Recosmiser la terre – quelques leçons péruviennes / Augustin Berque

Page 1

Recosmiser la Terre – quelques leçons péruviennes – par Augustin Berque

Resumen - Como todas las especies vivientes, todas las culturas humanas tenían su propio mundo (kosmos), en lo cual la existencia humana estaba comprensa en un orden (kosmos) específico a aquello mundo, y así dotada de sentido por esta cosmicidad. Establecido en Europa en el siglo XVII, pero simbolicamente prefigurado desde el siglo XV por la perspectiva lineal, que abstrae fuera del cuadro a el observador, el paradigma occidental moderno clásico (POMC) es el único que, en la historia humana, privó de cosmicidad a el sujeto humano, abstrayendo a él, por el dualismo, de un mundo reducido a un objeto. Esa decosmización acabó, en el siglo XX, a lo que el arquitecto Rem Koolhaas llama « el espacio desarreglado » (junkspace), es decir la acosmia : una falta total de cosmicidad. Esa fue tanto más brutal en los paises colonizados, como el Perú, en los que alcanzó el cosmocidio (la supresión de un mundo mediante la violencia). Luego, ahora se plantea en el Perú un doble desafío : intentar superar la acosmia moderna, inspirándose en la cosmicidad que, en algunos aspectos, perdura en las comunidades indígenas. Este desafío es al mismo tiempo cultural, ambiental y socio-político. Inicialmente se preveía que, al final de una breve estancia, el autor confiare sus impresiones a este respecto. Résumé - Comme toutes les espèces vivantes, toutes les cultures humaines ont eu leur propre monde (kosmos), où l’existence humaine était comprise dans un ordre (kosmos) spécifique à ce monde-là, et ainsi pourvue de sens par cette cosmicité. Établi en Europe au XVIIe siècle, mais symboliquement préfiguré dès le XVe siècle par la perspective linéaire, qui abstrait l’observateur hors du tableau, le paradigme occidental moderne classique (POMC) est le seul, dans l’histoire humaine, qui ait privé le sujet humain de cosmicité, en l’abstrayant, par le dualisme, dans une position transcendantale opposée à un monde réduit à l’état d’objet. Cette décosmisation a abouti, au XXe siècle, à ce que l’architecte Rem Koolhaas nomme « espace foutoir » (junkspace), autrement dit l’acosmie (la perte de toute cosmicité). Elle a été d’autant plus brutale dans les pays colonisés comme le Pérou, où elle a atteint au cosmocide (la suppression d’un monde par la violence). Aujourd’hui se pose donc au Pérou un double défi : essayer de surmonter l’acosmie moderne, en s’inspirant de la cosmicité qui, par certains aspects, perdure dans les communautés autochtones. Ce défi est à la fois culturel, environnemental et sociopolitique. Il était initialement prévu qu’au terme d’un bref séjour, l’auteur confierait ses impressions à cet égard1. Plan 1. Cosmicité, décosmisation, acosmie § 11. Le paradigme décosmisant § 12. Qu’était-ce que la cosmicité ? 2. Peut-on dépasser l’acosmie de la modernité ? § 21. Terre, monde, cosmos, univers § 22. L’acosmie § 23. Recosmiser, 1 : de corps en monde, et de monde en corps § 24. Recosmiser, 2 : au delà de l’acosmie 3. Leçons péruviennes § 31. Cosmicité précolombienne et acosmie § 32. Conquête et cosmocide § 33. Retrouver l’histoire, mais sans s’y enterrer.

1. Cosmicité, décosmisation, acosmie C’est ici le texte d’une conférence qui aurait dû avoir lieu le 20 avril 2017 à la Pontificia Universidad Católica del Perú, à Lima, mais qui a dû être annulée pour raisons de santé. 1


2

§ 11. Le paradigme décosmisant Les circonstances ont fait que je n’ai pu me rendre au Pérou en avril 2017 comme il était prévu, et que je n’ai donc nulle expérience directe de ce pays où je ne suis jamais allé. Que peut donc bien signifier « quelques leçons péruviennes » ? Rien de plus que certaines réflexions tirées de la lecture de trois livres que mes invitants m’avaient envoyés : d’abord El paisaje peruano, de Jean-Pierre Crousse (Lima, PUCP, 2016) ; en second lieu Ciudad y territorio en los Andes. Contribuciones a la historia del urbanismo prehispánico, de José Canziani Amico (2e édition, Lima, PUCP, 2015) et Modelando el mundo. Imágenes de la arquitectura precolombina, sous la direction de Cecilia Pardo (Lima, PUCP, 2011), que j’ai malheureusement reçus trop tard pour pouvoir les méditer suffisamment. Précisons. Il ne s’agit pas ici d’un compte rendu de ces ouvrages, mais uniquement de ce en quoi ils ont pu rencontrer, et enrichir, un champ de réflexion qui est le mien depuis longtemps : la décosmisation entraînée, aujourd’hui sur toute la Terre, par l’imposition du paradigme occidental moderne classique (abrégé ci-après en « POMC ») ; d’où la question : pouvons-nous, et comment pourrions-nous, recosmiser notre relation avec la Terre ? Notons bien que, dans « POMC », le C veut dire « classique ». C’est le paradigme qui s’est imposé à l’âge classique en Europe, avec des penseurs et des savants comme Bacon, Galilée, Descartes et Newton. Il a été dépassé depuis environ un siècle en physique, et parmi les philosophes, il n’en manque pas qui l’ont radicalement contesté (c’est notamment le cas de la phénoménologie), mais le fait est que ce paradigme dualiste et mécaniciste gouverne toujours, voire de plus en plus, nos manières ordinaires de penser et d’agir. C’est lui en particulier qui a guidé le mouvement moderne en architecture, comme il guide l’idéologie de la mondialisation, qui n’est guère plus qu’une mécanique des fluides dans des vases communicants. Je préciserai ces choses dans un instant, mais la décosmisation et l’acosmie qui en résulte n’étant que l’inverse de la cosmicité, qu’est-ce d’abord que la cosmicité ? § 12. Qu’était-ce que la cosmicité ? « Cosmicité » vient du mot grec kosmos, qui a trois sens fondamentaux2 : le bon ordre ; le monde, comme ordre de l’univers, en particulier le ciel ; l’ornement, notamment la parure féminine. Ce qui parle de cela, ce sont les cosmologies. Il peut s’agir d’une branche de l’astrophysique aussi bien que d’une discussion au Café du Commerce ; mais on ne parle pas dans ces deux cas du même objet, ni de la même façon. Il faut donc savoir d’abord qui parle, de quoi et dans quel cadre. Pour l’anthropologue, la cosmologie est l’ensemble articulé des raisons d’être qu’a le monde pour une certaine culture. Quand il s’agit des cultures dites exotiques ou traditionnelles, l’exposé de ces raisons est en général appelé mythologie ; ce qui veut dire qu’on les distingue du point de vue scientifique de l’observateur, dont le monde propre est supposé universel. Cependant, les progrès mêmes de ce point de vue ont montré qu’une telle universalité n’était que putative. Comme l’a montré Uexküll, chaque espèce vivante – y compris la nôtre – a son propre monde (Umwelt), qui est irréductible au donné environnemental brut (Umgebung). S’agissant de l’espèce humaine, et à un autre niveau ontologique (un niveau intraspécique), il n’y a pas qu’un monde mais des mondes, avec chacun sa cosmologie, qui est une construction historique. On ne peut toutefois raisonnablement ranger sur le même plan l’astrophysique et les multiples « poèmes du monde » (carmina mundi) que recensent anthropologues ou historiens ; la différence étant que l’une, en principe (il est des exceptions), ne suppose pas l’existence humaine, tandis que les seconds en procèdent. C’est pourquoi justement ils parlent de mondes divers, et non pas de 2

Je reprends dans cette section quelques passages de mon article « C comme cosmologies », paru p. 56-59 dans Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine XX/XXI : L'Espace anthropologique, Paris, Éditions du Patrimoine, mars 2007.


3 l’univers. Parlant quant à nous de paysage, d’architecture et de villes, nous sommes nécessairement dans un certain poème du monde ; mais le fait est qu’en ce domaine, la mythologie propre aux modernes a prétendu à l’universalité, alors que, l’histoire le montre, elle n’était que mondaine (au sens philosophique, i.e. relevant d’un certain monde, c’est-àdire d’une certaine cosmophanie). À ce genre de questions s’est greffé le problème de la mondialisation, qui à plus d’un égard signifie l’hégémonie de ce monde-là – celui dont le nombril est à Wall Street – aux dépens de tous les autres, voire entraîne une acosmie (un manque de monde) généralisée. Il s’impose donc plus que jamais de savoir ce qu’il faut entendre par « monde » ; en d’autres termes, d’avoir au moins quelques notions de cosmologie. Le premier philosophe qui ait véritablement traité de cette chose est Platon dans le Timée ; lequel s’achève sur ces mots : « Et maintenant déclarons que nous avons atteint le terme de notre discours (ton logon hêmin) sur le Tout. […] très grand, très bon, très beau et très complet, le monde (kosmos) est né : c’est le ciel (ouranos) qui est un (heis) et seul de sa race (monogenês) ». Platon révèle ici, sans le vouloir, la faille de toute cosmologie : c’est « notre » discours – celui d’un sujet collectif –, discours qui porte un jugement sur son propre monde tout en affirmant que ce monde est unique ; d’où il s’ensuit logiquement que, faute de point de comparaison, il ne peut pas porter un tel jugement. Celui-ci, en vertu des théorèmes de Gödel, est nécessairement inconsistant. Ne pouvant prouver ce qu’il affirme, il est justement ce qu’on appelle mondain : clos par un horizon, au delà duquel il est sans valeur. En deçà de cet horizon, en revanche, ce discours fait autorité ; du moins pour un certain temps, celui d’une mode, d’un paradigme, d’un régime, d’un empire, bref d’un monde quelconque. Cette contingence, toutefois, revêt chaque fois les habits de la nécessité. Vue du dedans, c’est toujours un must, qui ordonne (cosmise) l’espace et le temps propres à ce monde-là, y faisant naître ce qui est sa réalité. L’histoire se charge alors de répandre celle-ci, ou non. C’est ainsi que pour le monde romain, l’histoire commençait à la fondation de Rome (ab urbe condita). Plus tard on ajouta que tous les chemins mènent à Rome, ce qui n’était que poursuivre le thème ancien de l’omphalos : ce nombril (du monde) qu’est aussi la ville. Quelle ville ? La nôtre, dans son principe même ; car le rite étrusque voulait que chaque fondation de ville fût la fondation du monde et le début de l’histoire. Les vicissitudes de celleci ont fait qu’en fin de compte, c’est la cité romaine qui imposa son monde et son histoire à toutes les autres, au moins dans le bassin méditerranéen et sur ses marges ; mais en principe, chaque ville avait creusé son propre mundus, trou circulaire (comme l’orbis terrarum, l’univers) symbolisant à la fois le centre du monde (dans l’espace) et son origine (dans le temps). Comme le grec kosmos, le latin mundus veut triplement dire l’ordre, le monde, et l’ornement du corps. Ce qu’exprime cette triplicité, c’est justement la cosmicité qui dans les sociétés prémodernes faisait que le soin du corps individuel répondait à l’aménagement du monde (villes et campagnes) et aux raisons d’être de tout cela, morale et connaissance unies dans une tension vers ce que Platon qualifie de megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos, formes superlatives de grand, bon, beau et complet : au fond, ce que doit être le monde, plutôt que ce qu’il est. L’habitat humain et ses représentations exprimaient symboliquement cette tension commune, par exemple dans le hiéroglyphe égyptien qui, inscrivant une croix dans un cercle, signifiait la ville, et qui était peut-être aussi la forme, quadripartie plutôt que quadrangulaire, de la Roma quadrata des origines. L’exprimait aussi le vêtement, et spécialement la parure féminine, mundus muliebris ; ce dont il nous reste le terme cosmétique : « adéquat au kosmos », étymologiquement. Perdue dans notre monde, cette adéquation se lit encore dans


