Nan Liu, yonaliu@hotmail.com
Séminaire Mésologiques V La genèse des milieux humains : anthropisation, humanisation, hominisation EHESS, Paris, 12 mai 2017
Retournement du monde et émergence de shanshui : sur l’érémitisme et la recherche d’immortalité dans les milieux lettrés en Chine des WeiJin (220420) Le shanshui 山 水 , « montagnes-eaux », motif intrinsèque de l’art lettré en Chine, qui pourrait correspondre au sens étroit au paysage littéraire et pictural en tant que représentation. Comme le montrent les peintures de shanshui, les montagnes et les eaux constituent un macrocosme de pics et de vallées, de forêts et de torrents, où apparaissent des personnages miniatures mais indispensables pour indiquer que ce macrocosme est un lieu de vie humaine. Plutôt que les montagnes-eaux coupés en elles-mêmes, on observe bien souvent des hommes contemplatifs dans le paysage, ayant une allure digne, dont le regard, instauré à l’intérieur du tableau, suggère un rapport entre l’homme et le paysage qu’il a devant lui, mais qui ne figure pas nécessairement devant les spectateurs. Demandons-nous qui sont ces hommes ? Quels types de rapport ont-ils avec ce milieu ? Ainsi, nous remontons à l’émergence des montagnes-eaux en abordant deux facteurs à savoir deux mouvements et tendances – l’érémitisme et la recherche d’immortalité – dans les milieux lettrés de l’époque des Wei-Jin 1, qui témoignent de l’invention de shanshui. 1
Érémitisme : un des facteurs de l’émergence de shanshui 1.1
Définition de l’ermite et de l’érémitisme
L’« ermite » se dit de très nombreuses façons en chinois. On établit un inventaire de seize noms désignant « ermite », tirés de la tradition livresque, dont nous citons ici quelques-uns : dans l’antiquité chinoise apparaissaient youren 幽人 « homme obscur » ; yishi 遺 士 « homme qualifié laissé de côté » ; chushi 處士 « lettré n’exerçant aucune charge » ; yinshi 隱士 « lettré qui vit retiré », etc. ; et au cours du III e au VIe siècle de notre ère, on a créé les néologismes comme gaoshi 高士 « haut lettré » ; zhengshi 征士 « lettré jugé digne de servir la Cour » ; yiren 逸人 « homme libre » ; shanren 山人 « homme de la montagne », etc.2. Quant à l’érémitisme, deux termes reviennent le plus souvent : yindun 隱遁 et yinyi 隱逸, dont le composant commun est yin 隱 littéralement voulant dire « se cacher » ; alors que les composants différents, dun 遁 et yi 逸, désignant au sens premier « fuir », « s’échapper », dont la clé zou 走 « marcher » suggère le mouvement de fuite. Or yi 逸 paraît très particulier, qui renvoie
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Dans le présent article, l’époque des Wei-Jin renvoie à la période de la Dynastie Wei (220-265) et de la Dynastie des Jin (265-420), qui est marquée néanmoins par la grande émigration des Chinois de la région des plaines centrales du nord vers la vallée du Yangzi à partir de la fin du III e siècle, et la fondation des Jin orientaux (317-420) à Jiankang (l’actuelle Nankin) dans le bassin inférieur du Yangzi. 2 Jiang Xingyu, « Zhongguo yinshi mingcheng de yanjiu »《中國隱士名稱的研究》(Sur les noms de l’ermite en Chine), et « Zhongguo gudai yinshi chengwei kaoshi »《中國古代隱士稱謂考釋 》(Étude sur l’appellation de l’ermite en Chine antique), dans id., Zhongguo yinshi yu zhongguo wenhua 中 國 隱 士 與 中 國 文 化 (Érémitisme et la culture chinoise), Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 2009, p. 12-21 et 92-105. 1
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aussi au fait d’être à l’aise, d’avoir du loisir, ou de s’accorder toute liberté 3. Le Shishuo xinyu 世說 新語 Nouveau recueil de propos mondains 4, établi dans la première moitié du V e siècle, qui regroupe par thèmes les anecdotes, les aphorismes et les dialogues dans le milieu aristocratique des Wei-Jin, livre un chapitre sur l’érémitisme s’intitulant « Qiyi » 棲 逸 , dont qi 棲 signifie « se reposer ; séjourner »5 ; tandis que yi 逸 doit être entendu de façon plurivoque, qui signifie « vivre dans la retraite », « s’abandonner à ses penchants » et « exceller ». Ce mot semble laisser entendre une façon plutôt décontractée de vivre en retrait, un aspect paisible même oisif de l’érémitisme, différents de la réclusion et de l’ascèse que suggère l’érémitisme dans le contexte européen. Ainsi, de cette terminologie de l’érémitisme nous pouvons tirer quelques observations utiles : d’abord, le statut de l’ermite coïncide de façon systématique avec celui du shi 士, parmi les seize noms inventoriés, la moitié comportent shi, comme yinshi, chushi, gaoshi, zhengshi, etc. Le shi, étymologiquement défini par Xu Shen 許慎 dans le Shuowenjiezi 說文解字 comme shi 事, c’est-àdire « être au service de » et « fonction »6, désigne à la fois le lettré, le fonctionnaire et l’homme de bonne famille. Un autre sinogramme dérivé de shi 士 , shi 仕 , signifie « exercer une fonction publique », dont une occurrence dans les Entretiens de Confucius révèle le rapport réciproque entre l’étude lettrée et la charge publique : « À excellentes charges (shi 仕 ), bonnes études, dit Confucius ; à brillantes études, hautes charges (shi 仕) »7. En effet, le shi, concernant à l’origine une catégorie « intermédiaire entre noblesse guerrière et peuple paysans et artisans »8, connaît une croissance importante à l’époque de Confucius, vers la fin des Printemps et Automnes (VIII e-Ve av. n. è), car, d’un côté, suite à l’affaiblissement de la maison royale des Zhou, il y a un accroissement de petits nobles errants, sans ressources et en quête de protecteurs ; et de l’autre, l’ascension des gens du commun dans les cours princières pour leurs diverses compétences. D’où, la constitution d’une catégorie intermédiaire, celle des shi, qui fournit les premiers