effets imprévisibles que sa structure intime surplombe de très haut les moyens d’appréhension des individus. » Leroi-Gourhan, A. La parole et le geste. Technique et langage (Tome 1), Bibliothèque Albin Michel Sciences, Paris, 1964, p. 206-207.
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Leroi-Gourhan (3) : Tendance et fait L’activité humaine porte sur : « des phénomènes de tendances qui tiennent à la nature de l’évolution et des faits qui sont indissolublement liés au milieu dans lequel ils se produisent. » « La tendance […] pousse le silex tenu à la main à acquérir un manche, le ballot traîné sur deux perches à se munir de roues […] Le fait, à l’inverse de la tendance, est imprévisible et particulier. C’est tout autant la rencontre de la tendance et des mille coïncidences du milieu, c’est-à-dire l’invention, que l’emprunt pur et simple à un autre peuple […] c’est un compromis instable entre les tendances et le milieu. La forge par exemple est un compromis essentiellement plastique entre les virtualités inutilisables en pratique : feu, métal, combustion, fusion, commerce, mode, religion, et de proche en proche à l’infini […] La tendance et le fait sont deux faces (l’une abstraite, l’autre concrete) du même phénomène de déterminisme évolutif […] L’évolution marquant dans le même sens l’homme physique et les produits de son cerveau et de sa main, il est normal que le résultat d’ensemble se traduise par le parallélisme entre la courbe d’évolution physique et la courbe technique du progrès […] Ce n’est pas nier pour autant la réalité de toutes les reconstructions historiques. » Leroi-Gourhan, A. L’homme et la matière, Albin Michel, Sciences d’aujourd’hui, Paris, 1943, p. 27 à 29.
chances que nous avons de reconstituer l’histoire absolue de l’homme sont dérisoires » Ibid, p. 36.
« Les
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Leroi-Gourhan (4) : Tendance, milieux intérieur et extérieur Milieu extérieur : traits de position géographique, zoologique, botanique et liés au voisinage avec d’autres groupes humains. Milieu intérieur : traditions mentales de chaque unité ethnique.
« La tendance qui, par sa nature universelle, est chargée de toutes les possibilités exprimables en lois générales, traverse le milieu intérieur, baigné par les traditions mentales de chaque groupe humain ; elle y acquiert des propriétés particulières, comme un rayon lumineux acquiert en traversant des corps différents des propriétés diverses, elle rencontre le milieu extérieur qui offre à ces propriétés acquises une pénétration irrégulière, et au point de contact entre le milieu intérieur et le milieu extérieur se materialise cette pellicule d’objets qui constitue le mobilier des hommes. » Leroi-Gourhan, A. Milieu et technique, Albin Michel, Sciences d’aujourd’hui, Paris, 1945, p. 339.
Remarque : Similitudes avec les travaux du sociologue des sciences, Andrew Pickering, The Mangle of Practice. Time, Agency and Science (The University of Chicago Press, Chicago, 1995), et ses notions de résistance et d’accommodation. 8
Leroi-Gourhan (5) : Progrès techniques et « images biologiques » « Dans le domaine de l’Evolution technique, nous avons rencontré des faits qui peuvent s’exprimer en images biologiques : ce n’est pas dire qu’ils soient du même ordre, mais simplement que la même réalité se retrouve ici et là dans les manifestations de la Vie […] A tout instant il est sensible que les éléments se succèdent et s’organisent à la manière d’organismes vivants et que la création humaine, par sa continuité, calque la création universelle. Similitude ne signifie pas identité et il ne faut pas oublier que Technologie et Biologie sont des sciences qui peuvent conduire à des résultats assez divergents […] Si nous proposons de juxtaposer Invention et Mutation, Tradition et Transmission des caractères acquis, ce n’est pas pour prendre parti, par extension des valeurs technologiques aux valeurs biologiques ; la complexité des problèmes biologiques nous est assez familière pour que nous observions la plus extrême prudence. La Biologie traverse sa crise de puberté et la Technologie est à peine vagissante, mais il est à prévoir que dans l’avenir la proximité des deux disciplines s’accusera de plus en plus clairement et que, par la confrontation des deux séries de créations de la Nature et de créations de l’Industrie humaine, on parviendra à une perception plus profonde des phénomènes généraux de l’évolution. » Leroi-Gourhan, A. Milieu et technique, Albin Michel, Sciences d’aujourd’hui, Paris, 1945, p. 4369 440.
Leroi-Gourhan (6) : Les points essentiels Leroi-Gourhan a montré l’interrelation entre l’émergence de l’espèce humaine et l’extériorisation de certaines des fonctions du « corps animal », sous forme de systèmes techniques et symboliques constituant un « corps social », dont la rétroaction sur le corps animal aurait provoqué l’hominisation de celui-ci. Autrement dit, l’anthropisation de l’environnement sous l’effet de la technique, son humanisation sous l’effet du symbole, et l’hominisation du corps animal sont allées de pair dans un processus de transformation de la Terre.