4 les peintures corporelles des Aborigènes d’Australie, et de bien d’autres peuples. Ces appareils symboliques sont aussi nombreux qu’il y a de cultures, mais avec certains recoupements qui font les délices des chasseurs d’universaux. Par exemple, comment se fait-il que la ville idéale de la cosmologie chinoise, un carré aux murailles percées de quatre fois trois portes orientées cardinalement, ait le même plan que la Jérusalem de l’Apocalypse ? Mais inversement, pourquoi l’orbe terrestre des Romains est-il rond comme un mundus, et quadrangulaire leur templum (forme découpée dans le ciel par le bâton du prêtre, puis rabattue sur le sol), tandis qu’en Chine « le ciel est rond, et la terre carrée » (tian yuan di fang 天圓地 方) ? Et pourquoi en Perse fallait-il un « jardin quadriparti » (chahar bagh) dans une ville irrégulière, mais en Chine un jardin irrégulier dans une ville orthogonale ? Etc. Pour trouver la réponse à ce genre de questions, il faut inventorier les mondes passés et présents, ce que font traditionnellement les sciences sociales ; mais cela ne suffit pas. Il faut aussi les replacer dans un cadre plus général, celui justement d’une cosmologie qui soit adéquate à notre temps, et qui explique en particulier pourquoi cette cosmicité s’est perdue dans le monde moderne. La raison de cette perte – de cette décosmisation –, c’est fondamentalement que le dualisme de la science moderne a séparé faits et valeurs, autrement dit le descriptif du prescriptif. Plus question que le monde doive être superlativement ceci ou cela ; il est ce qu’il est, point. Ce faisant, il est devenu l’univers, dont l’ordre est étranger aux valeurs humaines et qui n’est donc plus un kosmos. La cosmologie des astrophysiciens, qui s’occupe de l’univers, n’a rien à voir avec la morale, sinon abusivement. Jadis en revanche, il était normal de chercher dans le ciel les raisons de se conduire de telle ou telle façon ; raisons que connaissaient les prêtres. On pouvait, de ce fait, fonder et construire sur la terre des villes en accord avec le ciel. Des villes en accord avec le ciel, voilà ce que nous ne savons plus faire. C’est abusivement que l’architecture moderne, au XXe siècle, a cherché à rabattre sur la terre la mathesis universalis que, depuis Galilée, la science a trouvée dans le ciel. Cette géométrie a produit des objets auxquels on ne saurait aujourd’hui reconnaître les qualités que Platon voit dans le kosmos ; pour la bonne raison qu’elle avait pour principe la mécanicité de l’univers moderne, et non l’habitabilité de la terre humaine. Rabattre le ciel en templum sur la terre, cela exigeait en effet que l’ouranos en même temps fût kosmos ; à savoir qu’il eût un lien avec la « terre habitée » : oikoumenê gê, l’écoumène, pour être aussi un monde humain. Ce lien, c’est ce que symbolisait le creusement du mundus dans la terre même. Ce symbole permettait la prédication écouménale : le monde, c’est la terre. Autrement dit, l’assomption de la « terre étendue sous le ciel » (hê hupo tô kosmô keimenê gê, comme en gros le dit un jour Isocrate) au ciel même, qui est kosmos et ouranos à la fois. Ce genre d’assomption s’appelle une métaphore (du grec metapherein, porter au delà). En l’occurrence, c’est porter A au delà de son identité, en assumant que A (la terre) est également non-A (le monde). Cette assomption de la terre en monde est aussi une prédication : S (le sujet : la terre) est P (le prédicat : le monde). Du reste, comme la terre est « l’étendue-sous » (hê hupokeimenê), i.e. sous le ciel-monde (le kosmos), le sujet logique, c’est devenu pour Aristote « l’étendu-sous » (to hupokeimenon), i.e. sous le monde prédicatif. Pourquoi ? Parce que, de même qu’un prédicat, ce sont les termes insubstantiels dans lesquels l’existence humaine saisit une substance (substantia : hupostasis : « le se-tenir-dessous »), pour dire par exemple « la montagne (S) fournit du cuivre (P) », de même le monde, c’est le ciel ou le jour – l’ensemble des prédicats – sous lequel l’existence humaine saisit la terre ; en gros des ressources (par exemple du cuivre), des contraintes, des risques et des agréments. Cette assomption de la terre en monde n’est autre que la réalité ; ce qui peut se représenter par la formule r = S/P. Celle-ci se lit : la réalité, c’est S en tant que P. Par exemple : la montagne (S), c’est du cuivre (P). Or une telle prédication n’a cours que dans un


5 monde de marchands de cuivre. Si vous vendez des skis, pour vous, la montagne, c’est de la neige ; mais si vous vendez du cuivre, la montagne, pour vous, c’est du cuivre ; etc. Ces prédicats divers peuvent il est vrai se résoudre en seul, qu’on écrit $ dans le discours (logos) de la mondialisation. Cela reste un monde humain, serait-il tristement monogenês. Pour la science en revanche, laquelle n’est pas gouvernée par le principe de métaphore mais par celui d’identité, S ne peut pas être P ; il ne peut qu’être S. La terre, c’est la terre, point. Selon cet idéal (mais il est absurde, la science elle-même étant un prédicat), s’il y a donc des sciences de la terre (géologie, géophysique etc.), il ne peut y avoir de science des mondes humains, sinon abusivement, c’est-à-dire par réduction de S/P à S en éliminant P. Cette réduction de l’être correspond à ce que Heidegger appela Entweltlichung : démondanisation. La modernité fut et reste friande de ce réductionnisme, qui prétend réduire le monde à une mécanique. Va pour l’univers ; mais pour l’écoumène, c’est se méprendre. La mécanique en effet ne souffre pas la métaphore. Elle exige l’identité ou son itération, comme dans les moteurs à piston ; sinon elle ne marche pas. Elle ne souffre donc pas les mondes humains, ni leurs villes, qu’elle décomposera en barres identiques, ou, mieux, en routes où elle roulera plus vite que dans des rues. Cette tension de notre monde vers un univers de machine, c’est l’acosmie de notre cosmologie. Il est temps que nous surmontions cette inconsistance, avant de manquer de cuivre.

2. Peut-on dépasser l’acosmie de la modernité ? § 21. Terre, monde, cosmos, univers Un ouvrage récent d’Henri Raynal est intitulé Ils ont décidé que l’univers ne les concernait pas3. L’auteur y emploie le terme d’acosmisme pour dénoncer l’« autisme » de notre espèce, qui s’estime aujourd’hui dégagée de toute obligation de penser sa place dans l’univers, et de s’y tenir. Pour dire des choses assez voisines, je préfère employer le terme d’acosmie, qui a pour moi l’avantage d’évoquer l’anomie durkheimienne, c’est-à-dire l’effacement des valeurs, et les désordres qui s’ensuivent. Alors toutefois que l’anomie est sociale, l’acosmie concerne à la fois le social et le naturel. Plus exactement, il s’agit de l’embrayage des valeurs humaines aux faits de la nature, auxquels la mésologie, contrairement au naturalisme (tels la sociobiologie ou Calliclès dans le Gorgias)4, refuse de les réduire, mais aussi, contrairement au métabasisme contemporain (tel celui de la French theory, laquelle nous verrait volontiers planer dans l’azur sans plus de base terrestre), tient tout autant à les y fonder. Pour la mésologie en effet, d’un côté, il ne peut être question de réduire l’humain à la nature, parce que toute réalité humaine étant trajective5, et le sujet humain lui-même étant trajectif comme sujet prédicat de soi-même (S/P de soi-même, i.e. réflexif), cette trajectivité comporte nécessairement l’assomption du fond naturel S en une dimension prédicative P, qui ne peut être réduite à S. La réalité, nécessairement, est S/P : S en tant que P, c’est-à-dire trajective. En revanche, il ne peut non plus être question de réduire cette réalité S/P au seul prédicat P. Celui-ci ne peut jamais s’abstraire de son fondement dans S, contrairement à ce que voudrait nous faire croire le métabasisme, comme avant lui l’école de Kyôto (mais certes Paris, Klincksieck, 2012. Dans cette section 2, je reprends le texte de l’exposé que j’ai fait dans le cadre de mon séminaire « Questions de mésologie » à l’Université de Corse (Corte) le 11 juin 2013, et dont j’ai repris certains passages dans mon Poétique de la terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014. 4 À propos de la justice, Calliclès opposait à Socrate que, dans la cité comme dans la nature, c’est au fort à commander au faible. Might is right ! La sociobiologie, quant à elle, entend réduire le social au biologique. 5 La trajection est un concept fondamental de la mésologie (Umweltlehre, fûdoron 風土論). Elle se définit comme le va-et-vient co-suscitatif entre les deux pôles théoriques du dualisme : le subjectif et l’objectif. Sur ce thème, v. Augustin BERQUE, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre-La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014 3


6 pas pour les mêmes raisons), à la suite de Nishida pour qui le prédicat est, à la lettre, « sans base » (mukitei 無基底). Si S est le sujet logique, la substance, le substrat, la nature, la Terre, alors qu’est-ce donc que P ? Pour le logicien, c’est ce qui est dit à propos de S. Pour la mésologie, c’est bien cela, mais pas seulement cela ; c’est d’abord ce que nous ressentons à propos de S, ce que nous en faisons, ce que nous en pensons, et ce que nous en disons. La réalité S/P, c’est donc le lien qui s’établit entre S et P par les sens et par l’action (cela concerne tous les êtres vivants), par la pensée (cela concerne les animaux supérieurs) et par la parole (cela concerne les seuls humains, du fait de la double articulation de notre langage). Dans ce rapport, S prend un certain sens, qui est à la fois direction physique dans l’espace-temps, sensation charnelle, et signification mentale, exprimée par des mots. Par cette création de sens, à partir de S, advient la réalité de notre monde ; mais dans ce rapport, le monde est bien en position de prédicat P : c’est le jour sous lequel nous apparaît S. Il est fait de l’ensemble des prédicats selon lesquels nous saisissons S, pour en faire la réalité S/P. Une vieille image illustrera ce rapport. Dans un de ses discours, comme on l’a vu plus haut, Isocrate (-436/-338) emploie la formule suivante : hê gê hapasê hê hupo to kosmô keimenê, « toute la terre étendue sous le ciel » 6. Hupo…keimenê : la terre est ici en position d’hupokeimenon (S) par rapport au ciel. Poursuivons la métaphore pendant qu’elle est vive : le ciel (ouranos = kosmos = monde) est donc ici en position de prédicat P, et couvre la terresujet comme le mâle couvre la femelle7. Mais n’est-ce là qu’une métaphore ? Pour la mésologie, non : cela comprend la métaphore (image mentale et verbale), mais cela ne s’y borne pas. Cela concerne aussi la physique et la biologie. Du fait de notre bipédie, mais d’abord de la gravité, nous avons les pieds sur la terre, et la tête vers le ciel ; pas dans le sens inverse, ni, arbitrairement, dans tel sens ou tel autre. Les pieds nous soutiennent sur la terre, qui est là en en position de substrat (hupokeimenon) ; notre tête pense et parle, c’est-à-dire énonce là-dessus des prédicats, paroles qu’emporte le vent dans le ciel. Tout cela nous articule selon un certain milieu ; autrement dit, ce milieu-là : le nôtre, fait de nous l’articulation du ciel et de la terre. De là naissent les cosmologies humaines. En japonais, « milieu » se dit fûdo 風土. Dans ce mot, le premier sinogramme signifie d’abord le vent, mais aussi les mœurs, qui sont nos manières de vivre, de parler et d’agir. Il est ici en position de déterminant. Le second signifie la terre ; il est ici en position de déterminé. Cela veut dire que, sur la planète Terre, un milieu humain comprend nécessairement un sol substantiel (do 土 : l’hupokeimenon S), mais – puisque nous existons – non moins nécessairement une certaine façon (fû 風 : le prédicat P) de déterminer ce sol par nos sens, nos actions, nos pensées et nos paroles, bref par nos mœurs ; « façon » qui, par le Référencé Oratores attici 78 par le Dictionnaire grec-français d’Antoine BAILLY, Paris, Hachette, 1950, entrée kosmos. 7 Pour la philosophie médiévale, le sujet sera effectivement de sexe féminin, et le prédicat masculin. V. Alain de Lille [1120-1202 ou 1203], La plainte de Natura (De planctu naturae), traduit du latin et commenté par Yves Delègue, Grenoble, Jérôme Millon, 2013, p. 83 : « Parmi ceux qui appliquent la grammaire de Vénus (…) [i]l y en a qui, prenant la fonction du sujet, ignorent le prédicat, d’autres qui se contentant du prédicat, ne se prêtent nullement à la soumission légale du terme sujet », et ibid., note 2 : « (…) au couple subjectum / praedicatum, employé d’abord par les grammairiens, se substitue dans la seconde moitié du XII e siècle le couple suppositum / appositum (…) Alain n’est ni grammairien ni logicien, et en tant que poète il joue ici à son gré de ces termes techniques. Le texte impose que le prédicat désigne l’élément mâle du couple et que le sujet soit l’élément femelle (celui qui est ‘placé sous’ dans la position ‘légale’ du rapport sexuel (subjecti termini subjectionem legitimam) ». V. aussi p. 105, note 1 : « Le sujet (suppositum) dans toute phrase a la valeur du féminin parce qu’il est ‘placé sous’, tandis que le prédicat qui lui est joint (appositum) a celle du masculin. Manifestement, Alain fait allusion à la position dite ‘naturelle’ du coït. Le prédicat est l’homme parce que c’est lui qui, par sa semence, permet au substantif féminin de procréer le sens ». 6