cadres administratifs des États naissants. À cet égard, Confucius et ses disciples sont un exemple. Sous les Royaumes Combattants (Ve-IIIe siècle av. n. è.), période de l’essor des écoles de pensée, confucéenne, taoïste, légiste et cosmologiste, etc., les shi auraient pu connaître « une spécification intellectuelle »9. Non seulement ils développent leurs savoirs et aptitudes pour rendre service aux princes, mais leur mission ultime, c’est défendre le dao, la « Voie », thématique longuement commentée et théorisée dans les différentes écoles. Avec l’avènement de l’empire des Han, et sous le règne du Wu Di (140-87 av. n. è.), l’empereur officialise les Six Arts et adopte la méthode confucéenne dans la gouvernance, et instaure l’académie impériale 太學 en 124 avant notre ère, visant à former les générations des lettrés destinées à nourrir les rangs de l’administration, en s’appuyant sur les Cinq Classiques hérités des temps anciens et construits en support de la sagesse sous les Royaumes Combattants. Ainsi, le lien entre la catégorie de shi et le 3
Ces derniers sens, comme l’historiographie nous le rapporte, sont déjà établis avant les Han, et au VII e siècle, l’apparition de la catégorie esthétique yi (yipin 逸品) de la peinture fait écho à l’érémitisme devenant un principe de l’art, c’est-à-dire « sans contrainte » et « hors normes ». Voir Du Juemin, Yinyi yu chaoyue : lun yipin yishi yu Zhuangzi meixue 隱逸與超越 — 論逸品與莊子美學 (Érémitisme et dépassement. Sur le yipin et la philosophie esthétique du Zhuangzi), Beijing, Wenhua yishu chubanshe, 2010, p. 18. 4 Liu Yiqing (403-444), Shishuo xinyu jianshu 世 說 新 語 箋 疏 (Nouveau Recueil de propos mondains, annoté et commenté), Yu Jiaxi, Beijing, Zhonghua shuju, 1983. 5 Le qi 棲 renvoie à l’origine au « percher » pour un oiseau, comme la clé mu 木 « bois » l’indique, en suggérant la retraite des ermites dans les bois ou dans la forêt de la montagne, d’où les expressions de l’érémitisme comme xishan 棲山 « demeurer-montagne » ou xiya 棲崖 « demeurer-précipice ». 6 Duan Yucai (1735-1815), Shuowen jiezi zhu 說 文 解 字 注 (Commentaires à Shuowen jiezi), Shanghai, Shanghai guji chubanshe, 1981, p. 20. 7 仕而優則學,學而優則仕。Lunyu 論語 Les Entretiens de Confucius, § XIX-13. Xu Shen défini le sens étymologique du shi 仕 avec le xue 學 « étude ». 8 Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 57. 9 Ibid., p. 132. 2
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confucianisme en tant que protocoles, institutions et idéologie est établi de façon plus étroite dans la mesure où le shi est formé désormais fondamentalement à l’étude confucéenne. De ce fait, sur le rapport entre l’ermite et le fonctionnaire, en réalité, l’un doit être défini comme l’alter-position de l’autre, comme l’enseigne Confucius, « lorsque la Voie règne sous le Ciel, montre-toi ; sinon mieux vaut la retraite. Si le pays est conforme à la Voie, rougis de rester dans l’indigence et l’obscurité ; sinon, c’est de la richesse et des honneurs dont il faut avoir honte »10. En effet, le service et la retraite sont les deux principes et positions apparemment opposés mais relevant tous d’un engagement dans les affaires publiques sous l’égide de la moralité confucéenne, autrement dit, la retraite est aussi un engagement sous forme de pure négation. Ainsi, le savoir, le pouvoir et la morale sont à l’unisson dans la conception confucéenne du Lettré, du shi, qui pose le fondement historique de l’intelligentsia chinoise à l’égard de leur rôle et fonction dans la société. 1.2
Érémitisme exemplaire et souci de réputation
La première grande vogue de l’érémitisme a eu lieu sous le règne des Han orientaux (25220) , provoquée par des troubles politiques et sociaux qui témoignent de la décadence de la Dynastie, face à un essor de la catégorie des shi voulant tenir un rôle politique et un pouvoir d’influence sur l’opinion publique. Le mouvement de l’érémitisme à partir du milieu du II e siècle de notre ère est marqué par deux proscriptions des factions lettrées à la Cour (danggu 黨 錮 ), complotées par les adversaires et usurpateurs du pouvoir impérial, qui visent à exclure de la scène politique toute personne appartenant à une faction lettrée, jusqu’à emprisonner et exécuter les grands lettrés fonctionnaires dits « purs ». Les motifs de la retraite lettrée à cette époque sont précisés dans les récits historiographiques comme l’échec de la carrière de fonctionnaire ; la protestation contre le pouvoir corrompu ; la déception de la situation politique ; et bien entendu, la persécution et l’expulsion politique, etc.12 11
À part les causes extérieures, soulignons en revanche le motif profond de la retraite lettrée à partir de la Dynastie Han, à savoir le souci de réputation. Car le système de recrutement aux fonctions administratives repose sur l’observation publique et la recommandation des gens du commun en fonction des conduites morales, comme par exemple, le pieux (xiao 孝 ) et l’intègre (lian 廉 ) constituent deux formules de recommandation d’un candidat à un poste d’officier, et par conséquent, à part l’étude et le talent, il y a un troisième moyen d’ascension vers la haute fonction, c’est la bonne réputation établie en matière de conduites exemplaires. Autrement dit, la moralité confucéenne devient dès lors une affaire sérieuse puisqu’elle est institutionnalisée en devenant le moyen d’ascension et de distinction sociale ; et suivant le même principe, la retraite, se réclamant du courage moral et de l’aspiration à la Voie supérieure au pouvoir établi, rehausse la réputation de l’ermite et l’assure d’une prochaine invitation à la Cour. C’est pourquoi Aat Vervoorn, sinologue qui aborde une étude sur l’amont de l’érémitisme en