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Leroi-Gourhan (7) : Quelques remarques L’objet de la connaissance technologique n’est pas l’outil isolé, le silex par exemple, mais le geste opératoire utilisé pour travailler la matière avec cet objet. La tendance n’est donc pas uniquement une puissance souterraine, à actualiser, et qui pousse les techniques à se transformer, elle est un concept classificatoire qui fournit un critère de mise en ordre des documents et des résultats des enquêtes sur le terrain, et ce malgré le caractère très lacunaire de ces derniers que Leroi-Gourhan n’a jamais cessé, nous l’avons vu, de souligner.
C’est dans ce cadre que Leroi-Gourhan utilise l’expression de « déterminisme biologique ». L’outil est la réponse à un problème précis qui n’admet qu’un nombre limité de solutions. Le déterminisme technique signifie que le geste opératoire a des contraintes structurales liées, en particulier, aux caractéristiques des matériaux, et que ces contraintes se traduisent, par exemple, par un nombre limité de possibilités d’associer une lame à un manche s’il s’agit d’un outil tranchant. L’externalisation des fonctions du corps animal n’est donc pas une simple projection des potentialités de ce corps à l’extérieur de lui-même. Guchet, X. « Evolution technique et objectivité chez Leroi-Gourhan et Simondon », Appareil, n°2, 2008, p. 2-12. 11
Michel Serres (1) « J’appelle exodarwinisme ce mouvement original des organes vers des objets qui externalisent les moyens d’adaptation. Ainsi, sortis de l’évolution dès les premiers outils, nous entrâmes dans un temps nouveau, exodarwinien. » (p. 51)
« Cette pierre fait office de marteau à la place du poing, plus fragile mais servant de modèle, et ce levier extériorise l’avant-bras… Ainsi eut et a toujours eu lieu une sorte d’appareillage, en tous les sens que l’on peut donner à ce mot qui évoque à la fois les appareils eux-mêmes, leur ressemblance « pareille » avec les fonctions du corps et la mise à distance de ces dernières, leur externalisation, cette perte des parties de notre corps dans les objets fabriqués lancés à l’aventure dans le monde. Nos fonctions vitales se perdent au-dehors, en des choses inertes, certes, et intelligentes assurément, et cette objectivation peut en améliorer les performances. La roue va plus vite, et sans se fatiguer, que les portions de sphère que les hanches, les genoux et les chevilles parcourent pendant la marche. » (p. 52)
Serres, M. Hominescence, Le Pommier, Saint-Amand-Montrond, 2001. 12
Michel Serres (2) « L’acte de connaissance n’associe pas un pole-sujet actif et un autre, objet passif, mais les deux participant, ensemble, à cet acte où les jeux se partagent, même si la dernière de ces deux instances n’y prend qu’un humble rôle […] La chose décide au moins autant que la méthode. Le réel réveille l’acte de connaître qui le reveille. Ses facultés se joignent aux nôtres en un cycle auto-entretenu. » (p. 55) « Alors que, chez les oiseaux, la durée, directe et positive, de l’évolution produit mésanges, bouvreuils, pinsons, colibris et perroquets, aux griffes et becs, couleurs, cols, envergures et musiques divers, elle invente, chez nous, en réavançant après recul vers la dédifférence, massues et javelots, houes et marteaux… les langues, indo-européennes ou dravidiennes… les cultures, Kwakiutl ou berrichone : outils et usages. La dédifférence organique conditionne les differences techniques, linguistiques et culturelles, qui deviennent ainsi nos espèces extérieures propres. Derrière la relativité des cultures, se dévoile l’universalité de la nature corporelle […] La mosaïque des moeurs procède ainsi de l’indifférenciation de nos corps. » (p. 69, notre insistance) Serres, M. L’Incandescent, Le Pommier, Saint-Amand-Montrond, 2003. 13
Michel Serres (3) « Un mot résumé et lance cette histoire : « Ceci est mon corps ». Ceci, cet objet, remplace mon corps, vient de lui, sort de lui. Ce marteau, mon poing ; ce manche, mon avant-bras ; cette roue, mes chevilles, hanches et genoux ; cet arc et sa corde, mes muscles tenseurs et tendons… Partagez ce corps ancestral, présent dans toutes les langues, dans tous les usages, dans toutes les cultures du monde. Ces dernières le découpent en parties, le reproduisent et le dévorent, s’en nourrissent sous toutes les espèces. Sorties des techniques les plus frustes, avatars du corps en morceaux épars, les cultures présentent, alors, les espèces que nous ne devînmes pas. » (p. 7071) « Si nous pouvions réunir ici et maintenant, au moins dans nos têtes, toutes les cultures, comme les biologistes classent les espèces, plus les langues et tous les usages vernaculaires, nous retrouverions, en somme asymptotique ou virtuelle, notre propre corps. Non point une idée ou une notion, mais le corps, de chacun et tous […] De lui [le corps] tout advient, appareille, se sépare, se spécifie ; tout en jaillit comme d’une toujours jeune fontaine. Lui, notre tronc sans branches aux ramilles culturelles. » (p. 69, notre insistance) Serres, M. L’Incandescent, Le Pommier, Saint-Amand-Montrond, 2003.