7 vent (風 ), participe de l’insubstance du ciel (sora, mot qui s’écrit 空, sinogramme qui a aussi rendu le sanskrit śūnyatā : la vacuité bouddhique). De là naît la réalité S/P, qui est à la fois substance et insubstance ; c’est-à-dire trajection de l’une à l’autre, et de l’une en l’autre. Le ciel éclaire la terre sous un certain jour, qui varie d’une heure à l’autre, d’une saison à l’autre, d’un hémisphère à l’autre ; mais il y a aussi dans tout cela un ordre invariable, car l’impalpable voûte céleste a aussi la fermeté du firmament, qui retient les eaux d’endessus de rejoindre les eaux d’en-dessous (Genèse, 1, 6-8), et qui invariablement tourne autour de la Croix du Sud ou de la Polaire (du grec polein, tourner). Cet ordre cosmique soutient les milieux humains. Il en garantit la réalité. C’est pourquoi, en grec comme en latin, il porte un nom – kosmos, ou mundus – qui veut dire à la fois le ciel, le monde, et la mise en ordre, celle des choses par le ménage ou celle du corps humain par la toilette, la bienséance et l’ornement ; spécialement la parure féminine, mundus muliebris, avec la cosmicité de ses cosmétiques. Mnémotechniquement, l’on pourra se souvenir que la parure (P) est en position de prédicat (P) par rapport à notre corps, sôma (S), qui est là en position d’hupokeimenon (S), de même que le monde (P) est en position de prédicat par rapport à la Terre (S) . C’est dire que prétendre que « l’habit ne fait pas le moine » est une position substantialiste ignorante de la trajectivité (S/P) des réalités humaines. C’est pourquoi aussi le souverain qui fait régner l’ordre ici-bas, le Fils du Ciel, était désigné en Chine par le caractère wang 王, qui allie la terre ( 土 ) et le ciel ( 一 ) par un axe cosmique (‫ ; )׀‬que le français roi ou le –rix de Vercingétorix viennent d’une racine indo-européenne reg que l’on retrouve dans régularité ou dans droit ; ou qu’en Crète, au temps d’Aristote, le magistrat suprême s’appelait kosmos. La morale de tout cela est au cœur de la mésologie : l’ordre humain ne doit pas s’abstraire de l’ordre naturel ; eppur, comme eût dit Galilée, il ne doit pas s’y réduire. C’est qu’il est en position de prédicat par rapport à la nature : à la fois libre, et nécessairement fondé en nature par un lien cosmologique. Pourquoi ? Parce que c’est la nature qu’il interprète, pas le néant. Voilà ce qu’on peut lire dans les superlatifs dont Platon gratifie comme on l’a vu le kosmos dans les dernières lignes du Timée. Ils sont tous en effet l’expression de valeurs humaines : « Ayant admis en lui-même tous les êtres mortels et immortels, vivant visible qui enveloppe tous les vivants visibles, dieu sensible formé à la ressemblance du dieu intelligible, très grand, très bon, très beau et très accompli (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos), le monde (kosmos) est né : c’est le ciel (ouranos), qui est un et seul de sa race ».

C’est là une profession de foi – la foi d’un être humain en l’adéquation de son Umwelt à ce qu’il est lui-même, et réciproquement. Nous en sommes tous là, nous autres humains, mais aussi nous autres vivants tous autant que nous sommes, des bactéries à chacun d’entre les humains : la réalité qui nous entoure participe de notre être même, car c’est nous qui par nos sens, nos actions, nos pensées et nos paroles, la prédiquons en ce qui est notre monde. Mais alors, que se passe-t-il quand la modernité fait du monde un univers neutre et objectal ? L’en-soi d’un pur « donné environnemental » (Umgebung : S) déconnecté, en droit sinon en fait, de tout prédicat humain, voire simplement vivant ? Il se passe une décosmisation, qui tend à priver nos valeurs de tout fondement dans la nature, et dès lors à en faire des absurdités ; car ni le Bien, ni le Beau, ni le Vrai ne peuvent se fonder tautologiquement en eux-mêmes. Ils doivent l’être par référence à autre chose, comme il a été démontré par Gödel : « on ne peut construire de proposition p énonçant la consistance d’un système S, telle que p appartienne elle-même à S »8. Autrement dit, contrairement à la Je reprends ici la formulation simplifiée des théorèmes de Gödel par Jean-François GAUTIER, L’Univers existe-t-il ?, Arles, Actes Sud, 1994, p. 146. 8


8 vision courante et à ses dogmes, on ne peut pas fonder les valeurs dans les valeurs, la morale dans la morale, l’esthétique dans l’esthétique, la justice dans la justice, le signe dans le signe, ni même la physique dans la physique ! Ce qui n’est certes pas un mince problème9… § 22. L’acosmie Dans Fûdo10, Watsuji emploie le concept de jikohakkensei11, la découvrance-de-soi dans le milieu environnant, autrement dit ces repères fondateurs que l’ek-sistence vers le monde procure à l’être, nous assurant de la sorte que nous sommes bien au monde et que nous sommes bien nous-mêmes. Une version maladive de cette découvrance a été rendue célèbre par une nouvelle de Maupassant, Le Horla : « Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et bizarre. Je ne vis rien d’abord, puis, tout à coup, il me sembla qu’une page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun souffle d’air n’était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et j’attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente, comme si un doigt l’eût feuilletée. Mon fauteuil était vide, semblait vide ; mais je compris qu’il était là, lui, assis à ma place, et qu’il lisait »12.

Le narrateur, devenu invisible à lui-même, s’affole de voir les choses exister sans lui. Pour ainsi dire, il n’a plus son corps animal, mais seulement son corps médial13 : sa table, sa fenêtre, son fauteuil… mais c’est lui qui n’est plus là : un autre a pris sa place, le Horla, sorte d’être-là privé de son propre foyer. Dans la nouvelle de Maupassant, cette découvrance de soi comme Horla se termine en folie furieuse. On pourrait y lire un reflet inversé de ce qui arrive au topos ontologique moderne (le TOM)14, dont le manque-à-être, c’est au contraire d’avoir perdu son corps médial, perdu son propre monde et de s’y sentir désormais comme égaré, privé de repères. Ce hors-là, ce hors-lieu d’un cogito qui ne peut même plus se prévaloir d’une âme, telle est l’acosmie. Est-ce là dire que nous sommes fous furieux ? Non, mais que le monde nous échappe. Il nous échappe parce que le mécanicisme en a fait une machine, l’Appareil, et que, de plus en plus, cette mécanique tend à ne suivre que sa propre règle de machine : remplacer la saveur du monde par la seule fonctionnalité de ses propres foncteurs. Nous sommes encore là, heureusement, et capables de reprendre les choses en main ; mais pas toujours, et pas toujours à temps. Comme exemple de reprise en main, il y a eu le rejet du diktat « il faut adapter Paris à l’automobile », c’est-à-dire à un système mécanique. Aujourd’hui, on pense plus sainement qu’une ville doit plutôt être adaptée à la vie humaine. Mais l’Appareil n’est pas toujours aussi grossièrement mécanique ; il peut être bien plus subtil, parce que c’est justement sous le prédicat « vie humaine » qu’il se cache. Or la Du point de vue de la philosophie des sciences, on pourra en mesurer l’épaisseur avec Pierre KERSZBERG, La science dans le monde de la vie, Grenoble, Millon, 2012. 10 WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain (Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu, 1935), traduit par A. Berque, Paris, CNRS, 2011. 11 自己発見性, mot à mot « auto (jiko) découverte (hakken) –ité (sei) ». 12 Guy de MAUPASSANT, Contes et nouvelles, vol. II, Paris, Gallimard, 1979, p. 931-932. Il s’agit ici de la deuxième version du Horla (1887). 13 S’inspirant de la distinction et de la co-suscitation établies par Leroi-Gourhan (dans Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.) entre « corps animal » (physiologique et individuel) et « corps social » (techno-symbolique et collectif), la mésologie parle de « corps animal » et de « corps médial » (éco-technosymbolique). Notre corps médial, c’est notre milieu. 14 Le TOM (topos ontologique moderne) résulte du dualisme moderne, qui a engendré à la fois le sujet et l’objet modernes en les dissociant ontologiquement l’un de l’autre. C’est donc à la fois le sujet moderne et l’objet moderne, l’un et l’autre abstraits de la médiance qui, dans un milieu concret, les co-suscite indéfiniment. 9


9 « vie humaine » n’existe pas en soi ; elle ne sera jamais que ce que nous en faisons, nous, sujets prédicats de nous-mêmes (S/P). En somme, ledit « Appareil », serait-il une expression de nous-mêmes ? Effectivement, puisque c’est un aspect de notre corps médial. C’est le côté mécanique de cette moitié de notre être, celui qui, sous couvert de nous faciliter la vie, nous la dévore pour fonctionner lui-même. C’est notre Horla, qui vit à nos dépens sa vie de machine, c’est-àdire cette « vie mouvante en elle-même de ce qui est mort », sich in sich bewegendes Leben des Toten comme disait Hegel à propos de l’argent et de l’aliénation du monde des marchandises15. Ce n’est pas là qu’une image, c’est très concrètement l’acosmie. Voyez cette réclame pour le 4x4 Pathfinder de Nissan, qui courait les revues en 2006 : on y fait valoir que cette machine, destinée à vous vendre le jeu de « la grande nature », comporte des écrans vidéo dans les appuie-tête avant. Comme ça, vos enfants pourront jouer à leurs jeux vidéo, ou voir Batman mettre de l’ordre dans Gotham City, pendant que vous prouvez à la nature que vous l’aimez, puisque vous lui roulez dedans avec votre 4x4. Il est vrai que ce « Vous aimez la nature ? Prouvez-le lui ! », c’était une autre pub, diffusée pour le 4x4 Pajero de Mitsubishi à l’automne 2004 ; mais c’est pareil, c’est dans l’Appareil, et ça consiste d’abord à interposer de la mécanique entre notre corps et la Terre, ou entre notre corps et le monde, puisque c’est en tant que monde (P) que nous apparaît la Terre (S). Il y a bien décosmisation – « privation de monde », comme dit Frank Fischbach, Entweltlichung comme disait Heidegger. Pour Fischbach, cette privation de monde est l’état normal du sujet moderne : « Je prétends que le sujet est en réalité fait pour être pensé séparément du monde ; donc que la séparation du sujet à l’égard du monde n’est pas un état pathologique du sujet dont il faudrait le sortir ou le guérir, que l’absence de monde n’est pas un accident qui arriverait malencontreusement au sujet, mais que c’est son état normal. (…) La privation de monde est constitutive du sujet. (…) Notre problème aujourd’hui n’est pas que le sujet soit nié, mais qu’au contraire il soit amené à devoir s’affirmer dans des proportions extravagantes » 16.