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天下有道則見,無道則隱。邦有道,貧且賤焉,恥也;邦無道,富且貴焉,恥也。 Lunyu §VIII-13. Traduction proposée par Anne Cheng, Les Entretiens du Confucius, op. cit., p. 71. Nous soulignons. 11 Voir Tan Soon Cheng, Cong yimin dao yinyi, han, wei, liangjin jushi xianxiang yanjiu 從逸民到隱逸,漢,魏,兩晉拒 仕現象研究 (To Serve or not to Serve, Recluses of the Han-Wei and Jin Periods), Thèse de doctorat, National University of Singapore, 2009, p. 38-39. Les 94 ermites sont recensés pour la période des Han orientaux, par rapport aux 62 ermites pendant les Jin orientaux. Bien entendu, ce sont surtout des fameux ermites consignés dans l’historiographie dont on écrit pour chacun une courte biographie, mais ils auraient été sélectionnés par les auteurs surtout en ce qui concerne l’historiographie officielle, comme Houhanshu 後漢書, Jinshu 晉書, Songshu 宋書, etc. 12 Ibid., p. 57-58. 3
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Chine, observe dans le mouvement érémitique de cette époque la prépondérance d’un « érémitisme exemplaire » (exemplary eremitism) sous l’égide de la moralité confucéenne13. Jusqu’ici, l’érémitisme n’est pas un facteur de l’émergence de shanshui en Chine, car le nombril du monde est bien la Cour et la haute société, même pour des ermites purs et durs qui ne rendent jamais service au pouvoir, ils sont reconnus pour leurs brillantes études et leur démonstration morale en dehors des institutions. Ainsi, à l’égard d’un ermite-modèle, il n’est ni nécessaire de vivre en dehors de la société, ni utile de couper le lien avec le monde. Comme nous l’avons dit plus haut, le service et la retraite constituent deux positions en relation mutuelle de carrière mandarinale d’un Lettré, ainsi, l’érémitisme est en réalité lié étroitement aux systèmes de recrutement des fonctionnaires et au mandarinat. Autant dire que le confucianisme ne s’est jamais éclipsé dans l’histoire de l’érémitisme, loin de là, car il propose et assure le modèle de la méritocratie politique en engendrant la culture chinoise des lettrés-fonctionnaires dont un des paradigmes est bien l’érémitisme. Suite à l’instauration du fameux système de recrutement par examens impériaux (keju 科舉) sous la Dynastie Tang (618-907), investi tout au long de l’histoire chinoise jusqu’à la fin du XIXe siècle, on observe la constance de la culture lettrée et ses répercussions sur la société chinoise. 1.3
Émergence de shanshui dans le retournement du monde
La fin des Han en 220 marque le point de non-retour de profonds changements de la société chinoise et dans les milieux lettrés, dans une période de troubles et de divisions à grande échelle. Au cours des trois siècles suivants, la division tripartite de la Chine, l’éphémère dynastie Wei (220-265) et la courte réunification achevée par les Jin occidentaux (265-316), la grande émigration des Chinois du Nord vers le Sud, déclenchée par la conquête du Nord par les barbares, qui précède la fondation des Jin orientaux (317-420) à Jiankang et la succession des trois dynasties de très courte durée, ne font qu’amplifier le phénomène de désaffection des lettrés envers la réalité sociopolitique, et de leur désengagement dans le retournement de situations. Le monopole du confucianisme s’effondre, certes, mais un nouveau système de recrutement des fonctionnaires est mis en œuvre par Cao Cao 曹操 (155-220), chef de guerre et fondateur des Wei au nord, pour multiplier les critères d’évaluation en élargissant le spectre des mérites. C’est le système des « agents impartiaux d’évaluation des mérites accordée aux neuf rangs de la hiérarchie administrative » (jiupin zhongzheng zhi 九品中正製). En réalité, ce système reconnaît et assure les privilèges héréditaires et les prérogatives à tout ordre des grandes familles, véritables puissances pour toute la période tri-séculaire, d’autant plus que c’est finalement le rang de la famille (jiashi 家世) d’un candidat, plutôt que son talent et ses vertus, qui détermine le rang administratif auquel il peut être élevé 14. Comme le critique Liu Yi 刘 毅 au début des Jin occidentaux, « Jamais les personnes nées dans les familles humbles ne peuvent être élevés aux rangs supérieurs de fonctionnaires, comme jamais les personnes issues des familles puissantes ne descendent aux rangs inférieurs »15. En d’autres termes, le nouveau système amplifie et consolide une constitution sociopolitique fondée sur la consanguinité, le lignage et l’origine sociale qui, dans une certaine mesure, maintient le régime et stabilise le mécanisme de contrôle contre la désintégration générale, mais qui change le climat de la société par la polarisation de puissance, de 13
Aat Vervoorn, Yanxue zhishi, zhongguo zaoqi yinyi chuantong 巖穴之士 : 中國早期隱逸傳統 (Homme de caverne. Amont de la tradition d’érémitisme en Chine), trad. par Xu Keqian, Jinan, Shandong huabao chubanshe, 2009[éd. orig. Men of the Caves and Cliffs : The Development of the Chinese Eremitic Tradition to the End of the Han Dynasty, Hong Kong, The Chinese University Press, 1990], p. 101 et sq. 14 Tang Changru, « Shizu de xingcheng he shengjiang »《士族的形成和昇降》(Émergence et évolution de shizu), Weijin nanbeichao shilun shiyi 魏晉南北朝史論拾遺 (Recueil des essais sur l’histoire des Wei-Jin, des Dynasties du Nord et du Sud), Beijing, Zhonghua shuju, 1983, 53-63, p. 54. 15 “上品無寒門,下品無勢族。”Fang Xuanling 房玄齡(579-648), Jinshu 晉書 (Histoire des Jin), Beijing, Zhonghua shuju, 1974, 10 vol., vol. 7, t. 85 « Liu Yi », p. 2205-2211. 4