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Michel Serres (4) « Il s’agit d’orthopédie. Pour que l’appareil glisse hors de l’organe, il faut bien que cet organe s’amenuise au point de menacer de disparaître et d’affaiblir alors tout l’organisme et de le mettre en risque de mort. D’où le besoin de substitution. Nous n’avons pas, comme hommes, de définition […] : privé de substance, notre corps produit des substituts. » (p. 71) « Orthopédiques, nos techniques dissimulent sous leur raffinement recommencé un organe qui, avachi dans ce molleton préservatif, ne cesse de dédifférencier. Nous ressemblerons de plus en plus à des foetus flasques sous des lances et cuirasses inventées par notre manqué d’ongles, de cornes et de becs. » (p. 72)
Serres, M. L’Incandescent, Le Pommier, Saint-Amand-Montrond, 2003.
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Michel Serres (5) « Dédifférenciée, une cellule souche, dans le tout premier état de l’embryon, donnera naissance, pendant son développement, à telle ou telle autre cellule du sang, du foie ou du système nerveux. On peut donc la dire omnipotente, puisqu’elle contient en puissance toutes les spécialités des cellules dont, en acte, le corps se formera […] Proue de l’histoire exodarwinienne, notre corps joue le rôle de souche culturelle. Omnipotent, il contient en puissance toutes les variétés culturelles […] Contingente comme un vivant, la culture, souche à son tour, ouvre des éventails de possibles où tentent leur chance des oeuvres, pour la plupart éliminées par le filtre des impossibilités, mais parmi lesquelles de rarissimes réussites deviennent nécessaires. Comme la vie, elle se développe dans le carré des modalités. Le corps souche ouvre ces modes. » Serres, M. L’Incandescent, Le Pommier, Saint-Amand-Montrond, 2003, p. 78. « Nous n’existons ni comme étants ni comme êtres, mais comme modes. Notre existence flotte dans le carré des modalités où possible, impossible, nécessaire et contingent montent les quatre murs de nos demeures culturelle et naturelle, corps, technique, langage, arts et monde, cabanes étriquées comme autrefois ou palais immenses comme maintenant. » Serres, M. Hominescence, Le Pommier, Saint-Amand-Montrond, 2001, p. 64. « L’absence de l’être, d’un projet défini, d’une définition de l’homme témoignent de notre commençante infinitude. » Serres, M. Hominescence, Le Pommier, Saint-Amand-Montrond, 2001, p. 67. 16
Michel Serres (6) : Quelques remarques Dépassement de la dichotomie entre sujet et objet dans l’acte de connaissance. Inscription dans une lignée intellectuelle qui pense le corps comme mode (Spinoza, Leibniz). Inscription dans une longue lignée de pensées qui, du mythe d’Epiméthée à Pic de la Mirandole, de Heidegger à MerleauPonty, Sartre et Agamben, pour ne citer qu’eux, considère l’ouvert, pense l’existence (ek-sistere) à partir d’une dédifférence. Pour autant, le rôle du milieu n’est pas clairement abordé dans ce qui semble être une actualisation de potentialités de cet hommesouche. 17
Hegel (1) : Une autre version de la dédifférence initiale Théorie de l’auto-externalisation (Entäusserung) : l’idée par un développement dialectique : l’intelligence représentative n’apprend l’objet qu’en se déprenant de sa subjectivité exclusive. Métaphore privilégiée, chez Hegel, de la croissance végétale, le développement qui mène du gland au chêne, de la graine à la plante, et selon laquelle ce qui est contenu en germe préfigure et annonce tout accomplissement possible. L'accomplissement de l'Idée est à comprendre selon le modèle de l'accomplissement d'un organisme.
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Hegel (2) : En-soi, être-là et le pour-soi Le germe contient toutes les déterminations, mais elles n'y existent qu'en soi. Il contient potentiellement tout ce qui, dans l'espace, apparaît. « Ce tronc, cette variété de feuilles, de branches, cette odeur des fleurs, ce goût des fruits, il n'y a rien dans l'arbre qui n'ait déjà été dans le germe, et cependant dans celui-ci on ne discerne rien, même à l'aide du microscope. Nous pouvons nous représenter les déterminations existant dans le germe comme des forces, d'une simplicité extrême. » (La phénoménologie de l’esprit, p. 123) C'est ainsi que le gland représente le concept, et que l'arbre, qui en sortira, représente la réalité : « Nous en avons un exemple dans le gland d'un arbre. Dans le gland, ce tout petit point, qui n'est pas, il est vrai, un point géométrique, dans ce petit corps qui est une unité, dans laquelle n'existe encore aucune différenciation ou qu'une différenciation insignifiante, se trouvent déjà impliquées toutes les déterminations du futur arbre. Tout l'arbre est contenu dans le gland selon son idéalité. Quand le gland s'est développé pour devenir un arbre, nous avons devant nous la réalité du gland. Le gland, en tant que germe, est le concept, l'arbre est la réalité. Tout le concept de l'arbre est représenté par ce qui est son germe ; l'arbre n'est que l'explicitation du concept, l'identité du concept et de la réalité. » (Ibid, p. 124) Aucune incitation extérieure n'est requise à son développement. 19
Bernard Stiegler (1) La technique est « la poursuite de la vie par d’autres moyens que la vie », La Technique et le temps, t. 1, La faute d’Epiméthée, Galilée, Paris, 1994, p. 31.
D’où, selon Stiegler, la nécessité de penser la plupart des phénomènes sociaux, culturels, politiques et cognitifs, à partir de cette construction mutuelle de l’homme et de la technique, et notamment à partir des technologies de la mémoire, que Stiegler nomme « hypomnémata ».