Effectivement, la logique foncière de la modernité, c’est de substituer à la trajection S/P (S en tant que P, la Terre en tant que monde), qui est cosmisante, la juxtaposition acosmique de deux sujets qui, n’ayant plus rien de commun, s’absolutisent séparément : l’un qui est le cogito, l’autre qui est l’objet (i.e. le sujet logique : ce dont il s’agit). Le premier désormais ne relève plus que de son propre arbitraire, le second du hasard ou de la nécessité mécanique ; il n’y a plus aucune place pour la contingence d’une histoire commune, qui les unirait dans un milieu commun. Cette acosmie par absolutisation du sujet (i.e. « moi-je » d’une part, de l’autre l’objet), donc par négation du milieu, engendre ce que Rem Koolhaas a baptisé junkspace (« espace foutoir »), pour en faire ses choux gras. Il suffit en effet d’ouvrir les yeux pour la voir dans le paysage, ou dans les carnets de nos architectes. Par exemple, ces barres gigantesques que Le Corbusier avait imaginé d’édifier, l’une sur les hauteurs d’Alger, l’autre à la place de la gare d’Orsay (aujourd’hui le musée d’Orsay, à Paris) : ces pures métaphores de son ego (S), et ipso facto ces purs objets (S), se répètent mécaniquement à 1375 km de distance à vol d’oiseau, c’est-à-dire sans aucun rapport ni avec le milieu, ni avec l’histoire. Totalement acosmiques, et ravageusement décosmisantes aussi bien pour l’histoire que pour le milieu où, en pratique,

Dans la Realphilosophie, I, p. 240. Cité dans Kostas PAPAIOANNOU, Hegel et Marx : l’interminable débat, Paris, Allia, 1999, p. 9-10. 16 Frank FISCHBACH, La privation de monde. Temps, espace et capital, Paris, Vrin, 2011, p. 32-34. 15


10 elles auraient néanmoins dû s’implanter. Heureusement qu’on ne l’a pas fait, en l’occurrence ; mais à diverses échelles, on voit aujourd’hui cela partout sur la Terre. L’acosmie étant par définition sans ordre, il est impossible de la saisir dans un certain ordre. On ne peut qu’en relever des exemples, qui du moins se ramènent tous au même principe : l’ek-sistence opiniâtre du TOM hors de son milieu et de l’histoire qui l’y a produit (car en réalité, il y existe quand même). Ainsi, par exemple : - Item, fin de la composition urbaine, qui était co-suscitation, crianza mutua17, composition des formes avec les autres formes et composition des gens avec autrui. Désormais, à chacun son propre geste, architectural ou autre ! - Item, exaltation de la rupture, comme dans les petits papiers surréalistes ou la cacomorphie18 de la ville contemporaine. On en pourrait trouver l’inverse dans les « poèmes en chaîne » (renga 連歌) ou les jardins-promenades de la tradition nippone, dont l’idéal était, comme l’a écrit Watsuji, de « maintenir l’harmonie dans le changement »19. - Item, l’uniformisation dans la mondialisation, qui est tout le contraire de la composition et de l’harmonie dans la différence. Ça, c’est non seulement du tue-paysage, du shafengjing 殺 風景 comme disait Li Shangyin (813-859)20, mais c’est du tue-milieu, du sappûdo 殺風土, comme Watsuji l’aurait sans doute écrit s’il vivait encore. - Item, le mouvement brownien des « amis » sur la Toile, dont la rencontre aléatoire ne peut désormais relever que de la stochastique, non d’un milieu de vie quelconque. - La transformation progressive de la suburbe en une juxtaposition d’espaces privés (mails [prononcé ‘maj’, faut-il aujourd’hui préciser] commerciaux remplaçant la rue, etc.). Le TOM, comme le raille le sociologue japonais Miura Atsushi, n’est plus un citoyen (shimin 市民), c’est un particulier (shimin 私民)21. - Item, la montée des inégalités dans tous les pays riches, comme entre les pays : si le TOM, historiquement, a revendiqué et obtenu l’égalité en droit, ce qui le libérait symboliquement de tout corps médial, il s’accommode à merveille des inégalités de fait. Pas de corps médial, pas de souci pour autrui ! - Item, l’idéal que se sont donné les techniques managériales : atomiser les collectifs, diviser, individualiser, insécuriser, précariser systématiquement les salariés22. Il est vrai que divide ut regnes, « divise pour régner », c’est un vieux principe ; mais c’est avec le TOM que ça marche le mieux. - Item, le rêve du clonage : l’itération de soi-même, sans plus passer par personne, voilà qui serait super ! Idéal pour le TOM. - Item, plus idéal encore : éterniser le TOM, comme y travaille cet informaticien biologiste de Cambridge, Aubrey de Grey, pour qui « les deux instincts les plus fondamentaux de tous les êtres vivants sont la survie et la transmission de leur ADN »23, mais le premier l’emportant clairement sur le second, ce qui l’a conduit, avec sa femme Adeline, à ne pas avoir d’enfants. 17

V. plus bas, § 31. Mot formé sur le modèle de cacophonie, et où morphê (forme) se substitue à phônê (voix) après kakê (mauvaise). 19 Utsuri-kawari tsutsu chôwa wo tamotsu 移り変わりつつ調和を保つ, p. 260 dans Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935). 20 Lequel employait ce terme (lu en japonais sappûkei), qu’il créa, dans le sens de : mauvais goût des malappris. Je l’emploie ici, plus largement, dans le sens de : aspect sensible de l’acosmie. 21 MIURA Atsushi, Fast-fûdoka suru Nippon (Le fûdo devient macdo. Pathologie de la suburbanisation), Tokyo, Yôsensha, 2004, p. 187. 22 Danielle LINHART, Travailler sans les autres, Paris, Seuil, 2009. La thèse de l’auteure est que la revendication d’autonomie contre le taylorisme est devenue un piège, le patronat ayant récupéré cet idéal soixante-huitard pour insécuriser le salarié, donc, dans une sorte de chantage, tirer plus de profit de son travail. 23 Interviewé dans Courrier international, n° 806, 13-19 avril 2006, p. 41, à propos du projet SENS (Strategies for Engineered Negligible Senescence, autrement dit l’immortalité). 18


11 Sûr qu’on est bien mieux TOM sans marmaille, i.e. sans partager son ADN, en le gardant bien pour soi ! - Item, symétriquement, dans le programme Snowflakes, qui œuvre pour la cryo-conservation des embryons surnuméraires dans la fécondation in vitro, le TOM est déjà lui-même dès les premières cellules : « Un embryon a 46 chromosomes, c’est un être humain complet », comme le confie à Marie-Claire Mrs Meredith, mère d’une petite Ella qui « était composée de huit cellules et n’avait que trois jours quand elle a été congelée ». Pas de doute sur cette ipséité, puisque « C’est Dieu qui nous a mis sur cette voie »24 ! - Item, l’inversion ludique des marquages, tatouages et perçages divers qui, dans les sociétés traditionnelles, étaient à la lettre un kosmos : avec le TOM, ils sont devenus le démarquage du corps animal individuel hors des mœurs du corps médial (il est vrai qu’ils manifestent, ipso facto, leur appartenance à des « tribus » maffesoliennes)25. - Item, l’inflation, à l’oral, des « un peu » et « un petit peu », ou des guillemets à l’écrit, voire à l’oral dans la mimique anglo : c’est que le TOM doit marquer son déconcernement, sa Teilnahmlosigkeit comme dirait Honneth26. C’est le temps de la zappe, le temps de la glisse : on ne prend plus part au monde, on est dans le détachement de la Kontemplation, au second degré… L’acosmie, on voit donc ce que c’est : la fin de toute cosmicité. Du point de vue de l’architecture, de la ville ou du territoire, c’est le règne de l’espace foutoir. Alors, aujourd’hui, serait-il possible de retrouver une cosmicité ? § 23. Recosmiser, 1 : de corps en monde, et de monde en corps Toute société humaine interprète nécessairement le monde, pour en faire son monde. Cette interprétation est une cosmologie : un dire (logos) à propos du monde (kosmos), dans lequel, trajectivement, l’objet du propos (S) et le propos lui-même (P) deviennent une seule et même réalité (S/P) : la réalité du monde, et pas autre chose. L’anthropologie et l’histoire nous en donnent divers exemples ; mais ce sont là des sciences modernes, qui à ce titre participent de l’objectification de l’Umwelt en Umgebung, ou postmodernes, qui à ce titre déconstruisent toute Umgebung pour considérer qu’en fin de compte, tout n’est que construction de la réalité, autrement dit que tout ne serait qu’Umwelt, voire, à la manière nishidienne, un pur prédicat. En ce sens, les cosmologies ne seraient, toujours et à jamais, que des cosmo-logies : de simples dires, tous différents et tous au fond équivalents. Telle me semble être par exemple la vision de Philippe Descola dans Par-delà nature et culture 27 , qui dans son « carré ontologique » place le « naturalisme », où il classe la modernité, sur le même plan que le totémisme, l’animisme et l’analogisme. Or du point de vue de la mésologie, la modernité a ceci en propre que, à la différence des trois autres ontologies, elle prive le sujet humain (S) de monde, alors que celles-ci l’intègrent justement à 24

Citée par Emmanuelle EYLES, États-Unis. Nous avons adopté un embryon congelé, Marie-Claire, n° 641, janvier 2006, p. 64 et 68. 25 Michel MAFFESOLI, Le temps des tribus, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988. L’ouvrage a pour sous-titre « Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes », ce qui à première vue peut sembler contredire mon propos ; mais du point de vue mésologique, le TOM ne peut pas seulement ek-sister-hors, il est, en pratique, nécessairement toujours aussi un ek-sister-vers un certain monde (P’, ici une certaine « tribu »), qu’il crée dans la mesure même où il en rejette un autre (P, ici « la société », que vomissaient les soixante-huitards), dans un processus en ourobore qui est la trajection. 26 Axel HONNETH, La réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007 (Verdinglichung, 2005). À la suite de Lukacs, qui introduisit le concept de Verdinglichung, l’auteur juge que « dans la sphère toujours en expansion de l’échange marchand, les sujets sont contraints de se comporter par rapport à la vie sociale en observateurs distanciés plutôt qu’en participants actifs, parce que tous les calculs qu’ils font au cours de ces actions et à propos de ce qu’ils pourraient obtenir les uns des autres exigent une position purement rationnelle et aussi exempte d’émotion que possible » (p. 26). 27 Paris, Gallimard, 2005.