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richesse et de notoriété. Un duel au sommet du luxe entre le ploutocrate Shi Chong 石崇 (249300) et l’aristocrate Wang Kai 王愷 faisait un événement de référence pour la mutation sociale et culturelle à cette époque. Dans ces conditions, la position et la fonction des lettrés se modifient profondément en commençant par la confrontation entre deux tendances qui partagent l’intelligentsia chinoise à l’époque des Wei-Jin : d’un côté, le mingjiao 名 教 « doctrine des noms » représentant l’héritage éthique confucéen et qui s’attache aux conventions, au ritualisme et à la distinction sociale en matière de titres et de statuts ; et de l’autre, la tendance taoïsante dite ziran 自然, qui propose les principes et valeurs comme la spontanéité, le non-agir et le retour à l’Origine à savoir au fond indifférencié. Sur le plan intellectuel, le débat d’idées entre les deux tendances se déroule dans le cadre de l’étude du Mystère (xuanxue 玄學) qui constitue le renouveau intellectuel des Wei-Jin, dont les thèmes et les termes, relevant principalement des textes taoïstes comme le Laozi et le Zhuangzi, réorientent les préoccupations chez les lettrés de formation confucéenne pour le rapport entre la réalité et son fondement, aussi bien que pour la conception du Saint (shengren 聖 人). Mais la confrontation entre le mingjiao et le ziran répond non moins à la discordance entre les hauts fonctionnaires des grandes familles confucianistes et les lettrés officiers de lignages moins illustres, mais se voulant distingués des premiers par leurs inclinations idéologique, morale et esthétique, quitte à prendre une allure anti-conventionnelle dans l’extrême extravagance. Ils s’adonnent en général à l’étude du Mystère en témoignant des tendances hétérodoxes comme l’absorption de la drogue de longévité, l’excès de vin, les pratiques de l’art pour le plaisir personnel, la quête d’immortalité et les causeries pures, etc., jusqu’à inventer ce que les historiens appellent aujourd’hui le « style distingué des Wei-Jin » (weijin fengdu 魏晉風度), vu et représenté postérieurement comme un modèle de l’élégance lettrée qui se réclame de la naturalité taoïste en prenant le contre-pied du moralisme confucéen. Ainsi, dans la deuxième moitié du III e siècle de notre ère, en particulier à l’ère Taikang 太 康 (280-289), on observe dans la création poétique l’émergence de shanshui dans un retournement du monde en termes de valeurs et de sentiments. Plus précisément, les poèmes, relevant d’un genre de poésie que l’on appelle à l’époque le zhaoyin shi 招隱詩 à savoir poésie d’« invitation faite à l’ermite », chantent sur un milieu montagneux sensible et réjouissant, entre imaginaire et allégorie, où vit retiré l’« homme obscur » (youren), figure de la montagne, se montrant libre et raffiné. Le monde est retourné dans la mesure où les valeurs que l’on attribue au monde des hommes et à l’érème, ainsi que les sentiments que l’on a sur ces deux réalités, sont littéralement inversés : le monde humain (shi 世) est jugé vulgaire (su 俗), affecté de fausseté et d’hypocrisie (wei 偽), auquel on ne confie plus son authenticité (zhen 真) ; alors que l’érème, en l’occurrence la montagne boisée (shanlin 山林), paisible et sensible, protège la pureté (chun 純) et la simplicité (pu 樸 ) de l’homme, exalte chez lui le sentiment de sérénité et de liberté 16. D’où, s’établissent deux pôles qui départagent la réalité : d’un côté, la Cour et la ville, lieu de conflits, de luttes de pouvoir et de danger ; et de l’autre, la montagne boisée, lieu de paix, de repos et d’inspiration poétique. Citons en l’occurrence un poème de zhaoyin composé par Zuo Si 左 思 (250-305), une des grandes figures littéraires de l’ère Taikang, qui applique le terme shanshui dans un sens inouï17 :
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On se réfère aux poèmes de zhaoyin, intitulés Zhaoyin shi 招隱詩, composés par Lu Ji, Zhang Hua, Zhang Zai, Zuo Si, grandes figures littéraires de l’ère Taikang et membres des vingt-quatre compagnons (ershisi you 二十四友) sous le patronage du duc Jia Mi. Lu Qinli (éd.), Xianqin han weijin nanbeichao shi 先秦漢南北朝詩 (Anthologie de la poésie des époques préimpériales, des Han, des Wei-Jin et des Dynasties du Sud et du Nord), Beijing, Zhonghua shuju, 1983, 3 vol., p. 622 ; 689-690 ; 740. 17 Cf. Augustin Berque, « Y a-t-il un pur apparaître du paysage ? », §5, mis en ligne sur le site mésologiques : http://ecoumene.blogspot.fr/2015/01/y-t-il-un-pur-apparaitre-du-paysage.html#more 5
非必絲與竹 山水有清音 何事待嘯歌 灌木自悲吟
Nan Liu, yonaliu@hotmail.com « Pas besoin de fil ni de bambou, les eaux de la montagne ont un son pur. » Pourquoi attendre encore le chant en souffles sonorisés [de l’homme élégant], Les arbustes de la forêt se laissent échapper un long soupir de tristesse.18
Le fil et le bambou (sizhu) signifient ici les instruments de musique à cordes et à vent, suggérant la musique rituelle et solennelle, mais l’écho de l’eau de la montagne suffit seul à inspirer la valeur de la pureté ; tandis que le souffle du vent qui susurre entre les arbustes réveille un sentiment de tristesse chez le poète qui entre en résonance avec la sonorité du milieu. Notons que l’aspect sonore de la montagne revêt une valeur particulière dans la création poétique à l’ère Taikang, qui atteste une appréciation commune, une tendance littéraire incontestable à sensibiliser la montagne pour sa musicalité, sa pureté, et son mystère. Ainsi, le schéma moral et antithétique entre service/retraite de l’érémitisme exemplaire semble être relégué au second plan, par rapport à un nouveau schéma idéologique et alternatif de choix entre deux pôles, à partir desquels se développent les types de retraite comme la « grande retraite » mondaine (dayin 大隱); la « petite retraite » extra-mondaine (xiaoyin 小隱)19 ; même la « retraite dans le cœur » qui consiste à occuper la haute fonction tout en gardant le complexe taoïste, comme le prévoit Guo Xiang 郭象 (env. 252-312) vers la fin du IIIe siècle, en disant, « Même si un Saint demeure haut dans la Cour impériale, son cœur/esprit (xin) est le même que dans la montagne boisée. Que les gens du commun ne puissent rien savoir ! »20. L’alternance se résout quelques siècles plus tard à une forme de retraite que Bai Juyi 白居易 (772-846) désigne comme zhongyin 中隱, la « retraite moyenne », qui témoigne de la création du jardin lettré assimilé à l’ermitage paysager, pour ainsi dire, aux montagnes-eaux transposées sur le terrain de la ville. Nous nous référons à cet égard à l’analyse d’Augustin Berque sur l’« érème interne » dans son livre Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident21. 1.4