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Bernard Stiegler (2) : Trois mémoires (1) La mémoire du génome vise à la reproduction de l’espèce. Mémoire spécifique, ou génétique, ou phylogénétique (A. Weismann), elle constitue la mémoire de l’espèce ; elle transmet les structures anthropologiques de l’inconscient. La mémoire somatique individuelle, ou épigénétique (A. Weismann), transmet dans les deux directions (vers le génétique et vers les productions techniques) les affects et les traumatismes : •
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Elle rend possible l’inconscient personnel (familial-historique). Elle se transmet vers les objets en intégrant dans son corps un savoir-faire, et en le reproduisant dans une différence créatrice. Elle se transmet vers le génétique, par des structures de modifications très lentes des gênes humains informés par la mémoire de l’affect.
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Bernard Stiegler (3) : Trois mémoires (2) La mémoire technique, épiphylogénétique (B. Stiegler, La Technique et le temps, Tome 1), enregistre la mémoire collective : elle est la trace inscrite par l’inconscient collectif, qui est déposé dans le monde des objets. Par là, elle rend possible l’inconscient collectif. Elle désigne le rapport noué par les techniques entre les mémoires individuelles (épi) et la mémoire de l’espèce (phylo). Elle permet, non seulement la mémorisation des gestes humains dans la matière (le silex qui garde la mémoire des gestes de taille), mais aussi et surtout la transmission de tout savoir et de toute connaissance, incarnés dans des supports de mémoire.
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Bernard Stiegler (4) : Extériorisation « Extériorisation et développement du cerveau : Le cortex et la main Le développement du cortex est d’abord continu et en rapport avec l’évolution des techniques. Le technique devient plus complexe avec le temps. Extériorisation et anticipation : aller avec L’anticipation suppose l’objet technique et ne le précède pas. Elle va avec. La capacité du vivant à sortir de son cadre de vie pour engendrer de nouveaux êtres se trouve aussi dans la pensée des humains, dans leur capacité d’anticipation. Tout est technique. Le gramme originaire : arrêt de l’évolution corticale et extériorisation technique Tout est technique. Il s’agit de plus opposer homme et technique. Il y a anthropogenèse dans la mesure où le devenir de l’homme se confond avec le devenir du monde et des objets. Dans le passage du Zinjanthrope au Néanthrope, l’arrêt de l’évolution corticale coïncide avec la première extériorisation des techniques. » http://www.philosophie.ulg.ac.be/documents/PhiloCite2008/Stiegler.pdf 23
Bernard Stiegler (5) : La mémoire technique (1) « Accumulation de rétention tertiaire : ralentissement de l’évolution du corps et développement des organes Cette extériorisation, quelle qu’elle soit, est marquée par un ralentissement de l’évolution du corps (du néocortex) et par une accélération du développement des techniques, qui s’accumulent en tant que rétentions tertiaires. Alors technique est le propre de l’homme. La permanence du concept permet l’apprentissage de la parole et le développement de la pensée. La persistance des objets permet l’apprentissage des gestes, et le développement du possible. Intériorisation/Extériorisation : Epiphylogenèse comme sédimentation des épigenèses passées Il n’y a pas intériorité et extériorité : Toujours processus. Epiphylogenèse est épigenèse que le support technique conserve et qui influence en retour la formation du cortex cérébral. L’épiphylogenèse est la sédimentation des épigenèses successives, c’est-à-dire du dépôt dans le monde des extériorisations passées. La réflexion est l’opération de la conservation (de la sédimentation) des épigenèses passées. » http://www.philosophie.ulg.ac.be/documents/PhiloCite2008/Stiegler.pdf 24
Petite pause historique : Lamarck Dans Philosophie zoologique (1809) : Les changements dans les circonstances entraînent des changements dans les besoins qui entraînent, à leur tour, des changements dans les actions. Pour autant que ces actions soient durables, l’usage et le non-usage de certains organes les développent ou les atrophient, et ces acquisitions ou ces pertes morphologiques obtenues par l’habitude individuelle sont conservées par le mécanisme de l’hérédité, à condition que le caractère morphologique nouveau soit commun aux deux reproducteurs.