12 un monde, et réciproquement. Corrélativement, la modernité a saisi l’en-soi de l’objet (autre S, mais par principe découplé du premier) à un degré de maîtrise cognitive et matérielle incommensurable aux autres ontologies ; mais cela au prix d’une forclusion qui fait du TOM, par son manque-à-être, un infirme ontologique également exceptionnel parmi les autres humains. C’est dire que, pour la mésologie, la vision moderne n’est pas équivalente aux autres. On ne peut la mettre sur le même plan intemporel, car c’est une phase de l’évolution humaine qui leur succède et s’y impose, mais qui par son historicité même est destinée à ce que d’autres visions la dépassent. Comme on vient de le voir, la modernité se caractérise par une décosmisation, c’est-àdire une perte de cosmicité. C’est donc antérieurement à l’établissement du POMC qu’il faut remonter pour voir de belles formes de cosmicité. Nous allons le faire dans un premier temps, puis nous demander si quelque forme de cosmicité nouvelle ne serait pas en train de supplanter l’acosmie moderne, pour terminer sur le cas particulier du monde péruvien. Du point de vue mésologique, une cosmologie met en rapport (logos) le monde (kosmos) et notre propre existence ; c’est donc, explicitement ou implicitement, une ontocosmo-logie. La cosmologie contemporaine, par exemple, est une astrophysique où l’Univers est en principe un pur objet, ce qui non seulement ne fait que refléter le dualisme moderne (autrement dit notre ontologie), mais pâtit régulièrement de théories qui, refocalisant cette Umgebung sur notre propre existence, en font derechef – mais sans le savoir, donc irrationnellement – une Umwelt ; ainsi le « principe anthropique » (où l’effet devient la cause), et son compère le « dessein intelligent » (qui est un créationnisme déguisé). Ce sont là des versions actuelles de l’émerveillement que Platon manifestait, dans le Timée, devant l’adéquation du kosmos à sa propre conception de l’être ; ce qui fait de ce texte une explicite ontocosmologie. L’on en connaît le principe : l’être absolu (eidos, idea), hors du temps et de l’espace, projette son reflet dans le milieu (chôra) et dans l’histoire, où celui-ci devient l’être relatif (genesis). Cette projection de l’être est, du même coup, organisation du monde (kosmos) ; d’où, inévitablement, l’adéquation réciproque de la genesis et du kosmos. Certes, ce résumé brutalise dans mon propre sens un texte que l’on n’a pas fini de gloser depuis plus de deux millénaires ; mais sans entrer ici dans les détails28, soulignons que cette mise en rapport de l’être et du monde fait du Timée le parangon de toute cosmologie. Et comme toute cosmologie, celle-ci est typée culturellement : la transcendance de l’idea, qui se démarque du monde sensible par une « séparation » (chôrismos), fera bon ménage avec l’Être absolu du christianisme, avant d’engendrer le cogito. Les cosmologies traditionnelles étant ainsi toutes culturellement typées, il serait ici hors de propos d’en tenter un tableau ; le livre de Descola cité plus haut nous en donne à coup sûr l’un des meilleurs possibles. Dégageons plutôt d’emblée un principe. Du point de vue de la mésologie, toute cosmologie incarne, de manière ou d’autre, le mouvement de la trajection ; c’est-à-dire en somme, dans la chaîne trajective (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…, l’assomption de S en P, et l’hypostase de P en S’ (qui est le S/P précédent, mais en position de S par rapport à P’). En l’occurrence, il s’agit de la mise en correspondance du microcosme (le corps humain) et du macrocosme (le monde) : le monde (S) en tant que corps (P), le corps (S) en tant que monde (P) ; ce qui n’est autre que le double mouvement de l’existence : ek-sistence-vers (du corps propre vers le monde) et ek-sistence-hors (du monde vers le corps propre). Autrement dit, la trajection est ici un va-et-vient, à la fois cosmisation du corps et somatisation29 du monde. 28

Je le fais un peu plus dans La chôra chez Platon, p. 13-27 in Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012. 29 Du grec sôma, corps. Cela inclut effectivement des effets somatiques, comme l’ethnologie en donne de nombreux exemples (sorcellerie, etc.).


13 Nos langues ont gardé la trace de cette dimension à la fois charnelle et cosmique de l’existence humaine. Le mot femme vient de la racine indo-européenne dhe (sucer), qui a donné entre autres le grec tithênê, nourrice (c’est ainsi que Platon qualifie la chôra, milieu de l’être relatif), l’anglais tit (nichon), le français fœtus, fils/fille, foin, fenouil, félicité … En somme, telle une femme, le milieu (la chôra) donne le sein à l’être relatif (la genesis), qui s’en trouve bien aise ! Homme – comme le castillan hombre (homme), hembra (femelle)30 – quant à lui vient de la racine khem, qui a donné le grec chthôn (terre, d’où notre « autochtone », i.e. né de la terre même), le latin humus (même sens), d’où le français humble, humilier, inhumer, humain, humanité… Terrestres nous sommes, et en terre finirons, après nous être dressés quelque temps vers le ciel ! Le premier homme selon la Bible, Adam, incarne cette cosmicité. Son nom veut dire « terre » en hébreu (‘adamah), la glaise dont Dieu l’a pétri, et c’est le souffle divin qui lui a donné vie et âme (en latin anima, mot apparenté au grec anemos, vent). Le « souffle » (en hébreu ru’ah, en grec pneuma, en latin spiritus), avant cette animation de l’humus en humain, n’avait pas de but : « la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux » (Genèse, 1, 2). L’humain, c’est donc l’incarnation d’un but : l’alliance cosmique de la terre et du ciel par le vent, par le souffle, par la voix, par la parole… Dès lors on n’est plus loin du Prologue johannique : En archê ên ho Logos – In principio erat Verbum... Le principe anthropique, l’intelligent design ne sont que des formulations plus récentes de la même vision biblique : c’est par l’humain que se noue le cosmos. En somme, Adam est une version monothéiste et anthropocentrique31 de ce qui en japonais, par élision-implication de la subjectité humaine, se dit « vent-terre » : fûdo 風土, un milieu humain. Au demeurant, ce n’est pas en Occident que le souffle cosmique a joué le plus grand rôle, mais en Chine, avec la notion de qi 氣. Ce sinogramme est à l’origine un pictogramme imitant les volutes de vapeur issant de la respiration ou de quelque phénomène naturel. Il implique la vie, celle du corps propre et celle de la nature alentour. Le qi est donc à la fois souffle vital et souffle cosmique. De la physique à la médecine et à la métaphysique, sans parler de l’esthétique, cette notion traverse l’histoire de la civilisation chinoise, qui en a fait un concept sui generis, comprenant énergie matérielle, énergie spirituelle et vitalité ; autrement dit, intégrant la matière, la vie et l’esprit. L’on pourrait aller jusqu’à dire que c’est un homologue, certes extrêmement oriental, de ce qu’aura été le logos dans le monde occidental32. La parole n’est-elle pas un souffle33 ? Cette structuration du monde par le qi est par essence cosmologique. Plus : elle est cosmophanique, car elle se donne à voir directement dans le paysage par le fengshui 34, que l’on peut définir comme une écomancie, cosmisant l’étendue en tant que circulation du qi et Mujer (femme) vient du latin mulier (femme), qui est d’origine obscure. Des étymologies populaires, sans fondement linguistique, l’ont rattaché à une racine indo-européenne mel (mou). 31 Et, cela va sans dire, androcentrée (du moins dans le deuxième récit de la Création). Ève, quant à elle, c’est « la Vivante », en hébreu Hawwa(h) ; de hayah, vivre ; cf. le prénom féminin arabe Hayat, « Vie ». 32 Il ne sera pas inutile de rappeler que, pour les stoïciens, logos a pu prendre le sens de souffle (pneuma) animant le monde, conception qui en faisait bel et bien l’équivalent du qi, et qui a influencé les Pères de l’Église (pneuma = spiritus). 33 À ce sujet, v. Denis VASSE, L’arbre de la voix. La chair, les mots et le souffle : le sujet naissant, Paris, Fayard, 2010. 34 Ce mot s’écrit 風水, « vent (feng)-eau (shui)». Les origines du fengshui sont lointaines, mais c’est à l’époque Wei-Jin (220-589) que la notion prend consistance. Ce que l’on peut considérer comme le premier traité de fengshui, le Livre des funérailles de Guo Pu (276-324) énonce : « Le souffle monté sur le vent se disperse, barré par l’eau il s’arrête. Les anciens l’assemblaient de sorte qu’il ne se dispersât point, et arrêtât son cours. Ils l’appelèrent donc fengshui. La méthode du fengshui consiste d’abord à obtenir l’eau, ensuite à s’abriter du vent ». Cité dans MAEBAYASHI Kiyokazu et al., Ki no hikaku bunka. Chûgoku, Kankoku, Nippon (Cultures comparées du qi. Chine, Corée, Japon), Kyôto, Shôwadô, 2000, p. 97. 30


14 en fonction de l’existence humaine. Ce qui est sans doute en langue française la meilleure introduction au fengshui, le petit livre de Frédéric Obringer, Fengshui. L’art d’habiter la terre35, écrit dans ses premières lignes : « Saisir la respiration des montagnes, repérer le bon mariage de l’eau et du vent pour que vivants et morts puissent habiter la terre avec bonheur, ou du moins sans trop de désagrément, voilà le but que se fixe l’art de la géomancie (fengshui) en Chine. L’idée est simple et forte, sa réalisation complexe et incertaine. Depuis l’Antiquité, villes et campagnes chinoises sont scrutées, modelées, remodelées, pour que les âmes des morts trouvent un lieu de repos et qu’elles se montrent ainsi pleines de bienveillance pour ceux qui vivent encore ; en même temps, hommes et femmes ont tenté de construire leur maison, leur temple, leur palais, de telle façon qu’en accord avec l’organisation générale de l’univers, ces lieux leur deviennent également bénéfiques. (…) Un regard superficiel, surtout au vu de certaines clowneries médiatiques, pourrait nous inciter à prendre le fengshui pour une vieillerie sans fondement, qu’il faudrait laisser aux amateurs d’exotisme douteux. Mais nous oublierions alors à quel point le peuple chinois dans son ensemble est imprégné par cet art, qui, depuis des siècles sinon des millénaires, lui fait voir le monde, apprécier le bonheur et supporter le malheur, quelque esprit critique il puisse parfois manifester à son égard ».

Après avoir été réprimé comme superstition par le maoïsme, le fengshui est revenu en force, et connaît même une belle faveur en Occident36. La conjoncture s’y prête en effet, avec l’impasse écologique de la civilisation contemporaine. Une étude comparative récente note que la vogue du fengshui en Chine depuis les années soixante-dix a fini par y susciter un courant de recherches dont la problématique centrale vise le dualisme et le matérialisme modernes. Le qi se situe en effet à la charnière même de ce qu’ils ont séparé : « Dans la présente conjoncture, la demande croît pour que soit dépassé le dualisme occidental, cette pensée qui jusqu’ici a fait de l’homme un être tout puissant, et pour lui substituer un monisme plaidant pour l’harmonie entre l’homme et la nature, en reconsidérant la vision du monde orientale, qui rapproche l’esprit et le corps. D’où l’attention portée au qi, qui en est le concept central » 37.