Érémitisme et fondement des montagneseaux
Sans aller plus loin pour présenter la deuxième vogue de l’érémitisme sous les Jin orientaux (317-420), où l’on peut aborder l’invention et un véritable essor de shanshui, soulignons simplement que dans le milieu aristocratique se développe un érémitisme oisif, en témoignant du vrai désistement des affaires mondaines chez les aristocrates lettrés, peut-être les plus doués et cultivés, étant calligraphes, poètes et peintres. Dans la nouvelle conjoncture politique, culturelle même économique après la grande émigration des Chinois de la région des plaines centrales du nord vers la vallée du Yangzi, soit près d’un million d’hommes 22, l’érémitisme prend un sens certain dans la décentralisation générale, vu l’autarcie de l’aristocratie d’immigrants qui peut vivre dans leurs grands domaines construits avec l’accaparement des vastes terres méridionales jusqu’alors peu explorées, jusqu’à occuper des montagnes et enclore des marais (zhanshan huze 佔 山 護澤 )23. Le repliement du pouvoir impérial des Jin, placé sous la coupe de l’aristocratie des grandes familles, facilite le transfert des activités intellectuelle et artistique de la ville capitale vers les domaines aristocratiques et la recherche de l’idéal de vie chez les élites lettrées par-delà la société. 18
Lu Qinli (éd.), Xianqin han weijin nanbeichao shi, op. cit., p. 734. La traduction des deux premiers vers est proposée par Augustin Berque, Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Félin, 2010, p. 105. 19 Wang Kangju, Fan zhaoyin shi 反招隱詩, dans Lu Qinli (éd.), Xianqin han weijin nanbeichao shi, op. cit., p. 953. 20 “夫聖人,雖在廟堂之上,然其心無異於山林之中,豈世識之哉?”Guo Qingfan, Zhuangzi jishi 莊子集釋 (Compilation des commentaires à Zhuangzi), Beijing, Zhonghua shuju, 1961, p. 28. 21 Augustin Berque, Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, op. cit., p. 168. 22 He Ziquan, Weijin nanbeichao shilüe 魏晉南北朝史略 (Aperçu historique des époques Wei-Jin, Dynasties du Nord et du Sud), Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1958, p. 76. 23 Shen Yue, Songshu 宋書 (Livre des Song de la famille Liu), Beijing, Zhonghua shuju, 1974, 8 vol., vol.5, t. 54, p. 1537. 6
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Si l’érémitisme exemplaire est motivé profondément par le souci de réputation, l’érémitisme oisif revendique ouvertement le plaisir des montagnes-eaux 24. La naissance de shanshui 山水 est en corrélation, pour ainsi dire dans la non-séparation avec l’émergence d’une nouvelle forme d’élite spirituelle, étant en position de grande influence intellectuelle et artistique, caractérisée par la propension d’introversion spirituelle, la tendance individualiste, et par le goût marqué pour le noble éclectisme dans l’entrecroisement de l’étude du Mystère, d’un bouddhisme intellectuel, des courants taoïstes qui connaissent le succès dans le milieu aristocratique, comme la voie de la Longue vie et la révélation du Shangqing. En résumé, la fin du III e siècle est un moment décisif où aboutit un « modèle de la capitale Luoyang » (jingluo zhifa 京洛之法) de la culture lettrée nordique25, qui est transposé au Sud par l’aristocratie d’immigrants. Et le shanshui se révèle d’abord comme un phénomène littéraire qui s’accentue dans les milieux lettrés, intimement lié au mouvement de l’érémitisme ; et en répondant à la tendance taoïsante dite ziran, la montagne boisée, en tant que véhicule des nouveaux principes et valeurs, représente une réalité alternative, contrepartie de la société de conventions et de catégorisations superficielles et corrompues. Ainsi, la dimension politique et idéologique est intrinsèque de shanshui, qui est dans un premier temps une invention lettrée, car les montagnes et les eaux ne peuvent être vus comme paysage sensible pour la première fois que par des hommes distingués26. 2
Recherche d’immortalité : la tendance vers la montagne
Une question essentielle dans l’émergence de shanshui : pourquoi la montagne est-elle vue et reconnue dans les milieux lettrés comme lieu symbolique de retraite, plutôt que les champsjardins dans l’arrière-pays ; ou bien la résidence privée aux environs de la ville ? Au reste pour la première vogue de la retraite lettrée, la montagne n’était jamais un élément indispensable et ce n’est qu’un siècle plus tard que la montagne boisée est initiée et exprimée comme l’antipode de la Cour et l’allégorie de l’érémitisme. Donc pourquoi la montagne est-elle valorisée davantage que d’autres types de lieux, et à part la confrontation entre le mingjiao et le ziran, y-a-t-il d’autres facteurs éventuels de cette bipolarisation de la réalité ? Et pour quelles raisons la montagne peutelle attirer enfin un regard instruit, raffiné en arrivant même à donner naissance à l’idéal des montagnes-eaux ? Nous supposons que la recherche d’immortalité, alliée à l’érémitisme, contribue à une réinvention de la montagne dans la culture lettrée.