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Bernard Stiegler (6) : La mémoire technique (2) « Le cortex se réfléchit à travers la main Leur accumulation, et leur sédimentation en grammes font que l’intériorité de l’homme est inventée par l’extériorisation et non l’inverse. Dit autrement, le cortex se réfléchit à travers la main, l’humanité évolue en se réfléchissant dans un miroir sédimenté dans les objets. La Mémoire Sociale en rupture par rapport au génétique La mémoire est ce qui est en rupture par rapport au génétique. La mémoire se conserve dans des groupes ethniques à la mémoire particulière, qui font l’évolution culturelle des différents peuples [Reprise des thèses de Leroi-Gourhan]. La mémoire collective est externe : le milieu associé L’épiphylogenèse est donc opposée à la mémoire génétique qui est la mémoire de l’espèce. La mémoire du groupe (pas la mémoire individuelle (somatique) ni la mémoire génétique) est externe. Elle se conserve dans les objets. La mémoire génétique est transformée par elle, et l’anticipation technique de l’esprit humain est formée par elle. Cette mémoire collective constitue le milieu associé. » [Réutilisation du concept de milieu associé de Simondon]. http://www.philosophie.ulg.ac.be/documents/PhiloCite2008/Stiegler.pdf 26
Bernard Stiegler (7) : Construction de la temporalité Le passé nous précède : Epiphylogenèse construit la temporalité En s’arrachant de la terre, l’épiphylogenèse « mémoire de gestes et de fonctions qui les projettent automatiquement dans la couche mnémotechnique de toute chose en tant que chose d’un monde » (Stiegler, B. De la misère symbolique I – L’époque hyper-industrielle, p.28.) lui donne sens : Dans ce sens, le passé est toujours déjà là, et nous précède. Évacuant la vielle distinction entre empirique et transcendantal, l’épiphylogenèse est ce qui construit la temporalité. Irréversibilité technique et irréversibilité du temps Si cette mémoire ne se déversait pas dans les objets, la temporalité nous serait inaccessible. Nous verrions le monde dans sa permanence, c’est-à-dire dans son éternité. Il n’y aurait pas de temps. L’irréversibilité du temps est liée à l’existence des machines en tant que phylums. Stiegler va plus loin que Leroi-Gourhan en fondant, par la technique, la temporalité : somatisation de la temporalité par l’intermédiaire des mémoires techniques externalisées. 27
Apport de la mésologie (1)
Le biologiste Jakob von Uexküll, père de la biosémiotique, a établi le « contreassemblage » de tout animal et de son milieu écologique (Umwelt). Le philosophe japonais Tetsurô Watsuji distingue le milieu (fûdo) de l’environnement naturel (shizen kankyô), à partir du concept de « médiance » (fûdosei). Ce concept est défini comme le moment structurel de l’existence humaine, à savoir le couplage dynamique de tout être humain, de toute société humaine avec son milieu. Plutôt cependant que d’un corps social, techno-symbolique, Augustin Berque parle pour sa part d’un corps médial, éco-techno-symbolique. En effet, lesdits systèmes interfèrent nécessairement avec les écosystèmes : la technique les anthropise, tandis que le symbole les humanise.
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Apports de la mésologie (2) Pour la mésologie, l’être humain n’est pas seul à être un sujet ; tous les êtres vivants le sont, à des degrés divers. Il s’ensuit que l’environnement n’est pas considéré comme une mécanique objectale, mais comme l’interrelation, infiniment complexe, des mondes propres à toutes sortes de sujets, pour chacun desquels la réalité n’est jamais un donné universel, mais un milieu singulier, lequel ne cesse de se construire corrélativement à ces sujets eux-mêmes. (Berque, A. (2009). Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris: Belin).
Les êtres vivants ne font pas que vivre sur la Terre, ils la transforment pour la rendre plus ou moins apte à accueillir la vie ; la réactivité et la structure des corps chimiques changent dans le temps et avec les milieux ; l’idée de l’instrument scientifique en tant que dévoilement de la réalité et outil de la mesure des choses a perdu sa pertinence en physique quantique. Émerge alors de ces échanges l’idée d’une relation mésologique entre les êtres et leurs milieux, où la nature serait à la fois matrice et empreinte de leur existence, y compris en physique, pour laquelle la nature ne peut plus être considérée comme un simple objet (Berque). 29
Apports de la mésologie (3) : A. Berque et la trajection La réalité (S/P) qui nous entoure est trajective ; c’est notre corps médial. Pour Leroi-Gourhan, les systèmes techniques et symboliques extériorisent les fonctions initiales du corps animal. Il en va certainement ainsi des systèmes techniques (le robot sur Mars est par exemple une extériorisation des fonctions de la main), mais selon Berque, les systèmes symboliques agissent en sens inverse, et sont ainsi complémentaires des systèmes techniques. D’un côté, la technique projette et déploie vers l’extérieur certaines des fonctions du corps animal, permettant par exemple que celles de la main s’étendent jusqu’à la planète Mars par le truchement du robot qui y ramassera une pierre, ou celles des yeux jusqu’aux confins de l’univers par celui du radiotélescope qui y détectera une galaxie éloignée d’une douzaine de milliards d’années lumière. D’un autre côté, le symbole rétrojecte et reploie ce corps médial collectif dans chaque cerveau individuel, où le monde est présent sous forme de connexions neuronales. Il y a ainsi, dans l’écoumène, à la fois cosmisation du corps par la technique, et somatisation du monde par le symbole. 30