Le problème est là justement. Sans parler des charlataneries dont regorge la pratique du fengshui, l’on ne pourra se contenter en la matière de répudier le dualisme moderne pour son contraire – un monisme qui en fin de compte se ramènerait à une mystique à la New Age, en somme à une absolutisation de P au lieu de S. La tendance est manifeste dans la tradition du fengshui, qui en aurait parfois de curieuses résonances chrétiennes ; telle l’expression « boire les formes, prendre les espèces38 » ! Rien à voir avec la Cène, of course ; il s’agit d’assimiler le relief à des types reconnaissables, en tant que scènes de la vie plus ou moins quotidienne : « lion jouant à la balle », « vieux pêcheur jetant son filet », « araignée tissant sa toile », « immortel reflété dans un miroir », « cinq tigres attrapant un mouton », etc 39 . Le relief devient ainsi proprement une légende (legenda : ce que l’on doit lire). Face à 35

Arles, Philippe Picquier, 2001. Citations p. 5 et 7. Je me suis penché sur la question dans : Pourquoi cette vogue du fengshui au XXIe siècle ? p. 149-168 dans Jean-Jacques WUNENBURGER et Valentina TIRLONI, dir., Esthétiques de l’espace. Occident et Orient, Paris, Mimesis, 2010. 37 MAEBAYASHI et al., op. cit., p. iii. 38 He xing qu lei 喝形取類. Si on lit 喝 au 4e ton au lieu du 2e, le sens devient « appeler les formes à grands cris » ; mais cela ne change pas le sens général de l’expression. 39 HUANG Yongzhong, Fûsui toshi (Les villes du fengshui), Kyôto, Gakugei shuppan, 1999, p. 200, où l’on verra les figures correspondantes. 36


15 l’environnement, l’en-tant-que prédicatif (P) se substitue ici à l’approche physicienne (visant S). Cela équivaut au culbutage de la logique du sujet aristotélicienne par la logique du prédicat nishidienne. Certes, dans le fengshui, il n’y a pas que la « méthode de la forme40 », laquelle est visible, il y a aussi la « méthode du principe41 », lequel est invisible ; mais malgré ses magnifiques boussoles, qui sont de véritables cosmologes – des appareils à dire le cosmos –, le fengshui n’est pas une physique ; c’est une humanisation radicale des phénomènes naturels. Témoin cet extrait d’un traité de fengshui de l’époque Tang, à propos du magnétisme terrestre : « La force magnétique est empreinte du principe maternel, et l’aiguille a été faite à partir du fer en le blessant. Comme ils sont respectivement de nature maternelle et filiale, ils communiquent en se répondant, et tendent à recouvrer leur complétude première en guérissant la blessure initiale » 42.

Certes, on est alors à l’époque de Charlemagne ; mais depuis, le fengshui n’a pas connu de révolution copernicienne. Hormis les détails, son esprit est resté le même. En ce sens, il est essentiellement prémoderne ; et c’est de cela qu’aujourd’hui nous ne pouvons pas nous satisfaire. En matière de cosmologie, la modernité, il faut la dépasser, pas l’ignorer. § 24. Recosmiser, 2 : au delà de l’acosmie Toute chose prenant être à partir de ce qui n’est pas elle – et réciproquement – , il en va de même avec le cosmos : la tradition nous enseigne que c’est à partir du chaos qu’il s’instaure. En l’occurrence, il s’agirait de voir en quoi c’est de l’acosmie que pourrait naître une cosmicité nouvelle. Une telle vue suppose qu’il y ait quelque part une charnière, un seuil ou une phase, en somme une limite en deçà ou au delà de quoi règne ou l’ordre ou le désordre. L’histoire et l’anthropologie nous montrent qu’effectivement, les mondes humains ont été structurés par de telles limites. Sans aller trop loin dans le passé ou dans l’exotique, généralement, ç’aura été la limite entre l’espace sauvage et l’espace cultivé – cultivé d’abord par l’agriculture, la limite cosmogénétique devenant alors la lisière de la forêt, puis cultivé par l’écriture, la limite génératrice devenant alors la muraille de la ville 43 . Plus généralement encore – et c’est de là que vient notre notion même de monde (mundus, kosmos) –, ç’aura été la distinction entre ce qui est monde et ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire l’immonde. Mais cette distinction-là, d’où vient-elle ? Souvenons-nous du premier humain, Adam. Il est fait de terre, et en terre il retournera, mais durant sa vie, c’est d’un souffle divin qu’il est animé, et c’est vers le ciel qu’il se dresse. De cette vieille image, rapprochons maintenant ce propos de l’un des plus grands paysagistes contemporains, Michel Corajoud : le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent44 ; ajoutons-y ces deux sinogrammes : 開闢, qui se lisent kaipi et ont le double sens de défrichement d’un terrain inculte, ou d’ouverture initiale du monde par séparation du ciel et de la terre ; et, sans oublier tout ce qui précède, terminons par ce que nous dit la dernière phrase du Timée : le monde (kosmos), c’est le ciel (ouranos). Puis, comme avec ces cribles (plokana) auxquels Platon compare la chôra45, secouons ce chaotique amas, pour en tamiser l’amorce de mise en ordre suivante : Xingfa 形法 . Lifa 理法 . 42 Cité p. 76 par HE Xiaoxin, Fûsui tangen. Chûgoku fûsui no rekishi to jissai (Aux origines du fengshui. Histoire et réalités du fengshui en Chine), Kyôto, Jimbun shoin, 1995. 43 V. mon article Le rural, le sauvage, l’urbain, Études rurales, n°187, 2011/1, p. 51-61. 44 Titre de sa contribution à l’ouvrage collectif dirigé par François DAGOGNET, Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1982, p. 37-50. 45 Timée, 52 e et 53 a. 40 41


16

MONDE ciel esprit animant pur insubstance vers le haut ce vers quoi ouverture libération assomption P

HUMAIN paysage chair vive purifiable réalité ici maintenant seuil existence trajectivité S/P

IMMONDE terre matière inerte impur substance vers le bas ce à partir de quoi clôture attachement hypostase S

Ce n’est là bien sûr qu’une certaine perspective, mais élaborons-la un peu. D’autres seraient possibles, notamment suivant le sens et la position qu’on donne à « monde ». Par exemple, certains parleraient de « monde souterrain », ce que les Romains appelaient inferni, « les enfers » (d’infer, « qui est au dessous »), ou d’autres de « ce bas monde », bas puisque c’est celui de la Chute. Les mêmes, ou d’autres, envisageraient aussi un « monde supérieur », voire céleste. Ici, je m’en tiendrai à la rassurante coincidentia oppositorum entre Platon, champion de la transcendance de l’être absolu, pour lequel kosmos (monde) = ouranos (ciel), et Nishida, champion de l’immanence du néant absolu, pour lequel sekai 世界 (monde) = mu 無 (néant), alias le vide bouddhique, kû 空, sinogramme qui lu sora veut dire le ciel. Pour ces deux maîtres à penser, donc, le monde, c’est le ciel. Bien entendu, ces images ne suffisent pas ; c’est pourquoi les trois colonnes ci-dessus ont plusieurs tronçons, mettant en rapport plusieurs ordres d’idée. Ce rapport est assez consistant, et assez pluridimensionnel, pour qu’on ne se contente pas d’y voir une simple métaphore. Il y a là quelque chose qui fait sens, un sens cosmique traversant les siècles et les cultures. Tout cela tient évidemment à la constitution même de l’humain, ce bipède au gros cerveau possédant le langage, avec ses mots qui volent. La station debout lui a donné l’axe, les termes et l’orientation essentiels de tout monde humain : la terre ferme, le ciel intangible, leur rapport vertical durant la vie et leur jointure au bout de ce monde, à l’horizontale de l’horizon dans l’espace et celle des morts dans le temps. C’est là que s’enracinent toutes les métaphores de toutes les cultures : la métaphore première, celle qui fonde toutes les « métaphores primaires » de notre chair, et par delà, toutes celles de notre esprit46. C’est donc sur cette assise que nous pouvons tenter de bâtir la proposition d’une cosmicité nouvelle, au delà des apories de la modernité. Mais auparavant, invoquons la mémoire du plus célèbre philosophe du siècle passé : Parmi lesdites métaphores, l’une des plus profondes est en effet celle que Heidegger a déployée dans son œuvre, en particulier dans l’Origine de l’œuvre d’art. Elle rejoint significativement le double sens des sinogrammes que l’on vient de voir : l’ouverture de la forêt par le défrichement, donnant naissance à la « clairière » (Lichtung), et l’ouverture du monde par la séparation du ciel et de la terre. C’est la double métaphore du déploiement de l’être – de cet être weltbildend, formateur de monde, qui est le nôtre. Tel le passage fameux : Ce vers où l’œuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce retrait, nous l’avons nommé la terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommende-Bergende). […] Installant un monde, l’œuvre fait venir la terre (Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die L’idée de primary metaphors est élaborée dans Lakoff et Johnson, Philosophy in the flesh, New York, Basic Books, 1999. 46


17 Erde her). […] L’œuvre porte et maintient la terre elle-même dans l’ouvert d’un monde. L’œuvre libère la terre pour qu’elle soit une terre47.

Du point de vue de la mésologie, cette métaphore peut s’interpréter comme suit. Au delà de l’œuvre d’art, à quoi s’en tient généralement le lettré, voire le petit-bourgeois que Bourdieu a moqué en Heidegger48, l’œuvre humaine est foncièrement celle qui, à partir de la Terre (la planète, la biosphère), a déployé la demeure humaine : l’écoumène (hê oikoumenê, « l’habitée »), ensemble des milieux humains49, par trajection du substrat (S : la Terre) en un certain prédicat (P : tel ou tel monde). Cette trajection est bien une ouverture de monde – une cosmophanie : l’apparaître d’un monde, par émergence de l’être à un niveau supérieur (tra-, trans). Dans le petit monde de l’art moderne, c’est par exemple ce qui s’est passé quand Marcel Duchamp a retourné un urinoir en Fontaine. À l’échelle de l’écoumène, cependant, cette assomption de la Terre en tant que monde n’est pas qu’une manière de voir, une private joke pour les snobs, ni même seulement une Weltanschauung ; elle s’appuie d’abord sur un immense travail physique, au premier chef les défrichements néolithiques d’où sont issues nos campagnes. Le travail en effet, comme Marx le soulignait dans les Manuscrits de 1844, Hegel en a saisi l’essence en montrant qu’il a humanisé la nature, faisant ainsi passer le sujet dans l’objet, et, du même élan, produisant le sujet humain par lui-même, historiquement, de par l’objectivité de son œuvre 50 ; ce qui, en termes mésologiques, est bien une trajection – la trajection essentielle, celle qui fait mutuellement émerger l’être humain et son milieu, l’écoumène. Rappelons que rural vient d’une racine indo-européenne, REUOS, qui signifie « espace libre ». La même racine a donné l’allemand Raum, espace. L’idée heideggérienne de « spaciation », Räumung, dérive sans doute de cette image, et y rejoint la Lichtung. Or assumer S en tant que P, la Terre en tant que monde, ne la supprime jamais : cette ouverture, ce défrichement, cet apparaître (hervorkommen) de S en tant que P n’est possible que du fait même que S dissimule (birgt) à jamais un en-soi qui se referme à P du fait même que P se déploie comme tel. Le monde, pour être monde, a besoin de cette altérité, puisqu’elle le fonde. Il y a ainsi toujours, entre S et P, ce « litige » (Streit) que Heidegger voit entre la terre et le monde. C’est, indéfiniment, pour qu’elle soit une terre que le monde libère la Terre de ce qu’elle est elle-même, confite en son en-soi. L’œuvre d’art en est le symbole, et l’écoumène la réalité. Rassurons-nous : je ne prétends pas dire ce que veut dire Heidegger pour le ramener à la mésologie, je prétends seulement que la manière dont il le dit sert mon propos ; à savoir que l’obscurité voulue de ses images permet opportunément de les traduire en termes mésologiques, procurant ainsi une dimension cosmique au procès trajectif d’assomptions et d’hypostases qui, en ourobore, fait la réalité des milieux humains. En somme, ce qu’il appelle Streit équivaut à l’oblique / du rapport entre S et P ; que si l’on revient aux trois colonnes qui précèdent, on voit que c’est un paysage. N’est-ce pas dire que la cosmicité, comme l’acosmie, se jouent dans le paysage51 ?