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Cela dit, l’érémitisme, se voit au cours des Wei-Jin passer d’un moyen de vénérer la rectitude morale et de récompenser les modèles, à une sorte d’insigne de l’élégance ouvertement porté par les élites lettrées pour exalter un nouveau modèle du Lettré sous l’égide du non-agir taoïste et en proclamer les mérites. Il serait vain de vouloir distinguer les vrais des faux ermites en fonction d’un seul et unique principe qu’il soit politique, moral, intellectuel, artistique ou religieux, en légitimant les uns et excluant d’autres. Au contraire, l’érémitisme, en tant qu’ensemble de praxis et d’idéologies, pour ainsi dire, véritable paradigme de la culture lettrée chinoise, dans le mouvement de l’histoire, se constitue de diverses facettes, conjugue différents motifs et intérêts, aussi bien qu’invoque des pensées hétérogènes. La coexistence de vrais et de faux ermites expliquerait la contradiction interne entre les principes et valeurs, ou simplement, indiquer le changement et la conversion de mode. 25 Cf. Chen Yinke, « Dongjin yu jiangnan shizu zhi jiehe » 東晉與江南士族之結合 (Conciliation entre le pouvoir Jin orientaux et la classe d’élite dirigeante autochtone à Jiangnan), dans Wan Shengnan (éd.), 魏晉南北朝史講演錄 (Lectures sur l’histoire des Wei-Jin et des Dynasties du Nord et du Sud), Hefei, Huangshan shushe, 1987, p. 146-159. 26 Voir le principe « voir-comme » (mitate 見立て), Augustin Berque, Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, op. cit., p. 97. 7
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Définition de l’Immortel et de l’immortalité
En chinois, de façon générale, l’immortel et l’immortalité sont exprimés par xian 仙 27, dont les deux formes d’écriture étymologiques, s’écrivant 僊 et 仚, sont définies respectivement par Xu Shen comme « Partir en s’envolant, après avoir atteint la Longue Vie »28 et « Homme audessus de la montagne »29. Son contemporain Liu Xi rapproche xian 仙 de qian 遷 « se déplacer » en l’interprétant comme suit : « Vieillir sans jamais mourir. L’immortalité xian, c’est de se déplacer (qian), c’est-à-dire entrer dans la montagne. C’est pourquoi on crée le caractère en mettant la graphie de l’homme (ren 人) à côté de celle de la montagne (shan 山) »30. Ces définitions établies au IIe siècle attestent la relation étroite entre l’immortalité et la montagne. En général, on remonte l’origine de l’immortalité à l’idée de longévité (shou 壽 ) qui renvoie à un très vieux désir d’allonger la durée de vie, par rapport à laquelle une conception de l’immortalité est apparue vers le VIII e siècle avant notre ère31, comme l’attestent les inscriptions sur bronze, exprimée par nanlao 難 老 « retarder la vieillesse » et wusi 毋 死 « ne pas devoir mourir »32. Pour Yü Ying-Shih 余英時, historien de la pensée chinoise, l’inscription de ces deux termes marque « l’amorce de l’idée de l’immortalité physique » en Chine33, et il relie un nombre de termes qui « devraient être regroupés en formant l’unité des idées » sur l’immortalité : d’une part, changsheng 長生 « longue vie », busi 不死 « non-mort », baoshen 保身 « préservation du corps », représentent l’immortalité physique au sens de la non-mortalité, qui résulte de l’intensification du vieux désir de la longévité ; et d’autre part, dushi 度世 « transcendant ce monde » ; dengxia 登遐 « montant au lointain » ; chengxian 成仙 « s’établir en Immortel », renvoient à une immortalité de culte, apparue vers la fin des Royaumes Combattants (V e-IIIe siècle av. n. è.) et célébrée notamment dans les pays du nord-est, n’ayant « aucune contrepartie dans la tradition » selon Yü, caractérisée par la vénération fondamentale d’un « autre-monde » (otherworld) et un phénomène surnaturel à savoir « monter au ciel en s’envolant ». Cette dernière immortalité de culte semble dériver de l’idée d’immortalité mais sous l’incidence des éléments mystiques religieux importés par la route de la mer à l’Est34. 2.2
Recherche d’immortalité et conscience des lieux
En effet à partir du Ve siècle avant notre ère dans les pays du nord-est, les chercheurs d’immortalité sont envoyés en mission par les souverains vers les trois îles montagneuses surnaturelles au milieu de la mer à l’Est, c’est-à-dire les îles Peng Lai 蓬萊, Fang Zhang 方丈 et Ying Zhou 瀛洲,que l’on aperçoit de loin ou que l’on observe de près en bateau, sans jamais
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Il n’y a aucune occurrence du terme xian dans la tradition textuelle pré-Han. Il apparaît d’abord dans le poème Yuanyou (Errances lointaines) de Chuci, au début du IIe siècle av. n. è, dans le terme composé dengxian 登仙 voulant dire littéralement « monter en immoralité ». 28 長生僊去。Guwenzi gulin 古文字詁林 (Dictionnaire étymologique des inscriptions paléographiques), Comité scientifique de l’édition du dictionnaire, Shanghai, Shanghai jiaoyu chubanshe, 1999-2004, 12 vol., vol. 7, p. 430. 29 人在山上。Ibid., p. 432. 30 老而不死曰仙。仙,遷也。遷,入山也。故其制字,人傍作山也。 Wang Xianqian, Shiming Shuzhengbu 釋 名 疏 正 補 (Shiming commenté, rectifié et complété), version en ligne : https://ia800809.us.archive.org/BookReader/BookReaderImages.php? zip=/24/items/02076013.cn/02076013.cn_tif.zip&file=02076013.cn_tif/02076013.cn_0073.tif&scale=4&rotate=0 31 Yü Ying-Shih, « Life and Immortality in the Mind of Han China », Harvard Journal of Asiatic Studies, vol. 25 (1964 -1965), 80-122, p. 87. 32 Xu Zhongshu, « Jinwen guci shili » 金 文 嘏 辭 釋 例 (Termes et formules de la prière de bénédiction inscrits sur bronze), Bulletin of the Institute of History and Philology Academia Sinica, 6 : 1, 1936, p. 1-44. 33 Yü Ying-Shih, « Life and Immortality in the Mind of Han China », art. cité, p. 87. 34 C’est l’hypothèse de Chen Yinke, mentionnée par Yü Ying-Shih. Ibid., p. 87-89. 8