Relation S-I-P (Berque) plutôt que S-P ? « Quand la leçon de choses se donne comme choses, l'acide sulfurique et le sucre, elle est déjà une leçon de choses sociales. De même l'hydrogène et l'oxygène sont à bien des égards, si l'on ose s'exprimer ainsi, des gaz sociaux, des gaz de haute civilisation ! […] Le matérialisme instruit est inséparable de son statut social », nous rappelle Bachelard (Le matérialisme rationnel, PUF, Paris, 1953, p. 31). Les produits de la chimie – corps et objets – ont des modes d’existence pluriels et sont, à ce titre, indexés à la vie quotidienne et, ce faisant, investis de valeurs et de significations marchandes, sociales et culturelles desquelles leurs usages dépendent et que ces derniers contribuent, en retour, à redéfinir. En s’inspirant de Leroi-Gourhan (le Geste et la parole) : Anthropisation de l’environnement par les corps et objets chimiques, humanisation de l’environnement par les symboles (dont font partie les symboliques (al)chimiques), et hominisation du corps animal par effet en retour des symboliques et des corps chimiques (par exemple) ! 31
Complément en guise de transition : Canguilhem (1) « Le rapport entre l’être et son milieu est un rapport fonctionnel et par conséquent mobile, dont les termes échangent successivement leur rôle. » (p. 184)
« Un vivant ce n’est pas une machine qui répond par des mouvements à des excitations, c’est un machiniste qui répond à des signaux par des opérations. » (p. 185) « Un animal en situation d’expérimentation est dans une situation anormale pour lui, dont il n’a pas besoin d’après ses propres normes, qu’il n’a pas choisie, qui lui est imposée. Un organisme n’est donc jamais égal à la totalité théorique de ses possibilités. On ne peut comprendre son action sans faire appel à la notion de comportement privilégié. Privilégié, cela ne veut pas dire objectivement plus simple. C’est l’inverse. L’animal trouve plus simple de faire ce qu’il privilégie. Il a ses normes vitales propres. » (p. 187)
Canguilhem, G. La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1965. 32
Complément en guise de transition : Canguilhem (2) « Mais si la science est l’oeuvre d’une humanité enracinée dans la vie avant d’être éclairée par la connaissance, si elle est un fait dans le monde en même temps qu’une vision du monde, elle soutient avec la perception une relation permanente et obligée. Et donc le milieu propre des hommes n’est pas situé dans le milieu universel comme un contenu dans son contenant. Un centre ne se résout pas dans son environnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour d’influences. D’où l’insuffisance de toute biologie qui, par soumission complète à l’esprit des sciences physico-chimiques, voudrait éliminer de son domaine toute considération de sens. Un sens, du point de vue biologique et psychologique, c’est une appréciation de valeurs en rapport avec un besoin. Et un besoin, c’est pour qui l’éprouve et le vit un système de référence irréductible et par là absolu. »
Canguilhem, G. La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1965, p. 197. 33
Complément en guise de transition : Enaction et autopoïèse L'autopoïèse (du grec auto soi-même, et poièsis production, création) est la propriété d'un système de se produire lui-même, en permanence et en interaction avec son environnement, et ainsi de maintenir son organisation malgré le changement de composants (structure). La notion d'énaction est une façon de concevoir la cognition qui met l'accent sur la manière dont les organismes et esprits humains s'organisent eux-mêmes en interaction avec l'environnement. Ainsi le monde n'est ni totalement objectif, une réalité donnée à laquelle nous accédons à travers des représentations, ni totalement subjectif, pure création ex nihilo d'un monde de représentations. Dire que la cognition est incarnée c'est prendre en considération le fait que chaque espèce a son propre Umwelt (environnement propre, selon Uexküll) comme diraient les biosémioticiens. Un Umwelt spécifique à l'espèce (species-specific) a été énacté à travers l'évolution. L'évolution est comprise non comme un processus clairement finalisé mais comme « dérive naturelle » pour reprendre le terme de Francisco Varela. Varela, F. , Thompson, E., Rosch, E. L’inscription corporelle de l’esprit, Seuil, Paris, 1999. Varela, F., Maturana, F., Uribe, A R. Autopoiesis: The organization of living systems, its characterization and a model, BioSystems, Vol. 5 (1974), p. 187-196 34
Deuxième partie
Discussion et perspectives
Comment définir un corps ? Par une composition, une structure, des propriétés. Parmi ces propriétés : Propriétés « intrinsèques » et propriétés relationnelles. Rôle du « milieu » dans lequel se trouve le corps : est-il un simple « topos » détachable du corps ? Un « environnement » qui permet de le situer ? Ou bien participe-t-il, de façon constitutive, à ce qu’est le corps en question et à sa façon de réagir avec ce qui l’entoure ?
Technique comme externalisation-projection des fonctions des organes ? Comme parcours trajectif ? Comme affordance ? Come ex-stance ? Comment penser cette extériorisation supposée ? 36
Les effets du milieu sur le tout et ses parties d’un corps chimique ZnO
Les chimistes doivent aujourd’hui penser ensemble les ingrédients, le tout, les parties, le milieu associé et le procédé pour élucider une transformation. On est loin, très loin, du seul cadre du tout et des parties « intrinsèques ».
A. AIMABLE, M. T. BUSCAGLIA, V. BUSCAGLIA, P. BOWEN. (2010). « Polymer-assisted precipitation of ZnO nanoparticles with narrow particle size distribution », Journal of the European Ceramic Society, 30, pp. 591-598.
Effets du pH
pH 5.6
pH 11.2
pH 12.5
2 μm 37
Esse sequitur operari Aristote : Operari sequitur esse : l’opération (procès) est subordonnée à l’existence des choses.
L’épistémologie de la chimie, par une étude détaillée des pratiques chimiques, et un retour au laboratoire, permet d’établir, comme les philosophies processuelles, le renversement de cette situation. « Esse sequitur operari: Things are constituted out of the flow process, and substantiality is subordinate to activity. Things are simply what they do. » Rescher, N. Process Metaphysics. An introduction to Process Philosophy, Suny, New York, p. 43-44.