3. Leçons péruviennes 47

Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962 (Holzwege, 1949), p. 49-50. Traduction de Wolfgang Brokmeier. 48 Pierre BOURDIEU, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988. 49 En ce sens, c’est-à-dire comme relation de l’humanité à l’étendue terrestre, et conformément au grec, j’emploie écoumène au féminin, pour le distinguer de l’acception traditionnelle en géographie : partie habitée de la Terre, où le terme est du genre masculin. 50 Karl MARX, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 165 sqq. 51 Sur ce thème, v. mon La pensée paysagère, Bastia, éditions éoliennes, 2016 (1ère éd. 2008).


18

§ 31. Cosmicité précolombienne et acosmie Le hasard m’a fait rencontrer le verbe quechua uyway à Kyôto, dans le dernier numéro de la revue Gendai shisô 52 ; c’était dans la traduction japonaise d’un article de Marisol de la Cadena, « Cosmopolitiques indigènes dans les Andes »53. L’auteure en écrivait : « Dans les dictionnaires, ce verbe est traduit comme suit en castillan : ‘criar hijos, hacer crecer las plantas y los animales’ (élever des enfants, faire croître les plantes et les animaux). L’uyway s’incarne dans les pratiques quotidiennes, cela désigne la relation de soin réciproque entre humains et non-humains » (p. 66). Comme je venais de lire El paisaje peruano, et cela m’a donc fait connaître le vocable original de ce qui, dans le texte de Jean-Pierre Crousse, est appelé crianza mutua. Crianza vient de criar (du latin creare, créer), dans l’acception que le dictionnaire de la Real Academia Española définit comme « nutrir y alimentar la madre o la nodriza al niño con la leche de sus pechos ». Ajoutons-y mutua, et nous avons là quelque chose de très proche du rapport que Platon imaginait entre la chôra et la genesis (§ 23) : la suscitation mutuelle des deux termes, qui sont à la fois empreinte et matrice l’un de l’autre. C’est ce que la mésologie appelle médiance, i.e. la co-suscitation de l’être et de son milieu. C’est aussi ce que le bouddhisme appelle la coproduction (samutpāda) des divers êtres, voire ce que l’écologie voit comme l’interdépendance écosystémique. Etc. ; en somme, une réciprocité générale qui, on le voit, s’exprime différemment selon les cultures – dans le cas précolombien, il s’agit selon Crousse d’une réciprocité entre les dieux, les humains et la nature –, mais dont le principe est universel… à une exception près : le monothéisme biblique, dont découla (de pair avec la source platonicienne) le dualisme du POMC ; c’est ce que j’appelle « le principe du mont Horeb », le cogito de Descartes étant une répétition profane du sum qui sum de Yahveh, i.e. l’affirmation d’un être absolu, qui n’a besoin que de lui-même pour être ce qu’il est. Là, la crianza ne va plus que dans un seul sens : de l’être absolu vers le reste ; et deux siècles après Descartes, cette crianza unilatérale devait aboutir à l’intuition renversante de Feuerbach : ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme à son image, c’est l’homme qui a inventé Dieu à la sienne54. Le ruisseau de feu 55 de ce matérialisme athéiste a comme on le sait bouleversé l’histoire mondiale, des effets du marxisme aux réactions djihadistes. C’est dire que la question n’est pas close. Reconsidérons donc la crianza mutua du point de vue mésologique. Tout autant que la médiance, c’est une réalité ; une réalité trajective, éco-techno-symbolique, où les choses existent en tant que quelque chose pour les êtres concernés (ici les Quechua). Pour d’autres êtres (notamment les compagnies minières), elles existent en tant qu’autre chose, mais exactement selon le même principe de ternarité : la trajection de S en tant que P pour I (l’interprète, i.e. l’être concerné), soit S-I-P. Le verbe uyway, dans le milieu quechua, est ce qui correspond au verbe trajecter pour la mésologie : le va-et-vient permanent, co-suscitatif, co-créateur, bref la crianza mutua entre les deux pôles de ce que le dualisme a dichotomisé entre sujet d’une part, objet d’autre part. Dans le milieu des compagnies minières, of course, la crianza mutua des dieux, des humains et de la nature est une baliverne : il n’y a pas de dieux, et la nature n’est qu’un objet que les humains (abstraction faite des Quechua) n’ont qu’à exploiter à leur guise, unilatéralement. Or du point de vue de la mésologie, cette vision à son tour n’est qu’une baliverne : elle ignore son propre dieu ($), c’est-à-dire l’en-tant-que suprême qui, pour ces humains-là (les compagnies minières), fait exister la nature en tant que quelque chose (par La pensée contemporaine (現代思想), vol. 45-4, 2017, numéro spécial « Le temps de l’anthropologie » (人類 学の時代). 53 Andes senjûmin no kosumoporitikusu アンデス先住民のコスモポリテイクス, rev. cit., p. 46-80. 54 Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, Paris, Maspéro, 1968 (1841), p. 249. 55 C’est ce que signifie en allemand Feuerbach. 52


19 exemple le profit tiré de l’exploitation du cuivre). Pour la même raison, elle ne voit pas la médiance (la crianza mutua) qui co-suscite le dieu $, les compagnies minières et leur natureobjet ; elle voit moins encore que cette médiance est strictement homologue à celle des Quechua, c’est-à-dire trajective, à ceci près que l’équilibre des trois actants S-I-P n’y est pas le même : ici, le TOM ayant forclos (locked out) son corps médial, il n’y a plus de soin réciproque, mais seulement une exploitation et une destruction univoques de la nature. Bien entendu, la réalité péruvienne, aujourd’hui, est plus complexe que ce seul exemple, qui revient à une opposition manichéenne entre le milieu quechua et celui des compagnies minières ; les litiges cosmopolitiques évoqués par Marisol de la Cadena en témoignent. Si litiges il y a, c’est bien parce que cosmicité et acosmie s’excluent réciproquement, mais à des degrés divers et qui ne cessent d’évoluer historiquement. La parution d’ouvrages comme ceux de Crousse, Amico et Pardo manifeste justement qu’en l’affaire, l’histoire évolue. § 32. Conquête et cosmocide Tous les Péruviens connaissent en principe la date du 26 juillet 1533, où fut exécuté Atahualpa qui pourtant avait honoré la promesse de sa rançon. À divers degrés de violence et de félonie, de tels actes arbitraires n’ont cessé de se répéter au cours de l’histoire de l’Amérique latine, et ils restent dans la mémoire des peuples autochtones. Ce qu’ils ont en commun est de manifester, aujourd’hui encore, que le droit du plus faible n’existe pas pour le plus fort. Depuis cinq siècles, c’est en somme l’état de conquista qui semble perdurer. Plus mésologiquement dit, ce sont les mondes précolombiens que, dans un inlassable cosmocide, on continue à tuer. Comment cela est-il possible ?


20 N’ayant jamais mis les pieds au Pérou, je n’aurai pas l’outrecuidance d’en donner ici des exemples péruviens, mais me tournerai plutôt vers le Mexique, où il m’est arrivé d’enseigner, pour suggérer une homologie en déplaçant le problème d’une montagne sacrée à une autre, non moins sacrée ; nommément de l’Ausangate (au Pérou) au Cerro Quemado (au Mexique)56. Ma source pour l’exemple qui suit est un article du journal Le Monde du 29 décembre 2011 (p. 7). Situé à environ 500 km au nord de Mexico, dans la réserve naturelle protégée de Wirikuta, le Cerro Quemado (« colline brûlée ») est un lieu saint des Indiens Huichols, classé « site naturel sacré » par l’UNESCO. Des cercles de pierre y indiquent l’endroit où serait né le soleil. Chaque année, les 40 000 Huichols s’y rendent en pèlerinage, pour y « voir la lumière » en prenant du peyotl, le champignon hallucinogène. Le 28 avril 2008, le président Felipe Calderon et cinq gouverneurs ont signé le pacte de Huauxa Manaka, qui assure aux Huichols la préservation de leurs lieux sacrés et de leurs chemins de pèlerinage. Or le sous-sol recèle des filons d’argent. En 2009, sans consulter les Huichols (donc en violation, notamment, de l’accord 169 de l’Organisation internationale du travail, dont le Mexique est signataire et qui prévoit que les peuples indigènes soient consultés pour tout projet touchant à leurs terres ancestrales), le gouvernement mexicain a accordé 35 concessions à Mineral Real Bonanza, filiale du canadien First Majestic Silver. Ces concessions s’étendent sur 6000 ha, dont 70 % dans la réserve naturelle. Une autre compagnie canadienne, West Timmins Mining, a obtenu deux concessions pour exploiter des mines d’or à proximité du site. La mise en exploitation a tardé du fait de la résistance des Huichols, qui ont créé en septembre 2010 le Front de défense de Wirikuta, et ont été relayés par un mouvement de protestation international soutenu par des personnalités du monde des lettres et des arts comme le prix Nobel Jean-Marie Le Clézio. Quelle qu’en ait été l’issue, l’affaire est un cas d’école. Au mépris des engagements signés avec les peuples premiers, un État moderne, descendant de la Conquista, gère le territoire comme s’ils n’existaient pas. Comme si, en particulier, la dimension sacrée des hauts lieux de ce territoire était éliminée, pour n’en laisser que les dimensions physique et économique. C’est bien là un cas exemplaire de cosmocide, car c’est dans le sacré que se cristallise l’essence des mondes humains. Ce qui compte pour les Huichols, ce n’est pas ce qui compte pour First Majestic Silver. Pour celui-ci, à travers son représentant Juan Carlos Gonzalez, que cite l’article du Monde, « Aucun dommage ne sera fait à la nature et aux lieux de culte. Grâce aux techniques modernes, l’eau est recyclée à 100 % sans résidus polluants dans les sous-sols. Sans compter que l’exploitation va créer 750 emplois directs et 1500 indirects ». Fiables ou non, ces assurances ne touchent pas à ce qui pour les Huichols est l’essentiel ; à savoir que cette opération est une profanation. Comme ils vivent au XXIe siècle, ils ajoutent qu’elle viole également une réserve naturelle, classée en 1994 « zone naturelle protégée » par l’État de San Luis Potosí, connue pour recéler la plus grande variété de cactus au monde et plusieurs espèces en danger, comme l’aigle royal, le puma et le cerf à queue blanche. Toutefois, ce viol est-il une profanation au même titre que celui des lieux saints ? La réponse est non. L’écoumène, à savoir la relation des sociétés humaines à l’étendue terrestre, s’organise en modalités très diverses, définissant des prises qui, pour les mêmes objets physiques, peuvent différer grandement. Ces prises écouménales, éco-technosymboliques, fonctionnent comme on l’a vu de manière analogue à une prédication, où le sujet S est la Terre, ou la nature, et le prédicat P la manière d’interpréter ce sujet. Elles relèvent de quatre grandes catégories : ressources, contraintes, risques et agréments. Le

56

Je reprends ci-après un passage de mon article « Mésologie du sacré », p. 93-101 dans Bérangère HURAND et Catherine LARRÈRE (dir.), Y a-t-il du sacré dans la nature ? Publications de la Sorbonne, 2014. Texte également consultable sur le site <http://mesologiques.fr>.