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pouvoir y aborder35. En revanche, la quête impériale du domaine d’immortalité à l’Ouest à savoir les monts Kunlun 崑 崙 , commandée par Wu Di des Han, arrive à orienter les expéditions militaires frayant le chemin reliant la Chine et l’Asie centrale, même une guerre de quatre ans (104-101 av. n. è.) menée par l’empereur lui-même pour acquérir les Chevaux Célestes (tianma 天 馬 ), créatures magiques qui, croyait-on, ramèneront le maître aux monts Kunlun 36. Ces quêtes officielles sont incitées par les fangshi 方士 à la Cour, « hommes à techniques » qui détiennent les savoirs, les arts et les sciences des cultures anciennes, devins, géographes, astrologues, alchimistes et magiciens, qui présentent des descriptions de ces lieux d’immortalité inaccessibles marqués pourtant par le plaisir mondain : les palais y sont faits d’or et de jade, l’énorme ville et les jardins sur les monts Kunlun sont embellis par des arbres de perles et de pierres précieuses 37, et surtout, il s’y trouve la drogue d’immortalité qui préserve de la mort 38. La recherche des domaines d’immortalité explore les territoires mythiques sacrés, mais aussi amplifie la conscience des lieux en exaltant l’imagination géographique, car la recherche des monts Kunlun coïncide avec la quête de l’origine du Fleuve Jaune, grand cours d’eau qui traverse la région des plaines centrales du nord, berceau de la civilisation chinoise, en se jetant dans la mer à l’Est. Nombre de textes anciens 39 témoignent de la construction mythique des monts occidentaux Kunlun comme lieux d’origine du Fleuve, et celle du « Grand Abîme » (guixu 歸墟) dans la mer à l’Est, nombril du monde où viennent se réunir toutes les eaux de la mer et flottent les montagnes surnaturelles d’immortalité. Les chefs d’œuvre littéraires de Chuci 楚辭, chantant les errances lointaines vers les monts Kunlun, et les randonnées mystiques en contrées célestes comme en pays mythiques, montrent à quel point la mythologie, la cosmologie et la géographie peuvent se mettre en rapport dans une exploration lyrique des limites de la réalité. Citons ici le Yuanyou 遠遊 Errances lointaines, œuvre datant du IIe siècle avant notre ère, qui s’achève dans une description frappante de l’expérience mystique d’un immense espace cosmique, où les échelles et les limites mondaines sont littéralement abrogées. « […] Parcourant les quatre confins, Je vogue dans les six déserts. En haut je vais jusqu’à la faille, Puis descends voir le Grand Abîme. Au plus profond [de l’eau], il n’y a plus de terre, Au plus vaste [de l’air], il n’y a plus de ciel. Regardant le confus, on ne saisit plus rien. J’atteins le pur suprême, le non-agir passé, Du Grand Début [du dao] je me sens familier. »40 經營四荒兮,周流八漠。上至列缺兮,降望大壑。下崢嶸而无地兮,上寥廓而无天。視倏 忽而無見兮,聽惝恍而無聞。超無為以至清兮,與泰初而為鄰。
Cette rhapsodie inaugure une tradition littéraire du « voyage cosmique » avec autant d’éléments, de séquences, et de vocabulaires propres, repris dans la poésie d’errances en immortalité (youxian shi 遊 仙 詩 ) particulièrement florissante au moment de l’émergence de shanshui, genre poétique qui selon Obi Kôichi se substitue à la poésie de zhaoyin, une des sources 35
Voir Sima Qian, Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien, traduit et annoté par Édouard Chavannes, Paris, A. Maisonneuve, 1967-1969 (1895-1905), 6 vol., vol.2, chap. VI « Ts’in Che-Hoang », p. 152 ; vol.3, chap. XXVIII « Les sacrifices fong et chan », p. 437 et sq. 36 Yü Ying-Shih, « Life and Immortality in the Mind of Han China », art. cité, p. 97-98. 37 Philosophie taoïstes, Huainan zi, texte traduit, présenté et annoté sous la direction de Charles le Blanc et de Rémi Mathieu, Paris, Gallimard, 2003, p. xv., p. 164-166. 38 Sima Qian, Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien, traduit et annoté par Édouard Chavannes, op. cit., vol. 3, p. 437. 39 Comme Shanghaijing 山海經 Livre des monts et des mers ; Huainanzi 淮南子 Écrits du prince Huainan ; Liezi 列子, etc. 40 Élégies de Chu, Chuci, traduites, présentées et annotées par Rémi Mathieu, Paris, Gallimard, 2004, p. 149. Voir la traduction intégrale de Yuanyou 遠遊, p. 143-149. 9
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littéraires de la poésie de montagnes-eaux41. Bien que l’on souligne souvent l’aspect surnaturel et magique du paysage représenté, qui doit se distinguer du paysage naturaliste et réaliste, mais ce n’est pas moins la recherche d’un « autre-monde » qui conduit les hommes vers l’Ouest, vers l’Est comme vers les lointains, de même, la construction littéraire des montagnes-eaux mystiques et surnaturelles, répond au fond à l’inspiration d’un autre monde, c’est-à-dire d’un lieu à part et un temps à part, hétérogène et extraordinaire. C’est là qu’apparaît l’affinité éventuelle entre l’érémitisme et la recherche d'immortalité, qui consiste à aller vers un autre monde pour se retirer de ce monde-ci, pour ainsi dire, à confronter l’extra-mondain au mondain, et qui, par conséquent, témoigne de l’alliance des deux tendances dans les milieux lettrés à partir des dernières décennies du IIIe siècle. 2.3
Mont sacré et monts éminents