38
Affordance
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Définitions de Gibson The Ecological Approach to Visual Perception. Boston: Houghton Miflin (1979)
An affordance is neither an objective property nor a subjective property; or it is both if you like. An affordance cuts across the dichotomy of subjective– objective and helps us to understand its inadequacy. It is equally a fact of the environment and a fact of behavior. It is both physical and psychical, yet neither. An affordance points both ways, to the environment and to the observer. (p. 129) relationnelle The affordances of the environment are what it offers the animal, what it provides or furnishes, either for good or ill (p. 131) dispositionnelle
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Préliminaire
HARRÉ, Rom. « Affordances and hinges: New tools in the Philosophy of Chemistry », in The Philosophy of Chemistry: Practices, Methodologies, and Concepts, J.-P (Ed.), Newcastle: Cambridge Scholars Publishing, 2013,580-596. 41
Ex-stance
Bachelard écrivait (La philosophie du non, 1940, p.78) : « Pour bien souligner que la substance est définie par un groupe de déterminations externes agencées de telle manière qu’elles ne peuvent toutes ensemble se préciser assez pour atteindre un intérieur absolu, peut-être pourrait-on retenir le nom d’ex-stance. » 42
Les corps chimiques comme « ex-stances » ou comme « affordances » (1) ? Le mode d’intervention n’est plus éliminable. Le concept « d’affordance » prend en charge cette situation. Il a été proposé par Rom Harré sur la base des travaux de Gibson en théorie de la perception et de Bohr en physique quantique. HARRÉ, Rom. Varieties of Realism. A Rationale for the Natural Sciences, Basic Blackwell, Frome and London, (1986).
Les dispositions sont exprimées sous forme d’une proposition conditionnelle : « si je mets un sucre dans l’eau alors il se dissoudra ». Une « affordance » est une disposition pour laquelle la partie conditionnelle fait intervenir directement le corps humain ou une interaction avec un instrument mis au point par les humains. Exemple : Le complexe {solution sodée-électrolyseur} « afforde » le sodium sous forme métallique à l’une des électrodes. La dépendance des « affordances » à l’appareil permet une prise en compte d’une version pragmatique de la clause ceteris paribus que ne permet pas la notion simple de disposition. 43
Les corps chimiques comme « ex-stances » ou comme « affordances » (2) ? L’instanciation d’une disposition peut aussi être interprétée comme l’actualisation d’une potentialité du monde. Dans ce dernier cas, le contexte, le mode d’accès, la contribution de l’instrument, sont ignorés du point de vue de l’individuation du corps étudié. Il y a toujours dans la manifestation d’une disposition un déjàprésent qui clignote. Dans le cas d’une « ex-stance », nous sommes en présence d’une disposition « extrinsèque », qui fait prévaloir le milieu sur l’individu, la logique du prédicat sur la logique du sujet (Aristote). Ce n’est pas satisfaisant non plus ! Passer d’une disposition à une « affordance » implique un changement de métaphysique sous-jacente (du dualisme sujet/objet à la mésologie) et un passage d’une logique diadique (S-P) à une logique triadique (S-I-P) (Peirce, Berque). Nous n’avons plus affaire à des corps observables et connus, décrits contrafactuellement par l’intermédiaire de contextes-miroirs, mais au résultat d’une interaction entre des corps chimiques, un milieu et un procédé (ayant une 44 certaine temporalité).
Les affordances en chimie (1) Nous ne pouvons connaître que des « affordances ». « The affordances are not the dispositions of the glub itself, the ur-stuff. They represent what glub affords in the context of a particular physically specified, material apparatus. We have no idea and could have no idea how they are ultimately grounded, that is what glub properties ground them. They are ur-stuff affordances, not occurrent properties of the glub. » HARRÉ, Rom. « Dispositions and their Groundings », in Varieties of Realism. A Rationale for the Natural Sciences, op. cit., p. 306.
« A Davy apparatus does not display a congealed mass of metallic constituents of salts, but affords a sample of sodium metal. That a block of sodium metal safely immersed in paraffin is made of constituents of common salt requires an additional metaphysical principle that may turn out to be hard to find. » HARRÉ, Rom. « Affordances and hinges: New tools in the Philosophy of Chemistry », in The Philosophy of Chemistry: Practices, Methodologies, and Concepts, J.-P (Ed.), Newcastle: Cambridge Scholars Publishing, 2013,580-596.
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Les affordances en chimie (2)
Les « affordances » sont des « propriétés » du complexe {appareil-monde}. « Agent, instrument, and context were three components of a hybrid being and all three components were needed for such a being to be the bearer of an affordance for a knowledgeable experimenter… » HARRÉ, R. & LLORED, J.-P., “Mereologies and molecules”, Foundations of Chemistry, volume 15, n° 2, 2013, pp. 127-144.
Il s’agit bien d’une relation de type S-I-P !
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Les affordances en philosophie des sciences et des techniques Si deux instruments, INST1 et INST2, sont incompatibles, c’est-à-dire ne peuvent être pas utilisés en même temps sur le même corps, les « affordances » qui proviennent du complexe {INST1-corps} et du complexe {INST2-corps} sont des phénomènes complémentaires, au sens de Bohr.