21 rapport prédicatif S/P (i.e. S en tant que P) engendre ce qui est la réalité pour la société concernée. Dans le cas susdit, ce qui est la réalité pour les Huichols, autrement dit les prises que cette société a sur l’étendue, n’est pas du même ordre que ce qui est la réalité pour First Majestic Silver. Le Cerro Quemado, pour les Huichols, est une ressource essentielle. C’est l’ouverture, le « portail cosmique » par où ils ont concrètement accès à ce qui donne sens à leur monde, et qui par conséquent est un espace sacré. Cette ressource essentielle est en même temps une contrainte forte, parce qu’elle s’accompagne d’interdits puissants, démarquant cet espace sacré de l’étendue profane. Rien de tout cela n’existe pour First Majestic Silver, sinon dans la mesure où il doit tenir compte de la résistance des Huichols. Pour lui, le cerro est également une ressource, mais d’ordre purement matériel, comptable et sans nul interdit. Au contraire, il a le droit pour lui – le droit de la « prise de terre », la Landnahme réalisée par la Conquista, et qui, jusqu’à ces derniers temps, a juridiquement aboli les prises écouménales des peuples premiers. Dans ce litige cosmopolitique, le seul point de rencontre paraît être la nature au sens écologique. Tant les Huichols que First Majestic Silver disent vouloir la protéger. Quelle que soit la crédibilité respective de leurs propos, le fait est qu’ils accordent à la nature une valeur apparemment commune, et distincte de celle des lieux sacrés en tant que tels. Le problème, c’est qu’on ne peut pas dériver une morale des écosystèmes, ceux-ci étant une réalité scientifique, et le principe de la science moderne étant de couper le lien entre factualité et moralité, en particulier pour ce qui concerne l’environnement : la forclusion du corps médial, converti en un univers objectal, a entraîné dans les sociétés modernes la focalisation de l’être de l’humain sur le seul individu (le TOM). Du même coup, le sacré a déserté les milieux, convertis en un environnement exploitable à merci – une pure extensio cartésienne –, comme First Majestic Silver voudrait bien le faire au Cerro Quemado. De sacré, à la limite, il n’y a plus que l’individualité de l’individu lui-même, comme en témoigne par exemple l’abolition de la peine de mort dans de nombreux pays occidentaux. Cependant, le développement même des sciences modernes, filles du dualisme, en particulier celui de l’écologie, a rendu toujours plus évident que nous ne pouvons pas vivre sans respecter notre environnement. C’est cette évidence qu’a investie et détournée le manque-à-être de l’individu moderne, privé de son corps médial, et qui a conduit à l’essor de l’écologisme, telle l’écologie profonde, ainsi qu’à toutes sortes de dérives dans l’irrationnel, comme la vogue actuelle du fengshui en Occident (où il n’a historiquement aucune prise écouménale), y compris le vice ontologique radical des théories qui prétendent dériver une éthique du modèle des écosystèmes. La connaissance objective des écosystèmes et de la biosphère est certes nécessaire pour que nous nous comportions de façon plus rationnelle ; néanmoins, elle ne peut pas engendrer de sens moral, parce qu’elle ne concerne pas notre être mais seulement les interrelations objectives de l’environnement. C’est une affaire d’Umgebung, non pas d’Umwelt. L’éthique, elle, se fonde sur l’entrelien trajectif des êtres partageant un certain monde, en l’occurrence sur la médiance, la crianza mutua qui fait que les prises écouménales de notre milieu concernent notre être même. C’est pour la même raison que, paradoxalement, le POMC lui-même nous pousse à recréer, sous forme de parcs et de sanctuaires divers, des aires sacrées dans la nature. Or « la nature », ce n’est jamais que celle de notre milieu, c’est-à-dire notre corps médial. Elle ne peut être sacrée en soi, c’est-à-dire comme un objet ; car elle est à jamais natura : « à naître », à naître avec nous-mêmes, dans le croître-ensemble, la concrescence historique d’un milieu humain. De ce point de vue, quels enseignements tirer du cas péruvien, replacé dans le contexte général du monde actuel ? § 33. Retrouver l’histoire, mais sans s’y enterrer.


22 Les ouvrages d’Amico et Pardo témoignent de la reconnaissance en cours des mondes préhispaniques, mais ce sont des travaux d’histoire, qui en tant que tels n’ont pas vocation à préconiser des politiques de mise en œuvre. En revanche, œuvre d’un architecte, El paisaje peruano se termine sur un principe d’action : « hacer el mundo ancestral perceptible e interpretable en el mundo contemporaneo » (p. 158), définissant les valeurs qui en avaient guidé l’élaboration. Ces valeurs, Crousse en dénombre six : 1. diversité, 2. réversibilité, 3. continuité, 4. identité, 5. verticalité, 6. articulation. Je ne puis évidemment pas les discuter ici une à une, et me contenterai d’en relever l’intention générale, qui me semble être fort mésologique. Il s’agirait de pénétrer le sens vécu (la vivencia, p. 158)57 – « sens » comme à la fois direction matérielle, sensation charnelle, et signification mentale – qu’était la médiance de ce milieu-là, et qu’elle est encore largement pour les peuples premiers. La preuve étant fournie amplement, par l’histoire, que cette médiance-là était soutenable (sustainable), il y a là, pour commencer, nombre d’enseignements à tirer pour aménager le territoire de façon plus rationnelle et plus durable. Tel est le principal message de Crousse. Or pénétrer ce sens vécu, ce sens vivant, ce n’est autre que le principe fondateur de la mésologie (Umweltlehre, fûdoron 風土論) : reconnaître la subjectité (subjecthood, shutaisei 主 体 性 ) des êtres concernés, qui ne sont pas des objets et interprètent nécessairement l’Umgebung (S) en ce qui est leur propre Umwelt (S/P). Comme y insiste Crousse, le paysage ne peut donc pas être réduit au seul champ visuel de l’observateur. Effectivement, dans ce que j’ai appelé naguère « motivation paysagère »58, il y a, derrière l’apparence de chaque chose, tout ce qui, pour un certain être (I), la fait exister en tant que quelque chose (S/P), qui n’est jamais un simple objet (S). Si tard que ce soit, reconnaître la subjectité qui était, qui est encore partiellement en vie dans la médiance des paysages péruviens est une obligation proprement cosmopolitique, et qui concerne tous les Péruviens, qu’ils soient d’origine préhispanique ou hispanique. Il ne s’agit pas de répéter les formes du passé, en somme de revenir illusoirement avant la Conquista, mais de porter plus loin leur sens, compte tenu de leur histoire. Cela n’est autre que poursuivre leur trajection, dans la contingence de cette histoire qui jamais ne cesse. Comme le dit Crousse, « Un proyecto en el paisaje no es un proceso lineal entre un objetivo y un resultado, sino una vivencia que se construye en el devenir y en la alteridad » (p. 158). Les Péruviens, aujourd’hui, ont doublement le problème et la chance d’hériter d’un paysage à deux faces, l’une antécolombienne, l’autre postcolombienne, dans une altérité réciproque toujours en devenir. C’est un problème, car il n’est pas facile de dépasser l’état de conquista et ses séquelles politiques, sociales, et pour tout dire cosmopolitiques ; mais c’est aussi une chance, parce que des solutions possibles se trouvent justement dans les contrastes de ce paysage, au sens large que Crousse donne à ce terme. Qu’est-ce donc que le « sens large » du paysage ? Je dirais que ce n’est pas seulement ce qui se voit, mais ce qui payse (qui « fait pays »), c’est-à-dire qui motive à habiter, à vivre et à poursuivre une certaine cosmicité. Ce sont à la fois des formes matérielles, des raisons d’être et des raisons de devenir ; voilà ce que j’entends pas « motivation paysagère ». À l’opposé du cynisme d’une architecture de l’espace foutoir, c’est une cosmisation qu’il faut inlassablement remettre en œuvre à toute échelle, dans tout projet de paysage, d’aménagement, d’urbanisme ou d’architecture. Voilà ce dont il me semble avoir trouvé l’esprit dans les Notes sur l’art des jardins (Sakuteiki 作 庭記 ) de Tachibana no Toshitsuna (1028-1094), qui écrivait ceci dans ses premières lignes : Vivencia fut créé par Ortega y Gasset pour traduire l’allemand Erlebnis, le vécu, l’expérience vécue. Augustin BERQUE (dir.), La Mouvance. Cinquante mots pour le paysage, Paris, Éditions La Villette, 1999, p. 76-77. 57 58


23

« Pour dresser les pierres [i.e. faire un jardin], il faut avant tout se pénétrer des principes. Premièrement, en accord avec le relief et en se conformant à l’aspect de l’étang, pour chaque lieu comme il se présente, on examinera toutes les possibilités de rendre au mieux son caractère (fuzei 風情), en gardant à l’esprit le paysage naturel. Item, on fera le jardin en prenant modèle sur la manière des maîtres du passé, tout en exprimant son propre goût (fuzei 風情) et en tenant compte des volontés du maître des lieux. Item, on fera le jardin en assimilant et en harmonisant aux conditions locales les traits essentiels (ôsugata 大姿) de divers paysages célèbres, dont on aura fait siens les caractères »59. C’est pourquoi il m’est souvent arrivé d’en faire la prosopopée, c’est-à-dire, par exemple, de parler comme Toshitsuna pourrait le faire aujourd’hui au Pérou : Pour aménager un paysage, on doit avant tout se pénétrer de sa vivencia. Premièrement, la vivencia des lieux et celle de l’aménageur, qui sont également précieuses, doivent se répondre harmonieusement. L’aménageur doit déployer imagination et sensibilité non moins pour créer que pour exprimer le caractère écologique et symbolique des lieux à aménager. Item, le caractère des lieux et le goût de l’aménageur, bien que particuliers, s’insèrent l’un et l’autre dans un milieu physique et social. L’aménageur tiendra le plus grand compte de ce milieu. Item, le milieu s’exprime d’abord par une demande sociale directe : ce sont les volontés du donneur d’ordre, dont l’aménageur doit forcément tenir compte. Pour cela, il lui faudra faire jouer au meilleur coût les moyens disponibles en déployant toutes les ressources de la raison calculatrice. Celle-ci, néanmoins, n’est qu’un instrument, pas un orient. Item, le milieu se traduit aussi dans un certain écosystème, dont l’aménageur devra veiller à ne modifier qu’harmonieusement les agents. Il prendra grand soin de circonscrire les effets des perturbations que ses travaux provoquent, en les compensant au besoin par l’introduction de facteurs correctifs. En cela, il déploiera l’intelligence de la nature des choses ; car tel est l’orient de la science : le Vrai. Item, l’aménageur n’en doit pas moins tenir compte de la demande sociale latente, qu’il interprétera d’après les valeurs esthétiques et éthiques dont l’environnement déjà construit est l’une des manifestations. Il doit être sensible, non moins qu’à la présence des choses, aux représentations que la société concernée se fait de ces choses. En cela, il déploiera le champ des valeurs sociales ; car tel est l’orient de la morale : le Bien. Item, l’aménageur doit garder à l’esprit les formes maîtresses des paysages de mémoire collective que lui évoquent les lieux à aménager, de manière à pouvoir y exprimer ces formes par voie de métaphore. Au moyen de telles prises, 59

Je reprends ici à quelques détails près ma propre traduction, p. 196 dans Augustin BERQUE, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.


24 il articulera le paysage local aux motivations paysagères de la société concernée. Il lui faudra donc en reconnaître les motifs, ce pourquoi il sondera l’histoire des goûts de cette société. En poursuivant ces motifs par des formes nouvelles, l’aménageur pourra simultanément valoriser le milieu au sein duquel son œuvre s’insère, et y faire ressortir le lieu particulier qu’il aménage ; car tel est l’orient de l’art : le Beau. Voilà aujourd’hui quels sont, du point de vue de la crianza mutua, les principes de la cosmicité. Palaiseau, 8 avril 2017.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.