Enfin précisons qu’avant que le shanshui n’émerge dans les milieux lettrés, voué à une sensibilité inouïe, la montagne joue un rôle capital dans la pratique religieuse et rituelle en Chine ancienne à différentes échelles et dans différents contextes. Les inscriptions oraculaires sur os et sur carapaces attestent les cultes du Mont (yue 岳 ) et de la Rivière (he 河 ) qui remontent à l’avènement de la civilisation chinoise. Or dans l’ensemble, les anciennes croyances religieuses proposent une vision plutôt occulte de la montagne, comme par exemple, les chimei wangliang 魑魅 罔兩, c’est-à-dire les génies, les monstres et les êtres malfaisants qui hantent les montagnes, les forêts, les cours d’eau et les marais ; tandis que Mozi, le maître Mo qui représente une pensée critique de l’humanisme confucéen, applique cette ancienne vision dans sa conception religieuse anthropomorphique du Ciel comme « justice distributive »42, qui dispose des esprits pour surveiller et infliger les châtiments aux méchants en dissuadant les gens de mal agir par la peur, comme shanshui guishen 山水鬼神 (ou shanchuan guishen 山川鬼神) à savoir les esprits des monts et des rivières qui connaîtront des conduites mal orientées de l’homme même dans les lieux extrêmement reculés43. En revanche, une ancienne cosmographie composée par le Shanhaijing 山海經 Livres des monts et des mers, associée traditionnellement au parcours de l’empereur mythique Yu le Grand 大 禹 sur la terre pour régulariser les cours d’eau, répertorie des centaines de monts qui sont répartis en cinq secteurs en tant que repères fondamentaux de l’organisation terrestre, lieux des ressources précieuses et des objets magiques, résidences des divinités/esprits auxquels on offre des sacrifices. De même, la tradition livresque atteste un modèle religieux centré sur la personne du souverain, qui doit parcourir les fiefs dans les cinq secteurs en parvenant successivement aux Cinq Pics sacrés pour accomplir les sacrifices aux monts et aux quatre grands cours d’eau et rendre hommage à tous les dieux 44. Depuis le IIIe siècle avant notre ère, les cérémonies et les sacrifices feng 封 et shan 禅 sont accomplis au mont Tai 泰山 par les empereurs pour célébrer la Dynastie et consacrer son pouvoir dans le monde sous le ciel. Néanmoins, dans la grande exaltation de la recherche d’immortalité sous les Han, la conception de la montagne comme domaine des éléments végétaux et minéraux, nécessaires à la confection de la drogue et de l’élixir, aurait pu nuancer les anciennes visions de traits naturalistes 41
Obi Kôichi, Zhongguo wenxue zhong suo biaoxian de ziran yu ziranguan 中國文學中所表現的自然與自然觀 (La nature et la conception de la nature dans la littérature chinoise), trad. du jap. par Shao Yiping, Shanghai, Shanghai guji chubanshe, 1989, p. 84 et 85 note 3. 42 Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 99. 43 雖有深谿博林,幽澗毋人之所,施行不可以不董,見有鬼神視之。[ …]故鬼神之明,不可為幽閒廣 澤,山林深谷,鬼神之明必知之。Sun Yirang, Mozi xiangu 墨子閒詁 (Mozi, interprété), Beijing, Zhonghua shuju, 2001, Xinbian zhuzi jicheng, n°1, p. 234 et 244. 44 Sima Qian, Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien, traduit et annoté par Édouard Chavannes, op. cit., vol.3, p. 415-416. Les Cinq Pics sont le Taishan 泰 山 à l’est est actuellement dans la province de Shandong, le Hengshan 衡 山 à Hunan, le Huashan 華山 à Shanxi, le Hengshan 恆山 à Hebei, le Songshan 嵩山 à Henan. 10
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bénéfiques. Xu Shen propose par exemple la définition étymologique du shan 山 « montagne » comme l’« émanation » (xuan 宣 ), c’est-à-dire la puissance qui émane et épand les souffles en donnant naissance aux dix mille êtres45. Et au moment de l’émergence de shanshui dans les milieux lettrés nordiques, Ge Hong 葛洪 (~284- ~343), témoin important de la recherche d’immortalité physique dans le développement du taoïsme religieux au Sud, dresse dans Baopuzi 抱朴子 Maître qui embrasse la Simplicité un inventaire d’une vingtaine de monts éminents (mingshan 名 山 ) et de grandes îles, étant les lieux saints et bénis, favorables à la préparation réussie de l’élixir. D’ailleurs, sur l’alliance de l’érémitisme et la quête d’immortalité vers la fin de sa vie, Ge Hong, ancien lettré fonctionnaire des Jin et issu d’une grande famille des Wu déchus, explicite que la quête de la Longue vie nécessite la retraite dans la montagne, non pas parce que la montagne contient en soi la vérité transcendante, mais comme l’envers du monde des hommes, elle permet d’écarter le vacarme, l’immonde, la sujétion et de trancher des liens mondains pour se concentrer sur l’ultime cause de l’immortalité46. Conclusion
L’émergence de shanshui dans les milieux lettrés nordiques vers la fin du III e siècle est liée aux mouvements lettrés parmi lesquels l’érémitisme et la recherche d’immortalité, s’alliant l’un à l’autre dans la tendance vers la montagne, définissent les façons d’aborder, de percevoir et de représenter les montagnes-eaux. Réciproquement, il y a une apparition de l’Homme de la montagne : le pêcheur et le bûcheron sont en réalité les ermites vertueux ; alors que l’herboriste, le maître du dao, les musiciens jouant de cithares au bord de l’eau, ou bien les joueurs de go dans les rochers sont susceptibles d’être les immortels bienheureux. L’invention d’un nouvel idéal-type lettré sous les Wei-Jin commence par l’invention de son milieu à savoir les montagnes-eaux, avec un nouveau langage dont Donald Holzman souligne l’importance : « Ils avaient découvert un nouveau monde qu’ils ont décrit avec le nouveau langage poétique, introduisant dans la littérature chinoise une nouvelle forme de poésie », à savoir la poésie de shanshui, qui « allait connaître une longue et glorieuse histoire »47.
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山,宣也。謂能宣散氣生萬物也。Duan Yucai (1735-1815), Shuowen jiezi zhu, op. cit., p. 437. Ge Hong, Baopuzi neipian jiaoshi 抱 朴 子 內 篇 校 釋 (Chapitres intérieurs du Baopuzi, révisés et annotés), Wang Ming, Beijing, Zhonghua shuju, 1986, chap. X, p. 187. 47 Donald Holzman, Landscape Appreciation in Ancient and Early Medieval China, the Birth of Landscape Poetry, Hsin-Chu, Taïwan, National Tsing Hua University, 1996, p. 163. 46
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