Le complexe {réacteur-corps chimiques} « afforde » des produits alors que le complexe {appareil de RMN-corps chimiques} « afforde » des signaux liés à des « parties » équivalentes de ces corps et produits. Une « propriété-affordance » est émergente par rapport à une autre « propriété-affordance ». Reste ensuite à articuler ces savoirs liés à des modes d’intervention différents, sachant toutefois que les « affordances » renvoient aux pouvoirs causaux du monde (réalisme : « policy realism », selon Rom Harré).
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Apport pragmatique du concept d’affordance à propos de la dédifférence originaire Cette approche est compatible avec une définition ouverte et provisoire d’un corps compris, dès lors, comme le faisceau de ses « affordances », seules connaissables, et rendant possible une définition du corps en termes d’opérations en fonction de milieu. Ce qui fait le lien entre les « affordances » a un sens pragmatique et non pas ontologique ou métaphysique. Une matière, active et indifférenciée, peut être postulée en tant que guide qui permet d’innover et d’inventer de nouveaux modes d’accès et donc de manifester de nouvelles « affordances ». Ce lien pragmatique permet aussi de classer les corps, de générer de nouvelles relations qui génèrent de nouveaux relata. Le lien vient après, il n’est pas posé immédiatement. Ce lien, justement, sera stabilisé par le truchement des démarches d’inter-comparaisons qui permettent la vérité d’un relatif en chimie, sans laquelle rien n’est possible en termes d’inférences. 48
Conclusion :
Au-delà de la projection, vers une éthique écouménale…
Changer de représentation de la science : La science comme production d’inconnu Des substances nouvelles introduisent des propriétés nouvelles dont les effets sont difficiles à prévoir de façon exhaustive. Ils agissent à de multiples échelles d’espace et de temps, diffusent inlassablement à travers les roches et nos membranes organiques, ils modifient des temporalités locales, bref, ils changent le monde et ses différentes niches écologiques. Aussi le développement de la chimie est-il une source permanente de création d’inconnu. L’introduction de cette nouveauté génère une gamme de possibilités relationnelles qui nous dépasse et qui n’est pas sans conséquences sur nos collectifs. Llored, J.-P. & Sarrade, S. (2016), “Connecting the Philosophy of Chemistry, Green Chemistry and Moral Philosophy”, Foundations of Chemistry, volume 18, n°2, pp. 125-152.
Comme l’écrivait Schummer (2001) : « Avec chaque production d’une nouvelle substance, l’étendue du non-savoir augmente considérablement, du fait à la fois du nombre de propriétés indéterminées de la nouvelle substance et de l’ensemble des réactions chimiques qu’elle aura avec les substances déjà existantes. » Schummer, Joachim (2001), “Ethics of Chemical Synthesis”, HYLE - International Journal for Philosophy of Chemistry, 7 (2), pp. 103-124. 50
Au-delà de la maîtrise (1) : Errabilité et instauration (Souriau)
La technique ne peut être une simple projection des fonctions des organes à l’extérieur du corps animal, comme si tout était maîtrisable, elle apparaît plutôt être descriptible et compréhensible en termes de stabilisation temporaire et provisoire d’affordances. D’où l’intérêt du concept de déterminisme technique proposé par Leroi-Gourhan, avec le sens bien spécifique que cette expression à chez lui. La technique ne relève pas de la notion de « pro-jet », sa scientificité n’est pas constitutivement liée à une théorie de la confirmation, son emprise d’un déploiement de potentialités.
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Au-delà de la maîtrise (2) : Errabilité et instauration (Souriau) ; Ecoumène (A. Berque) Elle se laisse davantage appréhender, pour reprendre deux concepts chers au philosophe, spécialiste d’esthétique, Etienne Souriau, en termes d’« errabilité » fondamentale du trajet technico-scientifique, bref de son caractère aventureux et risqué pouvant conduire à l’échec ou à l’inattendu, et d’« instauration ». A chaque moment de son travail, le chimiste, par exemple, est mis à le devine par l’instance d’une question, comme par exemple celle suscitée par les « résistances » des matières sur lesquelles et par l’intermédiaire desquelles il agit. Le terme instauration lie l’existence de ces nouveaux corps chimiques, ou celle des objets techniques, à un mode de réussite, provisoire et sans cesse rectifié dirait Bachelard, et non à une simple construction sociale ou une simple projection de potentialités. D’où l’intérêt de la compréhension éco-technosymbolique des milieux humains proposée par Augustin Berque et qui est développée selon la perspective trajective d’une éthique écouménale. Souriau, E. Les différents modes d’existence, PUF, Paris, 2009 [1943]. Bachelard, G. Le rationnalisme appliqué, PUF, Paris, 1947. Berque, A. (2009). Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, Paris, 2009. 52
Merci de votre attention
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The Philosophy of Chemistry: Practices, Methodologies, and Concepts, Cambridge Scholars Publishing, Newcastle, juin 2013. La chimie, cette inconnue?, Hermann, Paris, à paraître en 2017.
Sustainable and Green Technologies: An Interdisciplinary Survey, Imperial College Press, London, prévu pour 2018, en préparation.
jean-pierre.llored@linacre.ox.ac.uk